Cyranette/16
VII
Et maintenant tout est consommé. L’irréparable est accompli et Nise a bu la lie de son calice. Devant Dieu et devant les hommes, Liette est unie pour la vie à Robert !
S’il nous fallait tirer la morale de ce mariage, en tant que cérémonie, tenant compte de la déconvenue de Mme Daliot, mais aussi de l’état d’esprit de sa fille aînée, nous ne saurions rien faire de mieux que de reprendre à notre compte l’humaine et profonde sagesse du vieil adage : « À quelque chose malheur est bon. »
Cette mère a pu souffrir dans son légitime amour-propre de bourgeoise. Ce mariage a pu manquer de grandeur. Et il est vrai qu’il en eût été totalement dépourvu, sans le caractère d’élévation chrétienne qu’en officiant l’abbé Divoire a su donner à la cérémonie. Mais, en somme, au point de vue de Nise, ne valait-il pas mieux que tout se passât entre intimes et en toute simplicité ?
Après la formule sacramentelle de l’Ego conjungo vos in matrimonium et la présentation rituelle de l’anneau, quand M. le curé, faisant le signe de la croix sur les époux agenouillés, les a solennellement bénis, in nomine Patris, et Filii et Spiritus Sancti, puis, d’une voix qu’il s’efforça d’affermir, a psalmodié un émouvant Kyrie, eleison, Nise a chancelé sous sa croix et gémi, elle aussi :
— Seigneur, ayez pitié ! Christ, ayez pitié !
Mais sa croix ne l’eût-elle pas écrasée, elle l’incomprise, la douloureuse, la sacrifiée, si elle avait dû la porter tout un jour de pompe et de liesse, parmi les fleurs, l’encens et la musique, et les joyeux hosannas d’une foule d’invités ? Ce mariage sans faste et, pour parler comme Liette, sans « tralala » ; cette cérémonie dépouillée de toute mise en scène et comme escamotée, quelles souffrances ne lui ont-ils pas épargnées ? Si donc, en les voulant tels quels. Liette ne songeait pas seulement à se singulariser, si une pensée compatissante l’engageait à rendre moins cruel le supplice de Nise, il se peut que, par ailleurs, elle ait beaucoup péché, cette bonne pensée, on devra lui en tenir compte, et il lui sera beaucoup pardonné.
Hélas, pourquoi ses meilleurs élans s’arrêtent-ils court ? Pourquoi est-elle si étourdie, si sujette aux réflexions inconsidérées ? Grisée par sa fortune, pourquoi, sur le point de partir en voyage de noces, a-t-elle fait encore de la peine à Nise en laissant échapper ce mot malheureux :
— Ne trouves-tu pas, chérie, que cela ressemble à un enlèvement ?
Avant leur mariage, durant les huit jours que Robert a passés à Chambéry, les fiancés avaient déjà pu prendre comme un avant-goût de leur lune de miel. Le matin, il n’était plus besoin de secouer Liette pour qu’elle sautât du lit. Debout la première, c’était elle qui se chargeait de sonner le branle-bas dès qu’un rayon de soleil, filtrant de biais à travers les jalousies, faisait danser au coin de la chambre d’agiles corpuscules d’or. Car le soleil se montrait bon prince : jamais mois de mai n’avait prodigué plus de tiédeur précoce à la terre, décapelé si tôt de leurs capuches de neige le Revard et le Nivolet, métamorphosé si vite la vallée en un immense bouquet de merisiers et d’acacias en fleurs. Et telle était l’attirance de ce beau temps et de cette belle campagne, qu’il fallait partir dare dare avec ou sans M. et Mme Daliot, mais toujours avec Nise, dont la mère joignait ses instances à celles des fiancés pour qu’elle les accompagnât dans leurs randonnées d’excursionnistes infatigables.
Robert, parfois affrétait une auto qu’il conduisait lui-même et dont Liette, quand on était loin de la ville, prétendait apprendre à tenir le volant
— Mais, Liette, tu vas nous jeter dans un ravin ! se récriait Mme Daliot, peu disposée à courir le risque d’un capotage.
