Défaite en échelons

Jacques Laubier (pseudonyme de )
Défaite en échelons
La Revue blancheTome XVII (p. 539-541).

NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Défaite en échelons [1]

Chaque fois qu’il s’est produit un déraillement grave, et pendant que l’opinion publique en est encore vivement émue, comme on dit, on voit le représentant de l’arrondissement victime s’élancer à la tribune, et demander l’urgence pour une proposition de loi si bien faite que l’on ne sait plus comment de nouveaux accidents pourraient encore oser faire parler d’eux. Il ne faut donc pas s’étonner si, vers la fin de l’affaire Dreyfus, — et un peu après le commencement de l’affaire Picquart, — nous voyons un conseiller municipal ou un député radical proposer des mesures pour éviter le retour d’un accident aussi regrettable.

Cela ne tire pas à conséquence : on attaque les congrégations comme on attaquait les grandes compagnies ; moyennant quoi M. Raynal rapportera le budget des Conventions et M. Zurlinden commandera au deuxième conseil de guerre, sans toutefois le lui ordonner, de condamner le colonel Picquart. Et les radicaux seront contents.

Ils ne seront pas surpris d’avoir été battus, car ils en ont une longue et chère habitude ; pour vaincre, il faut souhaiter la victoire et parfois même avoir du courage : or les radicaux ont toujours du courage, excepté pendant la bataille, et ils savent qu’il est de favorables défaites ; demandez plutôt à M. Doumer, pendant que nous l’avons à Paris, ce qu’il pense de l’impôt sur le revenu de l’Indo-Chine.

Ainsi nos radicaux s’étaient fort opportunément rappelé qu’ils avaient fait profession d’anticléricalisme aux précédentes législatures, que telle était leur gloire ; oubliant la campagne électorale et se pardonnant à eux-mêmes certaines alliances qui ont réussi, les radicaux résolurent de partir en guerre. Ne sais quand reviendront, car ils sont prisonniers.

Cela n’est pas de leur faute ; le malheur vient de ce que ces conventionnels ralliés n’ont pas du tout le tempérament révolutionnaire ; M. Fernand Rabier déclare soigneusement, au nom de ses collègues radicaux socialistes (s’il est permis de parler ainsi), qu’il n’y a dans cette Chambre que des députés ; il ne s’agit pas, sachez-le bien, de francs-maçons. Heureusement que M. de Mun fut bon prince et n’insista pas trop. On eût fini par lui déclarer non moins soigneusement qu’il n’y avait jamais eu de Jacobins à la Convention, que le Comité des 9 n’était qu’une sorte de grande commission, — analogue à cette précieuse commission des 33 que M. Levraud venait de faire instituer pour veiller sur l’Université.

Notez que M. Fernand Rabier est un des meilleurs ; c’est un radical vieux jeu ; dans sa province d’Orléans il ne fut pas élu par des réactionnaires contre un socialiste, ce qui est à Paris le nouveau jeu radical ; mais il fut élu contre des réactionnaires par des radicaux et par des socialistes.

Et M. Fernand Rabier est un des plus audacieux. « Il y a quatre cents députés », disait-il à un électeur au temps de l’élection, « il y a quatre cents députés qui savent que Dreyfus est innocent ; mais il y en a bien peu qui osent le dire tout haut, comme moi. » Toute cette audace fut impuissante contre la loi Falloux.

Les radicaux avaient contre eux tous les partisans du libéralisme ; ils avaient contre eux les disciples de Veuillot partisans du libéralisme des autres ; ils avaient contre eux les partisans du libéralisme à tort et à travers, comme M. Aynard ; ils avaient contre eux les partisans du libéralisme autoritaire, proprement appelé libéralisme auvergnat, à cause de M. Charles Dupuy.

Les radicaux avaient contre eux certains radicaux de la meilleure marque : un radical assez connu, M. Alexandre Millerand, qui se trouvait là, — et, pour qui le connaît, cela seul suffit à prouver que la séance ne serait pas compromettante, — fit spécieusement dévier le débat sur la question de la séparation des Églises et de l’État, ce dont M. de Mun le remercia fort à propos. Tout le monde y mit du sien. M. le Président du Conseil promit la loi sur les associations. M. Pierre Baudin reprochait surtout à la proposition son caractère improvisé.

