On n’est pas des bœufs/Décentralisation


DÉCENTRALISATION


Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps : mon cerveau, si fertile d’ordinaire en idées ingénieuses de toutes sortes, est plus fertile encore.

Où cela va-t-il s’arrêter, grand Dieu !

Impossible qu’on énonce devant moi une difficulté quelconque scientifique, industrielle, politique, sociale, religieuse, culinaire, etc., etc., sans qu’en mon cerveau affluent des troupeaux entiers de solutions définitives.

Si M. Félix Faure était au courant des infinies ressources de mon génie, son devoir strict serait de résigner ses fonctions entre mes mains. La France avant tout, n’est-ce pas ?

Mais M. Félix Faure tient au pouvoir. De plus, les Havrais n’aiment pas beaucoup les gens de Honfleur.

Tant pis pour la France !

Tenez, par exemple, voilà la question de la décentralisation, dont on s’occupe depuis quelque temps et qui passionne beaucoup de nos meilleurs esprits !

Les uns disent : Si on décentralisait la France, ça serait du propre !

Les autres : Si ce régime de centralisation continue, la France est fichue !

Ces derniers ont raison : il faut décentraliser !

Oui, décentraliser, mais comment ?

En donnant aux anciennes provinces une nouvelle autonomie ? Jamais de la vie !

La France retomberait alors dans je ne sais quelle moyenâgerie féodaleuse et périmée.

Mille fois non !

Ventilons, ventilons, aérons la France, fût-ce avec la bourrasque révolutionnaire !

Tout vaut mieux que le moisi.

Voulez-vous me permettre, mesdames et messieurs, de vous soumettre mon petit projet ?

Un joli projet qui, au mérite de décentraliser radicalement, joint l’avantage de centraliser à outrance !

Voici :

J’élabore sept programmes (j’ai adopté le nombre sept pour son incontesté fatidisme), sept programmes qui résument, chacun, un idéal politique et social, allant du pépin monarchique de Gamelle aux doctrines du trimardisme le plus éperdu.

J’affiche dans toutes les communes de France ces sept programmes soigneusement numérotés et imprimés — pour éviter toute confusion — sur des papiers de sept couleurs différentes.

Quand le peuple s’est bien pénétré de ces programmes variés, qu’il a bien réfléchi, qu’il a bien pesé le pour et le contre, je l’appelle à se prononcer en un solennel referendum.

Les électeurs n’ont qu’à déposer dans l’urne un bulletin portant le numéro du régime choisi.

On dépouille le scrutin.

On attribue à chaque programme un nombre de départements relatif au nombre de suffrages qu’il a obtenus.

(Une supposition, pour plus de clarté : le programme no 5 a obtenu le tiers des voix, on lui attribue le tiers des départements. C’est pourtant bien clair.)

Dans chacun de ces départements sera mis en vigueur le régime qui lui sera dévolu.

Les départements seront tirés au sort.

Certains programmes n’auront peut-être droit qu’à un département, alors que d’autres s’en verront attribuer trente ou quarante, davantage peut-être.

Le droit des minorités est ainsi soigneusement sauvegardé.

Et alors ce serait la fin des malentendus !

Les prétendants pourront, comme de juste, rentrer en France avec leur famille.

Gamelle aura peut-être un petit royaume de sept ou huit départements éparpillés çà et là sur le territoire de la France.

Victor aussi pourra monter sur une manière de tronicule.

Ah, dame ! ça ne sera pas l’empire de Charles-Quint, mais à la fin du dix-neuvième siècle, c’est encore très gentil, pour des jeunes gens.

Mon projet, c’est la fin des traditions abolies et le néant des creuses chimères.

Assez de discours, assez de théories, assez de brochures ; à nous la pratique, la vivifiante pratique !

Au bout de peu de temps, on sera fixé.

Chaque régime, intégralement appliqué sans discussion ni opposition possibles, donnera le résultat qu’il comporte.

Les citoyens jugeront par comparaison et iront habiter les territoires les plus conformes à leur idéal.

Une simple déclaration à la mairie et l’on obtiendra son voyage gratuit (et aussi pour sa famille et ses meubles), ainsi que l’exemption de tous droits pour la vente ou l’échange de ses biens.

Beaucoup de familles, avant de se fixer, tiendront à se rendre compte par elles-mêmes et de visu des avantages ou des ennuis de tel ou tel régime.

C’est dans ce cas que la maison démontable Duclos pourra rendre de réels services.

Tous les sept ans (je tiens beaucoup à ce sept) la France sera conviée à un nouveau referendum.

Certains partis gagneront quelques départements, d’autres en perdront. On verra peut-être, condamné par l’expérience, maint régime disparaître à jamais.

Et bientôt notre chère France sera tout près de la Justice, du Bonheur et de la Joie.

La voilà, la vraie décentralisation, la voilà bien !