Cyropédie (Trad. Talbot)/Livre VIII

Cyropédie. Livre VIII
Traduction par Eugène Talbot.
Œuvres complètes de XénophonHachetteTome 2 (p. 388-431).
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LIVRE VIII.


CHAPITRE PREMIER.


Chrysantas approuve les paroles de Cyrus et persuade aux autres de l’honorer comme un roi. — Offices du palais créés par Cyrus. — Pour faire aimer la vertu, il la pratique. — Passion de Cyrus pour la chasse. — Sa magnificence. — Sa politique avec les esclaves et les seigneurs.


Ainsi parle Cyrus. Chrysantas alors se lève et dit : « Oui, souvent, mes amis, et en d’autres occasions, j’ai reconnu qu’un bon prince ne diffère point d’un bon père. Les pères pourvoient à ce que leurs enfants ne manquent jamais de biens ; de même Cyrus me semble nous donner des conseils à l’aide desquels nous devons vivre toujours heureux. Mais comme il me paraît être resté trop vague dans ce qu’il devait expliquer, j’essayerai d’y suppléer pour ceux qui ne savent pas. Considérez ceci : une ville ennemie a-t-elle jamais été prise par des troupes mal disciplinées ? Une ville amie a-t-elle jamais été défendue par de semblables troupes ? Une armée désobéissante a-t-elle jamais remporté la victoire ? Dans un combat, les hommes ne sont-ils pas plutôt vaincus, quand ils songent à pourvoir chacun à leur sûreté personnelle ? Quelle chose bonne a été accomplie par des hommes qui n’obéissaient pas à qui valait mieux qu’eux ? Quelles villes ont été bien gouvernées ? Quelles maisons bien administrées ? Quels navires conduits à leur destination ? Et nous, les biens que nous avons en ce moment, par quelle voie nous les sommes-nous procurés, si ce n’est par notre obéissance à notre général ? Grâce à cette obéissance, nous allions jour et nuit où il fallait aller, marchant serrés à la voix du chef ; notre choc était irrésistible, et nous ne laissions rien d’imparfait dans ses ordres. Si donc l’obéissance paraît le plus grand des biens pour acquérir des richesses, sachez qu’elle est encore le plus grand des biens pour conserver ce que l’on a acquis. Autrefois plusieurs d’entre nous ne donnaient d’ordre à personne, ils en recevaient ; aujourd’hui, vous tous qui êtes ici présents, vous vous trouvez dans une situation telle, que vous commandez les uns à un plus grand nombre d’hommes, les autres à un plus petit. Vous voulez tous qu’ils vous soient soumis : de la même manière nous devons tous obéir à ceux qui ont autorité sur nous. Il y a toutefois cette différence entre nous et des esclaves, que les esclaves ne suivent leurs maîtres que par force, tandis que nous, si nous voulons agir en hommes libres, nous devons faire de bon gré ce que nous croyons le plus digne de louange. Vous verrez qu’une ville qui n’est pas soumise au gouvernement d’un seul, quand elle veut bien obéir aux magistrats, n’est point exposée à subir la loi des ennemis. Soyons donc, comme Cyrus nous le recommande, près de la demeure royale ; exerçons-nous à tout ce qui peut nous garantir ce que nous possédons, et montrons-nous prêts à exécuter au besoin tout ce qu’il plaira à Cyrus de nous ordonner ; car il faut bien comprendre que Cyrus ne peut rien faire pour son bien qui ne soit pour le nôtre, puisque nos intérêts sont les mêmes et que nous avons les mêmes ennemis. »

Ainsi parle Chrysantas : plusieurs des assistants, Perses et alliés, se lèvent et appuient ses paroles. Il est décidé que les nobles se rendront tous les jours à la porte, pour y recevoir les ordres de Cyrus, et y demeureront jusqu’à ce qu’il les congédie. Ce qui fut alors établi est pratiqué encore en Asie par ceux qui obéissent au roi : ils se rendent à la porte du palais pour faire leur cour. On a vu jusqu’ici que le but de toutes les institutions de Cyrus était d’affermir sa puissance et celle des Terses : aussi ont-elles été maintenues constamment par les rois qui sont venus après lui. Elles ont éprouvé, d’ailleurs, le sort de toutes les choses humaines : quand il y a un bon prince, les lois sont observées avec exactitude ; quand le prince est mauvais, on les observe mollement. Ainsi les nobles se rendaient tous les jours, à la porte de Cyrus, avec leurs chevaux et leurs armes, suivant le règlement adopté par les braves guerriers qui avaient contribué à renverser l’empire des Assyriens.

Cyrus prépose alors différents officiers à divers détails d’administration, percepteurs des tributs, payeurs des dépenses, inspecteurs des ouvrages publics, gardes du trésor, surveillants des approvisionnements publics ; il prépose au soin des chevaux et des chiens ceux qu’il croit les plus capables de mettre ces animaux en état de lui servir. À l’égard de ceux qu’il destine à être les supports de sa prospérité, il ne commet à personne le soin de veiller à ce qu’ils deviennent aussi bons que possible, mais il croit que cette fonction ne convient qu’à lui. Il savait que dans une bataille, ce serait parmi ces hommes-là qu’il choisirait ceux qui devaient marcher à ses côtés ou à sa suite lorsqu’il courrait les plus grands dangers ; que c’était de leur corps qu’il aurait à tirer les taxiarques de l’infanterie ou de la cavalerie, les généraux qu’il enverrait commander, à son défaut ; les gardiens et les satrapes des villes et des provinces entières ; les ambassadeurs qu’il aurait à députer, regardant comme essentiel de venir à bout de ses desseins sans recourir à la guerre. Or, s’il n’avait pas d’hommes capables d’exécuter les affaires importantes et compliquées, il sentait bien que tout irait mal, tandis que, s’il avait des serviteurs comme il faut, tout marcherait à son gré. Il résolut donc de se livrer tout entier à cette surveillance. Il pensait que ce serait pour lui un exercice de vertu, persuadé que, quand on n’est pas soi-même vertueux, on ne peut exciter les autres à tout ce qu’il y a de beau et de bon. Ces réflexions le conduisirent à comprendre que, pour surveiller les grands, il lui fallait, avant tout, du loisir. Mais voyant, d’un côté, que les dépenses nécessaires dans un empire aussi vaste que le sien ne lui permettaient pas de négliger les finances ; de l’autre, que, s’il voulait y veiller par lui-même, il ne lui resterait pas, vu l’immensité de ses domaines, un seul moment pour s’occuper d’un objet d’où dépend le salut de l’empire ; l’esprit attentivement tourné vers le moyen de bien administrer ses finances et de se ménager du loisir, il s’avise de prendre pour règle de conduite l’ordre qui s’observe dans les corps militaires. Les décadarques veillent sur la décade, les lochages sur les décadarques, les chiliarques sur les lochages, et les myriarques sur les chiliarques, en sorte que dans une armée, il n’y a personne qui n’ait un chef, fût-elle de plusieurs myriades ; or, quand le général veut donner un commandement, il lui suffit de donner l’ordre aux myriarques. Cyrus forme sur ce modèle son plan d’administration : il règle tout, en conférant avec peu de personnes, et il lui reste plus de temps libre que n’en a le chef d’une maison ou le commandant d’un vaisseau. Cet ordre établi, il engage ses amis à s’y conformer et les fait participer ainsi au loisir qu’il s’est ménagé.

Il tourne ce loisir vers lui-même et vers ceux qui l’entourent, et il commence, avec l’autorité d’un chef, à rendre ceux qu’il s’est associés tels qu’il les désire. Et d’abord, tous ceux qui, se trouvant assez riches pour vivre sans être obligés de travailler, manquaient de venir aux portes, il leur en demandait la raison, présumant que ceux qui s’y rendraient assidûment n’oseraient rien faire de criminel ni de honteux sous le regard de leur chef, et avec la pensée que rien de ce qu’ils feraient n’échapperait aux hommes les plus distingués, et que pour ceux qui ne s’y rendraient pas, on pourrait imputer leur absence à la débauche, à l’injustice, à la négligence. Expliquons donc d’abord comment il s’y prenait pour forcer même ceux-ci à se présenter. Il ordonnait à quelqu’un de ses plus intimes amis d’aller se saisir de leurs biens, en disant seulement qu’il prenait ce qui était à lui. Cela fait, les dépouillés venaient au plus vite se plaindre de cette injustice. Cyrus, durant longtemps, ne se donnait pas le loisir de les entendre ; puis, quand il les avait entendus, il renvoyait à un terme éloigné le jugement de l’affaire. Il espérait ainsi les accoutumer à faire leur cour, se rendant moins odieux que s’il les eût contraints par un châtiment. Voilà son premier moyen de leur apprendre à se montrer toujours présents. Un autre qu’il employait aussi, c’était de charger des commissions les plus faciles et les plus lucratives ceux qui se présentaient à lui : un autre encore, c’était de ne rien accorder aux absents. Enfin le plus puissant de tous était la contrainte envers ceux qui avaient résisté aux précédents : il les dépouillait réellement de toutes leurs possessions, pour les donner à un autre, de qui il comptait tirer plus de services : par là, il remplaçait un mauvais ami par un ami utile. Le roi actuel s’informe encore, quand on s’absente, de la raison qui fait manquer à ce devoir.

Ainsi se conduisait-il à l’égard des absents. Pour ceux qui se présentaient assidûment, il croyait qu’étant leur chef il les porterait infailliblement à tout ce qu’il y a de beau et de bon, s’il s’efforçait lui-même de se montrer à ses sujets paré de toute espèce de vertus. Il convenait que les lois écrites peuvent contribuer à rendre les hommes meilleurs, mais il disait qu’un bon prince est une loi voyante, qui observe en même temps qu’elle ordonne, et qui punit le délinquant.

D’après ces principes, il considère, avant tout, ce qui regarde les dieux, et paraît s’en occuper avec d’autant plus de zèle, qu’il est arrivé au plus haut point de prospérité. Il commence par établir des mages, et lui-même, sans y jamais manquer, il célèbre avec le jour les louanges des dieux, et offre chaque jour des sacrifices à ceux des dieux que les mages lui désignent : institution qui dure encore aujourd’hui sous le roi régnant. Les autres Perses imitent Cyrus en ce point, avec la pensée de devenir eux-mêmes plus heureux, s’ils rendent hommage aux dieux, à l’exemple du plus heureux des souverains. Ils peuvent, du reste, être agréables à Cyrus en agissant ainsi. Cyrus, de son côté, regarde leur piété comme un bien pour lui, de même que, quand on navigue, on aime mieux se trouver avec des gens de bien qu’avec des impies. Il avait d’ailleurs la conviction que, si tous ceux qui l’approchaient craignaient les dieux, ils auraient bien moins de penchant à des actes impies envers lui, qui se considérait comme le bienfaiteur de ses familiers. En faisant voir qu’il estimait au plus haut degré quiconque ne se montrait injuste ni envers un ami ni envers un allié, et en ayant toujours l’œil fixé sur la justice la plus rigoureuse, il espérait amener les autres à s’abstenir de tout gain illicite, et à ne chercher que des profits légitimes. Il se persuadait qu’il inspirerait mieux la pudeur, s’il les respectait assez tous pour ne jamais rien dire ou rien faire devant eux qui pût les blesser. Il espérait qu’il en serait ainsi, d’après ce fait, que les hommes respectent plus, je ne dis pas leur chef, mais celui même qu’ils ne craignent point, s’il se respecte lui-même, que s’il ne se respecte pas ; de même que, quand on sait qu’une femme se respecte, on est plus disposé à la respecter en la voyant.

Il croyait que le meilleur moyen de maintenir l’obéissance parmi ceux qui l’approchaient, c’était de récompenser plus libéralement ceux qui obéissaient sans réplique, que ceux qui faisaient preuve des vertus les plus grandes et les plus laborieuses. Il ne cessa jamais d’avoir cette conviction et de la mettre en pratique. En donnant l’exemple de la tempérance, il y formait tous les autres. En effet, quand on voit se montrer tempérant celui qui peut le plus impunément s’abandonner à sa fougue, ceux qui sont moins puissants n’oseraient ouvertement se laisser aller à l’insolence. Il mettait cette différence entre la pudeur et la tempérance, que ceux qui ont de la pudeur craignent de faire à découvert une action honteuse, tandis que ceux qui sont tempérants s’en abstiennent même en secret. Il jugeait qu’il donnerait une grande leçon de-modération, en montrant que les plaisirs qui s’offraient sans cesse à lui ne pouvaient le distraire de ses devoirs, et qu’il ne se les permettait que comme délassement d’un travail honnête.

Par cette conduite, il établit à ses portes beaucoup de déférence de la part des inférieurs, toujours prêts à céder aux supérieurs, et des deux parts une grande réserve et une concorde harmonieuse. On n’eût entendu là ni les éclats de la colère, ni les rires d’une joie immodérée ; en les voyant, on eût dit, ce qui était, un vie sagement ordonnée. Voilà ce que voyaient et ce que faisaient ceux qui vivaient aux portes.

Afin de former à la guerre, il emmenait à la chasse ceux qu’il croyait utile de façonner à ces exercices ; et il pensait que la chasse est le meilleur apprentissage de la guerre, la véritable école de l’équitation. Pour se tenir en selle sur toute espèce de terrains, la chasse y rend fort habile, vu la nécessité de poursuivre les bêtes qui fuient, et elle rend capable d’agir à cheval par l’émulation et le désir d’atteindre le gibier. L’abstinence, le travail, le froid, le chaud, la faim, la soif, c’est surtout à la chasse qu’il accoutumait ses familiers à les supporter ; et maintenant même, le roi et ceux qui l’entourent continuent d’agir ainsi.

