Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Texte entier

Imprimerie A. WOITRIN. Namur.
  David KER  
   
   
   
   

CYRIL
AUX DOIGTS-ROUGES
OU
le Prince Russe
ET
l’Enfant Tartare


Édition HERMAN-WOLF
Rue Herman Reuleaux, 45-47,
LIÉGE

CYRIL AUX DOIGTS-ROUGES

CHAPITRE I.

Combat d’un Géant

— Où est le chien russe qui oserait faire face à un guerrier tartare ? Qu’il vienne à ma rencontre !

Ainsi parlait un affreux géant à mi-chemin des deux armées prêtes au combat dans la grande plaine qui s’étend le long des rives du Dniéper. Les Tartares avaient envahi le sud-ouest de la Russie et les Russes s’étaient mis en campagne pour les refouler.

Si ces deux armées revoyaient, à l’heure actuelle, leur vieux champ de bataille, elles y trouveraient quelques curieux changements. Le long du fleuve silencieux où leurs flèches retombaient faisant, des épais lits de roseaux, s’envoler en criant les oiseaux sauvages, des bâteaux à vapeur accostent maintenant, haletant et ronflant, à un large débarcadère dominé par un immense hôtel. Où les Tartares avaient dressé leur camp on entend, sans cesse, le sifflement des trains qui passent, rapides, sur un des plus beaux ponts de la Russie. Sur les collines escarpées qui surplombent les rives du fleuve, on ne voyait alors que quelques huttes en bois adossées à un mur de terre ; aujourd’hui ce ne sont que de blanches tours, des coupoles d’or, des dômes verts, de hauts piliers, des jardins à terrasses, des maisons joliment peintes, enfin toute la splendeur de la grande cité de Kief.

Mais tout cela était encore bien éloigné lorsque le Tartare jeta son défi. Les Saxons et les Danois s’entr’égorgeaient en Angleterre ; l’Amérique n’était pas découverte encore ; Constantinople appartenait aux Grecs ; les Turcs se battaient en plein cœur de l’Asie où ils pillaient et saccageaient tout. La Russie (connue seulement depuis environ cent ans) était peuplée d’une race de guerriers féroces — semblables aux Zoulous de notre temps — combattant contre leurs voisins, et adorant « Peroon, le Dieu de la Foudre » dont l’horrible idole les observait, ce jour de bataille, du plus haut point de la colline.

De nouveau, l’énorme Tartare lança son insultant défi ; mais, braves comme les Russes étaient alors, personne n’y répondit et la confusion et la consternation furent visibles dans leurs rangs.

C’était une armée bien différente de celles de nos jours. Il n’y avait ni bayonnettes étincelantes, ni sabres luisants, ni casques dorés, ni cuirasses d’acier brillant ; pas d’uniformes verts gallonnés d’or et d’argent, pas de capotes grises en ratine, pas de roulement sourd de l’artillerie, pas de chevaux se cabrant et point de revue du Tzar devant le pilier de granit de la Cathédrale d’Isaac à St-Pétersbourg ! Les soldats du Xe siècle, armés de lances, de courtes épées, de haches, d’arcs et de flèches, étaient des êtres chevelus, au regard sauvage, presque nus et bien membrés, coiffés d’un casque d’acier uni et revêtus de peaux d’ours où étaient attachées des languettes de fer.

Bien qu’ils fussent étranges, ceux qu’ils allaient combattre étaient bien plus étranges encore. Les Tartares, avec leurs têtes rondes comme des billes, leurs yeux petits et louches et leurs courtes figures, ne ressemblaient guère aux hommes mais bien aux singes. Ils avaient des bras d’une telle longueur, que leurs mains atteignaient leurs genoux sans qu’ils se penchassent. Ils étaient revêtus de peaux de mouton ou de cuir de cheval. Au surplus, ils possédaient un nez épaté et une grande barbe qui pendait sous une figure verte-brune. On aurait cru qu’une armée d’ours faisait face à une armée de singes.

Vis à vis de son camp, le Tartare riait d’un rire insultant tout en faisant tournoyer au dessus de sa tête, une massue noueuse qu’il tenait dans son immense main brune où l’on voyait de gros muscles ressortir comme les replis d’une corde.

Mais ce n’était ni sa puissance, ni sa grandeur qui intimidaient les Russes. Ce qu’ils craignaient c’était l’art magique qu’on attribuait à certains hommes de cette race, art qui leur donnait une force irrésistible et qui rendait leur peau si dure que la lance où l’épée ne pouvait la percer. Les Russes considéraient ce géant comme possédant ce pouvoir et, sachant que s’il était vaincu, le Tartare recourrait à ses magies, il n’y avait aucune surprise de les voir fuir un combat qui leur apporterait la ruine, non seulement à eux-mêmes, mais à toute la Russie.

— Quoi ! auriez-vous tous peur ? cria une seconde fois le géant. Personne n’ose m’affronter ?

— Si moi !

La voix qui répondit, quoique ferme, semblait si gentille et si douce après le rugissement enroué du Tartare que celui-ci regarda autour de lui avec stupéfaction. Mais il fut bien plus surpris encore, lorsqu’il vit son ennemi.

Un jeune homme se tenait, droit et fier, devant l’armée russe ; sa figure calme et vermeille le faisait paraître plus jeune qu’il ne l’était en réalité. Il n’avait à sa ceinture qu’une courte épée à large lame, et sa figure, quoique vigoureuse et bien faite, était si petite qu’il semblait un enfant devant ce hideux sauvage.

Les Tartares en furent étonnés et le géant lui-même n’en pouvait croire ses yeux. Un instant, il se troubla lorsqu’il vit cet enfant avancer sans crainte vers lui, car les matamores sont toujours enclins à être effrayés des gens qui n’ont pas peur d’eux ; mais ce trouble se changea aussitôt en colère.

— Penses-tu lutter avec moi, toi petit ? grogna-t-il ; je vais t’engloutir en une bouchée !

— Mon père, répondit le jeune russe, tranquillement, avait une vache qui mangeait, qui mangeait… et sais-tu ce qui arriva ?… Elle creva !

Cette plaisanterie, saluée par un rire immense, exaspéra le bouillant Tartare. Il fit tournoyer sa massue en grognant de fureur et s’élança sur son ennemi.

Mille yeux avides suivaient les mouvements des combattants. Ceux-ci étaient partout à la fois, soulevant des nuages de poussière à travers lesquels la massue du géant fendait l’air et retombait comme un fléau. Le Russe avait peu d’espoir dans un combat aussi inégal. Que pouvait faire sa courte épée contre l’arme immense qui l’écraserait avant qu’il pût seulement lever le bras ? Et quelle résistance offrirait sa légère armure contre ces coups dont l’un serait capable de fracasser une roche solide ?

Le jeune garçon, jamais ne reculait. Il évitait agilement les coups que le géant (qui évidemment se proposait de l’écraser tout d’une fois) faisait pleuvoir sur lui drûs comme la grêle, et il guettait le moment propice pour attaquer et tuer le Tartare. Ah ! si l’élan de cette massue lui faisait faire le plus petit faux pas !… La figure du jeune homme était si courageuse, si confiante que les Russes, un instant déprimés, reprirent espoir.

— Milodetz Féodor ! (Bravo, Théodore), crièrent-ils.

À ce moment, le pied du Tartare glissa et Féodor s’élança comme une flèche, mais un coup tardif de la massue rasa sa figure, attrapa son épée étendue et l’envoya voler quelques mètres plus loin, le laissant désarmé et à la merci de son adversaire.

— Ai-dah, Mamai ! (Vas-y Mamai) hurlèrent les Tartares triomphants.

Mais avant que Mamai put frapper, le jeune russe saisit une poignée de poussière et la jeta dans les yeux du géant, l’aveuglant tout à fait pour l’instant ; et, pendant que celui-ci se les frottait, Féodor, libre, ramassa son épée.

Furieux de l’éclat de rire de ses ennemis, Mamai frappa terriblement de sa massue. Mais son agile adversaire sauta au centre du cercle décrit par celle-ci et sa brillante épée entra, faisant une large blessure, dans la brune poitrine du géant.

À cette vue, les acclamations des Russes retentirent dans les airs. Ce géant, pensaient-ils, après tout n’était pas un de ces hommes enchantés qui ne craignaient pas l’acier. S’il pouvait être blessé, il pouvait par conséquent être également tué. Hurrah !

Mais ils se réjouirent trop tôt. Avant que Féodor eut le temps de se retirer, le géant furieux et souffrant de sa blessure, jeta soudain son arme et saisit la mignonne figure du garçon dans une étreinte à écraser un ours et, dans un furieux corps à corps, ils tombèrent lourdement, le Russe sur le Tartare, dans un tourbillon de poussière.

CHAPITRE II.

L’Enfant aux Doigts-Rouges

Le cri que jetèrent les deux armées en voyant tomber les combattants, n’était pas encore éteint au loin, que Féodor se soulevant sur un coude, chancela. Mais, étant sur la poitrine de son adversaire, il avait l’avantage et il frappa un dernier coup bien placé. Les membres puissants de Mamai se raidirent et pour toujours demeurèrent inertes.

Un lugubre gémissement s’élevant de l’armée vaincue, monta vers le ciel. Mais il fut couvert par les féroces acclamations des Russes. Et menés par le Prince[1] de Kief lui-même, le terrible « Vladimir » (maître du monde), dont l’épaisse chevelure blonde ballottait sur son cou nu comme une crinière et dont l’énorme main brandissait sa hache de bataille, ceux-ci s’élancèrent en grande trombe sur leurs adversaires indécis et découragés.

Les Tartares prenaient toujours avec eux de légers chariots dans lesquels ils voituraient leurs femmes et leurs enfants ainsi que le butin provenant des pillages. Ils avaient pour coutume de ranger ces wagons en carré, derrière leur armée, formant ainsi une espèce de camp fortifié tel qu’on les aperçoit de nos jours dans les « laagers » des Boers Hollandais du Transvaal.

Un retranchement aussi puissant, gardé par des hommes qui, à cent mètres, d’une flèche, attrapaient un corbeau au vol ou transperçaient d’un seul coup et l’armure et le corps d’un ennemi, avait fait du combat une bataille acharnée. Si les Tartares avaient seulement eu le temps de se rallier derrière ces chariots, ils auraient pu regagner les moments perdus, mais la poursuite fut trop violente pour leur donner cette chance de salut. Les Russes, victorieux, se trouvèrent au milieu d’eux et vainqueurs et vaincus, dans un mélange sanglant, se précipitèrent dans le camp comme une vague impétueuse.

Dans le tumulte et le tohu-bohu, le Prince Vladimir s’était séparé de ses hommes et se frayant un chemin à travers les combattants, il vit tout à coup une scène qu’il contempla avec intérêt.

Un chariot tartare, dans la poursuite et la confusion, avait été renversé et son contenu gisait par terre. À côté une vieille femme malade, évidemment sans secours, grimaçait pendant qu’un des guerriers russes, d’une main, la saisissait par les cheveux, et de l’autre agitait, au dessus de la tête de la pauvre vieille, une lourde épée rouge de sang.

Au moment où il allait frapper, le sauvage chancela en poussant un hurlement de douleur ; entre sa victime et lui une figure semblait être sortie de terre, tant elle était apparue soudainement.

C’était un enfant tartare svelte, à la face brune — paraissant âgé de douze ans, mais cependant actif et nerveux comme un chat sauvage — ses yeux noirs et perçants brillaient du feu de la bataille pendant qu’il opposait au lourd sabre du Russe, le court poignard qui venait de déchirer la joue de son adversaire. Il se tint ferme parmi les fuyards — le fils défendant sa mère. Le russe montrant les dents, grogna et porta un coup terrible à son petit assaillant, mais celui-ci l’esquiva d’un saut de côté. Cependant la pointe de l’arme érafla l’enfant et lui fit une blessure profonde juste au dessous du coude.

Sa main impuissante laissa échapper son poignard et certes c’en était fait du pauvre garçon. Mais au moment où le guerrier russe allait le frapper pour la dernière fois, celui-ci reçut un formidable choc sur la tête et il s’en vint rouler sur le sol, pendant que sur lui se tenait, les poings serrés et les yeux brillants, un homme aux cheveux blonds, une courte épée à la ceinture.

— Chien, dit-il durement, penses-tu que les guerriers russes se battent contre les femmes et les enfants ?

Le Russe vaincu fit des efforts pour se relever, avide de vengeance, mais lorsqu’il vit son assaillant, il trembla de tout son être et disparut au plus vite, murmurant des malédictions ; il avait reconnu dans son nouvel ennemi, le jeune combattant qui avait tué, tout à l’heure, le géant Tartare.

Alors Féodor — car c’était vraiment lui — s’avança avec un sourire amical, vers le jeune blessé pour lui bander le bras, mais l’enfant le regardant fixement se retira avec précipitation, disant fièrement :

— Ne me faites pas grâce : je veux que vous me tuiez comme vous avez tué mon père !

— Quoi ? s’écria Féodor pendant que son visage intrépide s’obscurcissait, le géant, c’était votre père ?

— Oui, répondit sévèrement l’enfant, c’était toute notre vie et vous nous l’avez prise. Tuez-moi ainsi que ma mère, c’est mieux pour nous de mourir que d’être esclaves des Russes !

Féodor, ce jeune homme, qui quelques heures auparavant avait bravé la mort, tremblait, en entendant ces paroles amères de l’orphelin, comme un criminel devant son juge. Il resta silencieux et immobile, comme pétrifié, puis se courba, souleva tendrement la mère malade, l’assit contre le chariot renversé et, emplissant son casque au ruisseau, lui donna à boire tout en lui aspergeant la figure d’eau froide.

L’enfant tartare, étonné, regarda mais ne dit mot.

Vladimir qui contemplait cette scène sans intervenir, s’approcha du jeune garçon et lui dit :

— « Fils du grand Marnai, veux-tu me laisser soigner ta blessure ? »

La figure du Tartare s’enflamma en entendant prononcer le nom de son père par le plus grand guerrier de Russie. Il le regarda un instant avec fermeté, puis, sans une parole, tendit son bras.

Comme le prince bandait la blessure avec sa propre écharpe de soie Perse cramoisie — car les Russes de ce siècle, bien que sauvages, étaient passionnés de parures et leur vrai mot pour « beauté » (prekrasni) signifie littéralement rouge vif — le prince dis-je, remarqua que les doigts de la main droite de l’enfant étaient tachés du sang de la blessure.

— « Ah ! », s’écria Vladimir, « cela m’augure une bonne fortune, car un homme sage m’a prédit qu’elle viendrait à la vue de « doigts rouges ».

— « Dis plutôt, mon fils, » dit une voix derrière lui, « qu’elle t’arrivera par un acte de bonté, et qu’aucun bienfait n’est jamais oublié de Dieu. »

Tous tressaillirent et regardèrent autour d’eux ; l’enfant tartare contempla, stupéfait, celui qui venait de prononcer ces paroles et se douta qu’il était en présence d’un des plus grands hommes de son siècle.

