Déclaration des cardinaux, archevêques et évêques de France aux pères de famille de leur pays
Deux projets de loi étaient déposés naguère sur le bureau de la Chambre des Députés (25 Juin et 30 Juin 1908), qui appellent de graves observations.
C’est aux pouvoirs publics que l’Épiscopat s’adressait jadis, lorsqu’il avait à réclamer contre des mesures législatives qui lui semblaient porter atteinte à la cause catholique. À la suite de la loi de séparation, le gouvernement déclare ne plus connaître les Évêques ; il nous est donc difficile de présenter utilement à son audience nos réflexions.
Toutefois, nous ne saurions nous résigner au silence : c’est à vous, Pères de famille, que nous dirons ce que nous ne pouvons pas ne pas dire, assurés que notre parole trouvera un écho dans vos âmes lorsqu’elle traitera de ce que vous avez de plus cher : votre liberté de citoyens et de croyants, la formation morale et religieuse de vos enfants.
Que des entraves nombreuses aient été apportées, au cours de ces dernières années, à l’exercice de vos droits en matière d’enseignement et d’éducation, vous ne le savez que trop, et nous ne songeons pas, à cette heure, à reprendre ce pénible sujet.
Du moins, la loi contenait une promesse qui, si elle avait été fidèlement gardée, vous donnait une sécurité relative : elle proclamait la stricte neutralité de l’école.
Quelle que soit la tendance de l’État à s’approprier les enfants pour en faire des citoyens, le législateur avait dû tenir un certain compte de l’autorité paternelle. Aussi lisons-nous encore dans l’exposé des motifs des nouveaux projets : « Les parents qui confient à l’État leurs enfants ont le droit d’exiger que leurs croyances et leurs sentiments intimes ne soient ni combattus, ni froissés par un enseignement agressif, et, d’autre part, l’État a trop souvent et trop sincèrement réclamé la collaboration de la famille à l’œuvre scolaire pour réprouver sa sollicitude et même son contrôle ».
L’on affirme au même endroit, sans hésitation aucune, ce principe que « des garanties doivent être accordées « aux pères de famille en vue de leur permettre d’obtenir réparation des fautes commises par les membres de l’enseignement public dans l’exercice de leurs fonctions ».
Maintien d’une neutralité absolue ; respect des croyances des parents et de leurs sentiments intimes, ainsi que de la conscience des enfants ; protection efficace contre toutes les entreprises des maîtres qui manqueraient à ce respect ou violeraient cette neutralité : tels sont les engagements de la loi vis-à-vis des familles.
Ces engagements ont-ils été toujours tenus dans le passé ? Non.
Les nouveaux projets de loi, s’ils venaient à être votés, aideraient-ils à leur faire mieux honneur à l’avenir ? Moins encore.
La neutralité scolaire a deux ennemis : le livre et la parole. Le livre, qui attaque plus ou moins ouvertement la foi chrétienne ; la leçon orale, qui peut être agressive lors même que le livre de classe est irréprochable, et dont les excès deviennent facilement pires.
Quel a été jusqu’ici le recours légal contre les abus de la parole et du livre ?
« En ce qui concerne le choix des livres » est-il dit dans l’exposé des motifs du premier des deux projets qui nous occupent ici, « toutes les précautions ont été prises pour rassurer les familles ».
Pères de famille, lisez le dispositif de ces précautions dans l’arrêté organique du 18 Janvier 1887 : vous y verrez que celui d’entre vous dont la conscience aurait été blessée par le texte d’un manuel scolaire imposé à son enfant, pourra porter plainte devant les « autorités compétentes », et même saisir de l’affaire le Ministre de l’Instruction publique.
