Débats du parlement de Turin

Anonyme
Débats du parlement de Turin
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 772-776).

PARLEMENT DE TURIN.


Une grande question a été récemment posée et résolue en Piémont, non sans y avoir produit un vif émoi et une agitation analogue à celle qui fut organisée en France peu de temps avant la révolution de février contre l’Université en faveur de la liberté de l’enseignement,, mais avec cette différence que l’opposition des évêques du parti catholique se fondait chez nous sur les droits sacrés de la conscience et réclamait au nom de la liberté contre un monopole, tandis que la croisade est prêchée dans les états sardes pour le maintien de privilèges incompatibles avec les principes les plus élémentaires de la législation moderne. En-deçà des Alpes, on invoquait le droit commun ; au-delà, on le repousse. N’est-ce pas le cas d’appliquer le mot de Pascal ?

Par une disposition très raisonnable, et qui est une garantie d’ordre et de tranquillité, le statut fondamental de Charles-Albert n’a point fait table rase ; il est venu seulement se superposer aux lois existantes, laissant au zèle de la nation et à la prudence des hommes qui la gouvernent le soin de transformer celles-ci graduellement et d’opérer sans secousse la transition du régime ancien au régime nouveau dont il a préparé les bases. C’est ainsi que le Piémont, pays constitutionnel, se trouvait encore en possession du foro ecclesiastico, du droit d’asile et autres immunités depuis long-temps supprimées dans la plupart des états catholiques, et dont notre âge a quelque peine à concevoir l’existence. Le foro ecclesiastico est la juridiction spéciale exercée par l’évêque en matière civile et criminelle ; le droit d’asile est le même que le clergé au moyen-âge, alors qu’il représentait le droit contre la violence, avait fondé pour suppléer à la protection de la loi absente. Aux yeux de tout homme raisonnable, de telles institutions n’ont plus de sens. C’est néanmoins pour avoir cru que l’heure était venue de porter la main sur cette ruine du passé que le ministère du roi Victor-Emmanuel s’est trouvé en butte aux attaques les plus violentes, et de codino qu’il était hier, passe aujourd’hui pour révolutionnaire, sort commun à tous ceux qui recherchent la raison et la vérité en dehors des passions des partis.

Voici textuellement à quoi se réduit la tentative du gouvernement piémontais. La loi présentée par le ministre de la justice, M. Siccardi, porte que les procès civils entre ecclésiastiques et laïques, et aussi entre ecclésiastiques seuls, seront déférés aux tribunaux civils ordinaires, que les mêmes lois pénales seront applicables aux ecclésiastiques comme aux autres citoyens ; elle abolit en outre le droit d’asile ; tout coupable réfugié dans une église devra être désormais appréhendé et livré à l’autorité, avec les égards dus au ministre du culte et le respect que commande le saint lieu. Enfin, un article septième et dernier charge le gouvernement du roi de présenter au parlement un projet de loi tendant à régler le contrat de mariage dans ses relations avec la loi civile, la forme et les effets dudit contrat.

