Dépêches du Duc de Wellington


DÉPÊCHES
DU
DUC DE WELLINGTON.[1]

Le duc de Wellington a fait publier, dans ces dernières années, la collection des dépêches qu’il écrivit pendant ses campagnes. Un des aides-de-camp du noble lord, le lieutenant-colonel Gurwood, s’est chargé de cette tâche, et la collection de ces pièces forme douze énormes volumes. La période de temps qui s’y trouve embrassée, commence en 1799 et se termine en 1815. Les dépêches sont datées de l’Inde, du Danemark, du Portugal, de l’Espagne, de la France et des Pays-Bas, où le duc de Wellington a commandé pendant sa longue carrière militaire. Au milieu d’une foule de pièces qui ne méritaient guère d’être recueillies comme documens historiques, d’ordres du jour, de dispositions locales et de communications officielles à des inférieurs, qui n’offrent pas même d’intérêt sous le point de vue militaire, on trouve dans cette collection les matériaux historiques les plus curieux, les plus importans et surtout les moins connus, sur la nature de la guerre que firent les Anglais dans la Péninsule. Je m’attacherai de préférence d’abord aux deux derniers volumes, qui renferment les dépêches de 1813 à 1815. Ces deux volumes devaient être publiés à Londres, au moment où M. le maréchal Soult s’y rendit, comme ambassadeur extraordinaire, pour assister au couronnement de la reine. Le duc de Wellington, par un effet de sa délicatesse de gentleman, en fit suspendre la publication jusqu’après le départ de son ancien et illustre adversaire. Cependant je n’ai découvert, dans ces deux volumes, rien d’ouvertement hostile à M. le maréchal Soult, et si, çà et là, on trouve quelques petits billets où le général anglais annonce qu’il a battu son ennemi, il se peut bien que M. le maréchal Soult ait écrit, de son côté, tout-à-fait du même ton.

Je me sens d’autant plus à l’aise en examinant ces gros recueils de dépêches anglaises, qu’elles me semblent ne nuire en rien à la gloire militaire de ma patrie. Un de nos hommes d’état les plus éminens, qui lit avec assiduité tout ce qui nous vient de l’Angleterre, dont il nous a expliqué avec génie la plus grande époque politique, me faisait l’honneur de me dire, il y a quelques jours, que cette collection lui représente l’œuvre de la raison la plus nette, mais en même temps la plus froide et la plus décharnée. C’est, en effet, à force d’ordre et d’ordre dans l’esprit surtout, que le duc de Wellington a triomphé de nos troupes dans la Péninsule. En lisant ses mémorandums aux cabinets et ses proclamations aux Portugais et aux Espagnols, on sent tout ce que peut le sentiment de la justice, même dans les entreprises où il semble que l’enthousiasme seul puisse avoir quelque action. Le duc de Wellington a résolu un problème qui me semblait chimérique avant la lecture de ces dépêches ; il a prouvé qu’on peut faire une longue campagne et triompher d’un gouvernement absolu comme était l’empire, en combattant sous les drapeaux d’un gouvernement constitutionnel. De ce point de vue, les dépêches du duc de Wellington ont un immense intérêt pour la France actuelle, et j’en recommande la lecture à nos officiers. Ils n’y trouveront pas des leçons de haute stratégie ; ils n’y apprendront pas l’art de frapper ces coups qui étonnent le monde, et, Dieu merci, ils n’ont pas besoin d’ouvrir les récits des campagnes des capitaines étrangers pour s’instruire des secrets de cette noble école ; mais ils verront là par quelle infatigable exactitude, par quels soins répétés, par quelle attention minutieuse donnée aux moindres opérations, au bien-être de ses soldats, à l’approvisionnement de son armée, par quelle inépuisable patience, un chef militaire peut surmonter les difficultés que lui opposent des chambres divisées, ainsi que les lenteurs d’une administration que la nature de son pouvoir rend à la fois exigeante, tracassière et timide. Enfin, nos officiers apprendront, par la lecture de ce livre, comment un général en chef, s’il veut réussir sous le régime d’étroite responsabilité où nous vivons, doit savoir tenir constamment un œil ouvert sur l’ennemi et l’autre sur lui-même.

Ceux qui aiment les contrastes n’ont qu’à suivre à la fois, sous les mêmes dates, les mémoires ainsi que les ordres du jour du duc de Wellington, et les bulletins ainsi que les proclamations de Napoléon et de ses lieutenans. Napoléon et les généraux de son école s’adressent toujours à l’esprit du soldat ; ils lui parlent du jugement des siècles, de l’histoire ; dans quelques-unes de ses proclamations de la Pologne et de la Russie, quand les troupes sans solde manquaient de vêtemens et de chaussures, l’empereur leur promet au retour un repas public devant son palais dans Paris, où leurs concitoyens les couronneront de lauriers, et les salueront du glorieux nom de soldats de la grande-armée. Le duc de Wellington ne parle jamais de l’avenir à ses soldats et aux officiers sous ses ordres ; il leur annonce qu’une escadre anglaise qu’il attend, apporte tant de livres sterling, tant de capotes, tant de chaussures, des vivres pour les hommes, du foin pour les chevaux, et il ne leur dit pas même, comme Nelson à Trafalgar, que l’Angleterre attend d’eux que chacun fera son devoir. Le général anglais ne suppose pas qu’une armée chaudement vêtue et régulièrement nourrie puisse y manquer ! Quant à lui-même, il s’impose des devoirs d’un genre tout semblable. Il suppute, il compte avec l’exactitude d’un négociant anglais les subsides en argent qui lui arrivent, il les répartit en masses égales, il relève les erreurs de chiffres des bordereaux, et rien ne rebute son attention dans ce travail vulgaire. En un mot, le duc de Wellington pousse si loin cette qualité importante d’un grand général, que possédait aussi à un haut degré Napoléon, qu’elle absorbe un peu en lui toutes les autres. Si le duc de Wellington avait eu à combattre à la fois le maréchal Soult et l’intendant Daru, ou quelque approvisionneur de cette force, les résultats de la campagne de 1813 eussent peut-être été différens ; mais il avait devant lui des troupes dénuées de tout, qui ne pouvaient se refaire dans un pays qu’elles avaient épuisé, et son esprit d’ordre, appuyé d’un incontestable talent militaire, lui donna l’avantage partout.

En lisant les dépêches du duc de Wellington, on ne tarde pas à trouver le côté élevé, je dirai presque le côté héroïque de sa tenue sévère, de son amour de l’ordre et de cette patiente rigueur avec laquelle il resserre sans cesse les liens de la discipline entre tant de soldats de diverses nations. Le général anglais n’avait pas seulement à faire obéir les troupes anglaises, et il est impossible de ne pas suivre avec un vif intérêt la lutte qu’il soutenait chaque jour en faveur de l’ordre contre les soldats espagnols et portugais qu’il appelait avec raison « les plus grands pillards du monde, » et en même temps contre leurs chefs, qui n’avaient ni la force, ni la volonté de les réprimer. C’est surtout dès qu’il entre en France que le duc de Wellington s’occupe sans relâche d’empêcher la dévastation du pays. Presque toutes ses dépêches, à cette époque, prescrivent des mesures contre ces funestes dispositions de son armée. « Dites au général Longa, écrit-il en français à son lieutenant, le général Wimpfen, que je suis très mécontent de sa troupe pour avoir pillé Ascain la nuit du 10, comme elle l’a fait. Je le prie de faire mettre sous les arrêts le commandant et tous les autres officiers de cette troupe qui étaient à Ascain, et je leur ferai faire leur procès pour avoir désobéi à mes ordres. » Et il ajoute encore, au bas de la même lettre : « On vient de me faire un rapport que les troupes de Longa pillent et brûlent partout le pays. Un a été attrapé que je fais pendre, et je ferai pendre tous ceux que j’attraperai. »

La fermeté, la vigueur du duc de Wellington étaient bien nécessaires. Il entrait en France après une longue campagne dans laquelle il avait été secondé par deux armées qui s’avançaient altérées de vengeance, et qui se croyaient en droit d’exercer de terribles représailles. Les généraux espagnols et portugais, placés sous ses ordres, avaient promis le pillage de la France à leurs soldats, et un grand nombre de familles dans la Péninsule n’avaient envoyé leurs enfans à l’armée que dans l’espoir de se dédommager, par leurs mains, des maux qu’elles avaient soufferts par suite de l’occupation française. Si le duc de Wellington s’était borné à faire pendre les maraudeurs et les pillards, ses alliés se seraient bientôt soulevés contre lui, et toute sa fermeté n’eût pas sauvé l’armée anglaise de l’irritation que ne pouvaient manquer de produire ces rigoureuses mesures. La plupart des généraux espagnols haïssaient les Anglais, et se seraient félicités de leurs désastres autant que de ceux des armées françaises. Aussi, dès le passage des frontières de France, le duc de Wellington ne quitte plus la plume, et c’est à peine si l’on peut concevoir comment il fait pour entretenir une si active correspondance au milieu des opérations militaires dont il ne pouvait se dispenser. Je choisis parmi toutes ses lettres celle qu’il écrivit au général Manuel Freyre en français, comme il avait coutume de faire quand il s’adressait aux généraux espagnols. Elle montre l’homme tout entier. Cette lettre est datée de Saint-Jean-de-Luz, le 24 décembre, à onze heures du soir. La voici : « Mon cher général, j’ai reçu votre lettre aujourd’hui, et j’avais déjà donné ordre le 22 de rappeler celui que j’avais donné le 18 à la division du général Morillo, de se tenir sous les armes. La question entre ces messieurs (les soldats de Morillo) et moi est s’ils pilleront ou non les paysans français. J’ai écrit, et j’ai fait écrire plusieurs fois au général Morillo pour lui marquer ma désapprobation sur ce sujet, mais en vain et enfin j’ai été obligé de prendre des mesures pour m’assurer que les troupes sous ses ordres ne feraient plus de dégâts dans le pays. Je suis fâché que ces mesures soient de nature à déplaire à ces messieurs ; mais je vous avoue que la conduite qui les a rendues nécessaires est bien plus déshonorante que les mesures qui en sont la conséquence.

« Je vous prie de croire que je ne peux avoir aucun sentiment sur votre lettre que celui de la reconnaissance, et, aussitôt que j’aurai lu toutes celles incluses dans votre lettre officielle, je vous enverrai réponse. En attendant, je vous dis que je suis, et de toute ma vie j’ai été trop accoutumé aux libelles pour ne pas les mépriser ; et, si je ne les avais pas méprisés, non seulement je ne serais pas où je suis, mais le Portugal au moins, et peut-être l’Espagne, seraient sous la domination française. Je ne crois pas que l’union des deux nations dépende des libellistes ; mais si elle en dépend, pour moi, je déclare que je ne désire pas un commandement, ni l’union des nations, si l’un ou l’autre doit être fondé sur le pillage. J’ai perdu vingt mille hommes dans cette campagne, et ce n’est pas pour que le général Morillo, ni qui que ce soit, puisse venir piller les paysans français ; et, où je commande, je déclare hautement que je ne le permettrai pas. Si on veut piller, qu’on nomme un autre à commander, parce que, moi, je déclare que, si on est sous mes ordres, il ne faut pas piller.

« Vous avez de grandes armées en Espagne, et, si on veut piller les paysans français, on n’a qu’à m’ôter le commandement et entrer en France. Je couvrirai l’Espagne contre les malheurs qui en seront le résultat, c’est-à-dire que vos armées, quelque grandes qu’elles puissent être, ne pourront rester en France pendant quinze jours.

« Vous savez bien que vous n’avez ni argent, ni magasins, ni rien de ce qu’il vous faut pour tenir une armée en campagne, et que le pays où vous avez passé la campagne dernière est incapable de vous soutenir l’année prochaine.

« Si j’étais assez scélérat pour permettre le pillage, vous ne pouvez pas croire que la France, toute riche qu’elle est, puisse soutenir votre armée si le pays est pillé. Pour ceux qui désirent vivre des contributions du pays, ce qui est, je crois, votre objet dans la campagne prochaine, il paraît essentiel que les troupes ne soient pas autorisées à piller. Mais, malgré tout cela, on croirait que je suis l’ennemi, au lieu d’être le meilleur ami de l’armée, en prenant des mesures décisives pour empêcher le pillage, et que ces mesures la déshonorent !

« Je pourrais dire quelque chose aussi en justification de ce que j’ai fait, qui regarderait la politique ; mais j’ai assez dit, et je vous répète qu’il m’est absolument indifférent que je commande une armée grande ou petite ; mais, qu’elle soit grande ou petite, il faut qu’elle m’obéisse et surtout qu’elle ne pille pas.

« En vérité, je ne peux pas m’empêcher de me moquer des plaintes du général Morillo. Le jour que je lui ordonnai de se mettre sous les armes, il entreprit de lui-même, sans mes ordres, ni ceux d’aucun autre, une reconnaissance sur l’ennemi, les routes étant en tel état qu’il ne pouvait faire marcher son infanterie ; et le résultat a été que la cavalerie anglaise, qui l’accompagnait et faisait son avant-garde, a beaucoup souffert. Puis, il vient me dire qu’il n’a pas de souliers ! Comment a-t-il pu faire cette reconnaissance sans souliers ? Et puis, la malheureuse troupe, sans souliers et sans vivres pour se tenir sous les armes, comment le général Morillo a-t-il pu la faire marcher ?

« Demandez au général Alava et au général O’Lalor combien de fois j’ai mis les troupes anglaises et portugaises sous les armes en Espagne, pour sauver les villes et campagnes espagnoles, et vous verrez que je suis au moins impartial. »

« Wellington. »


La seule manière que le duc de Wellington avait trouvée pour empêcher les Espagnols et les Portugais de piller, c’était de les faire tenir des journées entières sous les armes, et de faire pendre les délinquans. Quant aux généraux, on voit qu’il ne se refusait pas à leur donner quelques raisons de sa conduite, mais cette condescendance n’allait pas jusqu’à des explications complètes. « Je pourrais bien dire quelque chose qui regarderait la politique, » ajoute-t-il après avoir montré les inconvéniens matériels des désordres de l’armée, mais ce quelque chose, il ne le dit pas ; car, encore une fois, le duc de Wellington dédaignait de faire la guerre autrement qu’en homme positif, qui veut arriver au but par la force, par l’organisation, par la discipline de l’armée qu’il commande, et non par l’enthousiasme et l’enivrement. Les raisons qu’il donne pour arrêter le pillage, paraissent appartenir à cet ordre d’idées. Il ne faut pas piller, si l’on veut que le pays puisse fournir les contributions sur lesquelles on a compté. Il s’agit seulement d’économiser ses ressources, de ménager la proie qu’on a saisie afin de la rendre plus profitable ; mais sous ce calcul, dans ce langage approprié aux idées de ceux auxquels il s’adresse, un seul mot qui semble échappé involontairement à l’auteur de cette lettre, décèle l’homme intègre, l’ame élevée, le cœur juste et droit, C’est ce mot scélérat qui vient révéler la morale qu’on dirait cachée à dessein dans cette lettre d’affaires. À travers la réserve qui enveloppe sa pensée intime, on sent que lord Wellington se donnait à lui-même d’autres raisons de sa sévérité que celle qu’il en donne au général Freyre et au général Morillo, et dès-lors il est impossible de ne pas honorer un ennemi qui parle et qui agit ainsi.

Le général Freyre, auquel le duc de Wellington adressait cette lettre, s’était déjà séparé de l’armée anglaise, en Portugal, pour cette question d’équipement et des vivres. Les troupes alliées, sous les ordres de lord Wellington, ne consentirent à marcher qu’à la condition d’être entièrement défrayées par le gouvernement anglais, et il semblait que les Portugais et les Espagnols crussent ne faire la guerre que pour l’avantage de la Grande-Bretagne. Dans ces dispositions d’esprit des armées alliées et des généraux, que leur haine pour les Anglais rendait encore plus difficiles et plus exigeans, le caractère du duc de Wellington était merveilleusement approprié à la situation où l’avait placé le gouvernement anglais. Jusqu’à l’époque où il fut envoyé en Espagne, la guerre s’était faite sans ensemble et sans méthode. Le secours accordé par l’Angleterre à l’Espagne et au Portugal, sur la motion faite dans le parlement par Sheridan, ne fut d’abord qu’un subside. On envoya des munitions, des armes et des habits. Quelques officiers furent dépêchés dans les deux pays pour reconnaître l’état des choses. Sir Thomas Dyer, le major Roche et le capitaine Patrick secondèrent dans les Asturies le lieutenant-colonel Doyle, et les capitaines Carroll et Kennedy séjournèrent dans la Galice, les colonels Brown et Traunt dans les provinces septentrionales du Portugal ; mais le gouvernement anglais espérait encore que les pays insurgés triompheraient de la France sans le secours des troupes anglaises. C’est dans ce but qu’un large traité de subsides en approvisionnemens de tous genres fut souscrit par l’Angleterre.

Je n’ai pas dessein de rappeler les faits de ces campagnes ; ils sont bien connus et ont été controversés de toutes les manières par les écrivains militaires des deux nations. On sait que les Espagnols et les Portugais furent défaits par nos généraux dans toutes les affaires qui eurent lieu, et que nos soldats, à qui leur audace et leur gaieté tenaient lieu de tout, donnèrent partout la victoire au drapeau français, quoique dépourvus des choses les plus nécessaires, et la plupart mourant de faim et de misère. Sans souliers et sans vivres, au milieu des vallées les plus fertiles de l’Espagne, ils ne prenaient pas moins les villes et les places fortes, et montaient à l’assaut en chantant, comme à l’escalade de Jaën, où ils entonnèrent la chanson de Roland.

La bataille de Baylen mit fin à cet état de choses. Le refus d’exécuter la convention faite en faveur des troupes françaises, refus dont les chefs des forces navales anglaises, lord Collingwood et sir Hew Dalrymple, à qui la junte s’était adressée, prirent la responsabilité par leur décision, obligea bientôt l’Angleterre à s’immiscer plus directement dans les affaires de la Péninsule. Ce fut alors que sir Arthur Wellesley, depuis duc de Wellington, mit à la voile de Cork pour la Corogne. Quoique chef d’une expédition importante, il avait pour instructions d’éviter, autant que possible, de se mêler des actes du gouvernement provisoire. En même temps, il était autorisé à annoncer aux Espagnols et aux Portugais que les secours de l’Angleterre étaient donnés dans un but entièrement désintéressé. On voit qu’en donnant à son général de pareilles instructions, dictées par une certaine prudence, le gouvernement anglais lui préparait déjà tous les embarras qu’il eut dans la suite, et que révèlent toutes les pages de sa correspondance.

Qui ne sait la vie militaire du duc de Wellington ? Né au château de Dengan en Irlande, envoyé très jeune encore en France, au collége militaire d’Angers, entré comme enseigne, à dix-huit ans, dans le 4e régiment, et arrivé rapidement, par la position de sa famille et par sa fortune, à un grade supérieur, le troisième des fils du comte de Mornington n’eut pas à passer par les misères et le laisser-aller de la vie subalterne des camps, vie qui forme le corps aux habitudes militaires, mais qui, prolongée, peut nuire plus tard, dans les esprits ordinaires, à l’élévation des pensées qui doivent être le partage des chefs. En revanche, les difficultés du commandement ne lui manquèrent pas dès son début. Il était déjà lieutenant-colonel quand il entra au service de la compagnie des Indes, et les protections de son frère, devenu gouverneur-général des Indes orientales, ayant valu au jeune Wellesley le commandement des troupes du Nizam, lors de l’attaque de Seringapatnam il eut à lutter à la fois contre ses propres officiers et contre les troupes de Tippoo. Tout le monde sait que, dans sa première affaire, le jeune Wellesley ne se montra pas aussi épris du sifflement des balles que le fut en pareil cas Charles XII, et le général Harris, qui commandait en chef, ne pensait pas que le jeune officier qui revenait si agité dans le camp, serait un jour le héros de l’Angleterre.