En vérité qui n’aurait pas été étonné de voir, au milieu de ce champ de bataille, parmi ces sauvages dont les mains étaient rouges de sang, cet homme qui se tenait devant eux. Son aspect pâle, mince, délicat semblait efféminé à côté des effrayants et barbares visages des guerriers russes ; et près de toutes ces lances et ces haches de combat, de ces armures bossuées, de ces casques usés, de ces manteaux de peaux d’ours et de loups, son habit, à lui, contrastait évidemment : il était vêtu d’une robe grise attachée à la taille par une corde, telle que les portent les moines chrétiens.

Son visage était calme ; jamais, certainement, ni le chagrin, ni la crainte, ni la colère n’avaient agi sur lui, et le meilleur observateur consciencieux aurait remarqué que ce n’était pas un homme ordinaire. Bien qu’il était sans défense, il se tenait parmi ces rudes figures comme s’il était leur chef.

Douze mois auparavant, ce moine était encore obscur et méconnu. Vivant dans un des plus misérables quartiers de Constantinople, il travaillait jour et nuit pour les malheureux bannis. Un jour, un message de Vladimir de Russie arriva, demandant qu’un prêtre lui fût envoyé pour l’initier à la nouvelle religion dont il avait souvent entendu parler. Mais brave comme le clergé grec était, les moines tremblèrent tous à la pensée de s’aventurer dans une région qui était aussi périlleuse aux étrangers que l’Afrique l’est de nos jours. Et, le père Sylvestre, un des moines, dit simplement : « J’irai ». Il partit et, parmi ces hommes terribles qui croyaient peu et ne craignaient rien, il était déjà aussi puissant que le Prince Vladimir lui-même.

— « Veux-tu vivre avec nous et être mon fils ? » demanda le moine en présentant la main à l’enfant blessé et en souriant d’un sourire si doux et si aimant que sa figure ridée eut une expression d’ineffable bonté.

— « Que le grand Prince des Russes jure d’être bon envers ma mère et de ne pas me faire esclave », répondit l’enfant promptement, « et je jurerai de vous être fidèle ainsi qu’à lui ».

— « Je jure sur mon arme », dit Vladimir en levant sur sa hache sa vigoureuse main, « que ta mère et toi n’aurez rien à craindre de moi ». L’enfant devait être satisfait car jamais un Russe n’avait brisé un pareil serment. Le petit Tartare leva ses minces doigts sur la main musculaire du Prince et dit :

— « Je jure sur la tête de notre cheval de guerre Khan (le serment le plus sacré des Tartares) de vous être fidèle ainsi qu’au chef chrétien, dans la vie comme dans la mort »[2].

Vladimir lui donna une claque amicale sur l’épaule, puis fit signe à deux de ses guerriers qui, à la hâte, firent de leurs lances et de leurs boucliers une grossière civière sur laquelle ils emportèrent la femme malade, pendant que son fils, à côté d’elle, lui tenait tendrement sa main maigre et fiévreuse.

— « Mon fils », chuchota Sylvestre au Prince, tout en suivant, « rappelle-toi un autre vœu que tu as formulé ? »

— « Oui, mon père », répondit Vladimir. « J’ai fait vœu de devenir chrétien si je gagnais cette bataille ; vous verrez sous peu, que je ne l’oublierai pas ».



CHAPITRE III.
La Grande Idole de Kief

Le lendemain de la bataille toute la ville de Kief (alors capitale de la Russie) était pleine d’animation pour assister au retour triomphant du Prince Vladimir et de ses hommes amenant avec eux les prisonniers et le butin. Les enfants, les femmes, les vieillards sortant de leurs habitations — cabanes de pieux grossiers enduits de boue et couverts d’herbes sèches — regardaient les captifs qui, de leur côté, observaient les Russes de leurs yeux profonds et à demi-intimidés.

Le matin suivant, l’animation s’accrut encore. La foule circulait devant le palais princier bâti sur la plus haute colline où Kief était construite. C’était un bâtiment long, bas qui, quoique trouvé très grand aux yeux des simples russes, ressemblerait aujourd’hui à une mauvaise écurie.

La raison de cette agitation était naturelle pourtant. Sur la place en face du palais — place où se tenait ordinairement le marché — du côté le plus éloigné de la route, une monstrueuse figure de sept à huit pieds de haut était hissée sur une plate-forme grossièrement érigée. C’était une image hideuse, sculptée et peinte affreusement et regardant partout à la fois comme les têtes qui ornèrent les vaisseaux des pirates lorsqu’ils hantaient les côtes d’Europe dans les temps orageux.

L’effroyable épouvantail, dont le bras droit tendu semblait vouloir jeter une épée ou tenir en main une proie, que des crocs noirs et immenses sortant de sa bouche attendaient pour dévorer, n’était autre que l’image de Peroon, le Dieu de la foudre que les Russes payens avaient adoré jusqu’à présent, et devant qui on devait immoler les prisonniers de guerre. Sylvestre connaissait ces coutumes barbares ; c’était dans ce but qu’il avait rappelé à Vladimir le serment prêté avant la bataille.

À peine les premiers rayons du soleil levant avaient-ils brillé sur la plaine, que la place du marché fut envahie par une foule avide qui se pressait et se poussait vers le groupe des prisonniers qui, les mains liées derrière le dos, étaient rangés autour de l’idole. Derrière ces condamnés un groupe d’êtres aux figures encore plus sauvages, les regardaient avec une convoitise cruelle. Ils étaient velus, leurs membres étaient décharnés, leurs corps qui portaient des cicatrices horribles étaient nus jusqu’à la ceinture, leurs poitrines étaient ornées de colliers de dents humaines, comme le sont maintenant encore les sorciers du Zoulouland. C’était les prêtres du Dieu de la Foudre dont le devoir consistait à sacrifier les victimes mourant en son honneur.

Le son du cor annonça l’arrivée du Prince qui venait prendre part à la cérémonie du jour.

Lorsqu’il sortit de son palais, ses gardes firent résonner leurs épées et leurs haches pour réjouir leur chef du bruit familier des armes de guerre. C’étaient tous de robustes et beaux hommes, cueillis parmi la fine fleur de l’armée de Vladimir ; mais le grand gouverneur des Russes était, par son maintien et par sa vigueur, le plus beau de tous ces guerriers.

La stature ambitieuse du Prince cachait presque complètement le moine, qui le suivait, tant celui-ci semblait petit à côté du grand soldat ; mais les lèvres de Sylvestre et ses grands yeux profonds et méditatifs démontraient en lui un esprit que Vladimir lui-même avait appris longuement à révérer et à obéir. L’un à côté de l’autre, ils représentaient, le premier la barbarie du moment, le second la civilisation future — le guerrier par sa vigueur corporelle, le sage par sa vigueur intellectuelle.

Simple et impulsif comme un enfant, malgré tous ses terribles renoms, le grand Russe entrevit la défaite prochaine des prêtres sauvages, et un large rire, contrastant étrangement avec les visages épouvantables des soldats usés par la guerre, illumina sa face courageuse.

— « Enfants », s’écria-t-il à la foule impatiente qu’il dépassait d’une demi-tête, « écoutez-moi bien, car j’ai d’importantes choses à vous communiquer ! Vous avez entendu parler, sans doute, de cette nouvelle religion appelée Christianisme que les hommes du sud ont apprise ? Or, ce sage homme de Tsargrad (Constantinople) m’a beaucoup parlé d’elle et je crois qu’une religion qui fait des hommes sages, forts et bons, qui enseigne toujours quelque chose de meilleur, doit être une religion très utile à connaître. Aussi avais-je fait serment de devenir chrétien si je gagnais cette bataille ; or, comme les Tartares ont été vaincus, je suis prêt à me convertir ».

Un tremblement de terre les eut engloutis tous qu’ils auraient été moins stupéfaits. Il y eut un moment de silence étonné, brisé soudain par un furieux cri et un être hideux, les bras levés sauvagement, bondit vers le Prince. C’était Yarko, le grand prêtre du Dieu de la Foudre.

— « Fils de Sviatoslav », cria-t-il d’une voix formidable, « prends garde à ce que tu vas faire ! Veux-tu abandonner les Dieux de tes ancêtres pour celui de la Grèce menteuse qui tua ton père et les plus braves de ses guerriers et amena la honte et le chagrin sur toute la Russie ? »

Un cri de rage s’éleva de la foule à l’allusion piquante de la défaite de Sviatoslav et de son armée, quelques années auparavant, par les Bulgares conduits par Jean Zimiscès. Les paroles de Yarko faillirent plonger dans une fureur complète les fiers soldats de Vladimir qui portaient encore les cicatrices de cette bataille fatale.

L’artificieux prêtre vit son avantage et continua :

— « Nous avons imploré Peroon en ta faveur et tu es victorieux. Et maintenant tu ne veux pas immoler les prisonniers qui lui sont dûs ? Sois sage, ô Prince, laisse les Grecs et leur faux Dieu de côté et reviens à Peroon, le chef des Dieux, que tes pères ont toujours adoré. Répands devant lui le sang de ces loups tartares, et remercie-le pour la victoire qu’il t’a donnée. Car si tu ne le fais pas « (et ici les paroles de Yarko devinrent âpres et menaçantes comme le sifflement d’un serpent mourant) » ton épée faillira dans la bataille et les éclairs du Dieu de la Foudre frapperont ta ville et la brûleront avec toi ».

Les joues hâlées de Vladimir pâlirent car ce terrible soldat qui ne craignait pas la force humaine, s’effrayait aisément d’une terreur invisible et superstitieuse. Ces paroles produisirent le même effet sur la foule attentive d’où s’élevèrent des voix irritées.

— « Le prêtre parle bien, frères ; nos vieilles coutumes ne doivent pas être changées ».

— « Ce chien ne se mettrait-il pas au dessus des guerriers russes ? »

— « Ce qui était bon pour nos pères, sera bon également pour nous ».

Yarko vit l’excitation que ses paroles avaient produite et remarquant l’hésitation du Prince, pensa de frapper le coup décisif.

— « Vois », cria-t-il d’une voix terrible en montrant un nuage orageux dans le lointain, le « Dieu de la Foudre prépare ses feux pour te consumer parce que tu veux le tromper ».

Un faible grondement de tonnerre sembla être l’écho de ses paroles et l’excitation atteignit son comble. Les mains se serrèrent, les dents se montrèrent, les armes furent brandies ; et un murmure courut à travers la foule qui s’agitait comme une mer troublée.

— « Regardez », continua le prêtre furieux, en étendant sa maigre main vers l’enfant Tartare que Féodor avait sauvé durant la bataille, « ici, parmi nous, se tient le louveteau que notre Prince épargne par ordre du chien grec. Quelle surprise y a-t-il à ce que Peroon soit fâché ? Guerriers de Kief ! saisissez le jeune Tartare et le Grec menteur, et tuez-les tous deux devant notre Dieu ! »

Instantanément les autres prêtres s’élancèrent pour obéir à cet ordre sauvage et la foule s’apprêta à les aider. Un moment de plus et c’était fini ; mais tout à coup Sylvestre s’élança au devant d’eux et levant sa figure calme et intrépide vers la cohue mugissante, il cria :

— « Arrière ! »

Son regard était si profond et si impérieux, sa voix fut si saisissante que les Russes s’arrêtèrent un instant, étonnés, et ce moment suffit à Sylvestre.

— « Laissez les guerriers russes m’entendre », s’écria-t-il, « ils sont trop braves pour condamner des hommes inconnus. « Tu dis », continua-t-il en se tournant vers Yarko, « que le Dieu de la Foudre est furieux contre le Prince parce que celui-ci désire devenir chrétien. Contre qui était-il fâché alors, lorsqu’il foudroya cet arbre, là-bas ? »

Le prêtre resta perplexe ; le chêne que Sylvestre montrait avait été endommagé quelques années plus tôt alors que le nom de christianisme n’avait pas encore pénétré en Russie. Yarko restait silencieux et confus, pendant que les Russes, variables et impressionnables comme des enfants, commençaient à grommeler ouvertement sur sa défaite.

— « Tu dis », continua Sylvestre, « que c’est Peroon qui rendit le Prince victorieux des Tartares ; mais le Prince avait fait serment avant la bataille de se convertir s’il la gagnait. Peroon ne savait-il pas cela ? Et s’il le savait pourquoi lui a-t-il laissé emporter la victoire ? »

De nouveau Yarko se tint silencieux, grinçant des dents dans une rage embarrassée, tandis qu’un rire distinct courut parmi les spectateurs.

— « Dites ce que vous voulez, camarades », cria une voix, « ce Grec est un sage homme ».

— « Oui, il l’est, il m’a guéri de ma blessure alors que tout le monde croyait à ma mort ».

— « Et il nous a montré la façon de construire des murs solides et de faire des bâteaux qui sont de loin meilleurs que les nôtres ».

Yarko vit de nouveau que le courant était contre lui et il tenta un suprême effort.

— « Si votre Dieu est plus fort que le nôtre », cria-t-il impérieusement, « comment cela se fait-il que, en guerre, vous soyez toujours battus ? »

Le prêtre rusé croyait blesser Sylvestre par cette allusion à la défaite et la mort de Sviatoslav pendant l’invasion de l’empire grec, allusion qui, faite devant de tels auditeurs, coûterait probablement la vie au moine. Mais celui-ci n’était pas à surprendre si aisément.

— « Quelques-unes de nos guerres ont été injustes », répondit-il. « Comment se pourrait-il que Celui que nous appelons « le Juste et le Saint » les favorisât ? Parfois nous avons combattu parce que nous étions orgueilleux de notre force, et notre Livre Saint dit que « Dieu s’oppose à l’orgueil ». Mais répondez-moi ; la Russie a possédé un roi puissant, sage et brave qui adorait Peroon et lui fit de riches offrandes. Comment mourut-il ? Ce roi alla combattre bien loin et périt avec toute son armée. Si Peroon est vraiment reconnaissant à ses amis et assez puissant pour les protéger, pourquoi ne sauva-t-il pas le Prince Sviatoslav ? »

Yarko, pris dans son propre piège, resta hébété, ce pendant qu’un cri d’approbation monta de la foule, faisant voir que les paroles de Sylvestre avaient produit de l’effet.

Le hardi moine ne leur donna pas le temps de se calmer. Vite, il saisit une hache, courut à travers les rangs des Tartares captifs, et d’un coup, ouvrit la poitrine de la hideuse idole. Alors, au lieu de la foudre vengeresse que les spectateurs terrifiés s’attendaient à voir, de l’intérieur de Peroon des cris aigus se firent entendre. Et, soudain, une demi-douzaine de gros rats gris s’échappèrent en toute hâte.

— « Voyez ! » cria Sylvestre de son immense voix, « la puissance de Peroon. Ayez peur, guerriers russes, d’un Dieu qui ne peut défendre les rats de le ronger. »

Un rire fou, formidable secoua la terre, et le peuple, mené par Vladimir lui-même, arracha l’idole de son piédestal, la frappa de coups de bâton et de hache et la traîna au bas de la colline où elle fut jetée dans le Dniéper. Les prêtres payens s’esquivèrent comme des chiens battus ; les prisonniers furent délivrés et avant le coucher du soleil, l’idolâtrie sauvage n’existait plus en Russie.