Il n’est en France conservateur assez opiniâtre, du moins le croyons-nous, qui osât contester l’équité d’une telle réforme. Il ne s’en est pas rencontré non plus dans le parlement piémontais, où la loi Siccardi, acceptée de tous quant au fond, n’a été combattue qu’au point de vue de l’opportunité. En principe, il était difficile de nier que la loi, aux termes du statut, émanant du roi, qui la délègue à des juges nommés par lui et inamovibles, il ne peut y avoir dans l’état deux corps judiciaires, ni deux procédures. Chacun admettait bien que les formes arbitraires, les degrés de juridiction infinis, la confusion, les abus, le défaut de garantie que présentait le tribunal de l’évêque, l’impunité presque certaine qui couvrait le délinquant, toute cette organisation surannée devait faire place à une saine application du principe de l’égalité civile. Deux hommes considérables de la droite dans la chambre des députés, MM. Balbo et de Revel, se sont bornés seulement à discuter la question d’opportunité. Tout en reconnaissant que la loi était bonne en elle-même, ils ont demandé un délai pour mettre le gouvernement à même d’obtenir le consentement du saint-siège. L’état, de choses actuel étant fondé sur un concordat entre la cour de Rome et celle de Turin, on ne peut, disaient-ils, y rien modifier que de concert avec la cour de Rome. Cet argument, le seul qu’ait pu trouver et qu’a répété à satiété l’opposition, est en droit contestable. Le ministère a néanmoins répondu que des négociations avaient été entamées à ce sujet avec le pape, et cela dès le ministère du comte Avet, dont les opinions ne sont pas suspectes. Ces négociations, suivies par plusieurs cabinets successivement, avaient pour but de concilier les prétentions du clergé avec le droit nouveau inauguré par le statut ; elles n’ont eu aucun résultat : faudra-t-il attendre indéfiniment qu’il plaise à la cour de Rome de donner son agrément ? On sait très bien qu’en pareille matière Rome n’a jamais cédé que devant les faits accomplis, et que, si elle qualifie d’attentat contre l’église ce qui se passe aujourd’hui en Piémont, elle le tient pour régulier et consacré en France, en Autriche, en Belgique, en Toscane, à Naples, pays qui ne passent probablement pas pour hérétiques. Reprenant avec autorité et une grande logique des argumens qui ne pouvaient manquer de frapper les esprits exempts de préventions, le garde-des-sceaux a établi qu’en acceptant le statut, le roi et la nation avaient implicitement abrogé les lois antérieures qui y dérogeaient, et il a insisté sur la nécessité de mettre en ce point les institutions d’accord avec le statut. Il ne serait pas sans inconvénient en effet de prolonger outre mesure une situation transitoire de laquelle pourraient surgir, d’un moment à l’autre, des incidens et des conflits fâcheux. Pour ne citer qu’un exemple, si un évêque ou un ecclésiastique membre du sénat venait à être mis en jugement, serait-il déféré au foro ecclesiastico, ou traduit devant ses pairs, conformément au statut ?

Le ministère a été soutenu en cette occasion par la plus grande partie de la chambre. M. Camille de Cavour, dans un très remarquable discours, lui a apporté l’adhésion d’une grande partie de la droite ; aussi l’a-t-il emporté à une immense majorité, et, après trois jours de discussion, l’ensemble de la loi a été voté par 130 voix contre 26 seulement.

Ce n’était pas, du reste, au palais Carignan qu’on s’attendait à rencontrer une grande résistance ; l’opposition était surtout au dehors, dans le clergé protestant par la voix des évêques, et elle devait, disait-on, se formuler d’une manière redoutable dans le sénat. On a même cru un instant à Turin que la loi y échouerait. Pour notre compte, nous n’avons pas partagé ces appréhensions. Le sénat piémontais a fait preuve depuis deux ans, en plusieurs occasions, d’un grand sens politique, et il était difficile qu’il ne comprit pas, en cette circonstance, le danger d’une opposition irréfléchie. Outre les argumens de principes qui allaient fort au goût des illustrations de la haute magistrature, en assez grand nombre au sénat, la masse de l’assemblée sentait parfaitement qu’au point de vue politique le rejet de la loi eût été une faute immense. En voulant donner satisfaction aux préjugés et aux exigences du parti rétrograde, le sénat eût créé à la couronne les embarras les plus sérieux. Le cabinet Azeglio, en effet, n’eût pas manqué de se retirer. Déjà, s’il faut en croire certains bruits, il n’aurait pas hésité à poser la question ministérielle, lorsqu’il a présenté le projet Siccardi à l’acceptation du roi, dont on était parvenu à inquiéter la conscience. M. d’Azeglio et ses collègues donnant leur démission, par qui les remplacer ? Évidemment par un ministère d’une nuance plus conservatrice ; mais ce ministère n’eût pas eu la majorité dans la chambre des députés. Nous voyons que l’extrême droite n’a pu y réunir que 26 voix contre la loi Siccardi. Aurait-on fait une nouvelle dissolution ? C’était le moyen de ramener la fameuse chambre démocratique. La chambre actuelle est assurément la plus modérée qu’il soit possible d’espérer. On se replaçait donc de gaieté de cœur dans la situation critique d’où le Piémont s’est tiré si heureusement au mois de décembre. Entre les dangers de la démagogie et les périls de la réaction absolutiste, l’administration de M. d’Azeglio a été jusqu’ici un moyen terme tutélaire ; elle représente l’opinion libérale modérée, qui ne veut sacrifier la vraie liberté ni à la licence ni au despotisme fatalement lié à l’alliance autrichienne. Voilà des considérations qui devaient immanquablement frapper les bons esprits du sénat, et ils sont en majorité. Il ne pouvait leur échapper qu’un grand intérêt patriotique dominait en cette occasion une question de conservation mal entendue.