— N’aie pas peur, maman, répondait Liette, entre deux inquiétantes embardées que la poigne experte de Mr. Wellstone s’arrangeait heureusement pour rendre inoffensives. Je t’assure, il n’y a aucun danger.
— Tu en disais autant du patinage.
— Oui, mais Robert n’était pas là. N’est-ce pas, darling ? N’est-ce pas que, si vous aviez été là, vous ne m’auriez pas laissé bousculer par ce stupide lycéen ?
D’autres fois, on se contentait de prendre le train, puis d’aller à pied par les chemins de la montagne. Mais, au bout de trois ou quatre jours, Mme Daliot et M. Daliot lui-même, qu’exténuaient ces marches forcées, avaient dû demander grâce, et les jeunes gens ne s’en plaignaient pas.
— On est bien plus tranquille comme cela, opinait Liette.
Robert pensait peut-être de même et il n’était pas jusqu’à Nise qui ne s’accommodât assez bien de ces sorties à trois.
Mr. Wellstone, en effet, ne se croyait plus tenu de ne lui marquer qu’une courtoisie banale. Doucement, la glace fondait entre eux, comme elle s’était brisée tout de suite entre Liette et lui. L’harmonie qui régnait dans leurs idées et leurs sentiments les engageait à de longs entretiens où certaine étournette de fiancée ne trouvait guère à se mêler, car ils portaient exclusivement sur des sujets intellectuels qui n’étaient pas de son ressort comme les caquetages où elle excellait. Elle en éprouvait bien quelque agacement, mais sans le faire voir, parce que ces échanges de vues sur l’art, la science ou la religion ne tiraient pas à conséquence et qu’il n’était pas mauvais que Robert se fit une haute opinion de la culture de la famille.
Cependant, Mr. Wellstone s’y complaisait peut-être un peu trop, à ces entretiens-là. Et sans négliger le moins du monde sa chère petite Liette, si vive, si enjouée, si spirituelle même quand elle s’y mettait ; tout en continuant d’être pour elle le plus empressé et le plus galant des fiancés, il lui arrivait de s’étonner des paradoxes et des imperfections qu’il constatait chez elle, comme il s’émerveillait de la pondération et de l’équilibre de sa sœur. Aussi le danger de ces dialogues, que Liette écoutait distraitement, quand elle ne les coupait pas d’un éclat de rire ou d’une réflexion baroque, était-il plus réel qu’elle ne l’imaginait. Et, moins indifférente à sa menace, elle se serait félicitée que ses affaires fussent si avancées.
Nise ne s’y trompait pas, elle, et ne laissait pas de s’effrayer un peu d’une sympathie qui lui était infiniment précieuse, mais qui ne pouvait se développer qu’au dam de Liette. Là était le péril, et un péril capable de ruiner d’autres vies que la sienne. Mais comment se soustraire au charme subtil et inespéré du curieux revirement qui s’opérait chez Mr. Wellstone et qui prouvait qu’en somme, dans son cas à elle, Denise, tout provenait d’un malentendu ?
Le courage lui en manquait. Et puis tout ne conspirait-elle pas contre elle ? Songeant que le jeune homme ne s’appartenait plus et que ni la religion, ni l’opinion, ni la conscience n’absolvent le parjure, elle se reprochait son intimité croissante avec lui, première ombre sur le soleil conjugal de Liette. Et elle aurait voulu pouvoir l’éviter. Mais on la poussait en quelque sorte vers lui, Mme Daliot aveuglément, parce qu’il n’eût pas été convenable que les fiancés sortissent seuls ; Liette elle-même, sans réfléchir suffisamment, quoique par calcul, pour garder près d’elle la sage conseillère qui lui avait été si utile dans sa conquête de Mr. Wellstone.
