Cyril aux doigts-rouges ou le Prince Russe et l’Enfant Tartare/Mauvaises nouvelles

CHAPITRE VII

Mauvaises Nouvelles

Quelques semaines après la mort de l’ours et le sauvetage de Sylvestre et de son compagnon, le Prince Vladimir donna une fête dans le hall de son palais, à Kief, et y invita ses principaux chefs et ses meilleurs guerriers. C’était un grand honneur d’y être convié, quoique ce banquet semblerait bien étrange aux yeux des civilisés, car les tavernes les plus sales des petites rues de Londres et de New-York sont aussi confortables que la grande salle du roi puissant d’alors.

Il ne manquait certes pas de plats en or et de gobelets en argent, les maintes victoires de Vladimir sur les nations plus raffinées du Sud, l’en avaient pourvu abondamment. Les tables aux planches grossières, entaillées par les couteaux, ressemblaient aux hachoirs des bouchers ; le parquet, qui n’était autre que la terre, était recouvert d’os rongés sur lesquels des chiens aux longs poils se précipitaient avidement. Au milieu de la salle flamboyait un énorme feu de bois de pin dont la fumée, après avoir circulé à travers le hall, s’échappait en partie par les portes et les fenêtres, en partie par les trous du toit, pendant que les étincelles, s’envolant du foyer, tombaient par ondées sur les rudes habits et les cheveux en broussaille des convives dont les cris et les rires bruyants faisaient un vacarme indescriptible.

Dans le coin le plus éloigné de la salle, Vladimir était assis à une table plus haute que les autres, entouré par les chefs dont le rang où les exploits donnaient le droit de se trouver aux côtés du Prince. Comme Sylvestre était rarement présent à de telles fêtes, la place d’honneur à droite de Vladimir était occupée par Féodor. Juste derrière le siège du Prince se tenait un vieux ménestrel aux cheveux blancs (le poète lauréat de cette cour barbare) qui chantait d’une voix sonore, la vieille « Builina » (ballade) du combat d’Alexis Popôvitch contre le géant tartare, Tugârin ; cette chanson était la favorite des guerriers de Kief, non seulement parce qu’elle décrit la défaite de leurs mortels ennemis, les Tartares, par un Russe, mais aussi parce que celui-ci a conquis la victoire par un de ces stratagèmes qui étaient aussi populaires chez les Russes de ce siècle, qu’ils le sont chez ceux du nôtre.


« Tugârin le Tartare
         S’avança au combat ;
Le rusé Pôpovitch
         Lui dit alors :
« Oh ! Tartare, tu veux me tromper !
         Ce combat est inégal !
Hier encore
         Tu jurais hardiment
De me combattre sincèrement,
         Nous deux, et pas davantage ;
Et voilà que derrière toi
         Se trouve une vingtaine de camarades ! »
Tugârin se retourna pour voir
         Si c’était vrai ;
Alors Popôvitch sauta sur lui
         Et lui trancha la tête ! »[1]


Au moment où la chanson finissait parmi les applaudissements et les rires de tous les hôtes (car les Russes comme les Turcs, jouissent d’histoire à la vingtième fois comme à la première) un grand bruit se fit entendre au dehors du hall, et plusieurs voix crièrent ensemble :

— « Conduisez-les au grand Prince ! Qu’il entende ce qu’ils ont à dire ! »

La porte s’ouvrit et une demi-douzaine de gardes conduisirent devant Vladimir deux hommes poudreux, fatigués, aux yeux hagards, qui avaient évidemment marché vite et longtemps.

À leur vue on sentait qu’ils n’apportaient guère de bonnes nouvelles ; les causeries et les rires bruyants firent place à un silence si complet qu’on aurait pu entendre voler une mouche dans ce hall bondé et, lorsque les étranges inconnus eurent mangé à la hâte la nourriture posée devant eux, ils commencèrent leur histoire.

Ce fut bientôt dit. Les Tartares étaient de nouveau en campagne et avaient envahi le sud-est de la Russie qu’ils ravageaient pour l’instant. Beaucoup d’habitants s’étaient réfugiés dans la forteresse de Kamenskoë ; mais l’ennemi l’avait encerclé et l’attaquait, jurant de tout massacrer lorsque la place serait prise.

— « Ils vont à leur perte ». dit Vladimir dans un rire sauvage, « et c’est toujours un mauvais plan de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Ces chiens ont déjà goûté de mon fouet, mais s’ils en désirent encore, ils l’auront. Féodor assemble mes gardes, et toi, Cyril, cours appeler le père Sylvestre ! »

Passer d’une fête au combat, c’était une chose journalière pour le Prince de Kief et ses guerriers ; et sur le temps que Sylvestre arriva, la place vis à vis du Palais fut comblée d’hommes armés dont le visage hardi et vigoureux, les armes étincelantes et l’équipement en ordre, pouvaient satisfaire les plus rigoureux commandants.