Je dirai peu de chose des volumes de la collection des dépêches du duc de Wellington qui ont rapport aux affaires militaires dont il eut la direction dans l’Inde. Nos lecteurs ont déjà pu suivre ces premières années de la carrière militaire du général anglais dans une remarquable notice publiée par la Revue[2]. On sait comment le jeune et timide lieutenant-colonel se changea en un général indifférent au danger, et déjà digne d’une haute réputation. Sir Arthur Wellesley eut affaire dans l’Inde à des chefs dont la tactique était assez semblable à celle d’Abd-el-Kader, mais dont l’habileté était plus grande, et à des troupes plus redoutables que les Arabes, car elles étaient plus nombreuses et commandées par des officiers européens. Scindiah, comme Hyder-Ali, détruisait les armées anglaises rien qu’en les fuyant, en les entraînant à sa poursuite, dans de vastes contrées sans ressources, sans herbe, sans eau, en se dérobant à elles dans des bois impénétrables, ou en les attaquant à l’improviste par les détours d’un pays qui lui était aussi connu qu’il était nouveau pour ses adversaires. C’est en le poursuivant que Wellington apprit à connaître toutes les ressources de la persévérance, ressources qu’il employa si bien depuis. C’est peut-être aussi en servant sous l’autorité suprême d’une compagnie de marchands, qu’il contracta l’habitude de régularité, la méthode de comptable, qui l’ont si bien servi dans la guerre d’Espagne. Il eut déjà l’occasion de déployer ce sentiment de justice et ce goût honorable de ponctualité dans la commission de répartition du territoire conquis dans le Mysore, dont il fit partie, et il revint en Angleterre, en 1803, avec la réputation d’homme intègre, jointe à celle de général habile, qu’il avait surtout gagnée dans l’expédition du Décan, à la meurtrière bataille d’Assye, où furent écrasés les Mahrattes.

Pour rendre justice au duc de Wellington, et la justice qui est due à son principal mérite, qui est la fermeté avec laquelle il assujettissait à la discipline les troupes placées sous ses ordres, il faut faire remarquer qu’il était loin de disposer, en Espagne, des ressources qu’on lui supposait. Cette observation pourrait aussi le justifier du reproche qui lui a été fait de n’avoir pas poursuivi ses succès comme il pouvait le faire, et de s’être montré en quelque sorte inquiet d’une victoire quand il l’avait remportée. Il y avait de quoi être inquiet, en effet, avec des auxiliaires tels que les Espagnols et les Portugais, qui haïssaient un peu plus les Anglais après une victoire qu’après une défaite, et qui, à chaque retard de la solde ou des approvisionnemens, menaçaient leur allié d’une défection, comme s’ils avaient été de simples mercenaires, ou comme si l’Espagne et le Portugal n’eussent pas été plus à portée de l’armée française que l’Angleterre. Jusqu’à présent, j’avais cru que l’Angleterre avait été pour l’Espagne un banquier exact et complaisant, et que son général, lord Wellington, n’avait à maintenir dans la ligne du devoir que des hommes à qui on n’avait laissé aucun prétexte de s’en écarter ; mais il n’en a pas toujours été ainsi, et on voit, par quelques-unes de ses plaintes au gouvernement anglais, que l’or de l’Angleterre ne coulait pas aussi abondamment sur le continent que le disait le Moniteur. En même temps, lord Wellington avait à lutter contre les ministres qui, jugeant mal la valeur militaire des points occupés par les troupes anglaises, croyaient faire des merveilles en envoyant trente mille hommes à Walcheren et une armée en Sicile. La lettre suivante, datée également du quartier-général de Saint-Jean-de-Luz, donne, sous ce point de vue, une idée complète des rapports du général anglais avec son gouvernement. Elle a été adressée à lord Bathurst le 13 décembre 1813.

« J’ai reçu la lettre de votre seigneurie, du 10, et je vous prie d’assurer l’ambassadeur de Russie que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir dans l’intérêt des armées alliées. Je suis déjà plus avancé sur le territoire français qu’aucune des puissances alliées, et je crois que je suis mieux préparé qu’elles à prendre avantage de toute occasion de nuire à l’ennemi, soit en conséquence de ma propre situation, soit en conséquence des opérations des armées alliées.

« Votre seigneurie est instruite, par ma dernière dépêche, de la nature et de l’objet de mes opérations récentes, ainsi que de la position où nous sommes. L’ennemi a considérablement diminué ses forces dans Bayonne, et il occupe la droite de l’Adour, près de Dax. Je ne puis dire quelle force il a dans Bayonne, et savoir si elle est assez réduite pour que je puisse détruire son camp retranché.

« Dans les opérations militaires, il y a des choses impossibles. L’une de ces choses est de faire marcher des troupes dans ce pays après de longues pluies. Je sais que je perdrais plus de soldats que je ne pourrais en remplacer, en faisant camper les troupes après un si mauvais temps, et je serais coupable de négligence et d’abandon de mes gens, si je commençais une opération après les mauvais temps que nous avons ici.

« En ce qui est du théâtre des opérations de l’armée, cela regarde le gouvernement et non pas moi. En jetant trente mille hommes dans la Péninsule, le gouvernement britannique a donné de l’occupation, depuis quatre ans, à deux cent mille Français au moins, et des meilleures troupes de Napoléon. Il est ridicule de supposer que les Espagnols et les Portugais auraient résisté un moment, si les forces britanniques avaient été retirées. L’armée employée présentement contre nous peut être de cent mille hommes, plus ou moins, en y comprenant les garnisons, et je vois, dans les journaux français, que des ordres sont donnés pour la formation, à Bordeaux, d’une armée de cent mille hommes. Est-il un homme assez insensé pour supposer que le tiers de ce monde serait employé à combattre les Espagnols et les Portugais, si nous nous retirions ? Il serait alors facile à Bonaparte de conquérir toute la Péninsule.

« Une autre observation que j’ai à vous soumettre, est que, dans une guerre où chaque jour amène des crises dont les résultats intéressent le monde pour des siècles, le changement de lieu des opérations de l’armée anglaise mettrait cette armée hors de combat pour quatre mois au moins, surtout si son nouveau terrain est la Hollande.

« Votre seigneurie remarque judicieusement que notre but à tous est de forcer Napoléon à la paix. Je commande à présent sur la frontière la plus vulnérable de la France, peut-être sur la seule qui soit vulnérable (1813). Si je puis mettre vingt mille Espagnols en campagne, ce que je pourrais si j’avais de l’argent et des approvisionnemens pour la flotte, j’aurais la seule forteresse qui soit sur cette frontière, si on peut la nommer forteresse, et cela dans un court espace de temps. Si je pouvais mettre quarante mille Espagnols en campagne, j’aurais probablement mes postes sur la Garonne. Qui soutiendra que Napoléon voudrait moins voir une armée dans une telle position que trente à quarante mille Anglais occupés au siège d’une forteresse en Hollande ? Si ce n’étaient les ressources d’hommes et d’argent dont je suis privé, et la réputation que je perdrais à tenter, en cet état, de telles choses, je procurerais la paix en dix fois moins de temps que ne le feraient dix armées en Flandre. J’ai lieu de croire qu’il y a en France un fort parti pour les Bourbons, et que ce parti est prépondérant dans le midi de la France. Quelle diversion notre armée ne peut-elle pas opérer dans ce cas, et quel sacrifice ne devons-nous pas faire pour atteindre ce but ?

« C’est l’affaire du gouvernement, et non la mienne, que de disposer des ressources de la nation, et je n’ai pas la moindre objection à faire à ce sujet. Je désire, en tout cas, persuader à votre seigneurie que vous ne pourrez pas pratiquer des opérations militaires en Espagne et en Hollande avec des troupes anglaises, et il faut choisir d’avance l’un ou l’autre parti, si, comme je le crois, et je ne pense pas me tromper, l’empire anglais n’est pas en état de maintenir deux armées en campagne. J’ai commencé la dernière campagne avec soixante-dix mille Anglais et Portugais. En laissant aller les troupes allemandes, en ajoutant ce que je pourrai rassembler de milices et les recrues portugaises, je compte, cette année, tenir la campagne avec quatre-vingt mille hommes ; mais ce n’est pas là toute la question. Si vous formez l’armée hanovrienne, je n’aurai pas plus de cinquante mille hommes ou cinquante-cinq mille, si les blessés se rétablissent promptement.

« Je vous prie d’observer que, si vous étendez vos opérations aux autres pays, le service souffrira dans toutes ses branches. Je ne voudrais pas me plaindre ; mais, si vous jetez vos regards sur chaque branche du service, vous verrez qu’elles sont déjà toutes entravées. Je n’ai pas entendu parler des vingt-cinq mille effets d’habillemens qui devaient arriver de Plymouth, et déjà nous avions un déficit de trois mille pour l’année 1813. Sept mille huit cents effets sont arrivés à la Corogne. Nous manquons absolument de capotes. La raison en est que l’administration ne songe pas qu’en changeant de théâtre d’opérations, les anciens effets ne sont pas suffisans, etc.

« Les différens rapports que j’ai adressés à votre seigneurie appellent votre attention sur le manque de provisions navales, et je vous prie de prendre connaissance de l’état et condition des vaisseaux des stations, exceptant ceux qui vont et viennent d’Angleterre, état que l’amirauté fait connaître le 1er et le 15 de chaque mois. Vous verrez s’il y a ou non raison de se plaindre. Quel que soit le nombre, je me plains de ce qu’ils ne sont pas suffisans pour faire le service. Ce n’est certainement pas l’intention de l’amirauté.

« Votre seigneurie est maintenant instruite de l’état de nos ressources financières. Nous sommes accablés de dettes, et je ne puis sortir que rarement de ma maison, à cause des créanciers qui m’assiégent publiquement pour demander le paiement de ce qui leur est dû. Quelques-uns des muletiers n’ont pas été payés depuis vingt-six mois, et hier j’ai été obligé de leur donner des bons sur la trésorerie pour une partie de leurs paiemens ; autrement, il eût fallu renoncer à leurs services. Ces bills seront, je crois, immédiatement cédés, avec une dépréciation de change, aux requins qui attendent ces gens à Passage et dans cette ville, et qui profitent de la détresse publique. J’ai quelques raisons de croire que les bruyantes réclamations qui ont lieu, se font à l’instigation de marchands anglais. »

Il n’y a rien à ajouter à un pareil tableau, et quelques généraux de nos grandes guerres vont bien rire en lisant les lignes où le général anglais se peint au milieu des créanciers de l’armée, et se cachant dans sa maison pour échapper à leur poursuite. Mais il ne faut pas oublier le système du duc de Wellington. Il avait à donner l’exemple à deux armées commandées par des officiers qui eussent profité du moindre relâchement de leur chef, pour se porter aux plus grands désordres. Des ordres du jour d’une rigueur presque excessive, où quelquefois il flétrissait la conduite des officiers espagnols et portugais, avaient imprimé une saine terreur à ses subordonnés. Sa conduite était sans doute tracée par ces antécédens ; mais il faut dire en même temps qu’elle était aussi conforme à l’esprit d’équité qui a marqué partout en général les actes de son commandement. On en a cité de curieux exemples.

Le duc de Wellington ne connaît pas l’enthousiasme. Il suffit de l’avoir vu quelques momens pour se convaincre de cette vérité. L’inflexibilité de ses traits se reproduit tout entière dans sa conduite, et on ne l’a jamais vu entraîné jusqu’à l’ardeur, même par le désir de faire dominer ses convictions. Mais la raison parle en lui un langage si décisif, qu’il a rarement manqué le but qu’il se proposait, soit en écrivant aux ministres, soit en prenant la parole dans le parlement. C’est à ce point qu’à l’époque où l’on discuta un bill sur la discipline de l’armée, bill qui fut précédé d’une enquête, le duc de Wellington parla pour le maintien du châtiment du bâton dans l’armée anglaise, et en fit probablement sentir la nécessité, puisque le parlement se rangea à son avis. Cette pensée sèche, rude et ferme, qui triomphe du sentiment de l’humanité la plus vulgaire, ce goût du devoir qui écarte, dans un homme doux et modéré, tous les mouvemens du cœur, ont garanti le duc de Wellington de toutes les grandes fautes qu’il était facile de commettre dans sa situation. Il est vrai qu’il s’est abstenu en même temps des actions éclatantes et héroïques ; mais le but de lord Wellington était marqué. Il devait concourir à l’accomplissement d’une grande œuvre, commencée en commun par l’Europe entière. Sa tâche a été remplie avec toute l’habileté et la loyauté possibles. L’Angleterre a voulu mettre le duc de Wellington en regard de Napoléon. Il est évident que Wellington n’a jamais songé à se considérer comme l’antagoniste de Napoléon, et on dirait même que c’est pour se montrer sous son véritable jour qu’il a publié sa volumineuse correspondance. Cette publication, qui est faite pour flatter le juste orgueil du duc de Wellington, est en même temps un acte de modestie. À chaque page, on y voit l’honnête homme, le général prudent, l’observateur[3], l’esprit intelligent qui embrasse les diverses faces des affaires, et juge sainement de leurs résultats ; on y reconnaît même l’homme d’état, le ministre qui devait fournir plus tard une belle et honorable carrière politique ; mais on y chercherait vainement le héros. Enfin, l’épigraphe choisie pour cette collection de dépêches se trouve bien justifiée ; elle dit que ce monument sera plus durable que l’airain, œre perennius. Il survivra, en effet, sans nul doute, dans l’esprit des hommes sensés, au bronze qu’on élève, sur une place de Londres, à lord Wellington, et qui le représente sous les lauriers et dans la nudité d’un demi-dieu des temps héroïques. Ce n’est pas ainsi nu que Chantrey ou Wyatt devaient montrer au peuple anglais et à la postérité le général qui a écrit ces lettres, dans lesquelles il déclare sans cesse que l’armée anglaise ne peut vaincre que bien munie, bien couverte et bien chaussée ; la seule inscription qui conviendrait au piédestal est celle-ci : « Il a fait la guerre de manière à pouvoir la recommencer avec avantage dans les pays où il a commandé. »

Le duc de Wellington se tenait si bien dans son rôle de général constitutionnel ; investi d’un commandement suprême, il se regardait tellement comme chargé simplement d’une tâche ou grande ou médiocre, selon l’étendue des ordres du gouvernement, selon les ressources qu’il plairait aux ministres de mettre à sa disposition, qu’on le voit prendre son parti avec résignation, quand ces ressources lui manquent. Dans ses idées d’ordre et d’hiérarchie, il semble alors dire qu’il fera comme il pourra, ou que la chute de Napoléon ou son abaissement ne doivent pas lui tenir plus à cœur qu’aux ministres du roi d’Angleterre, et que, si ceux-ci ne jugent pas à propos d’y mettre plus d’ardeur, c’est à lui de les imiter, et de borner à son tour ses opérations. Au contraire, à la vue de la tiédeur du gouvernement, un héros, comme on l’entend, eût fait ressource de tout : il eût outrepassé ses ordres, ou bien il eût perdu la tête. Pour le duc de Wellington, il n’eût pas violé ce qu’il regardait comme les lois de la guerre, même pour avancer le terme de la campagne ; et, s’il eût fallu autoriser le pillage d’une seule maison pour hâter la défaite de son ennemi, rien ne l’eût déterminé à donner un pareil ordre. Nous verrons plus tard, par une de ses lettres, comment il s’appliquait à lui-même ces principes. En voici une qui témoigne de la parfaite résignation qui accompagnait souvent son extrême sollicitude pour les nécessités du service et de l’armée. Elle est adressée de Lesaca, sur la frontière d’Espagne, à lord Bathurst.

« Milord, j’apprends de sir Thomas Graham, que le Sparrow, arrivé d’Angleterre à Passage la nuit dernière, a fait voile le 10. Il a communiqué avec le Président, entré en rade avec un convoi de fournitures pour les vaisseaux, mais il n’a aucun renseignement sur l’accroissement des forces navales sur ces côtes. Sir Thomas Graham m’informe, il est vrai, que lord Keith lui a dit avoir demandé qu’une ligne navale fût envoyée devant cette côte ; mais il n’avait pas reçu de réponse, et rien n’est laissé à sa discrétion. Je veux donc mettre sous vos yeux les inconvéniens et les désavantages qui résulteront pour l’armée du manque de forces navales.

« Les munitions de toutes sortes qui nous viennent de Lisbonne, des autres ports du Portugal et de la Corogne, sont retardées par le manque de convois. Le blocus maritime de Saint-Sébastien n’est pas observé du tout ; l’ennemi a des communications constantes avec cette place par Saint-Jean-de-Luz et Bayonne. Il y a introduit des vivres de toute espèce, un renfort d’artilleurs et de sapeurs, et quelques officiers appartenant au service médical.

« Le fait des communications entre Saint-Sébastien et les ports de France est notoire à toute la terre, et le rapport sur l’assaut du 25 juillet, fait par le général Rey, a été publié par les journaux français.

« Dans l’attaque de la place maritime, nous avons reçu peu d’assistance des troupes de nos vaisseaux, mais les forces navales sont trop faibles sur cette côte pour nous donner le secours qu’il faudrait, et nous en souffrons beaucoup. Les soldats sont forcés de travailler, dans les transports, à décharger les vaisseaux, parce que les mains manquent, et nous avons été obligés de nous servir des bateaux du port de Passage, dirigés par des femmes, pour mettre à terre les provisions et effets d’ordonnance. Ces bateaux sont légers, d’une faible construction, et un certain nombre s’en est perdu. Or, le manque de bateaux apportera de grands retards dans les opérations du siége, et les soldats sont obligés de charger et de décharger ces bateaux, les femmes qui les dirigent n’étant pas propres à ce travail.

« Mon opinion est que, si nous avons une force navale suffisante, nous devons faire, le temps le permettant, une attaque du côté de la mer en même temps qu’une attaque contre les remparts. Cette double attaque divisera l’attention de l’ennemi, et préviendra beaucoup de pertes dans l’assaut, si elle n’en assure le succès.

« J’appelle encore l’attention de votre seigneurie sur les avantages qu’il y aurait à empêcher la navigation dite cabotage entre la Garonne, Bayonne et Saint-Jean-de-Luz. L’ennemi serait alors obligé de se servir des transports du pays pour former ses magasins de l’Adour ; le rassemblement de ses provisions serait retardé, la misère occasionnée par la guerre redoublerait, et en conséquence l’impopularité qui s’y attache, en France, augmenterait considérablement. Mais les forces de cette côte, insuffisantes pour le siége de Saint-Sébastien, suffiraient encore moins au blocus effectif des côtes entre la Garonne et Bayonne.

« Je n’ai jamais eu l’habitude de troubler le gouvernement par des requêtes ; mais j’ai toujours pourvu au service de mon mieux, à l’aide de ce qu’on mettait à ma disposition. Si donc les forces navales de l’Angleterre ne peuvent être portées à plus d’une frégate et d’un petit nombre de bricks et cutters employés au service des dépêches, pour coopérer avec l’armée au siége d’une place maritime dont la possession nous importe avant que la mauvaise saison ne commence, je me contenterai et ferai pour le mieux, sans secours ; mais j’espère que votre seigneurie me fera savoir positivement si je dois ou non compter sur quelque assistance en forces maritimes. »

Une autre lettre, adressée du même lieu au général don Miguel Alava, prouve que ce n’était pas seulement contre la négligence et la mauvaise volonté du gouvernement anglais que lord Wellington avait à lutter.