La conviction où était Cyrus qu’on n’est pas digne de commander, quand on n’est pas plus parfait que ceux auxquels on commande, est, d’après ce qu’on vient de dire, manifeste aux yeux de tous. En exerçant ainsi ceux qui l’entouraient, il s’exerçait beaucoup plus encore lui-même à la tempérance, aux arts et aux manœuvres de la guerre. En effet, il ne les menait à la chasse que quand il n’y avait point nécessité de rester. Et pour lui, quand il y avait nécessité, il chassait, dans la maison, les animaux nourris dans les parcs. Il ne prenait jamais de repos qu’après s’être fatigué jusqu’à suer, et ne faisait donner à manger aux chevaux qu’après les avoir travaillés. Il appelait à cette chasse ses porte-sceptres, qui étaient autour de lui. Il avait, ainsi que ceux qui l’entouraient, une très-grande supériorité dans tous les nobles exercices, grâce à cette application continuelle ; et il pouvait être proposé comme un modèle en ce genre. De plus tous ceux qu’il voyait en quête du bien, il les honorait de présents, de dignités, de places, de toute espèce de distinctions. De là naissait une émulation générale à qui se montrerait le meilleur aux yeux de Cyrus.

Nous croyons avoir remarqué dans Cyrus cette règle de conduite qu’un prince, pour s’attacher ses sujets, ne doit pas seulement être meilleur qu’eux, mais user d’une sorte d’artifice. Il prit donc l’habillement des Mèdes, et engagea ses familiers à s’en revêtir. Cet habillement, en effet, a l’avantage de cacher les défauts du corps et de faire paraître plus grands et plus beaux ceux qui le portent ; la chaussure médique étant faite de manière à placer dedans, sans qu’on s’en aperçoive, de quoi paraître plus grand qu’on n’est. Il approuvait l’usage de se peindre les yeux, afin de paraître avoir de plus beaux yeux qu’on n’en a, et de se farder pour se donner un plus beau teint que de nature[1]. Il recommandait de ne jamais cracher ni se moucher en présence de personne, et de ne détourner jamais la tête pour regarder quoi que ce soit, comme n’étant affecté de rien. Tout cela lui semblait propre à empêcher les chefs de se déconsidérer.

Tous ceux qu’il croyait susceptibles du commandement, il les faisait se revêtir, s’exercer ainsi, et se donner un extérieur respectable : ceux, au contraire, qu’il destinait à l’esclavage, loin de les exciter à embrasser la vie laborieuse des hommes libres, il ne leur permettait pas même l’usage des armes ; mais il veillait à ce qu’ils eussent de quoi boire et de quoi manger en vue des exercices libéraux. Ainsi, quand ils rabattaient le gibier vers les cavaliers dans la plaine, il leur permettait d’emporter des vivres pour la chasse, ce qui était défendu aux gens de condition libre ; dans les voyages, il les conduisait vers l’eau, comme des bêtes d’attelage : quand il était l’heure de dîner, il s’arrêtait pour les faire manger, afin qu’ils ne fussent pas atteints de boulimie. De cette manière, ces gens, aussi bien que les nobles, l’appelaient leur père, quoique ses soins ne tendissent qu’à perpétuer leur esclavage.

Voilà comment Cyrus affermit dans son entier l’empire des Perses. Pour lui, personnellement, il ne craignait rien des peuples qu’il venait de soumettre : outre qu’il les voyait lâches et divisés, aucun d’eux ne l’approchait ni la nuit, ni le jour. Cependant il voyait encore parmi eux des hommes distingués, qui se tenaient en armes et demeuraient unis, et il savait qu’il y avait des chefs de cavaliers, et d’autres de fantassins. Il reconnaissait à certains les sentiments et le talent requis pour commander. Ces mêmes hommes communiquaient fréquemment avec ses gardes et venaient souvent le visiter lui-même : rencontre inévitable, puisqu’il les employait aussi à son service : il y avait donc danger de leur part et de plusieurs côtés. Aussi réfléchit-il aux moyens de se mettre à l’abri de leurs tentatives, et il jugea d’abord qu’il n’était pas à propos de les désarmer et de leur interdire le métier de la guerre, injures d’où pouvait naître le bouleversement de son empire ; qu’ensuite ne plus les laisser approcher de lui et leur témoigner de la défiance, ce serait une déclaration de guerre. Au lieu de tout cela, il crut que le parti le meilleur et le plus digne pour sa sûreté, c’était de se les rendre amis plus qu’ils n’étaient entra eux. Or, comment il nous semble être arrivé à se faire aimer, nous allons essayer de le dire.


CHAPITRE II.


Divers moyens employés par Cyrus pour se faire des amis ; présents de table, cadeaux, bienveillance, affabilité, envois de médecins à ceux qui sont malades. — Institution de combats propres à entretenir l’émulation.


Et d’abord il se montra de tout temps et sans cesse attentif à laisser paraître la bonté de son cœur. Comme il savait qu’il est difficile d’aimer ceux qui paraissent nous haïr, et de vouloir du bien à qui nous veut du mal, il pensait aussi qu’il est impossible que ceux qui se croient aimés haïssent ceux dont ils savent avoir reçu des preuves d’affection. Tant que sa fortune ne lui permit pas d’être libéral, on le vit prévenir les besoins de ceux qui l’entouraient, s’employer pour eux, se réjouir avec eux de leurs joies, s’affliger de leurs maux, et, par ces moyens, se mettre en quête de leur amitié. Mais quand la fortune lui permit d’être libéral, il comprit bien, selon nous, que le plaisir le plus sensible que, à dépense égale, les hommes puissent se faire entre eux, c’est de s’inviter réciproquement à boire et à manger. Dans cette pensée, il ordonna que la salle fût toujours couverte de mets semblables à ceux qu’on lui servais à lui-même et suffisants pour un grand nombre de convives ; et tout ce qu’on y servait sauf ce qui était indispensable pour lui et pour ses commensaux, était distribué par son ordre à ceux de ses amis à qui il voulait donner une marque de souvenir ou d’attention. Il en envoyait quelquefois à ceux des gardes, qui s’étaient distingués ou par leur vigilance ou par leur zèle à le servir ou par d’autres actions semblables, montrant par là qu’il connaissait les gens empressés à lui plaire.

Il en usait de même pour les serviteurs dont il avait à se louer. De plus, il faisait apporter sur sa table toutes les viandes qui leur étaient destinées, s’imaginant que ce moyen devait produire chez eux, comme dans les chiens, un attachement plus grand pour leur maître. Quand il voulait mettre en honneur quelqu’un de ses amis, il lui envoyait un plat de sa table. Et encore aujourd’hui, quand on voit quelqu’un à qui le roi envoie de sa table, tout le monde a pour lui plus de respect, se figurant qu’ils sont en faveur et en état d’obtenir ce qu’ils demandent. Au reste, ce n’est pas seulement pour cette raison qu’on aime tant les plats envoyés de la table du roi, mais parce qu’en réalité ce qui en vient est de nature à plaire bien davantage : et il n’y a là rien qui doive étonner. De même que les autres arts donnent des produits de beaucoup supérieurs dans les grandes villes, ainsi les plats préparés pour le roi sont de beaucoup mieux apprêtés.

Dans les petites villes ce sont les mêmes gens qui font lit, porte, charrue, table, et qui, de surplus, bâtissent une maison ; heureux quand ces métiers donnent de quoi manger à qui les exerce ! Or, il est impossible qu’un homme qui fait tant de métiers les fasse bien tous. Dans les grandes villes, au contraire, où une foule de gens ont le même besoin, un seul métier nourrit son homme : quelquefois même, il n’exerce pas tout son métier : l’un fait des chaussures d’hommes, l’autre de femmes ; l’un vit seulement de la couture des souliers, l’autre de la coupe du cuir ; l’un taille les tuniques, l’autre ne fait qu’en assembler les parties. Nécessairement un homme dont le travail est borné à un ouvrage restreint doit y exceller. On peut en dire autant de l’art culinaire. Celui qui n’a qu’un homme pour faire son lit, soigner sa salle, pétrir le pain, préparer toutes sortes de ragoûts, doit s’accommoder à tout, comme on le lui présente : mais où chacun a sa tâche particulière, l’un de faire bouillir les viandes, l’autre de les rôtir, celui-ci de cuire le poisson dans l’eau, celui-là de le griller, un autre de faire le pain, non pas de toute manière, mais de la seule qui convienne à son maître, il me semble que là, de toute nécessité, chaque chose doit être faite dans la perfection. Voilà pourquoi les mets qu’on servait chez Cyrus étaient mieux apprêtés qu’ailleurs[2].

Quant aux autres moyens, dont il usait avec adresse pour se faire aimer, je vais les dire. S’il eut l’avantage d’avoir le plus de revenus parmi les hommes, il eut le mérite bien plus précieux encore de les surpasser tous en libéralité. Cyrus a commencé, et maintenant encore les rois de Perse donnent avec magnificence. Quels amis, en effet, sont plus riches que ceux des rois de Perse ? Quel autre habille plus superbement les gens de sa suite, et distribue comme lui des bracelets, des colliers, des chevaux à frein d’or, ornements qu’on ne peut tenir que de la main du roi ? Quel autre a plus mérité, par ses bienfaits, de se voir préféré à des frères ? à un père, à des enfants ? Quel autre que le roi de Perse peut aussi facilement se venger de nations ennemies, séparées par un intervalle de plusieurs mois de marche ? Quel autre, après sa mort, quel autre que Cyrus fut honoré du titre de père par les peuples dont il avait détruit l’empire ? Or, ce titre est plutôt celui d’un bienfaiteur que d’un spoliateur.

Nous savons encore que ceux qu’on appelle les yeux et les oreilles du roi, c’est par des présents et des honneurs qu’il se les était attachés. La grandeur de ses largesses envers ceux qui lui donnaient des avis importants excitait les autres à observer et à écouter tout ce qu’ils croyaient de nature à servir le roi : ce qui a fait croire à bien des gens crue le roi avait beaucoup d’yeux et d’oreilles. Or, si l’on croyait qu’il leur fût plus avantageux de n’avoir qu’un seul œil bien choisi, on croirait mal. Un seul homme ne peut pas bien voir, un seul ne peut pas bien entendre : et de plus ce serait défendre aux autres de s’en mêler, que de donner à un seul cette commission exclusive, et, quand on saurait que celui-là seul est un œil, on verrait qu’il faut s’en défier. Mais il n’en est pas ainsi ; et quiconque assure avoir vu ou entendu des choses qui méritent attention, le roi les écoute, et voilà pourquoi l’on dit qu’il a beaucoup d’oreilles et beaucoup d’yeux. Par la même raison on craint de dire quelque chose qui déplaise au roi, comme s’il l’entendait, et de rien faire qui lui déplaise, comme s’il était là ; aussi, loin qu’on osât mal parler de Cyrus, chacun n’était pas moins réservé dans ses discours que si tous les assistants eussent été les yeux et les oreilles du prince. Or, d’où venait cette disposition des esprits, sinon de ce qu’il récompensait magnifiquement les plus petits services ?

Qu’il ait poussé loin la magnificence de ses dons, étant très-riche, cela n’a rien d’étonnant ; mais que, roi, ses bons offices et ses soins lui aient acquis des amis, c’est ce qu’on ne saurait trop admirer : on va même jusqu’à dire qu’il donna des signes non équivoques de honte, pour avoir été vaincu en bons offices rendus à des amis. On raconte qu’il avait coutume de dire que la conduite d’un bon roi ne diffère point, de celle d’un bon pasteur. Comme le pasteur ne tire de profit de ses troupeaux qu’autant qu’il leur donne l’espèce de bonheur dont ils sont susceptibles, de même le roi n’est bien servi par les villes et par les hommes qu’en les rendant heureux. Il n’est pas étonnant que, avec de pareils sentiments, il ait eu l’ambition de se distinguer parmi tous les hommes par sa bienfaisance.

Comme exemple, je rapporterai la belle leçon que Cyrus donna un jour à Crésus. Crésus lui reprocha qu’à force de donner il deviendrait pauvre, tandis qu’il était maître d’entasser dans son palais plus de richesses qu’aucun homme n’en eût jamais possédé. Cyrus, dit-on, lui demanda : « Et combien d’or crois-tu que j’aurais aujourd’hui, si, d’après tes conseils, je l’avais accumulé depuis que je suis souverain et maître ? » Crésus lui fixe une très-grosse somme. Alors Cyrus : « Eh bien ! Crésus, dit-il, envoie avec Hystaspe, que voici, un homme qui ait ta confiance, et toi, Hystaspe, va trouver mes amis : dis-leur que j’ai besoin d’argent pour une affaire, et de fait, j’en ai besoin. Prie chacun d’eux de m’en fournir le plus qu’il pourra, et d’en donner l’état, signé et scellé, à l’envoyé de Crésus, qui me l’apportera. » Il écrit des lettres contenant ce qu’il vient de dire, y appose son sceau, et charge Hystaspe de les porter : par ces mêmes lettres, il demande que l’on reçoive, comme un de ses amis, Hystaspe qui vient les remettre. Aussitôt qu’Hystaspe est de retour avec l’envoyé de Crésus qui apporte les réponses, Hystaspe dit : « Roi Cyrus, tu peux désormais me regarder comme un homme riche : tes lettres m’ont valu d’innombrables présents. — Voilà donc déjà, Crésus, dit Cyrus, un fonds qui nous est assuré ; mais, ajoute-t-il, vois le reste, et calcule les sommes dont je pourrais disposer. » Crésus, dit-on, en fait le calcul : or, il trouve qu’elles excèdent de beaucoup celles que, selon lui, en cas de besoin, Cyrus aurait pu avoir dans ses trésors, en amassant. Ce compte fait : « Tu vois, reprend Cyrus, que je ne suis pas aussi pauvre que tu croyais. Et cependant tu veux que, pour grossir mon trésor, je m’expose à l’envie, à la haine, et que je paye des gens pour le garder. Les amis que j’enrichis, voilà, selon moi, mes trésors : ils sont pour ma personne et pour mes biens une garde plus sûre que ne seraient des mercenaires. Je te ferai pourtant un aveu. Oui, Crésus, cette passion que les dieux ont mise dans nos âmes, en nous faisant tous pauvres, je ne puis la dominer en moi ; je suis avide de richesses comme tous tes autres ; mais il y a entre eux et moi cette différence : quand ils ont plus d’argent qu’il ne leur en faut pour leurs services, ou ils l’enfouissent, ou ils le laissent rouiller, ou ils se donnent bien du mal à le compter, à le mesurer, à le peser, à le remuer, à le contempler ; cependant, avec tout cet argent dans leurs coffres, ils ne prennent pas plus d’aliments que leur estomac ne peut en contenir, autrement ils crèveraient ; ils ne se couvrent pas de plus de vêtements qu’ils n’en peuvent porter, autrement ils étoufferaient ; de sorte que ces biens superflus ne sont pour eux qu’une gêne. Moi donc, cédant aux dieux, je désire toujours de nouvelles richesses ; mais, une fois qu’elles sont acquises, je subviens aux besoins de mes amis, quand une fois les miens ont été satisfaits : en enrichissant les uns, en faisant du bien aux autres, je m’assure une amitié bienveillante d’où je recueille le repos et la gloire, fruits qui ne pourrissent point et dont l’excès ne fait point mal : plus la gloire s’accroît, plus cet accroissement donne de grandeur et de beauté, plus son poids s’allège, plus elle semble donner de légèreté à ceux même qui la portent. Apprends donc, Crésus, que je n’envisage pas comme le souverain bonheur d’avoir de grands biens uniquement pour les garder : en ce cas, les plus heureux des hommes seraient les soldats en garnison, puisqu’ils gardent tout ce qu’une ville renferme. Mais celui qui, après avoir acquis des richesses par une voie juste, sait en user avec noblesse, celui-là est, selon moi, le plus heureux des hommes. » Voilà ce que disait Cyrus, et ce qu’il disait il le faisait aux yeux de tous.

