Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre X. La guerre


Traduction par C. Lemaire.
Hetzel (p. 154-169).


CHAPITRE X

la guerre


La fin de l’éclipse nous trouva hors de Loo. Nous nous dirigeâmes vers le camp où étaient retirées les troupes des chefs prêts à la révolte.

C’était une colline en forme de fer à cheval dont les deux bouts, resserrés fortement, étaient tournés vers Loo. Elle était inaccessible aux deux extrémités où le roc était tout à fait perpendiculaire. Mais l’accès était praticable à la circonférence extérieure de la colline et à l’intérieur du fer à cheval, où s’étendait une langue de terre cultivée. C’était une forteresse et un observatoire naturels. Nous eûmes la satisfaction de constater que nous étions en nombre. Infadous était le chef le plus populaire de tout le pays ; il rassembla les troupes et les harangua.

Pour ne pas défigurer le discours pathétique du vieux chef, je ne le rapporte pas. Croyez-en ma parole quand j’affirme que nos harangueurs ne sauraient pas mieux entortiller leurs auditeurs.

Ensuite, Ignosi se présenta, et, dans un langage imagé, poétique et vigoureux, prononcé d’une voix puissante et sonore, il réussit à persuader aux Koukouanas qu’il était bien leur roi légitime ; sous son règne de justice et de clémence, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. L’éloquence native du jeune homme, sa beauté, son assurance, son air de supériorité, notre présence étrange, peut-être, dont il s’appliqua à faire ressortir les avantages, gagnèrent les troupes. Quand il eut fini, au milieu du plus profond silence, un murmure grave et prolongé s’éleva des rangs : « Koum ! » Ignosi était salué et accepté comme roi.

Alors commencèrent nos préparatifs. Les provisions furent distribuées aux troupes, des chefs nommés, les postes occupés, les sentinelles désignées. Il faisait nuit, et le repos du sommeil s’étendit sur le camp.

Nous aussi nous avions besoin de repos. Les indigènes avaient beau nous prendre pour des êtres surnaturels, étrangers aux misères des mortels, la matière se chargeait de nous rappeler à une juste appréciation de nous-mêmes.

On nous offrit une hutte, où Good eut la joie de retrouver ses effets avec notre mince bagage. Le pantalon n’y manquait pas ; Good l’enfila sur-le-champ et dormit avec, sûr ainsi de ne plus se laisser déposséder. Désormais, les belles jambes blanches de Good furent dérobées à l’admiration des Koukouanas. Infadous réclama, mais en vain ; Good fut inexorable.

De grand matin, les allées et les venues nous réveillèrent. Trois colonnes étaient déjà sorties de Loo et s’avançaient contre nous.

Nous nous habillâmes. Sir Henry ne fit pas les choses à moitié. Infadous lui avait procuré un costume indigène. Autour de son cou était attachée la peau de léopard d’un officier ; sur sa tête flottait la plume d’autruche portée par les généraux ; à la taille il portait la ceinture de queues de bœufs blancs ; il était chaussé de sandales et de guêtres de peau de chèvre ; comme armes, il avait une lourde hache, un grand bouclier de fer rond et le nombre réglementaire de tollas. Ce costume rehaussait encore la beauté physique de sir Henry.

Ignosi arriva bientôt ; il était accoutré de la même façon.

Good et moi nous étions moins avantagés. D’abord les cottes de mailles nous étaient trop grandes. Good mit la sienne par-dessus tous ses habits, en rentrant l’extrémité dans ses vieilles bottes. Avec son chapeau et son monocle, il avait l’air plus grotesque que guerrier.

Mon attirail de guerre est vite énuméré : outre la cotte de mailles sous laquelle je n’avais laissé que l’indispensable, je n’avais que des chaussures indigènes et une grande plume attachée à mon chapeau afin de me donner l’air plus farouche. Pour armes nous étions munis d’une hache, d’un bouclier dont je ne savais que faire, et un porteur nous suivait avec des armes à feu et des munitions.

