Découverte de la Terre/Première partie/Chapitre III

J. Hetzel (1p. 40-69).

CHAPITRE III

VOYAGEURS CÉLÈBRES DU DIXIÈME AU TREIZIÈME SIÈCLE
Benjamin de Tudele (1159-1173). — Plan de Carpin (1245-1247). — Rubruquis (1253-1254).

Les Scandinaves dans le Nord, l’Islande et le Groënland. — Benjamin de Tudele visite Marseille, Rome, la Valachie, Constantinople, l’Archipel, la Palestine, Jérusalem, Bethléem, Damas, Balbek, Ninive, Bagdad, Babylone, Bassorah, Ispahan, Schiraz, Samarkand, le Thibet, le Malabar, Ceylan, la mer Rouge, l’Égypte, la Sicile, l’Italie, l’Allemagne et la France. — Plan de Carpin explore le pays du Coman et du Khangita, le Turkestan moderne. — Mœurs et coutumes des Tartares. — Rubruquis et la mer d’Azof, le Volga, le pays des Baskhirs, Caracorum, Astrakan, Derbend.

Pendant le dixième siècle et le commencement du onzième, un mouvement géographique assez considérable s’était produit dans le nord de l’Europe. Des Norvégiens et des Gallois audacieux s’étaient aventurés sur les mers septentrionales, et, si l’on en croit certains récits plus ou moins authentiques, ils avaient atteint la mer Blanche et visité les contrées possédées aujourd’hui par les Samoyèdes. Quelques documents prétendent même que le prince Madoc aurait exploré le continent américain.

On peut affirmer toutefois que l’Irlande fut découverte vers 861 par des aventuriers scandinaves et que les Normans ne tardèrent pas à la coloniser. Vers cette époque, un Norvégien s’était réfugié sur une terre nouvelle, située à l’extrême ouest de l’Europe, et, émerveillé par sa verdoyante apparence, il lui avait donné le nom de Terre-Verte ou Groënland. Mais les communications avec cette portion du continent américain étaient difficiles, et, paraîtrait-il, un vaisseau, au dire du géographe Cooley, « employait cinq années pour aller de la Norvège au Groënland et revenir du Groënland en Norvège. » Quelquefois, cependant, dans des hivers rigoureux, l’Océan septentrional se gelait dans toute son étendue, et un certain Hollur-Geit, conduit par une chèvre, put aller à pied de la Norvège au Groënland. Mais n’oublions pas que nous sommes encore dans les temps légendaires, et que ces régions hyperboréennes sont riches de traditions merveilleuses.

Revenons aux faits réels, prouvés, incontestables, et racontons le voyage d’un juif espagnol, dont la véracité est affirmée par les plus savants commentateurs.

Ce juif était fils d’un rabbin de Tudele, ville du royaume de Navarre, et il se nommait Benjamin de Tudele. Il est probable que son but, en voyageant, fut de dénombrer ses coreligionnaires dispersés à la surface du globe. Mais, quel que soit son motif, pendant quatorze ans, de 1160 à 1173, il explora presque tout le monde connu, et sa relation forme un document détaillé, minutieux même, dont l’autorité fut grande jusqu’au seizième siècle.

Benjamin de Tudele quitta Barcelone, et par Tarragone, Girone, Narbonne, Béziers, Montpellier, Lunel, Pousquiers, Saint-Gilles et Arles, il arriva à Marseille. Après avoir visité les deux synagogues et les principaux juifs de cette ville, il s’embarqua pour Gênes, où son navire arriva quatre jours après. Les Génois étaient alors les maîtres de la mer et faisaient la guerre aux Pisans, gens vaillants, qui ; de même que les Génois, dit le voyageur, n’ont ni rois ni princes, mais seulement des juges qu’ils établissent suivant leur bon plaisir.

Après avoir visité Lucques, Benjamin de Tudele, en six jours, arriva à Rome la grande. Alexandre III était pape alors, et, suivant la relation, il comptait des juifs parmi ses ministres. Parmi les monuments de la ville éternelle, Benjamin de Tudele cite plus spécialement Saint-Pierre et Saint-Jean de Latran ; mais ses descriptions sont singulièrement sèches. De Rome, par Capoue et Pouzzoles, alors à demi inondée, il se rendit à Naples, où il ne vit rien, si ce n’est les cinq cents juifs qui habitaient cette ville. Puis, traversant Salerne, Amalfi, Bénévent, Ascoli, Trani, Saint-Nicolas de Bari, Tarente et Brindes, il arriva à Otrante, sur le golfe de ce nom, ayant traversé l’Italie sans rien rapporter d’intéressant sur cette contrée si curieuse.

Quelque ingrate que soit la nomenclature des villes, nous ne dirons pas visitées, mais citées par Benjamin de Tudele, nous ne devons pas en omettre une seule, car l’itinéraire du voyageur juif est précis, et il est utile de le suivre sur la carte que Lelewel a spécialement dressée pour lui. D’Otrante à Zéitün, en Valachie, ses étapes sont Corfou, le golfe d’Arta, Achéloüs, ancienne ville de l’Étolie, Anatolica en Grèce, sur le golfe de Patras, Patras, Lépante, Crissa, bâtie au pied du Parnasse, Corinthe, Thèbes, dont les deux mille Juifs sont les meilleurs ouvriers de la Grèce dans l’art de fabriquer la soie et la pourpre, puis Négrepont et Zéitün.

Là commence la Valachie, suivant le voyageur espagnol. Les Valaques courent comme des chevreuils et descendent des montagnes pour piller et voler dans les terres des Grecs. De ce point, par Gardicki, petite bourgade du golfe Volo, Armyros, port fréquenté par les Vénitiens, les Génois et les Pisans, Bissina, ville actuellement détruite, Salonicki, l’ancienne Thessalonique, Dimitritzi, Darma, Christopoli, Abydos, Benjamin de Tudele arriva à Constantinople.