CHAPITRE IV

Un Combat à Minuit

— « Soutenez-vous un peu, père, nous surpasserons encore ces difficultés. La neige ne tombe plus si fort maintenant et le vent semble se modérer. »

— « Mais mes membres sont transis, mon enfant, ils ne sont plus aussi jeunes que les tiens, » dit le plus grand des deux personnages qui se frayaient, à cette heure de minuit, un chemin à travers la tempête de neige, terrible en Russie. « Pourquoi dois-tu mourir si jeune pour l’amour d’un vieillard qui a déjà assez vécu ? Hâte-toi de te sauver pendant qu’il en est temps encore et puisse Dieu te bénir ! »

— « Quoi ! et vous abandonner ? » répliqua à côté de lui l’enfant Tartare. « Ce serait une superbe action, en vérité. Je ferais une belle figure en arrivant devant le grand Prince et ses guerriers en leur disant : « J’ai quitté le père Sylvestre dans une tempête de neige ; je devais rester près de lui, mais je suis parti pour sauver ma propre peau. » Non, non, mon père, quoiqu’il puisse arriver nous resterons ensemble. J’ai juré de vous être fidèle dans la vie comme dans la mort, et je tiendrai mon serment. Et voyez ! voici que la lune apparaît enfin, cela va nous donner le moyen de nous reconnaître. »

Trois ans avaient passé depuis que la hache de Sylvestre avait frappé la grande idole de Kief et ces trois années avaient vu bien des changements. L’enfant Tartare (baptisé « Cyril » parce qu’il fut pris le jour de ce saint) était devenu un garçon de quinze ans fort et agile. Vladimir avait conclu un traité amical entre lui et l’empereur grec qui lui avait donné, parmi d’autres présents, une armure grecque complète dont le Prince russe était très fier quoiqu’il s’en revêtait rarement pour combattre. La ville de Kief s’était fortement agrandie et d’habiles ingénieurs de Constantinople l’avaient fortifiée ; les Tartares et les autres tribus hostiles avaient été tellement intimidées par des défaites répétées que, depuis plus d’un an, les Russes n’avaient plus été dérangés.

Quant à Sylvestre, il était actif et plus infatigable que jamais, quoique ses fins cheveux grisonnaient déjà. Partout où une personne avait des peines ou des chagrins, partout où un district était ravagé par la peste ou la famine, un village détruit par l’inondation ou l’incendie, une querelle menaçante entre deux chefs, là était Sylvestre conseillant, aidant, encourageant et, lorsqu’on avait besoin de lui, travaillant vigoureusement de ses propres mains.

Il revenait, accompagné de son fidèle Cyril, d’une de ses missions — entreprise au cœur de l’hiver — lorsqu’ils furent assaillis par une tempête de neige qui les égara. La lune soudain darda ses rayons sur la plaine blanche et les deux voyageurs comprirent alors pourquoi le vent avait cessé subitement.

Derrière eux s’élevait une espèce de digue aux pentes escarpées dont la neige amoncelée au sommet, formait comme la crête frisée d’une vague argentine. En face d’eux s’étendait un vaste espace presque uni, à l’extrémité duquel ils virent un autre écueil pareil à celui dont ils descendaient la pente.

Cyril regarda autour de lui et se mit à rire.

— « Nous sommes arrivés au fleuve, père, et c’est très heureux. Cet écueil nous abritera du vent et aussi longtemps que nous marcherons sur la glace nous serons sûrs de ne plus perdre notre chemin. Asseyez-vous et reposez-vous un peu et bientôt vous serez dispos pour continuer notre route. »

Quelques minutes d’un frictionnement vigoureux réchauffèrent les membres à demi-gelés du brave moine, et, après un court repos, il se déclara prêt à poursuivre son chemin. Ils avaient à peine fait cent mètres sur le fleuve gelé que Cyril s’arrêta subitement et, retenant sa respiration, colla son oreille sur la neige et écouta.

Sylvestre put alors voir, sous le clair de lune qui les éclairait, l’horreur qui se peignit sur la mâle figure de son petit ami qui murmura, dans un chuchotement rauque, ces deux mots effrayants :

— « Les loups ! »

(À suivre.)

Cela suffit pour faire hâter les deux voyageurs qui marchèrent à une vitesse qui leur aurait paru impossible un moment auparavant. Mais, tout en courant, ils se décourageaient, car ils comprenaient trop bien le peu d’espoir qui leur restait si les loups étaient véritablement sur leurs traces. Sylvestre était sans armes, Cyril ne possédait que la courte épée russe qu’il avait toujours avec lui, et il n’y avait aucun village, pas même une simple cabane à plusieurs milles autour d’eux.

Entretemps la tempête diminuait. La neige tombait moins fortement et le mugissement du vent se changeait en une triste lamentation. Mais dans ce désert froid, blanc, silencieux, un autre cri, derrière eux se fit entendre, dix fois plus hideux et plus effrayant — non le hurlement long et tremblant qui est le cri naturel des loups russes, mais le hurlement perçant et affamé qui montre que la proie est découverte.

À ce moment les yeux de Cyril, parcourant désespérément le Dniéper gelé et le banc de neige, découvrirent, à mi-chemin, une masse noire placée en travers du fleuve ; il lui sembla reconnaître une hutte. C’en était une, petite c’était vrai, mais avec un troupeau de bêtes sauvages derrière soi, il ne fallait pas hésiter.

Ce fut une terrible lutte pour atteindre cet abri, car la neige, bien que moins amassée sur la glace que dans la plaine, était assez épaisse pour s’y enfoncer à chaque pas jusqu’aux genoux. Et, en avançant, au fur et à mesure qu’ils regardaient ce refuge, celui-ci semblait s’éloigner. Y arriveraient-ils jamais ?

Sylvestre qui avait accompli une lourde tâche les jours passés, commençait à ralentir ; Cyril se mordit les lèvres jusqu’au sang quand il vit son compagnon marcher moins vite, et respirer difficilement. Et dans l’immensité neigeuse, le cri des bêtes féroces approchant, se faisait mieux entendre.

Enfin ils arrivèrent à l’abri si longtemps désiré.

Ce n’était autre chose que la proue d’un de ces vastes et grossiers bâteaux dans lesquels les Russes transportent leurs ménages dans les différentes régions du pays. Ce bâteau, enfoncé si fermement fixé dans la glace, avait déjà évidemment servi de refuge à quelque chasseur, car les cendres d’un feu gisaient dans le coin le plus abrité ; une forte palissade de branches d’arbrisseaux comblant les interstices, faisait de cette proue une cabane assez confortable. Seulement les pieux, formant la porte, étaient détériorés et chancelaient ; aussi les deux aventuriers se hâtèrent-ils de la réparer avec des bûches qu’ils trouvèrent au fond de l’abri.

Il était temps, car avant que ce trou fut à demi bouché, des êtres passaient à triple vitesse, entourant la cabane. Des nuages cachaient maintenant la lune, et l’obscurité était profonde. Les loups passaient maigres et longs, la gueule ouverte, les yeux féroces, en poussant des hurlements qui n’avaient rien de terrestre.

Tout à coup ils s’approchèrent de l’ouverture et essayèrent de la forcer. Cyril leur lança des coups d’épée à la façon du bûcheron coupant un arbre, et Sylvestre frappa sans discontinuer avec un pieu taillé en pointe. Hélas ! les bêtes horribles ne s’en allèrent point !

Mais un tel combat était trop épuisant et aurait été au-dessus de leur force si un accident heureux n’était survenu. Au moment où deux bêtes parvenaient à pénétrer dans l’abri, une lourde planche se détachant du toit, s’abattit sur eux, les prenant comme dans un piège ; et en outre les corps des deux loups roulant contre l’entrée, formèrent une barrière nouvelle contre les assaillants.

Sylvestre profita de ce délai imprévu pour faire le tour de la cabane et y trouver dans un coin une branche de pin sèche ; et pendant que Cyril assommait les loups pris sous la planche, le moine, de son silex et d’un morceau d’acier, fit prendre feu au bois de pin qui s’enflamma et qu’il brandit comme une torche flamboyante.

Les loups — dont les furieux efforts avaient à la fin renversé la planche et déplacé les corps de leurs camarades tués qui obstruaient l’ouverture — se précipitèrent à l’intérieur, plus féroces que jamais. Mais hurlants et terrifiés, ils se retirèrent instantanément, pendant que la torche tournoyait au milieu d’eux, grillant leur peau velue et brûlant leurs yeux fauves.

Beaucoup s’enfuirent sur le champ et le reste se retira à quelque distance ; il sembla, un instant, que leur crainte instinctive du feu dominerait leur férocité et les ferait se sauver.

— « Hurrah ! » cria Cyril ; « ni les hommes, ni les bêtes ne peuvent lutter contre le père Sylvestre ! »

Mais il se réjouissait trop tôt. Leur première panique une fois passée, l’appétit vorace des loups vainquit même leur couardise naturelle. Ils revinrent à la charge plus sauvagement qu’auparavant ; hélas ! la torche se brûlant de plus en plus, fondit en une pluie de cendres rouges et finalement s’éteignit tout à fait.

— « Nous sommes perdus, père », murmura Cyril, en serrant les dents de désespoir lorsqu’il vit s’anéantir le feu gardien.

— « Ne crains rien, mon enfant», répliqua Sylvestre, sans que sa voix claire et calme frémisse, « Dieu est capable de nous sauver, même maintenant s’il le veut ».

Les deux hommes parlaient peu tant ils étaient attentifs, tant ils surveillaient leurs ennemis. Ils se demandaient comment ils en réchapperaient, si toutefois ils parvenaient à être sauvés, lorsqu’un bruit indistinct, sourd, sombre, circula sur le fleuve de rive en rive ; et Sylvestre et Cyril sentirent la glace palpiter et tressauter sous leurs pieds.

Les animaux sauvages perçurent également ce tremblement inconnu et tout à coup leur furieux hurlement se changea en une plainte terrifiée ; ils s’enfuirent dans toutes les directions, queue baissée et les poils hérissés de frayeur. Un moment après, la glace se fendit et un fracas assourdissant résonna dans les airs pendant qu’un torrent d’eau écumante se précipitait sur le fleuve gelé.

La glace du Dnieper inférieur s’était déjà brisée et le dégel se répandant sur tout le fleuve, entraînait au fil de l’eau, les glaçons qui se détachaient des rives. Nos deux amis se tinrent le mieux qu’ils purent aux frêles planches de leur abri, et ils descendirent le fleuve sur leur bateau de glace improvisé qui se rompait toujours plus en heurtant d’autres blocs glacés tournoyant à côté de lui.



CHAPITRE V

Un Moment de Grave Péril

Durant l’absence de Sylvestre, Vladimir se doutant qu’aucune guerre ne viendrait plus de sitôt le tirer de sa retraite, se décida, pour se distraire, à partir à la chasse. Ses chefs principaux — qui aimaient autant ce sport que le Prince, vinrent avec empressement se joindre à lui, et ils s’en allèrent, suivant la rive droite du Dniéper qui était dans ces temps, recouverte de bois épais et abondait en gibiers de toutes espèces.

C’était la bonne saison, car les six mois de gelée étaient à leur fin, et les ours s’éveillaient affamés et sauvages, de leur sommeil hivernal, tandis que les loups, après ces longs mois de froid et de famine, étaient plus féroces que d’habitude. En effet, ils avaient à peine accompli le premier jour de marche, la moitié du chemin, que les chasseurs apprirent une nouvelle qui les rendit tout joyeux.

Un homme au regard sauvage, armé d’une courte épée et habillé d’un vêtement de peau de chèvre déchiré, entrant précipitamment au camp au moment où les chasseurs commençaient leur dîner, demanda à voir le « Grand Prince ». Il fut amené tout de suite devant Vladimir, car en ces temps simples, tout homme qui désirait voir le roi pouvait lui parler ; et le Prince-Guerrier de Russie (qui détestait toute cérémonie et formalité) était le souverain le plus approché de ces temps.

Le nouveau venu mangea à la hâte une patte de gibier qu’on lui offrit (car il aurait été considéré de la plus grossière impolitesse de laisser quelque étranger raconter ses affaires, sans lui donner tout d’abord quelque chose à manger) et, se tournant vers Vladimir, l’homme parla :

— « Sois heureux, Vladimir Sviatoslavovitch (fils de Sviatoslav), rayon de soleil de la Russie ! Tes enfants du village de Volkovo m’envoient te dire qu’ils sont fortement troublés par un énorme ours noir. »

— « Un ours ! » répétèrent les chefs, la figure radieuse, « nous jouons de bonheur ! »

— « Il est bien plus gros que tous ceux que nous ayons jamais vu dans notre région », poursuivit l’homme, « et nous le reconnaissons bien, car il possède une étoile blanche sur le front et une autre sur la poitrine. Nous avons tenté souvent de le tuer, mais nous ne parvenons pas à lui faire le moindre mal, et nous croyons tous qu’il doit être enchanté ! »

À ce mot terrible la figure joyeuse des chasseurs s’obscurcit tout d’un coup car, quoique maintenant les Russes fussent nommément chrétiens, ils gardaient cependant en eux quelques-unes de leurs vieilles superstitions païennes dont la plus profondément enracinée était la foi en la magie.

— « C’est mauvais ! » s’écria quelqu’un, « et juste au moment où le grand sorcier chrétien, Sylvestre, est loin de nous. S’il était ici, il bénirait nos armes, prierait pour elles et alors, nous pourrions lutter ; mais que faire sans lui ? »

— « Tu crois ? » dit un autre, en remuant la tête. « Maintes fois, j’ai entendu mon père raconter que lorsque le Prince Igor guerroyait contre les Petcheneygans, il y avait dans leur armée un homme dont les flèches et les épées rebondissaient sur sa poitrine nue, comme la grêle rebondit sur un toit ; et le seul moyen de se débarrasser de lui, fut de l’abattre à coups de pierres énormes. »

Alors parla un jeune homme aux cheveux blonds qui, bien que enfant en comparaison des vieux guerriers placés autour de lui, était assis à droite de Vladimir lui-même. Il méritait bien cet honneur car ce n’était autre que Féodor, le meurtrier du géant tartare, Mamai.

— « Souvent j’ai entendu dire par mon père Sylvestre », dit-il hardiment, « qu’aucun enchantement n’est à l’abri d’une arme qui combat pour une juste cause. Ne parlons pas de charme et de magie alors que les foyers de nos frères sont en danger ; allons et bravons ce monstre, et je suis sûr que nous le vaincrons. »

— « Bien parlé ! » cria Vladimir joyeusement. « Nous irons, qu’il y ait enchantement ou non, et avant que la nuit soit passée, je saurai qui aura le dessus de mon épée ou de la magie de l’ours. Tiens, frère, » ajouta-t-il en prenant un bracelet de son bras et le donnant à l’homme, « prends ceci pour cette bonne nouvelle ; et mène nous maintenant à l’endroit où vit cet animal dangereux. ».

Quelques minutes plus tard ils étaient en marche et malgré la neige profonde et les buissons inextricables, ils arrivèrent à Volkovo (bâtie sur une colline surplombant le fleuve) après la tombée de la nuit.

Les villageois, tout heureux de l’aide qui leur arrivait, accoururent faire bon accueil au prince et le forcèrent ainsi que ses hommes à manger avec eux ; mais Vladimir n’avala que quelques bouchées tant il avait hâte de partir à la chasse.

