Éditions du « Petit Écho de la Mode » (11p. 101-109).

V

Liette n’a jamais su apprécier, comme son père ou sa sœur, la sauvage et grandiose poésie des hivers savoisiens. Quand les monts d’alentour s’ensevelissent dans les brumes de novembre ; qu’avec décembre se succèdent les lourdes tombées de neige qui ouatent les toits et les rues de la ville et font de ses environs un paysage arctique ; et qu’il semble que toute gaité se soit réfugiée au logis, dans l’âtre qui ronfle et pétille : alors, comme désâmée, elle ne sait plus que faire, ni que devenir.

Cet hiver de 1917-1918, si rigoureux encore, quoique un peu moins hyperboréen que le précédent, de glaciale mémoire, lui paraît si long et si exécrable qu’elle craindrait de n’en voir jamais la fin, n’étaient les distractions qu’elle se donne et qui l’aident à « tuer le temps ».

Actuellement, sa marotte — elle a toujours une marotte, qui dure autant que peut durer un caprice — c’est le patinage. Pour se perfectionner dans la langue de Shakespeare et de Byron, qu’il lui faudra parler correctement une fois mariée, sous peine d’être ridicule, elle fréquente quelques jeunes misses de la colonie anglaise, et depuis que la saison n’est plus propice au tennis, au rowing, au golf, à l’alpinisme, férue de sports en plein air, elle s’est mise à l’école de ses nouvelles amies qui s’adonnent avec ardeur aux joies du skating.

Joies relatives d’ailleurs, pour une novice qui a débuté sur le tard et qui n’est pas encore des plus expertes dans l’art des glissades impeccables et des figures harmonieuses. Quelques « billets de parterre » qu’elle ne peut s’empêcher de ramasser et qui la couvrent de confusion ne laissent même pas de la refroidir et elle commence à croire que Mme Daliot n’avait pas tout à fait tort de lui déconseiller vivement ce genre d’exercice, où Nise n’a cure de rivaliser d’émulation avec elle.

— Tu t’estropieras, lui prophétise sa mère, et après in feras une belle mariée !

— Il n’y a pas de danger, affirme-t-elle.

Une chute brutale qu’elle fait certain après-midi (par suite d’une collision avec un grand dadais de lycéen, dégourdi comme ses pieds) et qui la laisse pâmée de souffrance sur la glace traîtresse d’un étang, la convainc du contraire et la dégoûte à jamais du skating.

Elle ne s’est pas estropiée, Dieu merci. Elle s’en tire avec une foulure. N’empêche qu’il faut la ramener en auto et, comme sa cheville gonflée, violacée, presque noire, lui fait endurer mort et martyre, elle se persuade qu’il y a fracture, bien que le docteur, mandé en hâte, affirme que ce n’est rien.

Rien ! Il est bon, le docteur ! S’il souffrait comme elle, il en parlerait moins à son aise.

Des massages répétés, force compresses d’eau blanche calment les tortures qui lui arrachaient des gémissements à fendre un cœur de pierre. Mais on lui impose le repos — un repos absolu. Et, clouée sur une chaise longue, dans sa chambre, près du feu, elle broie du noir quand, de grand hasard, Denise n’est pas là pour lui tenir compagnie.

Heureusement, Denise est une bonne fille, qui fait en sorte de ne pas l’abandonner à son triste sort. Ensemble, on ne s’ennuie pas. On cause de Robert et, quand on cause de Robert, on a tant de choses à se dire, et de si intéressantes, que les heures s’envolent comme des minutes.

Ainsi qu’il en avait prévenu ses hôtes, l’officier n’a passé qu’un jour à Chambéry, mais ce jour-là fait époque dans l’existence de Liette. Ne lui a-t-il pas apporté la consécration officielle de ses fiançailles ?

C’est dans les formes en effet, quoique sans « tralala », que Mr. Wellstone a fait sa demande, le soir même de son arrivée, en présence de l’abbé Divoire. Les jeunes filles s’étaient retirées, mais de leur chambre, en prêtant un peu l’oreille, on entend ce qui se dit au salon, où M. et Mme Daliot venaient de passer avec leurs invités.

Nul besoin au demeurant d’être magicienne pour deviner de quoi il s’agissait. Et quand Robert quitta la maison, en compagnie de M. le curé qui s’était obligeamment offert à le conduire à l’hôtel, Liette était fixée sur le résultat de cette grave délibération, dont ses parents ne lui fournirent le compte rendu que le lendemain matin.

