Démocrates anglais – Sir Francis Burdett

Anonyme
Revue de Paristome 1 (mai à août) (p. 31-36).


DÉMOCRATES ANGLAIS


Sir Francis Burdett.


L’expérience de la liberté est si nouvelle pour la France, que cette grande et généreuse nation, si riche pourtant, même aux plus mauvais jours de la monarchie absolue, en citoyens illustres, n’a point produit encore de ces hommes populaires, qui, voués à la défense d’un besoin méconnu de la communauté, tiennent en échec les pouvoirs réguliers de l’état jusqu’à ce qu’ils aient triomphé de leurs plus fermes résistances.

Ce n’est pas que la France n’ait eu ses héros de popularité ; mais ils ont paru à des époques d’anarchie ou de transition, les uns dans les troubles de la ligue et de la fronde, les autres pendant les crises d’une rénovation nationale qui a changé à chaque fois le principe et la forme de la société politique. Or, ce qui caractérise les hommes que nous désignons ici, c’est que, soumis à toutes les conditions du régime qui gouverne leur pays, ils y croient assez pour en vouloir corriger les vices, et n’ont d’autre dessein que d’y introduire des réformes, En un mot, leur mission répond à celle des tribuns du peuple de la république romaine, à la seule différence qu’ils n’exercent pas comme eux une charge légale.

Les tribuns (dans cette acception propre du mot) ne peuvent donc naître que dans les empires qui ont beaucoup vécu. Quand la France sera plus loin de l’ère de ses révolutions, lorsque le temps, en assurant la durée des institutions qui elle s’est données, les aura cependant faussées dans certaines parties, et qu’il sera devenu nécessaire de combattre l’esprit de conservation qui perpétue trop souvent le mal par respect pour son antiquité, alors les tribuns véritables ne lui manqueront pas. Jusque-là, s’il est bon de les bien connaître, comme nous le croyons, ne fût-ce que pour les distinguer des faux tribuns dont l’espèce en tout temps abonde, c’est dans les annales des autres peuples qu’il faut en étudier les modèles. Aucune histoire ne contiendrait plus de leçons fameuses sous ce rapport que celle des républiques anciennes. Malheureusement, dès que nous voulons les approfondir, nous nous sentons dépaysés dans un milieu d’idées et de croyances trop différens du nôtre ; à cette grande distance, réduits que nous sommes au petit nombre de jugemens contemporains arrivés jusqu’à nous, nous ne voyons pas bien les causes secrètes des évènemens et les motifs intérieurs qui ont fait agir ces hommes. Quoique la nouvelle école historique ait réussi à porter la lumière dans quelques-unes de ces obscurités, le champ des conjectures est si vaste, il est si malaisé à l’homme moderne de s’oublier lui-même, quand il a à juger, le plus souvent à deviner l’homme antique, qu’on peut craindre que les portraits qui nous semblent les plus fidèles ne réfléchissent encore notre image. Il y a une étude plus facile et plus sûre, c’est celle que nous offre la nation dont la vie politique a le plus de ressemblance avec la nôtre, et qui en même temps présente par certains endroits des analogies frappantes avec celle des Romains. Là les matériaux fourmillent, les ressorts sont à jour, et les faits qui ont suscité les hommes ne sont ni assez étrangers aux nôtres ni assez complètement finis pour ne pas posséder au moins à nos yeux un attrait de curiosité sympathique.

L’Angleterre est en effet de tous les pays libres celui où les tribuns ont le plus d’occasions de s’élever, parce que sa constitution comme ses mœurs consacre l’inégalité sociale. Or là où une aristocratie domine, le peuple, surveillant avec jalousie l’exercice de ses privilèges, est toujours prêt à combattre les abus qu’ils engendrent. La querelle du patriciat et du parti plébéien est, pour cette raison, éternelle chez les Anglais comme elle l’était à Rome, et seuls ils possèdent un forum parce que seuls ils ont un sénat.

C’est pour cette raison que depuis long-temps, en Angleterre, chaque question de politique domestique finit par se personnifier dans un de ces hommes qui tiennent leur force de la multitude. La réforme parlementaire fait à elle seule la célébrité de plusieurs personnages populaires, tant elle a coûté d’efforts et rencontré d’obstacles. L’un de ceux qui y ont le plus marqué est sir Francis Burdett, qui vient de mourir à Londres. On ne croirait guère, au peu de sensation qu’a produit cette mort, qu’il fut pendant vingt ans l’objet des adorations du peuple anglais et presque l’effroi de ces cabinets qui soulevaient l’Europe contre Napoléon. Avoir fait tant de bruit alors, et s’éteindre aujourd’hui dans un complet oubli ! Il y a là un contraste qui nous engage à arrêter le lecteur devant le portrait d’un homme dont il ne connaît peut-être que le nom.

Il faut dire d’abord la nature des circonstances au milieu desquelles sir Francis Burdett a paru. C’était au fort de la révolution française. On sait que l’année 1793 ne fut point seulement sombre pour la France. La révolution avait passé le détroit ; une fermentation sourde circulait dans les masses, Ce n’était plus cette inquiétude constante des gouvernemens libres à laquelle les Anglais étaient accoutumés depuis trop long-temps pour qu’ils s’en fussent effrayés ; c’était une agitation d’origine étrangère, un débordement de doctrines égalitaires, tout-à-fait en dehors des habitudes constitutionnelles de la nation. Au-dessous de l’opposition traditionnelle et régulière remuait une faction nouvelle dont Thomas Paine était le théoricien, et qui avait organisé deux centres puissans d’action sur le modèle des célèbres jacobins : la Corresponding society et la Society for political information. Pitt n’attendit pas que l’ébranlement du pays se fût communiqué à des institutions qui, admirables pour l’époque où elles avaient été établies, et bien que prudemment modifiées d’âge en âge, avaient tant retenu de leur origine féodale. Il fit comme les consuls dans les beaux temps de Rome, il pourvut par des moyens énergiques et prompts au salut de la chose publique. L’année 1794 vit la suspension de l’habeas corpus, la fermeture de tous les clubs de correspondance et l’arrestation des principaux meneurs. Le jacobinisme anglais, pour nous servir de l’expression en usage alors, ne se releva point de ce coup.