Le voyageur donne ici quelques détails sur cette grande capitale de toute la terre des Grecs. L’empereur Emmanuel Comnène régnait alors et habitait un palais qu’il avait bâti sur le bord de la mer. Là s’élevaient des colonnes d’or et d’argent pur, et « ce trône d’or et de pierres précieuses au-dessus duquel est pendue une couronne d’or par une chaîne d’or aussi, qui vient justement à la mesure du roi, quand il est assis. Il y a à cette couronne des pierreries d’un si grand prix que personne ne peut l’estimer, et la nuit, on n’y a pas besoin de lumière, car chacun y voit assez à la faveur de l’éclat que jettent ces pierres précieuses. » Le voyageur ajoute que la ville est fort peuplée, que les marchands y accourent de tous côtés, et que sous ce rapport elle ne peut être comparée qu’à Bagdad. Ses habitants sont habillés de vêtements de soie, couverts de broderies et agrémentés de franges d’or ; à les voir ainsi, montés sur leurs chevaux, on dirait que ce sont autant d’enfants de rois ; mais ils n’ont ni cœur ni courage pour faire la guerre ; et ils entretiennent des mercenaires de toutes nations qui se battent pour eux. Un regret de Benjamain de Tudele, c’est que les juifs manquent à la ville et qu’on les a transportés au delà de la tour de Galata, près de l’entrée du port. Là, on en compte à peu près deux mille cinq cents de deux sectes, les rabbinites et les caraïtes, et, parmi eux, beaucoup d’ouvriers en soie et de riches marchands, tous très-haïs des Grecs qui les traitent durement. Seulement aucun de ces juifs opulents n’a le droit de monter à cheval, sauf un seul, l’Égyptien Salomon, qui est le médecin du roi. Quant aux monuments de Constantinople, Benjamin cite le temple de Sainte-Sophie, qui possède autant d’autels qu’il y a de jours dans l’année, et des colonnes, des chandeliers d’or et d’argent en si grand nombre qu’on ne peut les compter ; puis, l’hippodrome, devenu aujourd’hui le marché aux chevaux, dans lequel, pour le plaisir du peuple, on fait battre ensemble « des lions, des ours, des tigres, des oies sauvages, comme aussi des oiseaux. »

En quittant Constantinople, Benjamin de Tudele visita l’ancienne Bisanthe, Gallipoli et Kilia, port de la côte orientale ; puis, s’embarquant, il parcourut les îles de l’archipel, Mitylène, Chio, qui fait le commerce du suc de pistachier, Samos, Rhodes et Chypre. Faisant voile vers la terre d’Aram, il passa par Messis, par Antioche, dont il admira le service des eaux, et par Latachia, pour arriver à Tripoli, récemment éprouvée par un tremblement de terre qui s’était fait sentir dans tout le pays d’Israël. De Tripoli, on le voit toucher à Beyrouth, à Sidon, à Tyr, célèbre pour sa pourpre et sa fabrication du verre, à Acre, à Khaifa, près du mont Carmel, dans lequel est creusée la grotte d’Élie, à Capharnaüm, à Césarée, très-belle et bonne ville, à Kakon, à Samarie, bâtie au milieu d’une campagne entrecoupée de ruisseaux et riche en jardins, en vergers, en vignobles et en oliviers, à Naplouse, à Gabaon, et il arrive à Jérusalem.

Dans la cité sainte, le juif espagnol ne pouvait rien voir de ce qu’un chrétien y eût vu sans doute. Pour lui, Jérusalem est une petite ville défendue par trois murailles et fort peuplée de Jacobites, de Syriens, de Grecs, de Géorgiens et de Francs de toutes langue et nation. Elle possède deux hôpitaux, dont l’un est habité par quatre cents chevaliers toujours prêts pour la guerre, un grand temple qui est le tombeau de « cet homme », qualification donnée à Jésus-Christ par le Talmud, et une maison dans laquelle les juifs, moyennant une redevance, ont le privilège de faire de la teinture. D’ailleurs, les coreligionnaires de Benjamin de Tudele ne sont pas nombreux à Jérusalem, deux cents à peine, et ils demeurent sous la tour de David, dans un coin de la ville.

En dehors de Jérusalem, le voyageur cite le tombeau d’Absalon, le sépulcre d’Osias, la fontaine de Siloé, près du torrent de Cédron, la vallée de Josaphat, la montagne des Oliviers, du sommet de laquelle on aperçoit la mer de Sodome. À deux parasanges ou deux lieues, se dresse l’indestructible statue de la femme de Loth, et le voyageur affirme que, « quoique les troupeaux qui passent lèchent continuellement cette statue de sel, elle recroît néanmoins toujours et devient comme elle était auparavant. »

De Jérusalem, Benjamin de Tudele, après avoir écrit son nom sur le tombeau de Rachel, suivant la coutume des juifs qui passent en cet endroit, se rendit à Bethléem, où il compta douze teinturiers israélites, puis à Hébron, ville maintenant déserte et ruinée.

Après avoir visité, dans la plaine de Makhphéla, les tombeaux d’Abraham et de Sara, d’Isaac et de Rébecca, de Jacob et de Lia, passant par Beith-Jaberim, Scilo, le mont Morija, Beith-Nubi, Rama, Jaffa, Jabneh, Azotos, Ascalon, bâtie par Esdras le sacrificateur, Lud, Serain, Sufurieh, Tiberias, où l’on trouve des bains chauds « qui sortent du fond de la terre », par Gish, par Meirün, qui est encore un lieu de pèlerinage pour les juifs, par Alma, Kadis, Belinas, près de la caverne de laquelle s’échappe le Jourdain, le voyageur juif, quittant enfin la terre d’Israël, arrive à Damas.

