D’une nouvelle source de produits alimentaires

D’une nouvelle source de produits alimentaires
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 952-956).


ESSAIS ET NOTICES.





D’UNE NOUVELLE SOURCE DE PRODUITS ALIMENTAIRES.

Lorsqu’il y a plus d’un an déjà, nous signalions dans la Revue des Deux Mondes l’insuffisance de la production animale en France, nous appelions en même temps l’attention sur quelques moyens nouveaux de combler un si fâcheux déficit. Parmi ces moyens, nous citions au premier rang l’extension des industries à la fois agricoles et manufacturières, le concours prêté aux fermes par les distilleries, qui venaient d’une part augmenter la quantité de nourriture pour les animaux, de l’autre utiliser tous les résidus de nos fabriques agricoles. Cette extension prévue dès lors s’est réalisée, et la quantité de viande disponible pour la population s’est heureusement accrue ; mais ce résultat si important coïncidant avec des habitudes nouvelles, avec un développement inusité dans la consommation, le déficit que nous signalions en 1855 n’a pas entièrement disparu, et l’étude des moyens destinés à le combattre garde toute son opportunité.

Nous venons d’attribuer à des changemens dans le régime d’alimentation générale cette disproportion regrettable entre la production et la consommation. Il faudrait ajouter peut-être que les mesures relatives à la taxe au poids, substituées aux droits perçus par tête à l’entrée des bestiaux dans les villes, n’y sont pas étrangères. On peut se demander si elles n’ont pas exercé une influence notable sur les quantités produites, en déterminant la livraison sur les marchés d’animaux incomplètement engraissés, de telle sorte que le produit net de quatre de ces derniers atteint tout au plus la quantité qu’on obtenait naguère en abattant trois animaux dans l’état d’embonpoint où ils étaient alors expédiés.

Quoi qu’il en soit, un fait subsiste : c’est que les améliorations agricoles, toujours lentes à se répandre, ne sauraient de longtemps encore satisfaire aux exigences de la consommation. C’est le développement de plus en plus sensible de ces exigences qui a ramené l’attention des économistes sur les moyens d’aller chercher les subsistances animales loin de notre territoire, en des contrées où elles surabondent, pour les introduire chez nous[1].

Depuis longtemps déjà on avait songé aux immenses ressources en ce genre qui se rencontrent dans l’Amérique méridionale, où l’on n’exploite de grands troupeaux de bœufs qu’en vue d’en obtenir la peau, tout ce qui reste de l’animal étant abandonné, sauf quelques rares exceptions. Des obstacles de plusieurs ordres se sont jusqu’à ce jour opposés à la réalisation du projet d’exploitation de ces ressources : les animaux en liberté sous ces climats chauds n’offrent pas tous un état convenable d’embonpoint, et la difficulté de préserver économiquement les viandes des altérations spontanées durant les transports rendait au moins douteux le succès de l’opération. Nous avons vu qu’en effet les divers procédés de dessiccation partielle avec enrobage de gélatine avaient tous échoué, lorsque les produits étaient soumis aux épreuves de l’emballage et des voyages durant deux ou trois mois.

Les regards s’étaient tournés aussi vers les possessions de la Russie méridionale, où se rencontrent de vastes pâturages et de nombreux troupeaux de moutons. Dans ces contrées, on ne sait utiliser que là peau, les toisons, le suif des animaux abattus. Tout le surplus, la chair, les tendons, les os, etc. ; est abandonné en pure perte. Ici encore le manque de moyens de conservation économique dont l’efficacité fût certaine venait entraver l’exécution du projet. En effet, une fâcheuse alternative se présentait toujours : le seul procédé de conservation, dont les bons résultats fussent assurés, c’était la méthode d’Appert perfectionnée, telle que nous l’avons précédemment décrite. Il fallait, pour que l’opération fût économique, expédier les préparations dans des vases en fer-blanc d’une contenance telle qu’on parvint à diminuer les frais résultant de la valeur de l’enveloppe en raison des quantités y contenues. Il y avait donc tout intérêt à employer les plus grands vases possibles ; mais d’un autre côté la facilité de la distribution où de la consommation, en un mot de la vente aux lieux d’arrivée, exigeait que cette distribution pût s’effectuer en petites quantités consommables immédiatement par un deux ou trois individus ; sinon, on se trouvait exposé à ne pouvoir placer les produits que dans les établissemens publics renfermant un nombreux personnel. C’était restreindre beaucoup le débouché et manquer le but principal ; qui devait être de mettre à la portée du plus grand nombre un complément précieux de l’alimentation économique des populations laborieuses. Il semblait impossible d’échapper au fatal dilemme : si l’on expédiait des préparations volumineuses, le débouché était compromis, et le but principal manqué ; si l’on employait des vases d’une faible contenance, appropriés aux exigences naturelles des consommateurs, la valeur totale des enveloppes rendait les préparations trop dispendieuses. On ne pouvait sortir de cette impasse sans quitter les voies connues ; il fallait, en un mot, ajouter aux inventions acquises une invention nouvelle.