Les dangers immédiats étaient écartés ; mais la contagion des principes français avait produit des conséquences que le bras le plus ferme ne pouvait atteindre. On s’aperçut bientôt que l’état de toutes les grandes questions constitutionnelles qui restaient à résoudre, était changé. Dès ce jour, elles s’imprégnèrent de radicalisme, cessèrent de s’appuyer sur les intérêts étroits des partis groupés autour du pouvoir et descendirent jusqu’au fond de la nation. Aucune ne subit une métamorphose plus complète que celle de la réforme du parlement. Jusque-là, elle n’avait été guère qu’un thème d’opposition, qu’un moyen de tactique dans le sein de la chambre des communes. Whigs et tories reconnaissaient que cette réforme était juste et désirable ; mais profitant également de la corruption, ils s’entendaient pour en prolonger la durée, et ce sujet délicat ne revenait dans les discussions des chambres que lorsqu’on n’espérait plus trouver ailleurs une issue aux difficultés de l’instant. Il semblait que ce fût une maladie chronique de la constitution qu’on oubliait dès que l’accès était passé. Quand la révolution de 89 éclata, la question sommeillait depuis quelques années. À ce moment elle se ranima tout à coup, et l’on put croire qu’elle allait marcher vers un terme prochain. Tout le nouveau parti whig, dont Fox était le chef, avait deviné en effet qu’on ne pouvait plus différer de la résoudre, après un aussi grand évènement ; mais Pitt, qui, lorsqu’il était dans l’opposition, s’était montré le partisan passionnel de la réforme, eut le courage d’affronter le reproche d’inconséquence politique, et de s’en déclarer franchement l’adversaire pour des raisons d’état dont on ne peut contester aujourd’hui la prudence ni la justesse. Présentée par M. Flood en 1790, une première motion pour la réforme n’eut d’autre résultat que de dessiner nettement les deux opinions. En vain M. Grey (depuis comte Grey) renouvela la même tentative trois ans après, et plus tard encore, en 1797 : le dégoût provoqué par les fureurs de la montagne, la haine de la France, la popularité d’une guerre qui absorba bientôt toutes les ressources de l’empire ; enfin, lors de la dernière motion, l’imminence de la crise intérieure qui s’était compliquée d’une sédition de la flotte, toutes ces causes concoururent à serrer autour de Pitt les rangs d’une majorité imposante. Repoussée, mais non pas convaincue, la minorité recula sur ce point, et attendit des jours meilleurs.

Du parlement, la cause de la réforme tomba tout entière dans le parti populaire. Il la recueillit, s’en fit un but, et déploya pour l’atteindre tout ce qu’il avait d’énergie, de constance et de colère. L’échec de 1794 l’avait éclairé sur le péril et l’inutilité de conspirations qui tendaient vaguement à la destruction de toute chose. La réforme parlementaire, c’était un besoin positif qui avait été reconnu, un sujet de discussion familier au peuple ; de plus, elle comprenait toutes les autres et se prêtait à tout. Retranché dans la forteresse de la constitution, le radicalisme put se livrer en toute sécurité aux plus hardis écarts, prendre même pour programme l’étrange motion faite en 1780 par le duc de Richmond à la chambre des lords et s’en approprier les trois points capitaux : à savoir le suffrage universel, la circonscription électorale et les parlement annuels. Armés de ce catéchisme politique, les mêmes hommes que la vigueur dictatoriale de Pitt avait un moment terrassés, organisèrent peu à peu la grande révolution légale dont notre époque seulement a vu le terme, qui, après quarante années des vicissitudes les plus diverses, a eu la bonne fortune de rencontrer le second triomphe de la démocratie française vers son dénouement, comme à son origine elle avait reçu du premier son élan électrique et son inébranlable confiance.

Ce grand mouvement national a parcouru deux phases bien distinctes : la première comprend l’époque des guerres de la république et de l’empire, époque où, éloignée du parlement par une diversion si puissante, la faction réformiste a dû vivre de scandale, ramener sans cesse l’attention sur elle par sa turbulence et ses tracasseries et, pour éviter l’abandon, aller recruter ses prosélytes dans la taverne et dans la rue. Plus tard, lorsque la paix aura rendu inévitable l’examen de la situation intérieure, lorsque la réforme, objet de tant de dédain, sera invoquée par des populations irritées et souffrantes, comme la panacée capable de fermer toutes les plaies de l’état, l’aristocratie anglaise, avec ce tact admirable qui la fait toujours intervenir dans les agitations plébéiennes au moment précis où elles vont la déborder, détachera quelques-uns de ses membres qui imprimeront à cette question une direction plus constitutionnelle, et la réforme, si long-temps bannie, remontera dans le parlement. Ce sera là sa dernière phase. La popularité de sir Francis Burdett remplit toute la première ; elle s’efface dans la seconde.

Des circonstances particulières se joignirent aux causes générales que nous venons d’esquisser pour jeter sir Francis Burdett sur la scène politique. Parmi les démagogues qui avaient formé les sociétés jacobines se trouvait Horne Took, esprit ardent et convaincu que l’on doit considérer commue le chef de l’école radicale dont les principes troublent encore l’Angleterre. Jadis adversaire du fameux John Wilkes, le tribun du temps de la guerre d’Amérique, dont il avait commencé par être l’ami ; infatigable promoteur de toutes les réformes, cet homme qui n’a pas encore été jugé, dont la mémoire flotte entre les louanges exagérées de ses partisans et les sarcasmes amers de ses ennemis, a exercé jusqu’à sa mort, arrivée en 1812, une grande influence sur les agitations intérieures de son pays. Mais sa pauvreté, la bassesse de sa condition, sa qualité de membre du clergé qui le fit exclure du parlement un an après qu’il y fut entré, ne lui permirent pas de prendre, à la tête du parti populaire, le rang dont ses hautes facultés l’auraient rendu digne. Il semble qu’il ait désespéré de franchir les obstacles qui s’opposaient à ce qu’il fût lui-même l’apôtre de ses idées. C’est lui, en effet, qui sut inspirer à Burdett le désir de consacrer sa vie à la cause de la réforme parlementaire, au moment où la minorité whig venait de l’abandonner.

