Découverte des mines du roi Salomon/Chapitre VIII. Touala le roi
CHAPITRE VIII
touala le roi
Nous nous mîmes en route avec le vieux sauvage qui se montra dès lors très courtois. Nous suivions la belle voie facile qui semblait une chaussée romaine. Cette route merveilleuse passait sur des ravins comblés ; des pierres amoncelées formaient des piliers solides. Plus loin, taillée dans la roche vive, elle contournait un précipice. Nous passâmes aussi une sorte de tunnel long d’une dizaine de mètres, et, à cet endroit, des figures étranges et des caractères semblables à des hiéroglyphes couvraient les parois.
« Tiens ! tiens ! dit sir Henry, voici du travail égyptien ou je n’y connais rien. »
Je me tournai vers Infadous pour avoir quelque explication, mais il ne savait pas grand’chose.
« Un peuple qui était ici longtemps avant nous a fait ce chemin, dit-il ; je connais peu son histoire, mais mon seigneur pourra parler à Gagoul, la sorcière ; elle en sait plus que les autres. Notre peuple est venu ici il y a dix milliers de lunes, et, voyant le pays fertile et beau, il y est resté. Aujourd’hui, Touala, le puissant, règne sur un peuple nombreux comme le sable du désert ; quand il appelle ses soldats, leurs plumes couvrent la terre.
— Mais, dis-je, à quoi bon tant de soldats ? Vous n’avez pas de guerre, puisque vous êtes défendus par des montagnes.
— Au nord le pays est découvert. C’est là qu’est le danger. Il y a eu une guerre du temps de cette génération ; ensuite nous avons eu une guerre intérieure. Mon père, le roi Kafa, eut de sa femme favorite deux fils jumeaux. La coutume, ici, est de faire périr le plus faible des deux. La mère du roi eut pitié de l’enfant destiné à la mort, elle le cacha et le donna à la sorcière Gagoul, qui l’éleva en secret. L’autre enfant, Imotu, devint roi à la place de notre père. Mais, après la grande guerre, le roi Imotu, encore malade d’une blessure, était dans sa hutte. Le peuple murmura à cause de la disette qui avait suivi la guerre. La sorcière Gagoul en profita pour présenter au peuple l’autre enfant jumeau ; elle prétendit qu’il était le roi légitime. Entendant le tumulte, le roi Imotu sortit, et son frère jumeau se jeta sur lui et le tua. La femme d’Imotu était près de son mari, avec un enfant de trois ans, le jeune Ignosi. Quand elle vit son seigneur mort, elle saisit l’enfant Ignosi et s’enfuit. On la vit errer dans les kraals, à quelques journées de la résidence royale, et on dit qu’elle s’en alla vers le désert. Elle a dû y mourir avec l’enfant.
— Alors, dis-je, si cet enfant vivait, il serait le roi légitime.
— Mon seigneur a dit juste. »
Je me retournai pour voir ce que faisaient mes compagnons ; à ma grande surprise je me heurtai contre Umbopa, qui écoutait avidement le récit du vieux chef. Good, tout maussade, était fort occupé à réprimer les mouvements tumultueux des pans de sa chemise.
Nous n’étions plus loin du kraal. Tout à coup, nous vîmes déboucher, au tournant de la route, une troupe d’hommes dont l’allure martiale nous frappa. Ils avaient de grands boucliers de peau de bœuf ; ils étaient armés de lances et de couteaux ; leurs pieds étaient protégés par des chaussures de peau ornées de queues de bœuf ; une large ceinture de peau de bœuf blanc servait à retenir les couteaux. Ils défilèrent avec ordre et vinrent s’échelonner sur une pente où nous allions passer. Nous restâmes surpris de la promptitude avec laquelle chaque mouvement était exécuté. Il y avait là deux ou trois mille hommes.
« C’est mon régiment, dit Infadous ; j’avais envoyé un coureur prévenir de votre arrivée, et ils sont venus saluer mes seigneurs. »
Lorsque nous passâmes devant le régiment, Infadous leva sa lance, et aussitôt, comme un grondement lointain du tonnerre, retentit le salut formidable de ces trois mille poitrines : « Koum ! » c’était le salut royal. Puis, toujours avec le même ordre et la même discipline, ces hommes reprirent leurs rangs et nous escortèrent au kraal.
