Cymbeline/Traduction Montégut, 1873


CYMBELINE.
IMPRIMÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS DANS l’ÉDITION DE 1623.
REPRÉSENTATION INCERTAINE.
DATE PROBABLE DE LA COMPOSITION 1609.
AVERTISSEMENT.

Cymbeline fut imprimé pour la première fois dans l’in-folio de 1623. Nul document n’établit la date de cette délicieuse production, mais heureusement cette date se dénonce elle-même. Cymbeline appartient en toute évidence à la suprême période de la vie de Shakespeare, comme le Conte d’hiver, comme la Tempête, dont il présente tous les caractères de composition et de style. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce point important : bornons-nous, pour le moment, à accepter la date de 1609 donnée par Malone comme celle de la composition, de cet adorable ouvrage.

Cymbéline est sorti de la combinaison tout à fait étrange et à peu près inexplicable d’un conte de Boccace et de quelques fragments de la chronique d’Hollinshed se rapportant aux guerres des anciens Bretons contre les Romains. La nouvelle de Boccace est-elle la seule source où Shakespeare ait puisé ? La plupart des critiques et éditeurs de Shakespeare n’en admettent pas d’autre, même M. Staunton qui dans sa trop courte notice placée en tête de Cymbeline a mentionné cependant un des contes d’un vieux recueil d’histoires amusantes bizarrement intitulé : « À l’Ouest pour les éperlans[1], ou le salaire du batelier de folles et joyeuses filles de l’ouest dont les langues quoique toujours résonnantes comme des battants de cloches ont cependant de doux contes dont veus serez fort contents. » M. Staunton signale ce vieux récit à litre de simple curiosité ; nous avons eu l’heureuse fortune de le trouver dans le recueil des observations supplémentaires de Malone, et il nous a paru, au contraire, d’une importance extrême. Il ne reste plus qu’un seul exemplaire de cet ouvrage, et l’édition à laquelle il appartient est de 1620, c’est-à-dire postérieure de quatre années à la mort de Shakespeare ; mais Malone nous apprend, dans ses Observations supplémentaires, que cette édition de 1620 n’était que la seconde, et que la première avait été publiée en 1603. Si cela est, qu’est-ce qui empêche que Shakespeare ait lu ce recueil ? et il l’a lu, car il s’est servi de certains des incidents du conte mentionné pour corriger le récit de Boccace. La ressemblance de certains épisodes est telle entre le drame et le conte anglais, que nous voulons donner une analyse détaillée de ce document curieux, que nous sommes le premier, creryons-nous, à signaler en France, et que les critiques anglais n’ont pas apprécié à sa véritable valeur. Commençons par la nouvelle de Boccace, et voyons les transformations que Shakespeare lui a fait subir, lesquels de ses épisodes il a rejetés et lesquels adoptés.

La nouvelle de Boccace ne raconte pas autre chose qu’une farce criminelle d’un facétieux commis voyageur du moyen âge, espèce de Don Juan de table d’hôte, gâté par les complaisances des filles d’auberge. Des marchands italiens réunis à Paris pour leurs affaires, causent joyeusement après souper, et de propos en propos, la conversation vient à tomber sur les femmes. Leur manière de penser sur la vertu féminine est peu idéale et chevaleresque, il en faut convenir ; tous, sauf un seul, professent, à cet égard, cette philosophie sceptique que Boccace lui-mêmej dans l’histoire d’Alaciel, la fiancée du roi de Garbe, a merveilleusement résumée dans cette espèce de proverbe : « Bocca bacciata non perde ventura, anzi rinnuova come fa la luna. » Tous accordent volontiers qu’il est assez probable qu’ils sont trompés par leurs femmes, qu’ils ont laissées au logis. « Je ne sais pas ce que fait ma femme, dit l’un d’eux, mais je sais bien que lorsqu’il me tombe entre les mains une fillette qui me plaît, je mets de côté l’amour que je porte à ma femme, et je prends avec cette autre autant de plaisir que je peux. » « Et c’est aussi ce que je fais, répond un second ; et c’est pourquoi je crois bien que si ma femme trouve une occasion, elle en fait autant de son côté. » La foi parfaite est représentée, pourtant, au milieu de ce synode de sceptiques par un riche marchand de Gênes, nommé Bernabo Lomellin. Sa confiance en la vertu de sa femme est aussi grande que son admiration pour ses talents variés, qu’il détaille avec complaisance. Un jeune marchand de Plaisance, Ambrogiuolo, piqué au vif par cet orgueil conjugal, se refuser à croire que Bernabo Lomellin ait le privilège de constituer une exception dans l’ordre des maris, et lui demande si ledit privilège lui aurait été, par hasard, conféré par l’empereur. Bernabo, s’enflant de plus en plus, répond qu’il le tient de quelqu’un plus puissant que l’empereur, car c’est Dieu lui-même qui lui a fait ! cette grâce. Là-dessus, le jeune Ambrogiuolo riposté par une petite dissertation de philosophie sceptico-matérialiste à l’italienne, assez grossière sans doute, mais donton ne peut dire qu’elle manque de logique et de bon sens. Diea a créé l’homme plus fort que la femme, plus constant, plus courageux ; or, nous voyons que l’homme ne peu’résister non-seulement à la femme qui le provoque, mais au désir qui le porte vers celle qui lui plaît ; que direalois de la femme, beaucoup plus faible, beaucoup plus timide, beaucoup plus changeante ? La femme de Lomellin est de chair et d’os comme les autres, par conséquent soumise aux mêmes désirs ; et si nous voyons que lesautres y succombent, il faut bien en conclure qu’elle aussi peut y supcomber. Bernabo répond qu’à la vérité il en est ainsi de toutes les femmes qui ne sont pas sensibles à la honte ; mais que celles qui sont sages ont un tel souci de leur honneur, qu’elles en deviennent plus fortes que les hommes, et cette fois, le mari idéaliste a touché le vrai point de la question, et s’est plus approché de la vérité que l’ergoteur sceptique. Cependant dans toute cette scène, il en faut bien convenir, Bernabo Lomellin est presque : agaçant, par l’imprudence avec laquelle il expose son bonheur aux yeux de tous, et l’on ne peut s’empêcher de trouver qu’il mérite quelque peu son sort. Il entre d’ailleurs une dose assez appréciable de choquante vanité dans l’étalage que le marchand génois, fidèle à ses habitudes de métier, fait des vertus de sa femme, qu’il déploie comme ses étoffes et met en lumière comme ses bijoux. Au fond, il est moins fier des mérites de sa femme qu’heureux de se distinguer par leur moyen de ses confrères moins favorisés, lesquels consentent à être trompés avec tant de bonne grâce et une si réelle modestie, qu’on ne peut leur refuser une estime prononcée. Autant le chevalier Posthumus est sympathique au milieu même de ses erreurs, et de ses frénésies homicides, autant le marchand Lomellin est déplaisant au milieu même de sa confiance et de sa religion conjugale ; c’est assez dire que lorsqu’il se permet, de sortir de la vertu, il devient franchement odieux.

La dispute échauffe les têtes, et Ambrogiuolo s’offre à parier avec Lomellin que s’il avait l’occasion d’approcher sa femme, il obtiendrait d’elle ce qu’il a obtenu de mille autres. « Je parie ma tête à couper contre mille florins d’or que non ! » s’écrie le mari. « Non, riposte Ambrogiuolo, mais cinq mille florins d’or qui doivent vous être moins chers que la tête, contre mille des miens. Seulement, pendant le temps que je resterai à Gênes, vous ne ferez rien pour avertir votre femme du pari, et vous ne lui écrirez point. » Le pari est accepté, rédigé sous forme de convention légale et signé par les deux parties, malgré l’opposition et les conseils des amis présents.

Ici nous rençontron s la première modification que Shakespeare ait fait subir au récit de Boccace. Dans Cymbeline, laçbimo est introduit tout naturellement’auprès d’Imogène par une lettre de Phsthumus ; dans le Décaméron, Amhrogiuolo s’offre à tenter l’aventure par’ses’seuls efforts, et ce simple petit détail a suffi pour rendre peu naturelle toute la suite de l’histoire de Boccace. Le téméraire ne s’est, en effet, réservé aucun moyen, non-seulement de mener à fin, mais même de commencer son entreprise. Il aurait pu réussir, une fois introduit, à corrompre sa victime par manèges adroits ; mais faire accepter un inconnu à une femme vertueuse est une tâche absolument impossible. Aussi, arrivé à Gênes, ne tente-t-il même pas l’aventure. Il se contente de corrompre à prix d’argent, et encore avec de grandes difficultés, une pauvre femme qui allait souvent dans la maison, et qui était fort aimée de Madonna Genevra, — tel était le nom de l’épouse de Lomellin. Cette femme consent à introduiré Ambrogiuolo dans la chambre à coucher de Gènevra par stratagème, et le moyen choisi est le fameux coffre de lachimo. Ambrogiuolo sort du coffre pendant la nuit et, à l’aide d’une lumière qui est restée allumée, passe la revue de l’appartement et grave dans sa mémoire autant de détails que le lui permet le peu de temps dont il dispose. Puis il s’approche du lit ou, détail choquant, la dame dormait à côté de sa petite fille, là découvre doucement pour chercher sur son beau corps quelque signe caractéristique, et y découvre sous la mamelle gauche une petite excroissance ornée de poils blonds comme l’or. Boccace rapporte encore qu’en voyant Genevra si belle, Ambrogiuolo eut envié de se coucher à côté d’elle, mais qu’il fut retenu par la crainte d’une résistance dangereuse. Son inspection terminée, il rentre dans son coffre, après y avoir fourré — autre détail fort choquant — autant d’objets qu’il en peut voler, une bourse, une ceinture, un anneau, une robe. Shakespeare a remplacé toute cette friperie par le bracelet d’Imogène.

Ambrogiuolo, sorti de son coffre, reprend le chemin de Paris et vient annoncer à Lomellin qu’il a gagné son pari. Lomellin se refuse d’abord à croire aux preuves qu’il lui donne ; sa friperie de nippes, — singulier cadeau d’amour, par parenthèse, — peut avoir été volée par quelque valet ; il peut tenir de quelque personne familière, adroitement interrogée, la description de la chambre à coucher de Gènevra. Ce sont, comme on le voit, les arguments mêmes que Posthumus emploie contre les affirmations de Iachimo ; mais, pas plus que Posthumus, Lomellin ne doute encore, lorsque Ambrogiuolo lui révèle l’existence du petit signe aux poils d’or. Alors, transporté de colère, il écrit à un serviteur de confiance, et lui commande de conduire sa maîtresse hors de Gênes, et de la tuer à un endroit écarté qu’il lui désigne. Ici, le récit diffère essentiellement du drame de Shakespeare, sinon par les faits, du moins par les sentiments. Au lieu de présenter sa gorge au couteau comme Imogène, Madonna Gènevra, devant cette déclaration, sent se réveiller en elle cet amour de la vie si puissant chez les peuples du Midi, sur qui l’instinct physique a tant d’empire, et elle demande grâce au valet. Celui-ci, qui n’exécutait qu’à contre-cœur cette sanglante commission, consent bien volontiers à l’épargner, lui donne des habits d’homme, et s’en retourne raconter à son maître que Madonna Genevra est morte, et qu’au moment où il s’éloignait de son cadavre, il a vu les loups qui se chargeaient de sa sépulture.

Jusqu’ici la nouvelle de Boccace et le drame de Shakespeare marchent à peu’près d’accord ; mais ici ils se séparent pour ne plus se rejoindre que de très-loin. Les rôles si originaux de Belarius et des deux frères chasseurs sont tenus, dans Boccace, par deux personnages épisodiques sans caractère, une vieille femme charitable chez qui Genevra raccommode et rajuste les guenilles de son costume masculin, et un seigneur catalan, nommé Encarach, capitaine de navire, qui, touché de sa figure, consent à la prendre à son service comme page, et l’embarque à bord de son vaisseau, qui fait voile pour Alexandrie. Arrivé dans cette ville, Sicurano de Final (c’est le nom d’homme qu’a pris Genevra, et que Shakespeare a traduit par celui de Fidèle) plaît au Soudan, et le capitaine Encarach le cède à ce prince.