« Je suis fâché de vous informer qu’il n’est pas venu de bateaux dans le port de Passage, pour les opérations du siége de Saint-Sébastien, et qu’il n’y a pas de cartes du pays pour cette opération. Je ferai savoir à la population de ces provinces que ses magistrats ne m’ont pas donné d’assistance, et ne m’ont rien fourni de ce qui était nécessaire pour délivrer ce pays de l’ennemi. Je ferai en outre connaître mon opinion sur cette conduite à toute l’Espagne.

« Voici une lettre que j’ai reçue de M. Dunmore au sujet du peu de secours donné par la ville de Vittoria. Le peuple de cette ville et de ces provinces verra, par expérience, la différence qu’il y aura si, par manque d’assistance, je suis obligé de les abandonner à l’ennemi.

« Voici encore un rapport que j’ai reçu de Bilbao, d’après lequel les magistrats ont refusé de nous donner la jouissance des couvens, pour établir nos hôpitaux. Je vous prie d’observer que ces hôpitaux sont demandés pour les officiers et les soldats blessés en se battant pour ce pays, et je pense qu’il faut prendre des mesures pour obliger ces magistrats à accorder les secours qu’on leur demande. Dans tous les cas, je ferai en sorte que le pays tout entier connaisse leur conduite. »

Voilà pourtant un appel à l’opinion publique ; mais c’est le sentiment de la justice blessé qui fait cet appel. Lord Wellington n’a peut-être jamais prononcé le mot gloire, du moins on ne le trouve dans aucune de ses lettres. Les arrêts, le bâton ou la corde, lui semblent agir plus directement sur ses soldats que ce vain mot ; mais l’équité, comme les lois de la guerre, ne permettaient pas de passer des magistrats par les armes ou de les faire pendre pour avoir refusé de laisser convertir un couvent catholique en hôpital pour des blessés protestans. Lord Wellington use du seul moyen qui lui reste, en appelant sur eux le blâme de leurs compatriotes. Quant aux mesures à prendre pour les contraindre à changer de conduite, c’est à un général espagnol qu’il les propose. Quelque timide, quelque singulier que puisse paraître ce procédé d’un général en chef, aux yeux de bien des gens, il est certain que lord Wellington en avait tiré une grande force, et qu’il était ainsi parvenu à créer une sorte de tribunal de l’opinion publique où l’on craignait d’être cité. Mais il faut voir avec quelle mesure il se sert de ce moyen, et comme il en use consciencieusement. La lettre suivante, écrite de Lesaca quelques jours après celle qu’on vient de lire, en est un exemple curieux. Elle s’adresse au ministre de la guerre, à Cadix :

« Monsieur, — dans la dépêche que j’ai adressée à votre excellence, de Ostiz, le 3 juillet, je vous ai dit que le général Clausel avait passé l’Èbre à Tudela, le 27 juin, « pero informado por el alcade, de hallarse nuestras tropas en el camino, inmediatamente lo repaso, y se dirigio â Zaragosa. » Connaissant le degré de calomnie qui agit dans les guerres de révolution, je n’aurais pas écrit ce qui est là-dessus, si je n’avais été sûr que je pouvais me fier aux informations que j’avais reçues, lesquelles furent à peu près comme elles paraissent dans les papiers inclus ; mais ces papiers prouvent de la manière la plus claire que j’ai été trompé, que le rapport qui m’a été fait était fondé sur une calomnie, et que la personne qui l’a dite en a été convaincue, et a confessé la fausseté de ses allégations. Dans ces circonstances, je ne peux pas rendre justice à la réputation de l’alcade de Tudela trop tôt, ni d’une manière trop publique, et je prie votre excellence de demander permission à la régence de faire insérer dans la gazette cette lettre et les papiers inclus. »

Les traits de caractère, sinon de génie, et d’un caractère toujours élevé, abondent dans les dépêches de lord Wellington. À mesure qu’on avance dans cette lecture, sa physionomie se complète. Ici il se plaint de la prodigalité d’hommes qui distingue tous ses adversaires, les généraux de l’armée française, et il se montre lui-même aussi économe de ses munitions que du sang de ses soldats, en disant qu’une certaine bataille, qu’il ne nomme pas parce qu’un officier anglais qu’il faudrait nommer aussi s’y est montré négligent, est la seule où les troupes sous son commandement ont brûlé inutilement de la poudre. Ailleurs il explique longuement par quelles filières successives et sous quel contrôle a lieu le dénombrement des morts, des blessés anglais sur les champs de bataille, ainsi que celui des prisonniers et du butin faits sur l’ennemi, et il démontre qu’il est impossible, même au général en chef, d’altérer ces rapports, tant lord Wellington craint d’être taxé d’exagération. Plus loin, ce sont toutes sortes de lettres et de billets, en différentes langues, jusqu’en langue basque, en réponse à tous ceux qui lui adressaient leurs réclamations, même aux plus obscurs d’entre eux. Aux uns il recommande de se plaindre dès que le dégât a été commis par ses soldats, de le faire constater, de dire quels soldats, quelles divisions ont fait le mal, d’indiquer le jour, la semaine, afin qu’on puisse faire restituer et punir, car autrement les recherches seraient trop difficiles ; aux autres il écrit qu’on ne peut tout-à-fait éviter les inconvéniens qui sont la conséquence de la présence d’une grande armée, et en même temps il leur envoie des commissaires pour recueillir les preuves des dommages qui ont eu lieu et les faire estimer. Il y a même un certain bourgeois de Saint-Jean-de-Luz ou de Siboure, qui, ayant écrit au généralissime de trois armées en campagne, pour le prier de s’informer du sort de sa jument et de son fusil de chasse, qui ont disparu au milieu des désordres produits par le passage des divisions anglaise, portugaise et espagnole, reçoit la lettre suivante, écrite en français, pour plus de courtoisie.

« Au quartier-général, 2 avril 1814.
« Monsieur,

« J’ai reçu vos deux lettres relativement à votre jument et à votre fusil, et, ayant fait toutes les perquisitions possibles, je suis fâché de vous dire que je ne trouve ni l’une ni l’autre.

« Je vous serai bien obligé si vous voulez m’envoyer au quartier-général la personne qui sait où est la jument, et aussi la personne qui connaît celui qui a pris le fusil. Elles peuvent venir en toute sûreté, et je vous promets que, si vos propriétés peuvent se trouver, elles vous seront rendues.« J’ai l’honneur d’être, etc.


« Wellington. »

Je ne sais quelle impression produira cette simple lettre de six lignes sur ceux qui la liront ; mais, pour moi, j’en suis encore à me demander ce qui l’emporte dans ce petit écrit, ou plutôt ce qui l’a dicté, la bonhomie ou l’esprit, j’entends l’esprit d’organisation et de conduite.

D’un autre côté, lord Wellington écrivait à don Manuel Freyre cette lettre, également en français :

« Mon cher général, je vous envoie une plainte, et j’en reçois une pareille à chaque heure du jour (il répondait à toutes). Je vous prie de me faire dire s’il n’y a pas moyen de mettre fin à un mal qui détruira votre armée et la nôtre aussi. Je sais que cela peut s’empêcher, si les officiers en prennent la peine. Je vous prie d’y appeler leur attention et de faire la recherche des sacs, etc., de leurs soldats, et de leur ôter tout ce qui n’y devrait pas être, comme de faire l’appel des compagnies à chaque heure du jour et de la nuit. Je suis bien fâché d’être obligé de prendre des mesures plus sévères, mais il faut arrêter les désordres, coûte que coûte. Je suis vraiment peiné sur ce sujet. Je fais tout en mon pouvoir pour l’armée espagnole, et je ne peux pas faire conduire ses soldats comme les autres. »

Les efforts que faisait lord Wellington pour mettre l’ordre dans la guerre et maintenir les lois de la discipline, avaient presque toujours des résultats satisfaisans, et, en Espagne, il lui était arrivé souvent, sur des plaintes suffisamment spécifiées, de découvrir les coupables au milieu d’une division, et de les faire punir, après leur avoir fait restituer leur butin ; cette tâche n’était cependant pas facile. Aussi écrivait-il au général Giron : « Je commande les plus grands coquins de toutes les nations du monde, et il faut une main de fer pour les tenir en ordre, et toute espèce d’informations pour les découvrir. »

Il est vraiment intéressant de suivre, dans les dépêches du duc de Wellington, les dispositions qu’il prenait en entrant en France, et qui sont toutes la conséquence des principes émis dans les lettres que j’ai déjà citées. Ayant rencontré, au moment de passer la frontière, quelques soldats qui revenaient d’Olagne ivres et chargés de butin, il se hâte d’écrire au lieutenant-général sir John Hope, qui commandait cette division, que, fût-on quatre fois plus nombreux, on n’aurait aucune chance de pénétrer en France, si on ne pouvait empêcher les soldats de piller, et en même temps il adresse d’Irurita, à l’armée, un ordre du jour où il lui expose, 1o qu’il doit appeler son attention sur la différence qu’il y avait entre ses rapports avec les peuples d’Espagne et de Portugal et ceux qu’elle aura avec la population à laquelle elle va avoir affaire aux frontières de la France ; 2o que les généraux et officiers doivent s’appliquer à entretenir des communications régulières et constantes avec les corps sous leurs ordres, et à empêcher les soldats de s’écarter de leurs camps et cantonnemens ; 3o qu’il entend par-dessus tout que les habitans soient bien traités, et qu’on ne porte pas atteinte à leurs propriétés particulières ; 4o que l’armée ne doit pas oublier que les nations alliées sont en guerre avec la France, uniquement parce que le chef de la nation française ne veut pas accorder la paix et veut les soumettre à son joug, et que les maux soufferts par l’Espagne et le Portugal dans l’invasion de ces deux pays ont été causés par l’indiscipline des soldats, par leurs cruautés encouragées et autorisées par leurs chefs. Or, se venger de ces actes sur les habitans paisibles de la France serait une conduite odieuse et inhumaine, et ce serait en même temps porter gravement atteinte aux intérêts des armées alliées, et provoquer des représailles semblables à celles qui avaient eu lieu en Espagne. En conséquence, il établissait un commissariat pour les vivres et provisions, et il obligeait toute l’armée à se soumettre aux ordres donnés à ce sujet. — Il y a, dans ce seul volume de correspondance, plus de cent lettres sur cette matière, et il est difficile, à moins de les lire toutes, de se faire une idée des soins minutieux donnés par le général en chef à ce qu’il regardait comme une des mesures les plus importantes de son administration.

Mais ce sentiment de la propriété va si loin dans l’esprit de lord Wellington, qu’il le porte quelquefois à méconnaître le droit de la guerre, et à en refuser l’exercice aux autres. C’est ainsi que, par une lettre qu’il écrit de Véra au général d’Espagne qui assiégeait Pampelune, il lui commande de déclarer aux assiégés qui avaient pratiqué des mines dans le fort pour le faire sauter, qu’une telle tentative serait considérée par lui comme un désir de nuire à la nation espagnole et d’attenter à sa propriété ; en conséquence, si pareil fait avait lieu, le général assiégeant avait ordre de ne donner ni capitulation, ni grace quelconque, et de faire passer par les armes le gouverneur, tous les officiers et sous-officiers et un dixième des soldats !

Heureusement, de pareils ordres de la part de lord Wellington sont rares, et de tous ceux qu’il donne chaque jour aux généraux espagnols, je n’en retrouve pas un seul qui ait ce caractère de dureté et de passion. En général, lord Wellington laissait peu à faire aux officiers sous ses ordres, et sa vigilance les suit partout. On n’élève pas une palissade, on ne construit pas une redoute, qu’il n’assiste lui-même à l’opération, ou qu’il ne vienne la rectifier ; et quand il est occupé ailleurs, il la juge de loin de son œil exercé, comme dans ce fragment de lettre au général Giron, au sujet d’un ouvrage de fortification qu’il avait fait faire sur la hauteur en arrière d’Échalar :

« Si vous finissez la redoute sur le plan que vous avez commencé, il faudrait faire une opération majeure pour regagner le Puerto d’Échalar, en cas que nous fussions jamais dans le cas de l’abandonner pour le moment, afin de manœuvrer sur la droite ou sur la gauche, parce que le flanc droit de la redoute et son derrière regardent exactement les deux points d’où il faut venir pour attaquer le Puerto, si l’ennemi l’avait en sa possession. Ce que je vous conseille donc, c’est de faire les deux flancs de votre ouvrage ou d’abattis ou de palissades, et d’étendre la ligne qui regarde vers le Puerto, prenant garde toujours qu’elle ne soit, de nulle manière, une défense pour ceux qui pourraient avancer du côté d’Échalar. »

À la fin, cependant, cette inépuisable activité qui lutte tantôt contre les lenteurs du gouvernement anglais, tantôt contre les désordres de l’armée, et toujours contre la haine et les calomnies du gouvernement espagnol, se rebute et se lasse. Lord Wellington, irrité d’un manifeste publié avec l’agrément du gouvernement espagnol, où l’on flétrit la conduite des officiers alliés lors de l’assaut de Saint-Sébastien, donne sa démission qui est acceptée par la régence, et garde seulement le commandement des troupes anglaises. Mais les ordres du gouvernement anglais l’obligent bientôt à reprendre le commandement en chef des forces alliées, et on le voit recommencer avec la même patience sa pénible tâche. Aussitôt après cette affaire, Pampelune fut évacuée par les troupes françaises, et le duc de Wellington entra dans le département des Basses-Pyrénées. Sa première proclamation est du 1er novembre 1813 ; la voici :

« En entrant dans votre pays, je vous annonce que j’ai donné les ordres les plus positifs, dont il y a ci-dessus la traduction, pour prévenir les malheurs qui sont ordinairement la suite de l’invasion d’une armée ennemie, invasion que vous savez être la conséquence de celle que votre gouvernement avait fait de l’Espagne. — Vous pouvez être assurés que je mettrai à exécution ces ordres, et je vous prie de faire arrêter et conduire à mon quartier-général tous ceux qui vous font du mal. Mais il faut que vous restiez chez vous, et que vous ne preniez aucune part dans les opérations de la guerre dont votre pays va devenir le théâtre. »

De nombreuses circonstances avaient facilité les progrès de lord Wellington, et lui avaient ouvert la route de nos provinces. Ces circonstances sont bien connues ; mais, en lisant les proclamations où le général anglais dispose en maître de notre sol, j’éprouve le besoin de les retracer en deux mots. Des ordres mal conçus avaient été donnés après la campagne de 1812, et trois fautes, la dispersion, en cantonnemens très éloignés les uns des autres, de l’armée française en Portugal, l’envoi de la cavalerie du général Montbrun en Aragon, le départ pour Pampelune de la division du Nord, commandée par le général Dorsenne, avaient laissé le champ libre au général ennemi. Lord Wellington profita de cet état de choses pour se présenter devant Ciudad-Rodrigo dont la garnison fut forcée de se rendre, puis devant Badajoz dont la garnison eut le même sort, sans que les généraux des autres corps eussent fait la moindre démonstration pour défendre ces deux importantes conquêtes. La guerre de Russie avait forcé Napoléon à retirer de l’Espagne ce qui restait de sa garde, les belles légions polonaises et les débris de sa cavalerie légère. Cependant le maréchal Soult tenait l’Andalousie avec quarante-cinq mille hommes, le maréchal Marmont était à Salamanque avec un corps d’armée aussi nombreux, et le général Souham occupait la Vieille-Castille avec douze mille hommes. Dans la Manche, sur le Tage, à Madrid, le roi Joseph avait sa garde et l’armée du centre ; le maréchal Suchet était maître de l’Aragon et du royaume de Valence. Malheureusement, en présence de l’ordre, de la rigidité, de la discipline et d’une direction unique, qui se trouvaient dans le camp de lord Wellington, nos maréchaux étaient en rivalité constante sous le commandement fictif du roi Joseph, et on les voyait plus occupés les uns des autres que de l’ennemi. Toutes ces dépêches de lord Wellington, ces ordres détaillés, ces recommandations répétées, qu’on peut maintenant parcourir, donnent la clé de ses succès. En voyant la constante abnégation qu’il fait de lui-même, on comprend enfin comment il a triomphé de ces grandes réputations militaires, de ces généraux tant occupés de leur personnalité. Si seulement deux de nos généraux avaient pu s’entendre dans l’intérêt de la patrie, dix fois lord Wellington, entouré de trois ou quatre armées françaises, répandues, il est vrai, sur une vaste étendue de pays, eût été coupé, enveloppé et détruit avec toute son armée, malgré tout l’appui que lui donnaient le gouvernement et le peuple espagnols. Mais quand le roi Joseph, craignant pour le corps du maréchal Marmont, vers lequel se dirigeait lord Wellington, envoyait à l’un de ses collègues l’ordre de se porter en avant, celui-ci ne faisait marcher que des forces insuffisantes, et souvent dans une autre direction que celle qui lui était indiquée. Quant au maréchal Marmont, son malheur, — et il faut bien croire à ces influences funestes, puisque tout le talent militaire, l’instruction immense, l’intrépidité et le coup d’œil parfait du duc de Raguse ne l’ont pas préservé de ses défaites, — son malheur constant le suivait en Espagne, et sa brillante valeur, trahie par l’impétuosité irréfléchie de ses généraux de division, le perdit à Salamanque. Dès ce moment, l’Espagne, on pourrait dire l’empire, fut perdu pour Napoléon. L’abandon de Madrid et de toute la Nouvelle-Castille, l’évacuation de l’Andalousie, la perte des travaux élevés à Cadix, furent les premiers résultats de la bataille de Salamanque, et il ne fut pas donné au maréchal Soult, qui se trouvait plus tard à la tête de quatre-vingt mille hommes sur la Tormès, de venger les armes françaises. Lord Wellington, favorisé par un affreux orage, échappa à la bataille que lui offrait le duc de Dalmatie, et bientôt l’insurrection de toute l’Espagne et le débarquement de nouvelles forces anglaises à Alicante rendirent nos affaires désespérées. Lord Wellington se trouva alors en mesure de prendre l’offensive, et la dernière faute que l’on commit en acceptant une bataille dans la mauvaise position de Vittoria acheva de le rendre maître des évènemens. Après cette affaire, l’armée française n’eut plus d’autre position militaire que sur les Pyrénées. On sait comment Napoléon, qui espérait jusqu’alors pouvoir tirer des renforts de la Péninsule, vit tout à coup ses frontières découvertes, et appela en hâte vers lui le maréchal Soult, qu’il nomma son lieutenant-général en Espagne, en remplacement du roi. Il était trop tard, et le maréchal ne put réparer, dans cette position suprême et désormais incontestée, les désastres auxquels, il faut bien le dire, avaient contribué les passions jalouses de nos maréchaux. S’il eût été seul chef des armées françaises en Espagne dès le commencement de la campagne, le maréchal Soult eût sans doute résisté à lord Wellington, et il eût donné une autre face à cette guerre ; mais le roi Joseph n’avait pas assez d’ascendant pour se faire obéir, et le maréchal Jourdan, qui commandait sous ses ordres, n’exerçant pas le pouvoir en son propre nom, ne pouvait dominer, comme il l’eût fallu, les chefs des différens corps d’armée employés en Espagne. Le maréchal Soult, je le répète, fut investi trop tard du commandement. Les rivalités des généraux les avaient déjà compromis vis-à-vis les uns des autres, et l’armée n’avait que trop suivi cet exemple d’indiscipline. Lord Wellington, seul chef des forces combinées de l’Angleterre, du Portugal et de l’Espagne, était au contraire dans une situation favorable ; et, bien que tracassé par le cabinet anglais et par le parlement, bien qu’assailli de réclamations de la part de ses alliés, rien de sérieux ne s’opposait à l’exécution de ses ordres. Ajoutons que l’amour-propre ne joua jamais le moindre rôle dans ses déterminations, que sa personnalité, toute grande qu’elle fût, s’effaça en toutes choses, et l’on comprendra qu’il a pu triompher d’un général plus renommé que lui, et justement renommé, je le dis sans crainte d’être démenti, même par le duc de Wellington.