Le jeune Burdett avait été son élève à l’école de Westminster car Horn Took n’est pas seulement connu pour son radicalisme ; il a laissé la réputation d’un grammairien érudit. Ses études achevées, le disciple, devenu l’ami de son maître, avait puisé dans ce commerce une passion si forte pour les nouveautés politiques, qu’il était allé en 1790, âgé de vingt ans à peine, assister à Paris même au spectacle de la révolution française, et y avait suivi assidument les séances de l’assemblée constituante et des clubs. Tout ce qui manquait à Horne Tooke en considération et en influence dans un pays où la richesse et la naissance emportent l’idée de respectabilité, Burdett le possédait. Il sortait d’une famille très ancienne qui, remontant en ligne directe jusqu’à la conquête normande, se regardait comme l’égale des plus nobles maisons d’Angleterre. Comme il n’était pas né l’héritier du titre, il avait reçu une éducation solide et avait été nourri de la pensée qu’il devait se frayer son chemin dans le monde. Mais la mort prématurée de son frère aîné l’avait mis tout à coup en possession de ses droits et d’une immense fortune qu’il accrut encore par son mariage avec la fille du riche banquier Coutts. Le choix du vieux démocrate ne pouvait tomber sur un homme plus propre à remplir le rôle d’apparat qu’il lui réservait. Si sir Francis Burdett n’était pas doué d’un génie élevé, et ne pouvait, comme sa conduite l’a bien prouvé plus tard, se passer d’une sorte d’Égérie politique, il avait une chaleur de sang, une impétuosité naturelle qui entraînait comme elle l’emportait lui-même et le rendait propre à agir sur les masses. D’ailleurs il possédait toutes les qualités extérieures qui sont nécessaires à qui veut haranguer la foule, et surtout une foule anglaise. Il était grand, bien pris dans sa haute taille ; sa figure, qui rappelait le type normand, ses belles manières, son air de gentilhomme, devaient faire impression sur la multitude que la politesse de ceux qui briguent sa faveur flatte toujours plus que leur familiarité. Il annonçait déjà cette sorte d’éloquence verbeuse et superficiellement érudite qui lui valut de grands succès dans les meetings, mais qui supporta mal l’épreuve de la tribune parlementaire ; et l’affectation qu’il avait mise à se compromettre dans les clubs de 1793 permettait d’espérer qu’il rechercherait avant tout le scandale et le bruit. Tel était le patricien qui vint jeter le poids de son nom et de son opulence dans le parti du peuple, au moment où la réaction se prononçait dans les classes supérieures contre la cause de la réforme.

Mais, pour que la mission qu’il s’était donnée eût du retentissement, il fallait la jeter comme un défi au parlement lui-même. Les élections générales de 1796 offrirent à Burdett l’occasion qu’il attendait avec impatience ; seulement, comme il était inconnu encore, il se vit dans la nécessité de demander aux abus le droit de les combattre. Il acheta donc du duc de Newcastle une des nominations de son bourg de boroughbridge, et arriva dans la chambre des communes à temps pour parler sur la dernière motion de M. Grey. La profession de foi qu’il fit en cette circonstances fut entièrement républicaine. L’assemblée quoique peu préparée à goûter de pareilles doctrines, ne semble pas avoir pris garde aux phrases insolites du nouveau venu. Mais peu à peu, quand il n’y eut plus que lui qui se souvint de la réforme et se chargeât d’en raviver la mémoire, il devint un personnage à cause de cette singularité même, et le bas peuple apprit à le considérer comme le seul membre qui fût à lui dans la chambre. Les agitateurs anglais comprennent merveilleusement la puissance d’un même mot qu’on répète toujours, d’une même idée que sans cesse on reproduit sous mille formes ; ils savent que cette puissance, si peu qu’elle soit d’abord, finit par croître avec la rapidité de l’intérêt composé en arithmétique. Pendant vingt-deux à vingt-trois sessions, sir F. Burdett fut, pour ainsi dire, le seul homme de son parti au parlement ; pendant ces vingt-trois sessions, la réforme ne donna lieu qu’une seule fois à un débat de quelque importance en 1809 et lui, tant que dura cette indifférence systématique des pouvoirs de l’état, il ne cessa de ramener tout à sa pensée favorite, de prononcer le mot, de rappeler la chose, de montrer du doigt à tout propos la tache originelle sur le front des législateurs, et de leur prédire la fin du règne de la corruption ; manœuvre irrésistible en même temps qu’elle est simple, et qui demande, moins de génie que de persévérance. Ainsi, dès le début, comme on le fit remarquer un jour, il prit l’habitude de dire ce meeting, cette assemblée, en parlant de la Chambre des communes, pour qu’il fût bien établi qu’à ses yeux elle n’était pas le produit des choix libres du pays. Ce langage irritait quelquefois, et quelquefois faisait sourire dédaigneusement la phalange du banc de la trésorerie. Aussi ses orateurs le malmenaient souvent. Un jour, c’était M. Perceval qui le traitait de visionnaire, et l’accusait de tout voir à travers le brouillard de ses préjugés. Un autre jour, M. Archdale lui adressait cette apostrophe en latin :

Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem,
Fortunam ex aliis

Le puer avait alors trente-deux ans. Mais les applaudissemens du dehors le consolaient vite de ces mortifications passagères, et son nom devenait cher au peuple. La dissolution du parlement lui permit d’en faire solennellement l’épreuve : elle mit un terme à son mandat vénal, en 1802, et l’amena sur les hustings, véritables forum de la Grande-Bretagne où la multitude est souveraine, où elle distribue et retire les palmes populaires.

Il se mit sur les rangs pour le comté de Middlesex, dans lequel est comprise la localité de Londres. C’était ce même comté qui jadis avait si obstinément réélu John Wilkes. Burdett trouva dans le candidat des tories un concurrent agréable aux électeurs les plus influens, qui lui disputa le terrain pied à pied. Aussi les saturnales autorisées par l’usage dans ces jours de licence atteignirent-elles un degré de gravité inconnu jusqu’alors. Sir Francis, dans ses harangues à la populace, perdit toute mesure ; il l’entretint de sa souveraineté, de ses imprescriptibles droits ; parodiant jusqu’aux colères de la révolution française, il osa désigner la tour de Londres à ses ressentimens, en la flétrissant du nom de Bastille. Chaque journée du poll fut marquée par de véritables émeutes ; son adversaire faillit être mis en pièces. Cependant il est douteux que Burdett eût emporté la victoire, si, au moment décisif, il n’eût mis en réquisition quatre cents votans à la fois, inscrits comme propriétaires d’une parcelle de terrain où il y avait un moulin inachevé. Ainsi il eut recours une seconde fois à ces moyens honteux de la corruption qu’il condamnait avec tant d’énergie.

Cette manœuvre fut dénoncée, comme on le pense bien. Cependant les communes n’annulèrent le poll que deux ans plus tard, en 1804. Il fallut recommencer l’élection et la lutte. Cette fois, le candidat tory obtint une majorité de cinq voix : défaite dont la populace se vengea par de nouveaux désordres.