Il y avait à Saint-Jean-d’Acre une foire annuelle où abondaient les commerçants de tous les pays. L’époque de cette foire étant arrivée, Sicurano reçut du Soudan commission de s’y rendre, en qualité de commandant du corps de troupes chargé de veiller à l’ordre. Or, un jour que Genevra inspecte les boutiques des marchands italiens, qu’elle se plaisait particulièrement à fréquenter, elle arrive près de la boutique d’Ambrogiuolo de Plaisance, et reconnaît parmi les marchandises une ceinture et une bourse qui lui avaient appartenu. Elle en demande le prix, et le cynique Ambrogiuolo répond en riant que ces objets ne sont pas à vendre, mais que s’ils peuvent faire plaisir au jeune capitaine, il les lui cédera volontiers ; puis, toujours facétieux, il raconte, à la face même de Genevra, comment il les tient de son amour, qu’elle n’a jamais soupçonné, et comment son mari, après avoir perdu cinq mille florins d’or, furieux de se savoir trompé, a fait assassiner sa femme.

Gènevra, soudainement éclairée, prend le parti de rire avec Ambrogiuolo de cette aventure tout à fait plaisante, et, feignantde s’intéresser à lui, l’attire à Alexandrie en lui faisant espérer qu’il trouverait à s’y débarrasser de ses marchandises invendues. En même temps ses stratagèmes réussissent à amener son mari dans la même ville. Elle présente Ambrogiuolo au Soudan, et lui fait raconter son histoire, que le souverain trouve à son tour singulièrement récréative ; puis dès qu’elle est informée de l’arrivée de son mari, elle prie le soudan de mettre Ambrogiuolo et Bernabo en présence, et, de faire raconter devant ce dernier l’histoire dont s’est vanté le marchand de Plaisance. Le soudan y consent, et soupçonnant quelque odieuse perfidie, il somme Ambrogiuolo de déclarer la vérité, sous peine des derniers supplices. Ambrogiuolo, terrifié, révêle comment les choses se sont passées. Madonna Genevra fait reconnaître sa personne et son sexe, et implore auprès du soudan la grâce, de son mari, auquel elle pardonne. Quant à Ambrogiuolo, il est condamné à être empalé, frotté de miel et dévoré par les mouches, punition qui serait un peu sévère, malgré les conséquences de sa légèreté, s’il eût montré le moindre remords ; mais comme Boccace nous le présente : prenant son crime le plus gaiement du monde, elle n’est, après tout, que méritée. Que penser, en effet, du caractère que Boccace a prêté à Ambrogiuolo ? Cet endurcissement cynique est-il bien dans la nature humaine ? On peut commettre un crime en riant, mais je doute que le souvenir d’un crime commis excite fréquemment, l’hilarité du coupable. Je l’avoue, j’aurais peur de calomnier la nature en affirmant que cette insensibilité est fréquente, et je laisse aux connaisseurs du cceur humain à décider cette question. En tout cas, Shakespeare a résolu la difficulté de la manière la plus honorable pour notre espèce, en nous montrant Iachimo bourrelé de remords. Si la pensée de son crime ne fait pas perdre à ce point à un scélérat son appétit et son sommeil, il est au moins bon, pour la morale qu’on croie qu’il en est ainsi. Les formes sont sauvées par là, et si ce n’est pas grand’chose, c’est cependant quelque chose.

M. Staunton traite le vieux conte anglais dont nous avons fait mention, de réchauffé de Boccace ; oserai-je dire que l’ingénieux éditeur, de Shakespeare me semble injuste pour son compatriote, et que je suis tenté de préférer sa nouvelle à celle de l’illustre Italien ? Cela ne veut pas dire assurément que nous comparons le conteur anglais à Boccace : Boccace est un homme de génie, tandis que le conteur anglais, si nous en jugeons par l’unique spécimen qui soit tombé sous nos yeux, n’est qu’un homme de talent ; mais un homme de génie peut faire des choses assez médiocres par moments, et il y a loin de l’histoire de Madonna Genevra, qui nous semble respecter assez peu la vraisemblance et la nature, à l’histoire si pathétique de la patiente Griselidis, et à l’histoire si tragique et d’une si-grande portée morale d’Alaciel, fiancée du roi de Garbe. En tout cas, c’est indubitablement des eaux claires de ce petit ruisseau anglais que Shakespeare s’est servi pour corriger la source limoneuse et passablement impure de Boccace. Le beau lac si limpide et si frais de Cymbeline doit une partie de sa pureté à ce vieil auteur anglais. Nous pouvons nous dispenser de pousser l’analyse aussi loin que nous l’avons fait pour Boccace ; car le fond de l’histoire est le même. Insistons seulement sur les incidents dont Shakespeare s’est servi pour corriger les invraisemblances du conte italien.

La scène est à Waltham, près de Londres, pendant la guerre des Deux Roses, sous les règnes simultanés de Henri VI et d’Édouard IV. Le pari est engagé entre deux bourgeois anglais, comme nous le voyons engagé dans Boccace, mais avec cette différence que le suborneur demande une lettre d’introduction au mari même, afin de pouvoir mettre le contrat à exécution. C’est ainsi que lachimo se présente devant Imogène, muni de lettres de Posthumus. Nous avons vu que par suite de l’inconcevable étourderie d’Ambrogiuolo, qui lui a fait négliger de prendre une précaution de ce genre, il n’y a, dans la nouvelle de Boccace, aucune tentative de corruption, si petite soit-elle. Shakespeare, toujours fidèle au bon sens et à la logique, s’est écarté encore sur ce point de Boccace, pour se rapprocher du conteur anglais. Dans cette nouvelle, le séducteur se présente en pleins champs à sa future victime, de la part de son mari, et la salue par un gros baiser, familiarité que permettaient les usages du temps aux amis de la famille. Il est reçu dans la maison sur le pied d’un intime, et une fois installé, il songe aux moyens d’en arriver à son but. Ici se trouve un détail très-fin et singulièrement naturel : la femme s’aperçoit bien vite de son projet, et pour éviter qu’il puisse lui parler d’amour, elle s’arrange de manière à ne se trouver avec lui qu’aux heures des repas. Ce manège, qui empêche le séducteur d’en arriver seulement à son exorde, est bien inventé, très-conforme à la vérité, et tout à fait digne d’une honnête femme ; malheureusement, Shakespeare n’a pu faire usage de ce détail, parce qu’il écrivait un drame, et que dans un drame il faut en arriver toujours à une scène qui fasse éclat et détermine une situation.

Le suborneur, adroitement éconduit par ce manège, s’avise alors d’un stratagème semblable à celui d’Ambrogiuolo et de Iachimo, à cette différence près qu’il se cache sous le lit au lieu de se fourrer dans un coffre ; puis il sort de sa cachette, et passe l’inspection de l’appartement. L’auteur anglais est trop chaste pour avoir conservé le détail du petit signe aux poils blonds comme l’or, si heureusement inventé pour la fausse conviction qu’il doit porter dans l’âme du mari abusé ; mais en revanche il s’en rencontre un autre pur et charmant : la friperie dont s’empare Ambrogiuolo et le bracelet que vole Iachimo sont remplacés, par une petite croix d’or, que la femme vertueuse portait sur son sein, et c’est sur la vue de ce joyau, emblème de religion et dévie morale, que le mari trompé se rend à la fausse évidence. Le choix de ce joyau nous semble singulièrement délicat, et il n’est pas douteux que Shakespeare aurait employé ce détail, s’il n’avait pas placé la scène de son drame à une époque où le christianisme sommeillait encore dans les langes de l’étable de Bethléem.

Le mari donne à un valet de confiance, nommé Georges, l’ordre de tuer sa maîtresse, puis il va rejoindre l’armée du roi Henri VI, pour défendre les droits des Lancastre contre les York. Ici se place le plus considérable des emprunts que Shakespeare a fait au vieux conteur. La scène entre Georges et sa maîtresse est la matière première de la scène entre Pisanio et Imogène. Pas plus qu’Imogène, la femme calomniée ne plaide pour sa vie ; mais avec une véhémence passionnée composée à demi de désespoir, à demi de cette frénésie de chasteté qui fut propre à la barbarie germanique, elle présente sa gorge au couteau. « Se peut-il donc, dit-elle, que ma tendresse et mon aimante obéissance ne me méritent pas d’autre récompense de sa part que la mort ? Cela ne peut être. Je sais que tu veux seulement éprouver avec quelle patience je pourrai supporter un ordre aussi injuste. Jeté le jure ici, par ce corps étendu à terre et par ces mains levées au ciel, je ne cesserais de prier pour sa conservation ; ce seraient là mes pires paroles, car le visage terrible de la mort semble aimable pour l’âme qui est innocente. — Eh bien ! alors, préparez-vous, dit Georges, car, par le ciel ! je ne plaisante pas. » — Alors, elle le pria d’arrêter un peu, et dit : « En est-il donc ainsi ? Eh bien ! en ce cas, pourquoi désirerais-je vivre, puisque j’ai perdu — et cela sans commettre offense — la faveur de celui que j’aimais si tendrement, et dont la vue faisait tout mon bonheur. Allons, tue-moi. Cependant, Georges, sois assez bon pour me faire la grâce de me recommander à lui par ces quelques mots. Dis-lui que j’embrasse volontiers la mort, car je lui devais ma vie (cependant pas autrement que par mon obéissance d’épouse) depuis le jour où je le nommai mon mari ; mais que je nie absolument être coupable envers lui de la moindre faute, et qu’à cette heure de ma mort, je désire que le ciel fasse tomber sa vengeance sur moi, si je l’ai jamais offensé en pensée. Supplie-le de ne pas prononcer sur moi de mauvaises paroles, lorsque je serai morte, ; car, en bonne vérité, je n’en ai mérité aucune. Je prie que le ciel le bénisse ; je suis prête maintenant, frappe droit au cœur, et mets fin à la fois à ma vie et à mes douleurs. » Le lecteur n’aura aucune peine à reconnaître dans ce passage le ton et les paroles mêmes d’Imogène.

Georges, touché de compassion comme Pisanio, épargne la jeune femme, et lui conseille de se cacher sous un déguisement jusqu’à ce que la vérité soit connue. L’infortunée vit pendant quelque, temps avec le prix de ses bijoux, mais il vient un jour où cette ressource lui fait défaut, et comme elle ne peut trouver nulle part, à s’employer, à cause des troubles civils, elle prend la résolution de se laisser mourir de faim plutôt que de mendier. Elle cherche un coin solitaire, près d’York, et là, vit de racines et d’herbes crues pendant deux jours. En ce moment critique, passe le roi Édouard IV, revenant de France pour reprendre la guerre civile ; il aperçoit la jeune femme presque morte de faim, s’intéresse à son sort, et l’admet au nombre de ses pages. Elle assiste, en cette qualité à la bataille de Barnet. Son mari servait dans les troupes du roi, Henri VI, et, la bataille finie, elle parcourt le champ de carnagepour voir si elle ne le trouvera pas parmi les morts. Elle ne le trouva pas, car il était au nombre des prisonniers, comme elle l’apprit bientôt ; mais elle fit, en revanche, une trouvaille non moins précieuse, celle de son faux, séducteur, laissé pour mort, et qui n’était qu’évanoui. Or quelle n’est pas sa surprise, lorsqu’elle reconnaît à son cou la petite croix d’or qu’elle avait perdue ! Elle enlève dextrement le bijou, fait transporter le blessé dans une hôtellerie, et puis lorsque celui-ci a repris connaissance, elle lui présente la croix d’or, et s’offre à la Jui rendre ; mais il refuse assez noblement, il en faut convenir, en dévoilant à demi que ce bijou se rattache pour lui à un souvenir de honte. Alors la femme a recours au roi Édouard, lui demande de la venger d’une calomnie qui a détruit son bonheur et menacé sa vie, met en présence le calomniateur blessé et le mari prisonnier, confond l’un et pardonne à l’autre. Le lecteur est maintenant à même de juger comment Shakespeare a corrigé et purifié le récit de Boccace par le récit du conteur anglais.