Voici la description que Benjamin fait de cette ville où commence le pays de Noureddin, roi des Turcs :

« La ville est fort grande et fort belle, ceinte de murailles ; le terroir abonde en jardins et en vergers à quinze milles à la ronde ; on ne voit point dans toute la terre de pays si fertile que celui-ci. La ville est située au pied du mont Hermon, d’où sortent les deux rivières d’Amana et de Pharphar, dont la première passe par le milieu de la ville, et dont les eaux sont conduites par des aqueducs dans les maisons des grands, aussi bien que dans les places et dans les marchés. Ce pays commerce avec tout le reste du monde. Le Pharphar arrose de ses eaux les jardins et les vergers qui sont en dehors de la ville. Les Ismaélites ont à Damas une mosquée appelée Goman-Dammesec, c’est-à-dire synagogue de Damas. Il n’y a point de bâtiment semblable dans toute la terre. On dit que ç’a été autrefois un palais de Benhadad. On y voit une muraille de verre construite par art magique. Il y a dans cette muraille autant de trous qu’il y a de jours dans l’année solaire : le soleil descendant par douze degrés, selon le nombre des heures du jour, entre chaque jour dans l’un de ces trous, et, par là, chacun peut connaître à ces trous quelle heure il est. Au dedans du palais, il y a des maisons bâties d’or et d’argent, grandes comme une cuve, qui peuvent contenir trois personnes, si elles veulent s’y laver ou se baigner. »

Après Galad et Salkah, située à deux journées de Damas, Benjamin de Tudele arriva à Balbek, l’Héliopolis des Grecs et des Romains, bâtie par Salomon, dans la vallée du Liban, puis à Tadmor, qui est Palmyre, pareillement construite toute de grandes pierres. Puis, passant par Cariatin, il s’arrête à Hama, en partie détruite par ce tremblement de terre qui, en 1157, renversa en même temps un grand nombre de villes de la Syrie.

Suit, dans la relation, — une aride nomenclature de villes, dont il se borne tout au plus à donner les noms, Halab, Belès, Kalatdajbar, Racca, Harran, la ville principale des Sabéens, Nisibe, Djeziret, dont le nom turc est Kora, Mossoul, sur le Tigre, où commence la Perse, Ninive, point à partir duquel le voyageur retourne vers l’Euphrate, Rahaba, Karkésia, Juba, Abkéra, et enfin Bagdad, résidence du calife.

Bagdad plaît beaucoup au voyageur israélite. C’est une grande ville dont la circonférence est de trois milles, où s’élèvent des hôpitaux pour les malades ordinaires et pour les juifs. Savants, philosophes habiles en toutes sortes de sciences et mages experts en toutes sortes d’enchantements, y accourent de toutes parts. C’est la résidence et la capitale d’un calife, qui, suivant certains annotateurs, doit être Mostaidjed, qui régnait sur la Perse occidentale et sur les bords du Tigre. Ce calife possédait un vaste palais au milieu d’un parc, arrosé par un affluent du Tigre et peuplé de bêtes sauvages. Ce souverain, à certains égards, peut être proposé comme exemple à tous les potentats de la terre. C’est un homme de bien, amateur de la vérité, affable et civil envers tous ceux qu’il rencontre. Il ne vit que du travail de ses mains, et fabrique des couvertures marquées de son sceau, qu’il fait vendre au marché par les princes de sa cour, afin de subvenir aux frais de sa nourriture. Il ne sort qu’une fois l’an de son palais, à la fête du Ramadan, pour se rendre à la mosquée qui est à la porte de Bassorah, et, remplissant les fonctions d’iman, il explique la loi à son peuple. Puis, il rentre à son palais par un chemin différent, et la route qu’il a suivie est gardée toute l’année, afin qu’aucun passant ne profane la marque de ses pas. Tous les frères du calife habitent le même palais que lui ; chacun d’eux est traité avec beaucoup d’honneur, et ils possèdent sous leur commandement des villes et des bourgs dont les revenus leur permettent de passer une vie agréable. Seulement, comme ils se sont rebellés une fois contre leur souverain, ils sont tous enchaînés avec des chaînes de fer et ont des gardes devant leur maison.

Après avoir noté ces particularités, Benjamin de Tudele descendit cet angle de la Turquie d’Asie arrosé par le Tigre et l’Euphrate, passa par Gihiagin, Babylone, ville ruinée, dont les rues s’étendent à trente milles de circuit. Il vit, chemin faisant, la fournaise ardente où furent jetés Ananias, Misaël et Azarias, Hillah et la tour de Babel, qu’il décrit en ces termes : « Là est la tour qu’ont bâtie les dispersés Elle est faite de briques ; la largeur de ses fondements est d’environ deux milles ; sa largeur est de deux cent quarante coudées, et sa hauteur de cent cannes ; de dix en dix coudées, il y a des chemins qui mènent à des degrés faits en coquille de limaçon qui conduisent jusqu’en haut. De cette tour, on découvre l’espace de vingt milles, car le pays est large et uni ; mais le feu du ciel étant tombé sur la tour, l’a rasée et aplanie jusqu’au fond. »

De Babel, le voyageur se rendit à la synagogue d’Ézéchiel qui est sur l’Euphrate, véritable sanctuaire vers lequel affluent les croyants pour lire le grand livre écrit de la main du prophète. Puis, ne faisant que passer à Alkotzonath, à Ain-Japhata, à Lephras, à Kephar, à Kuffa, à Sura, jadis le siège d’une célèbre université juive, à Shafjathib, dont la synagogue est bâtie avec des pierres de Jérusalem, et traversant le désert de l’Yémen, il toucha à Théma, à Tilimas, à Chaibar, qui comptait cinquante mille israélites, à Waseth, et il entra enfin à Bassorah, qui est sur le Tigre, presque à l’extrémité du golfe Persique.

Sur cette ville importante et commerciale, le voyageur ne donne aucun détail ; mais, de là, il se rendit probablement à Karna, et visita le tombeau du prophète Esdras ; puis, il entra en Perse, et il séjourna à Chuzestan, grande ville ruinée en partie, que le Tigre divise en deux quartiers, l’un riche, l’autre pauvre, réunis par un pont sur lequel, par raison d’équité, est suspendu le cercueil de Daniel.

Benjamin de Tudele continua son voyage en Perse par Rudbar, Holwan, Mulehet, Amaria, où commence la Médie. En cet endroit, raconte-t-il, apparut cet imposteur David-El-Roï, faiseur de faux miracles, qui n’est autre que le Jésus des juifs. Puis, par Hamadan, où s’élèvent les tombeaux de Mardochée et d’Esther, et par Dabrestan, il arriva à Ispahan, capitale du royaume, qui mesure douze milles de circuit.