Enfin, l’ennemi avançait. On nous attaqua de trois côtés à la fois. On m’avait placé dans la réserve et j’espérais ne pas donner. Je me vis forcé de marcher ; alors, faisant à mauvaise fortune bon cœur, j’appelai toute ma bravoure à mon aide. Dieu sait si j’avais du goût pour aller me faire écharper dans cette bagarre ! La mêlée fut épouvantable ; on ne voyait qu’à travers un brouillard rouge. Je me battais en désespéré. Le fait est qu’il n’y avait pas d’alternative : tuer ou être tué. Un grand sauvage, un chef, à en juger par ses plumes, s’élance vers moi avec tant de furie, que je crus ma dernière heure venue. Heureusement, je ne perdis pas la tête, je me jetai à plat ventre ; le sauvage passa par-dessus moi, et, dans la violence de son élan, tomba à terre. En un clin d’œil, j’étais relevé, et mon pistolet lui avait dit un dernier mot. Je m’applaudissais de ma présence d’esprit, quand un coup sur la tête me brouilla les idées.

J’ouvris les yeux sous une pluie froide. Good, penché anxieusement sur moi, me jetait de l’eau à la figure.

« Ça va-t-il mieux, mon brave ?

— Mais ça ne va pas mal ; un peu étourdi, voilà tout. Et les affaires, où en sont-elles ?

— Oh ! elles vont à merveille ! Ils sont enfoncés sur toute la ligne. »

Nous nous félicitions d’un succès si prompt et si facile, quand Infadous, prévenu de mon accident, se présenta.

« Nous sommes victorieux maintenant, dit-il, après s’être informé de mon état ; mais sachez bien que Touala reviendra à la charge. Il est sage de délibérer sur la conduite que nous avons à tenir. »

Nous nous dirigeâmes vers le poste qu’occupait Ignosi.

Lorsque nous y fûmes arrivés, Infadous ouvrit la délibération.

« Seigneurs blancs, roi Ignosi, et vous, chefs, dit-il, réfléchissez sur ce que nous avons à faire. Aujourd’hui, ou demain, ou plus tard, nos provisions seront épuisées. L’eau de l’unique source suffit à peine pour désaltérer nos soldats, et elle ne suffira pas longtemps. D’autre part, Touala recevra du renfort, il viendra nous assiéger avec des forces supérieures. Devant ces faits, quel est votre dire ?

— Parle le premier, Macoumazahne, l’avisé, toi qui, dans le pays des blancs, as vu et appris bien des choses. »

Ainsi invité, je dus énoncer mon avis, et vraiment contre mon gré.

« Je n’aime pas la guerre, dis-je, je l’ai en horreur ! Cependant, dans les circonstances où nous nous trouvons, il me semble que nous n’avons plus le choix ; il faut aller jusqu’au bout. À cette heure, nos guerriers, fiers de notre succès, nous suivront avec confiance. Demain ils se seront comptés et comparés aux troupes fraîches de Touala ; la fatigue, la faim, la soif aidant, ils se décourageront. Si, avant de laisser aux nôtres le temps de penser, et à Touala celui d’agir, nous descendons sur Loo, les troupes démoralisées de Touala ne tiendront pas devant nous, et nous avons beaucoup de chances pour que la journée nous appartienne. »

Un profond silence accueillit ce discours guerrier d’un homme pacifique.

Au bout d’un moment, Ignosi, absorbé dans ses pensées, releva la tête et dit :

« Macoumazahne a parlé selon ma pensée. Mes amis, organisons-nous sans tarder, et, ce soir, nous dormirons dans le kraal de Touala. »

Mars n’a pas présidé à ma naissance, et on ne va pas contre son étoile ; mais, puisqu’on était engagé dans cette guerre, bon gré mal gré il fallait bien aller jusqu’au bout, et le mieux possible.