Nous pouvons bien montrer les matériaux d’où cette pièce d’une originalité unique a été tirée, mais comment expliquer les méthodes par lesquelles ces matériaux ont été mis en œuvre, saisir les lois de l’architecture qui a présidé à la construction de cet édifice également composé de réalités et de rêves, faire entendre la musique qui, pareille aux mélodies enchantées d’Amphion ou d’Orphée, a porté l’un vers l’autre tous ces éléments si divers, histoires fabuleuses des temps celtiques, sensuelles anecdotes italiennes, morales aventures anglaises, scènes de la vie pastorale et sauvage, épisodes de la vie des cours, et qui les a fait se ranger à leur juste place avec une harmonie si prodigieusement délicate et une si enchanteresse symétrie ? Comment la pensée d’une combinaison aussi inexplicable que celle d’où est sortie Cymbeline s’est-elle présentée à l’imagination de Shakespeare ? C’est là le secret de son génie, et ce secret ne sera probablement jamais découvert. Mais chacun peut rêver à l’aise sur un thème qui est lui-même né tout entier du rêve, et présenter son hypothèse sans crainte d’être trop audacieux, car une pareille composition autorise, par son propre exemple, toutes les fantaisies de l’imagination. Il me semble que cette pièce a dû sortir d’une source toute privée et avoir un but pour ainsi dire individuel. Il se sera passé, au temps de Shakespeare, dans le monde de l’aristocratie anglaise, quelque aventure pareille à celle de Posthumus, d’Imogène et de Iachimo. Un mariage d’amour entre deux personnes semblables par la condition, mais inégales par les rangs, aura fait le scandale et l’admiration de la société anglaise ; et cette union désintéressée, mise en péril par les fourberies de quelque gentilnommé italien de l’époque, aura un jour réalisé ce vers délicieux du grand poëte dans une autre de ses rêveries, le Midsummer’s night dream :

The course of true love never did run smooth.

Quelques critiques ont émis l’opinion que la Tempête avait dû être composée pour quelque mariage aristocratique ; ils se sont fondés, pour soutenir cette hypothèse, sur la scène des visions que Prospéro se plaît à faire passer sous les yeux des amants, et des bénédictions que tous les dieux de l’Olympe, évoqués par lui, répandent sur le couple heureux. Cette scène donne en effet à la Tempête quelque chose des caractères de ces somptuosités dramatiques, masques et pageants si fort à la mode sous Elisabeth et le roi Jacques Ier. Ne pourrait-on pas en dire autant de Cymbéline, et la scène des visions de Posthumus dans la prison ne donne-t-elle pas à ce drame le même caractère ? Seulement ici la fête dramatique, au lieu de célébrer un mariage, aurait eu pour but de célébrer une réconciliation, à-laquelle s’intéressait la haute société anglaise, et mille détails qui nous charment par leur seule délicatesse, comme des festons et des arabesques auxquels nous ne voyons d’autre but que celui de nous amuser, auront été saisis comme de subtiles allusions par un public choisi et initié qui applaudissait dans les vers du poète les fantômes de sentiments qui devaient rester muets en lui.

Le poëte a voulu mettre en-scène une anecdote privée, ou peut-être il a accepté de la mettre en scène ; puis, comme il arrive toujours, le sujet, s’agrandissant dans son esprit, s’y sera présenté sous la forme d’une opposition entre l’Italie et l’Angleterre. Cette opposition, en effet, est le grand intérêt de Cymbeline, dès qu’on est arrivé (ce qui n’est pas facile) à se dégager des voluptés d’imagination dont, cette pièce vous enivre. Deux races se dressent en présence, le monde de la barbarie septentrionale, et le monde de la civilisation méridionale. Shakespeare, en vrai patriote, a donné la préférence au premier. Mais son patriotisme est ici aussi exact qu’éclairé, et n’a rien de ces insupportables préjugés qui souvent déparent les œuvres des poètes lorsqu’ils partagent les erreurs populaires ou cherchent le succès en flattant les vanités de leur nation. Les deux mondes opposés se présentent, en effet, dans l’histoire avec les caractères que Shakespeare leur attribue. Le seul reproche qu’on puisse lui faire, c’est de n’avoir montré, pour chacun de ces mondes, qu’une moitié de leurs caractères, la moitié noble pour lesraces du Nord, la mauvaise moitié pour les races du Midi. L’Italie et l’Angleterre furent bien telles qu’il les a représentées ; mais il y faut ajouter, pour l’Italie, une facilité de grandeur qui contre-balance sa politique tortueuse si souvent déloyale, et une véhémence passionnée qui lui tient lieu de sincérité et contre-balance sa fourberie ; il y faut ajouter, pour l’Angleterre, une brutalité qui contre-balance sa moralité, et un orgueil farouche, presque voisin parfois de l’insociabilité, qui contre-balance la profondeur sérieuse de ses sentiments. Cymbeline peut être considéré, à la rigueur, comme un véritable pamphlet poétique contre le caractère italien, et peut-être, pour le bien lire, est-il nécessaire de se reporter aux sentiments des Anglais de cette époque, qui avaient vu fondre si souvent sur eux tant d’orages sortis des forges secrètes de la politique italienne. L’Italiedevait être, pour Un Anglais du seizième siècle, un objet tout à la fois d’étonnement et d’horreur, d’amour et de haine, d’attrait et de mépris. Les poëtes dramatiques de cette époque nous révèlent, en tout cas, que l’Italie se présentait à leur imagination sous la double forme d’une mine inépuisable de sujets dramatiques et d’un repaire d’illustres brigands. Innombrables sont les drames que l’Italie a fournis aux contemporains de Shakespeare ; eh bien ! je n’en connais pas un seul qui ne montre la nature humaine sous son ; aspect le plus noir, et qui peigne autre chose que des vices aux fortes couleurs. Aucun de ces drames, depuis Volpone jusqu’à la Duchesse de Malfi, depuis Vittoria Accorambona jusqu’à cette pièce au titre intraduisible, What a pity she is a whore, n’a de place pour la plus petite vertu. Cependant, tous ces vieux poètes ont su faire parler aux vertus les plus précieuses de l’homme : le noble langage qui leur convient ; mais ils semblent n’avoir ce don que lorsqu’ils s’attaquent à d’autres sujets et à d’autres nations : dès qu’ils cherchent leur inspiration en Italie, toute franchise, toute naïveté, toute tendresse disparaissent, et leur imagination nous introduit dans un monde brûlant et empesté, où croissent seulement des plantes aux couleurs sombres et superbes comme celles qui distinguent les végétations vénéneuses et les robes tachetées des serpents dangereux. Le génie de Shakespeare était beaucoup trop haut, beaucoup trop vaste, beaucoup trop compréhensif pour se laisser aller à ces exagérations qui frisent les superstitions du vulgaire et qui sont toujours la marque d’une nature inférieure, ou plus forte que bien équilibrée ; aussi l’Italie qu’il nous peint dans Cymbeline est-elle une terre habitable et habitée par des hommes, et non pas le pays fertile en monstres que ses contemporains se sont plu à nous étaler ; néanmoins, une certaine réprobation très-fine et très-vive à la fois s’y laisse lire aisément, pour qui sait bien comprendre. Un autre grand poëte anglais avant lui, l’illustre et noble Edmond Spenser, l’avait précédé dans cette voie de réprobation, lorsque dans son poème de la Reine des Fées, il décrivit les sensuelles manœuvres et les assauts charnels dont la fée italienne essaye d’enlacer et d’abattre le chevalier de la Chasteté.

Cymbeline dut être écrit environ vers 1609. C’est donc une des dernières, sinon la dernière production de Shakespeare. Nous avons dit en commençant qug quand bien même la date de ce drame serait inconnue, on la retrouverait aisément à la simple lecture, par la seule-couleur du style etlk’seule physionomie de la composition. Cymbeline ressemble, en effet, par tous ses caractères, à ces autres fruits du suprême automne de son auteur, la Tempête et le Conte d’hiver, les pièces les plus rares qu’il ait produites. Cette épithète de rares, appliquée à ces pièces, a besoin d’être expliquée : donnons donc le commentaire de cette expression ; aussi bien nous fournirait-il en même temps une conclusion. Nous ne voulons pas dire par là que ces pièces sont supérieures à celles des périodes qui les ont précédées ; mais nous disons hardiment qu’elles témoignent d’un plus grand effort de génie. Shakespeare a eu des inspirations autrement grandes dans ses pièces antérieures, mais dans aucune il ne s’est montré artiste aussi accompli. Dans ces trois pièces, on voit apparaître un nouveau système dramatique que le grand poëte n’a pas eu le temps de pousser à bout, heureusement peut-être pour sa gloire. Il était arrivé à Shakespeare ce qui est arrivé à tous les grands artistes, à Michel-Ange, à Goethe, à Beethoven : à mesure qu’il vieillissait, et que son génie se débarrassait davantage de cette tyrannie des passions dont la jeunesse l’avait enveloppé, les spectacles habituels de la nature et les sentiments généraux du cœur ne lui suffisaient plus ; il se plaisait à rêver un univers nouveau, ou plutôt il se plaisait à peindre l’univers réel des couleurs de ses rêves ; il se sentait entraîné à pénétrer toujours plus avant dans les profondeurs du cœur humain pour y découvrir de plus secrets mobiles d’action, et pour surprendre de plus près les jjassions à leur source même. De là ces combinaisons si curieuses, si précieuses, si rares, de réalité et d’idéal, de fantaisie et de logique, de nature et de mensonge, qui ont pour noms le Conte d’hiver, Cymbeline, la Tempête. C’est ce qu’il est possible de concevoir de plus subtil et de plus fin, sans que la conception poétique perde trop de sa substance et s’évapore dans l’abstraction. Dans ces trois pièces nous ayons l’équilibre le plus parfait, mais aussi le plus fragile, que jamais poëte ait atteint dans les combinaisons de la mature et du rêve. Un pas de plus dans cette voie, et Shakespeare lui-même allait sortir de la nature. La mort arrivée avant l’heure empêcha le grand poëte de tomber dans ces abstractions colorées qu’on reproche à la vieillesse de Goethe, et à ces obscurités énigmatiques que l’on prétend trouver dans les derniers quatuors du grand Beethoven.


PERSONNAGES DU DRAME. modifier

CYMBELINE, ROI DE BRETAGNE.

GUIDERIUS, ARVIRAGUS, fils de CYMBELINE, cachés sous les noms de POLYDORE et de CADWAL, et supposés fils de MORGAN.

CLOTEN, fils de LA REINE par un premier mari.

LÉONATUS POSTHUMUS, mari d’IMOGÈNE.

BELARIUS, Seigneur banni, déguisé sous le nom de MORGAN.

CORNELIUS, médecin.

PISANIO, serviteur de POSTHUMUS.

DEUX CAPITAINES BRETONS.

DEUX GENTILSHOMMES BRETONS.

UN DEVIN.

DEUX GEÔLIERS BRETONS.

CAIUS LUCIUS, général des forces romaines.

LACHIMO, PHILARIO, gentilshommes italiens.

UN CAPITAINE ROMAIN, UN GENTILHOMME FRANÇAIS, UN GENTILHOMME ESPAGNOL, UN GENTILHOMME HOLLANDAIS, amis de PHILARIO.