Ici, la relation du voyageur devient un peu obscure. En suivant ses notes, on le retrouve à Shiras, probablement dans le canton d’Hérat en Afghanistan, puis à Samarkand, puis enfin au pied du Thibet. De ce point extrême atteint par lui dans le nord-est, il serait revenu à Nisapour et à Chuzestan sur les bords du Tigre. De là, en deux journées de mer, il serait descendu à El-Cachif, ville d’Arabie, située sur le golfe Persique, où l’on exploite des pêcheries de perles. Puis, en sept jours de navigation, après avoir traversé la mer d’Oman, il aurait gagné Choulan, aujourd’hui Quilon, sur la côte de Malabar.

Benjamin de Tudele était enfin aux Indes, dans le royaume de ceux qui adorent le soleil, ces enfants de Cush, contemplateurs des astres. C’est le pays qui produit le poivre, la cannelle et le gingembre. Vingt jours après avoir quitté Choulan, le juif voyageur arrivait aux îles Cinrag, c’est-à-dire à Ceylan, dont les habitants sont de fanatiques adorateurs du feu.

De Ceylan, Benjamin de Tudele est-il allé jusqu’à la Chine dont il parle ? on ne saurait l’affirmer. Il regarde le trajet par mer comme fort dangereux. Grand nombre de vaisseaux périssent, et voici le moyen singulier que préconise notre voyageur pour se tirer du danger : « On prend avec soi, dit-il, plusieurs peaux de bœufs ; si le vent vient à menacer le vaisseau, celui qui veut échapper se met dans une de ces peaux, coud cette peau en dedans de peur que l’eau n’y pénètre, ensuite se jette dans la mer ; alors, quelqu’un de ces grands aigles appelés griffons, le voyant et croyant que c’est une bête, descend, le prend et l’emporte sur terre, sur quelque montagne ou vallée, pour dévorer sa proie ; alors l’homme enfermé tue promptement l’aigle avec son couteau ; ensuite, sortant de sa peau, il marche jusqu’à ce qu’il trouve quelque lieu habité. Plusieurs personnes ont été sauvées de cette manière. »

On retrouve de nouveau Benjamin de Tudele à Ceylan, puis probablement à l’île de Socotora, à l’entrée du golfe Persique, et ensuite à Sebid ; traversant alors la mer Rouge, il arrive aux contrées de l’Abyssinie, qu’il appelle « l’Inde, qui est en terre ferme. » De là, redescendant le cours du Nil, à travers la contrée d’Assouan, il arrive au bourg d’Holvan, et, par le Sahara, où le vent engloutit les caravanes sous une couche de sable, il atteint Zavila, Kous, Faioum et Misraïm, c’est-à-dire le Caire.

Misraïm, au dire du voyageur, est une grande ville ornée de places et de boutiques. Il n’y pleut jamais, mais le Nil, qui déborde tous les ans une fois, arrose le pays « dans une étendue de quinze jours de chemin, » et lui communique une extrême fertilité.

Benjamin de Tudele, en quittant Misraïm, passa à Gizeh, sans remarquer ses pyramides, à Ain-Schams, à Boutig, à Zifita, à Damira, et il s’arrêta à Alexandrie, bâtie par Alexandre le Grand. La ville, dit-il, est très-commerçante, et on y vient de toutes les parties du monde. Ses places et ses rues sont très-fréquentées, et si longues qu’on n’en voit pas le bout. Une digue s’avance d’un mille en mer et supporte une haute tour, élevée par le conquérant, et au sommet de laquelle était disposé un miroir de verre « d’où l’on pouvait voir à cinquante journées d’éloignement tous les vaisseaux qui venaient de la Grèce ou de l’Occident pour faire la guerre ou pour nuire autrement à la ville. Cette tour de lumière, si l’on en croit le voyageur, sert encore jusqu’à présent de signal à tous ceux qui naviguent à Alexandrie, car on la découvre, à cent milles de là, jour et nuit, par le moyen d’un grand flambeau allumé, etc. » Que seraient nos phares, auprès de cette tour de lumière, eux qui ne portent pas à plus de trente milles, même quand l’électricité leur fournit la lumière ?

Damiette, Sunbat, Ailah, Refidim, le bourg de Thor, au pied du Sinaï, furent visités par le voyageur juif. Revenu à Damiette, il prit la mer, et, vingt jours après, il débarqua à Messine. Voulant continuer encore le recensement de ses coreligionnaires, il remonta par Rome et Lucques à la Maurienne, au Saint-Bernard, et il cite un grand nombre de villes de l’Allemagne et de la France où les juifs se sont réfugiés ; ce qui, d’après le relevé fait par Chateaubriand sur l’itinéraire de Benjamin de Tudele, porterait leur nombre à sept cent soixante-huit mille cent soixante-cinq.

Enfin, pour terminer, le voyageur parle de Paris, qu’il a visité sans doute, cette grande ville qui appartient au roi Louis, et qui est située sur la rivière de la Seine. « Elle renferme, dit-il, des disciples des sages, qui n’ont pas leurs pareils aujourd’hui sur toute la terre ; ils s’appliquent jour et nuit à l’étude de la loi ; ils sont fort hospitaliers envers tous les étrangers, et démontrent leur amitié et leur fraternité envers tous leurs frères juifs. »

Tel est ce voyage de Benjamin de Tudele. Il forme un monument important de la science géographique au milieu du XIIe siècle, et, par l’emploi du nom actuel de chaque ville citée dans la relation, nous l’avons rendu facile à suivre sur les cartes modernes.