Voici comment Ignosi arrangea son plan : les soldats d’élite, les Gris, cette troupe incomparable chez les Koukouanas, fut placée sous les ordres d’Infadous et sous la protection de sir Henry. Elle devait occuper la gorge du fer à cheval. Nous pensions que Touala, nous voyant descendre en face de Loo, prendrait l’alarme et viendrait nous couper le passage avant que nous fussions hors du fer à cheval. Et tandis que les Gris se battraient sur cette langue de terre étroite, le reste de nos troupes, descendant du côté opposé, devait tourner la colline extérieurement et prendre Touala en flanc de droite et de gauche.

Les ordres furent exécutés dans ce sens ; le régiment des Gris savait quel honneur on lui faisait, et cependant chaque homme prit sa place sans un signe d’hésitation, sans une parole, sans que rien dans ses traits indiquât la crainte. Le régiment des Buffles venait après, sous les ordres d’Ignosi, et je les accompagnais. Infadous, qui, en vieux général, connaissait l’importance de soutenir le moral de ses soldats, passa les moments d’attente à encourager son monde ; il leur promettait de l’avancement, du bétail, et la faveur du grand guerrier blanc qui les honorait de sa présence.

« Voici votre roi, dit-il, chefs et soldats, rendez hommage au fils de vos rois ! »

Et, du sein de ces rangs condensés, s’éleva un murmure semblable à celui de la mer. Il était causé par le bruit que rendaient les boucliers légèrement frappés avec le manche des lances. Le son grandit comme un remous dans l’eau, augmenta tellement qu’on aurait cru le grondement du tonnerre, puis il décrut graduellement et expira dans le silence. Un salut formidable s’éleva de ce silence : « Koum ! » Jamais empereur romain, avant un combat de gladiateurs, n’avait reçu pareille acclamation de ceux qui allaient mourir.

Ignosi répondit en levant sa hache ; puis ses Gris défilèrent en une triple ligne longue de mille hommes.

Le deuxième régiment se forma comme le premier, et je défilai avec eux. Si les Koukouanas allaient à la mort sans crainte, dame, tant mieux. Je ne peux pas, honnêtement, en dire autant. Souvent je m’étais trouvé dans des positions critiques, mais jamais dans une situation dont il parût si peu probable de sortir.

Quand nous arrivâmes au bord du plateau, les Gris avaient déjà descendu la moitié de la colline, et cette opération avait produit une vive animation dans le camp de Touala ; des troupes sortaient de Loo et s’avançaient rapidement pour nous empêcher de nous répandre dans la plaine.

Mais, quand les Gris furent arrivés à l’entrée du fer à cheval, ils y restèrent immobiles.

Lorsque les soldats de Touala furent près des nôtres et qu’ils virent la gorge défendue par les braves des braves, ils firent halte, peu pressés de croiser leurs lances avec ces guerriers impassibles et attentifs.

Bientôt un grand chef s’avança, reconnaissable à sa belle plume d’autruche noire, il donna un ordre, et le premier régiment ennemi se mit en marche.

Ils étaient à quarante mètres et avaient déjà fait voler une pluie de tollas que les Gris n’avaient pas encore bougé. Soudain, sur un signe d’Infadous, les Gris s’ébranlèrent, se précipitèrent en rugissant, la lance en avant, et les deux régiments s’étreignirent pour une lutte mortelle. Puis on entendit comme un grondement sourd : c’étaient les boucliers qui se heurtaient ; toute la plaine scintillait à l’éclair des lances qui s’abaissaient et se relevaient. Cette masse humaine se roulait, se heurtait, se tordait, s’abîmait. Ce ne fut pas long. Les lignes des assaillants faiblirent, et, d’un mouvement sûr et lent, comme celui d’une vague qui balaie la grève, les Gris passèrent sur leurs adversaires.

Les Gris se reformèrent. Ils avaient perdu un tiers de leurs hommes ; ils rétablirent leurs rangs et attendirent une nouvelle attaque. Je fus heureux de constater que sir Henry était encore debout ; il se prodiguait. Et nous descendîmes soutenir les Gris.