Bref, il était temps de se séparer, du propre aveu de Nise, qui, d’ailleurs, ressent cruellement le vide de ce départ des jeunes mariés. La maison, sans Liette, n’est plus la maison. Cette petite folle y tenait tant de place ! Et qui occupera jamais celle que Robert, en quelques soirées, a su s’y faire ? Lorsqu’on s’y retrouvait réunis, après les longues et sentimentales promenades de la journée et qu’elle bruissait des fredons et des caquets de Liette, c’était comme un coin de paradis terrestre. À présent, c’est comme un désert où Nise erre à l’abandon, quêtant, tristement des souvenirs qui n’allègent pas sa peine.
Ici, dans ce fauteuil, Robert goûtait la poésie de l’heure quand elle s’était mise au piano pour accompagner Liette qui lui voulait chanter le Temps des cerises.
Quand nous chanterons le temps des cerises,
Et gai rossignol, et merle moqueur
Seront tous en fête !
Hélas, le poète a raison. Les poètes ont toujours raison qui nous rappellent que toute vie, comme toute gloire, passe et tombe, éphémère.
Mais il est bien court, le temps des cerises,
Où l’on s’en va deux, cueillir en rêvant
Des pendants d’oreilles…
Cerises d’amour aux roses pareilles,
Tombant sous la feuille en gouttes de sang…
Mais il est bien court, le temps des cerises,
Pendants de corail qu’on cueille en rêvant.
Ce qui est long, en revanche, pour Nise, ce sont les huit jours du voyage de noces. Ils prennent fin pourtant et, comme il était convenu, les nouveaux mariés repassent par Chambéry.
De leur brève tournée dans le Midi, — brève à leur sens, il va sans dire, — ils rapportent, semble-t-il, des impressions assez contradictoires. La jeune Mrs Wellstone, très en verve, plus enjouée que jamais, s’est prodigieusement amusée de tout ce qu’elle a vu et entendu dans les trains, dans les hôtels, sur la Corniche et ailleurs. Et quand elle entreprend de raconter tout cela aux siens, c’est un babil intarissable.
Moins emballé, son flegme national le lui interdit, Mr. Wellstone paraît un peu déçu. Oh ! très peu, si peu même que ses beaux-parents ne s’aperçoivent de rien. Mais quelque aiguë que puisse être la clairvoyance d’un père et d’une mère, elle ne saurait se comparer à l’espèce de don de divination qui est propre aux cœurs en mal d’amour. Et cette imperceptible nuance n’échappe pas à Nise comme à M. et Mme Daliot.
— Mon Dieu, déjà ! se dit-elle.
Mais non. Elle veut s’être trompée. Robert ne peut brûler si vite ce qu’il adore et, à défaut de constance, sa loyauté seule lui interdirait de se détacher de Liette avant d’avoir tout fait pour la comprendre et lui mettre un grain de sagesse dans la tête. Cependant, si ce n’est pas cela, c’est autre chose, Car il y a quelque chose, quelque chose qu’il est difficile d’analyser, encore plus de définir, et qui ressemble à un premier et vague désenchantement. En ce cas, le devoir de Nise est tout indiqué. Il ne faut pas que Robert puisse refaire certaines comparaisons qui, peut-être, n’ont pas tourné à l’avantage de Liette. Il ne faut pas, de toute nécessité, que Nise ait à se reprocher d’avoir été cause d’une mésintelligence susceptible de désunir le jeune ménage. Et, prétextant une violente migraine, elle garde la chambre afin de ne plus échanger avec Mr. Wellstone qu’un mot banal au moment des adieux.
Cela fait, elle n’est pas très rassurée encore et la première prière qui du cœur lui monte aux lèvres quand elle s’agenouille, le soir, sur son prie-Dieu, est pour appeler les grâces d’en haut sur sa sœur et son beau-frère :
— Soyez tout à Liette, ô Robert ! Et toi, Liette, sois toute à lui ! Vous avez toute la vie pour vous étudier, vous comprendre, vous aimer. Puissiez-vous y réussir et vous, mon Dieu, aidez-les-y ! aidez-les-y !