Les choses en étaient là lorsqu’un habile manufacturier, qui déjà était parvenu à surmonter de plus grands obstacles en mettant à flot la belle industrie, plusieurs fois transformée, de la dessiccation des produits alimentaires extraits des végétaux, M. Cholet, imagina le nouveau système de conservation, transport et distribution des viandes et d’application utile des produits accessoires, tendons, os, sang, intestins et substance cornée. Ce système complet renferme des moyens connus et garantis par une longue expérience. L’inventeur y ajoute plusieurs dispositions nouvelles, propres à réduire les frais généraux ou le prix coûtant, et de nature à faciliter la distribution en petites parts sans augmenter la dépense nécessitée par les vases.

Voici comment on parvient à réunir ces conditions favorables. Aussitôt après l’abattage des animaux, les muscles, débarrassés des portions tendineuses ou membraneuses de moindre valeur alimentaire ou plus altérables, sont soumis à une coction légère qui en réduit un peu le volume ; on les dispose ensuite « n morceaux volumineux dans des vases cylindriques en fer-blanc, que l’on remplit autant que possible, et qui contiennent 6 kilogrammes de substance comestible. Ces vases sont clos hermétiquement par les moyens usuels, à l’aide de soudures à l’étain. On les place alors dans une chaudière dite autoclave, où ils sont chauffés au bain-marie d’eau, soit à feu nu, soit par la vapeur, de telle façon que leur température s’élève jusqu’à 108 ou 110 degrés, pendant une heure et demie environ. La préparation est dès lors terminée ; on peut emballer et expédier les ; boîtes ; remplies et chauffées de cette manière. Arrivées au lieu de leur destination, elles peuvent être livrées intactes aux établissemens et aux particuliers dont la consommation journalière atteint ou dépasse la quantité de 6 kilos contenue dans chacune des boites. Quant aux consommateurs isolés qui, dans un repas ou même durant une journée, se contentent d’une ration vingt-quatre fois moindre, c’est-à-dire de 250 grammes, la distribution régulière se fera sans la moindre difficulté, grâce à l’ingénieux ustensile imaginé par M. Cholet. Sur un bâti formé d’une planche épaisse et de deux tasseaux : semi-circulaires, on place horizontalement un des vases dont on a préalablement enlevé les deux fonds. Le cylindre est solidement assujetti avec une bande épaisse et large de 15 ou 18 centimètres, en caoutchouc vulcanisé, que l’on tend et que l’on fixe à l’aide de boutons ou d’agrafes. Une vis suivant l’axe horizontal du cylindre passe dans un écrou adapté à l’un des bouts du bâti : en la faisant tourner, on pousse la volonté un disque qui, agissant comme un piston, fait sortira l’autre bout et sous forme sensiblement cylindrique la substance contenue et refoulée dans la boîte. On peut donc couper très facilement, à l’aide d’un large couteau, toute la partie qui dépasse les bords du vase et obtenir une tranche dont l’épaisseur et par suite le poids se trouvent réglés d’après une échelle graduée suri lai tige. On comprend que cet ustensile, d’une construction simple, permette de distribuer rapidement les portions demandées par l’acheteur en fractions aussi faibles ou aussi fortes qu’il le désire, et dont les dimensions se trouvent, réglées directement sous ses yeux, qu’enfin la valeur du vase dans lequel on a conservé et transporté la substance alimentaire soit répartie uniformément sur toutes les portions, et, comme leur prix, exactement proportionnel à leur poids.

