Découverte de la Terre/Deuxième partie/Chapitre VI/I

J. Hetzel (2p. 313-321).

CHAPITRE VI

I

La grande flibuste.

Guillaume Dampier ou un roi de la mer au XVIIe siècle.

Né en 1612, à East Toker, Guillaume Dampier se trouva dès l’enfance livré à lui-même par la mort de ses parents. Sans grand goût pour l’étude, il aimait mieux courir les bois et batailler contre ses camarades que rester tranquille sur les bancs de l’école. Aussi fut-il de bonne heure embarqué comme mousse sur des bâtiments de commerce. Après un voyage à Terre-Neuve et une campagne dans les Indes orientales, il s’engagea dans la marine militaire, et, blessé dans un combat, il revint se faire soigner à Greenwich. Libre de préjugés, Dampier oublia son engagement en sortant de l’hôpital militaire, et partit pour la Jamaïque en qualité de gérant d’une plantation. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir que ce métier ne pouvait lui plaire. Aussi, il abandonna ses nègres au bout de six mois, et s’embarqua pour la baie de Campêche, où il travailla pendant trois ans à récolter des bois de teinture.

Au bout de ce temps, on le retrouve à Londres ; mais les lois, et les agents chargés de les faire respecter, le gênent. Il regagne la Jamaïque, où il ne tarde pas à se mettre en rapport avec ces fameux boucaniers et flibustiers qui firent, à cette époque, tant de mal aux Espagnols.

Établis dans l’île de la Tortue, sur la côte de Saint-Dominique, ces aventuriers, Anglais ou Français, avaient juré une haine implacable à l’Espagne. Leurs ravages ne se bornèrent pas au seul golfe du Mexique ; ils traversèrent l’isthme de Panama et dévastèrent les côtes de l’océan Pacifique, depuis le détroit de Magellan jusqu’à la Californie. La terreur exagérait encore les exploits de ces flibustiers, qui tenaient, cependant, du merveilleux.

C’est parmi ces aventuriers, alors commandés par Harris, Sawkins et Shays, que Dampier s’engagea. En 1680, nous le voyons dans le Darien. Il y pille Santa-Maria, essaie vainement de surprendre Panama, et capture avec ses camarades, montés sur de mauvais canots volés aux Indiens, huit navires bien armés, qui étaient au mouillage, non loin de la ville. En cette circonstance, les pertes des flibustiers ont été si considérables dans le combat, et le butin si maigre, qu’ils se séparent. Les uns regagnent le golfe du Mexique, les autres s’établissent à l’île Juan-Fernandez, d’où ils ne tardent pas à attaquer Arica. Mais ils furent, cette fois encore, si maltraités, qu’une nouvelle scission se produisit, et que Dampier dut gagner la Virginie, où son capitaine espérait faire quelques recrues. Là, le capitaine Cook armait un navire, avec l’intention de pénétrer dans l’océan Pacifique par le détroit de Magellan. Dampier est du voyage. On commence par faire la course sur la côte d’Afrique, aux îles du cap Vert, à Sierra-Leone, dans la rivière Scherborough, car c’est la route que suivent habituellement les bâtiments à destination de l’Amérique du Sud. Par 36° de latitude méridionale, Dampier, qui note sur son journal tous les faits intéressants, remarque que la mer est devenue blanche ou plutôt pâle, sans pouvoir s’en expliquer la raison. S’il eût fait usage du microscope, il s’en serait facilement rendu compte. Les îles Sébaldines sont passées sans incident, le détroit de Lemaire est traversé, le cap Horn est doublé le 6 février 1684, et, dès qu’il a pu échapper aux tempêtes qui assaillent ordinairement les navires entrant dans le Pacifique, le capitaine Cook gagne l’île Juan-Fernandez, où il espère se ravitailler. Dampier se demandait s’il allait y retrouver un Indien du Nicaragua, qui y avait été laissé, en 1680, par le capitaine Sharp. « Cet Indien avait demeuré seul plus de trois ans dans l’île. Il était dans les bois à la chasse des chèvres, lorsque le capitaine anglais avait fait rembarquer ses gens, et l’on avait mis à la voile sans s’apercevoir de son absence. Il n’avait que son fusil et son couteau, avec une petite corne de poudre et un peu de plomb. Après avoir consommé son plomb et sa poudre, il avait trouvé le moyen de scier, avec son couteau, le canon de son fusil en petits morceaux et d’en faire des harpons, des lances, des hameçons et un long couteau. Avec ces instruments, il eut toutes les provisions que l’île produit : chèvres et poissons. À un demi-mille de la mer, il avait une petite hutte revêtue de peaux de chèvres. Il ne lui était pas resté d’habit ; une simple peau servait à lui couvrir les reins. »

Si nous nous sommes arrêté, quelque peu sur cet ermite forcé, c’est qu’il a servi de type à Daniel de Foe pour son Robinson Crusoe, ce roman qui a fait les délices de tous les enfants.