De plus, comme il avait observé que les hommes, tant qu’ils se portent bien, sont attentifs à se procurer et à mettre en réserve tout ce qui sert dans l’état de santé, mais qu’ils négligent de se munir de ce qui est utile dans les cas de maladie, il voulut remédier à ce défaut de prévoyance ; et, n’épargnant rien sur ce point, il appela auprès de lui les meilleurs médecins pour l’aider dans cette œuvre, n’entendant point parler d’instruments utiles, de remèdes, d’aliments, de liqueurs salutaires, qu’il ne voulût en avoir provision. Si quelqu’un de ses familiers tombait malade, il veillait lui-même à son traitement et lui faisait donner les secours nécessaires. Le malade recouvrait-il la santé, Cyrus remerciait les médecins de l’avoir guéri avec les remèdes qu’il avait chez lui. Tels étaient, avec d’autres encore, les ressorts qu’il faisait jouer pour obtenir le premier rang auprès de ceux dont il désirait l’amitié.

Quant aux jeux qu’il proposait, aux prix qu’il assignait pour entretenir une noble émulation, s’ils méritaient des éloges à Cyrus, parce qu’il fournissait par là des encouragements à la vertu, ils excitaient aussi des rivalités et des contestations entre les grands. De plus, il avait fait une sorte de loi à tous ceux qui auraient ou un procès à juger, ou quelques différends à l’occasion des jeux, de prendre de concert des juges pour les terminer. On comprend aisément que les deux parties ne manquaient pas de choisir pour juges ceux des grands auxquels elles étaient le plus attachées, et il résultait de ces jugements que le vaincu, jaloux de son adversaire, devenait ennemi des juges qui ne lui avaient pas été favorables, et que le vainqueur, attribuant son succès à la bonté de sa cause, s’imaginait n’avoir d’obligation à personne. Il régnait parmi ceux qui prétendaient au premier rang dans l’amitié de Cyrus, comme cela se voit dans les républiques, cette jalousie réciproque qui fait que l’on ne cherche qu’a se supplanter les uns les autres, loin de chercher à se rendre de bons offices.

Voilà ce que nous avions à dire sur les expédients employés par Cyrus pour se faire aimer des grands plus qu’ils ne s’aimaient entre eux[3].


CHAPITRE III.


Pompe de Cyrus sortant de son palais pour aller offrir un sacrifice. — Jeux équestres. — Conversation de Phéraulas avec un Sace sur le prix des richesses.


Nous allons raconter maintenant comment Cyrus sortit pour la première fois de son palais. La pompe même de sa marche peut être considérée comme un nouveau moyen inventé pour rendre son autorité plus respectable. Et d’abord la veille de la cérémonie, il fait venir les chefs des Perses et des alliés et leur distribue des robes médiques. En faisant cette distribution, il leur dit qu’il veut aller visiter avec eux les enceintes consacrés aux dieux et leur offrir des sacrifices. « Soyez demain, dit-il, à mes portes, avant le lever du soleil, revêtus de ces robes, et rangez-vous dans l’ordre que vous prescrira de ma part le Perse Phéraulas. Ensuite je marcherai à votre tête, et vous me suivrez à l’endroit indiqué. Si quelqu’un imagine une marche plus pompeuse, il me communiquera ses idées à mon retour ; car il faut que tout soit réglé de la manière qui vous paraîtra la plus digne et la plus noble. » Après avoir distribué aux principaux chefs les plus belles robes, il fait apporter un grand nombre d’autres robes médiques, de toute espèce, n’épargnant ni les robes de pourpre, ni les brunes, ni les rouges, ni les foncées ; puis, les partageant entre tous les capitaines, il leur dit d’en parer leurs amis : « Comme je viens, ajoute-t-il, de vous en parer moi-même. — Et toi, Cyrus, dit un de ceux qui étaient présents, quand te pareras-tu ? — Mais, répond-il, ne vous semblé-je pas assez paré de votre parure ? Certes, si je puis vous faire du bien, à vous qui êtes mes amis, de quelque habit que je me revête, je paraîtrai toujours beau. » Les chefs se retirent, mandent leurs amis, et leur distribuent les robes dont ils doivent s’orner.

Cyrus avait reconnu dans le plébéien Phéraulas un homme intelligent, ami du beau et de l’ordre, et jaloux de lui plaire ; c’était ce même Perse qui avait appuyé l’avis de régler les récompenses d’après le mérite. Cyrus le mande, le consulte sur ce qu’il faut faire pour que la marche soit à la fois un spectacle agréable pour les gens bien intentionnés et redoutable aux malveillants. Dès que tous deux sont tombés d’accord sur les moyens, il le charge de veiller le lendemain à l’exécution de ce qu’ils viennent d’arrêter : « J’ai ordonné, dit Cyrus, que tout le monde t’obéît pour l’ordre de la marche ; mais, afin qu’on t’obéisse plus volontiers, prends ces tuniques et porte-les aux chefs des doryphores ; prends ces housses pour les donner aux chefs des cavaliers, et ces autres tuniques pour les conducteurs de chars. » Phéraulas part, emportant ces présents. Les chefs, en le voyant, lui disent : « Te voilà grand, Phéraulas, puisque c’est de toi que nous allons apprendre ce qu’il faut faire ! — Ah ! par Jupiter, dit Phéraulas, pas si grand que tu crois, puisque me voilà devenu skeuophore ; je porte donc en ce moment ces deux housses : celle-ci pour toi, celle-là pour un autre ; prends celle que tu voudras. » La jalousie du donataire ne peut tenir contre la housse ; il finit par demander avis à Phéramas sur celle qu’il doit prendre : Phéraulas lui indique la meilleure, tout en lui disant : « Si tu m’accuses de t’avoir donné le choix, une autre fois, s’il y a un service à te rendre, tu chercheras un autre serviteur. » La distribution ainsi faite, suivant l’ordre prescrit, Phéraulas s’occupe des autres dispositions, afin que rien ne manque à la magnificence de la marche.

Le lendemain, tout est prêt avant le point du jour : une haie de soldats est échelonnée des deux côtés de la route, comme on en place encore dans les endroits que le roi doit traverser, et il n’est permis qu’aux personnes de distinction de passer au milieu : des mastigophores se tiennent là pour frapper quiconque causera du désordre. Un corps de quatre mille doryphores est rangé en face du palais sur quatre de hauteur, deux mille de chaque côté des portes. Toute la cavalerie est réunie dans la même place, se tenant pied à terre, et les soldats gardant leurs mains enfermées dans leurs manteaux, ce qui s’observe encore de nos jours, quand on est en présence du roi. Les Perses occupent la droite de la route, les alliés la gauche : les chars sont également rangés des deux parts en nombre égal. Les portes du palais s’ouvrent : il en sort d’abord quatre taureaux superbes qui doivent être immolés à Jupiter et aux autres divinités désignées par les mages. C’est, en effet, une maxime chez les Perses, qu’on doit s’en remettre, pour tout ce qui se rapporte aux dieux, à ceux qui s’en occupent de profession. Après les taureaux, viennent les chevaux qu’on doit sacrifier au soleil, puis un char blanc à timon doré, orné de fleurs et destiné à Jupiter ; suit un autre char blanc, également orné de fleurs, et destiné au soleil ; enfin, un troisième, dont les chevaux ont des housses de pourpre, derrière lequel marchent des hommes portant du feu dans un grand bassin.

On voit alors sortir des portes Cyrus lui-même, monté sur un char, la tête couverte d’une tiare en pointe, revêtu d’une tunique mi-partie de pourpre et de blanc, habillement réservé au roi seul, d’un haut-de-chausse de couleur vive et d’un manteau de pourpre. Sa tiare est ceinte du diadème, et ses parents portent également cet ornement distinctif, porté de nos jours encore par les parents du roi. Ses mains dépassent les manches de sa robe : à ses côtés est assis le conducteur du char, homme d’une taille avantageuse, mais qui paraît inférieure à celle du roi, soit en réalité, soit par quelque moyen factice : Cyrus, en effet, a l’air d’être plus grand. Dès qu’on voit Cyrus, tout le monde se prosterne, soit que quelques-uns commencent par ordre, soit qu’on se sente frappé d’étonnement à la vue d’une si grande pompe, et que Cyrus impose par sa grandeur et sa bonne mine. Jusque-là, du moins, jamais Perse ne s’était prosterné devant Cyrus.

Dès que le char est sorti du palais, les quatre mille doryphores se mettent en marche, deux mule de chaque côté du char. Ils sont suivis d’environ trois cents porte-sceptres à cheval, richement vêtus et armés de dards : après eux on mène en main près de deux cents chevaux des écuries de Cyrus, ornés de freins d or, et couverts de housses rayées ; ils sont suivis de deux mille xystophores[4] ; puis vient le plus ancien corps de cavalerie perse, au nombre de dix mille, sur cent de front et cent de hauteur : à leur tête est Chrysantas ; après eux tient un second corps de dix mille autres cavaliers perses, dans le même ordre, commandés par Hystaspe ; puis un troisième de pareil nombre, sous la conduite de Datamas, et un quatrième sous celle de Gadatas. Enfin arrivent les cavaliers mèdes, puis les Arméniens, les Cadusiens, les Saces. Derrière la cavalerie sont les chars, rangés sur quatre de front, et conduits par le Perse Artabase.

Tandis que Cyrus s’avance dans cet ordre, une grande foule le suit en dehors des deux haies. Comme on lui présente les uns une supplique, les autres une autre, il envoie dire par ses porte-sceptres, qui se tenaient toujours au nombre de trois ou quatre de chaque côté de son char pour porter ses ordres, de s’adresser à ses hipparques, qui lui rendraient compte des demandes. Aussitôt la foule se replie vers la cavalerie, et chacun se demande à qui il doit s’adresser. Alors Cyrus mande, l’un après l’autre, ceux de ses amis dont il veut augmenter la considération, et leur dit : « Si ces gens qui nous suivent viennent vous faire des demandes qui ne vous agréent point, n’y faites pas attention ; mais, si elles sont justes, communiquez-les-moi, afin que nous avisions ensemble au moyen d’y satisfaire. » Ceux qu’il fait appeler ainsi accourent à lui au grand galop, et leur promptitude à obéir ajoute encore à l’éclat de sa puissance. Daïpharne seul, homme d’un caractère brusque, s’imagine qu’en obéissant moins vite il se donnera un air d’indépendance ; Cyrus le remarque, et, avant que Daïpharne se soit approché de son char, il lui envoie dire par un porte-sceptre qu’il n’a pas besoin de lui : il ne le demanda jamais depuis. Un autre, qui n’avait été averti qu’après Daïpharne, étant arrivé avant lui, reçoit en présent de Cyrus un des chevaux qui marchent à sa suite, et l’un des porte-sceptres a l’ordre de mener le cheval où l’officier voudra. Les assistants comprennent la valeur de ce présent, et beaucoup plus de gens l’ont en estime.

Arrivés aux enceintes consacrées aux dieux, on sacrifie les taureaux à Jupiter, et l’on en fait un holocauste ; puis on fait au Soleil un holocauste de chevaux : on égorge ensuite, en l’honneur de la Terre, les victimes désignées par les mages, et enfin aux héros protecteurs de la Syrie[5]. Les sacrifices achevés, comme le lieu était agréable, Cyrus marque un espace d’environ cinq stades, et commande aux corps de cavalerie divisés par nations de parcourir cette carrière au galop. Il court lui-même avec les Perses et remporte une brillante victoire : et de fait, il était très-fort en équitation. Parmi les Mèdes, Artabase est vainqueur : Cyrus lui avait donné un cheval ; parmi les Syriens, c’est leur chef ; parmi les Arméniens, Tigrane ; parmi les Hyrcaniens, le fils de leur hipparque ; entre les Saces, un simple cavalier, dont le cheval devance les autres de presque la moitié du drome[6]. On rapporte que Cyrus ayant demandé à ce jeune homme s’il accepterait un royaume en échange de son cheval : « Pour un royaume ! dit-il, je ne le voudrais pas ; mais je le donnerais pour avoir l’amitié d’un brave homme. — Eh bien ! dit Cyrus, je veux te montrer un endroit où tu ne pourrais rien jeter, les yeux fermés, sans toucher un brave homme. — Par ma foi, dit le Sace, montre-moi donc l’endroit, afin que j’y lance cette motte de terre, » et en même temps il la ramassait. Cyrus lui montre alors l’endroit où se trouvaient la plupart de ses amis : le Sace ferme les yeux, lance sa motte, et atteint Phéraulas, qui exécutait une commission de Cyrus. Phéraulas, touché, ne se détourne point, mais il court où son devoir l’appelle. Le Sace, ouvrant les yeux, demande qui il a touché. « Par Jupiter ! lui dit Cyrus, aucun de ceux qui sont ici. — Ce n’est pourtant pas, dit le jeune homme, un de ceux qui n’y sont point. — Mais si, par Jupiter ! dit Cyrus ; tu as touché celui que tu vois là-bas courir au galop par delà les chars. — Comment alors ne s’est-il pas retourné ? — Il est fou, probablement. » dit Cyrus. À ces mots, le Sace part au galop pour voir qui il a frappé : il trouve Phéraulas le menton plein de terre et de sang qui lui coulait du nez, où il avait reçu le coup. Le jeune homme s’approche et lui demande s’il a été frappé : « Tu le vois, répond Phéraulas. — Je te donne donc ce cheval. — Et pourquoi ? » Le Sace lui raconte alors ce qui s’est passé, et il ajoute : « Je vois bien que je n’ai pas manqué de toucher un brave homme. — C’était à un plus riche que moi, reprend Phéraulas, que tu aurais dû, en homme sage, donner l’on cheval. Cependant je l’accepte, et je prie les dieux, qui ont permis que tu m’aies frappé, de me mettre en état que tu n’aies point à te repentir de l’on présent : monte sur mon cheval, continue-t-il ; retourne à l’on poste : dans un instant je serai près de toi. » Ils font ainsi l’échange de leurs chevaux. Parmi les Cadusiens, c’est Rathinès qui remporte la victoire.