Nous voilà revenus au moment où furent écrites les différentes lettres que j’ai citées, par lesquelles lord Wellington défendait le pillage, et prenait des mesures pour punir les coupables. C’est alors qu’il écrivait à tous les chefs sous lesquels servaient ces pillards espagnols : « Je ferai pendre tous ceux que j’attraperai. » Pour la vingtième fois, il reprend la plume sur cette matière : « Je ne viens pas en France pour la piller, écrit-il au général don Emmanuel Freyre ; je n’ai pas fait tuer et blesser des milliers d’officiers et de soldats pour que les restes des derniers puissent piller les Français. J’ai vécu assez long-temps parmi les soldats, et j’ai commandé assez long-temps les armées pour savoir que le seul moyen efficace d’empêcher le pillage, surtout dans les armées composées de différentes nations, est de faire mettre la troupe sous les armes. La punition ne fait rien, et d’ailleurs les soldats savent bien que, pour cent qui pillent, un est puni, au lieu qu’en tenant la troupe rassemblée, on empêche le pillage, et tout le monde est intéressé à le prévenir.

« Si vous voulez avoir la bonté de demander à vos voisins les Portugais et les Anglais, vous trouverez que je les ai tenus sous les armes des journées entières, que je l’ai fait cinq cents fois, non seulement pour empêcher le pillage, mais pour faire découvrir par leurs camarades ceux qui ont commis des fautes graves, qui sont toujours connus du reste de la troupe. Jamais je n’ai cru que cette disposition était d’aucune manière offensante pour les généraux et les officiers de l’armée ; jamais, jusqu’à présent, elle n’a été censée telle, et je vous prie de croire que, si j’avais quelque motif de censurer la conduite des généraux ou des officiers, je le ferais avec la même franchise que j’ai donné ces ordres que je crois les meilleurs pour empêcher le pillage.

« Je n’ai pas donné de tels ordres aux troupes espagnoles en Espagne, parce que c’était leur pays, et je connaissais bien la nécessité où était tout le monde ; mais je le faisais tous les jours avec les autres. Après cette explication que je vous prie de faire connaître aux généraux de l’armée espagnole, j’espère qu’on ne croira pas désormais que j’aie l’intention d’offenser qui que ce soit ; mais il faut que je vous dise que, si vous voulez que votre armée fasse de grandes choses, il faut bien se soumettre à la discipline, sans laquelle rien ne peut se faire, et il ne faut pas croire que chaque disposition est une offense. »

L’affaire du libelle inséré dans le Duende occupe encore lord Wellington après son entrée en France, et, dans une lettre à son frère, sir H. Wellesley, il l’attribue au ministre de la guerre, en Espagne, qu’il nomme militairement the greatest of all blackguards ; mais le ressentiment de lord Wellington tient à ce que ce libelle a attaqué sir Thomas Graham et les officiers de son armée. Pour lui, il n’y était pas même désigné, et on peut le croire quand il déclare qu’il n’eût pas songé un moment à se venger d’une injure personnelle. Mais bientôt des intérêts d’une plus haute importance viennent occuper lord Wellington.

À peine les armées étrangères eurent-elles touché le territoire français, que tous les mécontens s’agitèrent, et que les partisans des Bourbons, qui avaient repris espoir depuis les désastres de nos armées, parcoururent les parties du pays occupé par l’ennemi, et cherchèrent à entraîner la population. Les premières manifestations qui eurent lieu ne témoignèrent que du désir de voir se terminer les longues guerres dont les résultats pesaient si cruellement en France. La plupart de ces manifestations avaient, il faut l’avouer, un caractère peu national, et les lecteurs français trouveront de tristes pages de ce genre dans la collection des dépêches du duc de Wellington. J’y lis l’adresse suivante : « Monseigneur, les notables des communes de Saint-Jean-de-Luz et de Siboure se présentent devant votre seigneurie pour lui exprimer la reconnaissance de tous les habitans pour la faveur qu’ils ont de la posséder parmi eux. Une guerre affreuse fait gémir en secret toute la France, qui n’a d’autre désir, d’autre besoin que la paix. Nous savons, monseigneur, que tous vos soins ne tendent qu’à atteindre ce but. Puissiez-vous réussir dans un si noble projet ! Vous aurez des droits à la reconnaissance de l’univers, et nous ne cesserons d’adresser des vœux au ciel pour qu’il daigne conserver long-temps un héros aussi grand que sage. » — Lord Wellington a délicatement supprimé les signatures.

Je passe vite sur ces adulations, pitoyables effets de la peur ; mais je ne puis passer sous silence d’autres pièces non moins affligeantes pour nous, et je m’arrêterai un moment à quelques lettres dont la suscription porte le nom d’un homme de qui on peut dire qu’il a employé la dernière partie de sa vie à faire oublier le patriotisme de sa jeunesse et les éclatans services qu’il avait rendus à son pays. C’est nommer le général Dumouriez.

Dumouriez avait cinquante ans lorsque la révolution éclata. Avec une ame active, des connaissances étendues, avec le génie de la science et de la guerre, accompagné d’une sorte de souplesse et d’amabilité qui devait le faire réussir, il n’avait pas su s’élever au-dessus du rang des subalternes. Mêlé aux affaires de la Corse, il y avait montré une grande sagacité ; chargé plusieurs fois de missions difficiles, il s’en était tiré avec honneur ; investi d’un commandement en Normandie, il avait montré, dans les travaux de Cherbourg, un rare esprit d’organisation ; cependant il était resté en arrière, et se trouvait, vers la fin du règne de Louis XVI, l’humble et obscur collaborateur du ministre de la guerre. La marche rapide que prit alors la révolution le mit bientôt en première ligne, et son esprit, si long-temps contenu dans les situations inférieures, prit son essor. Devenu ministre, Dumouriez rêvait déjà les grands projets que réalisa Napoléon. Il voulait étendre la France aux Alpes, au Rhin, aux Pyrénées, à la mer. Dumouriez avait embrassé avec sincérité le régime de la constitution. Franc, ouvert, spirituel, sa présence au pouvoir sembla un moment annoncer un meilleur avenir. Reconnaissant de la confiance que lui avait montrée Louis XVI, il sut cependant encourir les mécontentemens de la famille royale, en insistant sur l’accomplissement des devoirs constitutionnels du roi. Respecté dans l’assemblée législative à cause de son éloquence facile, de son sang-froid, de ses talens militaires, il eut le noble courage de se perdre en combattant son collègue Roland, dont il partageait l’opinion, mais qui avait divulgué, dans l’intérêt de sa popularité, les secrets du conseil. Plus tard, Dumouriez sauva la France, et chassa les étrangers de notre sol. Ainsi, pendant vingt-cinq ans et plus, on avait vu Dumouriez fidèle à la patrie, à l’honneur, épris d’amour pour la France, travaillant, encore obscur et dans sa jeunesse, à la fortifier, et plus tard, dans son âge mûr, on le vit à la tête du gouvernement, encore uniquement occupé de sa grandeur et de sa gloire. L’horreur que lui inspirèrent les excès de la révolution l’entraîna dans une faute qu’il ne cessa dès-lors d’aggraver jusqu’à la fin de sa vie. Voulant tout à coup terminer des désordres et des crimes qui épouvantaient l’honnêteté de son ame, Dumouriez crut que le but légitimait les moyens, et l’indignation, les sentimens les plus nobles, lui firent commettre l’action qui a justement terni sa mémoire. Dumouriez a souvent essayé, dans l’émigration, de justifier sa conduite ; ses écrits avaient produit une certaine impression sur les esprits indulgens qui faisaient la part des circonstances cruelles où il s’était trouvé, de l’injustice éclatante qu’il avait subie au moment même où il assurait l’indépendance de son pays ; mais les révélations qui ont eu lieu successivement, depuis quelques années, ne permettent pas d’absoudre Dumouriez, et de pardonner au vainqueur de Jemmapes le mal qu’il a tenté de faire à la France. Il n’est pas de jour, en effet, où la haine que Dumouriez avait conçue contre les différens gouvernemens de la révolution, et dans laquelle il enveloppait son pays, ne se révèle par quelque circonstance nouvelle. Dans nos différentes guerres, il était rare que nos troupes s’emparassent des caissons d’un général ennemi, sans trouver dans ses papiers une correspondance avec Dumouriez, ou quelque plan du général émigré, pour détruire nos forces et hâter l’invasion. Comme il y avait de la vertu et de la grandeur antiques dans les premières années de Dumouriez, il y avait de la haine et de la colère antiques dans sa vieillesse irritée. S’il n’a pas joué le rôle de Coriolan, ou du moins celui du général Moreau, dans la guerre de l’invasion, c’est que son grand âge ne lui a pas permis de paraître sur les champs de bataille ; mais sa pensée y était, et, de Londres, il correspondait activement avec les chefs des armées ennemies. Ceux-ci lui annonçaient aussi régulièrement nos défaites, et le recueil des dépêches de Wellington renferme un certain nombre de pièces de ce genre, parmi lesquelles je choisis cette remarquable lettre. Elle est en français :

« Mon cher général, il y a long-temps que je ne vous ai écrit, et j’ai devant moi vos lettres jusqu’au 1er novembre, auxquelles je n’ai pas répondu. Je vous suis obligé pour vos nouvelles d’Allemagne, et vos réflexions sur les évènemens de ce côté-là. J’ai les nouvelles du général Stewart jusqu’au 19 octobre, et celles de Bonaparte jusqu’à son arrivée sur le Rhin. Je respecte la facilité et l’habitude de marcher qu’ont les troupes françaises, mais je ne veux pas croire que les troupes battues à Leipzig, qui avaient quitté Erfurt le 25, aient pu arriver en assez grand nombre pour se battre contre 7,000 Autrichiens et Bavarois sous le général de Wrède à Hanau. Ainsi je crois que Bonaparte est arrivé avec sa garde, quelque cavalerie et artillerie, et les plus forts du reste de son infanterie, les autres ayant été abandonnés comme en poste, n’étant peut-être pas suivis de très près, et que le général de Wrède lui a donné un pont d’or, n’ayant pas cru possible de lui faire une résistance de fer. Voilà mes spéculations sur les dernières affaires en Allemagne. Mais il est possible que le bulletin sur les affaires du 29 et du 30 soit entièrement faux, et que l’armée française soit, comme on le dit, entièrement détruite.

« Vous aurez vu les rapports sur nos dernières affaires ici, depuis lesquelles nous sommes entièrement arrêtés par les pluies, et absolument embourbés. D’ailleurs, les terrains sont remplis d’eau, et j’ai été bien aise de pouvoir cantonner l’armée, qui, sans exception des Espagnols, est plus en état de faire une campagne d’hiver qu’aucune armée que j’aie jamais vue.

« La Catalogne m’a donné bien des mauvais momens pendant l’automne, et j’ai bien souvent pensé à y aller.

« Peut-être que, si je regardais seulement l’Espagne, ou même si je voyais les affaires sous un aspect militaire seulement, j’aurais dû y aller, parce qu’il n’y a pas de doute que Bonaparte tient en Catalogne, et tiendra les facilités pour rentrer en Espagne. Je dis peut-être parce que, dans ce diable de pays, où j’ai fait la guerre pendant cinq ans, j’ai toujours trouvé, comme votre Henri IV, qu’avec de petites armées on ne faisait rien, et qu’avec de grandes armées on mourait de faim ; et je sens qu’avec les moyens que j’ai, et le temps que je pourrais y donner, je ne pourrais pas établir les choses comme elles devraient être pour tenir en campagne les forces que nous y avons, et que nous pouvons y introduire. D’ailleurs, il faut que l’armée purement militaire cède à la politique : J’ai vu la marche des affaires en Allemagne ; et, malgré les revers très grands qui sont arrivés, j’ai cru voir les germes des succès très considérables qui sont depuis arrivés.

« Si je ne me suis pas trompé, il est bien plus important aux alliés et à l’Espagne même que je me porte en avant en France, au lieu de faire une guerre désastreuse en Catalogne. Même, en vue militaire, je dirai que, s’il est vrai que Bonaparte ait passé du côté du Rhin, comme il le paraît, et que je le presse aussi du côté des Pyrénées occidentales, il n’a pas les moyens de se renforcer en Catalogne ; et les forteresses tomberont d’elles-mêmes par suite des opérations ici ou ailleurs, et des blocus qui sont établis. Ainsi, tout considéré, je me suis déterminé à porter la guerre en France de ce côté-ci, et j’ai en mon pouvoir de la rendre vigoureuse autant que les circonstances le permettront. Je crois et j’espère que je ne me suis pas trompé.

« Je vous envoie la proclamation que j’ai faite en entrant. Le pays ne nous est pas contraire, les paysans ne nous font point la guerre ; ils vivent très contens avec nos soldats dans leurs maisons ; les propriétés sont respectées, et, à l’exception des Espagnols que j’ai envoyé cantonner en Espagne, on n’a pas fait de mal.

« Je crois que nous approchons de la fin de la tyrannie la plus atroce et la plus dégoûtante qui ait jamais affligé le monde, et que, si nous avons une autre campagne, il y aura des révolutions plus importantes pour le monde qu’aucune de celles qui sont arrivées. »

Heureusement ou malheureusement peut-être, les destinées de la France ne dépendaient pas des conseils de Dumouriez. La grandeur et le prestige de l’empire avaient disparu, et il ne restait plus que la tyrannie impériale, quand lord Wellington écrivait au vieux fugitif du camp de Braille la lettre qu’on vient de lire. Au nord, Blücher passait l’Aisne, et, tandis que le général anglais veillait à ce que les troupes sous ses ordres observassent une exacte discipline, les généraux français, forcés de faire vivre leurs soldats de réquisitions souvent irrégulières, s’efforçaient inutilement de rendre la guerre nationale. Le fameux décret rendu à Fismes par Napoléon avait été fait en représailles des déclarations des généraux ennemis, qui donnaient ordre de fusiller tous les citoyens non enrégimentés qu’on prendrait les armes à la main. Napoléon ordonnait à tous les Français de courir aux armes, de battre les bois, de couper les ponts, de couper les routes, et d’attaquer les flancs et les derrières de l’ennemi. Les populations ne faisaient plus depuis long-temps cause commune avec Napoléon, et elles obéirent, non pas à ce décret, mais au sentiment de leur conservation, en combattant l’ennemi sur les points où il se portait à des excès et commettait des actes de pillage. On a vu quelles précautions prenait lord Wellington pour éviter ces désordres ; cependant la conduite des troupes espagnoles faillit causer un soulèvement général dans les campagnes, et le général Mina eut même à soutenir plusieurs attaques sérieuses de la part des paysans basques. — « Demandez, écrivait lord Wellington au général Freyre en l’avertissant de veiller à la sûreté de la division du général Morillo, demandez à Mina la jolie manière dont les paysans de Baygorry l’ont attaqué par surprise dans leur village, et vous verrez que l’inimitié des paysans n’est pas à dédaigner quand les troupes sont en cantonnement. » Les proclamations même de lord Wellington avaient un caractère moins menaçant que celles des autres généraux. Le fonds était le même, il est vrai. Sous prétexte de faire la guerre à Napoléon seul et à son armée, on refusait aux habitans des villes et des campagnes le droit de défendre le territoire national, et lord Wellington faisait, comme Blücher, fusiller ceux qu’on prenait les armes à la main. Le langage différait toutefois, et la conduite de l’armée commandée par lord Wellington ne faisait pas trop contraste avec ce langage. Le citoyen soumis (soumis, il est vrai à la dure nécessité de l’occupation de son pays par des troupes étrangères !) échappait à la brutalité soldatesque, et voyait ses propriétés respectées. C’est par cette prudence et cette habileté que lord Wellington fit la conquête du midi de la France, si on peut appeler conquête une marche militaire à travers le pays, qu’on n’effectua qu’en désarmant, à force de ménagemens, une population guerrière dont les localités eussent favorisé les projets de résistance. Mais n’est-ce donc rien pour un général que de comprendre toutes les conditions du succès et d’y obéir ? Cette proclamation que je trouve au milieu des dépêches de lord Wellington montre combien sa modération adoucissait, dans la forme, les mesures contraires aux droits des nations, que les puissances alliées avaient adoptées.

« La conduite du peuple des villages de Bydarry et de Baygorry m’a fait la plus grande peine ; elle est différente de celle de tous les autres habitans du pays, et ils n’ont pas le droit de faire ce qu’ils font.

« S’ils veulent faire la guerre, qu’ils aillent se mettre dans les rangs des armées ; mais je ne permettrai pas qu’ils fassent impunément tour à tour le rôle d’habitant paisible et celui de soldat.

« S’ils restent tranquilles chez eux, personne ne les molestera ; ils seront, au contraire, protégés comme le reste des habitans du pays que nos armées occupent. Ils doivent savoir que j’ai en tout rempli les engagemens que j’ai pris envers le pays ; mais je les préviens que, s’ils préfèrent me faire la guerre, ils doivent se faire soldats et abandonner leurs foyers : ils ne pourront pas continuer de vivre dans ces villages. »

« Au quartier-général, ce 28 janvier 1814[4]. »

Un évènement qu’on pouvait prévoir, l’arrivée du duc d’Angoulême au quartier-général de Saint-Jean-de-Luz, sembla devoir changer la position de l’armée ennemie, et dès ce moment, où une diversion de ce genre devait exercer dans les rapports de l’armée avec la nation une influence favorable aux vues de lord Wellington, nous allons recueillir, dans sa correspondance, de nouveaux et curieux témoignages de l’inexorable esprit de logique qui le dirige dans toutes les actions de sa vie.