Mr. Wellstone avait bel et bien sollicité l’honneur d’obtenir sa main. Il était agréé comme futur gendre par l’heureux père et l’heureuse mère, et tout avait été prévu et réglé pour le mieux, sauf la date précise du mariage qui, comme de juste, ne pouvait être célébré tout de suite. M. et Mme Daliot tenaient à ce qu’il eût lieu à Chambéry, mais par cela même Robert allait avoir plus de formalités à remplir qu’il n’en aurait eu en Angleterre, où l’on se marie avec une facilité dont on n’a pas idée en France. Les fiancés s’y présentent devant un clergyman quelconque, lequel leur lit un bout de papier et leur remet un certificat, après un geste de bénédiction. C’est tout. Pas de bans. Non ! pas de publication, pas de témoins, pas de pièces d’identité ! L’hymen à la vapeur, à la six-quatre-deux ! Et en voilà tout de même pour la vie !

Mais en France on aime à faire les choses plus posément. De plus, Robert lui-même était d’avis d’attendre des jours moins tristes. L’état de santé de sa mère pouvait s’améliorer et le militaire qu’il était encore avait tout intérêt à ne pas brusquer le dénouement. Il ne devait pas retourner au front, sa blessure quoique cicatrisée ne lui permettant plus de braver les fatigues de la campagne. Mais avant d’être radié des cadres, il allait avoir à subir d’autres visites et contre-visites qui le pouvaient mener assez loin.

— Eh bien, avait dit M. Daliot, si vous voulez, mon ami, ce sera pour le printemps. Vous aurez le temps de vous retourner, nous aussi. Et j’espère qu’alors madame votre mère pourra être des nôtres.

Un point délicat avait été également abordé : celui de la dot de Liette. Effleuré plutôt, Robert n’attachant aucune espèce d’importance à cette question, comme le montrait assez son sourire. Néanmoins, M. Daliot avait tenu à faire observer que, sous le rapport de la fortune, les deux jeunes gens auraient pu être mieux assortis.

— Monsieur, avait répondu Mr. Wellstone, vous me peineriez d’insister. Ce n’est pas ma faute si ma famille est riche et il y a quelque chose qui me paraît infiniment plus précieux que l’argent : c’est une affection mutuelle. Or, nous nous aimons. Mlle Juliette et moi.

— Une grosse dot n’exclut pas nécessairement l’affection, mon ami.

— Sans doute et je suis heureux de savoir que ma compagne aura une vie large et facile. Mais que pourrais-je attendre d’une « héritière » qui ne m’apporterait que la vanité d’une âme vénale ou mondaine ? Ce genre de femme m’inspire une telle frayeur, dit en riant Robert, que je n’en voudrais pour tout l’or du monde.

— Quel digne et bon jeune homme ! s’était laissé aller à dire l’archiviste, en rapportant cet entretien à sa fille cadette.

— Une perle, papa, une vraie perle ! avait renchéri Liette. On nie que la perfection soit de ce monde. On a tort. Lui est parfait.

Entre les fiancés, la correspondance avait repris dès les premiers jours de leur nouvelle séparation, qui n’avait pas permis au jeune homme de voir en Liette la petite chose frivole et fantasque dont il se méfiait. Ses légères incartades de la gare ne tiraient pas, en somme, à conséquence. Ce n’était là, pensait-il, que le faible de cette délicieuse enfant, aux spontanéités un peu paradoxales, mais non inquiétantes pour qui connaissait ses vertus foncières.

En ces vingt-quatre heures passées dans son intimité, la grâce de Liette — d’une Liette que les circonstances obligeaient de s’observer — n’avait pas démenti l’opinion qu’il s’était faite d’elle à travers des pages sublimisées par un grand et pur amour. Et il l’avait quittée, plus épris peut-être qu’il ne l’était en arrivant.

