POÈMES


DÉFENSE DE SAVOIR


Ma présence n’est pas ici.
Je suis habillé de moi-même.
Il n’y a pas de planète qui tienne
La clarté existe sans moi.

Née de ma main sur mes yeux
Et me détournant de ma voie
L’ombre m’empêche de marcher
Sur ma couronne d’univers,
Dans le grand miroir habitable,
Miroir brisé, mouvant, inverse
Où l’habitude et la surprise
Créent l’ennui à tour de rôle.

L’aventure est pendue au cou de son rival
L’amour dont le regard se retrouve ou s’égare
Sur les places des yeux désertes ou peuplées.

Toutes les aventures de la face humaine,
Cris sans échos, signes de mort, temps hors mémoire,
Tant de beaux visages, si beaux
Que les larmes les cachent,
Tant d’yeux aussi sûrs de leur nuit
Que des amants mourant ensemble,
Tant de baisers sous roche et tant d’eau sans nuages,
Apparitions surgies d’absences éternelles,
Tout était digne d’être aimé,
Les trésors sont des murs et leur ombre est aveugle
Et l’amour est au monde pour l’oubli du monde.

Accrochés aux désirs de vitesse
Et cernant de plomb les plus lents
Les murs ne se font plus face.
Des êtres multiples, des éventails d’êtres,
Des êtres-chevelures
Dorment dans un reflet sanglant.
Dans sa rage fauve
La terre montre ses paumes.

Les yeux se sont fermés
Parce que le front brûle.
Courage nocturne. Diminuer l’ombre
De moitié. Miroir de l’ombre,
Moitié du monde. La tête tombe
Entre le sommeil et le rêve.

Il fait toujours nuit quand je dors,
Nuit supposée, imaginaire
Qui ternit au réveil toutes les transparences.
La nuit use la vie. Mes yeux que je délivre
N’ont jamais rien trouvé à leur puissance.

Les hommes errants, plus forts que les nains habituels,
Ne se rencontrent pas. L’on raconte
Qu’ils se dévoreraient. La force de la force…
Carcasses de connaissances, carcasses d’ânes,
Toujours rôdant dans les cerveaux et dans les chairs,
Vous êtes bien téméraires dans vos suppositions.

Savante dégradation des blancs,
Au ventre à table tout le matériel nécessaire.
L’espoir sur tous les yeux met ses verres taillés,
Le cœur, on s’aperçoit que, malgré tout, l’on vit,
Tandis qu’aux plages nues un seul homme, inusable,
Confond toute couleur avec la ligne droite,
Mêle toute pensée à l’immobilité
Insensible de sa présence éternelle
Et fait le tour du monde et fait le tour du temps
La tête prisonnière dans son corps lié.

La nuit, les yeux les plus confiants nient
Jusqu’à l’épuisement :
La nuit sans une paille,
Le regard fixe, dans une solitude d’encre.

Quel beau spectacle, mais quel beau spectacle
À proscrire. Sa visibilité parfaite
Me rendrait aveugle.

Des chrysalides de mes yeux
Naîtra mon sosie ténébreux.
Parlant à contre-jour, soupçonnant, devinant,
Il comble le réel.
Et je soumets le monde dans un miroir noir.
Et j’imagine ma puissance —
Il fallait n’avoir rien commencé, rien fini —
J’efface mon image, je souffle ses halos :
Toutes les illusions de la mémoire,
Tous les rapports ardents du silence et des rêves,
Tous les chemins vivants, tous les hasards sensibles.
Je suis au cœur du temps et je cerne l’espace.

Hésité et perdu. Succomber en soi-même.
Table d’imagination. Calcule encore.
Tu peux encore tendre tes derniers pièges,
De la douleur, de la terreur.
La chute est à tes pieds, mordre c’est devant toi,
Les griffes se répandent comme du sang
Autour de toi.
Voici que le déluge sort sa tête de l’eau,
Sort sa tête du feu.
Et le soleil noue ses rayons, cherche ton front
Pour te frapper sans cesse,
Pour le voler aux nuits.
Beaux sortilèges impuissants !

Tu ne sais plus souffrir,
Tu recules, insensible, invariable, concret,
Dans l’oubli de la force et de toutes ses formes
Et ton ombre est une serrure.

Paul Eluard.