Il plaça, en quelques instants, ses compagnons en sentinelle çà et là parmi les buissons, tout autour du village, aux endroits où l’ours passerait probablement et il donna ses ordres : le premier qui apercevrait la bête, sonnerait instantanément du cor, pour avertir le reste de la troupe.

Le Prince avait choisi pour son poste — comme d’habitude — la place la plus dangereuse — un trou profond, étroit, obscur, entre deux énormes talus couverts de buissons. Beaucoup d’hommes n’auraient pas accepté cette place, car là il n’y avait point de chance d’échapper à l’ours ; mais Vladimir, d’un autre côté, la choisit parce qu’elle ne donnait aucune chance à l’ours de lui échapper, à lui.

Comme il se tenait là en pleine obscurité, sa fidèle épée tenue à deux mains, attendant l’arrivée de son terrible ennemi, on pouvait croire que Vladimir ne pensait qu’à son adversaire. Mais sa pensée voguait au loin, vers l’absent, vers Sylvestre. Il tentait de la ramener sur d’autres matières, mais chaque fois, obstinément, elle revenait au moine jusqu’à ce que le Prince, finalement, commença à se sentir inquiet, et à croire que quelque accident était survenu à son ami durant son long voyage solitaire à travers la tempête et la neige.

Chut ! Quel est ce faible bruissement, dans l’ombre épaisse des buissons ?

Au moment où les fines oreilles de Vladimir le perçurent, toutes les pensées qui le harcelaient s’enfuirent. L’ours arrivait enfin ! Le grand soldat s’établit fermement et se tint prêt à frapper.

Le bruit se répéta, et il perçut la cassure des rameaux gelés et le froissement des feuilles tombées, ce qui lui fit supposer que quelque être lourd forçait son chemin à travers les taillis. Le bruit approchait de plus en plus et à la fin, une énorme masse obscure s’échappa des buissons à quelques mètres seulement du Prince.

Vladimir porta le cor à ses lèvres et souffla de toutes ses forces. Comme la bête s’élevait sur ses pattes de derrière pour l’attaquer, il vit aux rayons de la lune — qui apparaissait juste au-dessus des pins noirs — une sorte d’étoile blanche sur le front large et bas de l’animal, et une autre sur sa poitrine velue. C’était l’Ours Enchanté !

Les coups que Vladimir frappa sur son ennemi, semblaient toucher du fer ; en effet tous ceux qui avaient attaqué la bête, savaient à leurs dépens que Michel (comme les paysans l’appelaient) était aussi difficile à tuer qu’un requin ou un octopus.[3] Le choc de l’arme rendit le monstre plus furieux et tout à coup son énorme patte s’abattit. Le combat aurait certainement été achevé si l’animal avait touché Vladimir, mais celui-ci, agilement, sauta de côté et en même temps enfonça la pointe de son épée dans le corps de son adversaire.

— « Son charme n’agit pas contre l’acier, toutefois, » s’écria le Prince, dans un rire sauvage.

Comme il disait ces mots, l’ours, exaspéré de sa blessure, saisit l’épée dans sa terrible mâchoire et la brisa comme un fétu de paille.

Désarmé, mais plus indomptable que jamais, le Russe se recula prudemment des griffes cruelles qui l’effleuraient et il banda son arc. La flèche partit et vint s’écraser sur la tête de l’animal ; celui-ci, étourdi, fut pour l’instant à la merci du Prince.

C’était le moment d’en finir en une fois. Vladimir s’élança en poussant un cri de triomphe et mit la main à sa ceinture pour en retirer son couteau de chasse. Celui-ci n’y était plus.

Comme il se tenait immobile, pétrifié de sa fatale découverte, la bête sauvage, indomptée, s’avança et se jeta, la gueule ouverte, sur le Prince des Russes.

Une minute de plus et c’en était fini de Vladimir — ce qui aurait changé peut-être, la future histoire de la Russie — lorsque, soudain, un bruit indéfini se fit entendre derrière lui. C’étaient des pas lourds, des clameurs rauques : une demi-douzaine d’épées reluirent sous les rayons de la lune, et l’Ours Enchanté s’affaissa lourdement, percé de part en part en plein cœur.

— « Son charme n’existe plus », dit le jeune Féodor qui se trouvait être le premier des libérateurs du Prince. « Il ne troublera jamais plus les habitants de Volkovo. »

— « Et comme il leur a mangé pas mal de cochons et de chèvres, » dit Vladimir en montrant l’animal tué à ses pieds, « il ne serait pas désagréable qu’ils le mangeassent à leur tour. Portez-le au village et dites aux gens d’en distribuer la viande de façon que chacun ait sa part. »

Mais ils avaient à peine fait la moitié du chemin, portant leur lourd fardeau (leurs muscles de fer ne sentaient pas le poids d’un ours presque aussi gros qu’un cheval), qu’ils furent secoués par un cri sourd et inhumain qui, bien que poussé, évidemment, à une grande distance, fut distinctement entendu par tous les chasseurs.

— « Qu’est-ce que c’est ? » dit un des chefs, s’arrêtant pour mieux écouter.

— « La glace qui se rompt sur le fleuve supérieur, sans doute, » répondit Vladimir, et si jamais quelque animal a essayé de le traverser à ce moment, il sera bien attrapé. »

Au loin sur le fleuve — qui était libéré de sa glace sur une immense longueur — un ruban luisant qui semblait combler toute la largeur du fleuve, descendait à une effrayante vitesse. Comme il avançait brillant et étincelant comme un millier de lances agitées sous la lune rayonnante, des craquements tristes et profonds frappèrent les oreilles des auditeurs.

— « Ah ! » s’écria Féodor, soudainement, « qu’est-ce que c’est que ça, là-bas, sur la glace ? On dirait une hutte ».

— « C’en est une ! » dit un autre chasseur connu pour sa puissante vue ; « et un homme s’y cramponne : il se remue même à ce moment ».

Tout de suite la troupe se précipita vers le fleuve, bien qu’ayant un faible espoir de sauver l’homme abandonné qui semblait déjà condamné à la mort.

Mais à peine avaient-ils atteint la rive, que Vladimir poussa un cri pareil au rugissement d’un lion blessé. L’épave flottante était assez proche, maintenant, pour la distinguer, et le Prince y vit deux êtres qui s’y cramponnaient désespérément, il reconnut Cyril et Sylvestre.

Avant qu’on eût le temps de dire un mot ou de faire un geste, le moment critique arrivait. À la courbure que le fleuve faisait à ce point, la largeur n’était plus aussi grande à cause de deux petits bancs de sable faisant saillie, entre lesquels le champ de glace le plus avancé s’était encastré, pendant que ceux de derrière, entraînés par le courant torrentiel, vinrent s’élever sur le premier dans une vague glacée se brisant, se broyant et volant en éclats, ensevelissant sous eux les deux êtres qui se soutenaient faiblement aux planches de la hutte.



CHAPITRE VI

Pris dans les Glaces

Vladimir crut mourir en voyant ses deux amis disparaître sous cette avalanche de blocs de glace brisés, mais il n’était pas homme à regarder un désastre sans y porter secours.

— « Suivez-moi, si vous êtes des hommes ! » cria-t-il de sa puissante voix, et brandissant d’une main une perche que peu d’hommes auraient pu tenir des deux, il sauta sur le glacier.

Féodor fut à ses côtés en une seconde et le reste de la troupe suivit sans hésitation ; pourtant ils connaissaient tous les dangers qu’ils affrontaient, car si jamais le champ de glace venait à se détacher de nouveau, la vie de ces hommes intrépides serait en péril. Mais le risque d’une mort soudaine était ce qu’ils bravaient chaque jour, et il n’y en avait pas un d’entre eux qui n’aurait donné son âme à Dieu pour sauver celle du « Grand Chrétien Enchanté ».

Vladimir se lança témérairement vers le lieu où Cyril et Sylvestre défaillants se soutenaient, tant bien que mal, aux planches chancelantes de la cabane, et essayaient sans progrès, de se remettre d’aplomb sur la glace.

Le péril augmentait à chaque moment, car maintenant les grandes nappes de glace qui s’étaient empilées les unes sur les autres au premier choc, dévalaient de nouveau le courant, craquant et éclatant dans un bruit de tonnerre, comme l’explosion de bombes infernales et menaçaient d’une mort certaine quiconque se trouverait sous leur portée destructive. Un des chasseurs fut abattu par un énorme éclat de glace, un autre fut blessé mortellement à l’épaule et le Prince Vladimir lui-même échappa deux fois à la mort par un saut agile de côté, juste au moment où l’extrémité pointue d’un vaste bloc glacé, de douze pieds de long, vint balayer comme une faux, l’endroit où le Russe se trouvait l’instant avant.

C’était un spectacle étrange de voir cette poignée d’hommes, rampant comme des fourmis sur la surface brisée et tremblante de cette petite colline de glace, et avançant pas à pas où plusieurs personnes auraient cru impossible de s’aventurer en aussi grand nombre. Ces simples héros ne s’imaginaient guère qu’ils accomplissaient quelque chose de grand ; ils riaient et plaisantaient comme des enfants à chaque glissade, à chaque faux pas que l’un d’eux subissait ; ils saluaient de railleries les masses qui les frôlaient en emportant la mort, et ils répondaient à l’avalanche des blocs tombant, par des chants de chasse et des cris de joie juvéniles.

Enfin, le Prince meurtri et saignant, mais plus intrépide encore, atteignit le bas du rempart de glace sous lequel Sylvestre et Cyril avaient disparu, et il cria d’une voix surpassant les bruits qui l’environnaient :

— « Père Sylvestre, êtes-vous là ? »

Ils retinrent leur respiration pour mieux écouter, car malgré l’influence magique que leur superstition attribuait au moine grec, ils avaient peu d’espoir de le voir échapper à la mort, le salut semblait impossible. Mais la voix claire et musicale qu’ils connaissaient si bien monta, calme et résolue comme toujours, de l’abîme froid et blanc de cette tombe.

— « Je suis ici, mon fils, et que Dieu soit loué, nous ne sommes pas blessés. »

Les acclamations qui accueillirent ces mots, roulèrent le long du désert gelé, formidables et joyeuses, et toute la bande sauta à l’endroit d’où venait la voix, aussi avidement que s’il y allait de leur vie.

— « Hurrah ! » cria Vladimir ; « je savais bien qu’il ne pourrait être tué ! À l’ouvrage, mes amis ; nous l’aurons hors de ce maudit endroit ! »

Mais comme ils allaient attaquer le rempart, la voix de Sylvestre se fit entendre de nouveau :

— « Prenez garde, mes enfants, de faire tomber le glaçon qui pend au-dessus de nos têtes ! Allez du côté où vous entendez ma voix, vous aurez plus de facilité. »

ils se mirent tous au travail sans perdre une minute. Sous les rudes coups des épées et des bâtons ferrés, la glace, lentement mais sûrement, s’écroula et Vladimir, poussant un cri de triomphe, put enfin entrevoir les figures familières de ses deux compagnons.

Mais à ce moment les sauveteurs perçurent sous leurs pieds un faible tremblement ; leur cœur sembla s’arrêter de battre, car ils connaissaient trop bien la signification de ce mouvement invisible. La barrière de glace encastrée entre les deux bancs de sable commençait à céder et dans quelques minutes, la masse glacée, entraînant ces valeureux avec elle, descendrait en tourbillonnant, le fleuve gonflé.

Les hommes, toutefois, ne pensèrent pas à se sauver. Bien que le glacier allait glisser sous leurs pieds et que la mort leur était trop évidente, ils continuèrent leur travail inflexiblement jusqu’à ce que la prison du moine fut complètement ouverte.

On vit alors par quelle merveilleuse Providence Cyril et Sylvestre avaient échappé à la mort. Deux grands blocs gelés de plusieurs mètres de long, élevés au-dessus des autres par la poussée des glaçons de derrière, avaient formé une sorte d’arche sur le couple emprisonné, les protégeant tout à fait des masses tombant autour d’eux.

— « Il n’y a pas de temps à perdre, père », dit Vladimir en faisant sortir de force le moine, pendant que Féodor (l’inséparable ami du Tartare) aidait Cyril à sortir de son trou. « Si nous ne sautons pas tout de suite sur la berge, les poissons, entre cet endroit et Kief, pourraient bien goûter de notre personne ».

Certes, il était temps. Comme ils avançaient pour atteindre la rive, la glace craqua et se partagea sous eux dans toutes les directions, et l’eau se mit à bouillonner formidablement. Le moine était couché et les chasseurs qui le transportaient, voyaient à peine, dans cette obscurité profonde, où poser leurs pieds, or un faux pas amènerait sûrement une mort inévitable.

Ah ! si les Russes pensaient seulement à sauter sur les glaçons intermédiaires, comme le font les loups de leurs forêts ! Mais Sylvestre, non habitué à ces rudes exercices et exténué par les difficultés multiples de la nuit, pouvait à peine se tenir debout, et la nécessité de l’aider retardait la troupe.

Un glacier se divisa en maints petits glaçons et les hommes qui s’y trouvaient furent engloutis par le fleuve glacé. Un autre se brisa, puis un troisième… La masse entière allait céder et dévaler le fleuve. La rive maintenant était près d’eux et l’atteindre c’était le salut ; mais y arriveraient-ils jamais ?

— « Saute à terre, Kirsha », (Cyril), dit le Prince, d’un ton qui n’admettait point de répliques.

L’ordre était désagréable pour le brave Tartare mais il avait depuis longtemps appris à obéir sans rechigner. Il sauta sur la berge, et les hommes formant une chaine, se passèrent Sylvestre jusqu’à ce qu’il fut sain et sauf à côté de Cyril. La troupe le suivit et le dernier à sauter sur le sol était Vladimir qui restait toujours le dernier au péril, comme un capitaine sur son navire qui s’enfonce dans les eaux. Il atteignit difficilement la terre ferme et à peine y était-il arrivé que le champ de glace céda dans un craquement à rendre sourd les auditeurs, et descendit le fleuve en pirouettant.



CHAPITRE VII

Mauvaises Nouvelles

Quelques semaines après la mort de l’ours et le sauvetage de Sylvestre et de son compagnon, le Prince Vladimir donna une fête dans le hall de son palais, à Kief, et y invita ses principaux chefs et ses meilleurs guerriers. C’était un grand honneur d’y être convié, quoique ce banquet semblerait bien étrange aux yeux des civilisés, car les tavernes les plus sales des petites rues de Londres et de New-York sont aussi confortables que la grande salle du roi puissant d’alors.

Il ne manquait certes pas de plats en or et de gobelets en argent, les maintes victoires de Vladimir sur les nations plus raffinées du Sud, l’en avaient pourvu abondamment. Les tables aux planches grossières, entaillées par les couteaux, ressemblaient aux hachoirs des bouchers ; le parquet, qui n’était autre que la terre, était recouvert d’os rongés sur lesquels des chiens aux longs poils se précipitaient avidement. Au milieu de la salle flamboyait un énorme feu de bois de pin dont la fumée, après avoir circulé à travers le hall, s’échappait en partie par les portes et les fenêtres, en partie par les trous du toit, pendant que les étincelles, s’envolant du foyer, tombaient par ondées sur les rudes habits et les cheveux en broussaille des convives dont les cris et les rires bruyants faisaient un vacarme indescriptible.