Le duc d’Angoulême arriva au quartier-général anglais le 3 février 1814. L’armée austro-russe et toutes les troupes d’invasion du nord avaient alors affaire aux braves populations des départemens de l’est, et les souverains alliés, loin de croire à la possibilité de rétablir les Bourbons, arrêtèrent, le 25 du même mois, à Bar-sur-Aube, dans la chambre du général Knesebeck où ils s’étaient réunis, qu’on s’efforcerait de conclure la paix avec Napoléon dans le congrès de Châtillon. On sait aussi que le traité de Chaumont, signé le 2 mars entre l’Autriche, l’Angleterre, la Prusse et la Russie, n’admettait la possibilité d’un changement de gouvernement en France que par ses articles secrets, et que Napoléon avait jusqu’au 10 mars pour se déclarer explicitement sur le projet des préliminaires de paix, présenté au duc de Vicence par les plénipotentiaires des souverains alliés. Cependant, dès son arrivée au quartier-général anglais, le duc d’Angoulême adressa aux soldats du corps d’armée du maréchal Soult une proclamation qu’il apportait avec lui. Lord Wellington l’ignora quelque temps, et ses rapports avec le duc d’Angoulême, connu sous le nom de comte de Pradel qu’il avait gardé à la demande instante de lord Wellington[5], se bornaient à des billets que lui écrivait celui-ci pour faire connaître au prince la situation de l’armée, ou lui donner quelques conseils. En voici quelques-uns :

« Monseigneur, j’ai l’honneur de faire savoir à votre altesse royale que je suis obligé d’aller à la droite de l’armée, ce matin, d’où j’aurai l’honneur de vous écrire. » — « Monseigneur, j’ai eu l’honneur de recevoir la lettre que votre altesse royale m’a adressée par M. de La Rochejacquelein, et il aura l’honneur de faire savoir à votre altesse royale que nous passâmes hier le gave d’Oleron. Je souhaite que ce que me dit M. de La Rochejacquelein sur les négociations de la paix arrive ; mais j’ai lieu de croire qu’on négocie toujours. En tout cas, c’est à votre altesse royale à décider sur sa conduite, et pas à moi à en raisonner. Je suis toujours convaincu cependant qu’il est dans les intérêts de la famille de votre altesse royale de ne pas devancer l’opinion publique ni la presser. À Arriverète, 25 février. » — « Monseigneur, j’ai l’honneur de faire savoir à votre altesse royale que nous avons battu l’ennemi hier près d’Orthez, et qu’il est en pleine retraite sur Bordeaux. Orthez, 28 février. »

Bientôt les démonstrations du duc d’Angoulême et du petit nombre de personnes qu’il avait autour de lui, viennent altérer ces rapports, et les lettres de lord Wellington prennent un autre caractère. Lord Wellington lui reproche ces tentatives, et ne cesse de lui mander qu’il est imprudent de devancer la rupture des conférences de Châtillon, où les souverains alliés peuvent encore traiter avec Napoléon. Ce n’était pas le compte du duc d’Angoulême, qui pouvait se demander avec raison pourquoi on l’avait admis au quartier-général de l’armée anglaise, si on voulait l’empêcher de jouer un rôle politique, et qui refusait de se regarder comme un moyen d’action en réserve pour le cas d’une rupture avec Napoléon. Au reste, lord Wellington ne lui adressait ces remontrances qu’au nom des intérêts des royalistes et de la famille des Bourbons. « Le pays est très mal disposé envers Bonaparte et très bien envers la famille royale, écrivait-il de Saint-Sever ; il désire ne rien faire sans l’aveu des puissances alliées. M. de Mailhos parut ici avec la cocarde blanche et les fleurs de lis, sans faire sensation aucune ; la même chose à Mont-de-Marsan. La municipalité d’ici, quoique royaliste, a répondu à sa demande de faire proclamer Louis XVIII, qu’elle ne reconnaissait aucun ordre, à moins qu’il ne provînt du commandant en chef. M. de Mailhos est un imprudent que votre altesse royale devrait arrêter dans sa marche. »

Ce fragment jette de vives lumières sur l’état du pays. Il était fatigué de Napoléon, non de sa gloire. La France montra bientôt, quand on attaqua cette gloire, combien elle y était sensible ; mais elle était lasse de guerre, lasse de sacrifices de tous genres. Ne pouvant juger les évènemens politiques du règne de Napoléon, que nous pouvons à peine juger, nous qui sommes déjà la postérité, elle en attribuait tous les désastres à l’ambition de l’empereur. On ne voyait alors en lui qu’un homme qui avait voulu tout conquérir, quand tous les souverains imploraient de lui la paix, et l’on se disait que cette invasion de Russes, d’Espagnols, de Portugais, de Prussiens et d’Allemands, qui fondaient de toutes parts sur la France, n’était que l’effet de justes représailles. Toutefois, haïr le gouvernement de Napoléon, ce n’était pas encore désirer le retour des Bourbons, et les partisans de cette cause sentaient si bien cela, qu’ils voulurent, à tout prix, se présenter avec l’appui et la protection des armées étrangères. Ils voyaient que ce n’était qu’ainsi qu’ils décideraient le pays, et ils se hâtèrent d’agir avant le 10 mars, terme fixé par les souverains alliés pour l’acceptation des préliminaires de paix proposés au congrès de Châtillon. Tel fut le motif de la fameuse proclamation du maire de Bordeaux, qui amena le mouvement du 19 mars, et ce qu’il y a de curieux, c’est que tandis que les royalistes cherchaient à établir, malgré lord Wellington, qu’ils agissaient de concert avec le chef de l’armée anglaise, le maréchal Soult cherchait, de son côté, à prouver que les proclamations du duc d’Angoulême étaient l’œuvre du général en chef anglais ! Le maréchal Soult comptait sur l’esprit national et le patriotisme des citoyens, le duc d’Angoulême et ses amis sur l’influence d’une armée étrangère. Les malheurs du temps et le peu de souci que le gouvernement impérial avait montré du peuple, expliquent cette disposition des ames, mais ne la justifient pas.

« Soldats, disait le maréchal Soult dans une proclamation, le général qui commande l’armée contre laquelle nous nous battons tous les jours, a eu l’impudeur de vous provoquer et de provoquer vos compatriotes à la révolte et à la sédition. Il parle de paix, et les brandons de la discorde sont à sa suite ; il parle de paix, et il excite les Français à la guerre civile. Graces lui soient rendues de nous avoir fait connaître lui-même ses projets ! Dès ce moment, nos forces sont centuplées, et, dès ce moment aussi, il rallie lui-même aux armes impériales ceux qui, séduits par de trompeuses apparences, avaient pu croire qu’il faisait la guerre avec loyauté. Aux armes ! Que dans tout le midi ce cri retentisse !… »

Toutes les apparences étaient en effet contre le duc de Wellington ; mais voyons maintenant, par ses propres lettres, quels étaient ses rapports avec le parti royaliste et le duc d’Angoulême.

Le duc d’Angoulême était si mécontent du rôle qu’il jouait au quartier-général anglais, qu’il se disposait à retourner en Angleterre, quand le marquis de La Rochejaquelein vint le trouver à Saint-Jean-de-Luz, au nom d’un comité royaliste qui s’était formé à Bordeaux, et se composait de quelques gentilshommes du Médoc, réunis par les soins de la marquise de Donissan. Il s’agissait d’appeler les troupes anglaises à Bordeaux, et d’opérer, de concert avec elles, un mouvement en faveur des Bourbons.

Le 4 mars, lord Wellington écrivit au comte de Liverpool : « Le duc d’Angoulême reste toujours incognito, et vit retiré. Il a prévenu hier M. de Vielcastel qu’il ne ferait rien sans mes avis. Je n’ai pas jugé à propos de le prier de m’accompagner dans nos dernières opérations, et je ne l’ai pas vu depuis le 20 du mois dernier ; mais je crois qu’il arrivera ici aujourd’hui. »

Le duc d’Angoulême vint, en effet, au quartier-général de Saint-Séver, et lord Wellington, sans admettre les propositions de M. de La Rochejaquelein, consentit à diriger sur Bordeaux le maréchal Beresford avec 15,000 hommes de troupes anglaises. Les instructions du maréchal Beresford sont du 7 mars. Il a ordre, à son arrivée à Langon, de faire des reconnaissances le long de la Garonne et du côté d’Agen. L’objet de sa mission est d’occuper Bordeaux, d’y établir l’autorité anglaise, et de s’emparer, s’il se peut, de la navigation de la Garonne et de l’usage du port pour l’armée anglaise. À son arrivée, le maréchal Beresford devra communiquer aux autorités les différentes proclamations faites pour maintenir le gouvernement civil dans les lieux occupés par l’armée anglaise, et demander au maire et aux autorités s’ils veulent continuer de remplir leurs devoirs dans les circonstances nouvelles. S’ils n’y étaient pas disposés, ils devaient s’éloigner du territoire occupé par l’armée, et les principaux habitans devaient être assemblés pour désigner les personnes qu’ils désiraient voir investies de l’autorité. Quant au parti qui existait à Bordeaux en faveur de la maison de Bourbon, s’il demandait au maréchal Beresford son consentement pour faire proclamer Louis XVIII et arborer le drapeau blanc, il devait déclarer que la nation anglaise et ses alliés souhaitaient du bien à Louis XVIII (wish well to Louis XVIII), et que, tant que la paix publique serait maintenue par la présence des troupes anglaises, le maréchal qui les commandait n’interviendrait pas pour empêcher ce que le parti jugerait convenable à ses intérêts. L’objet principal des alliés, dans cette guerre, était, comme l’avait dit lord Wellington dans ses proclamations, la paix, et il était bien connu que les alliés étaient engagés en ce moment à négocier un traité de paix avec Napoléon. Le maréchal devait déclarer en outre que, quoique disposé à souffrir tout ce qu’on ferait contre Bonaparte avec lequel les alliés étaient en guerre, il ne donnerait, comme le général en chef, pas la moindre protection à ceux qui auraient agi ainsi, aussitôt que la paix serait conclue ; il devait donc prier les habitans de réfléchir à ce sujet avant de lever l’étendard de la révolte contre le gouvernement de Bonaparte. Toutefois, si, nonobstant ces représentations, la ville jugeait à propos d’arborer le drapeau blanc, de proclamer Louis XVIII ou d’adopter quelque mesure de ce genre, lord Beresford ne devait pas s’y opposer, et devait s’arranger seulement, sans délai, avec les autorités, pour la conservation des armes, munitions, etc. Si la municipalité exigeait des ordres pour proclamer Louis XVIII, lord Beresford devait les refuser.

Ce sont là les instructions secrètes qu’emporta le maréchal Beresford. Quelques jours après, le maréchal Beresford occupait Bordeaux, et le maire Lynch publiait sa proclamation, où l’on remarquait ce passage : « Ce n’est pas pour assujettir nos contrées à une domination étrangère que les Anglais, les Espagnols et les Portugais y apparaissent. Ils se sont réunis dans le midi, comme d’autres peuples au nord, pour détruire le fléau des nations, et le remplacer par un monarque, père du peuple. Ce n’est même que par lui que nous pouvons apaiser le ressentiment d’une nation voisine, contre laquelle nous a lancés le despotisme le plus perfide. » Plus loin, on lisait que les Bourbons étaient conduits « par leurs généreux alliés. »

Cette proclamation fut à peine connue de lord Wellington, qu’il adressa au duc d’Angoulême la lettre suivante : elle est écrite en français et datée d’Aire, le 16, à dix heures de la nuit :

« Monseigneur, j’ai eu l’honneur de recevoir la lettre de votre altesse royale du 15, et je me ressouviens parfaitement de la conversation que j’ai eu l’honneur de tenir avec votre altesse royale.

« Je ne sais pas quels ordres votre altesse royale veut que je donne aux troupes à Bordeaux. Sa majesté Louis XVIII y a été proclamé, et je ne crois pas que M. le maréchal Beresford se soit mêlé d’aucune manière du gouvernement. J’espère que votre altesse royale me fera savoir ses volontés.

« Pour ce qui regarde le pays où a passé l’armée, votre altesse royale me permettra de lui dire que jusqu’à ce que je croie l’opinion de Bordeaux plus prononcée qu’elle n’a été jusqu’à présent, et que l’adhésion soit faite par d’autres villes, je ne peux pas, selon les idées que j’ai de mes devoirs envers ceux que je sers, et dont je possède la confiance, faire des démarches pour forcer la soumission à l’autorité de votre altesse royale. Je ne me refuserai pas à ce qu’on proclame le roi, mais je prie votre altesse royale de m’excuser, au moment actuel, d’y prendre une part quelconque.

« J’avoue à votre altesse royale que, si je n’étais pas porté à cette décision par mes devoirs envers les souverains dont je commande les armées, je le serais par la proclamation de M. le maire de Bordeaux, du 12, faite, je l’espère, sans le consentement de votre altesse royale, comme elle l’a été sans avoir été soumise au maréchal Beresford. Il n’est pas vrai que les Anglais, les Espagnols et les Portugais « se soient réunis dans le Midi de la France, comme d’autres peuples au nord, pour remplacer le fléau des nations par un monarque père du peuple. » Il n’est pas vrai « que ce n’est que par lui que les Français peuvent apaiser le ressentiment d’une nation voisine, contre laquelle les a lancés le despotisme le plus perfide. » Il n’est pas vrai non plus, dans le sens énoncé dans la proclamation, que « les Bourbons aient été conduits par leurs généreux alliés. »

« Je suis sûr que votre altesse royale n’a pas donné son consentement à cette proclamation, parce que c’est contraire à tout ce que j’ai l’honneur bien souvent de lui assurer ; et, pour montrer à votre altesse royale combien peu je dois avoir confiance dans les actes du maire de Bordeaux d’après ce que je vois dans cette proclamation, j’ai eu l’honneur de lui envoyer copie des instructions que j’ai envoyées au maréchal Beresford, et copie de son rapport, qui feront voir à votre altesse royale que j’ai agi avec la même franchise envers le maire de Bordeaux qu’envers votre altesse royale et les autorités de la France, et que le maire de Bordeaux savait la vérité le 11, quoiqu’il ait écrit sa proclamation le 12.

« Monseigneur, j’espère que les souverains dont je commande les armées, et les peuples dont je possède la confiance, me croiront, et non le maire de Bordeaux, et que je ne serai pas obligé de publier les papiers que je mets à présent sous les yeux de votre altesse royale ; mais votre altesse royale me permettra de lui dire que je désire me tenir à l’écart d’une cause qui n’est pas guidée par l’exacte vérité. »

Une autre lettre, datée de Seyssel, 29 mars 1814, suivit bientôt celle que je viens de citer. Elle n’est pas moins propre à faire connaître la situation des partis. — « Sir, j’ai eu seulement aujourd’hui l’honneur de recevoir les commandemens de votre altesse royale, du 18 et du 24 courant, et comme ils ont rapport à différens points sur lesquels je désire m’expliquer avec précision, je prends la liberté, écrivant avec plus de facilité en anglais, de me servir de cette langue, en m’adressant à votre altesse royale.

« J’ai été très fâché de voir que l’exposé que j’ai eu plusieurs fois l’honneur de faire à votre altesse royale des principes en vertu desquels j’étais déterminé à agir, en France, en ce qui concerne la famille des Bourbons, a fait si peu d’impression sur l’esprit de votre altesse royale, qu’elle n’a voulu remarquer qu’après avoir lu ma lettre du 16, que la proclamation du maire de Bordeaux n’est pas conforme à ce que j’ai déclaré à votre altesse royale. Cette circonstance rend plus que jamais nécessaires les précautions de ma part. Je n’agis pas comme individu, je suis à la tête de l’armée, et l’agent confidentiel de trois nations indépendantes ; et supposant que comme individu je puisse consentir à laisser travestir mes vues et mes intentions, comme général des armées alliées, je ne le puis pas.

« J’envoie ci-incluse à votre altesse royale la copie d’une pièce remise, je crois, par votre altesse royale au lieutenant-général comte de Dalhousie, qui montre les conséquences de cette fausse interprétation. J’ai occupé Bordeaux avec un détachement de l’armée dans le cours de mes opérations, et certaines personnes, dans cette ville, ont, contrairement à mes avis et à mon opinion, jugé à propos de proclamer roi Louis XVIII. Ces personnes n’avaient pris, jusqu’à ce jour, part active à rien ; elles n’avaient pas souscrit pour un shelling en faveur de cette cause, elles n’avaient pas levé un seul soldat, et de ce que je n’étends pas les postes de l’armée que je commande au-delà des limites que je juge convenables, de ce que leurs personnes et leurs biens sont exposés, non en raison de leur dévouement actif à la cause (elles n’ont rien fait), mais par suite d’une déclaration prématurée et faite contrairement à mes avis, je serais coupable, et on croirait pouvoir m’interpeller d’une manière qui ressemble à une enquête !

« Mon expérience des guerres révolutionnaires m’apprend ce que j’ai à attendre, et me porte à avertir votre altesse royale de ne pas faire les choses trop en hâte (not to be in a hurry).

« Je prie votre altesse royale de dire à l’auteur de cet écrit et aux personnes que cela concerne, qu’il n’y a pas de pouvoir sur la terre qui me fera départir de ce que je regarde comme mon devoir envers les souverains que je sers, et que je ne veux pas risquer une seule compagnie d’infanterie pour protéger des propriétés et des familles qui ont été et sont mises en danger par des actes effectués contrairement à mes avis.

« En réponse à la lettre de votre altesse royale du 24, et en ce qui est de toute cette affaire, j’ai à dire que j’espère que votre altesse royale réglera sa conduite, et que ses conseillers l’avertiront de rédiger ses proclamations et déclarations de manière à ce que je ne sois pas dans la nécessité de déclarer, à mon tour, par une proclamation, que mes opinions et mes principes ont été invariables, et que j’ai plusieurs fois notifié à votre altesse royale :

« 1o Que je considère votre altesse royale comme parfaitement libre d’agir comme elle l’entend, sans me consulter en aucune manière, ajoutant que toutefois ni mon nom, ni le nom ou l’autorité des gouvernemens alliés, ne doivent être mis en avant quand je n’ai pas été consulté, ou lorsque l’ayant été, j’ai désapprouvé les mesures qu’on adopte.

« 2o Que si quelque ville ou grande commune se déclarait en faveur de la famille de votre altesse royale, je n’interviendrais aucunement, et que si cet assentiment devenait général dans le pays, je remettrais à votre altesse royale le gouvernement du pays parcouru par l’armée. Or, l’assentiment n’a pas été unanime à Bordeaux ; les esprits n’ont pas montré un élan général, ni en Vendée, ni en aucun lieu occupé par l’armée. À mon sens, les éventualités que j’avais posées ne se sont pas réalisées, et je serais coupable d’une grande faute envers les souverains alliés, coupable envers les habitans de ce pays, si je les livrais à votre altesse royale prématurément et contrairement à leur inclination.

« Je ne me suis mêlé en rien du gouvernement de la ville de Bordeaux, et je recommande à votre altesse royale d’éloigner M. de Carrère du département des Landes. J’espère que je n’aurai pas besoin de lui écrire comme je l’ai fait à M. de Toulouset, et il me serait vraiment désagréable d’avoir à agir rigoureusement par suite d’un malentendu avec votre altesse royale ; mais je ne puis permettre que l’honneur, que la loyauté du caractère des souverains alliés ou du mien, soient mis en doute un seul moment.

« 3o Je n’hésitais pas à déclarer que, si quelque manifestation avait lieu en faveur de la famille de votre altesse royale, il était important qu’elle fût générale, et je désire sincèrement qu’il en soit ainsi.

« Mais je ne puis contribuer, d’aucune manière, à produire ce résultat, et je dois, en ma qualité d’honnête homme, faire connaître, ainsi que je l’ai fait jusqu’à présent, à tous ceux qui s’adresseraient à moi, à ce sujet, la situation réelle des affaires et les rapports des alliés avec le gouvernement existant en France aujourd’hui.

« Je ne me souviens d’aucune conversation particulière entre M. de Vielcastel et moi, à Pau, où j’aie montré une autre tendance ou d’autres principes que ceux mentionnés plus haut.

« Il ne m’est pas possible, dans les circonstances actuelles, de faire à votre altesse royale les avances d’argent qu’elle désire, et surtout, après ce qui s’est passé, je ne saurai trop prendre garde à ne pas excéder la ligne de nos devoirs, en donnant quelque appui ou quelque consistance à votre cause.

« En réponse à la note des conseillers de votre altesse royale, que votre altesse royale a bien voulu me transmettre, elle me paraît écrite dans les vues erronées de la proclamation du maire de Bordeaux.

« L’objet de cette note est de prouver que je suis tenu de donner aux actes de gouvernement de votre altesse royale l’appui des forces de l’armée, parce que votre altesse royale est entrée dans ce pays avec l’armée, et parce que j’ai été spectateur passif de la déclaration d’une partie de la ville de Bordeaux en faveur de la famille de votre altesse royale, etc.

« Je dois dire que c’est une curieuse demande à me faire, à moi, qui puis être considéré, à quelque égard, comme un allié, de me demander des troupes pour appuyer les actes civils de votre altesse royale, tandis que j’aurais le droit d’attendre l’assistance militaire de votre altesse royale contre l’ennemi commun !