Au nom de Benjamin de Tudele, l’ordre chronologique fait succéder celui de Jean du Plan de Carpin, que quelques auteurs appellent simplement Carpini. C’était un franciscain, qui naquit vers 1182 dans un bourg du district de Pérouse, en Italie. On sait les progrès que firent les hordes mongoles sous le commandement de l’ambitieux Gengis-Khan. En 1206, ce chef habile avait fait de Caracorum, ancienne ville turque, située dans la Tartarie, au nord de la Chine, la capitale de son empire. Sous son successeur Ogadaï, la domination mongole s’étendit jusque dans la Chine centrale, et ce souverain barbare, levant une armée de six cent mille hommes, envahit l’Europe. La Russie, la Géorgie, la Pologne, la Moravie, la Silésie, la Hongrie devinrent le théâtre de luttes sanglantes qui se dénouèrent au profit d’Ogadaï. On regardait ces Mongols comme des démons lâchés par quelque puissance infernale, et l’Occident se vit sérieusement menacé par leur invasion.

Le pape Innocent IV envoya vers le khan des Tartares une première ambassade qui n’obtint qu’une réponse arrogante et peu rassurante. En même temps, il dépêchait de nouveaux ambassadeurs vers les Tartares du nord-est afin d’arrêter l’irruption mongole, et il choisit pour chef de cette ambassade le franciscain Carpini, qui était considéré comme un diplomate intelligent et habile.

Carpini, accompagné d’Étienne de Bohême, se mit en route le 6 avril 1245. Il se rendit d’abord en Bohême. Le roi de ce pays lui donna des lettres de créance pour des parents qu’il avait en Pologne et dont l’influence devait faciliter aux ambassadeurs leur entrée en Russie. Carpini et son compagnon arrivèrent sans difficulté jusque dans les États du duc de Russie où, sur le conseil de ce duc, ils se procurèrent des fourrures de castor et d’autres animaux, afin d’en faire présent aux chefs tartares. Ainsi approvisionné, Carpini se dirigea vers le nord-est, et atteignit Kiew, alors capitale de la Russie et maintenant chef-lieu du gouvernement de ce nom, mais non sans avoir eu tout à craindre des Lithuaniens, ces ennemis de la croix, qui couraient alors la contrée.

Le gouverneur de Kiew engagea les envoyés du pape à changer leurs chevaux pour des chevaux tartares, habitués à découvrir l’herbe sous la neige, et, montés convenablement, les ambassadeurs atteignirent la ville de Danilon. Là, ils tombèrent dangereusement malades ; mais, à peine guéris, ils achetèrent un chariot, et, malgré le froid, ils reprirent leur route. Arrivés à Kaniew, sur le Dnieper, ils se trouvaient alors dans le premier village de l’empire mongol. De ce point, un chef assez brutal, qu’il fallut adoucir par des présents, les fit conduire au campement des Tartares.

Ces barbares, après les avoir mal reçus d’abord, les dirigèrent vers le duc Corrensa, qui commandait une armée d’avant-garde de soixante mille hommes. Ce général, devant lequel ils durent s’agenouiller, les renvoya sous la conduite de trois Tartares au prince Bathy, qui était le chef le plus puissant après l’empereur.

Des relais étaient préparés sur la route, Le voyage se fit à grandes journées, nuit et jour, et toujours au grand trot. Le franciscain traversa ainsi le pays des Comans, compris entre le Dnieper, le Tanaïs, le Volga et le Jaek, remontant souvent les rivières glacées, et il arriva enfin à la cour du prince Bathy, sur les frontières du pays des Comans.

« Comme on nous menait vers ce prince, dit Carpini, on nous avertit qu’il nous fallait passer entre deux feux, afin que, si, par hasard, nous avions quelque dessein mauvais contre leur maître et seigneur, ou si nous portions quelque venin, le feu pût emporter tout cela, ce que nous accordâmes pour ce sujet-là, et pour ôter tout soupçon de nous. »

Le prince trônait au milieu de sa cour et de ses officiers, dans une magnifique tente de fine toile de lin. Il avait la réputation d’un prince affable aux siens, mais fort cruel dans ses guerres. Carpini et Étienne se placèrent à sa gauche.

C’était le jour du vendredi-saint. Les lettres papales, traduites en langue esclavone, arabique et tartare, furent présentées au prince. Celui-ci les lut attentivement, et renvoya les envoyés du pape à leur tente, où on leur servit pour tout repas une petite écuelle de millet.

Le lendemain, Bathy fit appeler les deux ambassadeurs et leur ordonna de se rendre vers l’empereur. Ils partirent le jour de Pâques avec deux guides. Mais, à se nourrir seulement de millet, d’eau et de sel, les malheureux voyageurs n’étaient pas très-valides. Cependant on les forçait d’aller très-vite, et ils changeaient de chevaux cinq ou six fois par jour. Ce pays de Comanie, qu’ils traversaient, était presque désert, ses habitants ayant été pour la plupart exterminés par les Tartares. Les voyageurs entrèrent sur le pays des Kangites, à l’est de la Comanie, où l’eau manque en beaucoup d’endroits. Dans cette province, les rares tribus s’occupaient seulement d’élever des bestiaux, et subissaient la dure servitude des Mongols.

Il fallut à Carpini tout le temps compris entre l’octave de Pâques et l’Ascension pour franchir ce pays des Kangites, et il pénétra alors dans la contrée des Bisermins, c’est-à-dire des Musulmans, qui correspond au Turkestan moderne. De tous côtés ce n’étaient que villes, villages et châteaux en ruines. Après avoir cheminé à travers cette région montagneuse depuis l’Ascension jusqu’à l’octave de Saint-Jean, c’est-à-dire jusqu’au 1er juillet, les envoyés du pape entrèrent dans le Karâ-Kitây. Le gouverneur de cette province les reçut bien, et, pour leur faire honneur, il fit danser devant eux ses deux fils avec les principaux personnages de sa cour.

En quittant le Karâ-Kitây, les voyageurs chevauchèrent pendant plusieurs jours le long d’un lac, situé au nord de la ville de Yéman, qui doit être, suivant M. de Rémusat, le lac Késil-Basch. Là habitait Ordu, le plus ancien capitaine des Tartares.