Cyrus ordonne aussi une course de chars, après laquelle on distribue aux vainqueurs des bœufs, pour en faire un sacrifice et un régal, et puis un certain nombre de coupes. Lui-même il veut avoir un bœuf pour prix de sa victoire ; mais il fait don des coupes qui lui reviennent à Phéraulas, pour le récompenser du bel ordre qu’il a mis dans la marche à l’issue du palais. Cette marche pompeuse, imaginée par Cyrus, se renouvelle aujourd’hui chaque fois que le roi sort, excepté qu’on n’y mène point de victimes, quand il ne doit point sacrifier. Les jeux finis, on reprend le chemin de la ville, et l’on se retire, ceux qui ont reçu des maisons, dans leurs maisons ; ceux qui n’en ont point, dans leur quartier.

Phéranias invite alors le Sace qui lui a donné le cheval à venir loger chez lui, le comble de présents, et, à la fin du dîner, remplissant les coupes qu’il a reçues de Cyrus, il boit à la santé de son hôte et les lui donne. Le Sace, voyant la quantité et la beauté des tapis, la quantité et la beauté des meubles, le nombre des esclaves : « Dis-moi donc, Phéraulas, lui dit-il, tu étais sans doute dans l’on pays un des riches ? — De quels riches ? dit Phéraulas. J’étais un de ceux qui gagnent leur pain avec leurs bras. Dans mon enfance, mon père, qui avait peine à me nourrir de son travail, me fit donner l’éducation des enfants : devenu grand garçon, comme il ne pouvait me nourrir à ne rien faire, il m’emmena aux champs et me mit à l’ouvrage. Je l’ai nourri à mon tour, tant qu’il a vécu, en bêchant et en semant notre petit coin de terre, qui, loin d’être ingrat, se montrait souverainement juste : la semence qu’il avait reçue, il me la rendait bel et bien avec un petit intérêt : quelquefois pourtant, dans sa générosité, il me rendait le double de ce qu’il avait reçu. Voilà comme je vivais dans mon pars. Maintenant, tout ce que tu vois, Cyrus me l’a donné. » Alors le Sace s’écrie : « Heureux homme de toute manière maintenant, pour avoir été pauvre avant de devenir riche ! Je m’imagine qu’ayant éprouvé l’indigence, tu trouves bien meilleure la fortune qui te fait riche. — Tu crois donc, Sace, dit Phéraulas, que je vis d’autant plus heureux que je possède davantage ? Tu ne sais pas alors que je n’ai pas plus de plaisir à manger, à boire, à dormir, que je n’en avais, étant pauvre. En ayant beaucoup plus, j’y gagne d’avoir plus à garder, plus de gens à payer, d’être embarrassé de plus de soins. Aujourd’hui, une foule de domestiques me demandent, qui du pain, qui à boue, qui des vêtements : d’autres ont besoin de médecins : celui-ci m’apporte les restes d’une brebis dévorée par les loups, ou bien il me dit que mes bœufs sont tombés dans un précipice, qu’une épidémie est tombée sur mes troupeaux : en sorte que mes richesses, dit Phéraulas, me causent, à ce qu’il me semble, bien plus de soucis que je n’en avais au temps de ma médiocrité[7]. » Alors le Sace : « Oui ; mais, par Jupiter ! quand tu vois tes biens en bon état, la vue de l’on opulence te donne un plaisir que je ne puis avoir. » Alors Phéraulas : « Sois bien certain, Sace, qu’il n’est pas aussi agréable de posséder qu’il est affligeant de perdre ; et tu comprendras que je dis vrai, si ta réfléchis que, parmi les riches, il n’en est pas un seul que le plaisir d’avoir fasse veiller, tandis que, parmi ceux qui ont essuyé des pertes, tu n’en verras pas un seul que le chagrin n’empêche de dormir. — Oui, par Jupiter ! dit le Sace ; mais aussi tu ne verras personne que le plaisir de recevoir ne tienne éveillé. — Tu dis vrai, et j’avoue que, s’il était aussi doux de posséder qu’il l’est de recevoir, las riches seraient, sans contredit, plus heureux que les pauvres ; mais il faut, Sace, que celui qui a beaucoup dépense beaucoup pour le service des dieux, pour ses amis, pour ses hôtes ; et quiconque aime beaucoup l’argent, sois-en certain, n’aime pas beaucoup à le dépenser. — Par ma foi, dit le Sace, je ne suis point de ces gens-là ; mais le bonheur, selon moi, quand on a beaucoup, est de dépenser beaucoup. — Par tous les dieux ! dit Phéraulas, pourquoi ne serais-tu pas heureux, et ne ferais-tu pas mon bonheur ? Prends tout ce que j’ai, et uses-en à l’on gré ; seulement nourris-moi comme ton hôte, et à moins de frais encore : il me suffira que tu partages avec moi. — Tu plaisantes, dit le Sace. — Je te jure, dit Phéraulas, que je parle sérieusement. Je me charge même d’obtenir de Cyrus que tu ne viennes plus aux portes lui rendre hommage, et que tu n’ailles plus à l’armée. Sois riche et demeure à la maison : je fais cela plus pour moi que pour toi. Si par mon zèle auprès de Cyrus je mérite de nouveaux bienfaits, si je fais quelque prise à la guerre, je te l’apporterai pour augmenter l’on avoir. Seulement, délivre-moi de tout ce soin : si je m’en vois débarrassé, je crois que tu m’auras rendu un grand service, aussi bien qu’à Cyrus. » À ces mots, il font entre eux la convention, et agissent en conséquence : l’un se croit heureux d’être maître de tant de richesses ; l’autre, de son côté, s’estime le plus heureux des hommes d’avoir un intendant, qui lui procure le loisir de satisfaire ses goûts.

De sa nature, Phéraulas était bon compagnon ; il n’aimait rien tant que de rendre service aux autres, que de leur être utile ; il regardait l’homme comme le plus sensible et le plus reconnaissant des êtres animés, parce qu’il voyait que ceux qui sont loués par un autre s’efforcent à leur tour de le louer ; que ceux qui reçoivent un service s’empressent de le rendre ; que ceux dont on éprouve la bienveillance, on se montre à son tour bienveillant pour eux ; que ceux dont on se sent aimé, on ne peut jamais les haïr ; qu’entre tous les animaux, l’homme se distingue par la piété filiale, par les devoirs qu’il rend à ses parents pendant leur vie et après leur mort ; en un mot, il pensait que, de tous les êtres vivants, il n’y en a pas de plus reconnaissant ni de plus sensible que les hommes. Phéraulas donc était ravi de pouvoir, en se débarrassant du soin de ses affaires, se livrer au commerce de ses amis, et le Sace était enchanté d’avoir beaucoup de biens dont il pût disposer. Le Sace aimait Phéraulas, qui apportait toujours, et Phéraulas aimait le Sace, qui était toujours prêt à recevoir, et qui, malgré le surcroît de soins qu’entraînait leur richesse accrue, ne troublait point son loisir. Ainsi vivaient-ils ensemble.


CHAPITRE IV.


Cyrus donne à ses amis un repas, d’où n’est point bannie la plaisanterie. — Il marie Hystaspe à la fille de Gobryas, et fait des présents lux conviés. — Il renvoie une partie de ses troupes dans sa patrie et garde le reste à Babylone. — Présents faits aux chefs et aux soldats. — Discours qu’il tient à ses amis.


Les sacrifices achevés, Cyrus, voulant célébrer sa victoire par un festin, invite ceux de ses amis en qui il voit pour lui un respect mêlé d’affection, et le plus de zèle pour l’accroissement de son pouvoir. Il invite aussi le Mède Artabaze, l’Arménien Tigrane, l’hipparque des Hyrcaniens, et Gobryas. Gadatas était chef des porte-sceptres de Cyrus. Or c’était sur lui que roulait toute l’organisation de l’intérieur, telle qu’il l’avait établie. Aussi, toutes les fois qu’il y avait un repas chez Cyrus, Gadatas ne s’y asseyait point, mais il en avait la direction. Cependant, quand ils étaient seuls, Gadatas prenait place à la table de Cyrus, qui se plaisait à son intimité. En conséquence, il recevait de Cyrus de grands et nombreux honneurs, et, à cause de Cyrus, de tous les autres. Aussitôt que les conviés sont arrivés, Cyrus ne les place point au hasard : il fait asseoir à sa gauche, comme la partie du corps qu’il est plus dangereux de laisser exposée, celui qu’il estime le premier de ses amis, le second à sa droite, le troisième à gauche, le quatrième à droite, et ainsi de suite, quand il y en avait plus.

Il croyait utile de marquer publiquement par là les degrés de son estime. En effet, il ne peut y avoir d’émulation où les hommes distingués par leur mérite n’obtiennent ni préférence ni récompense : quand on voit, au contraire, que les meilleurs sont les mieux traités, il y a évidemment là une lutte de zèle pour le bien. Cyrus voulut donc que tout désignât ceux qu’il estimait le plus, à commencer par l’ordre des séances et des places à ses côtés. Et cependant ces places mêmes n’étaient point données à perpétuité : une loi réglait que les belles actions élèveraient aux plus honorables, et que le relâchement en ferait redescendre. Or, celui qui s’asseyait à la première place. Cyrus aurait rougi de le renvoyer sans quelques riches présents. Ce que Cyrus a établi sur ce point, nous l’avons encore vu persister de nos jours.

Pendant le repas, Gobryas ne trouva point surprenant que la table d’un si puissant monarque fût largement servie, mais il ne vit pas sans étonnement qu’un homme revêtu d’un si grand pouvoir, loin de se réserver ce qui pouvait être de son goût, prît à tâche d’inviter ses convives à le partager avec lui, qu’il fît même porter, comme il le voyait, à ses amis absents, les mets dont il aurait pu manger avec plaisir.

Remarquant également que, pendant le repas, Cyrus envoyait de différents côtés tout ce qu’on desservait, et la desserte était grande : « Pour moi, Cyrus, dit Gobryas, je ne te mettais au-dessus des autres hommes que pour ta supériorité dans l’art militaire ; mais je jure par les dieux que tu es encore plus fort en philanthropie qu’en stratégie. — Par Jupiter ! il est vrai, dit Cyrus : et je me signale plus volontiers par des actes philanthropiques que stratégiques. — Comment cela ? dit Gobryas. — Parce que, dans le second cas, il faut se signaler en faisant du mal aux hommes, et dans le premier, en leur faisant du bien. »

Quand on eut un peu bu, Hystaspe dit à Cyrus : « Te fâcherais-tu, Cyrus, si je t’adressais la question que je veux te faire ? — Non pas, répond Cyrus ; j’en atteste les dieux ; au contraire, je me fâcherais contre toi, si je m’apercevais que tu ne me dis pas ce que tu voulais me demander. — Dis-moi donc alors si jamais, quand tu m’as appelé, j’ai manqué de venir. — Pas de mauvaises paroles, dit Cyrus. — En t’obéissant, t’ai-je obéi avec nonchalance ? — Non, vraiment. — Quand tu m’as donné un ordre, ne l’ai-je point exécuté ? — Je ne me plains pas. — Dans tout ce que je fais, est-il une chose où tu puisses me reprocher d’agir, non pas sans empêchement, mais sans plaisir ? — Pas le moins du monde, dit Cyrus. — Pourquoi donc alors, Cyrus, au nom des dieux ! as-tu porté Chrysantas pour avoir une place plus honorable que la mienne ? — Te le dirai-je ? répond Cyrus. — Assurément, dit Hystaspe. — Et tu ne te fâcheras pas, à l’on tour, si je te dis la vérité ? — Je serai bien aise, au contraire, de voir que tu ne m’as point fait d’injustice. — Chrysantas donc, dit Cyrus, n’a jamais attendu mon appel, mais, avant d’être appelé, il était là pour tout ce que nous avions à faire ; et non-seulement il exécutait ce qui lui était ordonné, mais il faisait de lui-même tout ce qu’il croyait pouvoir nous être avantageux. Si j’avais besoin de conférer avec des alliés, il me conseillait ce qu’il croyait convenable de leur dire : s’il soupçonnait que je voulais leur faire savoir certaines choses, et que j’éprouvais quelque embarras à parler de moi, il les leur proposait comme une idée de lui. Qui m’empêche de dire, après cela, qu’il m’a souvent mieux servi que je ne me servais moi-même ? J’ajouterai qu’il est toujours content de ce qu’il a, et qu’on le voit travailler sans cesse à mes intérêts ; enfin, ce qui m’arrive d’heureux le rend plus fier et plus joyeux que je ne puis l’être. — Par Junon ! Cyrus, reprend Hystaspe, je suis ravi de t’avoir fait ma question. — Et pourquoi ? dit Cyrus. — Parce que je vais m’efforcer d’en faire autant : un seul point m’embarrasse : à quels signes verra-t-on que je me réjouis du bien qui far-rive ? Faut-il battre des mains, rire ou faire quelque autre chose ? — Danser la persique ! » dit Artabaze. De là un rire général.