LA REINE, femme de CYMBELINE.

IMOGÈNE, fille de CYMBELINE par une première femme.

HÉLÈNE, dame suivante d’IMOGÈNE.

SEIGNEURS, DAMES, SÉNATEURS ROMAINS, TRIBUNS, OFFICIERS.

SOLDATS, MUSICIENS, UN MESSAGER, APPARITIONS, GENS DES SUITES.

SCÈNE. — Tantôt en BRETAGNE, tantôt en ITALIE.

CYMBELINE [1]. modifier


ACTE I. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

En BRETAGNE. — Le jardin du palais de CYMBELINE.
Entrent DEUX GENTILSHOMMES.

PREMIER GENTILHOMME. — Vous ne rencontrez pas un homme qui ne fronce le sourcil : nos tempéraments n’obéissent pas plus docilement aux influences de l’air ambiant, que nos courtisans ne conforment docilement leur visage à la physionomie du roi.

DEUXIÈME GENTILHOMME. — Mais que se passe-t-il ?

PREMIER GENTILHOMME. — Sa fille, et l’héritière de son royaume, qu’il réservait au fils unique de sa femme (une veuve qu’il a récemment épousée), s’est éprise d’un pauvre mais digne gentilhomme : elle s’est mariée ; son époux est banni, elle emprisonnée : tout est chagrin, mais au dehors seulement, quoique le roi, je le crois, soit sincèrement touché au cœur.

SECOND GENTILHOMME. — Le roi seul ?

PREMIER GENTILHOMME. — Le prétendant aussi qui l’a perdue : aussi la reine qui désirait beaucoup le mariage : mais quant aux courtisans, quoiqu’ils aient mis leurs visages à l’unisson de la physionomie du roi, il n’en est pas un seul qui ne soit joyeux dans son cœur de la chose contre laquelle ils grommellent.

SECOND GENTILHOMME. — Et pourquoi cela ?

PREMIER GENTILHOMME. — Celui qui a manqué la princesse est un être au-dessous même d’un mauvais renom ; et celui qui la possède (j’entends qui l’a épousée — hélas ! l’homme noble ! — et qui en conséquence est banni) est un être tel que si l’on cherchait son pareil à travers toutes les régions de la terre, il manquerait toujours quelque chose à celui qu’on lui comparerait : — je ne crois pas qu’aucun homme au monde possède une plus belle enveloppe, et soit riche intérieurement de plus beaux dons.

SECOND GENTILHOMME. — Votre éloge va loin.

PREMIER GENTILHOMME. — Ma louange reste encore au-dessous de son mérite, Seigneur ; je le rapetisse, plutôt que je ne lui fais juste et due mesure.

SECOND GENTILHOMME. — Quel est son nom, et quelle est sa naissance ?

PREMIER GENTILHOMME. — Je ne sais pas à fond ses origines : son père se nommait Sicilius, et conquit son renom contre les Romains sous les drapeaux de Cassibelan ; mais ses titres lui vinrent de Tenantius, qu’il servit avec une gloire et un succès dignes d’admiration, et c’est ainsi qu’il gagna le surnom de Leonatus : outre ce gentilhomme en question, il eut deux autres fils, qui moururent leurs épées à la main dans les guerres de leur temps : par suite de quoi, leur père, qui alors était vieux et passionnément désireux de laisser une postérité, ressentit un tel chagrin qu’il en quitta ce monde ; et sa charmante femme, alors grosse du gentilhomme qui fait le sujet de notre conversation, expira après lui avoir donné naissance. Le roi prit l’enfant sous sa protection ; l’appela Leonatus Posthumus ; l’éleva, et le fit l’hôte de ses appartements intimes : il lui fit donner toute l’instruction que son temps le mettait à même de recevoir, instruction qu’il absorba comme nous absorbons l’air, — aussi vite acquise que présentée, — et qui lui permit dans son printemps même de porter une moisson ; il vécut à la cpiir, ;— ce qu’il est rare de faire, — très-loué, très-aimé, modèle pour les plus jeunes, pour les plus mûrs miroir où ils pouvaient corriger leurs défauts ; mis en face des plus graves, il présentait le spectacle d’un enfant qui conduirait des radoteurs : quant à la maîtresse pouf laquelle il est maintenant banni, — son propre prix à elle proclame à quel point elle estimait sa personne et sa vertu ; son choix permet de découvrir en toute vérité quel genre d’homme il est.

SECOND GENTILHOMME. — Je l’honore rien que sur votre rapport. Mais, dites-moi, je vous en prie, est-ce qu’elle est l’unique enfant du roi ?

PREMIER GENTILHOMME. — Son unique enfant. Il avait deux fils ; — si cela vaut la peine que vous l’appreniez, apprenez-le ; — l’aîné avait trois ans, et le second était encore dans ses langes, lorsqu’ils furent volés dans la chambre de leur nourrice ; et jusqu’à cette heure, on n’a jamais pu soupçonner où ils avaient été emportés.

SECOND GENTILHOMME. — Combien y a-t-il de temps, de cela ?

PREMIER GENTILHOMME. — Quelque vingt années.

SECOND GENTILHOMME. — Comment ! les enfants d’un foi ont pu être ainsi enlevés ? ils ont pu être, si négligemment, gardés ! et la recherche a pu être assez peu active pouf iqu’onn’ait pas découvert trace d’eux !

PREMIER GENTILHOMME. — Quelque étrange que cela soit, ou quelque moquerie que mérite cette négligence, le fait n’en est pas moins certain, Seigneur ;

SECOND GENTILHOMME. — Je vous crois parfaitement.

PREMIER GENTILHOMME. — Il nous faut nous retirer : voici venir le gentilhomme en question, la reine et la princesse. (Ils sortent.)

Entrent LA REINE, POSTHUMUS et IMOGÈNE.

LA REINE. — Non, soyez bien assurée, ma fille, que je ne justifierai pas la mauvaise réputation de la plupart des belles-mères, et que je ne vous verrai pas d’un mauvais œil : vous êtes ma prisonnière, mais votre geôlier vous remettra les clefs qui verrouillent votre liberté. Quant à vous, Posthumus, aussitôt que je pourrai apaiser le roi offensé, je serai ouvertement votre avocat : mais vraiment, il est encore en proie au feu de la rage, et il serait bon que vous vous soumissiez à -a sentence avec toute la patience que votre sagesse peut vous conseiller.

POSTHUMUS. — Plaise à Votre Altesse, je partirai d’ici aujourd’hui.

LA BEINE. — Vous savez quel péril vous courrez : — je vais faire un tour dans le jardin, en me lamentant sur les souffrances des affections contrariées, bien que le roi ait ordonné qu’on ne vous laissât pas parler ensemble. (Elle sort.)

IMOGÈNE. — Oh, l’hypocrite courtoisie ! Avec quelle finesse cette âme tyrannique peut chatouiller là même où elle blesse ! — Mon très-cher époux, je redoute quelque peu la Golère de mon père ; mais, — le respect sacré que je lui dois mis à l’écart, — je ne redoute rien de ce que sa rage peut faire contre moi : il vous faut partir ; et moi il me faudra rester ici pour soutenir à toute heure la fusillade de regards courroucés, sans consolation pour exister, si ce n’est la pensée qu’il se trouve dans le monde ce joyau que je pourrai contempler encore.

POSTHUMUS. — Ma reine ! ma maîtresse ! Ô Dame, ne pleurez pas davantage, de crainte que je ne donne occasion d’être soupçonné de plus de sensibilité qu’il ne convient à un homme d’en avoir ! Je resterai l’époux le plus loyal qui ait jamais engagé sa fidélité : ma résidence dans Rome sera chez un certain Philario, qui fut un ami de mon père et qui ne m’est connu que par correspondance : écrivez à cette adresse-là, ma reine, et mes yeux boiront les mots que vous m’enverrez quand bien même votre encre serait faite de fiel.

Rentre LA REINE.

LA REINE. — Dépêchez-vous, je vous en prie : si le roi vient, je vais encourir son déplaisir en forte dose, (A part.) Cependant je vais faire en sorte de l’amener à se promener de ce côté : toutes les fois que je lui fais quelque tort, il ne manque jamais d’acheter mes injures pour s’en faire des amies, ; il paye mes offenses à un fort prix. (Elle sort.)

POSTHUMUS. — Quand nous mettrions à prendre congé l’un de l’autre aussi longtemps que nous avons encore à vivre, ce retard ne ferait qu’accroître notre désespoir d’avoir à nous séparer. Adieu !

IMOGÈNE. — Non, restez un peu plus : quand bien même vous ne partiriez que pour faire une promenade à cheval afin de prendre l’air, un tel adieu serait encore trop court. Regardez, mon bien-aimé ; ce diamant était à ma mère : prenez-le, mûri cher cœur ; mais gardez-le jusqu’à ce que vous fassiez la cour, à une autre femme, quand Imogène sera morte.

POSTHUMUS. — Comment ! comment ! une autre femme ? Ô dieux bons, donnez-moi seulement celle que j’ai, et avant de me permettre d’en embrasser jamais une autre après elle, garrottez-moi des liens de la mort ! — (Plaçant la bague à son doigt.) Reste, reste ici, tant que ce doigt aura sentiment de vie ! Et vous, ma très-douce, ma très-belle, ainsi que j’ai fait échange de mon pauvre individu contre votre personne, à votre perte infinie, de même dans nos bagatelles de mince importance, je gagne encore sur vous : portez ceci, à ma considération ; c’est une menotte d’amour ; je vais la mettre a ce très-beau prisonnier. (Il lui met un bracelet au bras.)

IMOGÈNE. — Ô dieux ! quand nous reverrons-nous.

POSTHUMUS. — Hélas, le roi !

Entrent CYMBELINE et des SEIGNEURS.

CVMBELÏNE. — Être très-vil, pars, hors d’ici, loin de ma vue ! Si après cet ordre tu encombres la cour de ton indignité, tu es mort : fuis ! tu es un poison pour mon sang.

POSTHUMUS. — Les dieux vous protègent ! et qu’ils bénissent les personnes vertueuses qui restent à la cour ! Me voici parti. (Il sort.)

IMOCÈNE. — La mort ne peut avoir de douleur plus poignante que celle-là.

CYMBÉLINE. — Ô créature déloyale qui devais renouveler ma jeunesse, tu m’as accablé sous le fardeau d’une vieillesse d’un siècle !

IMOGÈNE. — Je vous en conjure, Sire, ne vous faites point de mal en vous tourmentant : votre courroux me laisse insensible ; un coup plus vif domine en moi toutes autres souffrances, toutes autres craintes.

CYMBÉLINE. — Avez-vous perdu toute grâce ? toute obéissance ?

IMOGÈNE. — J’ai perdu toute espérance et je vis dans le désespoir ; de cette façon, je puis dire que j’ai perdu toute, grâce.

CYMBÉLINE. — Toi qui aurais pu avoir le fils unique de ma reine !

IMOGÈNE. — Oh, bienheureuse suis-je de ne l’avoir pu ! j’ai choisi un aigle, et j’ai refusé un busard.

CYMBÉLINE. — Tu as pris un mendiant ; aurais-tu voulu faire de mon trône un siège de bassesse ?

IMOGÈNE. — Non, je lui ajoutais plutôt un lustre.

CYMBÉLINE. — Ô vile que tu es !

IMOGÈNE. — Sire, c’est votre faute si j’ai aimé Posthumus : vous l’avez élevé comme mon compagnon de jeux, et c’est un homme qui est digne de toute femme ; en m’épousant, on peut presque dire qu’il paye mon prix avec usure.

CYMBÉLINE. — Comment ! êtes-vous folle ?