Sir Francis Burdett avait dépensé des sommes considérables dans ces deux élections. Cependant, ni cette prodigalité coupable, ni le zèle de ses amis, ni la faveur du peuple, n’avaient pu prévenir un échec. Ramené par ce résultat à des sentimens plus conformes aux idées dont il s’était constitué le défenseur, il prit le parti de ne plus acheter de suffrages et de ne devoir désormais son mandat qu’à la confiance spontanée des véritables électeurs. Ce fut encore son vieux maître qui lui inspira cette résolution. Horn Tooke était parvenu à ses fins ; la réforme avait son tribun ; une nouvelle bataille électorale ne pouvait plus ajouter à sa popularité ; il avait tout à redouter, au contraire, du contraste de ses pratiques secrètes opposées à la rigidité extérieure de ses principes, si ses ennemis avaient l’art de le mettre en relief. Les circonstances, d’ailleurs, promettaient le succès de ce système habile autant que sage. Fox venait de mourir ; son siège, depuis long-temps inféodé aux whigs, était devenu vacant. Burdett put ambitionner enfin les suffrages de ce peuple de Westminster, plus éclairé, moins turbulent que celui de la Cité, et qui se glorifiait de son antique attachement à la cause des libertés constitutionnelles ; nous disons ambitionner à dessein, car il ne les sollicita point. Cette distinction entrait dans le plan de conduite que lui avait tracé Horne Tooke. Le bruit fut répandu discrètement dans le public que Westminster ferait bien d’élire le chef des réformistes, mais celui-ci se réserva la faculté de le désavouer. Il y avait dans cette candidature de nouvelle espèce une nuance que l’un de ses amis politiques feignit de ne pas saisir, et voulut exploiter à son profit. Ce dissentiment fut la cause d’un duel où l’un et l’autre furent blessés.

L’aventure fit grand bruit. On assiégea la porte de l’homme dont les jours étaient si précieux, et six semaines après les avoir exposés pour prouver la sincérité de son éloignement des affaires publiques, il était proclamé l’élu de Westminster. C’est ainsi qu’il atteignit son but : il n’y avait pas d’exemple d’une élection aussi positivement libre, car il ne l’avait pas briguée, et elle ne lui avait pas coûté un farthing. Rien ne devait manquer à ce succès inouï, pas même une ovation plus extraordinaire encore. La veille de l’ouverture du parlement (le 29 juin 1807), un char triomphal vint le prendre à son logis dans Piccadilly.

Ce char, orné de somptueuses draperies et chargé de devises, était surmonté d’un fauteuil suffisamment élevé pour qu’il pût être vu de loin par la foule. C’est là que se plaça le grand homme du jour, pâle encore de sa blessure récente, la tête découverte, sa jambe blessée étendue sur un moelleux coussin de velours, l’autre écrasant du pied le monstre hideux de la vénalité et de la corruption. Quatre chevaux blancs traînaient ce roulant piédestal, devant lequel marchait à pas comptés le corps des électeurs de Westminster. Derrière venaient la femme et le frère du triomphateur, ses amis, ses cliens, et la populace entourait le Cortège en poussant des cris d’allégresse. C’est dans cet équipage que sir Francis Burdett se rendit à la taverne de l’Ancre et de la Couronne, quartier-général du radicalisme en ce temps-là.

La cause de la réforme avait fait un grand pas. Son niveau s’était élevé de Middlesex à Westminster, de tout le degré qui sépare le bas peuple de la classe moyenne. Encouragée par cet heureux symptôme, elle se hasarda à reparaître, après douze ans d’oubli, dans l’assemblée qui seule pouvait fixer son destin, et ce fut un des membres les plus considérés du parti whig, M. Curwen, qui présenta la motion. Malheureusement, le système, insuffisant déjà, qui s’y trouvait développé sortit entièrement défiguré de l’épreuve des deux premières lectures, et finit par succomber à la troisième. En vain Burdett, accourant comme ces réserves puissantes dont l’effort suprême rétablit souvent le combat, essaya de lier la chambre par un ajournement qui l’aurait forcée d’en finir avec cette grande question dans la session suivante, en vain il renchérit sur ses emportemens habituels et se fit rappeler à l’ordre. La violence n’est au fond que le masque de la faiblesse ; les partisans de la réforme s’étaient trop tôt réjouis ; les temps n’étaient pas mûrs, et dix ans devaient s’écouler encore avant qu’elle parût mériter de nouveau l’attention sérieuse des législateurs.

Cependant la nation, dont ces délais défiaient l’impatience, trouva bientôt l’occasion de manifester son inquiétude et ses justes ombrages. C’était en 1810. L’expédition de Waleheren avait déjà donné lieu, dans la chambre des communes, à des révélations fâcheuses pour l’honneur de plusieurs membres du cabinet, lorsque M. York, voulant leur épargner de nouvelles hontes, demanda au speaker que la galerie publique fût évacuée. Il en avait le droit : un ancien ordre permanent (standing order) portait que tout étranger qui pénétrerait dans la chambre serait livré à la garde du sergent d’armes. Cet ordre était tombé en désuétude ; chacun voyait dans la publicité des débats un correctif salutaire aux vices de la représentation : elle obligeait à quelque pudeur une assemblée corrompue ; elle rassurait le peuple, chez qui le mystère en politique enflamme toujours les soupçons ; sans elle, d’ailleurs, c’en était fait de la presse, qu’en Angleterre, où son influence est moins grande que parmi nous, on regarde pourtant comme un quatrième pouvoir qui maintient l’équilibre entre les trois autres. Sheridan, alarmé des conséquences possibles de cette prétention inattendue, voulut parer le coup en demandant à son tour qu’un membre ne pût désormais exiger l’exécution du standing order sans soumettre ses motifs au jugement de la chambre. Sir Francis Burdett appuya cette motion avec son impétuosité ordinaire ; la chambre, sourde aux injures comme à la raison, passa outre et confirma son premier vote.

Cette décision émut profondément le peuple de Londres ; elle touchait aux plus grands intérêts du régime constitutionnel, le contrôle de la presse, l’indépendance de la tribune. Tous les clubs politiques (il y en avait un presque dans chaque taverne) se soulevèrent à la fois contre l’application du droit dont le parlement avait abusé ; l’un d’eux, qui portait le nom de forum britannique, plus remuant que les autres, fit placarder son procès-verbal sur tous les murs de la métropole. C’était une violation manifeste des privilèges de la chambre ; aussi manda-t-elle à sa barre l’auteur de ce coup de tête, un certain John Gale-Jones, qui s’était fort mêlé aux complots des sociétés républicaines de 1791 à 1794. Cet homme n’eut pas le courage de son insolence ; il s’humilia devant ses juges et implora leur pardon ; mais, peu touchés de ce repentir tardif, ceux-ci l’envoyèrent cuver son patriotisme indiscret dans un cachot de Newgate. Une indisposition n’avait pas permis à Burdett de se rendre à cette séance. Le lendemain il prend la parole sur la délibération de la veille, dispute au parlement le droit d’incarcérer un citoyen, et demande la mise en liberté de John Gale. Efforts inutiles : l’assemblée passe à l’ordre du jour. Burdett s’indigne alors, il écrit à ses commettans une lettre où il qualifie la chambre des communes d’individus réunis en corps par des moyens qu’il est inutile de décrire, et envoie cette philippique à Cobbett, qui l’imprime dans sa fameuse feuille radicale, le Weekly Register.