« En résumé, je dois dire à votre altesse royale que jusqu’à ce que j’aie vu une déclaration libre et générale du peuple en faveur des Bourbons, déclaration que je sais devoir arriver si une occasion favorable s’en présente, je ne me prêterai, par l’assistance des troupes sous mes ordres, à aucun des systèmes de taxe ou de gouvernement civil que votre altesse royale voudrait pratiquer, et j’espère que votre altesse royale ne compte pas établir un tel système au-delà de Bordeaux.

« En ce qui est de la note qui concerne le tabac, le sel, les produits coloniaux, j’y aviserai, et je ferai réponse à votre altesse royale par la première occasion. J’ai l’honneur, etc. »

Enfin, la lettre qui suit fut écrite par lord Wellington après la bataille de Toulouse, le 24 avril 1814 :

« J’ai eu l’honneur de recevoir la lettre de votre altesse royale du 16, et M. Ravez m’a remis la commission que votre altesse royale lui a délivrée le 8, et qu’elle m’a confirmée le 16.

« Je me suis déjà expliqué pleinement avec M. Ravez sur différens points, afin qu’il en informe votre altesse royale ; mais, comme je ne m’exprime pas en français aussi bien que je le voudrais, je prends la liberté de mettre ces considérations en anglais, en forme de lettre, sous les yeux de votre altesse royale.

« Un grand changement s’est opéré en France depuis la fin du mois dernier, et il est venu successivement à votre connaissance depuis le 12 de ce mois. Ce changement a entièrement modifié les rapports de votre altesse royale, soit avec la France, soit avec l’armée alliée sous mon commandement ; mais il paraît que cela n’a pas attiré l’attention de votre altesse royale ou de son conseil.

« Le gouvernement de facto de France a reconnu les droits de la famille de votre altesse royale. Le gouvernement provisoire a été placé, par le sénat, dans les mains du père de votre altesse royale, comme lieutenant-général du royaume, jusqu’à l’arrivée de sa majesté Louis XVIII, et le père de votre altesse royale a reconnu les bases de la constitution de France, d’où dérivent toutes les lois d’après lesquelles peuvent être levées les taxes, et qui ne peuvent être effectuées que par le concours du roi, du sénat et de la chambre élective.

« En même temps, moi, commandant en chef d’une armée ennemie en France, j’ai fait des conventions pour la suspension des hostilités avec le maréchal Soult et le maréchal Suchet. Par ces conventions, une certaine ligne de démarcation a été fixée entre les deux armées, et il faut observer qu’avant que je consentisse à discuter une telle convention avec les maréchaux Soult et Suchet, ils avaient reconnu le gouvernement provisoire de France et s’étaient rangés sous son autorité immédiate.

« Le territoire qui m’est alloué par cette convention est occupé militairement par l’armée sous mon commandement, et c’est à moi de faire, pour le gouverner, les arrangemens que je jugerai les plus convenables. Les arrangemens que j’ai jugé à propos de faire sont les mêmes que ceux que le gouvernement provisoire a adoptés, autant du moins qu’ils sont venus à ma connaissance, et j’ai tenu, par-dessus tout, à ne pas faire de changemens qui puissent embarrasser ou affaiblir le gouvernement de Monsieur ou du roi, quand sa majesté prendra l’autorité.

« Je ne laisserai pas que de prier votre altesse royale de considérer si, dans ces circonstances, il serait convenable ou équitable qu’elle exerçât quelque autorité au dedans de ce cercle de démarcation. Suivant les lois de la guerre, votre altesse royale ne peut exercer d’autorité dans ce cercle qu’avec la sanction de l’officier-général commandant l’armée, qui est, dans ce point de vue particulier, une armée ennemie, et il me semble que les relations de votre altesse royale avec cette armée et le gouvernement de facto se trouvent tellement changées, qu’elle ne peut être autorisée à exercer aucune autorité quelconque.

« Je prierai donc votre altesse royale de considérer si, en exerçant quelque autorité, elle ne doit pas se renfermer entièrement dans l’exécution des ordres et instructions du gouvernement provisoire, tels qu’ils sont transmis par les voies ordinaires. Si votre altesse royale s’entendait avec moi sur ce dernier point, je la prierais encore de considérer où elle tendrait en faisant subir quelque altération aux choses existantes à Bordeaux, ou à quelques-unes des lois ou taxes de ce pays établies par la constitution dont les bases ont été reconnues par le père de votre altesse royale, et qui ne peuvent être modifiées que par l’autorité combinée du roi, du sénat et de la chambre élective (legislative assembly).

« Par les lois et coutumes de la guerre, j’ai, pour le moment, et votre altesse royale, avant les conventions de Paris du 30 du mois passé et du 15 de ce mois, avait aussi le droit de faire les changemens jugés nécessaires ; mais aujourd’hui tout changement que ferait votre altesse royale, sans le consentement de la législature, aurait de graves conséquences, et toute altération, toute intervention venues de votre altesse royale, donneraient lieu à d’injurieuses pensées et seraient sujettes à de fâcheuses interprétations. C’est pourquoi je demande sérieusement à votre altesse royale de borner ses mesures à l’exécution des actes qui auront été arrêtés à Paris, et de ne faire aucun changement qui ne lui soit prescrit par ces actes.

« En soumettant ces suggestions à votre altesse royale, je la prie de croire que je ne le fais qu’en vue de l’honneur et de l’intérêt de votre altesse royale. »

Je dois cependant faire observer que la conduite du maréchal Beresford n’avait pas été tout-à-fait aussi nette que le lui prescrivaient les instructions et les ordres de lord Wellington ; car le maire Lynch, étant venu au-devant du maréchal à un quart de lieue de Bordeaux, accompagné du conseil municipal, lui parla ainsi : « Si vous venez comme vainqueur, vous pouvez vous emparer des clés de la ville sans qu’il soit nécessaire que je vous les donne ; mais si vous venez comme allié de notre auguste souverain Louis  XVIII, je vous les offre, et bientôt vous serez témoin des preuves d’amour qui se manifesteront partout pour notre roi légitime. » Sur quoi le maréchal Beresford, ayant prononcé quelques paroles vagues, entra dans la ville, et en prit possession. Le duc d’Angoulême venait à la suite du corps d’armée anglais, et M. Lynch était bien fondé, sinon autorisé, à dire que « les Bourbons étaient conduits par leurs généreux alliés. »

La bataille de Toulouse eut lieu un mois après l’occupation de Bordeaux. Une dépêche de lord Wellington à lord Bathurst donne les détails de cette affaire si connue. On a dit spirituellement qu’aux yeux de l’opposition la bataille de Toulouse a été perdue chaque fois que le maréchal Soult est ministre, et gagnée quand il ne l’est pas. Qu’on soit de l’opposition, ou qu’on n’en soit pas, il est certain que la bataille de Toulouse a été perdue ; mais elle a été perdue avec honneur, et restera comme un de nos plus beaux faits militaires. L’armée anglaise était forte de 60,000 hommes, le maréchal Soult n’en avait que 22,000, la garnison de Toulouse n’ayant pas été engagée. Les Français disputèrent cependant la victoire toute la journée, et ils eussent pris le lendemain l’offensive, si lord Wellington n’avait donné aux habitans de Toulouse l’alternative de voir brûler la ville ou de capituler. Je ne trouve pas cette déclaration parmi les dépêches de lord Wellington, mais elle est notoire. La proclamation qu’il publia en entrant dans la ville est un acte dicté par l’esprit des instructions données pour Bordeaux au maréchal Beresford. La municipalité de Toulouse proclama aussitôt Louis XVIII.

La relation de la bataille de Toulouse, adressée à lord Bathurst, est très simple et à peu près conforme à ce que nous savons. Toulouse est défendu de trois côtés par le canal du Languedoc et la Garonne. À la gauche de cette rivière, le faubourg que l’ennemi (les Français) avait fortifié par des ouvrages de campagne, formait une bonne tête de pont. En même temps, les Français avaient établi une tête de pont à tous les ponts du canal, qui étaient défendus par un feu de mousqueterie et couverts par l’artillerie des anciens remparts de la ville. Le long du canal, à l’est, en face de la rivière d’Ers, est une hauteur qui s’étend près de Montaudran. Les Français avaient fortifié cette hauteur par quatre redoutes liées entre elles par des lignes de retranchemens, et ils avaient fait tous les préparatifs de défense de cette position avec une célérité que lord Wellington se plaît à déclarer extraordinaire. L’armée française avait également rompu tous les ponts sur l’Ers, et couvert ainsi sa droite. La route de l’Ariège à Toulouse étant impraticable pour la cavalerie et l’artillerie, le général anglais n’avait d’autre alternative que de se retirer ou d’attaquer les Français dans cette position.

La nécessité d’établir une communication avec le corps du général sir Rowland Hill, en jetant plus haut des pontons sur la Garonne, occupa les Anglais pendant toute la journée du 9.

Le plan de lord Wellington était d’ordonner au maréchal sir William Beresford, qui était sur la droite de l’Ers avec la 4e et la 6e division, de passer cette rivière au pont de la Croix d’Orade, de prendre possession de Montblanc, et de marcher le long de la gauche de l’Ers pour tourner la droite des Français, tandis que le général don Manuel Freyre avec le corps espagnol, et soutenu par la cavalerie anglaise, attaquerait de front. Le général de division sir Stapleton Cotton devait suivre le mouvement du maréchal Beresford avec la brigade de hussards de lord Edward Sommerset, et la brigade du colonel Vivian devait observer les mouvemens de la cavalerie française sur les deux rives de l’Ers.

Le 3e régiment et les troupes légères commandées par sir Thomas Picton et le baron Alten, et la brigade de cavalerie allemande, avaient ordre d’observer les parties basses du canal et les têtes de ponts, pendant que le général Hill observait le faubourg à la gauche de la Garonne.

Le maréchal Beresford passa l’Ers, forma son corps en trois colonnes au village de Croix d’Orade, et alla occuper Montblanc à la tête de la 4e division. Il suivit ensuite l’Ers dans le même ordre, et dans une direction parallèle à notre position fortifiée, et, parvenu au point où il pouvait la tourner, il forma ses lignes et commença l’attaque. Pendant ces opérations, le général Freyre marchait le long de la gauche de l’Ers en face la Croix d’Orade, où il forma son corps en deux lignes avec une réserve, près d’une hauteur, devant la gauche de notre position fortifiée. L’artillerie portugaise fut placée sur la hauteur, et le général Ponsonby, avec sa brigade de cavalerie, forma la réserve.

Quand le général Freyre eut connaissance de ce mouvement, il commença également d’attaquer. Les Français repoussèrent le mouvement de la droite du corps de Freyre, et, le tournant des deux côtés de la route supérieure de Toulouse à la Croix d’Orade, le forcèrent à se retirer. Les troupes anglo-espagnoles souffrirent considérablement dans cette affaire, au dire de lord Wellington, et ne se rallièrent qu’après avoir été secourues par la division de troupes légères qui se porta à leur droite. Tous les efforts des officiers de l’état-major du quatrième corps espagnol et de l’état-major général furent nécessaires pour les ramener au combat ; le rapport anglais en fait foi. En cette occasion, le général Mendizabal, qui servait en volontaire, le général Espeleta, et d’autres officiers de l’état-major et chefs de corps, furent blessés.

Dans le même temps, le maréchal Beresford, avec la quatrième division sous le commandement du général sir Lowry Cole, et la sixième division commandée par sir Henri Clinton, attaqua la hauteur sur la droite de l’armée française, et les redoutes qui couvraient leur flanc. Les troupes alliées se maintinrent sur la hauteur près des Français, qui restèrent cependant en possession de leurs redoutes et des lignes retranchées.

Le mauvais état des routes avait obligé le maréchal Beresford à laisser son artillerie dans le village de Montblanc. Cette artillerie arriva bientôt, et, l’attaque ayant commencé, il parvint à s’emparer des deux redoutes du centre, à l’aide de la brigade du général Pack. Les Français firent des efforts désespérés pour reprendre ces redoutes, dit lord Wellington, et il est bon d’ajouter qu’ils eussent réussi sans la mort du général Taupin que le maréchal Soult avait lancé contre le maréchal Beresford, et dont la perte jeta le désordre parmi nos soldats. Il en résulta que les troupes anglaises, soutenues par les Espagnols, s’établirent dans les deux redoutes, et partagèrent avec nous la possession des hauteurs. Dans la nuit, l’armée française repassa le canal, le long duquel restèrent les avant-postes. Lord Wellington annonce au ministre la perte des lieutenans-colonels Loghlan et Forbes, et nombre de blessés. Les 36e, 42e, 61e et 79e régimens furent considérablement affaiblis ; les généraux Pack et Brisbane furent blessés. Du côté des Français, les généraux Harispe, Baucos et Saint-Hilaire, pris dans les redoutes qu’ils ne voulurent pas abandonner, restèrent entre les mains de l’ennemi, ainsi que 1,600 autres prisonniers. Une seule pièce de canon française resta sur le champ de bataille ! Lord Wellington le dit franchement.

L’état des morts et des blessés, dans l’armée alliée, est de 4,659, dont 2,124 Anglais, 1,928 Espagnols, 607 Portugais. On a porté nos pertes à 3,200 hommes, la plupart blessés. Lord Wellington, dont le rapport est d’une extrême simplicité, et qui ne prononce pas le mot victoire, y a joint une note afin d’établir l’exactitude de ces états. Dans ce but, il explique la manière dont se dressaient, dans l’armée anglaise, les relevés des pertes après une bataille, et il est difficile en effet, après avoir lu cet exposé, d’admettre la possibilité de les altérer. J’y suis d’autant moins disposé que, d’après le rapport et l’état officiels de lord Wellington lui-même, la bataille de Toulouse a été tout au moins, pour l’armée française, une belle et glorieuse retraite.

Ici finissent les dépêches écrites par lord Wellington pendant cette campagne. Il échangea encore quelques lettres avec le maréchal Soult, qui hésitait à reconnaître le gouvernement provisoire, et ne voulait se décider que sur des ordres officiels ; mais la convention du 18 avril, faite avec les maréchaux Soult et Suchet, termina à la fois la correspondance militaire et la guerre.

Lord Wellington ne resta pas long-temps à Paris. Élevé lui-même au rang de duc, il avait fait admettre dans la chambre des lords, sur sa sollicitation, ses compagnons d’armes, sir John Hope, sir F. Graham, sir S. Cotton, sir Rowland Hill, et sir W.-C. Beresford. Bientôt il retourna à son armée, pour aller de là en Espagne, où il voulait, écrivait-il à lord Liverpool, essayer de ramener les partis à des sentimens modérés, et les décider à adopter une constitution compatible avec la paix et le bonheur de la nation. Mais lord Wellington, en arrivant à Madrid, vit commencer les persécutions qui eurent lieu de la part de Ferdinand VII, contre les libéraux, et dut se borner à désapprouver ces mesures. On voit toutefois, par ses notes à lord Castlereagh, que les intérêts anglais l’occupaient principalement dans ce voyage. Il s’agissait d’un traité de commerce entre l’Espagne et l’Angleterre, et d’une négociation de cette dernière puissance avec les États-Unis de l’Amérique septentrionale, pour les décider à ne pas assister les colonies espagnoles dans leur rébellion contre la métropole, que l’Angleterre dirigeait alors à son gré. C’est dans ce but que lord Wellington exhortait Ferdinand VII à tenir les promesses qu’il avait faites à ses sujets dans un décret du 4 mai ; car il espérait que Ferdinand VII, en donnant à l’Espagne le régime constitutionnel, trouverait plus facilement de l’appui dans le parlement, et que les rapports des deux nations se renoueraient ainsi plus étroitement. On voit par là que lord Wellington était alors déjà ce qu’il est aujourd’hui, un tory éclairé et sans passion, qui sait subordonner ses penchans de parti aux intérêts véritables de la nation anglaise. Quelque temps après, lord Wellington quitta Madrid sans avoir mené à fin sa négociation, et donna sa démission de commandant en chef des armées espagnoles, pour rentrer dans la vie privée, ou du moins pour se tenir à la vie d’homme politique en Angleterre. On sait quelles magnifiques récompenses il y trouva. Le parlement, qui lui avait déjà voté 200,000 livres sterling, lui vota encore un demi-million sterling (douze millions et demi), et, au moyen des places qui lui furent accordées, ses appointemens s’élevèrent à une somme presque égale au revenu de ce capital. Ce vote eut lieu nem. con., comme on dit dans le parlement, c’est-à-dire à l’unanimité.

Là se serait sans doute terminée la carrière militaire du duc de Wellington, sans le retour de Napoléon.

Il est facile de voir que le duc de Wellington prévoyait les malheurs du gouvernement de Louis XVIII, et il en apprécia si bien les causes dans une lettre qu’il écrivit de Paris au général Dumouriez, dans le mois de novembre 1814, que l’événement du 1er mars 1815 ne dut pas le surprendre. On a souvent énuméré les torts, ou, si l’on veut, les fautes du gouvernement de Louis XVIII, dans la première année de la restauration. La nation, blessée dans ses idées de gloire, les propriétaires de biens nationaux inquiétés par les émigrés, le rétablissement de la maison militaire de Louis XIV, telles sont les causes de la chute de ce gouvernement selon les écrivains. Lord Wellington explique l’état des choses d’une manière plus précise, et toujours dans un sens positif, comme l’y porte la nature de son esprit : « Tout est neuf ici, écrit-il à Dumouriez trois mois avant le débarquement de Napoléon ; tout est neuf ici, et vous savez que les choses neuves, surtout quand elles sont compliquées, ne vont pas bien. » Ce qui cause tout le mal, selon lord Wellington, ce qui fait le mécontentement général en France, c’est la pauvreté universelle. Le généralissime anglais ne voit que misère autour de lui, dans notre pays. Cette malheureuse révolution et ses suites, s’écrie-t-il, ont ruiné le pays de fond en comble. Tout le monde est pauvre en France, ajoute-t-il ; et ce qui rend à ses yeux ce mal sans remède, ce qui l’aggrave, c’est que les institutions empêchent qu’aucune famille devienne riche et puissante. N’oublions pas que lord Wellington a toujours été l’adversaire de la démocratie, comme l’est tout bon gentilhomme anglais, et ne nous étonnons pas s’il attribue la première fuite des Bourbons à l’absence d’un principe qu’ils ont voulu ramener plus tard, et dont la manifestation dans leur gouvernement a hâté le moment de leur troisième chute.

Toute propension aristocratique mise à part, le jugement de lord Wellington est plein de justesse. Il voit dans le peu de fortune des familles la nécessité pour tous de viser aux emplois publics, non comme autrefois pour l’honneur de les remplir, mais pour avoir de quoi vivre, c’est le terme très français qu’il emploie. « Bonaparte, ajoute lord Wellington, laisse une armée d’un million d’hommes en France, outre les officiers prisonniers en Angleterre et en Russie. Le roi ne peut en maintenir un quart. Tous ceux qui ne sont pas employés sont mécontens. Bonaparte gouvernait directement la moitié de l’Europe et indirectement presque l’autre moitié. Pour des causes à présent bien développées et bien connues, dit-il, il employait une quantité infinie de personnes dans ses administrations, et tous ceux qui étaient employés ou dans les administrations extérieures civiles, ou dans les administrations militaires des armées, sont renvoyés, ainsi que beaucoup de ceux qui étaient employés dans les administrations intérieures. À cette classe nombreuse ajoutez la quantité d’émigrés et de personnes rentrées, tous mourant de faim, et vous trouverez que plus des trois quarts de la société, employés à la main-d’œuvre ou à labourer la terre, sont en état d’indigence, et par conséquent mécontens. Si vous considérez bien ce tableau, qui est la stricte vérité, vous y verrez la cause et la nature du danger du jour. » Je ne crois pas qu’on puisse exposer d’une manière plus sèche et plus rigoureusement exacte la situation politique d’un pays.