Il est certain que M. Levraud avait un peu donné l’impression qu’il se croyait encore au Conseil municipal, où il présidait la quatrième commission, celle de l’enseignement. Or le Palais-Bourbon n’est pas l’Hôtel-de-Ville : au Conseil, les radicaux-socialistes, qui disposent d’une écrasante majorité, votent comme un seul homme les vœux qu’on leur propose ; à la Chambre, ils sont en minorité, ce qui les déconcerte, et leurs vœux sont des lois, ce qui les intimide. C’est pour cela que d’assez bons conseillers font souvent de mauvais députés.

M. Pierre Baudin propose donc, préalablement, une réforme de l’Université ; c’est aussi une réforme de l’Université que nous a proposée M. Victor Augagneur, de Lyon, dans un journal où écrit M. Baudin. M. Victor Augagneur ne croit pas que le lycée soit plus que le séminaire une école d’émancipation, pas plus d’ailleurs que les Facultés d’enseignement supérieur.

« Pensez-vous », écrit-il, « que beaucoup de jésuites aient été plus jésuites que ne le fut M. Ollé-Laprune, professeur à l’École normale, et que les Facultés catholiques de province appelaient comme conférencier les jours de grand gala ? Pensez-vous que beaucoup de jésuites soient plus jésuites que M. Brunetière, professeur à l’École normale, et qui prêche aujourd’hui, devant le Congrès de la jeunesse catholique, à Besançon, sur le « besoin de croire » ? Pensez-vous que la suppression de la loi Falloux changerait quelque chose à l’esprit des jeunes gens saturés d’Ollé-Laprune et imprégnés de Brunetière ? »

Nous pouvons rassurer M. Victor Augagneur : l’Université n’est pas aussi atteinte qu’il s’imagine ; en particulier « notre grand séminaire laïque », — c’est ainsi qu’il nomme l’École normale, — est resté intact ; M. Ollé-Laprune, introduit dans la maison par la réaction momentanément victorieuse, n’y a eu, jusqu’à sa mort, aucune influence : M. Brunetière, critique littéraire, y a eu des élèves, mais M. Brunetière, devenu évêque du dehors, sait pertinemment qu’il ne peut pas, et nous employons cette expression au sens exact, y remettre les pieds.

Le mal est grand, sans doute. Alors pourquoi nous quereller sur la précellence des remèdes ? Pourquoi déprécier les remèdes voisins ?

Nous venons tous de constater avec effroi que l’enseignement nous a perverti des générations entières. Dans cette perversion générale nous avons reconnu que la vieille Université, fidèle au meilleur de son passé, prête au meilleur de son avenir, est demeurée, sans être parfaite, à beaucoup près la meilleure maîtresse de vérité. Que l’on réforme ses programmes, soit ; que l’on donne à son personnel toute la liberté qu’il mérite ; que les bons travailleurs intellectuels qui en sont le cœur en deviennent tout le corps ; mais qu’on ne croie pas que cela suffise : les bons Pères enseigneraient mieux que nous l’esprit universitaire, car ils sont capables de toutes comédies. Un examinateur à l’École navale s’étonnait que les élèves de certaine école préparatoire lui répondissent comme par hasard ce qu’il avait mis dans ses livres — « Oh monsieur », dit le bon Père, « s’il y avait dans vos livres que les Pyrénées sont un fleuve, nos élèves en sauraient les affluents. »

Que l’Université donc devienne tout à fait ce qu’elle est déjà mieux que personne, et ainsi elle n’aura rien à redouter d’une concurrence loyale ; mais puisque la concurrence d’Église est irrémédiablement déloyale, que l’on supprime aussi la loi Falloux, gardienne instituée pour la défense de cette concurrence déloyale. Et enfin si la concurrence déloyale se faisait toute occulte, alors, que l’on vote les lois nécessaires de salubrité : les commissions d’hygiène ont droit de pénétrer dans le privé des citoyens.

Telle sera l’action légale, nécessaire, et insuffisante elle-même si elle n’est pas comme entourée d’une action morale invinciblement intense et pertinace.

Il ne s’agit pas d’opposer dans des raisonnements indéfinis la liberté au monopole. Tout ce qui sera donné au monopole sera ainsi enlevé à la liberté, c’est entendu : ainsi le veut le respectable principe d’identité. Mais, s’il vous plaît, de quelle liberté parlons-nous ? — De la liberté de ceux qui enseignent. — Tout le contre sens est là. Il n’y a dans toute cette question qu’une seule liberté qui vaille, qui soit à considérer, à respecter, mais elle est à respecter toute : la liberté de ceux qui sont enseignés. Et le commencement de cette liberté est que ni leur personne morale ni leur personne intellectuelle ne soient déformées par l’industrieuse déformation des Jésuites.

  1. Messieurs les radicaux nous sauront gré de ce titre un peu militariste.