Or, prenez garde que les « autorités compétentes » auxquelles vous aurez dû vous adresser sont celles-là mêmes qui ont approuvé l’insertion, au catalogue des livres scolaires, du manuel qui alarme votre conscience. Quelle chance y a-t-il que ces « autorités » se déjugent elles-mêmes, en reconnaissant le bien-fondé de votre plainte ? Et quand l’affaire lui sera portée, est-ce que le Ministre de l’Instruction publique prendra fait et cause pour le père de famille ? Comment oser l’espérer ? Nous n’avons pas à chercher bien loin de quoi justifier nos doutes et nos inquiétudes. En effet, dans l’exposé des motifs du projet de loi déposé le 25 Juin, il est rappelé que des livres scolaires ont été frappés d’interdiction par les Semaines religieuses, et il y est affirmé que cette proscription est l’œuvre d’un « sectarisme étroit », qu’« elle atteint moins des livres ouvertement hostiles aux croyances religieuses que des ouvrages simplement empreints de large libéralisme et de tolérance éclairée, et faisant appel à la raison et au libre examen ». C’est de la sorte que M. le Ministre de l’instruction publique tranche le débat. Cependant, parmi ces ouvrages, il en est qui battent en brèche tout une suite des dogmes du Credo, sans en excepter l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Quelle preuve meilleure pourrait-on souhaiter de ce qu’il y a d’illusoire dans le moyen fourni par la loi aux pères de famille pour exclure de l’école les livres opposés à la religion ?
Êtes-vous mieux protégés contre les écarts de la parole ?
À s’en tenir aux termes de la loi scolaire, il semble que non.
L’exposé des motifs auquel nous continuons de nous référer, rappelle que l’instituteur demeure « responsable » de son enseignement devant les autorités scolaires » et qu’« il appartient à celles-ci de prendre les mesures édictées par les règlements à l’égard des maîtres qui, oublieux de la réserve imposée par leurs fonctions, porteraient atteinte à la liberté de conscience de leurs élèves ». Si donc le père de famille croit avoir des griefs relatifs à l’enseignement oral qui est distribué à ses fils, qu’il les soumette aux « autorités dont le devoir est d’examiner les réclamations de cet ordre et d’en faire justice ».
Fort bien ! Mais ainsi qu’il leur arrive de ne voir que « large libéralisme » et « tolérance éclairée » dans les ouvrages contraires à la foi chrétienne, les « autorités constituées pour sauvegarder la neutralité scolaire » pourront bien qualifier de largement libérales et de simplement raisonnables des opinions destructives de toute vie religieuse ou attentatoires aux sentiments intimes des parents. Une connaissance même superficielle de l’histoire contemporaine autorise à prétendre que le cas n’est pas chimérique. De nouveau, la juste protestation du père de famille sera en pure perte ; pas plus contre la parole que contre le livre il ne réussira à défendre son enfant.
Quel conflit douloureux ! L’enseignement scolaire disputant au père l’âme du fils ; niant, méprisant, combattant ce que le père croit et adore, et, d’autre part, le père obligé d’envoyer son enfant à l’école où se donne cet enseignement : y a-t-il plus émouvante situation d’esclave ?
Aussi, des pères de famille trouvant le joug intolérable, ont-ils résolu de défendre la neutralité de l’école inscrite dans la loi.
Aux abus du livre et de la parole, çà et là, ils ont opposé ce que le Ministre appelle la « grève » de l’enseignement.
De plus, ils se sont souvenus que la loi est égale pour tous et qu’elle reconnaît à tout citoyen le droit d’obtenir la réparation du dommage qu’il a subi. Si un membre de l’enseignement public manque à ses devoirs dans l’exercice de ses fonctions, pourquoi n’aurait-il pas à en répondre devant les tribunaux de droit commun ? Rien de plus naturel. De la sorte, la loi elle-même protégera, du moins en partie, cette neutralité scolaire qui paraissait, de prime abord, dépourvue de sanction efficace.
C’est ainsi que le comprirent, dans l’affaire désormais fameuse de Dijon, ces pères de famille qui assignèrent, devant le tribunal civil de cette ville, un instituteur accusé d’avoir tenu en classe des propos délictueux. Le jugement qui fut rendu put faire croire qu’il y avait donc un moyen légal de travailler au maintien de la neutralité scolaire.
L’illusion devait être brève. Le 25 Juin 1908, exauçant les réclamations d’une certaine presse, le Ministre de l’Instruction publique déposait un projet de loi, suivi rapidement d’un second projet (30 Juin), présenté, celui-ci, par les deux Ministres de l’Instruction publique et de la Justice. Une menace de plus pesait sur les catholiques, et le peu qui subsistait de la liberté des pères de famille, en matière d’enseignement, était encore compromis.