Bientôt nous aperçûmes ce village africain. Il était entouré d’un fossé et d’une palissade ; des ponts-levis primitifs donnaient accès dans la place, et, quand nous fûmes à l’intérieur, nous vîmes que ces sauvages avaient aussi quelques notions de la topographie d’une ville. Une grande voie partageait le kraal en deux, et cette voie était coupée à angles droits par des rues plus étroites. Des femmes indigènes, attirées par la nouveauté du spectacle, se montraient, grandes, belles pour des Africaines, la figure intelligente, les yeux fort doux, les lèvres moins épaisses que ne les ont d’ordinaire les négresses, et je n’entendis pas de leur part une remarque incongrue. Les belles jambes blanches de Good excitaient bien quelques exclamations, mais rien d’indiscret ni de malséant. Enfin, Infadous nous désigna un enclos, regrettant de n’avoir à nous offrir que ces misérables quartiers. L’enclos était entouré d’une palissade, la terre était battue et semée de chaux pulvérisée. Au centre s’élevaient quelques huttes dont les portes étaient assez larges pour qu’on pût entrer sans se baisser. Nous y trouvâmes des peaux pour couches et des vases pleins d’eau où nous nous lavâmes avec bonheur. Nous n’avions pas encore fini l’inspection des lieux, que des jeunes gens nous amenèrent un bœuf gras. L’un d’eux abattit la bête et la dépeça promptement. Une jeune personne très avenante se trouvait là, pour faire cuire, hors des huttes, les meilleurs morceaux. Nous distribuâmes ce qui restait aux jeunes gens, et, quand notre viande fut prête, j’envoyai chercher Infadous et Seragga pour les prier de prendre ce repas avec nous.
Infadous fut flatté de cet honneur. Il se montra gai et fort aimable ; mais Seragga, nous voyant sujets aux mêmes faiblesses que les gens de son peuple, faim, soif, fatigue, sommeil, etc., commença à s’affranchir de la frayeur que nous lui avions d’abord inspirée. Et j’avoue que ce ne fut pas sans crainte que nous observâmes ce revirement.
Ce repas fini, je demandai à Infadous s’il ne nous serait pas possible de continuer notre voyage sans plus d’arrêt.
Il avait, dit-il, donné ses ordres pour notre départ dès le matin à l’aube.
Quand nous fûmes seuls, nous tirâmes toutes les couches dans la même hutte et nous tînmes nos fusils tout armés. L’un de nous monta la garde en cas de trahison, et les autres prirent quelques heures de repos.
Le soleil n’était pas encore levé, que les envoyés du vieux chef étaient à notre porte.
« Notre maître attend le bon plaisir des seigneurs blancs », nous dirent-ils.
Nous fûmes prêts en peu de temps, et nous reprîmes notre marche. Aucun incident ne marqua notre voyage. Vers le soir du douzième jour, Loo, la résidence royale, s’étendait devant nous. C’est une grande place bien située ; une rivière traversée de ponts la coupe en deux parties égales, et des rues transversales la partagent en carrés réguliers. Un fossé et une forte enceinte de pieux la garantissent des attaques extérieures. Nous étions attendus, Infadous ayant envoyé un courrier avertir le roi. La sentinelle qui gardait la porte, sur le mot de passe du vieux chef, nous abaissa le pont-levis et nous salua. Infadous nous fit traverser une grande partie du kraal, ce qui permit à la curiosité indigène de se satisfaire à nos dépens. Il s’arrêta devant un enclos plus grand et mieux fait que celui qui nous avait abrités précédemment.
« Que mes seigneurs veuillent nous pardonner de n’avoir rien de mieux à leur offrir ! » dit-il.
Quand il nous eut quittés, nous examinâmes nos huttes ; elles étaient plus spacieuses que les premières ; les lits étaient faits de matelas de plantes aromatiques et de peaux superbes. À peine avions-nous regardé autour de nous, que des jeunes filles entrèrent sans crier gare. Elles apportaient des épis de maïs bouillis et fort proprement disposés sur des plateaux de bois, des viandes cuites, du miel, des fruits et des jattes de lait. Nous fîmes honneur à cet envoi, et notre faim calmée, nous nous couchâmes.
Aucun accident n’interrompit notre sommeil. Les femmes qui nous avaient servis la veille guettaient notre réveil, munies d’eau fraîche et prêtes à nous aider. Nous congédiâmes ces aimables femmes de chambre, tout étonnées de notre discrétion, et notre toilette ne fut pas longue. Good demanda ses vêtements ; mais il dut s’incliner devant la fatalité ; ses effets avaient été portés chez le roi !