Dans le coin le plus éloigné de la salle, Vladimir était assis à une table plus haute que les autres, entouré par les chefs dont le rang où les exploits donnaient le droit de se trouver aux côtés du Prince. Comme Sylvestre était rarement présent à de telles fêtes, la place d’honneur à droite de Vladimir était occupée par Féodor. Juste derrière le siège du Prince se tenait un vieux ménestrel aux cheveux blancs (le poète lauréat de cette cour barbare) qui chantait d’une voix sonore, la vieille « Builina » (ballade) du combat d’Alexis Popôvitch contre le géant tartare, Tugârin ; cette chanson était la favorite des guerriers de Kief, non seulement parce qu’elle décrit la défaite de leurs mortels ennemis, les Tartares, par un Russe, mais aussi parce que celui-ci a conquis la victoire par un de ces stratagèmes qui étaient aussi populaires chez les Russes de ce siècle, qu’ils le sont chez ceux du nôtre.


« Tugârin le Tartare
         S’avança au combat ;
Le rusé Pôpovitch
         Lui dit alors :
« Oh ! Tartare, tu veux me tromper !
         Ce combat est inégal !
Hier encore
         Tu jurais hardiment
De me combattre sincèrement,
         Nous deux, et pas davantage ;
Et voilà que derrière toi
         Se trouve une vingtaine de camarades ! »
Tugârin se retourna pour voir
         Si c’était vrai ;
Alors Popôvitch sauta sur lui
         Et lui trancha la tête ! »[4]


Au moment où la chanson finissait parmi les applaudissements et les rires de tous les hôtes (car les Russes comme les Turcs, jouissent d’histoire à la vingtième fois comme à la première) un grand bruit se fit entendre au dehors du hall, et plusieurs voix crièrent ensemble :

— « Conduisez-les au grand Prince ! Qu’il entende ce qu’ils ont à dire ! »

La porte s’ouvrit et une demi-douzaine de gardes conduisirent devant Vladimir deux hommes poudreux, fatigués, aux yeux hagards, qui avaient évidemment marché vite et longtemps.

À leur vue on sentait qu’ils n’apportaient guère de bonnes nouvelles ; les causeries et les rires bruyants firent place à un silence si complet qu’on aurait pu entendre voler une mouche dans ce hall bondé et, lorsque les étranges inconnus eurent mangé à la hâte la nourriture posée devant eux, ils commencèrent leur histoire.

Ce fut bientôt dit. Les Tartares étaient de nouveau en campagne et avaient envahi le sud-est de la Russie qu’ils ravageaient pour l’instant. Beaucoup d’habitants s’étaient réfugiés dans la forteresse de Kamenskoë ; mais l’ennemi l’avait encerclé et l’attaquait, jurant de tout massacrer lorsque la place serait prise.

— « Ils vont à leur perte ». dit Vladimir dans un rire sauvage, « et c’est toujours un mauvais plan de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ces chiens ont déjà goûté de mon fouet, mais s’ils en désirent encore, ils l’auront. Féodor assemble mes gardes, et toi, Cyril, cours appeler le père Sylvestre ! »

Passer d’une fête au combat, c’était une chose journalière pour le Prince de Kief et ses guerriers ; et sur le temps que Sylvestre arriva, la place vis à vis du Palais fut comblée d’hommes armés dont le visage hardi et vigoureux, les armes étincelantes et l’équipement en ordre, pouvaient satisfaire les plus rigoureux commandants.

— « Père », dit Vladimir au moine, « je vais m’en aller combattre ces loups tartares qui sont en train d’anéantir mon peuple. Mon fidèle Sviatagor, là » (et il montra un vieux chef grimaçant, borgne, et à la barbe grise et longue) « commandera la ville en mon absence ; et je vous prie, père, de l’aider de vos conseils, car en vous repose notre force suprême. »

— « Que Dieu puisse être avec toi, mon fils », répliqua Sylvestre ; « et si mes conseils peuvent faire quelques biens, sois assuré qu’ils ne feront pas défaut.

Les dernières préparations furent bientôt terminées et les gardes du Prince s’assemblèrent autour de leur chef. Féodor qui les avait jusque là commandés, pâlit en apprenant qu’il devait rester en ville pour aider Sviatagor, mais il ne fit aucune objection.

À ce moment Cyril vint au Prince et lui demanda de lui laisser accompagner l’armée dans sa marche vers le Sud.

— « Quoi ! » s’écria Vladimir, le regardant fixement, « tu veux venir avec nous pour lutter contre tes compatriotes ? »

— « J’ai juré de vous être fidèle dans la vie comme dans la mort, Vladimir Sviatoslavovitch », répondit le jeune tartare, subissant le regard du Prince sans fléchir. « Avez-vous peur que je ne tienne pas ma parole ? »

— « Non. non, mon enfant, reprit le grand guerrier, joyeusement, « je sais que tu ne le feras jamais. Si le père Sylvestre ne peut pas t’employer ici, tu pourras nous accompagner et tu seras le bienvenu. »

— « Je le laisserai bien avec plaisir aller avec toi et tes hommes, puisqu’il y tient, » répliqua le moine ; « mais je suis persuadé — quoique en vérité je ne sais pas pourquoi — que son séjour ici sera de grande importance pour nous tous. »

— « Si vous parlez ainsi, père, naturellement je resterai », répondit Cyril, se tournant pour cacher le regard de désappointement amer qui obscurcissait son ardente figure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard Vladimir et ses soldats descendaient vaillamment le sentier sinueux qui conduisait à la plaine, car on sait que Kief était bâtie sur la colline. Sylvestre, du haut du parapet des murailles, regarda la longue ligne des lances étincelantes jusqu’au moment où la dernière clarté s’évanouit dans l’obscurité de la nuit tombante. Puis il se retira, le cœur oppressé et pressentant un malheur qu’il ne connaissait même pas.

Ce présage devait être bientôt terriblement justifié.

Quelque temps avait passé depuis le départ du Prince, et les jours se ressemblaient tellement que Cyril et son ami Féodor commençaient à regretter plus que jamais de n’avoir pas fait partie de l’expédition, lorsqu’un matin, un grand nuage de poussière se fit voir sous le ciel, à l’est, attirant (autant qu’il le pouvait) l’attention des sentinelles placées comme d’habitude le long des remparts de la ville.

D’abord les citadins crurent que c’était le Prince Vladimir et son armée qui revenaient victorieux, et bien vite ils se préparèrent à bien le recevoir. Mais lorsqu’ils réfléchirent un peu, ils virent bien que c’était impossible à Vladimir d’avoir délivré Kamenskoë et de revenir à Kief en si peu de temps ; en effet, il devait avoir seulement atteint maintenant la forteresse. Mais qui, alors, s’approchait ainsi vers la ville ?

La véritable pensée les effrayait, car ils savaient que leur audacieux Prince ne pouvait subir un désastre qui le forcerait à la retraite. Les cris de triomphe moururent et les visages rayonnants devinrent anxieux et sombres.

Sviatagor comme commandant de la garnison, avait paru à la première alarme et se tenait dans un angle des remparts, accompagné de Sylvestre et de Cyril, regardant attentivement ce sombre nuage avancer. Il n’y avait aucun doute, que ce fut causé par une armée en marche, car l’éclat de l’acier brillait à tout instant à travers la poussière, et chaque fois que la brise matinale balayait ce nuage s’élevant vers les cieux, les veilleurs entrevoyaient derrière lui des masses sombres de cavaliers.

Le petit tartare — qui était connu parmi les Russes pour sa vue profonde particulière à la race dont il provenait — darda, quelques minutes et en silence, ses yeux noirs et perçants vers la masse approchante. Puis, comme Sviatagor et Sylvestre, effrayés de l’inquiétude naissante sur la figure expressive du jeune homme, allaient lui demander s’il était indisposé, les lèvres compressées de Cyril s’ouvrirent et laissèrent tomber ces simples paroles :

— « Les Tartares ! »


CHAPITRE VII

Assiégés

La foudre serait tombée à leurs pieds, qu’ils auraient été moins effrayés qu’en entendant prononcer ce mot : « Tartares ! » La présence de cette armée, si tôt après le départ de Vladimir, était déjà une raison de leur effroi. L’armée russe, évidemment, devait être défaite et le Prince lui-même, comme son malheureux père Sviatoslav, devait avoir péri avec les meilleurs de ses guerriers.

La nouvelle, guère rassurante, vola de bouche en bouche et la garnison entière était si déprimée à ce terrifiant désastre dont la preuve semblait si claire à leurs yeux, que bien que l’ennemi fut en vue et s’avançait à grands pas, ils ne pensaient pas à se défendre et à résister, Sviatagor même, quoiqu’il fût brave et froid, regardait fixement les Tartares s’approcher sans donner d’ordres.

Alors, la voix claire de Sylvestre fut entendue parmi la panique générale dans le même ton calme et intrépide avec lequel il avait bravé la rage des prêtres sauvages et la furie de la tempête de minuit.

— « Enfants », cria-t-il, « ne perdons pas de temps dans des troubles imaginaires, alors qu’un réel danger nous menace tous. Comment pouvez-vous penser que ces Tartares aient rencontré et pu battre le Prince Vladimir ? Celui-ci s’en est allé vers le sud et ils arrivent du nord-est. N’est-ce pas beaucoup plus vraisemblable que nos hommes s’avancent vers Kamenskoë sans qu’on puisse les arrêter, et que cette autre armée vient attaquer Kief pour obliger Vladimir à abandonner la bataille, là-bas, et à revenir défendre sa capitale ? Leurs frères sauvages ne seraient-ils pas sauvés, comme cela ? Venez, préparez-vous et défendons courageusement la place dont le prince Vladimir nous a donné la garde ; et quand il reviendra victorieux (car j’ai confiance en la volonté de Dieu) qu’il sache au moins que ses soldats ont fait leur devoir ! »

On vit encore une fois (comme le jour où Sylvestre avait bravé les prêtres de Peroon) comment un être déterminé peut emporter une armée d’hommes hésitants. Le regard calme et sans peur du moine, sa voix retentissante, ses paroles claires et sensibles et l’appel aux esprits actifs qui termina son allocution, agirent comme par magie sur les Russes simples et impulsifs, très aisément influencés par quiconque sait agir avec eux.

— « Hurrah ! » répondirent-ils, en entourant le moine ; « vous verrez, père, que nos face ? ne se tremperont pas dans la boue » ( c’est à dire nous ne serons pas déshonorés).

Avec ce cri la terreur et la confusion s’enfuirent comme un rêve. Le courage naturel et l’immense foi en Sylvestre, relevèrent les esprits des Russes aussi vite que le désastre supposé de Vladimir les avait déprimés. Personne ne doutait que le prince ne fût vivant et victorieux et qu’il reviendrait promptement. Cela suffisait pour eux que le « grand chrétien enchanté » le leur affirmait, car tout ce que le moine dit, doit être vrai.

Tout fut en activité. Le vieux Sviatagor donna ses ordres froidement et clairement et ils furent tout de suite observés. De lourdes pierres furent entassées le long du parapet des murailles, et les meilleurs archers postés dans les tourelles, d’où leurs flèches seraient lancées plus facilement et plus mortellement. De forts détachements de lanciers stationnèrent à plusieurs endroits où une attaque était à prévoir, pendant qu’une forte troupe de soldats d’élite était rangée vis-à-vis du palais sous le commandement de Féodor, qui avait ordre de l’amener aux lieux où le son du cor se ferait entendre.

Quand tout fut prêt, Sviatagor et Sylvestre montèrent au sommet de la plus haute tour pour surveiller les mouvements de l’ennemi, et Cyril vint se placer à côté d’eux, car le jeune homme était, grâce à sa puissante vue, indispensable à ce moment.

En attendant, les Tartares étaient arrivés assez près pour qu’on les vit distinctement, et c’était un étrange spectacle : de longs trains de chariots trainés par des bœufs aux longues cornes, étaient convoyés par des cavaliers innombrables montés sur des chevaux hauts sur pattes ; à leurs côtés pendaient des carquois et des arcs, et ces hommes tenaient droit en l’air, de longues et minces lances brillantes ; ils étaient vêtus de peaux de chèvres et des petits yeux rusés étaient enfouis dans des têtes longues et plates. Ils ressemblaient en tous points aux Tartares venus des profondeurs des déserts orientaux et qui ravagèrent l’Europe, cinq cents ans auparavant, conduits par leur terrible roi, Etzel, mieux connu des historiens sous le nom d’ « Attila, roi des Huns ».

— « Ce sont des Petcheneygans », dit Cyril après les avoir regardés attentivement. « Mon père en tua énormément lorsqu’il les combattait. Ah ! voyez là ! »

Le jeune homme montra un grand soldat perché sur un haut cheval noir sortant justement du nuage de poussière. Il était vêtu des mêmes vêtements grossiers que les autres, mais il était coiffé d’un casque grec de laiton poli (sans doute le trophée de quelque bataille) qui rutilait sous les rayons du soleil.

(À Suivre.)

— « Père, » continua Cyril, gravement, nous devons lutter jusqu’à la mort, maintenant, car cet homme n’aura aucune pitié de nous. C’est Octaï Khan, le jeune prince des Petcheneygans, qui a juré sur la tombe de son père de ne jamais épargner un Russe. »

Au crépuscule l’avant-garde Tartare campa devant la ville, et des troupes fraîches ennemies arrivaient constamment. Bien loin, dans la sombre plaine, on pouvait apercevoir de longues et sinueuses traînées de chariots se mouvant lentement et progressivement comme quelque énorme serpent ; et des feux innombrables scintillèrent, comme des étoiles, au pied de la colline, pendant que la brise vespérale apportait une odeur de viande rôtie aux veilleurs russes qui grinçaient des dents à la pensée que les Tartares mangeaient leur propre bétail volé.

Bien qu’on s’attendait à une attaque de nuit, la garnison ne fut pas ennuyée. Octaï Khan, féroce et brutal, avait toute la finesse et la prudence d’un grand général. Il avait entendu parler des nouvelles fortifications de Kief et voulait les observer avant de lancer ses troupes à l’assaut.

Lorsque le jour parut, les Russes virent, de leurs murailles, la plaine remplie de sombres figures entourant la ville. Mais les courageux guerriers de Vladimir regardaient sans crainte s’avancer cette supériorité, et ils répondirent aux cris sauvages de leurs ennemis, en entonnant leur psaume favori qui, chanté par des centaines de voix, s’envola sous la brise matinale, comme un bruit de tonnerre lointain.

« Le Dieu puissant est à mon côté.
        Je ne serai pas découragé ;
Les hommes pourront faire ce qu’ils voudront
        Je ne serai pas effrayé.

Les nations ne formant qu’une
        M’entourent presque ;
Mais au nom de Dieu le Seigneur
        Je les mettrai en déroute ».


Les Tartares connaissaient bien cette mélodie que leurs camarades avaient entendue à leurs dépens dans maintes batailles, et il faut croire qu’elle agit sur eux car le son du cor résonna, non pour commander l’assaut, mais pour demander à parlementer.

— « Ces brutes veulent nous jouer quelques tours », grommela Sviatagor, « mais entendons au moins ce qu’ils vont nous raconter ».