Après cette lettre, j’en lis une où, pour la première fois, je ne trouve pas la logique ordinaire du duc de Wellington. On se demande en même temps comment elle a pu trouver place dans une collection de dépêches politiques. Elle est adressée au prince de Wagram, et la voici : « Monseigneur, j’ai une meute des meilleures races d’Angleterre, dont je ne peux pas faire usage dans les circonstances où je me trouve, et que je désirerais offrir à sa majesté. Je prie votre altesse de mettre cette offre sous les yeux de sa majesté, de telle manière que sa majesté puisse me faire l’honneur de la regarder avec sa bonté ordinaire et l’accepter. » — Des chiens de chasse à Louis XVIII !

C’est lord Burghersh qui instruisit, par une dépêche, lord Wellington de l’embarquement de Napoléon à l’île d’Elbe. De Vienne, lord Wellington se hâte d’en prévenir le vicomte Castlereagh, alors premier ministre. La résolution de résister à Napoléon fut prise instantanément, et des officiers russes, prussiens et autrichiens, porteurs de lettres autographes de leurs souverains, furent envoyés à Louis XVIII avec des ordres pour se rendre de Paris dans les différens pays où séjournaient les armées, et pour les mettre en mouvement. Tout le monde connaît la déclaration des puissances alliées, signée à Vienne le 13 mars. Dans le pli sous lequel lord Wellington l’adressait au ministère anglais, il annonçait que l’empereur de Russie lui avait déclaré, le même jour, qu’il n’opérerait aucun mouvement de troupes sans les subsides de l’Angleterre. Cette déclaration autorise à penser que la Russie n’attachait pas une aussi grande importance que l’Angleterre au maintien de la monarchie restaurée l’année précédente, et que menaçait Napoléon.

Peu de jours après cette communication, lord Wellington se trouvait déjà à Bruxelles, organisant la guerre avec une activité qui eût été peut-être sans égale s’il n’avait eu Napoléon devant lui. Là il s’occupait à la fois de presser l’affaire des subsides de la Russie, d’envoyer des plans de campagne à lord W. Bentinck pour le cas d’une attaque de Murat contre les Autrichiens, et de rassembler les troupes alliées dans les Pays-Bas. Dans ce premier moment, on ne pouvait encore disposer que de 23,000 hommes de troupes anglaises et hanovriennes, et de 20,000 hommes de troupes hollandaises et belges, sans compter 13,000 hommes qui formaient les garnisons de Mons, de Tournay, d’Ypres, d’Ostende, de Nieuport et d’Anvers. Cependant les rapports secrets que lord Wellington recevait de Paris lui semblaient de nature à faire hâter l’arrivée des autres contingens en Belgique. Il n’est pas sans intérêt de montrer la manière dont il envisageait la situation, dans une lettre qu’il écrivit au comte de Clancarty, au retour d’une visite qu’il venait de faire à Gand au roi Louis XVIII.

Selon lord Wellington, la grande majorité de la population de la France était décidément opposée à Napoléon ; un grand nombre de généraux, d’officiers, la majorité de la garde nationale, et un certain nombre de régimens de ligne étaient restés fidèles au roi. La population de toutes les villes fortifiées, et particulièrement de Dunkerque, était dévouée aux Bourbons ; 44,000 hommes étaient accourus dans l’ouest sous les ordres du duc de Bourbon ; le duc d’Angoulême organisait de grandes forces dans le midi de la France. Toutefois un des agens de lord Wellington, qui avait quitté Paris le 5 avril, lui annonçait que toutes les troupes de ligne avaient reçu la veille l’ordre de se porter en avant sur la route de Fontainebleau. Un état de répartition des troupes françaises, que lui avait donné le duc de Feltre, ne lui semble pas exact, et il savait que chaque régiment d’infanterie était au grand complet. Lord Wellington estimait aussi que l’assemblée du Champ-de-Mai, convoquée pour le 15 par Napoléon, augmenterait ses ressources en excitant l’enthousiasme du peuple ; en cela, il se trompait.

Il n’y avait donc pas de temps à perdre, à son avis, et il fallait opérer avant le 1er mai. Vers la fin d’avril, l’armée prussienne, entre Rhin et Meuse, devait s’élever à 63,000 hommes ; le corps autrichien-bavarois, s’élevant à 146,000 hommes, devait passer le Rhin, de sorte que les alliés pouvaient entrer en France, à cette époque, avec 270,000 hommes, sans compter les Russes, qui commençaient à arriver du côté du Mein. D’un autre côté, le duc de Wellington estimait à 255,000 hommes les forces de Napoléon, et, en déduisant les troupes employées à Bordeaux, aux Alpes et dans la Vendée, il ne voyait que 180,000 hommes disponibles.

Ce calcul pouvait être exact ; mais les alliés avaient de grands embarras en Belgique, et chaque lettre du duc de Wellington révèle quelques-unes de ces difficultés journalières, petites et grandes. Tantôt le comte de Blacas, ayant appris que M. de Vitrolles a été retenu en otage en France, demande qu’on signifie à Napoléon que la vie de son fils et des siens, retenus par les puissances, répondra de celle de M. de Vitrolles, que M. de Blacas croit en danger. À quoi lord Wellington répond qu’une telle menace ne sauverait pas M. de Vitrolles, s’il était en danger, et deviendrait la chose la plus ridicule du monde, c’est-à-dire une menace sans effet, et une menace que celui qui l’aurait faite n’aurait pas le pouvoir de mettre à exécution. Néanmoins il envoie la demande à Vienne. Une autre fois, c’est le corps saxon qui refuse de se laisser mettre sous les ordres des généraux prussiens, se révolte à Liége, et en chasse le pauvre vieux Blücher, ainsi que le nomme lord Wellington en écrivant à lord Clancarty[6]. « Si ces troupes ne se tirent pas de leur affaire d’hier soir d’une manière honorable, et qui soit conforme au caractère militaire, écrit en même temps lord Wellington au prince de Hardenberg, malgré mon respect pour les puissances, qui en ont mis une partie sous mes ordres, je les prierai de me dispenser de les commander. » Il fut décidé qu’on les embarquerait en partie à Anvers pour un des ports prussiens, et qu’on ferait passer le reste en Prusse par la Hollande. Aussi le feld-maréchal anglais avait-il hâte d’en finir, car il sentait que tant d’élémens contraires ne pouvaient rester unis que par le succès.

Les dépêches que nous lisons révèlent ces inquiétudes sous toutes les formes. Lord Wellington écrit au duc de Feltre pour demander la promesse d’un commandement pour un officier dont on espère acheter, à prix d’argent, la place qu’il commande sur la frontière, et quelques jours après il mande par un billet un M. d’Hénoul pour une affaire de ce genre, à laquelle travaille une certaine dame, et il lui recommande d’amener la dame en question. L’affaire manqua parce que Napoléon, bien informé, destitua tout à coup de son commandement cet indigne officier. M. de Blacas jouait un grand rôle dans toutes ces affaires, et il sollicitait sans cesse des envois partiels de troupes dans certains départemens dont il se croyait sûr ; mais lord Wellington jugeait ces entreprises avec sa logique ordinaire. « Je vous prie de bien réfléchir sur le principe que je vais vous énoncer, écrit-il en français à M. de Blacas. La puissance de Bonaparte en France est fondée sur le militaire et sur rien autre, et il faut ou détruire ou contenir le militaire avant que le peuple puisse ou ose en parler. Pour opérer contre le militaire français en France avec effet, il faut des armées nombreuses, qui ne laissent pas la chose long-temps en doute. Si, pour favoriser une insurrection dans les communes, ou même dans les provinces dont vous faites mention, j’entrais en France dans ce moment, même soutenu et aidé par l’armée prussienne, j’aurais tout de suite sur les mains quatre corps d’armée, et peut-être cinq, et la garde, c’est-à-dire une force évaluée de cent dix à cent vingt mille hommes, outre les gardes nationales. Nos progrès, si nous pouvions en faire, seraient extrêmement lents. Le pays où les troupes seraient obligées de rester serait nécessairement vexé et grevé du poids de leur subsistance qu’il faudrait lui imposer, et vous trouveriez le désir de s’insurger affaibli, non seulement parce qu’on verrait la force armée insuffisante pour vaincre les premières difficultés, mais parce qu’on trouverait qu’il vaudrait mieux ne pas avoir des armées à nourrir. Ainsi, croyez-moi, pour l’affaire du roi, il lui faut non seulement les vœux et les bras de son peuple, mais encore, pour avoir ceux-là, toute la force que l’armée alliée peut faire marcher à son secours. » Cette lettre révèle le désir que lord Wellington avait de réunir tous les contingens et d’attaquer avant l’assemblée du Champ-de-Mai, qui devait, selon lui, exciter l’enthousiasme populaire, car il ne pouvait prévoir l’effet de l’acte additionnel. On voit qu’il croyait à la possibilité d’écraser une révolution militaire, mais qu’il n’eût pas jugé prudent de marcher sur la France si elle avait été soulevée par un mouvement national. C’est une vérité que lord Wellington aurait eu peine à faire comprendre à son noble correspondant, car le duc de Blacas ne l’a pas encore apprise à cette heure. Elle explique en même temps la facilité que le prince de Talleyrand trouva à Londres, en 1830, pour faire reconnaître le gouvernement de juillet, quand lord Wellington était à la tête du cabinet tory.

M. de Blacas ne se lassait pas d’insister sur l’entrée d’un corps de troupes étrangères en France, et le duc de Wellington de lui adresser de nouveaux refus. « Le retard de l’arrivée des troupes est malheureux, écrivait-il au ministre de Louis XVIII, un mois avant la bataille de Waterloo, mais on ne peut pas faire arriver des troupes de l’Amérique, du fond de la Gallicie et de la Pologne d’un côté, et de Lisbonne de l’autre, sans qu’il se passe du temps. » Le duc de Wellington et M. de Blacas s’entendaient également mal ensemble sur les places fortes. Lord Wellington mettait une grande différence entre la reddition d’une place forte par sa population ou par son commandant qui la livrait à l’ennemi. Dans le premier cas, il voyait un accroissement de forces ; dans l’autre, un affaiblissement, car ce qu’il redoutait surtout en France, et on l’a vu par toutes ses lettres, c’était le soulèvement de la population. Or, M. de Blacas, qui était en mesure de proposer beaucoup de marchés, exécutables ou non, avec les commandans des places fortes, ne pouvait répondre nulle part des populations, et il oubliait sans cesse ce que lord Wellington, dans sa prudence, ne perdait pas un moment de vue, la puissance de l’ennemi qu’ils allaient avoir à combattre.

Tandis que Dumouriez demandait, malgré son grand âge, une place au quartier-général de Bruxelles, en même temps que le paiement de la pension que lui faisait l’empereur d’Autriche, tandis que M. de Blacas sollicitait le général en chef des armées étrangères de franchir la frontière de la France, celui-ci avait à combattre ailleurs des scrupules dont je retrouve, avec fierté pour notre pays, l’honorable expression dans sa correspondance. Un officier-général du plus haut rang s’était retiré en Allemagne, après avoir refusé de servir Napoléon. On ne douta pas qu’il ne voulût concourir, avec les alliés, à rétablir sur leur trône les princes pour lesquels il s’était prononcé ; il répondit avec une noblesse qu’on appréciera en lisant cette réponse de lord Wellington à sa lettre. — « Le principe sur lequel vous vous fondez est généralement vrai et bon ; un galant homme ne peut pas servir dans les rangs des ennemis de sa patrie ; mais je ne crois pas que le cas existe. La France n’a pas d’ennemis que je connaisse, et, à ce que je sache, n’en mérite pas. Nous sommes les ennemis d’un seul homme et de ses adhérens, qui s’est servi de son influence sur l’armée française pour renverser le trône du roi, afin de subjuguer la France et de faire revivre pour nous les jours de malheur auxquels nous croyions avoir échappé. Nous sommes en guerre avec lui, parce que nous sentons tous que nous ne pouvons être en paix. C’est un malheur pour la France qu’elle devienne le théâtre de la guerre que cet homme nécessite, et dont il est la cause et le but ; mais il ne faut pas croire que cette guerre est dirigée contre elle. Au contraire, le roi de France, celui que vous désirez voir restauré au trône et servir, est l’allié de toute l’Europe dans cette lutte, dans laquelle je le crois aussi le vrai représentant des sentimens et des souhaits de la nation. Mais, quoique j’envisage l’état où nous allons nous trouver sous un point de vue différent de celui où vous l’avez envisagé, je ne me crois pas certain que je n’agirais pas dans ce moment comme vous vous proposez d’agir… Mais, quoique je convienne avec vous que vous faites bien de vous éloigner pour le moment, je vous conseille très fort de ne pas le faire pour long-temps. Quand les alliés entreront en France, la France ne peut pas rester neutre entre Bonaparte et l’armée, et elles. Tout donne à croire que la partie saine de la nation se rangera sous les drapeaux du roi ; et si cette espérance s’accomplit, si un grand effort se fait, c’est alors le moment où un homme comme vous devra se mettre en avant pour lever et organiser, former et commander l’armée française. »

Ce n’était pas seulement aux généraux dévoués à la cause des Bourbons, mais bien résolus à ne pas la servir dans les rangs des étrangers, que le duc de Wellington était forcé d’adresser des exhortations où cependant se décèlent ses pensées secrètes, comme dans la lettre qu’on vient de lire. Près du roi lui-même, parmi ses proches, ces sentimens s’étaient fait jour, et le chef des armées alliées ne pouvait voir sans inquiétude un parti tout français se former par des protestations silencieuses ou par l’éloignement volontaire, entre Napoléon et le parti royaliste, armé contre la France. Sous ce point de vue, la lettre suivante offre un vif intérêt historique. Elle fut écrite à Bruxelles le 6 juin 1815. « J’ai reçu la lettre de votre altesse en deux parties, et j’y aurais déjà répondu si je n’avais désiré donner, au sujet qu’elle traite, toute l’importance qu’il mérite.

« Dans mon opinion, le roi a été renversé de son trône parce qu’il n’avait pas le commandement réel de son armée. C’est là un fait dont votre altesse et moi nous sommes tombés d’accord et que nous avons fréquemment déploré ; et même, si des fautes partielles et des erreurs n’avaient pas été commises dans l’administration civile, le résultat n’eût pas été autre, à mon avis.

« Il faut considérer le roi comme la victime d’une révolte accomplie par son armée, et par son armée seule ; quoique due aux opinions et aux sentimens de quelques-uns de ceux qui ont figuré dans la révolution et à l’apathie de la masse de la population en France, je pense que, si les premiers étaient opposés à l’ordre de choses, les seconds l’auraient défendu s’ils avaient été soutenus.

« Maintenant, cela étant, que devait être la conduite du roi ? D’abord il devait appeler ses alliés pour l’aider à s’opposer à la rébellion, et, par sa contenance personnelle, par l’activité de ses serviteurs et de ses adhérens, il devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour faciliter leurs opérations, et pour diminuer, par de bonnes mesures, les chances de la guerre qui menaçaient ses sujets, comme aussi les préparer à recevoir les alliés comme des amis et des libérateurs (as friends and deliverers). Le roi donnait ainsi aux alliés un intérêt à soutenir sa cause, et il se servait en favorisant leurs progrès.

« Comme votre altesse le voit, je diffère donc d’opinion avec elle, en ce qui regarde la conduite du roi.

« En ce qui concerne votre altesse, je confesse que je ne sais pas comment votre altesse aurait agi d’une manière différente dans la présente situation. Il n’est pas nécessaire que je revienne sur les différentes raisons que vous avez de vous tenir éloigné de la cour depuis qu’elle est à Gand, mais je les sens toutes, et je crois que le roi n’est pas insensible à la gravité de quelques-unes d’entre elles.

« Mais si, comme on peut l’attendre, l’entrée et les premiers succès des alliés en France décident le peuple à se prononcer pour le roi dans différentes parties du royaume, votre altesse considérera qu’il sera de son devoir de se mettre en avant pour le succès du roi. Je me hasarde à suggérer cette conduite à votre altesse, et je me fais en même temps un devoir d’ajouter que je n’ai eu, à ce sujet, aucune conversation avec le roi. »

Je n’ai pas besoin de dire, je pense, que cette dépêche était adressée, par le duc de Wellington, à M. le duc d’Orléans. À défaut d’autres circonstances, si nombreuses dans la vie de ce prince, cette lettre suffirait pour expliquer et pour motiver le vœu national qui l’a appelé au trône en 1830.

La politique des alliés était de séparer Napoléon de la France, et lord Wellington la pratiquait, on le voit, avec une certaine habileté. Lord Castlereagh disait, il est vrai, dans un memorandum, que l’exclusion de Bonaparte était une des conditions du traité de 1814, mais que la France pourrait se donner la forme de gouvernement qui lui conviendrait. La question était mieux placée par lord Wellington. Il est certain que le débat était entre Napoléon et Louis XVIII, entre la dynastie impériale et la race de saint Louis ; pour la France, elle craignait à la fois le despotisme de Napoléon et la tendance des Bourbons. La crainte de l’anarchie la jeta dans les bras du vainqueur, et, après la bataille de Waterloo, le vainqueur, c’était Louis XVIII que ramenaient ses alliés. Si l’empereur l’eût emporté, la France se serait soumise à lui, et Napoléon y comptait bien. Quant au duc de Wellington, qui remplissait avec zèle son rôle de commandant en chef des armées alliées, il ne faut pas oublier, pour apprécier sa modération, de songer, en lisant ses lettres, qu’elles furent écrites au temps où le gouverneur général des provinces prussiennes du Rhin terminait ainsi une de ses proclamations : « Marchons pour écraser, pour partager cette terre impie que la politique des princes ne pourrait plus laisser subsister un instant sans danger pour leurs trônes. » Ces vues étaient celles de presque tous les généraux alliés, et le bon vieux Blücher, s’il avait attaché la moindre valeur à un écrit quelconque, et s’il avait été capable de faire une proclamation, n’eût pas tenu un autre langage.