Vers onze heures, Infadous vint nous avertir que le roi nous attendait. Nous fîmes quelques excuses pour n’avoir pas l’air de nous presser ; nous mîmes une heure à préparer quelques poignées de miroiterie et un fusil comme cadeaux. Les sauvages s’imaginent qu’on les craint quand on se rend de suite à leur invitation. Nos armes ne furent pas oubliées.
L’enclos royal était plus grand que les autres ; il était même immense. Au centre s’élevaient des huttes spacieuses et très soigneusement construites. L’espace vide était rempli de soldats, immobiles comme des statues de bronze. Après avoir traversé l’enclos sous les regards de tous ces guerriers, nous fûmes conduits par Infadous et son escorte, jusque auprès des huttes royales.
Un silence accablant nous environnait ; pas un homme ne bronchait. Oppressés par ce calme, nous prîmes place sur des sièges qui nous avaient été préparés. Nous étions anxieux quand même. Cette force armée, si bien disciplinée, ne pronostiquait rien de bon. Tout à coup, un mouvement se fit du côté de la hutte. Un homme de stature élevée sortit ; il était enveloppé d’une peau de tigre. Derrière lui venait Seragga, que nous connaissions déjà, et un petit être, que je pris pour un singe, se faufila à terre et courut se blottir à l’ombre de la hutte.
Quand le roi fut arrivé à la place qu’il devait occuper, il laissa tomber sa fourrure, et la vue de cet homme nous causa une vive impression. C’était une sorte de géant qui devait être d’une force herculéenne ; il avait des lèvres épaisses, le nez écrasé ; un de ses yeux noirs brillait méchamment ; l’autre œil, absent, formait une cavité horrible. Son expression était cruelle et sensuelle. Sa tête crépue était ornée de plumes d’autruches blanches, son corps était recouvert d’une cotte de mailles brillante ; au-dessous des genoux, il portait l’ornement national des queues de bœuf ; à la main, il tenait une lance énorme ; autour de son cou brillait un collier d’or, et son front était paré d’un diadème formidable.
Le roi leva sa lance ; une forêt de lances se leva et mille voix répétèrent trois fois, à l’unisson, le salut royal :
« Koum ! »
Le silence se rétablit. Tout à coup, il fut interrompu ; un soldat laissa tomber son bouclier qui résonna sur le terrain durci.
Touala tourna son œil farouche vers le soldat maladroit.
« Avance ! » dit-il.
On vit le malheureux blêmir sous sa peau noire. Il avança.
« C’est toi, chien malhabile, qui me déshonores devant ces étrangers.
— C’est un accident, dit le jeune homme humblement.
— Tu le paieras de ta vie ! ricana le roi. Seragga, ta lance est-elle bien affilée ? »
Seragga s’avança avec un rire cruel. Le condamné se couvrit la figure de sa main, sans essayer de faire un mouvement. Nous étions pétrifiés d’horreur.
Une, deux, trois ! Seragga avait balancé son arme, et l’avait passée à travers le corps du soldat, qui étendit les bras et tomba sans un cri.
Sir Henry s’était levé, puis subjugué par le grand silence, il s’était rassis.
« C’est bien ! dit le roi. Seragga ! tu iras loin. Emportez ce chien ! »
Aussitôt des hommes sortirent de derrière la hutte, prirent le corps et disparurent. Puis une jeune négresse s’avança ; elle couvrit les taches de sang avec de la poudre de chaux.
Quand toute trace du crime eut disparu, au milieu du silence, Touala se tourna vers nous :
« Hommes blancs ! dit-il, qui êtes-vous ? Que venez-vous faire ici ?
— Nous venons d’au delà des montagnes et des déserts, nous visitons vos campagnes ; que ceci te suffise, ô roi !
— Vous venez de bien loin pour voir peu de chose, dit-il, et vous avez le verbe bien haut. Souvenez-vous que votre pays est éloigné et que je suis le maître ici. Je pourrais bien faire de vous ce que mon fils a fait de ce soldat maladroit. »
Je ne savais que trop que nous étions à sa merci, et j’en tremblais, mais je fis bonne contenance.
« Tes hommes ne t’ont donc pas dit qui nous sommes et notre puissance ? répliquai-je d’un ton aussi dégagé qu’il me fut possible. As-tu jamais vu personne qui ressemble à celui-ci ? »
J’indiquai Good.
« Non, dit le roi, je n’ai jamais vu aucun homme pareil à celui-ci. On m’a rapporté votre puissance, mais je n’y crois pas. Abattez un des hommes là-bas ; que je voie, alors je croirai.
