Décembre (Edouard Pailleron)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 238-240).
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LA TOMBE.

J’y suis retourné l’autre fois,
— C’était le jour, c’était le mois, —
Et la neige couvrait la terre.
Un fossoyeur chantait au loin,
Une fleur brillait dans un coin,
Comme un sourire du mystère ;
J’ai soulevé son blanc linceul,
Et, regardant si j’étais seul,
J’ai baisé la fleur solitaire.

Et, comme à travers ces chemins,
Où les ronces semblent des mains,
J’allais, interrogeant mon âme,
Je vis passer tout près de mois
Un convoi de pauvre, un convoi
D’un enfant suivi d’une femme

Bien âgée et pleurant bien fort
(C’était son aïeule peut-être).
Avec les porteurs et le mort,
Elle était seule. — Pas de prêtre.

Hélas ! du mort ou du vivant
Lequel a besoin de prière,
De celui qui s’en va devant,
De celui qui s’en va derrière ?

Les hommes noirs pressaient le pas
(Cette bière était si petite),
Et la vieille avec des hélas !
Se hâtait pour aller plus vite :

« Jésus ! Seigneur ! est-ce bien toi,
Est-ce bien toi que l’on emporte ?
C’est donc vrai que ma fille est morte,
C’est fait de moi, c’est fait de moi !


« Mais faut-il être abandonnée ?
Une enfant., » Comprend-on cela ?
Avant-hier, dans la journée,
Elle jouait… et là voilà !

« Et si câline et si gentille,
O mon trésor, ô mon amour !
Moi qui la grondais l’autre jour !…
O ma chère petite fille !

« Elle allait avoir ses huit ans,
Ces choses-là sont bien étranges…
Pourquoi nous prend-il nos enfans,
Le bon Dieu, puisqu’il a ses anges ? »

Et toujours plus vite en montant
(Cette montée est un calvaire),
Les hommes marchaient, et la mère
Toujours suivait en haletant :

« Comme s’il n’en était pas d’autres,
Des petits riches, ceux enfin
Des gens dont le cœur n’a pas faim,
Sans aller nous prendre les nôtres !

« Ah ! je ne t’aimais pas assez !
Tous nos bonheurs sont fait de même ;
Quand on les voit, ils sont passés…
C’est toujours après qu’on les aime.

« Sa mère est morte en la laissant,
Puis c’est mon fils qui l’a suivie,
Et voilà son tour à présent !
C’est par morceaux qu’on perd la vie.

« N’est-ce pas de quoi blasphème !
Quoi ! Dieu vous dit de les aimer,
À les aimer on s’habitue,
Et quand c’est fait, il vous les tue !

« Mais tu ne m’as pas dit adieu,
Mais je te vois encor sourire,
Tu n’es pas morte, on a beau dire,
Ce n’est pas vrai, Mon Dieu ! mon Dieu ! »

Et le convoi tourne l’allée.
Le cœur en sang, les yeux en eau,

La pauvre aïeule désolée
Poursuivit sa course au tombeau.

Et tout me revint en mémoire,
Tout, jusqu’au lourd balancement
De l’horrible voiture noire,
Tout mon passé sombre et dormant.

Je songeai que j’avais comme elle
Dit ce poème des sanglots
Dont on peut bien changer les mots,
Mais dont la phrase est éternelle,

Et que trois fois, comme elle aussi,
Accompagnant les miens ici,
J’avais monté cette avenue,
Et que la route m’est connue.

Le premier que je vis mourir,
(J’étais trop jeune pour souffrir,
On souffre à l’âge où l’on espère),
Je le pleurai, c’était mon père.

Le deuxième (je le revois),
C’était mon frère cette fois ;
Je l’embrassai, calme et farouche,
Doute au cœur, blasphème à la bouche.

Mais le jour où Dieu me la prit
(La troisième fois c’était elle,
Elle, ma mère !), j’ai souri
Et j’ai dit : L’âme est immortelle !

Depuis elle, depuis ce temps,
Je n’ai plus ni pleurs ni colère,
Et je ne souffre plus, — j’espère,
Et je ne doute plus, — j’attends.