Nous ne raconterons pas ici par le menu toutes les expéditions auxquelles participa Dampier. Il nous suffira de dire qu’il visita, dans cette campagne, les îles Gallapagos. Voyant la plupart de ses entreprises échouer, le capitaine Swan, sur le bord duquel Dampier servait en 1686, gagna les Indes orientales, où les Espagnols se tenaient moins sur leurs gardes, et où il comptait s’emparer du galion de Manille. Mais nos aventuriers arrivèrent à Guaham, n’ayant plus que trois jours de vivres. Les matelots avaient concerté de manger successivement, si la route se prolongeait, tous ceux qui s’étaient déclarés pour le voyage, et de commencer par le capitaine, qui en avait fait la proposition. Dampier aurait eu son tour après lui. « De là vient, dit-il assez plaisamment, qu’après avoir mouillé à Guaham, Swan lui dit en l’embrassant : « Ah ! Dampier, vous leur auriez fait faire un bien mauvais repas ! » Il avait raison, ajoute-t-il, « car j’étais aussi maigre et décharné qu’il était gras et dodu. » Mindanao, Manille, certaines côtes de la Chine, les Moluques, la Nouvelle-Hollande et les îles Nicobar, tels furent les points visités et pillés par Dampier en cette campagne. Dans ce dernier archipel, il se sépara de ses compagnons et fut recueilli à demi mort sur la côte de Sumatra.

Pendant cette campagne, Dampier avait découvert plusieurs îles jusqu’alors inconnues, et notamment le groupe des Baschi. En véritable aventurier qu’il était, aussitôt rétabli, il parcourut tout le sud de l’Asie, Malacca, le Tonkin, Madras et Bencoulen, où il s’engagea comme artilleur au service de l’Angleterre. Cinq mois après, il désertait et rentrait à Londres. Le récit de ses aventures et de ses courses lui attira un certain nombre de sympathies parmi la haute société, et il fut présenté au comte d’Oxford, lord de l’Amirauté. Il ne tarda pas à recevoir le commandement du vaisseau le Roebuck, pour tenter un voyage de découverte dans les mers qu’il avait déjà explorées. Il quitta l’Angleterre, le 14 janvier 1699, avec le projet de passer par le détroit de Magellan, ou de faire le tour de la Terre de Feu, pour commencer ses découvertes par les côtes du Pacifique, qui avaient reçu jusque-là le moins grand nombre de visiteurs. Après avoir passé l’équateur, le 10 mars, il fit voile pour le Brésil, où il se ravitailla. Loin de pouvoir redescendre la côte de la Patagonie, il se trouva alors rejeté par les vents à seize lieues dans le sud du cap de Bonne-Espérance, d’où il fit voile par l’E.-S.-E vers la Nouvelle-Hollande. Cette longue traversée ne fut signalée par aucun incident. Le 1er août, Dampier aperçut la terre et chercha aussitôt un havre pour y débarquer. Cinq jours plus tard, il abordait dans la baie des Chiens marins, sur la côte occidentale de l’Australie ; mais il ne trouva qu’une terre stérile, où il ne rencontra ni eau ni végétation. Jusqu’au 31 août, il longea ce littoral sans découvrir ce qu’il cherchait. Dans une descente, il eut une légère escarmouche avec quelques habitants, qui semblaient extrêmement clair-semés dans le pays. Leur chef était un jeune homme de taille médiocre, mais vif et alerte ; ses yeux étaient entourés d’un seul cercle de peinture blanche, et une raie de la même couleur lui descendait depuis le haut du front jusqu’au bout du nez ; sa poitrine et ses bras étaient également zébrés de blanc. Quant à ses compagnons, ils avaient la peau noire, le regard féroce, les cheveux crépus, la taille haute et déliée.