Nise s’en était rendu compte. Avec elle, il s’était comporté comme un frère qui en viendrait à se découvrir une sœur longtemps ignorée et pleine de grâce aussi. Il lui avait témoigné toute l’attention qu’il lui pouvait accorder en l’espèce et que son éducation raffinée savait nuancer à merveille. Mais elle n’avait pas d’illusions à se faire. Elle voyait bien que ce frère ne l’aimerait jamais que comme une sœur, alors qu’il aimait Liette tout autrement. Et, quoique le contraire ne fût ni possible, ni même désirable, maintenant que le sort en était jeté, c’était comme s’il avait retourné le fer dans la plaie. Mais si la souffrance était aiguë, lancinante comme aux plus mauvais jours d’avant le drame, l’antidote, à présent, se trouvait près du poison.

— Il vit ! se disait-elle.

Et qu’il vécût, lui dont elle avait cru pleurer la mort, cette heureuse réalité faisait contrepoids à l’écroulement définitif de son rêve.

Vers le mois de janvier, les nouvelles de Mrs Wellstone s’étaient faites de plus en plus alarmantes. Quand son fils l’avait rejointe, une certaine amélioration avait paru se produire dans son état, de sorte qu’on espérait presque un rétablissement. Ce n’avait été, hélas ! qu’une éclaircie dans le ciel de la famille. Peu à peu, ses forces déclinaient ; la vie se retirait de ce cœur de mère comme elle avait failli se retirer du cœur de Nise. Dans le pseudo-paradis de l’arrière, auquel rêvaient les bons poilus, que de drames se déroulaient ainsi, pendant les luttes infernales où ruisselait leur sang !

Et voici venir la dépêche qu’appréhendaient tant les Daliot. Une lettre la suit, une lettre désolée de Robert : Mrs Wellstone n’est plus !

— Dois-je prendre le deuil, maman ?

Tel est le premier souci de Liette, après qu’elle a versé une larme sur la disparition de celle en qui, si le Lord l’avait permis, elle eût trouvé une seconde mère.

— Contente-toi d’assombrir ta toilette, ma petite. Pas de crêpe, mais pas de couleurs voyantes.

— Et mes bijoux ?

Ils ont fabuleusement augmenté, les bijoux de Liette, depuis ses fiançailles. Outre la bague symbolique, merveille d’orfèvrerie, sortie de chez le plus chic bijoutier de la ville, elle ne compte plus les gourmettes, les pendentifs et toutes les jolies choses dont Robert l’a comblée et qui lui permettraient de se parer comme une chasse, si elle n’avait le bon goût de ne les porter qu’à tour de rôle, sans la moindre ostentation. Faire la roue, parader sur le mail dans tous ses atours, avec des pierres à chaque doigt, des perles plein le cou, d’énormes bracelets, une vraie « batterie de cuisine » — pourquoi pas aussi avec un bel anneau dans le nez, comme certaines négresses ? — c’est bon pour Mme Novaritch, cette excentrique cosmopolite qui défraie la chronique scandaleuse de Chambéry et dont personne ne pourrait dire l’âge — est-ce vingt-cinq, quarante ou soixante ans ? — ni la nationalité — est-elle Polonaise, Arménienne ou Circassienne ? — mais dont tout le monde sait qu’elle mène un train fastueux, avec hôtel particulier, auto de maître, grooms et laquais en grande livrée. La future Mrs Wellstone junior ne donnera jamais dans ce travers-là ! Elle a bien trop peur du ridicule.

— Tes bijoux, mon enfant ? dit Mme Daliot. Laisse-les dans leur coffret. Tu peux t’en passer.

Denise, pendant ce temps, relit la triste missive où Robert a épanché son affliction filiale :


« Chère petite Liette,

« Plaignez-moi ! Je n’ai plus de mère. Ma dépêche vous l’a appris, mais vous, dont les parents sont si alertes et si jeunes, comment imagineriez-vous toute l’étendue d’une telle perte ?

« Elle n’est plus, la bonne mère qui s’est penchée tant de fois sur mon berceau de baby, qui m’a appris mes premiers mots et mes premiers pas, consolé de mes premiers chagrins et de mes premiers déboires ! Nous avons perdu la gardienne du home, l’admirable éducatrice qui s’ingéniait à modeler mes sœurs sur son image et à me faire digne de mon père, homme d’abord un peu rigide et froid, mais bon dans l’âme, juste comme un saint et à qui l’attachaient des liens sur lesquels le temps n’a jamais eu de prise. Pauvre père ! Après avoir tremblé pour elle, je vais trembler pour lui, qui n’est plus qu’un corps sans âme.