— « Père », dit Vladimir au moine, « je vais m’en aller combattre ces loups tartares qui sont en train d’anéantir mon peuple. Mon fidèle Sviatagor, là » (et il montra un vieux chef grimaçant, borgne, et à la barbe grise et longue) « commandera la ville en mon absence ; et je vous prie, père, de l’aider de vos conseils, car en vous repose notre force suprême. »

— « Que Dieu puisse être avec toi, mon fils », répliqua Sylvestre ; « et si mes conseils peuvent faire quelques biens, sois assuré qu’ils ne feront pas défaut.

Les dernières préparations furent bientôt terminées et les gardes du Prince s’assemblèrent autour de leur chef. Féodor qui les avait jusque là commandés, pâlit en apprenant qu’il devait rester en ville pour aider Sviatagor, mais il ne fit aucune objection.

À ce moment Cyril vint au Prince et lui demanda de lui laisser accompagner l’armée dans sa marche vers le Sud.

— « Quoi ! » s’écria Vladimir, le regardant fixement, « tu veux venir avec nous pour lutter contre tes compatriotes ? »

— « J’ai juré de vous être fidèle dans la vie comme dans la mort, Vladimir Sviatoslavovitch », répondit le jeune tartare, subissant le regard du Prince sans fléchir. « Avez-vous peur que je ne tienne pas ma parole ? »

— « Non. non, mon enfant, reprit le grand guerrier, joyeusement, « je sais que tu ne le feras jamais. Si le père Sylvestre ne peut pas t’employer ici, tu pourras nous accompagner et tu seras le bienvenu. »

— « Je le laisserai bien avec plaisir aller avec toi et tes hommes, puisqu’il y tient, » répliqua le moine ; « mais je suis persuadé — quoique en vérité je ne sais pas pourquoi — que son séjour ici sera de grande importance pour nous tous. »

— « Si vous parlez ainsi, père, naturellement je resterai », répondit Cyril, se tournant pour cacher le regard de désappointement amer qui obscurcissait son ardente figure.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une demi-heure plus tard Vladimir et ses soldats descendaient vaillamment le sentier sinueux qui conduisait à la plaine, car on sait que Kief était bâtie sur la colline. Sylvestre, du haut du parapet des murailles, regarda la longue ligne des lances étincelantes jusqu’au moment où la dernière clarté s’évanouit dans l’obscurité de la nuit tombante. Puis il se retira, le cœur oppressé et pressentant un malheur qu’il ne connaissait même pas.

Ce présage devait être bientôt terriblement justifié.

Quelque temps avait passé depuis le départ du Prince, et les jours se ressemblaient tellement que Cyril et son ami Féodor commençaient à regretter plus que jamais de n’avoir pas fait partie de l’expédition, lorsqu’un matin, un grand nuage de poussière se fit voir sous le ciel, à l’est, attirant (autant qu’il le pouvait) l’attention des sentinelles placées comme d’habitude le long des remparts de la ville.

D’abord les citadins crurent que c’était le Prince Vladimir et son armée qui revenaient victorieux, et bien vite ils se préparèrent à bien le recevoir. Mais lorsqu’ils réfléchirent un peu, ils virent bien que c’était impossible à Vladimir d’avoir délivré Kamenskoë et de revenir à Kief en si peu de temps ; en effet, il devait avoir seulement atteint maintenant la forteresse. Mais qui, alors, s’approchait ainsi vers la ville ?

La véritable pensée les effrayait, car ils savaient que leur audacieux Prince ne pouvait subir un désastre qui le forcerait à la retraite. Les cris de triomphe moururent et les visages rayonnants devinrent anxieux et sombres.

Sviatagor comme commandant de la garnison, avait paru à la première alarme et se tenait dans un angle des remparts, accompagné de Sylvestre et de Cyril, regardant attentivement ce sombre nuage avancer. Il n’y avait aucun doute, que ce fut causé par une armée en marche, car l’éclat de l’acier brillait à tout instant à travers la poussière, et chaque fois que la brise matinale balayait ce nuage s’élevant vers les cieux, les veilleurs entrevoyaient derrière lui des masses sombres de cavaliers.

Le petit tartare — qui était connu parmi les Russes pour sa vue profonde particulière à la race dont il provenait — darda, quelques minutes et en silence, ses yeux noirs et perçants vers la masse approchante. Puis, comme Sviatagor et Sylvestre, effrayés de l’inquiétude naissante sur la figure expressive du jeune homme, allaient lui demander s’il était indisposé, les lèvres compressées de Cyril s’ouvrirent et laissèrent tomber ces simples paroles :

— « Les Tartares ! »


  1. Cette chanson est la traduction littérale de la ballade authentique que j’ai trouvée
    dans la Russie Centrale.