Démoniana ou Nouveau choix d’anecdotes/Le Château ensorcelé
DÉMONIANA
LE CHATEAU ENSORCELÉ.
Un gentilhomme, chargé de dépêches importantes, et voyageant seul avec un domestique, aperçut, auprès d’un village où il devait passer la nuit, un château magnifique, qui lui parut abandonné. Il demanda à qui ce château appartenait ? — « À personne, lui répondit-on ; il y a bientôt cinq ans qu’on ne l’habite plus, à cause des revenans. »
Le gentilhomme, qui craignait peu les fantômes et les spectres, résolut d’y coucher, et de faire connaissance avec les esprits. En vain s’efforça-t-on de l’en détourner ; le parti était pris ; il s’y rendit sur l’heure.
Arrivé à ce château, il entre hardiment, et ne rencontre personne, ni dans les salles, ni dans les galeries. Il ne s’effraie point de cette solitude, choisit pour sa chambre à coucher une grande pièce du premier étage, y dispose un matelas, des draps, une couverture, et se couche paisiblement, ayant à côté de lui son sabre, ses pistolets, et deux chandelles allumées.
Le domestique n’avait pas eu la hardiesse de s’exposer avec son maître ; ainsi le gentilhomme se trouvait absolument seul, quand il commença d’entendre des roulemens de chaînes et divers bruits inexplicables. Sa mémoire lui rappela alors les aventures lamentables de tous ceux qui avaient été étrillés dans de pareils châteaux ; mais sa constance ne s’en ébranla point.
Comme le bruit des chaînes était assez monotone, et que depuis plus d’une heure le gentilhomme n’entendait plus rien de nouveau, il s’endormit, un peu avant minuit.
À peine était-il dans le premier sommeil, que le fracas d’une porte qu’on enfonce avec violence l’éveille en sursaut ; il aperçoit confusément une espèce de fantôme, qui s’avance vers lui avec rapidité, qui éteint ses lumières, et enlève sa couverture…
Le gentilhomme se met sur son séant, et crie aussitôt : qui va là ? mais on ne lui répond point ; et le silence succède au mouvement qui vient de l’éveiller. Le cavalier s’imagine alors qu’on lui fait une mauvaise plaisanterie ; il s’enveloppe de ses draps et cherche à se rendormir. Le fantôme revient peu après, et lui arrache encore les draps, sans se laisser toucher…
Le gentilhomme impatienté saisit ses pistolets, et en tire un au hasard. À la lumière de l’amorce, il aperçoit le spectre, qui fait des gambades ; il le poursuit, l’atteint, le serre étroitement, et lui ordonne de se nommer. Le fantôme ne répond rien, se débat, et s’échappe. Le cavalier tire son second pistolet sur le spectre ; mais son corps est impénétrable ; et au moment où il aurait dû tomber, il s’élance de nouveau sur le voyageur, le saisit à son tour, l’entraîne au fond d’un jardin, et tombe avec lui dans une trappe.
Le cavalier, étourdi de sa chûte, ne savait pas où il pouvait être, quand il aperçut, auprès de lui, une douzaine d’hommes, noirs comme des forgerons, qui tenaient conseil sur ce qu’il fallait faire de cet étranger.
À l’aspect du caveau où il venait de tomber, à la mine de ceux qui l’entouraient, et aux discours de la troupe, le gentilhomme reconnut bientôt qu’il était au milieu d’une bande de faux-monnoyeurs, qui épouvantaient le voisinage, en jouant successivement le rôle de revenant, dans le château dont ils s’étaient emparés. Une peau de buffle, ajustée au corps de celui qui s’exposait aux premiers coups, le rendait invulnérable.
Comme on craignait que le gentilhomme ne dévoilât le secret de la troupe, on allait se décider à le faire mourir, quand il se nomma : — « Messieurs, ajouta-t-il, mon nom est assez connu ; et j’ose croire que vous me témoignerez quelque confiance. Le roi de France m’a chargé d’une commission importante, que je vais acquitter. Si vous me faites mourir, mes gens, qui sont au village voisin, iront demander vengeance à la cour ; et les perquisitions que le roi fera faire vous perdront, quand vous croyez vous sauver. Si, au contraire, vous voulez me laisser vivre, je vous jure, sur mon honneur, de garder scrupuleusement le secret, jusqu’à ce que vous m’en ayez dégagé. »
La bande délibéra un moment, et accepta la dernière proposition du gentilhomme. On lui fit jurer un secret à toute épreuve ; après quoi, celui qui l’avait amené au caveau le reconduisit à sa chambre, où il attendit le jour. Il ne désabusa point les villageois sur leurs opinions effrayantes, à l’égard du château ensorcelé, et reprit son voyage.
Quelques années après, un jour que le gentilhomme était à table avec plusieurs de ses amis, on vint lui dire qu’un inconnu demandait à lui parler. Le gentilhomme sortit à l’instant, et trouva à sa porte un cavalier bien vêtu, qui lui dit : — « Vous ne me reconnaissez pas, Monsieur ? eh bien ! je suis un de ces faux monnoyeurs à qui vous avez si bien gardé le secret. Notre fortune est maintenant faite ; et nous quittons le royaume. Je viens vous dégager de votre parole, et vous prier d’accepter ces deux chevaux, comme une faible preuve de notre estime et de notre reconnaissance. »
L’inconnu avait effectivement amené deux superbes chevaux, qu’il laissa attachés à la porte du gentilhomme. Celui-ci stupéfait, voulut dire quelques mots au faux monnoyeur ; mais il fuyait à toute bride, et il était déjà loin. Le gentilhomme retourna donc à ses amis, à qui il raconta dès-lors son aventure, qui excita l’admiration de tout le monde.
— Quelques écrivains prétendent que le héros de cette histoire est le vicomte de Turenne. Selon d’autres, ce fut le maréchal de Luxembourg.