« Chère petite Liette, vous me pardonnerez de vous montrer mon cœur à vif. Qu’il vous appartienne, vous n’en sauriez douter, mais mon amour pour vous s’y superposait, sans l’exclure, à mon amour pour ma mère, et vous aurez beaucoup à faire pour y combler un si grand vide.

« Ô ma bien-aimée, toute ma pensée se tend vers votre tendresse, comme vers le seul flambeau qui éclaire ma nuit ! Vous êtes mon étoile. Vous êtes mon espérance et ma foi ! Aimez-moi davantage encore si possible. C’est ce que j’attends de vous et c’est le baume que vous voudrez verser sur mon cœur qui se déchire… »

Et quand Nise a fini de la relire, cette triste lettre qui en évoque d’autres dont elle pensait mourir comme en est morte Mrs Wellstone, son abattement contraste avec le sang-froid de sa cadette, occupée de détails pratiques.

Il faut répondre pourtant et la collaboration des deux sœurs aboutit une fois de plus à l’une de ces pages que Robert sait si bien apprécier.

— Souffle-moi, veux-tu, Nise ? a supplié Liette.

Et Nise, d’un jet, lui a dicté ces quelques lignes :

« Je souffre avec vous et pleure avec vous, mon Robert, mais je vous crie courage, parce que tout en moi s’insurge contre l’idée impie que la mort puisse être la fin de tout. S’il en était ainsi, il vaudrait mieux ne jamais naître, puisque, trop souvent, vivre c’est souffrir. Dans sa justice, Dieu a voulu la souffrance. Dans sa bonté il a voulu le bonheur. Nos joies humaines sont trop fugitives pour compenser nos infirmités. Cette compensation, il nous faut l’attendre d’un monde meilleur et, bien souvent, ceux qui partent sont moins à plaindre que ceux qui restent.

« Soyez vaillant dans cette épreuve comme j’ai essayé de l’être dans la mienne, et tachez de remonter monsieur votre père, dont nous concevons ici toute la douleur. Que ne suis-je près de vous pour vous y aider de mon mieux ! Comme je l’aimerais aussi, ce pauvre et bon père, comme je m’appliquerais à lui plaire et à lui changer les idées !… »

Liette cesse un instant d’écrire.

— Parfait ! approuve-t-elle en connaisseuse. C’est simple et bien senti. Mais, en nous y appesantissant, nous risquerions de rater notre effet. Nise. N’es-tu pas de mon avis ? Moi je trouve que, pour nous changer les idées, il serait bon de parler d’autre chose. Robert réclame sans cesse de nos nouvelles. Il raffole de détails inédits. Accordons-lui satisfaction. Ça lui sera tout aussi salutaire et agréable que nos larmes et nos soupirs, voire que nos évocations des félicités posthumes. Je suis croyante, moi aussi. Ne le serais-je pas que M. le curé, qui est une façon d’apôtre, aurait tôt fait de me convertir. Mais, soit dit entre nous, si je ne doute pas de l’immortalité de l’âme, ni d’une seconde existence, l’au delà ne m’attire guère en ce moment-ci, je m’accommode des faibles satisfactions que l’on peut trouver dans cette vallée de larmes et, sans m’écrier, comme je ne sais quel roi : « Après nous le déluge ! » ou : « Après nous la fin du monde » — je ne me rappelle plus bien, — il me semble sage de profiter un peu des biens terrestres. Plus tard, quand je serai toute ridée et ratatinée, peut-être ne raisonnerai-je pas ainsi. Peut-être aurai-je hâte de dépouiller ma guenille. Mais…

Mais Nise l’écoute-t-elle seulement ?

Elles ont beau se faire des concessions mutuelles — Nise surtout, — jamais leurs idées ne concordent étroitement et vient toujours un moment où tout ce que peut dire l’une n’a plus d’intérêt pour l’autre, quand pour cette autre tout cela ne détonne pas étrangement.

C’est ce qui navre Nise et lui inspire tant d’inquiétude pour l’avenir. Sachant à quel point Robert communie avec elle, elle se demande comment il pourra s’entendre avec Liette, qui n’a ni son tour d’esprit, ni ses penchants, ni ses aspirations profondes. Et la réponse est si désespérante que, pour ceci comme pour le reste, elle n’a d’autre recours que de s’en remettre à Dieu.