Nous voyons que les hommes les plus recommandables par leur caractère et par une expérience mûrie dans la pratique des affaires ont prêté au ministère l’appui de leur parole. Les sénateurs Robert d’Azeglio, Plezza, Gioja, Gallina, Sauli, ont fourni des raisons propres à calmer les scrupules des consciences trop timorées qui demandaient, comme à la chambre des députés, des délais pour négocier avec Rome. En pareille matière, une autorité comme celle de M. Robert d’Azeglio, frère du président du conseil, avait assurément de quoi rassurer les plus timides. M. Robert d’Azeglio est connu pour un homme profondément religieux, et c’est au nom des véritables intérêts de l’église qu’il a demandé avec force l’abolition d’immunités plus nuisibles qu’utiles au clergé, de même qu’il s’était fait, il y a quelque temps, devant la papauté l’avocat de la liberté de conscience et le promoteur de l’émancipation des juifs en Italie. La loi a passé au sénat à 51 voix contre 29.

Au reste, le clergé piémontais, il faut bien le dire, a provoqué le coup inévitable qui devait tôt ou tard le frapper. Les évêques de Savoie et de Piémont, qui possèdent une influence très grande sur les populations, semblent, depuis quelque temps, s’être concertés pour la mettre au service d’un plan de réaction organisé contre les institutions constitutionnelles. Leurs derniers mandemens de carême, fort mélangés de politique, contenaient des attaques plus ou moins directes contre le statut, si bien que, malgré sa répugnance à entamer de telles querelles, le ministère s’est vu contraint d’agir contre eux et de réprimer particulièrement les excentricités de l’évêque de Saluces, qui avait tonné en chaire avec plus de violence que les autres contre la liberté, contre la détestable invention de la presse et contre Guttemberg ! Nous n’assurerions pas que la présentation de la loi Siccardi n’ait point été une riposte à ces attaques absurdes. M. Siccardi, avocat distingué de la province de Turin avant de prendre les sceaux, est, comme la plupart de ses confrères, un de ces parlementaires de la vieille école qui ne voient pas de meilleur œil que d’Aguesseau le clergé s’immiscer par trop dans le domaine temporel. Ses dispositions sont partagées par le corps à peu près entier de la magistrature, qui se montrera très énergique et très décidée, si le clergé, comme il est à craindre, s’obstine dans sa malencontreuse campagne. Le voici, en effet, qui affecte de se donner un petit lustre de persécution. Le gouvernement a fait saisir une circulaire de monseigneur Franzoni, archevêque de Turin, sur la conduite que doit tenir le clergé du diocèse dans l’application de la loi Siccardi, et il a poursuivi devant les tribunaux un journal qui a reproduit cette pièce. Là-dessus, on crie à l’arbitraire et à la persécution. Or, la circulaire de l’archevêque de Turin n’est ni plus ni moins qu’un acte de révolte ouverte : elle prescrit aux ecclésiastiques qui seront cités, soit comme parties, soit comme témoins, devant un tribunal laïque, de s’adresser à l’autorité archiépiscopale pour obtenir l’autorisation voulue et les directions convenables. En présence de la juridiction laïque, ils devront arguer de l’incompétence du tribunal et protester qu’ils ne font que céder à la nécessité ; le curé ou le recteur d’une église devra opposer une semblable protestation toutes les fois qu’il sera commis quelque acte contraire à l’immunité locale, etc. Et les organes du parti de proclamer que l’archevêque n’a fait que remplir un devoir sacré, en s’élevant contre l’œuvre d’iniquité du ministère Azeglio-Siccardi !