Le repas se prolongeant, Cyrus dit à Gobryas : « Dis-moi, Gobryas, marierais-tu plus volontiers ta fille à quelqu’un de ceux que tu vois ici, que tu ne l’aurais fait quand tu vins nous joindre pour la première fois ? — Dois-je aussi, dit Gobryas, te dire la vérité ? — Oui, par Jupiter, dit Cyrus ; une question n’appelle pas un mensonge. — Sache donc bien que j’y consentirais aujourd’hui plus volontiers. — Et pourrais-tu me dire pourquoi ? — Certainement. — Dis-le donc. — Parce qu’alors j’avais vu ces hommes supporter bravement les fatigues et les dangers, et qu’aujourd’hui je les vois supporter modestement la prospérité : or, il est plus difficile selon moi, Cyrus, de trouver un homme qui supporte mieux le bonheur que le malheur : le bonheur d’ordinaire engendre l’insolence, et le malheur la modestie. — Entends-tu, Hystaspe, le mot de Gobryas ? — Oui, par Jupiter ; et, s’il en dit souvent de pareils, je rechercherai sa fille avec plus d’empressement que s’il étale à mes regards beaucoup de vases précieux. — Ma foi ! dit Gobryas, j’ai mis par écrit beaucoup de maximes semblables dont je ne te priverai pas, si ta prends ma fille pour femme ; quant aux coupes, comme tu n’as pas l’air de les rechercher, je ne sais si je ne dois pas les donner à Chrysantas, qui, aussi bien, t’a déjà enlevé ta place. » Alors Cyrus, prenant la parole : « Hystaspe, dit-il, et vous tous qui êtes ici, quand vous voudrez vous marier, adressez-vous à moi ; vous verrez comme je vous servirai. — Et si quelqu’un veut marier sa fille, dit Gobryas, à qui devra-t-il s’adresser ? — Encore à moi, dit Cyrus ; j’ai pour cela un talent particulier.— Lequel ? dit Chrysantas. — Celui de savoir assortir les mariages. — Au nom des dieux, dis-moi, réplique Chrysantas, quelle femme me conviendrait le mieux. — D’abord il te la faut petite ; car tu es tout petit : en la prenant grande, si tu veux l’embrasser debout, il faudra que tu sautes comme les petits chiens. — Ta prévoyance est excellente, d’autant plus que je ne suis pas bon sauteur. — Ensuite il est urgent qu’elle soit camuse. — Pourquoi cela ? — Parce que tu as le nez aquilin : or, le camus et l’aquilin, ne l’oublie pas, s’ajustent parfaitement ensemble. — Ne vas-tu pas dire alors que, comme j’ai bien dîné, une femme à jeun m’irait merveilleusement ? — Oui, ma foi, dit Cyrus : un ventre plein devient aquilin, et un ventre à jeun est camus. » Alors Chrysantas : « Et à un prince froid, pourrais-tu nous dire, au nom des dieux, quelle est la femme qui lui convient ? » Sur ce mot, Cyrus se met à rire, et tout le monde en fait autant. On riait encore quand Hystaspe dit à Cyrus : « Il y a une chose entre toutes, Cyrus, que j’envie dans ta royauté. — Laquelle ? dit Cyrus. — C’est de pouvoir, froid comme tu l’es, faire rire les autres. — Tu payerais donc bien cher, dit Cyrus, pour avoir dit tout cela, et pour qu’on puisse annoncer à celle à qui tu veux plaire que tu es un garçon d’esprit ? » Et voilà comme ils se raillaient.

Après cela, Cyrus fit présent à Tigrane de plusieurs bijoux et le pria de les donner à sa femme pour avoir bravement suivi son mari à la guerre : il donna un vase d’or au Mède Artabaze, et un cheval au prince hyrcanien, outre un grand nombre d’effets précieux. « Quant à toi, Gobryas, je te donnerai un mari pour ta fille. — C’est donc moi, dit Hystaspe, que tu lui donneras, afin que je devienne possesseur des écrits de Gobryas. — As-tu, dit Cyrus, un bien qui réponde à celui de sa fille ? — Qui, par Jupiter, et plus encore. — Mais où donc est l’on bien ? dit Cyrus. — À l’endroit même où tu es assis, puisque tu es mon ami. — Ce trésor me suffit, » dit Gobryas ; et, tendant la main vers Cyrus : « Donne, Cyrus, dit-il, je l’accepte. » Cyrus prend la main d’Hystaspe et la met dans celle de Gobryas, qui la reçoit. Il fait ensuite à Hystaspe de riches présents, pour les envoyer à sa fiancée ; et tirant à lui Chrysantas, il lui donne un baiser. « Ah ! par Jupiter, dit Artabaze, la coupe que tu m’as donnée, Cyrus, et le don que tu viens de faire à Chrysantas ne sont pas du même or. — Je t’en ferai un pareil, repart Cyrus. — Quand donc ? demanda Artabaze. — Dans trente ans. — J’attendrai donc, et, comme je ne veux pas mourir avant, songe à t’acquitter. » Ainsi se termine le souper. Tous s’étant levés, Cyrus se lève, et les accompagne jusqu’aux portes.

Le lendemain, il renvoie dans leur pays tous les alliés qui ont embrassé volontairement son parti, excepté ceux qui préfèrent s’établir auprès de lui. À ces derniers il donne des terres et des maisons, que leurs descendants possèdent encore. C’étaient pour la plupart des Mèdes et des Hyrcaniens. Ceux qui veulent s’en aller reçoivent des présents ; et nul d’entre eux, officiers et soldats, n’a le droit de se plaindre. Il fait ensuite distribuer à ses propres troupes les trésors enlevés de Sardes ; commençant par les myriarques et les officiers attachés à sa personne, qui reçoivent en proportion de leurs services. La distribution du reste est confiée aux myriarques, pour être partagée suivant la règle observée à leur égard : chacun des chefs donne à ses inférieurs la portion qui leur revient, ainsi de suite, de grade en grade, jusqu’aux hexadarques, qui font la répartition à leurs soldats, suivant le mérite de chacun, de sorte que tous sont récompensés avec justice. Quand tout le monde a reçu sa part, on se met à dire de Cyrus : « Certes, il a de grandes richesses, puisqu’il fait à chacun de nous de si grands présents. » D’autres disent : « Que peut-il avoir ? Cyrus n’est pas d’humeur à thésauriser, et il aime mieux donner que posséder. » Cyrus, informé de ce qu’on dit de lui et de ce qu’on en pense, assemble, outre ses amis, tous ceux dont il juge la présence nécessaire, et leur parle ainsi :

« Mes amis, j’ai vu des gens qui veulent paraître avoir plus qu’ils n’ont ; ils croient par là se faire regarder comme généreux ; mais il leur arrive justement le contraire de ce qu’ils souhaitent. Quiconque affecte l’opulence et n’aide pas ses amis en raison de ses moyens, n’y gagne qu’une réputation d’avarice. D’autres s’étudient à cacher ce qu’ils ont ; selon moi, ils se conduisent tout aussi mal avec leurs amis. Comme on ne sait pas ce qu’ils ont, il arrive souvent que leurs amis dans le besoin n’osent pas leur révéler leur situation et sont trompés par l’apparence. Pour ma part, je crois qu’il est d’un homme loyal de laisser voir à découvert ses richesses, pour en user dans l’intérêt de sa renommée. Je veux donc vous faire voir tout ce que je possède, et je vous rendrai compte de ce que je ne pourrai vous montrer. » Aussitôt, il leur fait voir quantité d’effets magnifiques ; et ceux qui sont placés de manière à n’être point en vue, il leur en donne le détail. À la fin, il leur dit : « Tout cela, mes amis, croyez-le bien, est à vous aussi bien qu’à moi : j’ai amassé ces trésors, non pas pour les dissiper, moins encore pour les gaspiller, je ne le pourrais pas, mais afin d’avoir toujours de quoi récompenser les belles actions et secourir ceux de vous qui, se trouvant dans le besoin, auront recours à moi. » Tel est le langage de Cyrus.


CHAPITRE V.


Retour de Cyrus en Perse, puis en Médie. — Il épouse la fille de Cyaxare.


Quelque temps après, voyant que tout va bien à Babylone, il songe à s’en éloigner, et il fait des préparatifs pour aller en Perse, avec ordre qu’on se dispose à le suivre. Dès qu’il se voit muni de tout ce qui lui est nécessaire, il se fait atteler le chariot du départ. C’est ici le lieu de parler de l’ordre avec lequel une armée si nombreuse campait et décampait, et de la promptitude de chacun à prendre la place qu’il devait occuper.

On sait que, quand le roi de Perse campe, tous les courtisans l’accompagnent, et logent sous des tentes, l’hiver comme l’été.

Cyrus ordonne d’abord que l’entrée de la sienne soit toujours au soleil levant, et fixe l’intervalle qui doit la séparer de celles des doryphores. Il marque le logement des boulangers à sa droite, celui des cuisiniers à sa gauche : il place également à sa droite les chevaux, et à sa gauche les autres bêtes de somme. Le reste est réglé de manière que chaque troupe reconnaisse sans peine le lieu et l’espace, qui lui sont destinés. Quand on décampe, chacun recueille le bagage dont il doit prendre soin, d’autres le chargent sur les bêtes de somme. Les skeuagoges se rendent tous en même temps aux quartiers qui leur sont assignés, et chargent tout à la fois ; d’où il arrive que toutes les tentes, qu’il faille les dresser ou les lever, n’exigent pas plus de temps qu’une seule. Il en est de même pour les vivres : comme chaque valet a sa tâche particulière, il ne coûte pas plus de temps pour tous les mets que pour un seul. Les boulangers et les cuisiniers ne sont pas les seuls à qui il ait assigné des places commodes pour le travail : en distribuant les quartiers aux troupes, il a égard à l’espèce de leurs armes, et chaque corps sait si bien le lieu qui lui est indiqué, qu’il s’y établit sans jamais se méprendre.

Cyrus pensait qu’il est nécessaire de mettre de l’ordre dans une maison particulière, parce que, quand on a besoin de quelque chose, on voit nettement où il faut aller la prendre : à plus forte raison croyait-il qu’il est d’une bien plus grande conséquence d’avoir à la guerre cette même attention pour la place des différents corps, par la raison que, plus les occasions d’agir dépendent du moment précis, plus les fautes sont graves, quand on ne sait pas le saisir. Il savait qu’à la guerre les grands succès sont le fruit de la promptitude à profiter du bon moment. Voilà pourquoi il apportait tant de soin à ces dispositions.

Chaque fois qu’il campait, on tendait d’abord son pavillon au milieu du camp, comme le lieu le moins exposé à l’insulte. Autour de sa tente étaient, suivant sa pratique ordinaire, ses amis les plus affidés ; immédiatement après eux, les cavaliers formaient un cercle avec les conducteurs des chars, qu’il croyait devoir placer dans l’endroit le plus sûr, parce que, ne pouvant avoir leurs armes sous la main, il leur fallait du temps pour se mettre en état de défense. Les peltastes avaient leurs quartiers à la droite et à la gauche tant de sa tente que de la cavalerie ; les archers, partie à la tête, partie à la queue des cavaliers. Les hoplites et ceux qui portent de grands boucliers formaient autour du camp une enceinte semblable à une forte muraille, pour soutenir, au besoin, les cavaliers et leur donner le temps de s’armer en toute sûreté. Les hoplites, ainsi que les peltastes et les archers, reposaient dans les rangs ; ce qui, d’une part, permettait aux hoplites de repousser les ennemis, s’ils cherchaient à surprendre le camp la nuit, et de l’autre, aux gens de trait, de défendre les hoplites, en lançant leurs flèches et leurs javelots contre ceux qui s’approchaient.

Les tentes des chefs étaient distinguées chacune par une enseigne particulière ; et de même que les serviteurs intelligents connaissent dans une ville les maisons de plusieurs citoyens, surtout des notables, de même dans le camp les serviteurs de Cyrus connaissaient tellement les tentes et les enseignes des principaux officiers, que, s’il avait besoin de quelqu’un, ils ne cherchaient point, ils couraient par le chemin le plus court. Comme chaque nation avait son quartier à part, on remarquait aisément où la discipline s’observait, et où l’on ne faisait pas ce qui avait été prescrit. Cyrus pensait qu’avec ces dispositions, Si l’ennemi insultait son camp, de nuit ou de jour, il y tomberait comme dans une embuscade.

Il ne croyait pas que la tactique consiste à savoir ranger une phalange sur un front plus ou moins étendu, à la former en ligne, quand elle est en colonne, à changer l’ordre de bataille, suivant que l’ennemi se montre à droite, à gauche ou par derrière ; mais il croyait que la tactique est de savoir diviser ses troupes, quand les circonstances l’exigent, les distribuer aux postes les plus avantageux, et se hâter quand il faut gagner de vitesse ; c’était de toutes ces diverses parties que se formait, à son avis, le talent du vrai tacticien, et il n’en négligeait aucune. Dans les marches, il variait les ordres suivant les conjonctures ; toutefois dans les campements il changeait rarement l’ordonnance dont je viens de parler.

Dès que l’armée est entrée en Médie, Cyrus se dirige vers Cyaxare. Les premiers embrassements terminés, Cyrus dit à Cyaxare qu’il lui réserve un palais à Babylone, afin qu’il y trouve, quand il voudra aller en Assyrie, une habitation dont il soit le maître. En même temps, il lui offre des présents nombreux et de grand prix. Cyaxare les accepte, fait présenter à Cyrus, par sa fille, une couronne d’or, des bracelets, un collier et une superbe robe médique. Pendant que la jeune fille couronne Cyrus, Cyaxare lui dit : « C’est ma fille, Cyrus ; je te la donne pour femme : ta mère épousa de même la fille de mon père, de laquelle tu es né ; ma fille est cette enfant que tu ne cessais de caresser ici, dans l’on enfance : si quelqu’un alors lui demandait avec qui elle se marierait, elle répondait : « Avec Cyrus. » Je lui donne pour dot la Médie tout entière, puisque je n’ai point de fils légitime. » Ainsi parle Cyaxare. Cyrus répond : « Je comprends, Cyaxare, tout le prix de l’alliance, de ta fille et de la dot ; mais je veux, avant de te répondre, avoir le consentement de mon père et de ma mère. » Ainsi parle Cyrus ; il ne manque pas toutefois de faire à la jeune fille les présents qu’il croit devoir lui plaire, ainsi qu’à Cyaxare ; et cela fait, il prend la route de la Perse.