À son tour, Burdett avait violé les privilèges de la chambre dont il faisait partie. Il ne l’ignorait pas, et sa conduite, en cette circonstance, fut réfléchie et le résultat d’un calcul habile. La liberté des citoyens anglais était à la merci d’une juridiction exceptionnelle, celle d’un parlement nommé par une oligarchie ; il fallait flétrir solennellement cet abus, lui porter un coup dont il ne se relevât point. L’arrestation de Gale ne suffisait pas ; en prenant son rôle et sa place, à un individu obscur Burdett substituait un personnage populaire, et soit que le parlement actuel reculât, soit qu’il n’en voulût pas avoir le démenti, la question serait vidée pour l’avenir par le jugement de l’opinion souveraine. Le courroux de la chambre, piquée au jeu par ce mépris nouveau et bien plus grave de ses prérogatives, le servit à souhait et dut même dépasser son espérance. Dénoncé par l’un de ses collègues, sir Francis Burdett fut déclaré coupable du même délit que John Gale, quoique Sheridan et sir Samuel Romilly eussent fait pour le défendre, et, comme il était membre des communes, la Tour lui fut désignée pour prison.

Ici la situation se dramatise. L’arrêt avait frappé le tribun ; il restait à l’exécuter sur le député. Celui-ci n’avait eu d’autre but que de provoquer une scène où il pût faire intervenir la multitude ; si c’était d’abord pour l’honneur des principes qu’il avait attiré sur lui-même la colère de la chambre, il finit par faire tourner cet évènement au profit de sa propre gloire. Pendant trois jours le sergent d’armes se présenta en vain chez lui pour exécuter le warrant des communes, il fut forcé de se retirer devant les protestations de sir Francis Burdett et l’attitude menaçante du peuple. Il fallut enfin recourir à la force ; le quatrième jour, la police, assistée d’un détachement considérable de troupes, pénètre dans la maison de Burdett ; elle le trouve entouré des membres de sa famille ainsi que de ses amis intimes, et tenant sur ses genoux son fils, jeune écolier d’Eton, à qui il fait traduire la Magna Charta pour compléter le tableau. À la vue des constables l’élu de Westminster renouvelle ses protestations ; mais, par un mouvement concerté, son frère Jones Burdett et le patriote irlandais O’Connor le prennent par le bras, l’enlèvent et le font monter dans la voiture qui a été préparée pour le recevoir et qui le transporte rapidement à la Tour par les rues les plus écartées. Cette expédition avait eu lieu de grand matin ; le peuple n’en eut connaissance que plus tard. Furieux que sa vigilance ait été mise en défaut, échauffé d’ailleurs par les actes de désordre qui avaient marqué l’oisiveté de ces trois jours d’attente, il se porte en masses pressées vers la Tour, et attaque à coups de pierres l’escorte qui, après avoir conduit le prisonnier, rentrait dans ses quartiers. Alors le sang coula ; les militaires, poussés à bout, se virent forcés de faire usage de leurs armes, et, comme cela arrive presque toujours dans les émeutes, des victimes innocentes ensanglantèrent la mise en scène d’une comédie que Burdett avait trop prolongée ; péripétie cruelle à laquelle il ne s’attendait pas, qui lui fit tort dans l’opinion des honnêtes gens, et qu’il ne put effacer par de stériles regrets.

Mais voici quel fut l’épilogue de cette curieuse affaire : les personnes détenues en vertu d’un warrant de l’une des deux chambres, sont, d’après l’usage, libres de droit dès que la session finit. Comme la prorogation du parlement approchait, les amis de Burdett conçurent l’idéede l’aller prendre à sa sortie de la Tour pour le reconduire processionnellement jusqu’à sa demeure. Les journaux furent chargés d’en répandre la nouvelle, et afin que la cérémonie eût tout l’éclat désirable, un comité, qu’on pourrait appeler d’enthousiasme, en régla les dispositions connue on fait pour les solennités publiques. Le matin de cette grande journée tous les rôles étaient distribués, et la foule, à qui il n’est jamais nécessaire de faire répéter le sien, remplit bientôt toutes les rues par où devait passer le cortège depuis Tower-Hill jusqu’à Piccadilly. Jamais Londres n’avait présenté un pareil spectacle ; les boutiques étaient fermées comme dans le saint jour du sabbat. Trois cents cavaliers s’étaient portés à l’entrée de la Tour. D’autres corps à pied, rangés derrière, déployaient au vent des bannières chargées d’inscriptions telles que celles-ci : jugement par le jury ! Magna Charta ! Burdett pour toujours ! La plus grande partie de la journée se passa dans ces préparatifs. À trois heures le parlement était prorogé, et le prisonnier n’avait pas encore paru. Une heure s’écoula encore ; la foule commençait à concevoir les plus terribles soupçons, lorsqu’il se fit un mouvement parmi les soldats que la curiosité avait attirés sur les remparts. L’un d’eux prit un porte-voix et cria au peuple : il est parti par la rivière. Cette étrange nouvelle, répétée à quelques minutes de là par un constable, ne trouva que des incrédules parmi ceux qui purent l’entendre. Alors le gouverneur de la Tour fit placer aux endroits les plus apparens trois écriteaux où ces mots avaient été tracés en gros caractères : Sir Francis Burdett est parti à trois heures et demie par le côté de l’eau. Il ne fut plus possible de douter ; le bruit s’en répandit aussitôt avec la rapidité de l’éclair, et il fallut quelque temps avant que les ordonnateurs, déconcertés par un incident qu’ils étaient loin de prévoir, se remissent de leur confusion, Mais, ne voulant pas en demeurer pour les frais de leur manifestation avortée, ils se résignèrent à donner le signal d’un triomphe auquel il ne manqua que le triomphateur. La procession, reformée tant bien que mal, se dirigea vers Piccadilly pour féliciter dans sa maison l’héroïque député de Westminster, et, comme la nuit était venue sur ces entrefaites, aux cris de lights up, « allumez les torches, » l’immense ville se trouva en un instant illuminée.