Il était clair que monseigneur Franzoni voulait se faire appliquer le premier la nouvelle loi, et engager le combat de sa personne. Le gouvernement, de son côté, ne pouvait, sans créer un précédent fâcheux, céder devant cette petite émeute organisée dans les bureaux de l’Armonia, et il a dû se résoudre à poursuivre l’auteur de la circulaire incriminée. C’était là qu’on l’attendait. À une assignation de comparaître, monseigneur Franzoni répond en se retranchant derrière les statuts du concile de Trente, sess. 24, caput 5, de Re form. Le juge d’instruction insiste respectueusement, et, par une condescendance déjà extrême, il offre au prévenu de se transporter en son domicile pour y accomplir les prescriptions de la loi. Nouveau refus de l’archevêque. C’est alors que le tribunal s’est vu contraint de faire exécuter la loi. L’archevêque, appréhendé au corps avec tous les égards imaginables et les formes les plus délicates, a été conduit à la citadelle, où l’appartement du gouverneur lui sert de prison. Voilà le martyre consommé, le chevalier Salvi, juge instructeur du tribunal de Turin et ses confrères transformés en Colonna et Nogaret ; on chante dans les églises des litanies pour la circonstance avec l’oraison in vinculis, et l’opinion des bonnes gens de province est ameutée contre les persécuteurs de l’église !

Nous pensons que monseigneur Franzoni, qui doit avoir de justes motifs de reconnaissance vis-à-vis du ministère, eût mieux fait d’employer son influence à calmer les esprits qu’à souffler ainsi le feu. C’est M. d’Azeglio qui, contre l’avis de bien des gens, lui a rouvert dernièrement les portes de Turin et a rétabli sur son siège ce prélat, qui ne résidait plus depuis deux ans. Au commencement de 1848, le premier ministère constitutionnel du roi Charles-Albert s’était vu contraint d’éloigner de Turin monseigneur Franzoni, dont l’esprit intolérant et l’humeur tracassière compromettaient la paix publique, et ce ministère était celui du comte Balbo ! Aujourd’hui, à peine de retour, ce prélat lève l’étendard contre le gouvernement, alors que celui-ci, pour protéger sa personne contre l’animadversion de la population turinoise, a été obligé, dernièrement encore, de mettre garnison dans le palais archiépiscopal, ce qui n’empêche pas monseigneur Franzoni de se poser en victime, et M. le cardinal Antonelli de fulminer contre les attentats du gouvernement piémontais ! Tout cela est déplorable. Il serait à désirer que la cour de Rome, cédant à des conseils désintéressés, mît tous ses efforts à étouffer l’incendie que de dangereuses passions cherchent à attiser. Le gouvernement piémontais va envoyer à Rome un ministre chargé de traiter cette affaire avec le saint-siège. Le choix du plénipotentiaire est chose difficile et délicate ; cependant, si, comme le bruit s’en répand, c’est M. le comte Gallina, le même qui fut envoyé l’année dernière à Londres pour suivre les négociations du traité de paix avec l’Autriche, on ne peut que s’en applaudir et augurer favorablement du résultat.

En définitive, l’épiscopat piémontais est le principal auteur de la situation actuelle. Il devrait s’accuser le premier de l’échec qu’il vient de subir et des haines anti-religieuses auxquelles il vient de faire la part si belle. Son étroit esprit d’opposition nuit à la religion, de même que les plaintes du cardinal Antonelli contre l’esprit révolutionnaire qui anime le ministère piémontais nuisent à la cour de Rome. Si c’est faire de la révolution que de soumettre le clergé au droit commun en matière temporelle, comme il y est soumis chez nous, la papauté elle-même a été bien près de se montrer révolutionnaire. Le cardinal Antonelli ne peut ignorer qu’une proposition de la chambre des députés de Rome avait été faite dans ce sens et déjà agréée par Pie IX, et que, si la république n’était venue couper court à l’œuvre de M. Rossi, il y a plus d’un an qu’à Rome même cette réforme nécessaire serait accomplie. L. G.



V. DE MARS.