Arrivé sur les frontières de la Perse, il y laisse le gros de son armée, et s’avance vers la ville avec ses amis, amenant pour tous les Perses une grande quantité de bétail, soit pour les sacrifices, soit pour les félins : il apporte aussi des présents pour son père, sa mère, ses amis, les magistrats, les vieillards et tous les homotimes. Il fait à tous les Perses, hommes et femmes, des largesses telles que les font encore les rois, quand ils visitent le pays. Alors Cambyse rassemble les vieillards perses, ainsi que les magistrats, dont l’autorité est souveraine, et leur parle ainsi :

« Perses, et toi, Cyrus, j’ai pour vous, vous le savez, la plus vive affection : je suis, en effet, votre roi, et toi, Cyrus, tu es mon fils. Il est donc juste que tout ce que je crois avantageux pour vous, je vous le communique. Quand Cyrus s’est avancé à votre tête, vous avez agrandi sa personne en lui donnant une armée et en lui en confiant le commandement ; mais Cyrus, de son côté, en vous conduisant, vous a rendus, Perses, avec l’aide des dieux, glorieux parmi tous les hommes, respectés dans l’Asie tout entière : il a enrichi les braves qui ont fait la guerre avec lui, il a payé et nourri les soldats ; en établissant un corps de cavalerie perse, il a mis les Perses en état d’avoir toujours le dessus en rase campagne. Si vous avez toujours les mêmes sentiments, vous serez entre vous une cause réciproque de grands biens ; mais si toi, Cyrus, enflé de l’on bonheur présent, tu veux commander aux Perses en vue de l’on intérêt personnel, et si vous autres, citoyens, jaloux de la puissance de Cyrus, vous essayez d’y porter atteinte, sachez-le, vous vous priverez réciproquement des plus grands biens. Pour empêcher ce malheur, et pour vous assurer d’autres biens, offrez aux dieux un sacrifice en commun, et promettez-vous en leur présence, toi, Cyrus, que si quelqu’un entre à main armée dans la Perse, ou entreprend d’en détruire les lois, tu la défendras de toutes tes forces ; vous, Perses, que si quelqu’un cherche à dépouiller Cyrus de l’empire ou à détacher de son obéissance les nations qu’il a soumises, vous accourrez au secours de Cyrus, dès le premier appel. Tant que je vivrai, le royaume des Perses restera entre mes mains ; quand je ne serai plus, il sera certainement à Cyrus, s’il me survit. Quand il viendra en Perse, ce sera lui qui offrira pour vous aux dieux les sacrifices que je leur offre aujourd’hui : lorsqu’il sera absent, vous ferez bien, je crois, de choisir celui que vous croirez le plus digne de votre race, afin qu’il accomplisse ce qu’exigent les dieux. »

Les paroles de Cambyse sont approuvées de Cyrus et des magistrats perses ; ils acceptent la convention, et en prennent les dieux à témoin, et maintenant même encore les Perses et le roi sont fidèles à ce contrat.

Tout cela terminé, Cyrus quitte la Perse. Dès qu’il est de retour en Médie, il épouse, du consentement de son père et de sa mère, la fille de Cyaxare, dont on vante encore aujourd’hui la beauté. Selon quelques écrivains, celle qu’il épousa était sœur de sa mère ; mais alors cette enfant eût été une vieille femme[8]. Les noces faites, Cyrus se met sur le chariot de voyage.


CHAPITRE VI.


Établissement de satrapes dans les provinces. — Recommandations que leur fait Cyrus. — Inspecteurs annuels. — Courriers pour les dépêches. — Soumission de toutes les contrées comprises entre la Syrie et la mer Érythrée, ainsi que de l’Égypte. — Résidences de Cyrus.


Quand il fut de retour à Babylone, il crut à propos d’envoyer des satrapes dans les provinces conquises, avec cette restriction que les gouverneurs des places, et les chiliarques disséminés pour garder le pays, ne recevraient d’ordres que de lui seul. Il prenait cette mesure afin que, si quelque satrape, fier de ses richesses et de la multitude de ses vassaux, avait l’insolence de vouloir se rendre indépendant, il eût aussitôt contre lui les troupes mêmes du pays. Cette résolution prise, il assemble les principaux chefs, pour instruire ceux qui vont dans les provinces à quelles conditions ils y vont : il croit que par là ils accepteront plus volontiers ses mesures ; tandis que, si l’on attendait qu’ils fussent en possession de leurs places, on les froisserait, parce qu’ils croiraient que c’est par défiance qu’on restreint leur autorité. Quand ils sont assemblés, Cyrus leur parle ainsi :

« Mes amis, nous avons laissé des garnisons et des gouverneurs dans les villes que nous avons soumises. En partant, je leur ai donné l’ordre de ne se mêler d’aucune autre affaire que de garder leurs remparts. Je ne puis leur enlever leur pouvoir, puisqu’ils ont exactement suivi mes ordres ; mais il me paraît nécessaire d’envoyer des satrapes dans les provinces pour gouverner les habitants, lever les impôts, payer les garnisons, et veiller à tout ce qui leur incombe. Il me paraît aussi nécessaire que ceux qui sont établis ici, et que je pourrai envoyer pour quelque mission dans ces pays, y aient en propriété des terres et des maisons, afin qu’en arrivant ils se trouvent logés chez eux et que les tributs nous parviennent ici. »

Cela dit, Cyrus assigne à plusieurs de ses familiers des maisons et des vassaux dans la plupart des villes conquises ; et maintenant encore ces possessions, situées en différentes contrées de l’empire, appartiennent aux descendants de ceux à qui elles turent données, quoiqu’ils demeurent eux-mêmes auprès du roi. « Il faut d’ailleurs, reprend Cyrus, que les satrapes qui doivent aller dans ces provinces soient ceux que nous croirons capables de nous envoyer ici ce qui s’y trouve de meilleur et de plus beau, afin que, sans sortir de chez nous, nous ayons part aux avantages de tous les pays ; et de fait, si quelque danger les menace, c’est nous qui devons les défendre. »

Quand il a fini de parler, il distribue les gouvernements à ceux de ses amis qui les désirent aux conditions fixées, choisissant ceux qu’il croit les plus capables : en Arabie, il envoie Mégabyse ; en Cappadoce, Artabatas ; dans la grande Phrygie, Artacamas ; en Lycie et en Ionie, Chrysantas ; en Carie, Adusius, que les habitants avaient demandé ; dans la Phrygie, voisine de l’Hellespont, et dans l’Éolide, Phamuchus. La Cilicie, Cypre et la Paphlagonie, ne reçoivent point de satrapes perses, parce qu’elles avaient suivi de bon gré Cyrus au siège de Babylone ; mais on les assujettit au tribut. Ce que Cyrus établit alors subsiste encore aujourd’hui : les garnisons des places fortes sont restées dans la dépendance du roi, et les chiliarques en sont nommés par le roi, qui les inscrit sur ses états.

Il recommande à tous les satrapes qu’il envoie d’imiter ce qu’ils lui voyaient faire : de former d’abord, tant des Perses qu’ils ont avec eux que de leurs alliés, un corps de cavalerie et de conducteurs de chars ; d’exiger de ceux qui possèdent des maisons et des terres dans l’étendue de leur gouvernement qu’ils se rendent à leurs portes[9], qu’ils observent la tempérance et viennent s’offrir d’eux-mêmes pour exécuter ce que le satrape voudra leur ordonner ; de faire élever les enfants sous leurs yeux, comme il le pratiquait dans son palais ; de mener souvent à la chasse les hommes faits qui viendraient à leurs portes, et de les entretenir, en même temps qu’eux-mêmes, dans les exercices militaires.

« Celui d’entre vous, ajoute-t-il, qui, en raison de ses moyens, aura le plus grand nombre de chars, la meilleure et la plus nombreuse cavalerie, peut s’assurer que je le récompenserai comme un brave et fidèle ami, comme un ferme sou tien des Perses et de mon empire. Que chez vous, ainsi que chez moi, les places d’honneur soient toujours occupées par les plus dignes ; que votre table, comme la mienne, soit assez abondamment servie pour nourrir d’abord votre maison, et pour en partager les mets à vos amis, afin d’honorer chaque jour ceux qui font quelque belle action. Ayez des parcs, nourrissez-y des bêtes fauves ; ne prenez point de repas qui ne soit précédé d’un exercice, et ne souffrez point qu’on donne à manger à vos chevaux sans qu’ils aient travaillé. Avec toute la force que comporte la condition humaine, je ne pourrais, seul, vous défendre vous tous et vos biens : si je dois vous aider de ma valeur et de celle de mes braves compagnons, il faut que je trouve des alliés en vous et dans vos braves. Je désire que vous compreniez bien que je n’ordonne à nos esclaves aucune des pratiques que je vous prescris, et que je n’exige rien sans essayer de le faire moi-même. En un mot, ce que je vous engage à imiter en moi, apprenez à ceux qui tiendront de vous une part d’autorité à l’imiter en vous. »

Toutes les prescriptions données alors par Cyrus se sont maintenues jusqu’à nos jours. C’est ainsi que toutes les gardes sont dans la dépendance immédiate du roi ; les portes de tous les chefs sont également fréquentées ; toutes les maisons, grandes ou petites, sont administrées de la même manière ; partout, des places d’honneur sont réservées aux plus dignes ; partout, dans les marches, on observe l’ordre que j’ai dit, et partout, malgré la multiplicité des affaires, elles sont promptement expédiées par un petit nombre d’officiers. Cyrus, après avoir instruit chacun de ses satrapes de la conduite à tenir et donné un corps de troupes à chacun, les congédie, en les avertissant de se tenir prêts pour entrer en campagne l’année suivante, et pour la revue des hommes, des armes, des chevaux et des chars.

N’oublions pas qu’on doit aussi, dit-on, à Cyrus un établissement qui dure encore aujourd’hui. Tous les ans, un envoyé du roi, suivi d’une armée[10], parcourt les différentes provinces de l’empire : si les gouverneurs ont besoin de secours, il leur prête main-forte ; s’ils sont violents, il les ramène à la modération ; s’ils négligent de faire payer les tributs et de veiller, soit à la sûreté des habitants de leur province, soit à la culture des terres, en un mot, s’ils manquent à quelqu’un de leurs devoirs, l’envoyé remédie au mal ; s’il ne le peut, il en fait part au roi. D’après ce rapport, le roi décide de ce qu’il doit faire du délinquant. C’est d’ordinaire parmi ceux dont on dit : « Voilà le fils du roi qui descend ! C’est le frère du roi ! C’est l’œil du roi ! » que sont choisis ces inspecteurs ; quelquefois même ils n’arrivent point à destination, chacun d’eux retournant sur ses pas, s’il plaît au roi de les rappeler.

Voici encore une invention de Cyrus, fort utile pour l’immensité de son empire, et au moyen de laquelle il était promptement informé de tout ce qui se passait dans les contrées les plus éloignées. S’étant rendu compte de ce qu’un cheval peut faire par jour sans être excédé, il fit construire sur les routes des écuries distantes l’une de l’autre de ce même intervalle, et y fit mettre des chevaux et des gens chargés de les soigner : il devait y avoir dans chacune d’elles un homme intelligent pour recevoir les lettres apportées par un courrier, les remettre à un autre courrier, prendre soin des hommes et des chevaux qui arrivaient fatigués et en fournir de frais[11]. Quelquefois même la nuit ne retarde point la marche des courriers ; celui qui a couru le jour est remplacé par un autre qui se trouve prêt à courir la nuit : aussi a-t-on dit d’eux que les grues ne feraient pas aussi vite le même chemin. Si ce mot est exagéré, il est du moins certain qu’on ne peut voyager sur terre avec plus de vitesse. Or, c’est une chose excellente que, quand un fait est digne d’intérêt, on puisse y veiller sur-le-champ.

L’année révolue, Cyrus rassemble son armée à Babylone. On prétend qu’elle était composée de douze myriades de cavaliers, de deux mille chars armés de faux, et de soixante myriades de fantassins. Ces préparatifs rassemblés, il entreprend la fameuse expédition, dans laquelle il subjugue toutes les nations qui habitent les frontières de la Syrie jusqu’à la mer Érythrée : de là, son armée se dirigeant, dit-on, vers l’Égypte, l’Égypte est également conquise. De sorte que son empire a de ce moment pour bornes, à l’orient, la mer Érythrée ; du côté de l’Ourse, le Pont-Euxin ; au couchant, l’île de Cypre et l’Égypte ; au midi, l’Éthiopie ; région dont les extrémités sont presque inhabitables, par la chaleur ou par le froid, par les inondations ou par la sécheresse. Cyrus fixe son séjour au centre de ces différents pays, passant les sept mois d’hiver à Babylone, dont le climat est chaud, les trois mois du printemps à Suse, et les deux mois de l’été à Ecbatane : ce qui a fait dire qu’il passait sa vie au milieu de la chaleur et de la fraîcheur du printemps.

Il inspirait un tel attachement, qu’il n’était point de nation qui n’eût cru se manquer à elle-même, si elle avait négligé de lui offrir ses meilleures productions, fruits, animaux, ouvrages de l’art : chaque ville en faisait autant, et chaque particulier s’estimait riche, quand il avait pu lui faire un présent. En effet, Cyrus, après en avoir reçu des choses qu’ils avaient en abondance, leur donnait en échange celles qu’il savait leur manquer.


CHAPITRE VII.


Un songe avertit Cyrus de se préparer à mourir. — Discours de Cyrus mourant, à ses enfants et à ses amis. — Mort de Cyrus.