Carpini et Étienne se reposèrent un jour entier dans cet endroit, où on ne leur ménagea pas l’hospitalité. Puis, ils repartirent à travers le pays montagneux et froid des Naimans, peuples nomades qui vivaient sous la tente, et, après quelques jours de marche, ils franchirent le pays des Mongols, ce qui leur prit trois semaines, malgré la rapidité de leur marche. Enfin, le jour de la Madeleine, c’est-à-dire le 22 juillet, ils arrivaient au lieu où se trouvait l’empereur, ou plutôt celui que l’élection allait faire empereur, car il n’était pas encore élu.

Ce futur souverain se nommait Cuyné. Il fit défrayer généreusement les envoyés du pape, mais il ne put les recevoir, n’étant pas empereur et ne se mêlant aucunement d’affaires. Cependant, une lettre du prince Bathy lui avait fait connaître les raisons qui avaient déterminé le pape Innocent IV à lui envoyer des ambassadeurs.

Depuis la mort d’Ogadaï, la régence de l’empire mongol avait été confiée à l’impératrice sa veuve, mère du prince Cuyné. Ce fut cette princesse qui reçut le franciscain et son compagnon en audience solennelle, dans une tente de pourpre blanche, qui pouvait contenir deux mille personnes.

« Étant donc là, dit Carpini, nous vîmes une grande assemblée de ducs et princes, qui y étaient venus de tous côtés avec leurs gens, et chacun était à cheval aux environs, par les campagnes et les collines. Le premier jour, ils se vêtirent tous de pourpre blanche, au second de rouge, et ce fut alors que Cuyné vint en cette tente ; le troisième jour, ils s’habillèrent de pourpre violette, et le quatrième de très-fin écarlate ou cramoisi. En cette palissade, proche de la tente, il y avait deux grandes portes, par l’une desquelles devait entrer l’empereur seulement ; il n’y avait point de gardes, encore qu’elle demeurât tout ouverte, d’autant que personne, entrant ou sortant, n’osait passer par là, mais on entrait par l’autre, où il y avait des gardes portant épée, arc et flèches. De sorte que, si quelqu’un s’approchait de la tente au delà des bornes qui avaient été posées, si on le pouvait attraper, il était battu, sinon on le tirait à coups de flèches. Il y avait là plusieurs seigneurs qui aux harnais de leurs chevaux portaient, à notre jugement, plus de vingt marcs d’argent. »

Cependant, un mois tout entier se passa avant que Cuyné fût proclamé empereur, et les envoyés du pape durent attendre son élection afin de pouvoir être reçus par lui. Carpini, mettant à profit ses loisirs, étudia les mœurs de ces hordes si curieuses. On trouve dans sa relation des détails intéressants à ce sujet.

Le pays lui parut généralement montagneux, mais presque partout sablonneux, avec un peu de terre grasse. Le bois manque presque absolument ; aussi empereurs et princes ne se chauffent-ils qu’en brûlant de la fiente d’animaux. Quoique la contrée soit stérile, les troupeaux s’y élèvent aisément. Le climat est inégal. En été, les orages sont fréquents et la foudre fait de nombreuses victimes. Le vent est si violent qu’il renverse souvent les cavaliers. En hiver, pas de pluie, mais en été seulement, et encore à peine de quoi humecter la poussière. Les grêles sont terribles, et, pendant le séjour de Carpini, ce phénomène se produisit avec une telle intensité, que cent quarante personnes furent submergées, quand les grêlons se fondirent en eau. En somme, pays étendu, mais plus pauvre et plus misérable qu’on ne saurait dire.

Carpini fait aussi des Tartares un portrait très-exact, et qui dénote chez lui de remarquables qualités d’observateur. « Ils ont, dit-il, une grande largeur entre les yeux et les joues, et les joues s’élèvent fort en dehors ; leur nez est plat et petit ; leurs yeux sont aussi petits, et leurs paupières s’élèvent jusqu’à leurs sourcils ; ils sont fort grêles et menus de ceinture, pour la plupart de stature médiocre, avec peu de barbe ; quelques-uns, toutefois, ont quelques poils à la lèvre supérieure et au menton, qu’ils laissent croître sans jamais les couper. Au sommet de la tête, ils ont des couronnes comme nos prêtres, et depuis une oreille jusqu’à l’autre ils se rasent tous à la largeur de trois doigts ; et pour les cheveux qui sont entre leur couronne et leur rasure, ils les laissent croître jusque sur les sourcils ; et, de part et d’autre du front, ils ont leurs cheveux à demi coupés ; et, du reste, ils les laissent croître aussi longs que les femmes, et de cela ils font deux cordons qu’ils lient et nouent au derrière de l’oreille. Ils ont les pieds assez petits. »

Les hommes et les femmes, très-difficiles à distinguer les uns des autres, car leur habillement ne diffère pas, sont vêtus de tuniques fourrées, fendues depuis le haut jusqu’en bas, et ils portent de longs bonnets de bougran ou de pourpre qui vont en s’élargissant par le haut. Ils habitent des maisons en forme de tentes, faites de verges et de bâtons, qui peuvent se démonter et être facilement chargées sur des bêtes de somme. D’autres, plus grandes, se transportent toutes construites sur des chariots, et suivent leur propriétaire à travers le pays.

Les Tartares croient à un Dieu créateur de toutes choses, tant visibles qu’invisibles, qui récompense ou punit suivant les mérites. Mais ils adorent aussi le soleil, la lune, le feu, la terre, l’eau, et se prosternent devant des idoles de feutre, faites à la ressemblance des hommes. Ils sont assez peu tolérants et ils ont martyrisé Michel de Turnigow et Féodor, que l’Église grecque a mis au rang des saints, et qui refusèrent au prince Bathy de se courber vers le midi, comme le font tous les Tartares. Ces peuplades sont superstitieuses ; elles croient aux enchantements et aux sorcelleries ; elles admettent que le feu purifie tout. Quand un de leurs seigneurs est mort, on l’enterre avec une table, un bassin plein de chair, une tasse de lait de jument, une jument et son poulain, un cheval sellé et bridé.