Il ordonna à ses hommes de répondre par une sonnerie similaire, et quelques minutes plus tard, quatre Tartares, sans arc et sans carquois et la lance tournée vers le bas en signe de paix, sortirent de leur camp et montèrent lentement la colline.

Lorsqu’ils furent assez près pour entendre et être entendus, Sviatagor, penché sur la muraille, leur cria de s’arrêter et de parler.
Alors le plus grand des quatre parlementaires (certainement un chef de quelque marque) s’avança d’un pas et, brandissant fièrement sa main vers la ville, commença dans un russe baragouiné :

— « Voici les paroles d’Octaï Khan, le grand Prince des Petcheneygans, dont le cheval fait trembler le monde : Rendez-nous la ville paisiblement, vous serez épargnés et vous irez rejoindre vos frères au delà du fleuve. Pourquoi voulez-vous mourir ? Ne voyez-vous pas que nous sommes cent contre un ? »

Il s’arrêta attendant une réplique, mais Sviatagor — bien qu’il écoutait le message avec grande attention — ne dit pas un mot.

Le rusé Tartare supposa que le chef russe examinait sa proposition et voulant augmenter l’impression d’effroi qu’il croyait avoir produite, il continua férocement :

— « Prenez garde, si vous rejetez votre dernière chance de salut. La grâce de Khan est une rosée bienfaisante, mais sa colère est un incendie dévorant. Espérez-vous recevoir du secours de votre Prince Vladimir ? Sachez, alors, qu’il est mort sous les cendres de Kamenskoë et que les têtes de ses guerriers pendent aux brides de nos chevaux ».

— « C’est faux ! » cria Sylvestre de sa voix sereine, en s’avançant de derrière la tourelle, et confrontant le Tartare.

À cette apparition inattendue le sauvage fanfaron recula comme s’il venait d’être transpercé d’une flèche. Il n’avait pas besoin de demander le nom du nouveau venu car depuis longtemps la robe noire, le visage pâle et les yeux intelligents du « grand chrétien enchanté » étaient déjà connus dans toute la Russie méridionale, même de ceux qui ne l’avaient jamais vu, car tout le monde en avait entendu parler.

— « Maintenant, nous ferons bonne figure », murmura un des soldats russes joyeusement. « Ces voleurs trouveront à qui parler lorsqu’ils combattront le père Sylvestre ».

— « Osez-vous nous dire », continua le moine en regardant fixement le Tartare qui tremblait. « que vous avez tué le Prince Vladimir et détruit son armée ? Vous mentez ! Il n’est ni mort ni défait ; vous ne l’avez pas même vu !

En parlant ainsi le moine faisait une rusée conjecture des faits réels dont il ne connaissait rien de certain ; mais la confusion et la frayeur subites des quatre Tartares lui montraient suffisamment qu’il avait deviné juste.

— « Je vous dirai plus encore », continua le moine, « ces têtes pendues à vos brides ne sont pas les têtes des guerriers de Vladimir, mais celles des pauvres paysans que vous avez massacrés dans votre marche. Si vous avez vraiment tué le grand Prince, montrez-nous sa tête, et nous vous croirons ».

À cette embarrassante question, les soldats russes rirent aux éclats ; mais le chef tartare (qui s’était remis de sa première frayeur) voulut faire un dernier effort.

— « La tête de Vladimir », répondit-il, « pend au bout d’une lance devant la demeure de notre Khan dans la plaine de Volhynie, mais vous pouvez voir son casque, là, sur la tête de notre chef ».

— « Vous mentez encore ! » continua Sylvestre, sévèrement. « Ce casque fut pris par Khan dans une bataille, il y a quatre ans, lorsqu’il jura sur le tombeau de son père de ne jamais épargner un Russe, et vous voudriez que nous croyions en sa pitié ! Traîtres et voleurs ! allez-vous en ! »

Chaque parole de son discours (quoiqu’il ne contenait que les faits appris de Cyril) consterna et ébahit les parlementaires, et leurs visages basanés pâlirent aux connaissances apparemment surnaturelles du moine. Ils échangèrent quelques mots dans un chuchotement troublé, et descendirent la colline tellement vite que leur retour fut plutôt une fuite.

— « Vous les avez convenablement traités, père, » dit Sviatagor en riant dans sa longue barbe. « Kief n’est pas à prendre par des paroles fausses ou des mensonges grossiers ; toutefois nous devons nous préparer à un violent combat, car lorsque les « Tâtare » (Tartares) verront qu’ils n’arrivent à rien par des fourberies, ils nous attaqueront comme des loups affamés. »

Cependant, contrairement à l’attente du vieux chef, la journée passa sans un seul mouvement de la part des assiégeants. Mais cela rendit les Russes doublement vigilants, car ils savaient que minuit était le moment favori de leurs ennemis pour attaquer et que les Tartares étaient en assez grand nombre pour faire l’assaut de la ville à plusieurs endroits à la fois, à la faveur de l’obscurité.

La garnison ne dormit pas cette nuit, tous étaient à leurs postes, attendant l’attaque menaçante. Mais les heures s’écoulèrent et rien n’arriva. Enfin, juste comme la première lueur pâle de l’aube se levait à l’horizon, une voix perçante, épuisée, agonisante, se fit entendre au bas des remparts, criant en russe :

— « Au secours, frères ! Sauvez-moi ! »



CHAPITRE IX

Trahison

— « Un Russe ! », s’écria Féodor qui faisait le tour des murailles avec Sviatagor pour observer si tout était en ordre. « Ouvrez vite la porte, mes amis, introduisez-le ! »

— « Doucement, mon enfant, » intervint Sviatagor, en retenant les hommes qui allaient obéir. « N’entrez pas dans l’eau avant de savoir où se trouve le gué ;[5] Nous n’ouvrirons, ici, aucune porte, jusqu’à ce que nous soyons certains que cet adroit gaillard qui crie, là-bas, n’a pas une cinquantaine de Tartares derrière lui, tous prêts à nous surprendre. Holà, camarade, pouvez-vous grimper à une corde ? »

— « Oui, oui ! Jetez-la moi vite ! » répondit la voix dans le même ton d’agonie.

— « Voilà ! » confina Sviatagor, en jetant le bout d’une corde ; « mais croyez bien que si vous avez quelqu’un d’autre avec vous, que si je sens un poids trop lourd sur la corde, je la coupe et vous irez vous casser le cou pour votre châtiment. »

Il avait à peine dit ces paroles, qu’il sentit une secousse sur la corde et un homme arriva si rapidement qu’il semblait avoir monté d’un seul bond. Une torche apportée par un des soldats, montra le nouveau venu. C’était un être maigre, aux yeux hagards, vêtu de haillons, et un bandage maculé de sang entourait sa tête complètement rasée.

— « Sauvé enfin ! » dit-il en soupirant. « Je suis prisonnier des Tartares depuis sept jours et ils m’avaient offert une grande récompense si je voulais leur livrer la ville. Comme je refusais, ils m’ont torturé, comme vous voyez » (et il montra plusieurs cicatrices affreuses sur sa poitrine osseuse). « Enfin, je prétendis y consentir et alors, ils me surveillèrent moins sévèrement ; c’est ainsi que la nuit dernière, je m’échappai et je rampai dans l’obscurité jusqu’à ce que j’atteignisse le pied de ces remparts. »

Les Russes poussèrent un cri de joie, et Sviatagor, même semblait satisfait.

— « Emmenez-le avec vous et veillez à ce qu’on le soigne », dit-il à ses soldats. « Quand il aura pris quelque nourriture et qu’il se sera reposé un peu, nous l’entendrons de nouveau. »

Sviatagor n’attendit pas longtemps. Trois heures plus tard il fut éveillé en sursaut par un garde qui lui annonça que l’homme sauvé désirait lui parler, et le vieux chef partit priant Féodor de veiller à tout pendant son absence.

Sur ces entrefaites, Sylvestre cessant un lourd sommeil qui lui était bien mérité depuis deux jours et deux nuits de veille constante, écouta non sans intérêt, l’histoire de l’aventure nocturne, racontée par une demi-douzaine de soldats, joyeux de la fuite de leur concitoyen et du désappointement que devaient éprouver leurs ennemis. Mais lorsque le groupe des soldats se fut dispersé, Cyril arrivant près du moine, lui murmura :

— « Père, il y a quelque piège dans ceci, j’en suis sûr. »

— « Pourquoi penses-tu ainsi, mon fils ? » demanda Sylvestre, tressaillant d’entendre son jeune ami formuler la même pensée qui le harcelait.

— Parce que je connais les Petcheneygans ; nous avons fêté avec eux ou nous les avons combattus, et je sais qu’aucun prisonnier dont ils attendent un tel service ne s’échapperait de leurs doigts comme cet homme prétend l’avoir fait. Puis, en somme, s’il a été réellement torturé comme ils les torturent, il n’aurait pas été capable de se soulever sur le sol et encore moins de grimper à une corde. »

— « Mais n’a-t-on pas vu des cicatrices sur sa poitrine ? »

— « Les cicatrices se ressemblent toutes à la lueur des torches, père ; mais si vous les regardiez au grand jour, je gage qu’elles vous sembleraient vieilles. »

Sylvestre réfléchit ; mais avant de répondre, le vieux Sviatagor arriva vers eux, la mine radieuse.

— « Bonne nouvelle, père, » dit-il. « Ostap — cet homme qui s’est échappé du camp tartare la nuit passée, vous savez — m’a raconté qu’avant de se sauver, il a entendu, sans être aperçu, le chef des Tartares établir le plan d’attaque de la ville : ils se lanceront sur la porte occidentale et nous les y attendrons, n’est-ce pas ? »

Cyril et le moine échangèrent un regard significatif ; mais le vieux chef sans s’en apercevoir commença à détailler son plan pour repousser l’ennemi, après quoi il s’en alla, toujours souriant.

L’enfant tartare sembla questionner des yeux Sylvestre qui répondit sérieusement :

— « Mon fils, nous ne dirons rien de nos soupçons, quant à présent. Cette nuit nous démontrera si cet Ostap a dit la vérité ».

La nuit arriva, froide, triste, noire comme du goudron ; un temps favorable vraiment pour la marche de leurs rusés ennemis. Le silence ne fut pas rompu pendant un certain temps et il n’y avait aucun signe de mouvement dans le camp des Tartares ; mais vers minuit les sentinelles de la porte occidentale entendirent un bruit lourd et uniforme, pareil aux pas furtifs d’une multitude, qui se mêlait aux lamentations fantomatiques du vent nocturne.

Tout de suite, un feu brilla sur un angle avancé de la muraille et montra aux défenseurs une masse épaisse de faces sombres, d’yeux brillants et de lances hérissantes, presque à une volée de flèches de la porte. L’avis d’Ostap était vrai.

Les Russes poussèrent un cri de défi et se tinrent prêts à s’élancer lorsque leurs ennemis seraient arrivés à portée. Mais les Tartares semblèrent découragés et voyant leur attaque prévue, prirent des précautions ; après avoir, au hasard, déchargé une poignée de flèches inoffensives, ils disparurent dans l’obscurité sous les insultes et les rires de la garnison.

Après cette retraite, comme on devait s’y attendre, Ostap devint le héros de la ville, et parmi tous les citadins il n’y avait que deux personnes qui n’avaient aucune confiance en lui ; or ces deux êtres formaient une puissante exception car ils n’étaient autres que Sylvestre et Cyril.

Né et élevé parmi les complots et les stratagèmes, qui avaient donné naissance au dicton de ce siècle : « Rusé comme un grec », le moine inspiré de Constantinople, quoique possédant une âme loyale et honnête, découvrait facilement les ruses des autres. Plus il pensait à cette affaire, plus grandissaient ses soupçons. C’était nouveau pour les Tartares, dont la fourberie et la férocité étaient proverbiales, de laisser découvrir si facilement une attaque proposée et de battre en retraite devant leurs mortels ennemis sans lutter. Si, comme Sylvestre le croyait fermement, Ostap était réellement un espion envoyé dans la ville pour la trahir, cet assaut avorté n’était-il pas plutôt une feinte arrangée d’avance pour donner aux Russes pleine confiance dans cet homme qu’ils regardaient comme leur libérateur ?

Mais que pouvait-il faire ? Ce serait inutile et dangereux d’accuser de trahison l’homme que tout Kief regardait comme un héros et un martyr qui avait sauvé la ville et enduré la torture pour leur cause. Avant d’agir, il devait avoir une preuve de l’infamie de l’espion, une preuve assez claire et justifiée pour convaincre les plus obstinés. Mais comment l’obtenir.

— « Savez-vous père », dit Cyril au moine, trois jours après l’attaque nocturne, « que chaque fois que je regarde Ostap, il me semble l’avoir vu autre part qu’ici ?

Sylvestre s’arrêta, car il avait eu la même pensée déjà. La tête tondue, le menton imberbe et le front étroit (qui donnaient à la maigre figure d’Ostap une hideuse ressemblance à un crâne décharné) lui étaient inconnus. Mais il y avait parfois un regard particulier des yeux profonds de l’homme, et un ton particulier de sa rude voix qui impressionnait le moine d’un sens vague et embrouillé de reconnaissance,

— « Je suis certain de l’avoir rencontré jadis, » répondit-il, « quoique je ne puisse dire où ni comment. Mais il serait inutile d’agir contre lui, tant que nous n’ayons pas une preuve de sa traitrise, et nous le surveillerons nuit et jour de façon à obtenir cette preuve. Souviens-toi que j’ai pleine confiance en ton dévouement. »

— « Vous avez bien raison, père ; je ne faillirai pas si vous vous appuyez sur moi. »

Et ils partirent, Cyril allant aux remparts surveiller les mouvements de l’ennemi, et Sylvestre en ville pour délibérer avec Sviatagor.

Passant contre le côté intérieur des murailles de Kief, le moine glissa soudain et tomba à la renverse de tout son long. À l’instant même une énorme pierre arriva du parapet et s’abattit dans un sourd craquement à l’endroit même où Sylvestre avait fait ce faux pas.

Le moine leva vite les yeux, mais ne vit personne. Il était clair, toutefois, à la force dont la pierre s’écrasa sur le sol, qu’elle n’y était pas tombée d’elle-même, mais qu’elle y avait été lancée, vers le moine dans un but avisé ; et Sylvestre devina aisément qui s’était rendu capable de cette lâche attaque.

— « Un être qui veut faire massacrer une ville entière, » médita-t-il, « ne reculera pas devant un meurtre, surtout s’il croit que ma mort simplifierait son ouvrage. Puis-je laisser voir que je le soupçonne ? Non, non, j’y prendrai garde. »

Quelques minutes plus tard il était en conversation avec Sviatagor ; mais le moine ne lui raconta pas sa dernière aventure, et une personne plus observatrice que le vieux guerrier n’aurait pu découvrir dans les traits calmes et la voix ordinaire de Sylvestre qu’il venait d’échapper à la mort, de l’épaisseur d’un cheveu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux nuits après, tout Kief était dans la hâte d’une préparation rapide et silencieuse. Ostap — le fidèle Ostap — avait expliqué aux Russes qu’ils pouvaient surprendre, à minuit, en sortant par la porte donnant sur le fleuve, une partie négligemment gardée du camp ennemi et couper, si possible, l’armée tartare.