On a expliqué diversement la conduite de sir Francis Burdett dans cette circonstance. Ses amis prétendirent, et lui-même s’est excusé de la sorte, que le souvenir du sang versé lors de son arrestation lui avait causé une si vive douleur, qu’il voulut éviter de mettre une seconde fois en péril la vie de ses concitoyens, et déjouer ainsi les espérances secrètes de la calomnie. D’autres, qui le connaissaient mieux, ont attribué à sa retraite inattendue un motif plus personnel et plus intime encore. Le même jour, John Gale, ce premier martyr de l’arbitraire, devait sortir de Newgate ; on lui avait réservé une place assez en vue dans le cortège. La jalousie du tribun, et peut-être un peu la morgue du gentilhomme, se révoltèrent à la pensée qu’un obscur orateur de taverne, un homme de rien, un ancien apothicaire, partagerait les honneurs de la popularité avec celui que la patrie avait proclamé la gloire de Westminster, l’orgueil de la Grande-Bretagne, avec un baronnet de souche normande qui avait 30, 000 livres sterling de revenu. Il est fort possible que la fuite de sir Francis Burdett n’ait pas eu d’autre raison, tant les vaniteux sont sujets à de pitoyables jalousies, à de puériles petitesses.

Il est à remarquer qu’il y a dans l’existence éphémère de ceux qui n’ont été que les fétiches de la multitude un jour d’adoration suprême où elle leur a décerné le triomphe. Le plus horrible des tribuns et le plus niais de tous, Marat pendant la révolution, le bonhomme Broussel au temps de la fronde, ont eu chacun le leur. Sir Francis Burdett, par raffinement peut-être, fit promener un million d’hommes autour de son char vide. C’est à ce moment qu’il faut marquer l’apogée de sa fugitive gloire. Ce procédé équivoque ébranla son crédit. Si pendant bien des années encore le bas peuple demeura fidèle à l’objet de son fanatisme, la classe moyenne, dont l’assentiment faisait sa véritable force, ne s’abandonna plus à lui sans réserve, et ses partisans les plus proches se mirent à l’observer avec une injurieuse méfiance.

Le temps était loin pourtant où Francis Burdett devait justifier leurs soupçons. Il faut passer rapidement les années qui ont précédé la chute de l’empire. L’opposition de Burdett au parlement conserva le mène caractère d’insulte et de dénigrement, mais elle n’amena aucun fait nouveau. Il ne manqua aucune occasion de harasser le ministère de lord Liverpool, ce cabinet qui fut si glorieux et si funeste à la fois, tantôt l’accusant de dilapider la fortune de l’état, tantôt le sommant de mettre fin à une guerre inique. Du reste, il ne prenait que rarement la parole dans la chambre des communes, où il se considérait comme étranger, où l’éloquence seule aurait pu jeter un éclat toujours nouveau sur son isolement. De même que la minorité républicaine allait se consoler aux jacobins des rebuts qu’elle éprouvait dans l’assemblée constituante, ainsi Burdett préférait aux murmures de Westminster-Hall les succès bruyans et faciles de la taverne de l’Ancre et de la Couronne. Là, du moins, un auditoire dévoué ne l’interrompait que par ses applaudissemens.

Nous touchons au moment où sir Francis Burdett cesse d’être le seul chef et le seul drapeau du parti plébéien en Angleterre. Les successeurs de Pitt avaient hérité de sa politique et non de son génie. Cependant la nation, qui croissait toujours en richesse, voyant dans la guerre européenne une cause incessamment active de puissance et de prospérité, leur avait continué son appui, et, c’était sa connivence tacite, mal désavouée par des agitations passagères, qui leur avait permis, à eux et à leurs créatures, de relâcher par la corruption tous les ressorts de l’état, charger l’avenir du fardeau de cette dette immense dont le chiffre confond la pensée, de se montrer hostiles à toutes les réformes, de consommer l’asservissement de l’Irlande, et au dehors de concourir à l’asservissement de ces peuples que de menteuses promesses avaient ameutés contre Napoléon. Quand la seconde chute de ce grand mortel eut enfin pacifié le monde, l’Angleterre dut compter avec elle-même ; il se trouva que sa situation, si brillante en apparence, était grosse de périls et de crises. Une royauté sans prestige, un cabinet ennemi de toute liberté dont Castlereagh était l’âme, une aristocratie qui venait de se faire payer le salut de la république par une loi agraire de nouvelle espèce ; une population de prolétaires que l’industrie avait fait sortir du sol et que ses merveilles même condamnaient à d’éternels besoins ; toutes les questions vitales qui auraient dû être résolues vers la fin du dernier siècle, l’émancipation des catholiques, la condition de l’Irlande, la réforme enfin, retardées de vingt-cinq ans sans qu’elles eussent cessé de s’étendre, et léguées avec toutes leurs menaces, comme le poids de la dette, à la génération nouvelle ; tel fut le passif de cette victoire qui réalisa le rêve de Pitt, et que l’Angleterre avait accueillie d’abord comme le signal de la délivrance et d’une grandeur désormais sans limites. Il ne faut pas s’étonner que les années qui suivirent la conclusion de la paix universelle aient été sombres et troublées, il ne faut pas s’étonner qu’un seul homme n’ait plus suffi à cette mission que les tribuns exercent, avons-nous dit, sous le régime des aristocraties, et qui jusqu’alors avait été dévolue à celui-ci sans partage, que la popularité enfin soit allée s’abattre, selon les besoins du moment, sur des noms qui la représentaient mieux. Hunt, la reine Caroline, Hume, et plus tard O’Connell, arrachèrent le sceptre des mains de Burdett. Il n’y eut plus une cause unique de mécontentemens et de troubles ; le scandale des sinécures, le monopole de la nourriture du peuple, l’Irlande et le catholicisme, occupèrent la nation, la divisèrent et apparurent à la fois. La réforme elle-même se déplaça et alla établir son centre d’action dans ces cités récentes, Leeds, Manchester, Liverpool, Birmingham, que le travail moderne avait fondées, et qui, repoussées de la représentation nationale, étaient comme des argumens chaque jour plus convaincans et plus impérieux. En 1819, elles avaient perdu toute patience ; Birmingham, lasse d’attendre, se choisit un député sous le titre d’attorney législatif, et trouva un baronnet (sir Charles Wolseley) assez courageux pour accepter ce factieux emploi. À Manchester, le fougueux Hunt convoqua, dans la plaine de Saint-Petersfields, le premier meeting monstre qui ait effrayé l’empire ; quatre-vingt mille spectateurs accourus à sa voix avaient adopté pour cri de ralliement : Plus de corn-laws ! Les parlemens annuels ! le suffrage universel ! le vote par scrutin ! Les privilégiés prirent l’alarme ; la yeomanry, rassemblée à la hâte, chargea le peuple ; il s’ensuivit une mêlée affreuse où le sang fut versé, et l’Angleterre retentit des cris douloureux poussés par les victimes. C’était presque le commencement d’une guerre sociale ; car les rangs de la yeomanry étaient remplis de ces fermiers et cliens de l’aristocratie, ennemis naturels du peuple des manufactures depuis le moment où ils avaient obtenu le monopole des céréales.