Ainsi vécut Cyrus. Devenu vieux, il fit en Perse son septième voyage depuis l’établissement de son empire. Son père et sa mère, on le comprend, étaient morts depuis longues années. À son arrivée, Cyrus offre les sacrifices accoutumés, commence la danse en l’honneur des dieux, suivant l’usage des Perses, et fait à tout le peuple les largesses habituelles ; après quoi, s’étant retiré dans son palais, il s’y endort et a un songe. Il croit voir un personnage dont l’air majestueux n’est point d’un mortel, qui lui dit : « Prépare-toi, Cyrus, tu vas bientôt aller vers les dieux. » À la vue de ce songe, il s’éveille, et juge que la fin de sa vie est proche. Il choisit alors des victimes, et, selon le rit perse, il va sacrifier sur les montagnes à Jupiter national, au soleil et aux autres divinités, en leur adressant cette prière : « Jupiter national, soleil, et vous, dieux immortels, recevez ce sacrifice et ces actions de grâces qui terminent ma glorieuse carrière. Je vous remercie des avis que vous m’avez donnés, par les entrailles des victimes, les signes célestes, les augures, les voix, sur ce que j’avais à faire ou à éviter ; mais je vous ai surtout une grande reconnaissance de ce que je n’ai jamais méconnu votre appui, ni oublié jamais, dans mes prospérités, que j’étais homme. Je vous prie d’accorder dès à présent à mes enfants, à ma femme, à mes amis, à ma patrie, des jours heureux, et à moi une fin digne de ma vie. »

Cela fait, Cyrus retourne au palais, et se couche pour prendre un peu de repos. A l’heure accoutumée, ceux qui étaient préposés au bain lui proposent de se baigner : il dit qu’il préfère se reposer. A l’heure habituelle, ceux qui étaient préposés au repas lui proposent de dîner : mais le cœur ne lui dit point de manger ; seulement, il paraît avoir soif, et il boit avec plaisir. Le lendemain et le jour suivant, se trouvant dans le même état, il fait appeler ses fils. Il se trouvait que ceux-ci l’avaient accompagné et étaient en Perse : il appelle aussi ses amis, ainsi que les principaux magistrats de Perse ; quand ils sont tous présents, il commence ce discours[12] :

« Mes enfants, et vous tous mes amis, ici présents, la fin de ma vie approche : je le reconnais clairement à plusieurs indices. Vous devez, quand je ne serai plus, me regarder comme bienheureux, et par suite, parler et agir en conséquence. Dans mon enfance, j’ai recueilli tous les avantages accordés aux enfants ; jeune homme, ceux de la jeunesse ; homme fait, ceux de l’âge mûr. A mesure que le temps marchait, j’ai toujours vu mes forces se développer, en sorte que ma vieillesse ne m’a point paru plus faible que ma jeunesse : tout ce que j’ai entrepris, tout ce que j’ai souhaité, je l’ai vu s’accomplir. J’ai vu mes amis heureux par mes bienfaits et mes ennemis asservis. Avant moi, ma patrie était une province obscure de l’Asie ; je la laisse souveraine de l’Asie entière : je ne sache pas avoir perdu une seule de mes conquêtes. Tout le temps que j’ai vécu s’est passé tel que je le désirais. Cependant, la crainte qui m’a toujours accompagné de voir, d’entendre, ou d’éprouver avec le temps quelques revers, m’a empêché de me laisser aller à l’orgueil et de ressentir une joie immodérée. Et maintenant, en arrivant au terme, j’ai le bonheur, mes enfants, de vous laisser vivants, vous que m’ont donnés les dieux : je laisse ma patrie et mes amis florissants. Aussi, comment n’aurais-je pas après moi l’éternel et le légitime souvenir d’un homme qui fut heureux ?

« Il faut que dès à présent je déclare positivement mon successeur, afin de prévenir tout sujet de dissension entre vous. Je vous aime tous deux, mes enfants, avec une égale tendresse : cependant, l’administration des affaires et l’autorité suprême je les délègue, en toute occasion, à celui qui, étant le plus âgé, doit avoir, par conséquent, plus d’expérience.

« J’ai été accoutumé dans ma patrie et dans la vôtre à voir céder non-seulement aux frères, mais aux citoyens plus âgés, le chemin, le siège et la parole ; et vous, mes enfants, je vous ai appris, dès l’enfance, à honorer les vieillards, et à être honorés par les plus jeunes. Acceptez donc une disposition conforme à nos lois, à nos anciens usages, à nos mœurs. Ainsi, toi, Cambyse, prends la royauté ; les dieux te la donnent, et moi ensuite, autant qu’il est en mon pouvoir. À toi, Tanaoxare, je te donne la satrapie des Mèdes, des Arméniens, et en troisième lieu, des Cadusiens. En te faisant ces dons, bien que je laisse à l’on frère un pouvoir plus grand et le titre de roi, je crois t’assurer un bonheur plus pur. Je ne vois pas, en effet, ce qui pourra te manquer de la félicité humaine. Tout ce qui paraît rendre les hommes heureux, tu l’auras. Aimer les entreprises difficiles à accomplir, avoir le souci de mille affaires, n’avoir pas un instant de repos, être aiguillonné par le désir de rivaliser avec mes actions, tendre des pièges, y être exposé, voilà quel sera Je sort de celui qui gouvernera plutôt que le tien, et ce sont là, sache-le bien, de grands obstacles au bonheur.

« Toi, Cambyse, n’oublie point que ce n’est point un sceptre d’or qui conserve la royauté, mais des amis dévoués sont pour un roi le sceptre le plus véritable et le plus sûr. Seulement, ne f imagine pas que les hommes naissent dévoués : si le dévouement leur était naturel, il se manifesterait chez tous comme les autres penchants naturels. Mais il faut que chacun travaille à se faire des amis dévoués : leur acquisition ne se fait point par la violence ; elle est le fruit des bienfaits.

« Au reste, si tu veux avoir quelques auxiliaires de la royauté ne choisis personne avant celui qui est issu du même sang que toi. Nos concitoyens nous touchent de plus près que les étrangers ; nos commensaux, que les hommes qui vivent sous un autre toit : et ceux qui sont formés du même sang, nourris par la même mère, élevés dans la même maison, chéris des mêmes parents, qui donnent aux mêmes personnes les noms de père et de mère, pourraient-ils donc n’être pas unis par les liens les plus étroits ? Ces liens si doux par lesquels les dieux resserrent l’intimité des frères, ne les relâchez jamais ; qu’ils vous fassent accomplir, dans une vie commune, tous les autres actes de l’amitié : c’est le moyen d’assurer à jamais la durée de votre union. C’est travailler pour soi que de veiller aux intérêts d’un frère. Car pour qui la grandeur d’un frère est-elle plus glorieuse que pour son frère ? Par qui un homme investi d’un grand pouvoir sera-t-il honoré plus que par son frère ? Quand son frère est puissant, est-il quelqu’un à qui l’on craigne plus de faire injustice qu’à son frère ?

« Que personne donc ne soit plus prompt que toi à servir le tien, et avec plus de cœur ; car il n’est personne que doive toucher de plus près que toi sa bonne ou sa mauvaise fortune. Songe encore à ceci. De qui, après un service, pourrais-tu espérer une plus vive gratitude que de lui ? En qui, après l’avoir secouru, trouverais-tu un plus puissant allié ? Est-il quelqu’un qu’il soit plus honteux de ne pas aimer qu’un frère ? Est-il quelqu’un qu’il soit plus beau d’honorer qu’un frère ? Ton frère, Cambyse, ton frère est le seul qui, lorsque le sien est roi, puisse, sans exciter l’envie, occuper la seconde place.

« Je vous conjure donc, mes enfants, au nom des dieux de la patrie, ayez des égards l’un pour l’autre, si vous conservez quelque désir de me plaire ; car je ne m’imagine pas que vous regardiez comme certain que je ne vais plus rien être, quand j’aurai terminé cette vie humaine. Jusqu’ici vous ne voyiez point mon âme, mais par ses opérations, vous la reconnaissiez en moi. N’avez-vous pas remarqué de même de quelles terreurs les âmes de leurs victimes agitent les homicides, quelles vengeances elles tirent de ces impies ? Pensez-vous que le culte qu’on rend aux morts se fût constamment soutenu, si l’on eût cru leurs âmes privées de tout pouvoir ? Pour moi, mes enfants, je n’ai jamais pu me persuader que l’âme, qui vit tant qu’elle est dans un corps mortel, s’éteigne dès qu’elle en est sortie : car je vois que c’est elle qui vivifie ces corps périssables, tant qu’elle les habite. Que l’âme aussi cesse d’être raisonnable, au moment où elle se sépare d’un corps qui ne l’est pas, je n’ai jamais pu me le persuader : au contraire, c’est lorsque l’intelligence devient pure et dégagée de tout mélange, qu’elle a pleinement son essence intellectuelle. Quand le corps de l’homme se dissout, on voit les différentes parties qui le composent se rejoindre aux éléments auxquels elles appartiennent : l’âme seule échappe aux regards, présente ou absente.

« Vous savez que rien ne ressemble plus à la mort que le sommeil de l’homme : c’est alors que l’âme humaine approche le plus de la Divinité, et alors même elle prévoit l’avenir, sans doute parce qu’alors elle est entièrement libre. Or, si les choses sont comme je le pense, et si l’âme survit au corps qu’elle abandonne, faites, par respect pour mon âme, ce que je vous recommande. S’il en est autrement, si l’âme demeure avec le corps et périt avec lui, craignez du moins les dieux, qui sont toujours, qui voient tout et qui peuvent tout : ce sont eux qui entretiennent dans l’univers cet ordre immuable, inaltérable, invariable, dont la magnificence et la majesté sont au-dessus de toute expression : craignez-les, et ne faites jamais une action, n’ayez jamais une pensée qui blesse la piété ou la justice. Après les dieux, craignez les hommes et les générations à venir. Comme les dieux ne vous ont pas cachés dans l’obscurité, nécessairement toutes vos actions seront vues : si elles sont pures et conformes à la justice, elles affermiront votre autorité ; mais si vous songez réciproquement à vous nuire, vous perdrez toute confiance dans l’esprit des autres hommes. En effet, avec la meilleure volonté, personne ne pourrait se fier à vous, si l’on vous voyait injustes envers celui que vous devez le plus aimer.

« Mes instructions peuvent vous suffire à vivre l’un avec l’autre comme vous le devez ; autrement, consultez l’histoire du passé : c’est une excellente école. Là, vous verrez des pères aimés de leurs enfants et des frères aimés de leurs frères ; vous enverrez aussi d’autres, qui ont suivi une voie tout opposée. Parmi ces hommes, choisissez pour modèles ceux qui se sont le mieux trouvés de leur conduite, et vous ferez sagement. Mais il me semble qu’en voilà bien assez. Mon corps, mes enfants, quand je ne serai plus, ne l’ensevelissez ni dans l’or, ni dans l’argent, ni dans quelque autre matière ; rendez-le à la terre, au plus vite. Quel plus grand bonheur, en effet, que d’être mêlé à cette terre qui produit et nourrit tout ce qu’il y a de beau, tout ce qu’il y a de bon ? Pour moi, j’ai toujours été tellement l’ami des hommes, que je me sentirai heureux de faire partie de la bienfaitrice des hommes. Mais il me semble que mon âme m’abandonne ; je le sens aux indices qui indiquent à tous les êtres leur dissolution.

« Si quelqu’un de vous veut toucher ma main et considérer mon regard vivant encore, qu’il s’avance ; mais quand je me serai voilé, je vous en prie, mes enfants, que pas un homme ne voie mon corps, pas même vous. Seulement, appelez tous les Perses et les alliés autour de mon tombeau, pour me féliciter de ce que je serai désormais en sûreté, à l’abri de toute impression mauvaise, soit que j’existe au sein de la Divinité, ou que je ne sois plus rien. Que tous ceux qui viendront soient congédiés par vous après avoir reçu les dons qu’on a coutume de distribuer aux funérailles d’un homme heureux. Enfin n’oubliez pas ma dernière parole : c’est en faisant du bien à vos amis que vous serez en état de faire du mal à vos ennemis. Adieu, mes enfants chéris ; portez mes adieux à votre mère ; vous tous, mes amis, présents ou absents, adieu. » En disant ces mots, il serre la main de tous les assistants, se voile et expire[13].


CHAPITRE VIII[14].


Conclusion. — Les Perses ont dégénéré pour s’être écartés des institutions de Cyrus.


Que le royaume de Cyrus ait été le plus beau et le plus grand de ceux de l’Asie, c’est un fait qui se prouve par la vue même de ce royaume. Il était borné à l’orient par la mer Érythrée ; du côté de l’Ourse, par le Pont-Euxin ; au couchant, par l’île de Cypre et l’Égypte ; au midi, par l’Éthiopie. Cette vaste étendue était gouvernée par la seule volonté de Cyrus : il aimait et traitait ses sujets comme ses enfants, et ses sujets honoraient Cyrus comme un père. Mais dès que Cyrus ne fut plus, aussitôt le désordre divisa ses enfants ; des villes, des nations se détachèrent de son empire, tout dégénéra ; et, pour prouver que je dis vrai, je vais commencer par les faits religieux.

Je vois que jadis, quand le roi ou les siens avaient fait un serment, même à des gens qui avaient commis un grand crime, ils le tenaient : quand ils leur avaient offert la main, ils restaient fidèles. S’ils n’avaient pas été ainsi, et s’ils n’avaient pas eu cette réputation, on n’eût pas eu en eux plus de confiance qu’on n’en a aujourd’hui que leur mauvaise foi est connue, et les chefs de ceux qui sont montés en Asie avec Cyrus s’en seraient défiés. De nos jours, ces chefs, trompés par l’ancien bruit de la bonne foi des Perses, se sont livrés entre leurs mains, et, conduits devant le roi, ont eu la tête tranchée : bon nombre de Barbares de la même expédition, trompés évidemment par diverses promesses, en ont péri victimes[15]. C’est que les Perses sont pires qu’ils n’étaient autrefois.