À onze heures du soir, Féodor, qui devait diriger l’attaque, se tenait près de la porte avec un millier de robustes soldats, tous trop ardents de combattre pour remarquer que leur ami Ostap n’était pas avec eux.

Autant d’hommes étaient venus renforcer la colonne attaquante, et les réserves qui devaient l’appuyer furent laissées en petite quantité pour garder les remparts, le reste, très peu d’hommes, restèrent à la porte occidentale (à l’autre bout de la ville) car personne ne pensait que les Tartares l’attaqueraient encore, alors que cinq jours auparavant ils y avaient été refoulés.

Les soldats qui gardaient cette porte, faisaient les cent pas, grognant de mécontentement parce qu’on les empêchait de participer à l’attaque, lorsque des pas précipités s’approchèrent et la voix d’Ostap s’écria, hors d’haleine :

— « Holà, frères ! hâtez-vous ! vous êtes attendus avec impatience à la porte du fleuve. »

Toute la troupe s’envola instantanément, au pas de course, vers l’autre côté de la ville, enchanté de cette veine inattendue de prendre part à la bataille proche. La porte et le rempart, par là, étaient complètement désertés.

Alors Ostap, dans une hideuse grimace de triomphe, s’approcha de la porte et imita le cri du chat-huant. Ce même cri, comme en écho, fut répété de l’extérieur des murailles.

— « Bon ! » se dit-il, « les Tartares sont prêts. Allons-y alors ! »

Exerçant toute sa force, il défit un des lourds barreaux de bois qui fermaient la porte, et il détachait juste le dernier, lorsqu’il reçut un énorme coup sur la tête qui lui fit perdre connaissance et lourdement il s’affaissa sur le sol.



CHAPITRE X

Une Aventure téméraire


Le lendemain, au point du jour, Kief était sans dessus dessous et des rapports contradictoires circulaient de tous côtés. Quelques-uns disaient que les Tartares étaient entrés en ville par un passage souterrain, d’autres qu’Ostap avait été assassiné, d’autres encore relataient qu’un Tartare, enchanté et magicien avait ouvert la porte d’Ouest brisant ses barreaux comme des fétus de paille.

Mais bientôt un cor de guerre résonna sur toute la ville, attirant les habitants à la porte occidentale où un spectacle étrange et affreux les attendait.

Sur la plate-forme, au-dessus de la porte, étaient assis en cercle des êtres silencieux — les vieux chefs de Kief, portant sur leurs cheveux la neige des longs hivers, et les cicatrices de maintes batailles, sur leurs visages usés par les temps. Au milieu du cercle, inflexible et immobile comme une statue, dominait la puissante stature de Sviatagor et à côté de lui, plus pâle que d’habitude, apparaissait Sylvestre.

Vis à vis de ses juges assemblés, les mains liées derrière le dos et les chevilles attachées par une lanière de cuir, se dressait le traître Ostap. Rien ne semblait vivre en lui, sauf ses yeux gris où une étincelle de férocité languissait.

Le soleil levant éclairait une foule compacte tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des murailles. Toute la population de Kief était entassée dans l’espace peu large de la porte d’Ouest, pendant que les masses noires de l’armée tartare, attirées aussi par les sons du cor, s’amassaient au pied de la colline regardant, de leurs petits yeux brillants, ces quelques visages sombres, au sommet de la muraille, se silhouettant sous le ciel brillant du matin.

Dans un silence morne et sinistre, Sviatagor se leva lentement et cria d’une voix semblable au rugissement d’une tempête hivernale à travers les forêts de pins :

— « Guerriers de Kief ! vous voyez cet homme ; nous avons eu confiance en lui et nous l’avons chéri comme un frère. Vous allez entendre ce qu’il a fait et, vous-mêmes, vous serez ses juges. »

Il fit un signe, et Cyril, s’avançant d’un pas, raconta comment il avait suivi Ostap, la veille, sans être aperçu, et comment il avait entendu son signal aussitôt répété par les Tartares à l’extérieur de la ville et la façon dont il avait abattu le traître au moment celui-ci allait faire pénétrer dans la garnison, des troupes ennemies.

Les soldats qui avaient vu Ostap sans connaissance tenant encore un barreau de la porte en main, confirmèrent les paroles de Cyril ; d’autres déclarèrent que c’était ce traître qui les avait fait quitter leur poste en les appelant à la porte du fleuve.

— « Père Sylvestre, », demanda Sviatagor, « n’avez-vous rien à dire ? » Le moine rencontra un regard de haine mortelle que lui lança le prisonnier et répondit avec son calme habituel :

— « Non, rien. »

Le regard féroce s’évanouit sur la figure d’Ostap et fut remplacé par une admiration embarrassée et stupéfaite. Cet homme qu’il avait tenté de tuer, refusait de le dénoncer ! Ce moine dédaignait même de mentionner une injure qui le concernait !

Mais la clémence généreuse de Sylvestre n’aidait à rien. Ce qui avait été dit déjà suffisait aux Russes pour sceller le destin des hommes.

— « Frères, » s’écria Sviatagor, « vous avez tous entendu. Que mérite ce traître ? »

Instantanément, comme le roulement du tonnerre, il n’y eut dans le silence rompu qu’un seul cri :

— « La mort ! »

— « Vous entendez », dit Sviatagor au prisonnier. « Qu’avez-vous à répondre ? »

Alors le condamné s’éleva de toute sa hauteur et relevant la tête orgueilleusement, il regarda ses juges avec un défi dédaigneux et dur.

— « Ce que j’ai à répondre ? Rien. Je ne veux pas que vous ayiez pitié de moi, et je ne vous demande rien. J’espérais rétablir, dans cette ville élue, l’ancienne dignité du Dieu de la Foudre ; et maintenant que j’ai perdu, je ne tiens pas à vivre plus longtemps. Que la malédiction de Peroon retombe sur vous ! Frappez ! »

Le coup mortel s’abattit, mais personne ne s’en aperçut, tant les spectateurs étaient stupéfaits par cette surprenante révélation ; lorsque Ostap parla de « Peroon, le Dieu de la Foudre », ses paroles jetèrent la lumière dans les esprits. Sylvestre même tressaillit en regardant l’homme mort, près de lui, tandis que la figure basanée de Cyril pâlit et ses lèvres, murmurèrent :

— « C’est Yarko, le grand prêtre de Perron ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dès lors le siège de la ville commença, car les Tartares désespérant d’arriver à leur but par des stratagèmes et furieux de la découverte et de la mort de leur émissaire dont ils avaient espéré, par son aide, gagner la ville sans combattre, attaquèrent sérieusement. Ayant recours à leur nombre supérieur, ils menaçaient à la fois plusieurs points de la ville et feignaient d’attaquer tantôt ici, tantôt là, jusqu’à ce que la poignée de défenseurs, constamment sur le qui-vive, fut harassée.

Sur ces entrefaites des nuées de cavaliers tartares voltigeaient incessamment autour des murs, envoyant dans la ville, en galoppant, une grêle tellement épaisse de flèches, que les Russes, quoique soigneusement à l’abri, perdaient beaucoup d’hommes chaque jour, perte qui affaiblissait énormément leurs maigres troupes.

Sviatagor et Sylvestre furent infatigables et ranimèrent les esprits déprimés qui faisaient face à ces moments pénibles aussi bravement que possible, mais ni leur courage, ni les efforts désespérés de leurs chefs ne pouvaient les mettre à l’abri de la lente et glaciale horreur qui les hantait tous, bien que personne n’osait y donner cours — la crainte de la famine.

Ce n’était pas en vain, vraiment. L’eau qu’ils avaient en abondance se puisait dans les citernes spéciales de la ville : mais la nourriture commençait déjà à faire défaut, car la fuite des villageois, qui avaient cherché un refuge à Kief, devant l’armée ennemie, donnaient à la garnison beaucoup de bouches additionnelles à nourrir au moment où, par malheur, les secours manquaient.

La nécessité de réduire la ration journalière (qui avait déjà été diminuée de moitié) troublait fortement Sviatagor qui savait bien que ses soldats — capables pour l’instant de renverser les Tartares — ne pourraient plus tenir lorsque les vivres manqueraient. Mais l’intelligence de Sylvestre prévoyait un autre danger plus immédiat. Il se doutait qu’Octaï Khan, qui était habile dans les différents genres de combat, assemblerait quelques-uns de ses chariots en forme de rude hangar ou d’appentis, à l’abri duquel un corps ennemi, avançant vers les remparts, serait complètement protégé contre les flèches et les pierres lancées du haut de l’enceinte, et arriverait au mur pour le saper ou y enfoncer une porte.

Le moine prévoyant ce péril, prit des mesures contre lui. Il ne perdit point de temps et envoya chercher quelques charpentiers et forgerons, les meilleurs que l’on puisse trouver en ville et il eut avec eux une conversation qui les étonna grandement.

Il fut bientôt raconté partout que le père Sylvestre avait inventé une machine qui détruirait toute l’armée tartare en une fois, et une foule ardente vint s’attrouper sur la place où les ouvriers commençaient leur travail. Mais tout ce qu’elle vit, ce fut un amas confus de bûches et de barres de fer dont les travailleurs eux-mêmes ne pouvaient en expliquer l’usage.

Le lendemain matin les craintes de Sylvestre s’étaient pleinement réalisées. Le regard perçant de Cyril distingua au milieu du camp tartare plusieurs chariots attachés ensemble et autour desquels une troupe d’hommes circulaient sans cesse. C’était maintenant une lutte ingénieuse et originale : qui serait prêt le premier de l’appentis tartare ou de l’engin russe, tous deux faits pour détruire ? Il semblait que l’ennemi aurait fini son œuvre le premier.

Sviatagor avait réuni ses chefs pour considérer ce qu’il y avait de mieux à faire lorsque Cyril pénétra tout à coup au milieu d’eux et dit :

— « Père, nous devons absolument avoir de l’aide le plus vite possible ; il vaut mieux qu’un homme risque sa vie pour sauver celle de tous les citadins. Je quitterai Kief et passant à travers les lignes adversaires, j’irai dire au Prince Vladimir que sa ville est en danger. »

L’offre était tellement inattendue et tellement étonnante que les guerriers assemblés se regardèrent ne sachant que dire. À la fin, Féodor brisa le silence.

— « Non, non, mon ami, cela ne peut pas être. Il ne sera pas dit que nous enverrons un enfant mourir pour nous sauver. J’ai tué votre père, et je n’aiderai nullement à vous faire tuer aussi. Si quelqu’un doit partir, ce sera moi. »

— « Pouvez-vous vous faire passer comme tartare ? » demanda Cyril.

La question était juste et Féodor resta silencieux ; Cyril expliqua son plan. Il se laisserait tomber au bas des remparts, la nuit, par une corde et pénétrant dans le camp ennemi, inaperçu, il le traverserait, étant Tartare lui-même, sans attirer l’attention. Une fois arrivé là, il prendrait un des chevaux écartés et partirait au galop pour Kamenskoë.

— « Une armée met huit jours pour y arriver, » dit-il, « mais un Tartare sur un cheval tartare n’en restera que trois ; et, en outre, il se peut que le grand Prince soit de retour. Dans dix jours, père, si je ne suis pas tué, vous serez sauvés. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, au point du jour, une des sentinelles ennemies — la plus proche, vit un enfant rôdant, la mine attristée, sur la pente de la colline en tenant une bride tartare en main.[6]

— « N’avez-vous pas vu un cheval égaré quelque part, par ici ? » demanda l’enfant d’une voix triste.

— « Un cheval ? » répondit le Tartare (qui était un peu blagueur) en regardant en riant les innombrables chevaux qui paissaient dans la vaste plaine, au-dessous de lui. « Comment aurai-je vu un cheval, ici ? Ne pouvez-vous voir, par vous-même, qu’il n’y en a pas dans cette région ? »

L’enfant, évidemment le cœur fendu de se voir railler alors qu’il avait tant de peine, regarda la sentinelle d’une mine renfrognée, et s’en alla lentement vers le camp.

— « Vous n’avez pas vu un cheval ? » demanda-t-il à un autre homme qu’il rencontra sur son chemin.

— « Non, je n’ai pas vu de cheval, » répondit l’autre, « mais j’avais rencontré un âne, et quelle merveille, je le revois ! »

Aussi loin que le pauvre enfant alla, ce furent des railleries et des moqueries impitoyables. On lui demanda combien de pattes son cheval possédait ; d’autres s’enquérirent si c’était un cheval vivant ou mort, et un dernier enfin, particulièrement railleur, dit d’un air sérieux ;

— « Oui, je me rappelle, j’ai vu un cheval avant-hier, mais il était si délicat que je l’ai mangé. J’ai conservé un morceau de sa crinière, si vous voulez en goûter ? »

Mais ces moqueurs auraient été moins joyeux, s’ils avaient entendu ce que disaient au même moment, un petit groupe d’hommes, observant du haut des murailles de Kief le camp ennemi.

— Il a passé la première sentinelle. Bravo, Cyril ! »

— « Voyez, il s’arrête pour parler à un second Tartare. C’est un audacieux compagnon, vraiment ! »

— « Regardez, il est près du camp à cette heure ! »

— « Il y entre et il passe inaperçu. »

— « Où est-il maintenant ? Je ne puis plus le voir. »

Où, en effet ? Parmi cette grande armée la petite forme de l’enfant héroïque s’était perdue comme une goutte de pluie dans la mer.

En vain le groupe anxieux regarda le plus possible, les hommes observèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Cyril ne fut plus visible et personne n’aurait pu dire s’il avait réussi ou échoué dans la périlleuse aventure où il ne s’agissait non pas seulement de la vie de l’enfant tartare, mais de la vie de tous les habitants de Kief.


CHAPITRE XI

La Main de Fer de Sylvestre


Mais les Russes devaient bientôt penser à d’autres choses. Les chaleurs terribles de l’été commençaient pour tout de bon et multipliaient les maladies qui sévissaient déjà dans la ville mal nourrie et populeuse. Les blessés mouraient ; des hommes qui étaient en pleine santé, s’abattaient soudainement ; et par la famine et les maladies qui les harcelaient, et un ennemi sans pitié qui les encerclait, les chefs les plus courageux commençaient à désespérer.

Et maintenant, comme ce n’était pas encore assez, ils furent menacés d’un nouveau et plus formidable péril.

L’appentis redoutable, sous lequel les Tartares voulaient attaquer les remparts, s’était deux fois écroulé, manié par des mains inhabiles, mais le nombre avait contre-balancé le défaut de grossièreté mécanique et la machine fut à la fin prête pour l’usage, pendant que l’engin de Sylvestre demandait encore quelques heures de travail pour le compléter.

Des remparts, les Russes pouvaient voir leurs ennemis à l’abri sous l’appentis et ils se doutèrent que bientôt les Tartares s’avanceraient à l’assaut. Le visage de fer de Sviatagor même pâlit ; mais à ce moment Sylvestre toucha son bras et lui chuchota quelques mots à l’oreille.

La figure triste du vieux soldat s’éclaircit d’un rire joyeux. De ses propres mains, il lia un drap blanc à la pointe d’une lance et l’agita au-dessus de lui en signe de suspension d’armes en même temps qu’il ordonnait à ses hommes de sonner du cor pour parlementer et que Féodor courait aux ouvriers de Sylvestre leur ordonnant, s’il voulait que la ville fut délivrée, de finir l’engin de guerre en peu de temps.

