Délices royales, ou le Jeu des échecs/Préface

et Aben-Yé’Hia
Traduction par Léon Hollænderski.
Chez B. Créhange (p. 3-8).

PRÉFACE.



De tous les jeux où l’esprit seul a part, le plus compliqué, le plus savant, le plus fertile en combinaisons ingénieuses et en curieux problèmes est sans contredit le Jeu des Échecs. Aussi, à toutes les époques a-t-il été le jeu de prédilection des esprits sérieux et la récréation favorite de presque tous les grands hommes.

D’illustres savants, entre autres Leibnitz et Euler, ont eu recours aux mathématiques pour résoudre divers problèmes que ce jeu présente. Frappés de la beauté et de la variété de ses combinaisons ils n’ont pas craint de lui donner le nom de science.

L’origine des échecs se perd dans la nuit des temps et a donné lieu à des opinions très-controversées. Beaucoup d’écrivains se sont occupés de cette question intéressante. Citons, en passant, Lopez de Segura, Dominico Tarsia, Sarazin et Fréret, secrétaire de l’Académie française ; ce dernier prononça, dans une séance extraordinaire à laquelle assistait Louis XV, un discours fort remarquable sur le jeu des échecs, que le roi avait beaucoup aimé dans sa jeunesse.


On avait cru d’abord qu’il fallait remonter au siége de Troie pour trouver l’origine de ce jeu, dont on attribuait l’invention à Palamède, l’un des chefs grecs qui contribuèrent à la ruine de la ville de Priam. D’autres assuraient que les échecs venaient des Romains. « Mais, dit avec raison Fréret dans son discours, les jeux des soldats (trunculi), des jetons (calculi et scrupuli), qu’ils prennent pour celui des échecs, n’ont aucune ressemblance avec ce jeu dans les choses qui en constituent l’essence et qui distinguent les échecs de tous les autres jeux de dames, de marelles et de jetons, avec lesquels ils le confondent. »
« C’est en effet un point bien difficile à établir, dit l’auteur du livre que nous avons traduit, à cause de la grande antiquité de ce jeu. Mais j’ai sondé les secrets des vieux textes ; j’ai compulsé des ouvrages latins et grecs, arabes et persans, et une foule d’autres appartenant à des nations qui ne sont pas des enfants d’Israël. J’ai réuni et placé sous les yeux du lecteur tout ce que disent ces livres, sans toujours être d’accord entre eux. »


Quoi qu’il en soit, il est avéré que les Indiens, les Chinois et d’autres peuples de l’Orient connaissaient les échecs déjà dans l’antiquité. Les romans de la Table ronde nous apprennent que les chevaliers du roi Arthur y jouaient fréquemment. Les douze pairs de France, les paladins de Charlemagne, faisaient de même. Les chroniqueurs qui ont parlé des Sarrasins les représentent comme très-habiles à ce jeu. La princesse Anne Comnène, dans la monographie de son père Alexis, empereur de Constantinople (douzième siècle), fait aussi mention des échecs, qu’elle nomme latrichion.

Le Talmud fait aussi mention de ce jeu dans le Tract. kethouboth, ainsi que son commentateur Raschi.

De nos jours, ce noble jeu est répandu dans la plus haute société. Les plus vastes intelligences, les esprits les plus éminents, les têtes couronnées même s’y exercent avec ardeur dans les rares moments de loisir que leur laissent le soin des affaires publiques et les graves préoccupations du gouvernement.

La connaissance des échecs est pour ainsi dire le complément d’une bonne éducation et une marque de haute instruction.

Des traités remarquables ont été publiés sur ce jeu intéressant en Angleterre, en France et en Allemagne. F. Alliey, dans sa Bibliographie, cite des passages de trois cent quatre-vingt-dix auteurs qui ont parlé des échecs dans leurs œuvres diverses. Il ajoute qu’à sa connaissance six cent onze ouvrages ont paru sur ce sujet en toutes sortes de langues (onze en hébreu) du douzième siècle jusqu’au dix-neuvième.

La faveur dont jouit aujourd’hui le jeu des échecs nous a engagé à traduire en français les Délices royales, que nous offrons au public. Il ne nous appartient pas de vanter ici le style pur, élégant, éloquent même, de ce curieux ouvrage qui n’est guère connu que de quelques bibliophiles. Malheureusement nous ne pouvons nous flatter d’avoir fait passer dans notre langue la grâce et la poétique naïveté du texte. L’extrême concision de l’hébreu, la brièveté énergique de l’idiome biblique, sont autant d’écueils contre lesquels viennent se heurter les efforts et la bonne volonté du traducteur. Néanmoins rien n’a été épargné de notre part, car nous nous sommes attaché à rendre chaque phrase le plus fidèlement possible. Dans le but d’éclaircir les passages les plus difficiles et les plus obscurs, nous avons ajouté çà et là des notes pour la rédaction desquelles nous n’avons ménagé ni les soins ni les recherches. Les hébraïsants pourront, grâce au texte original qui se trouve en regard de notre traduction, apprécier la conscience que nous y avons apportée, et sauront nous rendre justice.

Afin de mettre le lecteur à même de voir combien peu de changements les règles du jeu des échecs ont subis depuis le douzième siècle, nous avons cru bien faire en complétant le volume par un aperçu succinct sur les règles dont on se sert actuellement.

Puisse ce modeste travail être accueilli avec quelque faveur ; nous nous croirons largement payé de nos peines.

Le Traducteur.