L’importance politique de sir Francis Burdett dut décroître dans des circonstances si cruelles. Peut-être, au milieu de la douleur véritable où elles le plongèrent, la pensée lui vint-elle d’essayer de ressaisir sa popularité expirante. Quoi qu’il en soit, il écrivit à ses commettans une lettre où respirait la plus vive indignation, et la fit publier par la voie de la presse : nouvelle violation des privilèges du parlement qui l’amena devant les assises de Leicester. Son procès, commencé tard, traîna en longueur et ne réussit point à concentrer sur lui l’attention publique, Condamné, deux ans après l’évènement de Petersfields, à six mois de prison, il subit cette peine sans qu’elle produisît l’effet qu’il en attendait sans doute, et sa mise en liberté ne donna lieu cette fois à aucune espèce de cérémonie triomphale.

Cette indifférence du peuple qui succédait, dans un cas identique, à l’ivresse de 1810, prouve bien que Burdett n’était déjà plus l’unique héros de la multitude. Il nous reste à faire connaître la fin de sa carrière, qui en a démenti le début. Ce n’est qu’en peignant l’homme et en définissant son caractère que nous pourrons expliquer toute sa conduite subséquente et les tristes écarts dans lesquels il se jeta sur la fin de sa vie.

Depuis le jour où il était entré pour la première fois au parlement jusqu’à cette année critique de 1819, la cause de la réforme devait à Burdett tous les progrès qu’elle avait faits jusqu’alors. Maintenant que la question prenait une autre face, il aurait dû changer avec elle. Malheureusement, il n’eut ni l’intelligence de cette situation, ni même la conscience de ce qu’il se devait à lui-même. Quelque temps avant les troubles de Manchester, ayant repris sa motion de 1809, il s’en était tenu à sa tactique de 1789, c’est-à-dire qu’il avait renouvelé ses insultes contre le parlement. Son ironie avait été plus acérée même ; il avait traité ses collègues d’honnêtes procureurs qui faisaient en conscience les affaires de leurs mandataires, les marchands de bourgs (borough-mongers), et qui, à ce point de vue, étaient bien innocens de la corruption dont le peuple les accusait. Ce langage, qui avait été utile alors que les sarcasmes seuls pouvaient remuer une chambre décidée à ne rien entendre, était souverainement maladroit et déplacé en présence d’une crise prochaine, quand les plus prévenus en étaient arrivés à reconnaître qu’il y avait quelque chose à faire. À ce moment-là, Burdett pouvait, entrer dans une voie nouvelle ; abandonnant la théorie, il devait aborder le côté pratique de son œuvre populaire. C’est ce qu’il ne comprit pas ; il prononça lui-même sa déchéance de chef des réformistes, en laissant occuper cette position par lord John Russell, qui s’y porta immédiatement après le massacre de Manchester, et connaissant mieux le terrain, ne livra point des combats pour la gloire d’être battu, mais sans se rebuter jamais, quand une attaque générale n’avait pas réussi, reprit la question bourg par bourg et fit avancer le principe en emportant les faits. Ce n’est point la confiance du parlement, ce sont des facultés éminentes qui manquèrent à Burdett dans cette heure décisive ; c’est ce grain de génie qui permet en politique, aux tribuns comme aux hommes d’état, de se transformer sans cesse et de se régler toujours, sans dévier des principes, sur la mobilité des hommes et des choses.

Mais d’où vient que sir Francis Burdett s’obstina ensuite dans son erreur ? C’est qu’outre que son esprit manquait de portée, le jugement fut toujours obscurci en lui par la vanité, et qu’il manquait absolument d’ambition, Ce dernier reproche peut sembler étrange ; mais quoi de plus fâcheux en politique, de plus funeste que ces hommes qui sont tourmentés de la soif de s’élever sans jamais prétendre réellement à rien ? L’ambition dérive de l’égoïsme sans doute ; mais relativement à son objet, c’est une qualité sociale. La vanité sans l’ambition n’est que personnelle. C’est la folie de l’histrion avide d’applaudissemens, au point qu’il verrait avec joie le toit crouler sous les bravos.

La vanité de sir Francis Burdett passait toute croyance ; elle explique sa vie et ses penchans ; c’est parce qu’il était possédé de cette stérile passion qu’il a aimé, recherché la popularité pour la popularité, qu’elle lui a paru préférable à la cause même que la multitude adorait en lui, qu’il a tout fait, au moment où le peuple commençait à l’abandonner, pour regagner sa faveur, et que, quand il eut reconnu qu’elle lui était échappée sans retour, il n’a pas craint de ternir l’éclat de toute sa vie au lieu de se retirer du théâtre de ses triomphes et de se reposer dans sa vieille gloire.

La seconde partie de sa carrière, en effet, le montre partagé entre le dépit de se voir effacé par des célébrités nouvelles et le désir de reparaître au premier plan. Nous passerons rapidement devant le spectacle affligeant de ces luttes mesquines de la vanité blessée. Qu’il nous suffise de dire que, pendant cette denière période, la marche de Burdett devient de plus en plus incertaine ; son activité se partage ; un jour il s’enflamme pour l’émancipation catholique et semble avoir oublié la réforme. Mais chaque grand intérêt national qui l’attire encore, il s’en dégoûte, dès que cet intérêt devient plus populaire que lui-même, ou bien il cède en boudant la place à des hommes plus énergiques et plus résolus. C’est ainsi qu’il se brouille avec O’Connell, après l’avoir caressé, de même qu’il s’était brouillé avec Cobett, de même qu’il aurait rompu sans doute avec Horne Tooke lui-même, si celui-ci, désintéressé comme tous les hommes à grandes passions, ne s’était pas immolé pour lui faire un piédestal. À mesure que la réforme approche du terme désiré, on remarque que son zèle s’amortit, que sa fatigue augmente. En 1830, il a perdu jusqu’à sa violence ordinaire, et il prononce au grand étonnement de tous, sur une motion du marquis de Blandford, des paroles pleines de modération, de gravité et presque de tristesse. De toute cette dernière période de la vie de sir Francis Burdett, nous ne rappellerons que deux faits. L’un et l’autre sont également curieux.

En 1831, lorsque l’on put croire le bill de lord Grey compromis, il se forma des associations par toute l’Angleterre ; la plus importante, l’Union politique nationale, s’assembla dans Lincoln’s Inn-fields, à Londres. La présidence en avait été réservée au vétéran de la réforme ; déjà il occupait le fauteuil, lorsque des ouvriers s’avisèrent de demander à y représenter la classe des travailleurs. Là-dessus, Burdett s’emporte, dit qu’il ne reconnaît point ces distinctions de castes, et de colère abandonne le meeting. C’est ainsi qu’il donna sa démission de tribun.