Un court exposé de ces deux projets nous permettra aisément de nous en convaincre.
Le premier reconnaît, de façon théorique, le droit des parents au respect de leurs croyances : il déclare ne réprouver ni leur sollicitude ni leur contrôle, dans l’œuvre de l’école. En réalité, loin de raffermir le droit de la famille, il vise à en rendre l’exercice pratiquement impossible. Les garanties qu’il offre se ramènent de nouveau à porter plainte devant les autorités scolaires : autant vaut dire, nous l’avons bien vu plus haut, qu’elles sont l’inconsistance même. Que si — et voilà l’énormité dans la nouveauté — n’ayant pas obtenu justice, les parents défendent à leurs enfants de se servir du livre qu’ils jugent mauvais, ou de prêter l’oreille aux propos blâmables du maître, alors, un délit jusque-là inconnu est constitué. Mais, chose incroyable ! l’auteur du délit nouveau ne sera pas celui qui tient ces discours ou qui impose ce livre : ce sera le père de famille qui n’aura pas consenti à laisser déformer l’âme de son enfant ; ce sera toute personne qui, par parole ou par écrit, se sera permis d’approuver ou de recommander la conduite de ce père de famille.
Et comme il reste que les membres de l’enseignement public peuvent commettre des délits véritables à l’encontre des droits de la famille, savez-vous, Pères de famille, qui, dans cette hypothèse devenant une réalité, vous devrez désormais poursuivre ? Eh bien non pas l’instituteur coupable, mais l’État, en la personne de M. le Préfet. Ainsi le veut le second projet de loi (30 Juin). Par une exception inouïe en droit naturel et en droit français, l’auteur du dommage que vous aurez subi se dérobera légalement devant vous. La loi s’apprête à le priver de l’honneur d’être responsable de ses actes, et, en son lieu et place, elle va faire surgir l’État !
« Loin de diminuer les droits du père de famille, » déclare le Ministre, non sans ironie, nous voulons le croire, « cette disposition ne tend qu’à les fortifier, puisqu’elle lui procure la garantie de l’État au lieu et place de la responsabilité des maîtres ». Mais quel père de famille voudra croire que la liberté de ses revendications éventuelles s’accroîtra du fait qu’il aura à les exercer contre un adversaire beaucoup plus puissant, d’une part, et, d’autre part, qui ne représentera qu’une responsabilité adoptive ou déléguée ?
Pourquoi cette déshonorante immunité qu’on projette de créer au profit du maître d’école ? L’exposé des motifs dit qu’il s’agit de le soustraire à la perpétuelle menace d’actions en justice. C’est là une inquiétude que ne connaissent pas les gens qui vivent irréprochables : ne suffirait-il pas que l’on invitât tous les instituteurs à s’en souvenir ?
Pour résumer toute la situation qui est la vôtre en regard de la législation scolaire déjà existante et mise en péril d’aggravation par les projets de loi des 25 et 30 juin derniers, Pères de famille, retenez ceci : l’école est obligatoire : de 7 à 13 ans, vos enfants lui appartiennent. Elle les marquera de son empreinte, c’est inévitable. De quelle qualité sera cette empreinte, vous avez le droit de le savoir et le devoir de l’apprendre.
Cependant, s’il arrive que, informés, vous ayez sujet de vous plaindre, sachez que désormais vous ne rencontrerez plus le coupable en face. Vous exercerez, s’il vous plaît de le faire, un recours auprès des autorités scolaires ou de M. le Préfet : recours laborieux toujours, et pour l’ordinaire, sans résultat efficace possible à prévoir. Évincés de votre plainte, si votre conscience insiste, si elle vous persuade de préserver par tous les moyens l’âme de votre enfant, alors c’est vous qui tomberez dans un délit légal, pour lequel vous ne serez pas épargnés.
Une pareille législation revient à l’expropriation de la famille et à la confiscation de l’enfant : de toutes les tyrannies, c’est la plus odieuse.