IMOGÈNE. — Presque, Sire : que le ciel me guérisse ! Je voudrais être la fille d’un vacher, et que mon Leonatus fût le fils du berger notre voisin !

CYMBÉLINE. — Ô sotte créature !

Rentre LA REINE.

CYMBÉLINE. — Ils étaient encore ensemble : vous n’avez pas agi d’après notre ordre. Partez avec elle, et enfermez-la !

LA REINE. — Je fais appel à votre patience. — Paix, chère Dame ma fille, paix ! — Doux souverain, laissez-nous à nous-mêmes, et que votre sagesse mieux avisée vous donne quelque consolation.

CYMBÉLINE. — Non, qu’elle languisse lentement, à une goutte de sang par jour ; et lorsqu’elle sera vieille, qu’elle meure des suites de cette folie ! (Sortent Cymbéline et les Seigneurs.)

LA REINE. — Fi ! — Il vous faut céder : voici votre serviteur.

Entre PISANIO.

LA REINE. — Eh bien, Blonsieur, quelles nouvelles ?

PISANIO. — Monseigneur votre fils a dégainé contre mon maître.

LA REINE. — Ah ! il n’est arrivé aucun accident, j’espère ?

PISANIO. — Il aurait pu en arriver un, si mon maître n’avait pas plutôt joué que combattu, et n’avait pas été dépourvu du stimulant de la colère : ils ont été séparés par des gentilshommes qui se trouvaient là.

LA REINE. — J’en suis très-heureuse.

IMOGÈNE. — Votre fils est l’ami de mon père, il prend son parti. Dégainer contre un exilé ! Oh, le brave Seigneur ! Je voudrais qu’ils fussent en Afrique face à face, et que j’y fusse moi-même avec une aiguille, afin de piquer celui qui tournerait le dos. Pourquoi avez-vous quitté votre maître ?

PISANIO. — C’est sur son ordre : il n’a pas voulu me permettre de le conduire jusqu’au port : il m’a laissé ces notes relatives aux ordres auxquels je devrai obéir, lorsqu’il vous plaira de m’employer.

LA REINE. — Cet homme a été votre fidèle serviteur : j’ose engager mon honneur qu’il continuera à rester tel.

PISANIO. — Je remercie humblement Votre Altesse.

LA REINE. — Je vous en prie, faisons un tour de promenade.

IMOGÈNE, à Pisanio. — D’ici à une demi-heure environ, venez me parler : vous devrez au moins aller voir embarquer mon Seigneur : pour le moment, laissez-moi. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

En BRETAGNE. — Une place publique.
Entrent CLOTEN et DEUX SEIGNEURS.

PREMIER SEIGNEUR. — Seigneur, je vous conseillerais de changer de chemise : la violence de l’action vous a fait fumer comme un sacrifice : lorsqu’un courant d’air sort, un autre courant d’air entre : il n’y en a pas dans l’atmosphère d’aussi salubre que celui que vous exhalez.

CLOTEN. — Si ma chemise était ensanglantée, je pourrais en changer. — L’aide blessé ?

SECOND SEIGNEUR, a part. — Non, sur ma foi ; pas même sa patience.

PREMIER SEIGNEUR. — S’il est blessé ! s’il n’est pas blessé, son corps est une carcasse perméable : c’est un carrefour pour l’acier, s’il n’est pas blessé.

SECOND SEIGNEUR, a part. — Son épée avait, des dettes ; il est sorti par les derrières de la ville.

CLOTEN. — Le scélérat n’a pas voulu me tenir tête.

SECOND SEIGNEUR, à part. — Non, mais il a fui toujours en avant, en vous regardant en face.

PREMIER SEIGNEUR. — Vous tenir tête ! Vous avez suffisamment de terres à vous appartenant : mais il a ajouté à votre avoir ; il vous a cédé quelque peu de terrain.

SECOND SEIGNEUR, a part. — Autant de pouces que vous avez d’océans. — Ah, pantins que vous êtes !

CLOTEN. — Je voudrais qu’on ne nous eût pas séparés.

SECOND SEIGNEUR, à part. — Et moi aussi, jusqu’à ce que vous eussiez pris sur le terrain la mesure du sot que vous êtes.

CLOTEN. — Et dire qu’elle a pu aimer ce ; garçon, et me refuser !

SECOND SEIGNEUR, à part. — Si c’est un péché de faire un noble choix, elle est damnée.

PREMIER SEIGNEUR. — Seigneur, comme je vous l’ai toujours dit, sa beauté et sa cervelle ne vont pas ensemble : c’est une bonne enseigne, mais je n’ai pu jamais apercevoir qu’un médiocre reflet de son esprit 2.

SECOND SEIGNEUR, à part. — Elle ne brille pas sur les sots de crainte que la réflection ne : la blesse.

CLOTEN. — Venez, je vais me rendre dans mon appartement. Que je voudrais qu’il y eût eu un peu de mal de fait !

SECOND SEIGNEUR, à part. — Ce n’est pas mon souhait ; à moins que cela n’eût amené la chute d’un âne, ce qui n’est pas un grand mal.

CLOTEN. — Voulez-vous venir avec nous ?

PREMIER SEIGNEUR. — J’accompagnerai Votre Seigneurie.

CLOTEN. — Allons, venez, partons ensemble.

SECOND SEIGNEUR. — Bien, Monseigneur. (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

En BRETAGNE. — Un appartement dans le palais de CYMBELINE.
Entrent IMOGÈNE et PISANIO.

IMOGÈNE. — Je voudrais que" tu prisses racine sur les rivages du port, et que tu questionnasses tous les navires. S’il écrivait et que. sa lettre ne me parvînt pas, cette perte me serait aussi sensible, que pourrait l’être un pardon, trop tard arrivé. Quel est le dernier mot qu’il t’a adressé ?

PISAXIO. — Ce fut, ma reine, ma reine !

IMOGÈNE. — Et puis il a agité son mouchoir ?

PISANIO. — Et il l’a baisé, Madame.

IMOGÈNE. — Linge insensible, et plus heureux que moi par cette faveur ! Et ce fut là tout ?

PISANIO. — Non, Madame ; car aussi longtemps qu’il put se faire distinguer des autres par l’œil et l’oreille de votre serviteur ici présent, il se tint sur le pont, ne cessant d’agiter gant, mouchoir ou chapeau, selon que les mouvements et les transports de son esprit lui permettaient mieux d’exprimer avec quelle lenteur s’éloignait son âme, avec quelle rapidité au contraire courait son vaisseau.

IMOGÈNE. — Ton œil n’aurait pas dû cesser de le suivre avant de l’avoir vu aussi petit qu’une corneille ou moins.

PISANIO. — Madame, c’est ce que j’ai fait.

IMOGÈNE. — J’aurais rompu les nerfs de mes yeux, je les aurais fait craquer rien que pour le regarder, jusqu’à ce que l’éloignement l’eût fait paraître aussi mince que mon aiguille ; bien mieux, je l’aurais suivi du regard jusqu’à ce qu’il se fût fondu dans l’air, après avoir été réduit à la petitesse d’un moucheron ; puis j’aurais détourné mes yeux, et j’aurais pleuré. Mais, mon bon Pisanio, quand apprendrons-nous de ses nouvelles ?

PISANIO. — À sa première occasion favorable, soyez-en sûre, Madame.

IMOGÈNE. — Je n’ai pas pris mon congé de lui, mais j’avais encore une foule des plus jolies choses à dire. Avant que j’eusse pu lui dire comment je penserais à lui à certaines heures, avec telles ou telles pensées ;. ou avant que j’eusse pu lui faire jurer que les femmes d’Italie ne trahiraient pas mon intérêt et son honneur ; ou avant que je lui eusse fait promettre de se réunir avec moi par ses prières, à six heures du matin, à midi, à minuit, car à ces heures-là je suis dans le ciel pour lui ; ou avant que j’eusse pu lui donner ce baiser de départ que je voulais enchâsser entre deux mots préservateurs des sortilèges, arrive mon père, et comme le souffle tyrannique du Nord, il a fait tomber tous nos bourgeons avant qu’ils fussent éclos.

Entre UNE DAME.

LA DAME. — La reine, Madame, désire la compagnie de Votre Altesse.

IMOGÈNE. — N’oubliez pas d’exécuter ces choses que je vous ai recommandées. — Je vais me rendre auprès de la reine.

PISANIO. — Vos ordres seront exécutés, Madame. (Ils sortent.)

SCÈNE IV. modifier

ROME. — Un appartement dans la demeure de PUILARIO.

Entrent PHILARIO, IACHIMO, UN FRANÇAIS, UN HOLLANDAIS et UN ESPAGNOL.

IACHIMO. — Croyez-le, Seigneur, je l’ai vu en Bretagne : sa renommée était alors en croissance ; on s’attendait à le voir’donner les preuves de mérite qui depuis lui ont conquis son nom : mais à cette époque j’aurais pu le contempler sans ressentir le moindre besoin de l’admirer, quand bien même le catalogue de ses qualités aurait été affiché à son côté, et que j’aurais eu facilité de le parcourir article par article.

PHILARIO. — Vous parlez d’une époque où il était moins qu’aujourd’hui pourvu de tout ce qui le rend au moral comme au physique un homme accompli.

LE FRANÇAIS. — Je l’ai vu en Francé : nous avions là bien des personnes qui pouvaient regarder le soleil d’un œil aussi ferme que lui.

IACHIMO. — Cette affaire de son mariage avec la fille de son roi, affaire qui le fait apprécier au taux du mérite de sa femme plutôt qu’au taux du sien, lui donne une renommée, je n’en doute pas, fort au-dessus de sa valeur.

LE FRANÇAIS. — Et puis son bannissement....

IACHIMO. — Oui, et l’approbation de ceux qui sous les couleurs de la princesse pleurent ce lamentable divorce sert merveilleusement à le grandir, ne fût-ce qu’en contribuant à fortifier son jugement à elle, jugement que sans cela on pourrait aisément mettre à bas, en l’amenant à s’apercevoir qu’elle a choisi un mendiant sans autres qualités. Mais comment se fait-il qu’il vienne séjourner avec vous ? Comment est née votre connaissance ?

PHILARIO. — Son père et moi nous fûmes compagnons d’armes, et à ce père je fus souvent redevable de rien moins que de la vie. — Voici venir le Breton : qu’il soit reçu par vous comme doit l’être un étranger de sa qualité par des gentilshommes de votre éducation.

Entre POSTHUMUS.

PHILARIO. — Je vous en prie tous, faites bonne connaissance avec ce gentilhomme, que je vous recommande comme un de mes nobles amis : à quel point montent ses mérites, je le laisserai lui-même vous en donner les preuves par la suite, au lieu de le louer à ses propres oreilles.

LE FRANÇAIS. — Seigneur, nous nous sommes connus à Orléans.

POSTHUMUS. — Depuis lors j’ai toujours été votre débiteur pour vos courtoisies, courtoisies que je ne cesserai de vous payer sans pouvoir cependant m’acquitter.

LE FRANÇAIS. — Seigneur, vous appréciez trop haut mon pauvre service : je fus heureux de vous réconcilier mon compatriote et vous ; c’eût été-pitié que vous en fussiez venu aux prises avec la colère mortelle qui possédait alors chacun de vous, pour une occasion de si triviale et si légère nature.

POSTHUMUS. — Je vous demande pardon, Seigneur ; j’étais alors un jeune voyageur ; j’évitais plus volontiers de me conduire d’après mes propres connaissances que de me laisser guider dans mes actions par l’expérience des autres : mais, d’après mon jugement aujourd’hui plus mûr (si je ne vous offense pas en vous disant qu’il est plus mûr), ma querelle n’était pas du tout légère.

LE FRANÇAIS. — Si, sur ma foi, elle était trop légère pour être soumise à l’arbitrage des épées, et par deux hommes qui, selon toute apparence, se seraient abîmés l’un l’autre, ou se seraient tués tous les deux.