Le second fait est celui qui a terminé sa longue carrière. La réforme avait enfin triomphé. Loin de se réjouir du succès de cette révolution si heureusement accomplie, loin de consentir à goûter en paix le fruit de ses honorables efforts, il ne put se résigner à l’oubli. Lors de la dissolution de 1837, au lieu de se représenter devant les électeurs de Westminster, qui pendant trente années lui avaient accordé leur confiance, on le vit solliciter les suffrages obscurs du North-Wiltshire. Cette désertion en confirma une autre dont on avait voulu douter jusqu’alors, Sir Francis Burdett, le révolutionnaire de 93, le radical de 1807, l’apôtre enfin de la réforme, avait passé aux tories. Ce fut le scandale d’un jour. Usé, fini depuis long-temps, il n’apporta rien au parti qui le reçut, il n’ôta rien au parti dont il se séparait.

On s’est donné beaucoup de peine pour expliquer cette défection. Refroidi par la vieillesse, mécontent d’être retombé dans l’oubli et revenu de toutes ses illusions révolutionnaires, on comprend qu’il ait pu contempler avec épouvante les conséquences de ces mêmes principes dont il avait été si enthousiaste autrefois, quand ils eurent dépassé le but qu’il leur avait fixé, et que, n’étant plus retenus dans un seul courant, ils se furent répandus dans tous les élémens de trouble et de désordre qui remuent encore le fond de la société britannique ; mais pour qu’il ait consenti à se joindre à ses vieux ennemis qui ne l’estimaient pas, et qu’il avait abreuvés d’outrages, il faut que des motifs plus secrets et plus puissans aient agi sur son intelligence affaiblie. La calomnie n’a pas cru elle-même que sa désertion fût la suite d’un marché conclu avec le parti qui l’adoptait. Il est fort possible que cette conversion, dont on a vainement cherché le motif, ait été déterminée par des alarmes et des intérêts d’une nature beaucoup plus personnelle. Il nous faut donc signaler ici un autre défaut qu’on a reproché à sir Francis Burdett, et qui semblerait ne pas devoir figurer dans un portrait politique : nous voulons parler de son avarice ; mais chez les hommes publics, il n’y a presque pas de vices ni de qualités privées. La nature humaine ne se prête point à ce dédoublement moral auquel on croit l’assujettir, et les actes les plus extérieurs tiennent, sans qu’on se l’avoue, à des causes tout à fait intimes. Sir Francis Burdett, dont la fortune dépendait des produits de la culture du sol, s’était violemment opposé à tout remaniement des corn-laws, que son vote avait contribué à établir en 1815. Ce n’est pas là un de ses moindres contrastes : l’irritation croissante qui menaçait le sort d’une législation dont il recueillait le fruit, a pu effrayer son avarice, et peut-être n’a-t-il passé aux conservateurs que pour défendre cette cause à tous commune, s’imaginant qu’il leur serait un précieux renfort, comme si l’autorité de son nom ne s’évanouissait point par le fait de cette trahison même.

Ainsi a fini l’un des hommes les plus populaires qui aient paru dans la Grande-Bretagne. Nous emparerons-nous de ses fautes, de sa médiocrité personnelle, de l’indifférence où la multitude le laissa après l’avoir élevé sur son pavois, du scandale de sa palinodie enfin, pour déclamer contre la popularité ? On en a déjà dit trop de mal, sans que nous venions enchérir encore sur ce texte banal. Après tout, la popularité n’est pas si stérile qu’on veut bien le dire. Sir Francis Burdett, dont nous venons de raconter la vie, tout vaniteux qu’il était, quoi qu’il fût une de ces idoles creuses qui ne méritent pas l’encens dont on les enivre, n’a pas été nuisible, n’a pas été inutile à son pays, Il lui a rendu au contraire un service que la postérité n’oubliera point, l’homme qui seul, pendant vingt ans, fut le plus constant et presque le seul défenseur de la réforme au sein d’un parlement devenu la propriété et l’instrument de l’aristocratie, qui a rappelé aux patriciens, au milieu des transports qu’excitait en eux l’impunité de la corruption, qu’ils auraient un jour à comparaître devant l’Angleterre désabusée, qui a entretenu les espérances du parti plébéien et relevé son courage, qui enfin, pendant qu’un sénat ambitieux se rangeait du côté de la contre-révolution européenne peur abaisser la France, a continué l’œuvre de la révolution intérieure, comme pour protester en faveur des droits de la race humaine, et a fait entendre les accens de la liberté après que les Fox, les Gratlan, les Sheridan, les Grey se furent endormis les uns dans leur silence, les autres dans la tombe.

Comme on a médit de la popularité on devait médire aussi des tribuns, et l’exemple que nous venons de développer, où nous avons essayé de prouver qu’ils sont un tempérament indispensable à la puissance énorme des privilégiés sous le régime aristocratique, ne parviendra pas à détruire les jugemens sévères qu’on a porté sur eux, Peut-être serait-il nécessaire d’y ajouter plus tard un nouvel exemple pour compléter notre pensée ; car, à notre sens, il n’y a pas qu’un seul modèle de tribun du peuple : s’il en est qui se laissent pousser par la multitude, il en est aussi qui savent la conduire. Les uns, nous en convenons, prenant la popularité pour but de leurs efforts et non pas comme moyen, rapportent tellement à leur personne le culte enthousiaste, dévoué, dont leur nom est devenu le symbole : ils sont les instrumens de la foule, les agens passifs d’une idée dont ils reçoivent l’impulsion, à ce point qu’elle les dépasse s’ils s’arrêtent, qu’elle les abandonne s’ils veulent aller plus vite qu’elle. Sir Francis Burdett fut de ces derniers. Mais les autres ont devant les yeux un noble dessein qui les passionne et qu’ils poursuivent sans relâche. Leur ambition est grande comme leur conviction ; ils aiment la popularité, mais pour la force qu’elle leur donne ; sans ce levier ils ne soulèveraient pas leur monde : instrument terrible dans leurs mains qui brise tous les obstacles, ou les brise eux-mêmes. Ces tribuns-là, il faut en parler avec respect ; car on ne peut traiter dédaigneusement ceux de qui dépend quelquefois la destinée des plus grands empires. Il suffit de nommer les Gracques dans l’antiquité, Daniel O’Connell dans nos temps modernes, pour caractériser la distinction que nous voulions établir.