Bientôt un deuxième régiment s’avança contre les Gris. Comme la première fois, ils attendirent silencieux et immobiles ; puis, quand l’ennemi fut à quelque quarante mètres, les Gris se ruèrent dessus. La même tragédie se répéta ; l’issue en resta douteuse plus longtemps. Le régiment d’attaque était formé de jeunes soldats frais ; mais la valeur des vétérans l’emporta sur la fougue de la jeunesse. Car les Gris cessèrent de charger ; ils restèrent debout comme une digue contre laquelle vinrent se briser les forces ennemies. Bientôt les régiments du roi prirent la fuite, laissant les Gris victorieux. Mais à quel prix ! Ils étaient réduits à un cinquième de leur nombre. Cependant, ils ne reculèrent pas sur nous comme nous nous y attendions. Ils s’élancèrent à la poursuite des fuyards. Bientôt ils prirent possession d’un tertre qu’ils entourèrent, toujours en triple ligne. À ce moment, je vis flotter la plume de sir Henry, et près de lui se tenait notre vieil ami Infadous.

Alors un troisième régiment se lança contre cette petite troupe de braves, et la bataille recommença. Alors aussi, pour la première fois de ma vie, je sentis s’allumer en mon sein l’ardeur guerrière. À mes côtés, les soldats étaient penchés la tête en avant sur leurs boucliers, les yeux ardents, les lèvres entr’ouvertes, les mains impatientes ; leurs traits farouches étaient empreints de la passion du combat ; je me demandais si ma figure était comme la leur. Ignosi seul semblait impassible. Mais, quand il vit le régiment de Touala aborder la butte où se défendaient les derniers Gris, il leva sa hache, et les Buffles, jetant le cri de guerre, chargèrent à leur tour.

Je ne saurais décrire la lutte qui suivit : il me semblait que la terre tremblait ; un choc terrible, un bruit de voix, de boucliers, d’armes, de cris de guerre, des étincelles de lances tout à travers un brouillard de sang.

Je me retrouvai, quand j’y vis un peu clair, sur la butte, près de sir Henry, où la poussée des combattants m’avait apporté.

Des multitudes surgissaient comme par enchantement autour de ce tertre, et sans cesse nous les refoulions. Infadous, aussi tranquille qu’en un jour de parade, jetait des ordres, des encouragements, des plaisanteries même pour soutenir ses hommes. À chaque attaque, il était au plus fort de la mêlée. Mais c’est sir Henry qu’il aurait fallu voir. Sa plume était tombée sous un coup de lance, ses cheveux blonds flottaient. Il frappait d’estoc et de taille, et si vigoureusement, que personne n’osait plus s’approcher de ce redoutable sorcier blanc, dont chaque coup donnait infailliblement la mort.

Enfin, un grand cri s’éleva des régiments du jeune roi. À droite et à gauche, la plaine regorgeait de soldats. C’étaient nos deux ailes qui arrivaient à la rescousse. Les bataillons de Touala avaient fixé toute leur attention sur la butte en face de la colline et se trouvaient surpris. Ils ne s’aperçurent du renfort qui nous venait que quand nos troupes tombèrent sur eux.

En cinq minutes le sort de la bataille fut décidé. Pris sur les deux flancs, effrayés par le terrible massacre, les soldats de Touala s’enfuirent. Toute la plaine fut bientôt couverte de fuyards.

Et nous restâmes sur notre tertre comme sur un rocher d’où la mer s’est retirée ! Quelle tuerie ! Des Gris il ne restait que quatre-vingt-dix hommes.

« Soldats, dit Infadous, vous êtes des héros ! On reparlera de vous ! »

Il se tourna vers sir Henry :

« Tu es grand, Incoubou ! dit-il. J’ai vu des braves, mais je n’ai pas rencontré ton égal. »