IACHIMO. — Pourrions-nous, sans manquer à la politesse, demander quel était le sujet de la querelle ?

LE FRANÇAIS. — Sans inconvénient, je crois. : ce fut une dispute en public, qui peut, sans donner crainte de s’attirer les réclamations de personne, être rapportée. C’était beaucoup’ une discussion comme celle qui fut soulevée la nuit dernière, lorsque nous nous mîmes tous à tour de rôle à chanter les louanges de nos maîtresses de nos divers pays : ce jour-là, ce gentilhomme soutenait (et cela sur la garantie de son sang) que sa maîtresse était plus belle, plus ; vertueuse, plus sage, plus chaste, plus constante, plus réservée, et moins accessible à.la séduction qu’aucune des plus rares parmi nos Dames de France.

IACHIMO. — Cette Dame n’est’plus vivante aujourd’hui ou bien l’opinion de ce gentilhomme, à l’heure qu’il est, doit être détruite.

POSTHUMUS. — Elle conserve toujours sa vertu, et moi mon opinion.

IACHIMO. — Vous ne devez pas lui donner le pas à ce point-là sur nos Dames d’Italie.

POSTHUMUS. — Si j’étais provoqué au point où je le fus en France, je ne rabattrais rien de mon opinion, quand même je devrais passer pour en être superstitieusement idolâtre plutôt que pouf en être amoureux.

IACHIMO. — Si vous aviez dit, par une comparaison qui aurait conservé l’égalité, qu’elle était aussi belle et aussi bonne que nos Dames d’Italie, cette louange eût été encore trop belle et trop bonne pour n’importe quelle Dame de Bretagne. Si elle avait une supériorité aussi certaine sur d’autres que j’ai vues, que votre diamant que voici dépasse le lustre de la plupart de ceux que j’ai admirés, je serais bien forcé de croire qu’elle est au-dessus de beaucoup de femmes ; mais je n’ai pas vu le plus précieux diamant qui existe, ni vous la plus précieuse Dame.

POSTHUMUS. — Je l’ai louée au taux où je l’estime : ainsi fais-je de mon diamant.

IACHIMO. — Et combien estimez-vous ce diamant ?

POSTHUMUS. — Plus que le monde ne possède.

IACHIMO. — Ou bien votre maîtresse sans pareille est morte, ou bien son prix est dépassé par celui d’une bagatelle.

POSTHUMUS. — Vous vous trompez : l’un pourrait être vendu ou donné, si l’acheteur avait une fortune suffisante, ou si le mérite rehaussait suffisamment celui qui le recevrait en don ; l’autre n’est pas une chose qui puisse s’acheter, et n’est le don que des Dieux seuls.

IACHIMO. — Et les Dieux vous ont fait ce don ?

POSTHUMUS. — Et avec, leur faveur je le conserverai.

IACHIMO. — Vous pouvez en conserver le titre de possession ; mais, vous le savez, les oiseaux étrangers s’abattent sur les étang de leur voisinage. Votre bague peut vous être volée aussi ; ainsi, de vos deux objets inappréciables, l’un est fragile et l’autre peut se perdre ; un voleur rusé ou un courtisan accompli dans ce métier-là, pourrait essayer de s’emparer de l’un et de l’autre.

POSTHUMUS. — Votre Italie ne contient pas de courtisan assez accompli pour vaincre l’honneur de ma maîtresse, si en l’appelant fragile vous voulez faire allusion à la défense ou à la perle de son honneur Je ne doute pas que vous n’ayez abondance de voleurs ; néanmoins, je ne crains, pas pour ma bague.

PHILARIO. — Brisons là, gentilshommes.

POSTHUMUS. — Seigneur, de tout mon cœur. Ce digne Signor. je l’en remercie, ne me traite pas comme un étranger ; nous sommes familiers dès la première entrevue.

IACHIMO. — Avec cinq fois autant de conversation, je prendrais possession de votre belle maîtresse ; je la ferais reculer jusqu’à se rendre, si j’étais admis auprès d’elle et si j’avais l’occasion de devenir son ami.

POSTHUMUS. — Non, non.

IACHIMO. — J’engage sur cette conviction la moitié de ma fortune contre votre diamant, gage qui dans mon opinion dépasse quelque peu sa valeur : mais je fais ce pari plutôt contre votre confiance que contre sa réputation ; et, de crainte de vous offenser, je vous dirai que j’oserais tenter l’épreuve contre toute Dame au monde.

POSTHUMUS. — Votre persuasion téméraire vous abuse grandement ; et je ne doute pas que vous ne reçussiez ce dont vous rendrait digne votre entreprise.

IACHIMO. — Quoi donc ?

POSTHUMUS. — Un échec ; bien que votre entreprise, comme vous l’appelez, méritât davantage, — méritât un châtiment aussi.

PHILARIO. — Gentilshommes, assez sur ce sujet : cette discussion s’est engagée trop soudainement ; qu’elle meure comme elle est née, et, je vous en prie, faites meilleure connaissance.

IACHIMO. — Plût au ciel que j’eusse engagé ma fortune et celle de mon voisin sur la certitude dont j’ai parlé !

POSTHUMUS. — Sur quelle Dame tomberait votre choix pour cette tentative ?

IACHIMO. — Sur la vôtre, dont vous tenez la constance pou.r-.si sûre. Recommandez-moi à la cour où vit votre Dame, et je gage dix mille ducats contre votre bague, que, sans autre avantage que l’opportunité d’une seconde conférence, je vous rapporterai cet honneur que vous vous figurez si bien gardé.

POSTHUMUS. — J’engagerai de l’or contre votre or : quant à ma bague, je la tiens pour aussi chère que mon doigt ; elle en est une partie.

IACHIMO. — Vous avez peur, et vous n’en montrez que mieux en cela votre sagesse. Quand vous achèteriez de la chair de Dame à un million l’once, vous ne pourriez l’empêcher de se corrompre ; mais je vois que vous avez en vous quelque religion, puisque vous avez de la crainte (a).

POSTHUMUS. — Ce n’est là chez vous qu’une manière

(a) Plaisanterie qui fait allusion à l’adage : la crainte de Diea est le commencement de la sagesse. de parler ; vos pensées ont plus de-gravité que vos paroles, j’espère.

IACHIMO. — Je suis le maître de mes paroles, et j’entreprendrai ce que j’ai dit, je le jure.

POSTHUMUS. — Vous le voulez ? soit ; après tout, cela consistera simplement à mettre mon diamant en dépôt jusqu’à votre retour. — Arrêtons des conventions entre nous : ma maîtresse surpasse en vertu l'énormité de vos indignes pensées : j’ose tenir ce pari contre vous ; voici ma bague.

PHILARIO. — Je ne veux pas de ce pari.

IACHIMO. — Par les dieux, c’est chose faite. Si je ne vous apporte pas de preuve suffisante que j’ai joui de la plus délicieuse partie du corps de votre maîtresse, mes dix mille ducats sont à vous, ainsi que votre diamant : si j’échoue, et si je la quitte en la laissant en possession de cet honneur auquel vous avez confiance, elle votre joyau, cet autre joyau-ci, et mon or sont à vous ; — pourvu toutefois que j’aie votre recommandation pour l’entretenir plus librement.

POSTHUMUS. — J’accepte ces conventions ; dressons les articles entre nous. Seulement vous aurez à répondre à ces deux conditions : si vous exécutez votre voyage, et que vous me fassiez bien positivement comprendre que vous l’avez conquise, je ne suis pas plus longtemps votre ennemi ; elle n’est pas digne de notre différend : mais si elle, n’est pas séduite, — vos discours ne donnant pas la preuve du contraire, — vous me répondrez avec votre épée, et de votre mauvaise opinion, et de la tentative que vous aurez faite contre sa chasteté.

IACHIMO. — Votre main, affaire conclue : nous allons Taire dresser ces conventions par conseil légal, et puis droit en Bretagne, afin, que l’affaire ne se refroidisse pas et ne tombe pas dans l’eau. Je vais aller chercher mon or et faire dresser acte de nos deux enjeux.

POSTHUMUS. — Accordé. (Sortent Posthumus et Iachimo.)

LE FRANÇAIS. — Cela tiendra-l-il, croyez-vous ?

PHILARIO. — Le seigneur Iachimo ne reculera pas. Je vous en prie, suivons-les. (Ils sortent.)

SCÈNE V. modifier

En BRETAGNE. — Un appartement dans le palais de CYMBELINE
Entrent LA REINE, des DAMES, et CORNÉLIUS.

LA REINE. — Pendant que la rosée est encore sur la terre, rassemblez ces fleurs ; dépêchez-vous : qui en a la note ?

PREMIÈRE DAME. — Moi, Madame.

LA REINE. — Dépêchez-vous. {Sortent les Dames.) Maintenant, Monsieur le docteur, avez-vous apporté ces drogues ?

CORNÉLIUS. — Oui, plaise à Votre Altesse : les voici, Madame (il lia présente une petite botte) : mais je le déclare à Votre Grâce, si je puis vous adresser cette question sans offense, ma conscience m’oblige à vous demander pourquoi vous m’avez commandé ces mixtures d’un poison très-actif, mixtures qui sont les moyens d’amener une mort lente, mais qui quoique lente est certaine ?

LA REINE. — Je m’étonne, docteur, que tu m’adresses une telle question. ’N’ai-je pas été longtemps ton élève ? Ne m’as-tu pas appris à faire des parfums ? à distiller ? à faire des conserves ? oui, et cela si bien que notre grand roi me câline souvent pour avoir de la confiserie de ma façon ? Étant allée aussi loin dans cet art, — à moins que tu ne me juges diabolique, — n’est-il pas logique que je veuille pousser mes connaissances dans une autre province de la science ? Je veux essayer la force de ces mixtures-ci sur des créatures qui ne valent pas la peine d’être pendues, — mais non sur aucune créature humaine, — afin d’éprouver leur vigueur, d’appliquer des antidotes à leur action, et par ce moyen d’arriver à me rendre compte de leurs vertus et de leurs effets divers.

CORNÉLIUS. — Par cette pratique, Votre Altesse ne fera que s’endurcir le cœur : en outre, l’opération de ces effets sera à la fois bruyante et infecte.

LA REINE. — Oh ! ne t’inquiète pas. (À part.) Voici venir un grédin de flatteur ; j’essayerai d’abord ces poisons sur lui : car il tient pour son maître, et il est ennemi démon fils.

Entre PISANIO.

LA REINE. — Eh bien, qu’y a-t-il, Pisanio ? Docteur, votre service pour l’heure est terminé ; vous pouvez aller à vos affaires.

CORNÉLIUS, à part. — Je vous soupçonne, Madame ; mais vous ne ferez aucun mal.

LA REINE, à Pisanio. — Écoute, un mot.

CORNÉLIUS, à part. — Je me défie d’elle. Elle s’imagine qu’elle tient en sa possession des poisons d’une lenteur étrange : je connais son âme, et je ne voudrais pas confier à une personne aussi méchante une drogue d’une aussi infernale nature. Celles qu’elle a entre les mains stupéfieront et engourdiront les sens pour un temps ; peut-être les essayera-t-elle d’abord sur des chats étales chiens, et puis ensuite sur des créatures d’un ordre plus élevé ; mais il n’y a aucun danger dans la mort apparente, qu’elles amènent, et leur effet consiste tout simplement à mettre sous clef les esprits vitaux pendant un temps, pour qu’ils se redressent plus frais, quand ils se réveillent. Elle s’abuse en comptant sur un résultat qui se trouvera faux, et moi je n’en suis que plus loyal en étant ainsi déloyal avec elle.

LA REINE. — Je n’ai plus besoin de ton service, docteur, jusqu’à ce que je te fasse appeler de nouveau.

CORNÉLIUS. — Je prends humblement mon congé. (Il sort.)