Les Tartares sont très-obéissants à leurs chefs ; ils évitent le mensonge entre eux ; ils fuient les discussions ; les meurtres et voies de fait sont rares ; peu de vols se commettent, et les objets précieux ne sont jamais renfermés. Ces gens-là supportent sans se plaindre le jeûne et la fatigue, le chaud et le froid, jouant, chantant et dansant à toute occasion ; mais ils sont sujets à l’ivrognerie ; leur principal défaut est d’être orgueilleux et méprisants avec les étrangers, et ils n’ont aucun respect pour la vie humaine.

Pour achever de les peindre, Carpini ajoute que ces barbares mangent toutes sortes de viandes, chiens, loups, renards, chevaux et même, à l’occasion, chair humaine. Leur boisson consiste en lait de jument, de brebis, de chèvre, de vache et de chameau. Ils ne connaissent ni le vin, ni la cervoise, ni l’hydromel, mais seulement des liqueurs enivrantes. D’ailleurs, ils sont très-sales, ne dédaignant ni les rats, ni les souris, ni la vermine, faute d’autre comestible ; ne lavant jamais leurs écuelles, ou les lavant avec le potage même ; ne nettoyant jamais leurs vêtements, ni ne permettant jamais qu’on le fasse, « surtout quand il tonne. » Les hommes ne s’astreignent à aucun travail ; chasser, tirer de l’arc, veiller sur les troupeaux, monter à cheval, voilà toute leur occupation. Les filles et les femmes ne dédaignent pas ces exercices ; elles sont très-adroites et très-audacieuses. En outre, elles fabriquent les fourrures et les habillements, conduisent les chariots et les chameaux, et suffisent d’autant mieux à ces divers travaux qu’elles sont nombreuses dans les familles, et que ces barbares polygames achètent, et très-cher, autant de femmes qu’ils en peuvent nourrir.

Tel est le résumé des observations faites par Carpini pendant le mois qu’il passa à Syra Orda, en attendant l’élection de l’empereur. Bientôt, certains symptômes marquèrent que cette élection était prochaine. En effet, on chantait devant Cuyné quand il sortait de sa tente, on lui faisait la révérence avec de belles baguettes ayant au bout une touffe de laine écarlate. À quatre lieues de Syra Orda, dans une plaine, le long d’un ruisseau, on avait préparé une tente destinée au couronnement, toute tapissée d’écarlate au dedans et appuyée sur des colonnes incrustées de lames d’or. Enfin, à la Saint-Barthélemy, une grande assemblée se réunit, et chacun, priant incessamment, demeura la face tournée vers le midi, prosternation idolâtre à laquelle le franciscain et son compagnon refusèrent de se joindre. Puis, Cuyné fut placé sur le siège impérial, et les ducs et le peuple fléchirent le genou devant lui. Il était sacré.

Aussitôt Carpini et Étienne furent mandés devant le nouvel empereur. On les fouilla d’abord, puis ils entrèrent dans la tente impériale en même temps que d’autres ambassadeurs, porteurs de riches présents. Quant à eux, pauvres envoyés du pape, ils n’avaient plus rien à offrir. Leur réception s’en ressentit-elle ? nous ne savons, mais Carpini et Étienne furent longtemps avant de pouvoir entretenir Sa Majesté tartare des affaires qui les avaient amenés vers lui. Les jours s’écoulaient, les envoyés étaient fort maltraités, et ils mouraient littéralement de faim et de soif, quand, vers la Saint-Martin, l’intendant et les secrétaires de l’empereur les firent mander devant eux, et ils leur remirent pour le pape des lettres finissant par ces mots superbes, qui sont comme la formule finale des souverains asiatiques : « Nous adorons Dieu, et, avec son aide, nous détruirons la terre entière, depuis l’Orient jusqu’à l’Occident. »

Vers la Saint-Brice, les ambassadeurs partirent, et, pendant tout l’hiver, ils cheminèrent à travers les déserts glacés. À l’Ascension, ils arrivaient à la cour du prince Bathy, qui leur donna des passeports, et ils ne rentraient à Kiew que quinze jours avant la Saint-Jean de l’année 1247. Le 9 octobre, le pape nommait Carpini archevêque d’Antivari en Dalmatie, et ce voyageur célèbre mourut à Rome vers 1251.

La mission de Carpini ne produisit en somme aucun résultat, et les Tartares restèrent ce qu’ils étaient, des hordes féroces et sauvages. Cependant, six ans après le retour du franciscain, un autre moine mineur, nommé Guillaume de Rubruquis, Belge d’origine, fut envoyé vers ces barbares, qui habitaient le territoire situé entre le Don et le Volga. Voici quel était l’objet de la mission.

A cette époque, saint Louis faisait la guerre aux Sarrasins de Syrie, et tandis qu’il harcelait les infidèles, un prince mongol, Erkaltay, les attaquait du côté de la Perse, faisant une utile diversion en faveur du roi de France. Le bruit courait que ce prince s’était converti au christianisme. Saint Louis, désirant s’assurer du fait, chargea le moine Rubruquis d’observer Erkaltay dans son pays même.

Au mois de juin 1253, Rubruquis et ses compagnons s’embarquèrent pour Constantinople, et de là ils atteignirent l’embouchure du Don, sur la mer d’Azof, où se trouvaient un grand nombre de Goths, descendant des tribus germaniques. Arrivés chez les Tartares, les envoyés du roi de France furent d’abord assez mal traités ; mais, sur la présentation de leurs lettres, le gouverneur Zagathal, parent du khan, leur fournit des chariots, des chevaux et des bœufs pour leur voyage.

Ils partirent donc, et le lendemain ils rencontrèrent tout d’abord un village ambulant ; c’étaient des chariots chargés de maisons appartenant au gouverneur. Pendant dix jours, les voyageurs demeurèrent dans cette tribu, qui ne se distingua pas par sa générosité, et, sans leurs provisions de biscuits, Rubruquis et ses compagnons fussent sans doute morts de faim. Parvenus à l’extrémité de la mer d’Azof, ils se dirigèrent vers l’est en longeant un désert aride, sans un arbre, sans une pierre. C’était le pays des Comans, déjà traversé plus au nord par Carpini. Rubruquis, laissant au sud les montagnes habitées par les peuplades circassiennes, arriva, après un fatigant voyage de deux mois, au camp du prince Sartach, établi sur les rives du Volga.