Les Tartares, espérant que la fermeté de la garnison cédait enfin, répondirent bien vite au signal et envoyèrent deux de leurs chefs pour parlementer avec les Russes. Après une courte mais très animée conférence (à en juger à leurs gestes excités) les envoyés retournèrent au camp, apportant à Octaï la proposition de Sviatagor : la bataille serait décidée par un combat entre le Khan lui-même et le jeune Féodor, ou entre douze Russes et douze Tartares choisis parmi les meilleurs guerriers.

Octaï qui était aussi brave que féroce, voulut accepter la lutte immédiatement ; mais les plus vieux et les plus expérimentés de ses chefs s’y opposèrent fermement. Ils argumentèrent que ce Féodor avait tué l’énorme géant, Marnai, sans recevoir une égratignure, et que la magie du chrétien enchanté l’avait sans doute mis à l’abri de toutes les armes et que par conséquent, lutter avec lui serait non seulement sans espoir mais dangereux.

Pour la même raison ils s’opposèrent au combat des douze guerriers, disant qu’une telle proposition, faite lorsque le siège avait déjà duré si longtemps, prouvait que les Russes étaient à bout de forces et essayaient d’empêcher les Tartares de voir leur victoire prochaine. Quelques jours encore et la ville et tout ce qu’elle contenait appartiendrait aux Khan ; pourquoi, alors, donner au hasard d’un combat douteux le prix qu’il tenait déjà dans sa main ?

Ces arguments prévalurent et les Tartares rapportèrent à Sviatagor le refus d’Octaï, et ils y ajoutèrent une allusion railleuse sur la chute imminente de la ville.

Mais ces sauvages devinaient bien peu, comme ils descendaient la colline en riant sur leur triomphe anticipé, combien leurs ennemis méprisés les avaient surpassés en finesse. Ces pourparlers avaient duré trois heures, et durant ce répit, les ouvriers Russes, qui savaient que le sort de la ville était entre leurs mains, avaient accompli des prodiges, et l’engin était presque terminé. Lorsque les parlementaires de Khan revinrent de leur seconde mission, la machine mystérieuse était prête et lentement roulée à sa place sur une plate-forme érigée juste à côté de la porte occidentale.

C’était une étrange chose, pareille au rouleau moderne d’agriculture, beaucoup plus grand naturellement, dont le manche était terminé par une énorme main. Si les Russes avaient connu l’histoire classique, ils auraient reconnu d’un coup d’œil la « baliste », ou fronde énorme, des anciens Romains, plus grande et mieux construite. Mais aux simples Russes, elle leur semblait un appareil magique et ils l’observaient, étonnés, ne sachant comment elle agirait.

La baliste, un instant après, fut tout à fait prête. À peine fut-elle à sa place que le grand appentis tartare s’avança lentement, vers la ville, cependant qu’un rugissement de triomphe vint frapper les oreilles des Russes.

Sylvestre fit un signe et deux hommes placèrent dans la main de fer, une pierre énorme, et le moine, retroussant les manches de son froc, mania le levier qui bandait cette main.

Tout de suite, à l’étonnement des spectateurs, la main rebondit et la pierre, s’élevant comme une fusée, traça une énorme courbe sous le ciel et retomba (manquant de près l’appentis ennemi) dans la masse serrée des sauvages hurlant.

Un cri terrible renseigna sur les ravages produits par la pierre, et les Tartares consternés, comprenant difficilement ce qui leur arrivait, restèrent muets et immobiles comme des statues. Une autre pierre apparut sifflant dans l’air et un fracas épouvantable répété par les échos de la colline, indiqua que le fameux appentis, le labeur de plusieurs journées pénibles, n’était plus qu’un amas de bois brisés sous lesquels avaient péri une vingtaine des plus braves guerriers de Khan.

Alors éclata un hurlement de frayeur et les Tartares se dispersèrent comme des moutons devant ce nouveau et terrible engin destructif. Les chefs et les simples soldats s’enfuirent de tous côtés, jetant leurs armes pour courir plus vite ; et si les Russes avaient été capables de faire une sortie, le siège aurait été fini ce jour là. Mais la garnison était trop épuisée, surtout que la porte du fleuve (suivant les ordres préalables d’Octaï) était menacée maintenant par un parti assez fort de Tartares qui, ignorant le désastre de leurs camarades, se précipitaient sur les remparts en poussant des cris terribles et envoyant des volées de flèches pour occuper dans cet endroit les Russes déprimés.

Mais en apprenant la défaite de leur armée, ils se retirèrent bien vite et depuis ce jour, la ville sembla sauvée. La terreur et la confusion étaient si grandes parmi ces troupes que le matin suivant lorsque l’aube apparut, les Russes s’attendirent à voir le camp tartare déserté.

Mais hélas ! ils furent bien vite déçus. Octaï Khan lorsque sa première terreur fut passée, se rappela la description de tels engins que lui avaient faite des commerçants grecs qui visitaient occasionnellement ses contrées, et s’étant dit qu’il n’y avait rien de magique, il avait pu ramener ses hommes à la même opinion.

Alors, comme toujours, la honte de leur récente alarme, rendit les Tartares doublement furieux et le soleil était à peine levé, qu’ils accoururent vers la ville dans une nouvelle furie. Le plan d’attaque était maintenant terrible car il consistait à envoyer sur la ville, des flèches où étaient attachées des herbes flambantes. Les maisons de bois étaient devenues, par ce soleil ardent, aussi sèches que de l’amadou et une seule flèche aurait suffi pour mettre la ville en flammes.

Heureusement le prudent Vladimir avait laissé un large espace vide entre les murailles et les huttes les plus rapprochées et de toutes les flèches qui tombèrent dans la ville pas une n’atteignit les cabanes. Mais les deux portes (car la ville était assaillie de deux côtés à la fois) furent bientôt couvertes de tous ces dards de feu et le bois sec fut vite en flammes trop ardentes pour qu’on puisse les éteindre.

Malgré cette extrémité effrayante, les Russes résistaient plus opiniâtrement que jamais. Comme les archers ennemis circulaient çà et là sur leurs chevaux petits et rapides, les Russes leur envoyaient des tourelles, des flèches qui manquaient rarement leur but. Sur ces entrefaites, Sylvestre et une troupe d’élite, défiant les flèches qui tombaient autour d’eux, élevèrent, avec une vitesse surprenante, une barricade de pierres et de paniers remplis de terre, juste en face de la porte en feu, et lorsque les barreaux brûlants s’écroulèrent, les Tartares chargèrent avec des cris de triomphe et se heurtèrent à une nouvelle muraille de derrière laquelle une nuée de pierres et de flèches les tuèrent par vingtaine. Une fois encore les meilleurs guerriers de Khan furent refoulés des remparts impénétrables et, lorsque le soleil se coucha sur cette lutte surhumaine, Kief n’était pas encore prise.

Très tôt, le matin suivant, les Tartares demandèrent à parlementer à leur tour et quatre guerriers, en apparence désarmés, arrivèrent vers la ville, trois marchant de front et un derrière.

Ils eurent vite expliqué ce qu’ils avaient à dire. Octaï Khan offrait de lever le siège et de se retirer avec toute son armée, si les Russes voulaient leur livrer, mains et pieds liés, le chrétien enchanté Sylvestre.

— Va-t-en dire au chien qui t’envoie, répondit Sviatagor d’une voix colère, que…

Il ne put finir sa phrase. Le Tartare qui se tenait derrière ses trois compagnons fit un mouvement, et une flèche, dirigée vers Sylvestre, effleura son épaule et entra dans la poitrine de Sviatagor, qui s’affaissa tout en sang, sur le sol.



CHAPITRE XII

Le Message du Faucon

Après avoir accompli cette lâche action, les quatre assassins dévalèrent la colline au grand galop ; mais ils s’enfuirent presque inaperçus tant étaient grandes l’excitation et la confusion causées par la chute de Sviatagor.

Sylvestre — qui seul avait conservé sa présence d’esprit — se hâta de relever le chef, et le trouvant seulement blessé, le porta dans la hutte la plus proche. La flèche fut extraite et lorsque le moine reçut les maigres médicaments qui existaient alors, il soigna le vieux soldat ; pendant ce temps, Féodor, montant sur les remparts avec ses meilleurs guerriers, surveilla le camp des Tartares, craignant que l’ennemi ne saisit ce moment de trouble pour attaquer de nouveau.

Le blessé, heureusement, était moins atteint qu’on ne l’eut cru à première vue et le moine commença à espérer que le vieux chef survivrait. Mais, avec tout cela, la ville avait perdu son commandant au moment où elle en avait le plus besoin.

En réalité, on se méprenait, car Sylvestre avait été longtemps le chef réel de la garnison et la vie et l’esprit de ses héroïques défenseurs. Qu’il donnât des ordres et qu’on lui obéit semblait tout naturel aux Russes. Tous sentaient instinctivement que c’était lui, Sylvestre, l’homme indispensable.

— Nous pouvons avoir confiance, maintenant, mes enfants ! s’écria-t-il aux êtres maigres, hagards, aux yeux creux qui étaient assemblés autour de lui. Lorsque les hommes se servent du meurtre et de la trahison pour arriver à leur but, ils montrent, par là, que leur cas est désespéré. Les heures les plus sombres arriveront avant l’aube, et nous vivrons cependant pour prier Dieu qui est notre force et qui n’abandonnera pas ceux qui croient en Lui.

Les assiégés avaient bien besoin d’encouragement, car leur détresse était douloureuse. Dans dix jours — comme Cyril leur avait assuré — ils seraient sauvés et le dixième jour était arrivé sans qu’il y ait aucun signe de l’aide promise et tant attendue.

Lentement la journée passa lourde et chaude, et lorsque le soleil commença à descendre vers l’ouest, il semblait aux hommes que l’astre diurne emportait leurs cœurs avec lui. Si les Tartares voulaient encore attaquer sérieusement, l’excitation féroce de la bataille soutiendrait les âmes chancelantes des défenseurs ; mais l’inaction engourdie était ce qu’ils pouvaient le moins supporter.

Ce fut un triste jour ; la nuit était arrivée, lorsque Sylvestre, se tenant près de Féodor dans les créneaux de l’enceinte, entendit un battement d’ailes et un superbe faucon s’abattit vers lui et vint se poser sur son épaule.

— C’est le faucon favori du Prince Vladimir, s’écria Féodor. Des nouvelles, père, des nouvelles enfin !

— Silence ! dit le moine en posant un doigt sur sa bouche ; si les soldats t’entendaient jamais, ils ne pourraient retenir des cris de joie, et mettraient ainsi l’ennemi sur ses gardes.

Mais bien que Sylvestre parlait avec son calme habituel, son cœur battait fièvreusement ; il défit de dessous l’aile gauche du faucon, un morceau de parchemin où la main maladroite d’un de ses élèves — le fils favori de Vladimir — avait écrit ces mots :

Demain soir, lorsque vous verrez un feu sur la Colline Chauve, avancez contre les Tartares. Je serai là.

Vladimir.

Cette Colline Chauve était un mont énorme et haut se trouvant à un mille au delà du camp ennemi. Sylvestre comprit le plan et quelques paroles suffirent pour l’expliquer à Féodor dont la figure rayonna en entendant ces nouvelles.

Ce ne fut pas facile de retenir l’excitation des Russes en leur donnant lecture du message du faucon, et on se garda bien d’en parler à Sviatagor qui, à se voir mortellement blessé et empêché de prendre part au combat, recevrait sans nul doute le coup de grâce. Mais les soins et la patience inépuisables du moine applanirent toutes les difficultés : et pour empêcher les Tartares de se douter de la surprise qu’on allait leur faire, Sylvestre envoya, le matin suivant, leur dire que la ville leur serait rendue si dans sept jours les Russes n’avaient reçu aucune aide.

À peine l’obscurité tombait-elle sur la terre que Féodor et Sylvestre commencèrent à assembler leurs hommes ; on détruisit la barricade de la porte du fleuve pour donner libre passage. La nuit était noire et orageuse, traversée par de fréquentes rafales de pluie ; mais vers onze heures le signal désigné se montra au loin comme un éclair et la tristesse s’enfuit comme par enchantement. Alors les Russes, dévalant les pentes de la colline comme un torrent, se précipitèrent en poussant des cris effroyables, dans le camp des Tartares.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle fut sauvage, cette bataille nocturne, en pleine obscurité ; et même les plus avancés ne purent jamais dire ce qu’il était arrivé. Ce n’était que des masses sombres surgissant çà et là, des cris, des rugissements, des trépignements assourdissants, des chocs d’armes invisibles maniées par des mains cachées ; et les hommes se prenaient à bras le corps dans le noir, tenant leurs lances hautes, n’osant frapper, de crainte de tuer leurs camarades.

Mais quoique les Tartares combattaient avec la sauvagerie des bêtes féroces des déserts dont ils provenaient, la bataille tourna en leur défaveur. Pris complètement par surprise, et assaillis de deux côtés à la fois, ils reculèrent pas à pas, jusqu’à ce que Vladimir et ses hommes les poussant en avant, mirent le feu au camp qui s’enflamma bien vite éclairant le pays avoisinant. Tout alors céda. Octaï Khan tomba au plus fort de la bataille, combattant jusque la dernière minute ; et lorsque le matin blanchit à l’horizon, la grande armée qui avait si longtemps assiégé Kief était disparue comme un mauvais songe.

— « Vous avez bien travaillé, mes enfants », dit le prince Vladimir se tenant vis à vis du palais et entouré de la population entière de la ville venue lui faire fête. « Tout le butin que j’ai pris sera donné aux veuves et aux enfants des braves qui sont morts pour défendre ma ville. Mais, quant à ceux-ci, » continua-t-il en serrant la main de Cyril et de Sylvestre qui se tenaient à ses côtés, « je ne pourrai jamais leur donner une récompense digne d’eux. Ils ont seuls sauvé Kief et, dans les siècles futurs, quand les chants et les histoires russes parleront de Vladimir, le fils de Sviatoslav, on n’oubliera pas de causer aussi de ses deux plus fidèles amis, le père Sylvestre et Cyril aux Doigts Rouges. »

David KER.
FIN

Typo-Litho


Herman Wolf
Rue
Herman Reuleaux
Liège

  1. Le titre de Tsar fut attribué pour la première fois, par Ivan le Terrible, il y a 300 ans. Les premiers souverains russes étaient appelés « Veliki Knyaz » (Grand Prince) que l’on traduit maintenant par « Grand Duc ».
  2. Un traité entre le prédécesseur de Vladimir, Sviatoslav, et l’empereur grec (duquel traité une copie existe encore) établit expressément que les Russes ont « juré sur leurs armes de l’observer fidèlement. »
  3. Nom scientifique des poulpes.
  4. Cette chanson est la traduction littérale de la ballade authentique que j’ai trouvée
    dans la Russie Centrale.
  5. Ancien proverbe rythmé très employé en Russie.
  6. Le stratagème audacieux attribué ici à Cyril est historique et peut être trouvé chez les plus vieux chroniqueurs russes.