LA REINE. — Elle pleure encore, dis-tu ? Ne penses-ta pas qu’avec le temps, elle séchera ; ses larmes, et laissera les conseils entrer dans son âme qu’aujourd’hui la folie possède toute entière ? Travaille à ce résultat : lorsque tu m’apporteras avis qu’elle aime mon fils, je te répondrai sur-le-champ que tu es désormais aussi grand que ton maître : plus grand même, car sa fortune est à cette heure complètement muette, et sa renommée est à l’agonie ; il ne peut ni revenir, ni continuer à rester où il est : changer de mode d’existence n’est pour lui qu’échanger une misère contre une autre ; et chaque jour qui se lève, se lève pour accomplir sur lui une journée de destruction. Qu’as-tu à attendre, en t’appuyant sur un individu qui penche, qui ne peut pas être relevé à nouveau, et qui n’a pas même assez d’amis pour lui servir d’élais ? (La Reine laisse tomber la boite : Pisanio la ramasse.) Tu ramasses quelque chose que tu ne connais pas ; mais prends cela pour, ta peine : c’est un remède que j’ai composé, et qui cinq fois a racheté le.roi.de la mort ; je ne connais pas de cordial pareil : — voyons, je t’en prie, prends-le, ce sera le gage du bien futur que je te destine. Montré à ta maîtresse dans quelle situation elle est placée, fais cela comme venant de toi-même. Songe quel changement d’avenir cela sera pour toi ; — songe aussi que tu conserves ta maîtresse, — et en outre mon fils prendra bonne note de toi : je pousserai le roi à. te donner n’importe quel avancement qu’il te plaira, et puis moi-même, moi surtout, qui t’aurai poussé à cette œuvre méritoire, je suis engagée à récompenser dignement tes services. Appelle mes femmes : pense à mes paroles. (Sort Pisanio.) Un drôle matois et constant qu’on ne peut ébranler ; c’est l’agent de son -maître, l’homme qui le rappelle à son souvenir pour qu’elle tienne ferme en faveur de son époux. Je lui ai donné une chose qui, s’il la prend, séparera Imogène de tout serviteur dévoué à son bien-aimé ; et quant à elle, si dans la suite elle ne change pas d’humeur, elle est bien sûre d’en tâter aussi.

Rentre PISANIO avec LES DAMES.

LA REINE. — Là, là ; bien travaillé, bien travaillé ; portez à mon cabinet les violettes, les primevères et les coucous. — Adieu, Pisanio ; réfléchis à mes paroles. (Sortent la Reine et les Dames.)

PISANIO. — Et ainsi, ferai-je : mais lorsque je me montrerai déloyal envers mon bon Seigneur, je m’étranglerai moi-même : voilà tout ce que je ferai pour vous. (Il sort.)

SCÈNE VI. modifier

Un autre appartement dans le palais.
Entre IMOGÈNE.

IMOGÈNE. — Un père cruel, et une hypocrite belle-mère ; un sot qui poursuit de son amour une Dame mariée dont l’époux est banni ; — oh ! cet époux ! ma suprême couronne de douleur ! et ces tourments répétés à son sujet ! Heureuse eussé-je été, si j’avais été volée comme mes deux frères ! mais l’aspiration la plus glorieuse est la plus certaine d’avoir un résultat misérable : bienheureux sont ceux-là, quelque médiocre que soit leur condition, qui possèdent les objets de leurs honnêtes vœux, et qui en tirent leur durable satisfaction. — Qui cela peut-il être ? Fi !

Entrent PISANIO et IACHIMO.

PISANIO. — Madame, un noble gentilhomme de Rome vient, de la part de Monseigneur avec des lettres.

IACHIMO. — Vous changez de couleur, Madame ? Le noble Leonatus est en sûreté et fait présenter ses plus tendres compliments à Votre Altesse. (Il lui présente une lettre.)

IMOGÈNE. — Je vous remercie, mon bon Seigneur ; vous êtes le très-bienvenu.

IACHIMO, à part. — Tout ce qui se voit d’elle, aux portes de sa personne, est d’une extrême beauté ! Si elle est pourvue d’une âme aussi rare que son corps, elle est le phénix. d’Arabie, et.j’ai perdu. Je pari. Hardiesse, sois mon amie ! audace, arme-moi de la tête aux pieds ! ou bien, comme le Parthe, il me faudra combattre en fuyant, ou plutôt fuir tout droit et sans me retourner.

IMOGÈNE, lisant. — « C’est un homme de très-noble marque, à qui je suis infiniment attaché pour ses bontés. Veuillez, en conséquence, laisser tomber sur lui un reflet de l’estime que vous gardez pour votre LEONATUS. » Je n’en lirai pas davantage tout haut : mais mon cœur est échauffé jusque dans son centre par le reste de cette lettre, et il la reçoit avec reconnaissance. Vous êtes le bienvenu, noble Seigneur, autant que j’ai de mots pour vous le dire, et je m’efforcerai de vous le prouver par tous les moyens en mon pouvoir.

IACHIMO. — Je vous remercie, très-belle Dame. — Eh quoi ! est-ce que les hommes sont fous ? La nature leur a donné des yeux pour voir cette voûte élevée du ciel et les riches produits de la terre et de la mer, des yeux qui peuvent faire la distinction entre les orbes enflammés au-dessus ; de nous et les cailloux, tous d’une égale insignifiance déposés en nombre incalculable sur les plages, et avec des lunettes aussi précieuses nous ne pouvons pas faire la différence entre le beau et le laid ?

IMOGÈNE. — Qu’est-ce qui cause votre admiration ?

IACHIMO. — Cela ne peut être la faute de l’œil ; car des singes et des babouins, placés entre deux telles créatures, viendraient pousser leurs cris de joie du côté de celle-ci, et mépriseraient l’autre par leurs grimaces : cela n’est pas non plus un défaut de jugement ; car dans le cas de cette beauté, dès idiots prononceraient un sage verdict : ce n’est pas non plus le fait de l’appétit ; la souillonnerie mise en face de cette excellence sans tache, forcerait le désir à vomir à vide, au lieu de l’exciter à se satisfaire.

IMOGÈNE. — Que veut dire cela, je vous prie ?

IACHIMO. — Le caprice repu, ce désir rassasié et cependant jamais satisfait, ce tonneau à la fois rempli et laissant couler son contenu, après avoir fait proie de l’agneau, soupire après la tripaille.

ÏMOGÈXE. — Qu’est-ce qui vous transporte ainsi, mon cher Seigneur ? Êtes-vous bien ?

IACHIMO. — Je vous remercie, Madame ; bien. (À Pisanio.) Je vous en prie, Monsieur, invitez mon valet à rester là où je l’ai laissé : il est étranger et d’esprit simple.

PISANIO. — Je me disposais à aller lui souhaiter la bienvenue, Seigneur. (Il sort.)

IMOGÈNE. — Mon Seigneur continue-t-il d’être en bonne santé, je vous prie ?

IACHIMO. — Sa santé est bonne, Madame.

IMOGÈNE. — Est-il disposé à la gaieté ? j’espère que oui.

IACHIMO. — Extrêmement jovial : il n’y a pas un étranger qui soit aussi gai et qui ait autant d’entrain : on l’appelle le bon vivant Breton.

IMOGÈNE. — Lorsqu’il était ici, il inclinait à la tristesse, et souvent sans savoir pourquoi.

IACHIMO. — Je ne l’ai jamais vu triste. Il y a dans sa compagnie, un Français, un éminent Monsieur, qui, paraît-il, adore dans son pays une fille de la Gaule : c’est une vraie fournaise de soupirs ; à ce spectacle le joyeux Breton, — votre époux, veux-je dire, — rit à pleins poumons, crie, « oh ! les côtes me font mal, tant je ris en pensant qu’un homme qui sait par l’histoire, les récits du monde, sa propre expérience, ce qu’est la femme, ce qu’elle ne peut s’empêcher d’être, ce qu’elle doit être, consent à passer ses heures de liberté à languir après un esclavage assuré ! »

IMOGÈNE. — Est-ce que Monseigneur parle ainsi ?

IACHIMO. — Oui, Madame, et avec les yeux en larmes à force de rire : c’est un divertissement d’être présent alors et de l’entendre railler le Français. Mais les cieux savent que certains hommes sont fort à blâmer.

IMOGÈNE. — Mais non pas lui, j’espère.

IACHIMO. — Lui, non : mais cependant les prodigalités du ciel à son endroit pourraient être employées avec plus de reconnaissance. Les dons du ciel dans sa personne même sont grands ; par vous, que je compte au nombre de ses dons, ils sont-au-dessus de toute estimation. Au moment même où je suis forcé d’admirer, je suis forcé de m’apitoyer aussi.

IMOGÈNE. — Sur quoi vous apitoyez-vous, Seigneur ?

IACHIMO. — Je m’apitoie dé tout mon cœur sur deux créatures.

IMOGÈNE. — Suis-je l’une d’elles, Seigneur ? Vous me regardez : quel délabrement remarquez-vous en moi qui mérite votre pitié ?

IACHIMO. — Lamentable ! Eh quoi ! se cacher du radieux soleil, et trouver joie dans une prison éclairée par une chandelle !

IMOGÈNE. — Je vous en prie, Seigneur, veuillez faire accorder vos réponses plus directement à mes demandes. Pourquoi vous apitoyez-vous sur moi ?

IACHIMO. — Parce que d’autres peuvent.... j’étais sur le point de dire jouir de votre.... mais c’est l’office des dieux de venger cela, et ce n’est pas le mien de le révéler,

IMOGÈNE. — Vous semble/, connaître quelque chose sur moi, ou me concernant : je vous en prie, — puisque douter si les choses vont mal cause souvent plus de souffrance que d’être sûr qu’elles vont mal en effet ; car les choses certaines, ou bien sont sans remède, ou bien connues à temps peuvent trouver leur remède, — découvrez-moi quel est ce secret que vous poussez en avant et puis que vous arrêtez court.

IACHIMO. — Si j’avais cette joue pour y baigner mes lèvres, cette main dont l’attouchement, dont chaque attouchement forcerait à un serment de fidélité l’âme de celui qui le recevrait, si je possédais cet objet qui fait prisonnier le mobile regard de mon œil, rien qu’en le fixant sur lui ; et si néanmoins — maudit que je serais — mes baisers étaient esclaves de lèvres aussi banales que les degrés qui conduisent au Capitule, si j’échangeais des étreintes avec des mains rendues calleuses par les étreintes menteuses de toutes les heures, — par le mensonge répété jusqu’à en être un travail, — si je me mirais dans des yeux vulgaires et sans lustre, pareils à la lumière fumeuse engendrée par un suif puant, il serait bien juste que tous les fléaux de l’enfer punissent à un moment donné une telle trahison.

IMOGÈNE. — Mon Seigneur, je le crains, a oublié la Bretagne.

IACHIMO. — Et lui-même. Ce n’est pas volontiers, et par penchant à l’indiscrétion que je vous révèle la bassesse de l’échange qu’il a fait ; mais c’est la force de votre grâce qui, agissant sur ma langue comme un charme, tire ce secret des profondeurs muettes de ma conscience.

IMOGÈNE. — Je ne veux pas en entendre davantage.

IACHIMO. — Ô très-chère âme, votre sort frappe mon cœur d’une telle pitié que j’en suis malade ! Une Dame si belle, et héritière d’un empire qui doublerait la valeur du plus grand roi, être associée à des créatures payées avec cette même.pension qui sort de vos coffres ! à de malsaines aventurières qui pour de l’or vont se risquer à toutes les infirmités que la corruption peut infliger à la nature ! à des pestes qui empoisonneraient le poison même ! Vengez-vous, ou celle qui vous enfanta n’était pas reine, et vous dégénérez de votre grande origine !