Pères de famille, nous devions vous mettre sous les yeux ce douloureux état de choses.
En suite de quoi, nous voulons vous rappeler encore, en quelques mots, vos droits et vos devoirs.
Tout d’abord, contrairement à la doctrine césarienne qui prétend que l’enseignement public est donné exclusivement au nom de l’État, nous vous disons, nous, vos Évêques, qu’il l’est, qu’il doit l’être principalement au vôtre. L’élève, l’enfant ne commence pas par appartenir à l’État, il est à vous. Quand il aura grandi, lorsqu’il aura pris son essor de citoyen, l’État, alors, lui demandera directement sa part de contribution au service du bien social. Mais aussi longtemps qu’il n’est qu’un enfant, c’est de la famille qu’il relève avant tout : celle-ci, en l’élevant, continue de le mettre au monde. Que dans votre tâche d’éducateurs naturels l’État s’offre à vous aider, qu’il vous supplée au besoin, soit ! mais qu’il ne pense jamais à vous supplanter. Qu’il ouvre des écoles, qu’il rédige des programmes, qu’il indique quelles connaissances, au jugement des gens compétents, doivent être, comme il dit, « le viatique intellectuel nécessaire à la mise en valeur de la personne humaine », nous l’acceptons. Loin de nous de songer à lui contester le rôle qui est le sien, de diriger l’enseignement de manière à pourvoir, soit aux besoins généraux de la société, soit à la plus grande utilité de ses membres. Ce que nous demandons, c’est qu’en toutes les formes de ses initiatives et de ses concours, il ne perde jamais de vue le droit primordial de la famille. L’État peut faire des maîtres d’école qui enseignent l’écriture, le calcul, l’histoire, la géographie, les sciences : quant au maître de l’école, en ce qui concerne la formation morale de l’enfant, c’est Dieu qui le fait : et vous l’êtes, vous, Pères de famille, par Celui qui vous a faits pères. Là encore, que l’État vous aide, qu’il vous fasse aider : qu’il n’ose pas se substituer.
La Sainte Église est la grande auxiliaire, d’institution divine, vous le savez, Pères de famille chrétiens. À partir du Baptême, auquel vous les avez librement présentés, vos enfants sont ses fils spirituels, et, en sa qualité de mère, elle réclame le droit de vous aider, elle aussi, à les élever.
Mais ici, ce n’est pas le lieu d’insister sur son rôle et sur ses droits ; devant la situation de fait qui existe, Elle se borne à vous rappeler, par notre organe, que si l’école officielle ne sait que faiblement aider, du moins, il lui est interdit d’entraver l’œuvre de formation dans la foi et les mœurs. Et puisque l’œuvre de l’école s’accomplit premièrement en votre nom, par une délégation d’où vous n’êtes jamais absents, votre droit de la surveiller est absolu.
Ajoutons que, vu les circonstances où nous sommes jetés, si vous avez la possibilité, pour faire élever vos enfants, de choisir entre plusieurs écoles, la conscience vous fait un devoir de préférer celle qui donnera le plus de garanties au respect de tous vos droits.
En toute hypothèse, vous surveillerez l’école publique ; employant d’abord tous les moyens légaux pour la maintenir dans l’observation de ce que, à défaut d’une expression meilleure, nous appellerons l’honnête neutralité.
Que si, ce qu’à Dieu ne plaise, elle s’obstinait à être un péril pour la foi de vos enfants, vous devriez — nous ne cesserons de vous le rappeler et de vous soutenir dans la défense de vos droits — vous devriez leur en interdire l’accès, au prix des suites quelconques pouvant résulter de l’acte de conscience que vous auriez ainsi accompli, en bons français et en bons chrétiens.
Nous, vos Évêques, nous ne vous tenons ce langage que par l’inspiration du double et indivisible amour que nous éprouvons pour les âmes et pour notre pays.
Pères de famille, comptez sur nous, de même que vos Évêques comptent sur vous.
La présente déclaration aux Pères de famille de France sera lue dans toutes les églises de nos diocèses, le dimanche 20 Septembre 1908.