Jadis, quand un homme exposait ses jours pour le roi, quand il soumettait une ville, une nation, ou qu’il faisait quelque autre action belle et bonne, on lui accordait des honneurs. Aujourd’hui qu’à l’exemple d’un Mithridate qui trahit son père Ariobarzane, ou d’un Rhéomithrès qui laisse pour otages en Égypte sa femme, ses enfants, les enfants de ses amis, et viole les serments les plus sacrés[16], ou commette une perfidie qui tourne au profit du roi, on est comblé des honneurs les plus magnifiques. En voyant de pareils faits, toutes les nations de l’Asie se sont laissé entraîner à l’impiété et à l’injustice : car, du moment que des hommes ont quelque ascendant, tous ceux qui leur sont assujettis suivent leur exemple. Les Perses sont donc plus injustes qu’autrefois.

En ce qui touche les richesses, ils ne sont pas moins injustes. Ce ne sont plus seulement les criminels, mais les innocents mêmes que l’on emprisonne et que l’on contraint, contre toute équité, de se racheter à prix d’or ; en sorte que ceux qui passent pour avoir de grands biens, ne craignent pas moins que ceux qui ont commis de grands crimes. Ils ne veulent pas en venir aux mains avec un ennemi puissant, ils craignent de s’aller joindre à l’armée royale. Aussi tout peuple en guerre avec les Perses peut, sans coup férir, faire des incursions dans leur pays, en punition, sans doute, de leur impiété envers les dieux et de leur injustice envers les hommes : preuve nouvelle que leurs âmes sont tout à fait pires qu’elles n’étaient autrefois.

Quant aux soins du corps, ils ne s’en préoccupent plus comme autrefois, et voici comment. Il y avait chez eux une loi qui défendait de cracher et de se moucher : on voit bien qu’ils n’avaient pas fait cette loi pour ménager une humeur dans le corps, mais pour le fortifier par les travaux et par la sueur. Ils ont conservé, il est vrai, l’usage de ne point cracher et de ne point se moucher, mais ils ont perdu l’amour du travail. Jadis, d’après une autre loi, ils ne devaient faire qu’un seul repas, afin que le reste du jour fût donné aux affaires et aux exercices. Ils ont retenu la pratique de ne faire qu’un repas, mais ils le commencent à l’heure de ceux qui dînent le plus tôt, et ils ne cessent de manger et de boire qu’au moment ou se couchent ceux qui veillent le plus tard.

Il leur était défendu de faire porter des vases de nuit aux repas, parce qu’on pensait que l’excès de la boisson énerve à la fois le corps et l’âme. La défense subsiste encore, mais ils boivent avec si peu de retenue, qu’au lieu de porter ces vases, ce sont eux qu’on remporte, parce qu’ils ne peuvent plus se tenir droits. C’était chez eux une pratique ancienne de ne jamais boire ni manger chemin faisant, et de ne se permettre publiquement aucun des besoins qui en sont la suite. Cette pratique subsiste encore, mais ils font des marches si courtes, que leur abstinence n’a rien de merveilleux.

Autrefois, ils allaient si fréquemment à la chasse, que cet exercice suffisait pour tenir en haleine les hommes et les chevaux. Depuis que le roi Artaxercès et ses compagnons se sont adonnés au vin, ils ont renoncé à la chasse ; et si quelqu’un, pour s’entretenir dans l’habitude de la fatigue, a continué de chasser avec ses cavaliers, il s’est attiré la haine de ses égaux, qui lui en veulent d’être meilleur qu’ils ne sont.

L’usage d’élever les enfants aux portes du palais s’est maintenu jusqu’à présent ; mais on néglige de leur enseigner à monter à cheval, parce qu’il n’y a plus d’endroits où ils puissent faire briller leur adresse. L’habitude que prenaient les enfants d’entendre juger des procès suivant la justice et d’apprendre ainsi à devenir justes, est également perdue. Ils voient trop clairement triompher ceux qui donnent davantage. Les enfants apprenaient encore à connaître les propriétés des plantes que produit la terre, afin de s’en servir ou de s’en abstenir, suivant qu’elles sont salutaires ou nuisibles ; il semble maintenant qu’ils n’apprennent à les distinguer que pour être en état de faire le plus de mal possible : aussi n’est-il point de pays où l’on voie plus de monde tué ou gravement atteint par le poison.

Leur vie est d’ailleurs beaucoup plus molle que du temps de Cyrus. Ils se ressentaient encore de l’éducation et de la tempérance des Perses, quoiqu’ils eussent déjà l’habit et la parure des Mèdes. Aujourd’hui, ils laissent s’éteindre en eux les mâles vertus des Perses, et ne conservent que la mollesse des Mèdes. Je veux donner quelques preuves de leur relâchement. Quelques-uns ne se contentent pas d’être étendus sur des couches très-molles ; il faut que les pieds de leurs lits soient posés sur des tapis qui, en obéissant au poids, empêchent de sentir la résistance du plancher. Pour ce qui est du service de la table, ils n’ont rien abandonné des inventions d’autrefois, mais ils s’ingénient tous les jours de raffinements nouveaux. Il en est de même des mets. Ils ont des inventeurs à gages dans les deux genres. L’hiver, ils ne se bornent pas à se couvrir la tête, le corps et les pieds ; ils ont les mains garnies de fourrures épaisses, et les doigts dans des étuis[17]. L’été, l’ombre des bois et des rochers ne leur suffit pas : ils ont recours à des procédés artificiels pour se faire de nouvelles ombres[18]. Ils ont un nombre infini de vases précieux, et ils en tirent vanité. Que tout ce luxe leur vienne par des moyens déshonnêtes, ils n’en rougissent nullement : tant ont fait chez eux de progrès l’injustice et l’amour des profits honteux.

Jadis, c’était une coutume nationale de ne jamais paraître à pied dans les chemins, et le but de ce règlement était d’en faire de bons cavaliers ; aujourd’hui, ils ont plus de tapis sur leurs chevaux que sur leurs lits, et ils sont beaucoup moins curieux d’être bien à cheval que d’être assis mollement. Pour ce qui regarde la guerre, comment ne seraient-ils pas aujourd’hui bien au-dessous de ce qu’ils étaient autrefois ? Au temps jadis, c’était une institution nationale suivie par ceux qui possédaient un domaine, d’y lever des cavaliers et de se joindre à l’armée ; et, lorsqu’il s’agissait de la défense du pays, les garnisons des places entraient en campagne moyennant la solde qu’on leur donnait. Aujourd’hui, portiers, boulangers, cuisiniers, échansons, baigneurs, valets chargés d’apporter ou de rapporter les plats, de mettre leurs maîtres au lit, de les réveiller, de les habiller, de les frotter, de les parfumer, de les ajuster en tout, voilà quels sont les gens dont les grands font des cavaliers, pour en toucher la solde. Ils en composent une masse, mais une masse inutile pour la guerre. Il est un fait qui le prouve, c’est que leurs ennemis parcourent plus librement leur pays que leurs amis.

Cyrus, afin d’empêcher les escarmouches, avait donné des cuirasses aux hommes et aux chevaux, avec un javelot chacun à la main, pour engager le combat de près. Maintenant on escarmouche de loin, mais on ne se bat jamais en en venant aux mains. L’infanterie a encore pour se battre, comme du temps de Cyrus, le bouclier, le sabre, la sagaris ; mais elle n’a pas le cœur d’en venir aux mains. Les chars armés de faux ne sont plus employés à l’usage pour lequel Cyrus les avait fait construire. Par les récompenses dont il comblait les conducteurs, il les avait rendus bons et prêts à s’élancer au milieu de la mêlée. Aujourd’hui, on fait si peu de cas des conducteurs de chars, qu’on croit pouvoir parfaitement conduire sans y être exercé. Il est vrai qu’ils s’élancent ; mais, avant d’avoir joint l’ennemi, les uns tombent sans le vouloir, les autres sautent en bas, de manière que les attelages, privés de conducteurs, causent plus de dommage aux amis qu’aux ennemis. Au reste, ils savent bien eux-mêmes où ils en sont pour l’art militaire ; ils se mettent au-dessous des autres, et personne chez eux n’ose entrer en campagne sans avoir des Grecs dans son armée, soit pour se battre entre eux, soit pour se défendre contre les Grecs : car ils ont pour principe de ne jamais faire la guerre aux Grecs, sans avoir des Grecs de leur côté.

Je crois avoir accompli l’œuvre que je m’étais proposée. Je dis que les Perses et les peuples placés sous leur dépendance, ont aujourd’hui beaucoup moins de respect pour les dieux, de piété envers leurs parents, d’équité les uns avec les autres, de bravoure à la guerre qu’ils n’en avaient autrefois. Si quelqu’un est d’un avis contraire au mien, qu’il examine leurs actions, et il trouvera qu’elles confirment ce que j’ai dit[19].



  1. « Avec ces amples vêtements, dit M. Adolphe Garnier, ce fard et surtout sa coiffure artificielle, Cyrus nous apparaît comme le précurseur de Louis XIV, et Xénophon comme son grand maître des cérémonies. » Mémoire sur Xénophon, p. 52.
  2. Voyez, pour ce paragraphe, les judicieuses réflexions de M. Adolphe Garnier sur la découverte, faite par Xénophon, des bons effets de la division du travail. Mémoire sur Xénophon, p. 40 et suivantes.
  3. Remarquons avec M. Adolphe Garnier ce qu’il y a de curieux à voir ainsi un républicain d’Athènes organiser le palais et l’administration d’un monarque persan. Mémoire sur Xénophon, p. 54.
  4. Porteurs de piques, piquiers.
  5. Voyez M. Adolphe Garnier, Mémoire sur Xénophon, p. 68 et 69
  6. Champ de course.
  7. Voy., pour ce passage, le Mémoire déjà cité de M. Adolphe Garnier, p. 32 et suivantes ; et cf. la délicieuse anecdote de Philippe et de Ménas dans Horace, Ép. VII du liv. I, notamment vers la fin.
  8. Quelques éditeurs regardent cette phrase comme une glose maladroitement introduite dans le texte.
  9. « Xénophon fait ordonner par Cyrus que les grands du royaume se rendront chaque matin à la porte du palais pour prendre les ordres du prince. Il ajoute que cet usage est encore observé au moment où il écrit, et nous y voyons l’origine du nom de porte, qui désigne en Orient ce que nous appelons en Occident la cour, par souvenir du lieu où le seigneur recevait ses vassaux. » ADOLPHE GARNIER. — Cf. plus haut, liv. VIII, chap. I.
  10. Ce sont les misssi dominici de Charlemagne.
  11. Il est curieux de voir ici l’origine de l’institution de la poste, l’un des plus admirables ressorts administratifs de notre temps.
  12. Voy. la traduction d’une partie de ce discours dans Cicéron, De la vieillesse, XXII.
  13. Ce récit contredit les traditions d’Hérodote et de Diodore de Sicile relatives à la mort violente de Cyrus ; mais ce n’est là que la dernière, et non la première contradiction que nous offre la Cyropédie.
  14. Le savant Dav. Schulz a essayé d’établir, par des argumente d’une certaine force, que cette conclusion n’est pas de Xénophon. Cette opinion a été réfutée par A. Bornemann.
  15. Cf. Expédition de Cyrus, II, V et VI.
  16. Rien de précis sur les deux personnages dont il est ici question.
  17. Voilà l’invention des gants.
  18. « Je vouldrois sçavoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frez et des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. » MONTAIGNE, Essais, III, IX.
  19. Nous ne pouvons mieux terminer nos observations marginales sur l’Éducation de Cyrus, que par ces lignes remarquables de Herder : « S’il est un prince dont l’histoire ressemble à une fiction, c’est assurément Cyrus, le fondateur de l’empire persan, soit que nous lisions les exploits de cet enfant des dieux, conquérant et législateur de tant de peuples divers, dans le récit des Hébreux et des Perses, soit que nous donnions la préférence à Hérodote ou à Xénophon. Sans doute, ce dernier historien, qui reçut de son maître l’idée d’une Cyropédie, a recueilli dans ses campagnes en Asie quelques traditions vraies sur la vie de son héros ; mais, comme Cyrus était mort depuis longtemps, il ne les a entendu raconter que dans ce style métaphorique, dont les orientaux se serrent toujours en parlant de leurs rois et de leurs grands hommes. Ainsi Xénophon fut pour Cyrus ce qu’Homère avait été pour Achille et pour Ulysse, quand il construisit sa fable sur quelques vérités. Peu nous importe, toutefois, lequel des deux ait surpassé l’autre en fictions. Il nous suffit de savoir que Cyrus a soumis l’Asie et fondé un empire qui s’étendait depuis l’Inde jusqu’à la Méditerranée. Si Xénophon a décrit avec les couleurs véritables les coutumes des anciens Perses, parmi lesquels Cyrus lut élevé, l’Allemand s’enorgueillira à bon droit de ce peuple, auquel ses ancêtres étaient probablement alliés de très-près, et la Cyropédie peut eue lue en sûreté par tous les princes de notre pays.

    « Mais toi, grand et bon Cyrus, si ma voix pouvait se faire entendre jusque dans ta tombe à Pasagardes, te demanderais à tes cendres pourquoi tu te laissas entraîner ainsi à la gloire des conquêtes. Dans le cours rapide de tes victoires et de ta jeunesse, t’es-tu demandé une seule fois à quoi te serviraient, à toi et à la postérité, tant de nations, d’immenses contrées soumises à ta puissance ? Ton génie pouvait-il être présent partout, vivre et agir dans la suite des générations ? Partant, quel fardeau as-tu imposé à tes souverains, en les couvrant du manteau royal, que tant de richesses et d’ornements surchargeaient d’un poids accablant ? Il ne pouvait manquer de se déchirer en lambeaux, ou d’entraîner dans sa chute celui qui en était revêtu. Telle fut l’histoire de la Perse sous les successeurs de Cyrus. L’exemple de son génie aventureux avait tellement élevé leur audace, qu’ils cherchèrent à agrandir un empire qui ne pouvait que décroître. Ainsi, partout pillant et ravageant, l’ambition d’un ennemi qu’ils avaient provoqué ne tarda pas à les conduire à une fin déplorable. L’empire persan eut à peine deux siècles d’existence, et il est étonnant qu’il ait duré si longtemps ; car ses racines étaient si peu profondes, et ses branches si étendues, que chaque jour sa chute devenait plus inévitable. » Herder, Idées sur une histoire de l’humanité, t. II, liv. XII, II, p. 361 de la traduction d’Edgar Quinet.