— Nous ne tuons pas les hommes sans raison, dis-je, fais sortir un bœuf du kraal, et tu verras !
— Si vous ne voulez pas tuer les hommes, c’est que vous ne le pouvez pas, dit-il.
— Alors, va à la porte de ton enclos, ou envoies-y ton fils, tu verras.
— Tu es bien audacieux, dit-il, évidemment mal à l’aise. Qu’on fasse sortir un bœuf.
— Vous tirerez, sir Henry, dis-je, pour qu’il ne me croie pas le seul sorcier de la société. »
Un moment après, un bœuf s’acheminait lentement vers la porte du kraal. Sir Henry l’abattit du premier coup. Le bœuf roula les quatre pieds en l’air. Un murmure d’étonnement s’éleva des rangs de ces soldats silencieux.
Je me tournai froidement vers le roi :
« T’ai-je trompé, ô roi ?
— Non, dit-il étonné et certainement effrayé.
— Eh bien ! vois combien nos intentions sont bienveillantes. »
Je lui présentai le fusil qui avait servi au pauvre Ventvogel.
« Nous te donnons un tube enchanté comme les nôtres ; je vais m’en servir devant toi ; tu jugeras s’il est bon. Mais je te recommande de ne t’en servir contre aucun homme, cela te porterait malheur. Fais planter une lance en terre aussi loin que tu voudras. »
Quand la lance fut plantée, je tirai dessus ; elle vola en éclats. Je remis l’arme au roi qui la prit craintivement et la posa à ses pieds.
Alors le petit être que j’avais pris pour un singe se leva, et je m’aperçus que c’était une vieille femme ratatinée, maigre, sèche, horrible à voir ; sa figure n’était qu’un amas de rides, et n’eussent été ses grands yeux noirs très pleins de vie, on aurait dit une tête de mort.
Elle s’avança vers le roi, étendit sa main décharnée, armée de longues griffes pointues, et, saisissant le roi, elle s’écria, d’une petite voix aiguë :
« Écoute, roi ! Écoute, peuple ! Ciel, terre, morts et vivants, écoutez ! Je prophétise ! Je prophétise ! »
Ses paroles expiraient en une faible plainte, et la terreur avait saisi chacun des auditeurs et nous aussi.
La vieille femme reprit :
« Du sang ! du sang ! Ce sont des rivières de sang ! Je le flaire, je le vois ! Quelle odeur que celle du sang ! Je m’en repaîtrai encore ! Je vois des empreintes, ce sont les pas du blanc. La terre tremble sous son maître. Je suis vieille ! J’ai vu beaucoup de sang répandu ! J’en verrai encore. Les vautours poussent des cris de joie ! L’homme blanc vient. Malheur ! Malheur ! Dites-moi qui a fait cette grande route ? Qui a creusé ces abîmes et a dressé ces trois Solitaires qui veillent là-bas ? Vous l’ignorez ! Eh bien ! C’est le peuple blanc qui était ici avant vous.
« Que veulent-ils, ces blancs si sages, si experts en artifices et en sorcellerie ? Qu’est-ce que vous cherchez ? Celui que vous avez perdu, ô blancs ? Il n’est pas venu ici. Depuis des siècles il n’est venu ici qu’un seul blanc, et il est mort. Vous cherchez des pierres brillantes ? Eh bien, vous en trouverez quand le sang sera séché. Alors resterez-vous avez moi ?
« Et toi, dit-elle en se tournant vers Umbopa, ton maintien est bien fier ! Ce ne sont ni des pierres brillantes ni du métal jaune qu’il te faut. Je flaire le sang qui coule dans tes veines. Ôte ta ceinture !… »
À ces mots la vieille sorcière fut prise comme d’une attaque d’épilepsie, et on l’emporta.
Le roi était troublé. Il fit un signe et tous les régiments défilèrent.
« Blancs ! dit-il. Gagoul a prononcé des paroles étranges. J’ai envie de vous tuer.
— Mal t’en adviendra, dis-je. As-tu vu tomber le bœuf ?
— On ne menace pas le roi ! dit-il.
— Je ne menace pas, je t’avertis. »
Le géant passa la main sur son front.
« Allez ! dit-il. Cette nuit nous aurons une grande danse, c’est la fête des sorcières. Je vous y invite. Demain, je verrai ce que je dois faire.
— C’est bien ! dis je. Mais attention, car tes mauvais desseins ne seront pas impunis. »
Nous nous levâmes et retournâmes à notre hutte. Dire que nous étions à notre aise, ce ne serait pas l’expression de la vérité.