Depuis cinq semaines qu’il rangeait de près la terre, Dampier n’avait trouvé ni eau ni vivres ; cependant, il ne voulait pas lâcher prise et entendait continuer à remonter la côte vers le nord. Toutefois, les bas-fonds qu’il rencontra sans cesse, la mousson du nord-ouest qui allait arriver, le forcèrent à renoncer à son entreprise, après avoir découvert plus de trois cents lieues du continent austral. Il se dirigea ensuite vers Timor, où il comptait reposer et refaire son équipage épuisé par ce long voyage. Mais il connaissait peu ces parages, et ses cartes étaient tout à fait insuffisantes. Il fut donc obligé d’en opérer la reconnaissance, comme si les Hollandais n’y fussent pas établis depuis longtemps. C’est ainsi qu’il découvrit, entre Timor et Anamabao, un passage à l’endroit où sa carte n’indiquait qu’une baie. L’arrivée de Dampier dans un port qu’eux seuls connaissaient, surprit et mécontenta gravement les Hollandais. Ils se figurèrent que les Anglais n’avaient pu y parvenir qu’au moyen de cartes prises sur un vaisseau de leur nation. Cependant, ils finirent par revenir de leur frayeur et les accueillirent avec bienveillance.

Bien que les préludes de la mousson se fissent sentir, Dampier reprit la mer et se dirigea vers la côte septentrionale de la Nouvelle-Guinée, qu’il atteignit, le 4 février 1700, près du cap Maho des Hollandais. Parmi les choses qui le frappèrent, Dampier cite la prodigieuse quantité d’une espèce de pigeons, des chauves-souris d’une taille extraordinaire, et des pétoncles, sorte de coquillage, dont l’écaille vide ne pesait pas moins de 258 livres. Le 7 février, il approche de l’île du Roi-Guillaume et court dans l’est, où il ne tarde pas à voir le cap de Bonne-Espérance de Schouten et l’île qui a reçu le nom de ce navigateur. Le 24, l’équipage fut témoin d’un spectacle singulier : « Deux poissons, qui accompagnaient le vaisseau depuis cinq ou six jours, aperçurent un gros serpent marin et se mirent à le poursuivre. Ils étaient à peu près de la figure et de la grandeur des maquereaux, mais de couleur jaune et verdâtre. Le serpent, qui les fuyait d’une grande vitesse, portait la tête hors de l’eau, et l’un des poissons s’efforçait de lui saisir la queue. Aussitôt qu’il se retournait, le premier poisson demeurait en arrière et l’autre prenait sa place. Ils le tinrent longtemps en haleine, toujours attentif à se défendre en fuyant, jusqu’à ce qu’on les perdît de vue. »

Le 25, Dampier donna le nom de Saint-Mathias à une île montagneuse, longue d’une dizaine de lieues, située au-dessus et à l’est des îles de l’Amirauté. Sept ou huit lieues plus loin, il découvrit une autre île, laquelle reçut le nom de l’Orageuse, à cause de violents tourbillons qui empêchèrent d’y aborder. Dampier se croyait alors près de la côte de la Nouvelle-Guinée, tandis qu’il longeait celle de la Nouvelle-Irlande. Il tenta d’y descendre ; mais il était environné de pirogues portant plus de deux cents naturels, et le rivage était couvert d’une foule nombreuse. Voyant qu’il serait imprudent d’envoyer à terre une chaloupe, Dampier fit virer de bord. À peine cet ordre était-il donné, que le navire fut criblé de pierres, que les indigènes lançaient avec une machine dont il ne put découvrir la forme, mais qui fit donner à cet endroit le nom de baie des Frondeurs. Un seul coup de canon les frappa de stupeur et mit fin aux hostilités. Un peu plus loin, à quelque distance du rivage de la Nouvelle-Irlande, ce sont les îles Denis et Saint-Jean que les Anglais découvrent. Le premier, Dampier, passe par le détroit qui sépare la Nouvelle-Irlande de la Nouvelle-Bretagne, reconnaît les îles Volcan, de la Couronne, G. Rook, Long-Rich et l’île Brûlante.

Après cette longue croisière signalée par des découvertes importantes, Dampier reprit la route de l’ouest, regagna l’île Missory, et atteignit enfin l’île de Ceram, l’une des Moluques, où il fit une assez longue relâche. Il se rendit ensuite à Bornéo, passa par le détroit de Macassar et atterrit à Batavia, dans l’île de Java, le 23 juin. Il y resta jusqu’au 17 octobre, et fit route pour l’Europe. En arrivant à l’île de l’Ascension, le 23 février 1701, son navire avait une voie d’eau si considérable qu’il fut impossible de la boucher. On dut échouer le bâtiment et transborder à terre l’équipage et le chargement. Par bonheur, l’eau ne manquait pas, non plus que les tortues, les chèvres et les écrevisses de terre. On était donc assuré de ne pas mourir de faim, jusqu’au jour où un navire relâcherait dans l’île et rapatrierait les naufragés. Ce moment ne se fit pas attendre, car, le 2 avril, un bâtiment anglais les prenait à son bord et les ramenait en Angleterre. Nous aurons encore occasion de parler de Dampier, à propos des voyages de Wood Rodgers.