Démêlés du Comte de Montaigu/Chapitre X
X
comment jean-jacques raconte les derniers jours passés à Venise ; son retour à Paris
J’allai droit chez M. Le Blond lui conter l’aventure. Il en fut peu surpris ; il connaissait l’homme. Il me retint à dîner… Le consul conta mon cas à la compagnie. À ce récit il n’y eut qu’un cri, qui ne fut pas en faveur de Son Excellence. Elle n’avait point réglé mon compte, ne m’avait pas donné un sou, et réduit pour toute ressource à quelques louis que j’avais sur moi, j’étais dans l’embarras pour mon retour. Toutes les bourses me furent ouvertes… et en attendant mon départ…
Fidèle à son système d’exagération, J.-J. Rousseau annonce qu’au sortir du palais de l’ambassade tous les bras s’ouvrirent pour le recevoir et toutes les bourses pour remplir la sienne. Que Le Blond ait hébergé son compère, passe encore ; il intriguait secrètement contre l’ambassadeur et était tout disposé à lui être désagréable en obligeant son ex-secrétaire. Mais le ministre d’Espagne, si intimement lié avec son collègue, au dire de Jean-Jacques lui-même, ne lui aurait pas fait l’injure de prodiguer ses amabilités à un agent exclu de l’ambassade de France. Rousseau n’y regarde pas de si près.
Je fus loger chez le chancelier du consulat, pour bien prouver au public que la nation n’était pas complice des injustices de l’ambassadeur. Celui-ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune… s’oublia jusqu’à présenter un mémoire au Sénat pour me faire arrêter.
On croirait, à le lire, que le Sénat de Venise était son humble serviteur : n’insinue-t-il pas que le gouvernement eut la courtoisie de l’informer qu’il lui était permis de demeurer dans la ville autant qu’il voudrait ? Il y resta au plus quinze jours après son renvoi, et pendant ce temps il nargua de telle façon le comte de Montaigu que celui-ci présenta, le 31 août, un mémoire au Collège des inquisiteurs pour obtenir son expulsion. Les inquisiteurs d’État auraient accédé volontiers à la requête ; mais ils constatèrent que Rousseau n’était plus à Venise depuis le 28 août[1].
Les dix-huit mois que j’ai passés à Venise ne m’ont fourni de plus à dire qu’un simple projet tout au plus.
La date du départ de J.-J. Rousseau est exactement connue ; comme il était arrivé le 4 septembre 1743 il a passé à peine un an dans la ville des doges. Il se trompe donc de six mois dans l’évaluation de son séjour.
Mon plus court chemin n’était pas par Lyon : mais j’y voulus passer pour vérifier une friponnerie basse de M. de Montaigu.
L’itinéraire du retour est plus exact que celui de l’aller. Mais c’est qu’il s’agit ici de mettre en évidence une dernière friponnerie de son maître.
J’avais fait venir de Paris une caisse contenant une veste brodée en or, quelques paires de manchettes et six paires de bas de soie blancs ; rien de plus. Sur la proposition qu’il m’en fit lui-même, je fis ajouter cette caisse, ou plutôt cette boîte, à son bagage. Dans le mémoire d’apothicaire qu’il voulut me donner en payement de mes appointements et qu’il avait écrit de sa main, il avait mis que cette boîte, qu’il appelait ballot, pesait onze quintaux, et il m’en avait passé le port à un prix énorme. Par les soins de M. Boy de La Tour, auquel j’étais recommandé par M. Roguin, son oncle, il fut vérifié sur les registres des douanes de Lyon et de Marseille que le dit ballot ne pesait que quarante-cinq livres et n’avait payé le port qu’à raison de ce poids. Je joignis cet extrait authentique au mémoire de M. de Montaigu : et muni de ces pièces et de plusieurs autres de la même façon, je me rendis à Paris, très impatient d’en faire usage.
La caisse dont il s’agit était une caisse remplie d’objets de toilette, qu’il avait fait venir avec les bagages de l’ambassadeur. Il ajoute même que celui-ci aurait retenu, en réglant son compte, le port de la dite caisse, ainsi qu’il était juste, mais en lui attribuant un poids de onze quintaux, tandis qu’elle ne pesait que quarante-cinq livres, ce qui, assure-t-il, fut reconnu véritable sur les registres de douane de Lyon. Or, tout ceci est inexact : la caisse dont il s’agit n’est nullement celle dont Rousseau fait mention ; elle fut expédiée pour une série d’emplettes, à laquelle Rousseau fait allusion dans une lettre écrite par lui à la comtesse de Montaigu, et conservée dans les archives de la famille : « J’envoie à un ami un mémoire assez considérable de plusieurs emplettes à faire à Paris pour moi et pour mes amis de Venise. Son Excellence m’a promis, Madame, de vous prier de vouloir bien recevoir le tout et l’envoyer sur le même vaisseau et sous les mêmes passeports que votre équipage[2]. »
C’est de cette seconde caisse qu’il s’agit en réalité. Rousseau trouvait avantage à confondre les deux envois.
Le bruit de mon histoire m’avait devancé, et en arrivant je trouvai que dans les bureaux et dans le public tout le monde était scandalisé des folies de l’ambassadeur.
Malgré cela, malgré le cri public dans Venise, malgré les preuves sans réplique que j’exhibais, je ne pus obtenir aucune justice. Loin d’avoir ni satisfaction, ni réparation, je fus même laissé à la discrétion de l’ambassadeur pour mes appointements, et cela par l’unique raison que, n’étant pas Français, je n’avais pas droit à la protection nationale, et que c’était une affaire particulière entre lui et moi.
Rousseau arriva à Paris, persuadé que ses démêlés avec son ancien maître avaient fait beaucoup de bruit dans la capitale, et qu’il n’aurait qu’à exhiber ses preuves pour que tout le monde vint se ranger de son côté. Aussi, quelle ne fut pas sa désillusion quand il vit que, malgré son éloquence, il n’obtenait pas « justice » ! On se demande ce qu’il entendait par cette expression, car le comte de Montaigu ne lui avait causé aucun tort ; lui en eût-il causé, le public n’avait pas à intervenir dans une question d’ordre privé ; Jean-Jacques n’était pas un agent du roi, mais un commis du comte de Montaigu. Il ne rencontra qu’un accueil indifférent là où il s’attendait à tout autre chose. Désappointé, il partit de nouveau en guerre contre les hommes et « nos sottes institutions civiles ».