Là était la cour du prince, fils de Baatu-Khan. Il avait six femmes ; chacune d’elles possédait un palais, des maisons et deux cents chariots, dont quelques-uns, larges de vingt pieds, étaient traînés par un attelage de vingt-deux bœufs disposés sur deux rangs de onze chacun.

Sartach reçut les envoyés du roi de France avec beaucoup d’affabilité, et, les voyant pauvres, il leur fournit tout ce dont ils avaient besoin ; mais Rubruquis et ses compagnons durent se présenter devant le prince revêtus de leurs habits sacerdotaux ; puis, posant sur un coussin une magnifique Bible donnée par le roi de France, un psautier, présent de la reine, un missel, un crucifix et un encensoir, ils entrèrent chez le prince, en se gardant bien de toucher le seuil de la porte, ce qui eût été un acte inexcusable de profanation. Une fois en présence de Sartach, ces pieux ambassadeurs entonnèrent le Salve Regina. Le prince et une des princesses qui l’assistait dans cette cérémonie examinèrent attentivement les ornements des religieux et leur permirent de se retirer. Quant à la question de savoir si Sartach était chrétien, Rubruquis ne put la traiter.

Cependant, la mission des envoyés du roi saint Louis n’était pas terminée. Aussi le prince les engagea fort à se rendre à la cour de son père. Rubruquis obéit, et à travers les tribus mahométanes qui se partageaient la contrée entre le Don et le Volga, il arriva au camp du roi, situé sur le bord du fleuve.

Là, même cérémonie qu’à la cour du prince Sartach. Les religieux durent revêtir leurs ornements d’église, et ils se présentèrent ainsi devant le khan, qui occupait un siège doré, large comme un lit. Mais Baatu ne crut pas devoir traiter lui-même avec les ambassadeurs du roi de France, et il les envoya à Caracorum, à la cour de Mangu-Khan.

Rubruquis franchit le pays des Baskhirs, visita Ken-chat, Talach, passa l’Axiarte et atteignit Equius, ville dont les commentateurs n’ont pas su reconnaître la position ; puis, par la terre d’Organum, où se voit le lac de Balkash, et par le territoire des Uigurs, il arriva à Caracorum, la capitale devant laquelle s’était arrêté Carpini sans y entrer.

Cette ville, suivant Rubruquis, était ceinte de murailles de terre percées de quatre portes. Deux mosquées et une église chrétienne en formaient les principaux monuments. Le moine recueillit dans cette cité quelques renseignements sur les peuplades environnantes, principalement sur les Tangurs, dont les bœufs, de race remarquable, ne sont autres que ces yacks renommés dans le Thibet, et il parle de ces Thibétains, dont la plus étrange coutume est de manger les cadavres de leurs père et mère, afin de leur procurer une sépulture honorable.

Cependant, le grand khan n’était pas alors dans sa capitale de Caracorum. Rubruquis et ses compagnons durent aller à sa résidence, située au delà des montagnes qui s’élèvent dans la partie septentrionale de la contrée. Le lendemain de leur arrivée, ils se rendirent à la cour, pieds nus, suivant la règle franciscaine, ce qui leur valut d’avoir les orteils gelés. Introduits devant Mangu-Khan, ils virent « un homme au nez camard et de taille moyenne, couché sur un lit de repos et vêtu d’une fourrure brillante, tachetée comme la peau d’un veau marin. » Ce roi était entouré de faucons et autres oiseaux. Plusieurs sortes de liqueurs, un punch d’arrack, du lait de jument fermenté, du ball, sorte d’hydromel, furent offertes aux envoyés du roi de France. Ceux-ci s’abstinrent d’en boire ; mais le khan, moins sobre qu’eux, ne tarda pas à perdre la raison sous l’influence de ces boissons capiteuses, et l’audience dut être levée sans que la mission des ambassadeurs eût été remplie.

Rubruquis passa plusieurs jours à la cour de Mangu-Khan. Il y trouva un grand nombre de prisonniers allemands et français, principalement employés à la fabrication des armes et à l’exploitation des mines de Bocol. Ces prisonniers, bien traités par les Tartares, ne se plaignaient point de leur situation. Après plusieurs audiences que lui donna le grand khan, Rubruquis obtint la permission de partir, et il revint à Caracorum.

Près de cette ville s’élevait un magnifique palais appartenant au khan ; il ressemblait à un vaste église avec nef et double bas-côté. C’est là que le souverain siège sur une estrade élevée, à l’extrémité septentrionale ; les hommes s’assoient à sa droite et les femmes à sa gauche. C’est aussi dans ce palais que, deux fois l’an, on célèbre de splendides fêtes, quand tous les seigneurs du pays sont réunis autour de leur souverain.

Pendant qu’il séjournait à Caracorum, Rubruquis recueillit des documents intéressants sur les Chinois, leurs mœurs, leur écriture, etc. Puis, quittant la capitale des Mongols, il reprit le chemin qu’il avait déjà parcouru ; mais, arrivé à Astrakan, à l’embouchure du grand fleuve, il descendit au sud, entra en Syrie, et, sous la garde d’une escorte de Tartares, nécessitée par la présence de tribus pillardes, il arriva à Derbend, aux Portes-de-Fer. De ce point, par Nakshivan, Erzeroum, Siwas, Césarée, Iconium, il atteignit le port de Curch, et s’y embarqua pour retourner dans sa patrie.

Son voyage, en le voit, se rapproche beaucoup de celui de Carpini, mais la relation en est moins intéressante, et le moine belge ne parait pas avoir été doué de l’esprit d’observation qui caractérise le franciscain italien.

Avec Carpini et Rubruquis se termine la liste des explorateurs qui se rendirent célèbres dans le treizième siècle ; mais leur renommée allait être dépassée, et de beaucoup, par celle du Vénitien Marco Polo, le plus illustre voyageur de toute cette époque.