M. Cholet, en administrateur éclairé, se préoccupant des moyens d’assurer à son entreprise nouvelle la sympathie de quelques hommes influens des deux pays, a voulu former à cette occasion une association internationale franco-russe d’alimentation. Une usine pour la préparation des viandes qu’il s’agirait de transporter de Russie en France serait construite près de l’embouchure du Dnieper, dans la Mer-Noire. Comptant sur le bienveillant appui du grand-duc Constantin pour aplanir toutes les difficultés locales, le manufacturier français a pu établir, par le calcul suivant, le prix de revient des produits importés en France, et vendus dans Paris. La matière, première, en très grande partie perdue jusqu’ici, ne coûtera guère que les frais du dépeçage des animaux et du transport à l’usine. On a supputé toutefois un prix d’achat fixé en moyenne à 10 cent. par kilogramme, les frais de préparation et le prix des enveloppes en fer-blanc à 30 cent., les transports à Paris par Marseille à 16 cent., l’octroi de Paris et la commission de vente à 30 cent. ; le prix coûtant total serait donc de 86 cent., et le prix de vente avec bénéfice de 1 fr : À ce taux, l’avantage pour le consommateur paraît évident, car il recevrait pour 1 fr. un kilog. de viande toute préparée, représentant 1 kilog. 250 gr., en raison de la diminution d’un cinquième du poids par la cuisson, c’est-à-dire à un prix à peu près moitié moindre que celui du cours actuel.

La nouvelle industrie internationale aura d’ailleurs d’autres conséquences utiles, car elle fournira, outre les peaux, les toisons et le suif déjà importés, des matières premières insuffisantes dans plusieurs de nos industries : notamment les os pour la tabletterie et la fabrication du charbon d’os employé à l’extraction et au raffinage du sucre ; le sang, qui fournit par la dessiccation du sérum, de l’albumine propre aux impressions sur étoffes, et un engrais transportable à de grandes distances, en raison de sa valeur vénale ; les intestins propres à la préparation de la baudruche et des cordes harmoniques pour les instrumens ; la substance cornée, employée dans la préparation du bleu de Prusse ; les tendons, qui servent à fabriquer la gélatine.

La nouvelle source de produits alimentaires tirés des animaux trouvera sans doute un facile écoulement par les voies déjà largement ouvertes à la production remarquable des légumes desséchés, et ajoutera de cette manière un utile complément à l’industrie, établie sur une base solide, qui exploite les matières premières extraites des végétaux. Cette dernière industrie, que nous avons déjà fait connaître, a pris un plus grand essor et réalisé en même temps de nouveaux progrès et de nouvelles économies par l’établissement de sècheries spéciales en différentes régions agricoles plus particulièrement adonnées à certaines cultures. C’est ainsi que l’usine fondée à La Villette est consacrée à la préparation des choux obtenus de la principale culture locale ; l’usine de Rueil s’applique au traitement des pommes de terre, divisées en petits prismes immergés un instant dans l’eau froide, puis desséchés ; l’usine de Meaux trouve dans de bonnes conditions économiques les carottes, qu’elle réduit en tranches minces et dessèche, tandis que la manufacture primitive fondée aux Champs-Elysées, dans Paris, continue à préparer les divers légumes fins aux époques où les marchés sont abondamment pourvus. En même temps qu’elle centralise les produits des trois autres fabriques, elle les soumet à une énergique pression, afin d’en former des tablettes, après les avoir assortis ou réunis en des mélanges conformes aux demandes des administrations publiques et aux habitudes des consommateurs soit de la capitale, soit des départemens. Une cinquième usine est actuellement instituée à Dunkerque : on y prépare exclusivement des choux découpés et soumis à la fermentation acide. Les cinq manufactures disposent d’un matériel considérable, représentant ensemble une force de 169 chevaux, 140 étuves[2] et 10,080 châssis, sans y comprendre les ustensiles de trois féculeries annexes qui, en cas de commandes extraordinaires, peuvent accroître de 33 à 50 pour 100 la production totale. On se fera une idée de la puissance déjà acquise à cet ensemble d’usines réunies sous une seule direction, si nous ajoutons qu’elles exploitent les produits de la culture d’environ 1,400 hectares, et qu’elles ont pu fournir, en dehors de leurs débouchés habituels, aux armées alliées, depuis l’origine jusqu’à la fin de la guerre de Crimée, 6 millions de kilog. provenant de 50 millons de kilog. de matière première épluchée, formant en totalité 300 millions de rations alimentaires.