Si l’on veut comprendre toute la différence qu’il y avait entre le prince Blücher et le duc de Wellington, non sous le rapport intellectuel (la seule pensée d’une comparaison de ce genre serait injurieuse à lord Wellington), mais en ce qui était de leurs sentimens à l’égard de la France, il faut lire les dernières lettres de ce curieux recueil. La bataille de Waterloo avait eu lieu, les armées ennemies s’avançaient en France, l’abdication de Napoléon avait été portée aux chambres ; l’armée française, restée sans chef après Waterloo, se dispersait de toutes parts, et les relations secrètes des alliés avec le duc d’Otrante leur garantissaient l’inutilité et le désaccord de la résistance que les restes du parti impérial et du parti patriote semblaient vouloir faire. Encore souffrant de la chute qui l’avait laissé gisant sous les pieds des chevaux dans la journée du 16, le maréchal Blücher s’avançait avec ses troupes, ne rêvant que le pillage et la destruction de la France. Blücher ne voulait entrer dans Paris qu’à travers une brèche faite par le canon prussien, et lord Wellington lui écrit de son quartier-général de Gonesse, pour lui démontrer à la fois les dangers et le peu de gloire qui devaient résulter de cette résolution. Lord Wellington essayait d’abord de lui faire accepter la suspension d’hostilités proposée par les commissaires français, tâche difficile ; puis de lui faire adopter un plan qui avait pour but d’obtenir l’évacuation de Paris par les troupes françaises, et l’occupation de la capitale par la garde nationale jusqu’au retour du roi. « De la sorte, lui écrivait-il, nous aurons rétabli pacifiquement le roi sur son trône, ce qui est le but que se sont proposé les souverains en entreprenant cette guerre. Il est vrai, écrivait encore lord Wellington, que nous n’aurons pas le vain triomphe d’entrer à Paris à la tête de nos armées victorieuses ; mais je doute que nous ayons en ce moment les moyens d’attaquer Paris, et il nous faut attendre l’arrivée du maréchal prince de Wrède, avec lequel arriveront les souverains qui sont disposés à épargner la capitale de la France. » Les commissaires français étaient à Gonesse, près de lord Wellington qui traitait en homme d’état des conditions de la retraite de Napoléon et de son embarquement ; mais le maréchal Blücher, qui n’était qu’un soldat, ne voyait que le plaisir et la gloire de brûler Paris, et il ne se laissait pas fléchir par son collègue. Ce ne fut en effet que sous les murs de Paris qu’eut lieu la convention que désirait lord Wellington, et qui ne fut signée que le 3 juillet. Bientôt s’élevèrent d’autres débats. Dès son entrée à Paris, Blücher ordonna au général Muffling de lever sur la ville une contribution de 100 millions de francs. Nouvelles lettres de lord Wellington, qui lui déclare, avec son sang-froid habituel, qu’une telle mesure ne peut être prise que du commun accord de tous les souverains alliés, et, comme ils sont très près, il n’y aura pas d’inconvéniens, dit-il, à attendre leur arrivée, avant de commencer à lever cette contribution. Repoussé sur ce point, Blücher imagina, quelques heures après, de faire miner le pont d’Iéna pour le détruire. Lord Wellington reprend aussitôt la plume pour dire au maréchal prussien que cette mesure occasionnera une quantité de troubles dans la ville, a good deal of disturbance in the town, et que « les souverains ayant laissé subsister ce pont l’année précédente, il prenait la liberté de suggérer au prince Blücher de retarder l’opération qu’il méditait jusqu’à leur arrivée. » Le maréchal Blücher ne tenait pas moins fortement à cette idée qu’à l’autre ; il résista, et revint à son projet de contribution, opiniâtreté qui lui valut de lord Wellington une nouvelle lettre qui est un modèle d’habileté et de modération. La destruction du pont d’Iéna, disait-il, devait hautement déplaire au roi ; ce n’était ni une opération militaire ni une mesure politique de quelque importance. Si elle avait été résolue à cause du souvenir de la bataille d’Iéna que rappelait ce monument, le gouvernement avait dessein d’en changer le nom. D’ailleurs, en considérant le pont comme un monument, sa destruction était contraire aux promesses stipulées dans la convention de Paris, où il était écrit que les souverains alliés décideraient de tout ce qui était relatif aux musées et monumens de tous genres. En ce qui concernait la contribution de 100 millions, lord Wellington espérait que le maréchal Blücher ne le soupçonnerait pas de vouloir disputer à l’armée prussienne le mérite de sa bravoure et la valeur de ses services ; mais il lui semblait que les souverains ne consentiraient pas à ce qu’une des armées reçût seule le prix des opérations des armées combinées. En supposant que les souverains inclinassent à concéder ce point à l’armée prussienne, ils avaient encore à décider si Paris devait ou non faire ce sacrifice, et s’il était habile de l’exiger pour l’armée prussienne. Enfin, après avoir donné toutes ses raisons, lord Wellington ne demandait qu’un délai de quelques jours, et, dans ce peu de jours, Alexandre arriva.

Les dépêches de lord Wellington se terminent par ce memorandum que je veux me borner à citer sans réflexion : « Il est extraordinaire que Mme la maréchale Ney ait jugé à propos de livrer à la publicité, par la voie de l’impression, quelques parties d’une conversation qu’elle serait supposée avoir eue avec le duc de Wellington, et qu’elle ait oublié de publier ce qui montre le mieux l’opinion du duc sur le sujet de cette conversation, à savoir la lettre du duc au maréchal prince de la Moskova, en réponse à la lettre du maréchal au duc. Voici cette lettre :

« J’ai eu l’honneur de recevoir la note que vous m’avez adressée le 13 novembre, relativement à l’application de la capitulation de Paris, en ce qui vous concerne. La capitulation de Paris, du 3 juillet, a été faite entre les commandans en chef des armées anglaise et prussienne alliées d’une part, et le prince d’Eckmühl, commandant en chef l’armée française, de l’autre ; elle a uniquement rapport à l’occupation militaire de Paris.

« L’objet de l’article 12 était de prévenir l’adoption de quelques mesures de sévérité des autorités militaires, ou de ceux qui agissaient en ce nom, envers quelques personnes dans Paris, relativement aux emplois qu’elles avaient remplis, à leur conduite ou à leurs opinions politiques. Mais il n’était pas et il ne pouvait être conçu de manière de mettre obstacle au pouvoir du gouvernement français existant, sous l’autorité duquel le commandant en chef devait avoir agi, ou du gouvernement français qui devait lui succéder. — 14 novembre. »

« Il résulte de cette lettre que le duc de Wellington, une des parties contractantes dans la capitulation de Paris, considère que cet acte ne contient rien qui puisse empêcher le roi de traduire le maréchal Ney devant une cour de justice, de telle manière qui lui semblera convenable.

« Le contenu de toute la capitulation confirme la justice de l’opinion du duc de Wellington. Elle a été faite entre les chefs des armées contendantes, et les neuf premiers articles se rapportent seulement au mode et au délai de l’évacuation de Paris par l’armée française, et à l’occupation de la capitale par les armées anglaise et prussienne.

« L’article 10 pourvoit à ce que les autorités existantes soient respectées par les deux commandans en chef des armées alliées ; l’article 11 concerne le respect des propriétés publiques, et établit que les alliés n’interviendront en aucune manière dans leur administration et dans leur gestion, et l’article 12 dit : Seront pareillement respectées les personnes et les propriétés particulières ; les habitans, et en général tous les individus qui se trouvent dans la capitale, continueront à jouir de leurs droits et libertés sans pouvoir être inquiétés ou recherchés en rien, relativement aux fonctions qu’ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite et à leurs opinions politiques.

« Par qui ces propriétés privées et ces personnes doivent-elles être respectées ? Par les généraux alliés et leurs troupes mentionnées dans les articles 10 et 11, et non par les autres parties dont la convention ne parle en aucune manière.

« L’article 13 pourvoit à ce que les troupes étrangères n’empêchent pas l’acheminement des approvisionnemens, par terre ou par eau, vers la capitale.

« Il résulte de cet ensemble que chaque article de la convention traite exclusivement des opérations des différentes armées, ou de la conduite des alliés, ou de celle de leurs généraux quand ils entreront à Paris, et, comme le duc de Wellington l’établit dans sa dépêche du 4 juillet à son gouvernement, la convention décide tous les points de la question militaire à Paris, et ne touche en rien à la politique.

« Il résulte encore clairement de cet examen que non seulement cette manière d’interpréter la convention était celle du duc de Wellington, mais que c’était aussi l’opinion de Carnot, du maréchal Ney et de toutes les personnes qui avaient intérêt à prendre cette matière en considération.

« Carnot dit dans un écrit intitulé Exposé de la conduite politique de M. Carnot : Il fut résolu d’envoyer aux généraux anglais et prussiens une commission spéciale chargée de leur proposer une convention purement militaire, pour la remise de la ville de Paris entre leurs mains, en écartant toute question politique, puisqu’on ne pouvait préjuger quelles seraient les intentions des alliés lorsqu’ils seraient réunis. —

« Il est notoire que le maréchal Ney s’échappa de Paris sous un déguisement, avec un passeport que lui donna le duc d’Otrante sous un nom emprunté, le 6 juillet. Le duc d’Otrante et le maréchal Ney ne pouvaient être supposés ignorer la teneur de l’article 12 de la convention, et ils la connaissaient quand ils avaient l’intention de déjouer ainsi les mesures que le roi, alors à Saint-Denis, pouvait juger à propos de prendre contre le maréchal Ney.

« Si même le maréchal Ney pouvait être supposé ignorer le sens de l’article 12, le duc d’Otrante n’était pas dans le même cas, puisqu’il était à la tête du gouvernement provisoire, sous l’autorité duquel le prince d’Eckmühl avait signé la convention.

« Le duc d’Otrante aurait-il donné un passeport sous un faux nom au maréchal Ney, s’il avait entendu l’article 12 comme donnant au maréchal quelque protection, excepté contre les mesures de rigueur des deux commandans en chef ?

« Un autre fait qui montre quelle était l’opinion du duc d’Otrante, des ministres du roi et des personnes les plus intéressées à ne pas laisser un sens douteux à la convention du 3 juillet, est la proclamation du roi, du 24 juillet, par laquelle dix-neuf personnes étaient envoyées devant des cours de justice, et trente-trois avaient ordre de quitter Paris, et de se rendre dans différens départemens sous la surveillance de la police, jusqu’à ce que les chambres eussent décidé de leur sort.

« Le duc d’Otrante ou ceux qui étaient l’objet de cette proclamation, réclamèrent-ils la protection de l’article 12 de la convention ? Certainement, la convention fut comprise comme elle devait l’être, à savoir qu’elle était exclusivement militaire, et ne liait ni le gouvernement existant en France, ni celui qui allait lui succéder. »

Quelque temps après avoir rédigé cette note, lord Wellington était accusé, par un membre de la chambre haute, « d’avoir laissé assassiner juridiquement le maréchal Ney, ce soldat accompli, parce qu’il n’avait pu le vaincre sur le champ de bataille. » À quoi lord Wellington répondit tranquillement que, si ces paroles se produisaient ailleurs que dans une lettre, il en poursuivrait l’auteur comme libelliste, et son émotion n’alla pas plus loin.

On connaît maintenant lord Wellington. À l’époque où le duc de Wellington quitta son commandement sur le continent, la suprématie anglaise s’étendait sans obstacle sur les deux mondes. Depuis quinze années l’Angleterre à peu près seule avait communiqué avec l’Asie ; la route de l’Inde avait été presque oubliée par les autres nations. Le blocus maritime avait enseveli dans une sorte de mystère les procédés de l’industrie anglaise, et si les marchandises de l’Angleterre avaient peine à pénétrer sur le continent pendant la guerre, leur supériorité assurait, au moment de la paix, la domination commerciale du monde entier au pays qui les produisait. Le jour de recueillir le fruit des sacrifices qu’il avait faits, était enfin venu pour le gouvernement anglais. L’Angleterre avait eu à sa solde, pendant plusieurs années, un million de combattans, et elle avait dépensé, en 1814 seulement, cent quatorze millions de livres sterling en subsides ; mais la politique de Pitt, continuée par Castlereagh, avait triomphé. Napoléon était vaincu, la France abattue, et comprimée à sa frontière la plus exposée par une triple ligne de forteresses dont les clés étaient remises entre les mains de lord Wellington. Les batailles de Baylen et de Waterloo, où lord Wellington joua le premier rôle, avaient anéanti les résultats de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna. En possession de Malte, de Gibraltar, des îles Ioniennes, de l’Île-de-France, de la plupart de nos possessions maritimes, l’Angleterre semblait tenir pour toujours sous ses pieds la France, dont les forces navales étaient limitées par les traités, et à qui on avait enlevé, après la reddition de Paris, neuf cents bouches à feu et presque tous ses vaisseaux. La Russie, sans finances, sans industrie, était alors tributaire du commerce anglais, et lui servait de voie de transit vers l’Asie centrale. L’Espagne, le Portugal, étaient presque directement gouvernés par le cabinet anglais. L’aristocratie anglaise avait vaincu la révolution française, et forcé l’Europe entière à en répudier les élémens ; d’accord avec son souverain, qui professait avec ardeur ses principes, elle avait sans partage la direction des affaires, et la seule grande réputation militaire qui s’était élevée des rangs des armées alliées lancées contre Napoléon, se trouvait appartenir à la fois à l’Angleterre et à l’aristocratie qui la dominait.

Aujourd’hui que lord Wellington vient de clore, en les reléguant dans l’histoire, les actes de sa longue vie militaire, tout cet état de choses se trouve bien changé. Personnellement, le duc de Wellington n’a rien perdu de sa haute situation. Cette longue période de paix que nous venons de parcourir, lui a donné, au contraire, un nouveau relief, et le général illustré par sa prudence et par des circonstances heureuses, encore plus que par ses talens militaires, a montré un grand caractère politique et un véritable talent d’homme d’état. Sorti des armées avec des idées absolues, redouté par les uns, désiré par les autres, comme un tory opiniâtre, le duc de Wellington n’entra en quelque sorte dans le ministère que pour montrer que sa raison est solide, mais qu’elle n’est pas inflexible, et on le vit concourir à l’établissement du royaume de Grèce, commencer la réforme et reconnaître sans difficulté pour roi des Français le prince qu’il exhortait vainement, quinze ans auparavant, à se rendre au quartier royal de Louis XVIII, à Gand. Mais tout en cédant ainsi, et sans doute à regret, aux nécessités de son pays et à l’esprit de son temps, lord Wellington restait le même et ne transigeait pas avec ses adversaires. C’est ainsi qu’il entama la réforme pour soustraire le roi à la domination des whigs, et chacune de ses mesures peut être expliquée par quelque vue de cette nature. Cependant, si son âge avancé lui permettait de porter encore le poids des affaires, whigs et tories lui en conféreraient aujourd’hui la direction.

À son avénement au trône, le duc de Clarence, qui avait renoncé à ses fonctions de grand amiral, par suite de ses mésintelligences avec lord Wellington, chef des forces de terre, obéit à ces souvenirs ; mais bientôt il revint au duc de Wellington et lui donna toute sa confiance. La reine Victoria, bien jeune encore, a montré qu’elle comprend aussi toute l’importance du vieux guerrier, et son aversion notoire pour les tories ne l’a pas empêchée de recourir souvent aux avis de lord Wellington, et d’invoquer le secours de son influence. Ces avis et cette influence, qui ont tant fait autrefois pour l’Angleterre dans les camps, la sauveront peut-être de grands périls.

Sous le rapport de sa puissance morale, le gouvernement anglais a beaucoup perdu de la brillante situation qu’il s’était faite au moment de la chute de Napoléon. La sourde lutte de l’empire britannique avec la Russie ne l’a pas mieux servi que son alliance avec la France. D’un côté, le gouvernement anglais a manqué d’habileté dans sa politique en Orient ; de l’autre, il a montré tant d’exigences, que chaque peuple se demandera désormais si ce n’est pas à un trop haut prix qu’on achète l’alliance anglaise. Dans l’intérieur de l’Angleterre, l’aristocratie, écartée du pouvoir, a commencé une guerre ouverte avec la couronne, et l’on a entendu sortir de la bouche des lords des menaces qu’ils semblent avoir recueillies de leurs aïeux, au temps du roi Jean. L’Angleterre tout entière s’est émue à la mort de la malheureuse lady Flora Hastings, tuée par une calomnie du parti tory, et la lettre que la marquise de Hastings écrivit à la reine pour l’exhorter à défendre sa fille contre les imputations dont elle était l’objet, a montré en même temps quelle puissance est une aristocratie qui peut encore tenir un pareil langage. Qui peut avoir oublié les termes de cette lettre où lady Hastings dit à la reine que les châteaux de leurs ancêtres ont été bâtis à la même époque, que leurs priviléges ont été les mêmes, et qu’une femme qui a tenu la reine d’Angleterre enfant sur ses genoux, peut bien l’avertir qu’un jour, moins jeune et plus expérimentée, elle saura que le moindre geste, la moindre parole d’un souverain de l’Angleterre, agitent toutes les fibres du peuple anglais ? Et tandis que l’aristocratie se livre ainsi combat sur les marches même du trône, et lève souvent la tête au-dessus de l’enfant qui l’occupe, les doctrines démocratiques les plus violentes agitent l’Angleterre. Sans doute, l’Angleterre a subi souvent de telles crises, et elle en est sortie glorieusement ; mais elle avait alors à sa tête des Pitt et des Canning. Qui s’opposera, d’un côté, aux violences des chartistes et des radicaux, et, de l’autre, aux résistances dangereuses de la chambre haute ? Le duc de Wellington, l’homme le plus modéré de son parti, et en même temps le plus ferme dans ses principes, est peut-être destiné à rendre encore, dans ses vieux jours, cet éminent service à l’Angleterre ; du moins le voit-on aujourd’hui, à demi éteint, cassé et rongé par la goutte, employer le reste de son activité à opérer un rapprochement entre les hommes modérés des divers partis. Le tory qui a fait l’émancipation catholique réussira-t-il à soumettre le parti aristocratique à ses vues, et le plus constant adversaire des whigs parviendra-t-il à les calmer au nom de l’intérêt général du pays ? C’est ce qui est douteux ; mais, après avoir lu les lettres de lord Wellington, on ne saurait douter qu’il ne soit le seul homme qui puisse entreprendre une telle tâche. S’il réussit à l’accomplir, il aura rendu à sa patrie un service non moins grand que celui qu’il lui rendit autrefois à Waterloo.

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  1. The Dispatches of field-marshal the Duke of Wellington during his various campaigns in India, Denmark, Portugal, Spain, the Low Countries and France, etc. — London, 1838.
  2. Voyez la livraison du 15 novembre 1837.
  3. L’esprit d’examen et d’observation du duc de Wellington, particulièrement en ce qui concerne l’armée, se reproduit dans tous ses discours et dans tous ses actes. Aujourd’hui même, en lisant les dernières discussions du parlement anglais, je retrouve cet esprit dans la réponse que lord Wellington vient de faire aux partisans du système de la taxe uniforme des lettres. Lord Wellington prétend que la réduction du prix du port à un penny n’augmentera pas la correspondance et le nombre des lettres, comme l’assurent les économistes de la chambre basse, et il cite, à ce sujet, ce qui s’est passé dans quelques régimens. — « Il y a peu d’années, je voulus essayer de ce système, dit-il, et je puis assurer à leurs seigneuries qu’après avoir affranchi de toute taxe les lettres des soldats de quelques régimens, il n’en est pas résulté la moindre augmentation de correspondance. Dans un seul régiment, et c’était un régiment de mille hommes, composé de montagnards écossais, qui passent pour des gens extrêmement attachés à leur lieu natal et à leurs familles, on s’est assuré que, pendant l’espace de six à sept mois, soixante-trois ou soixante-quatre lettres seulement ont été écrites. C’était le même nombre qu’auparavant. » — Le noble lord en conclut que la diminution de la taxe sera onéreuse pour le pays. Peut-être eût-il fallu considérer que les soldats n’ont que peu de nouvelles à communiquer à leurs familles, et que leurs besoins ne changent pas, tandis que le commerce tend sans cesse à augmenter ses relations dès qu’on les favorise ; mais il eût fallu sortir du cercle des observations militaires, et lord Wellington s’y tient volontiers.
  4. Voici l’original de cette proclamation ; elle est en langue basque.

    « Baigorritar eta Bidarraïtarren eguiteco moldeac penaric haadiena eguin darot ; Bertce herritacoac ez beçala comportatcen dira, çucen ez dutelaric horla eguitecolz bijoaz Frances armadara.

    Ez dut permetituco içan ditcen gaur guerlari, eta bihor jende baquezco. Guelderic badaudez bere Etchetan, nihore ez ditu bilhatuco oz penatuco : aïteitic langunduac içanen dira bertce herrietatoac beçala. Jaquin beçate complitu ditulala herriari aguindu diotçadan gueiac ordean niri guerla nahi badautet eguin ; eguin bitoz soldadu, har betçate armac, eta utz bere Etcheac.

    « Cartier généraléan, 28 Urthehastearen 1814. »

  5. The duc d’Angoulême arrived here yesterday morning, and I have prevailed upon him to remain with his feigned title of comte de Pradel. — Lettre au colonel Bunbury, du 4 février 1814.
  6. The Saxons mutined last night at Liége, and obliged poor old Blücher to quit the town. — 3 mai 1815.