En présence d’un pareil succès, nous formons des vœux bien sincères pour que la nouvelle industrie fondée près de l’embouchure du Dnieper, avec une colonie d’ouvriers français, et sous la protection éclairée du gouvernement russe, prenne un développement non moins rapide et non moins fructueux dans l’intérêt des deux nations. Ce serait encore un des résultats heureux de la paix, et qui serait obtenu sur le théâtre même d’une guerre formidable et glorieuse pour tous les peuples qui s’y sont mesurés.


PAYEN.


SECONDE EXPEDITION A LA RECHERCHE DE SIR JOHN FRANKLIN, par E. K. Kane[3]. — Pendant l’année 1850, alors qu’une véritable escadre anglaise parcourait en tous sens les parages lointains où sir John Franklin était perdu ou avait péri, un négociant de New-York, M. Grinnell, eut la généreuse pensée d’envoyer un navire dans les mers arctiques pour participer à ces travaux de recherche. Le docteur Kane, attaché à l’expédition américaine, publia à son retour un émouvant récit de cette première campagne, et annonça en même temps le désir d’en recommencer une nouvelle. La libéralité de M. Grinnell et des sociétés savantes des États-Unis lui permit de repartir, dès le mois de décembre 1852, pour ces régions désolées, où l’attirait, avec l’espoir déjà bien affaibli de trouver quelques traces de sir John Franklin et de ses compagnons, l’ambition d’étendre les découvertes géographiques des marins anglais et de pénétrer jusqu’à la mer, libre de glaces, dont le pôle boréal est supposé le centre. Cette espérance a été en grande partie trompée : le docteur Kane ne parvint point à sortir du détroit de Smith, qui longe la côte occidentale du Groenland, et que le capitaine Inglefield avait peu de temps auparavant visité. Le commandant américain choisit pour lieu d’hivernage, sous le 78e degré de latitude environ, une baie profonde creusée dans les côtes dentelées du Groenland : excepté au Spitzberg, qui jouit d’un climat insulaire tempéré par des courans marins, aucun navigateur n’avait encore hiverné à une si haute latitude. Pendant cent quarante jours, le soleil resta sous l’horizon, et l’on enregistra des températures qui descendirent jusqu’à 56 degrés au-dessous de zéro dans le petit observatoire établi sur un rocher près du navire, où l’on continua, même pendant les froids les plus cruels de la longue nuit arctique, une suite non interrompue d’observations magnétiques, astronomiques et météorologiques. En partant du point où il était arrivé avec son navire, le docteur Kane avait compté faire de longues expéditions en traîneau ; il avait emmené avec lui neuf magnifiques chiens de Terre-Neuve et trente-quatre chiens esquimaux qu’il eut beaucoup de peine à dresser ; mais l’extrême rigueur de l’hiver les fit presque tous périr, et il ne lui en restait plus que six au moment où la saison permit de commencer


  1. Afin de suppléer à l’insuffisance de la production en France, le gouvernement a diminué de beaucoup les droits d’entrée sur les animaux de boucherie venant de l’étranger : cette mesure a déterminé des importations considérables qui équivalaient en 1855 à 37,193,524 kilog. ; mais en 1856 l’importation s’est réduite à 34,372,686 kilog., en même temps que la production s’affaiblissait. Les mêmes résultats, plus prononcés encore, ont été remarqués en Angleterre relativement aux importations du bétail en 1855 et 1856. C’est que l’accroissement de la consommation commence à se faire sentir dans les contrées étrangères d’où les exportations de ce genre ont lieu ordinairement. Il est donc indispensable de demander à d’autres ressources le complément de l’alimentation publique, si l’on veut suivre le mouvement de progrès qui se manifeste dans la consommation de la France.
  2. Chaque étuve en vingt-quatre heures dessèche environ 1,000 kilog. de légumes épluchés, qui donnent de 80 à 100 kilog. desséchés.
  3. 2 volumes in-8o, Philadelphie, Childs et Peterson, — Londres, Trübner et Co.