IMOGÈNE. — Me venger ! comment pourrais-je me venger ? Si ce que vous dites est vrai, — j’ai un cœur qui ne veut pas permettre à mes deux oreilles de l’abuser trop vite, — si ce que vous dites est vrai, comment pourrais-je me venger ?

IACHIMO. — Comment ! il vous ferait vivre comme uiie prêtresse de Diane, entre des draps froids, tandis qu’il se livre aux cabriolades de ses caprices changeants, à votre offense, aux dépens de votre bourse ? Tirez-en vengeance ! Je me dévoue à vos doux plaisirs ; je suis plus noble que ce renégat, de votre lit, et je resterai attaché à votre tendresse, toujours aussi discret que fidèle.

IMOGÈNE. — Holà, Pisanio !

IACHIMO. — Laissez-moi inféoder mon dévouement sur vos lèvres.

IMOGÈNE. — Arrière ! je condamne mes oreilles pour l’avoir si longtemps écouté. — Si tu étais un homme d’honneur, tu m’aurais fait cette révélation dans une fin vertueuse, non dans la fin aussi basse qu’inconcevable que tu recherches. Tu calomnies un gentilhomme qui est aussi loin des actions que tu lui prêtes que tu es loin de l'honneur ; et tu sollicites ici-une Damé qui vous dédaigne également, toi et le diable. — Holà, Pisanio ! — Le roi, mon père, sera informé de ta tentative. S’il trouve convenable qu’un impertinent, étranger vienne ; dans sa cour proposer ses marchés comme dans un lieu de prostitution romain, et nous ouvrir son âme bestiale, il tient une cour dont il ne se soucie guère, et il possède une fille qu’il ne respecte pas du tout. — Holà, Pisanio !

IACHIMO. — Ô heureux Leonatus ! Je puis le dire : la foi que ta Dame te porte mérite ta confiance, et ta très-parfaite vertu mérite sa foi inébranlable, — Vivez longtemps, heureuse, Dame du plus noble Seigneur que jamais nation se vanta de posséder, vous sa maîtresse qui êtes née seulement pour le plus noble ! Accordez-moi votre pardon. J’ai parlé de la sorte pour savoir si votre confiance avait de profondes racines ; je vais vous rendre votre mari : tel qu’il était et tel qu’il est encore : c’est un homme des plus parfaites manières ; un tel vertueux magicien qu’il enchante toutes les sociétés dans lesquelles il se trouve : la moitié des cœurs lui appartient.

IMOGÈNE. — Vous faites réparation.

IACHIMO. — Il est au milieu ; des hommes comme un dieu descendu du ciel ; il possède une sorte de dignité qui lui donne plus que l’apparence d’un mortel. Ne soyez pas courroucée, très-puissante princesse, si je nie suis aventuré à vous éprouver par un faux rapport ; mon expérience a confirmé en l’honorant le : profond jugement. que vous avez montré en choisissant un Seigneur si rare, qui, vous le saviez, est impeccable. C’est l’amour que j’ai pour lui qui m’a porté à vous vanner de la sorte ; mais les Dieux vous ont faite à l’inverse de toutes les autres, sans paille. Je vous en prie, votre pardon.

IMOGÈNE. — Tout est bien, Seigneur : considérez ma puissance à la cour comme étant toute à votre service.

IACHIMO. — Mes humbles remercîments. J’avais presque oublié d’importuner Votre Grâce d’une toute petite requête, qui a pourtant son importance, car elle concerne votre Seigneur, moi-même, et d’autres nobles amis, qui sommes associés dans l’affaire.

IMOGÈNE. — Quelle est-elle, je vous prie ?

IACHIMO. — Une douzaine de Romains de notre société, et votre époux, — la plus belle plume de notre aile,se sont cotisés afin d’acheter un présent pour l’empereur, acquisition que moi, comme chargé d’affaires des autres, j’ai faite en France : elle se compose de pièces d’argenterie d’un goût rare, et de joyaux d’une forme riche et exquise ; leur valeur est grande, et je suis quelque peu désireux, à cause de ma qualité d’étranger, de les déposer en lieu sûr : vous plairait-il de les prendre sous votre protection ?

IMOGÈNE. — Volontiers ; et j’engage mon honneur pour leur sécurité : puisque mon époux est intéressé à ces objets, je les garderai dans ma chambre à coucher.

IACHIMO. — Ils sont dans un coffre surveillé par mes gens : je prendrai la hardiesse de vous les envoyer seulement pour cette nuit ; je dois m’embarquer demain.

IMOGÈNE. — Oh, non, non.

IACHIMO. — Si, je vous en conjure ; sans cela, je manquerais à ma parole en retardant mon retour. Après avoir quitté la France, je ne traversai la mer que dans le dessein de voir Votre Grâce et pour remplir la promesse que j’avais faite de la voir.

IMOCÈNE. — Je vous remercie pour vos peines ; mais ne partez pas demain !

IACHIMO. — Oh ! il le faut, Madame ; par conséquent, s’il vous plaît d’envoyer à votre Seigneur vos compliments par écrit, faites-le ce soir, je vous prie : j’ai dépassé le temps qui m’était accordé, circonstance importante pour notre présent qui doit être offert au jour voulu.

IMOGÈNE. — J’écrirai. Envoyez-moi votre coffre ; il sera gardé avec sûreté, et vous sera rendu fidèlement. Vous êtes le très-bienvenu. (Ils sortent.)


ACTE II. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

En BRETAGNE. — La cour devant le palais de CYMBELINE.
Entrent CLOTEN et DEUX SEIGNEURS.

CLOTEN. — Jamais homme eut-il une chance pareille ! au moment où ma boule allait baiser le but i, la voilà qui est envoyée au diable par une boule adverse ! J’avais cent livres engagées sur cette partie : et voilà un sagouin de fils de garce..qui vient me faire des remontrances parce que je jure ; comme si je lui empruntais les jurons que je profère, et si je n’étais pas libre de dépenser à mon gré la provision que j’en ai.

PREMIER SEIGNEUR. — Qu’a-t-il gagné à cela ? Vous lui avez cassé la caboche avec votre boule.

SECOND SEIGNEUR, à part. — Si son esprit avait ressemblé à celui qui lui a cassé la tête, il n’en aurait plus un brin à cette heure.

CLOTEN. — Lorsqu’un gentilhomme a envie de jurer, n’est-il pas impertinent aux assistants, quels qu’ils soient, de couper la queue à ses jurons ? Eh ?

SECOND SEIGNEUR. — Oui, Monseigneur ; (a part) ainsi que de leur couper les oreilles.

CLOTEN. — Ce chien, fils de putain ! moi lui donner satisfaction ? Que je voudrais qu’il eût été un homme de mon rang !

SECOND SEIGNEUR, à part. — Pour puer le sot comme vous.

CLOTEN. — Je ne suis vexé de rien sur la terre autant que de cette contrainte ! la vérole soit d’elle ! J’aimerais, bien mieux n’être pas aussi noble que je le suis ; ils n’osent pas se battre avec moi, parce que la reine est ma mère : le premier goujat de Jacquot venu peut se battre tant et aussi souvent que le cœur lui en dit, et moi, il me faut aller et venir comme un coq que personne ne peut attaquer sur un pied d’égalité.

SECOND SEIGNEUR, a part. — Vous êtes le coq, et le chapon aussi ; et vous faites cocorico, coq, votre crête baissée.

CLOTEN. — Tu dis ?’

SECOND SEIGNEUR. — Je dis qu’il ne convient pas que Votre Seigneurie donne satisfaction à tout compagnon qu’elle offense.

CLOTEN. — Non, je sais cela : mais il convient que j’offense mes inférieurs.

SECOND SEIGNEUR. — Oui, cela convient à Votre Seigneurie seulement.

CLOTEN. — Eh bien, c’est ce que je dis.

PREMIER SEIGNEUR. — Avez-vous entendu parler d’un étranger qui est arrivé à la cour ce soir ?

CLOTEN. — Un étranger, et je n’en sais rien !

SECOND SEIGNEUR, à part. — Il est un étrange compagnon lui-même, et il n’en sait rien.

PREMIER SEIGNEUR. — Il est arrivé un Italien, et à ce qu’on croit, un ami de Leonatus.

CLOTEN. — Leonatus ! Un gredin banni ; et cet individu en est un autre, quel qu’il soit. Qui vous a parlé de cet étranger ?

PREMIER SEIGNEUR. — Un des pages de Votre Seigneurie.

CLOTEN. — Serait-il convenable que j’allasse lui faire visite ? N’y aurait-il pas dérogation à cela ?

PREMIER SEIGNEUR. — Vous ne pouvez déroger, Monseigneur.

CLOTEN. — Cela me serait difficile, je le crois.

SECOND SEIGNEUR, à part. — Vous êtes un sot garanti ; par conséquent vos actes, étant stupides, ne dérogent pas.

CLOTEN. — Allons, j’irai voir cet Italien ; ce que j’ai perdu aux boules aujourd’hui, je le lui gagnerai ce soir. Allons, partons.

SECOND SEIGNEUR. — Je vais suivre Votre Seigneurie. (Sortent Cloten et le premier Seigneur.) Dire qu’une diablesse aussi rusée que sa mère a pu mettre au monde cet âne ! une femme qui triomphe de tout avec sa têtes et voilà son fils qui est incapable de retenir que deux ôtés de vingt, reste dix-huit. Hélas ! pauvre princesse, divine Imogène, que ne te faut-il pas endurer, placée entre un père gouverné par ta belle-mère, une belle-mère qui machine des complots à toute heure, et un amoureux plus haïssable encore que ne sont haïssables l’indigne expulsion de ton cher mari et l’acte horrible du divorce qu’il voudrait te porter à commettre ! Puissent les cieux conserver’ inébranlables -les remparts de ton précieux- honneur ! qu’ils préservent contre toute secousse ce temple, ta belle âme, afin.que tu puisses te maintenir pour posséder un jour ton époux banni et ce grand royaume ! (Il sort.)

SCÈNE II. modifier

Une chambre à coucher dans le palais de CTMBELINE. Un coffre est placé dans un coin.

IMOGÈNE est au lit, lisant ; UNE DAME DE COMPAGNIE est de service dans sa chambre.

IMOGÈNE. — Qui est là ? est-ce Hélène, ma dame de compagnie ?

LA DAME. — Oui, s’il vous plaît, Madame.

IMOGÈNE. — Quelle heure est-il ?

LA DAME. — Près de minuit, Madame.

IMOGÈNE. — En ce cas, j’ai lu trois heures : mes yeux sont fatigués : plie la page à l’endroit où je me suis arrêtée : va te coucher : n’enlève pas le flambeau, laisse-le allumé ; et si tu peux te réveiller vers quatre heures, je t’en prie, appelle-moi. Le sommeil s’est entièrement emparé de moi. (Sort la Dame.) Je me remets à votre protection, ô Dieux ! des fées et des démons tentateurs de la nuit, préservez-moi, je vous en conjure ! (Elle s’endort. Iachimo se glisse hors du coffre.)

IACHIMO. — Les grillons chantent, et les sens surmenés de l’homme se refont dans le repos. C’est ainsi, que notre Tarquin pressait doucement de ses pas les nattes de roseaux 2 avant de réveiller la chasteté qu’il blessa. — Ô Cythérée, de quelle beauté tu pares ta couche ! Frais lys, plus blanc que tes draps ! Ah si je pouvais te toucher ! un baiser seulement ! rien qu’un baiser ! Rubis sans pareils de ses lèvres, quelle douceur vous donnez au baiser qu’on vous prend ! — C’est son haleine qui parfume ainsi la chambre : la flammé du flambeau s’incline vers elle ; elle voudrait pénétrer à travers ses paupières pour y contempler les lumières encloses de ses yeux, maintenant fermées sous ces fenêtres blanches et azurées, veinées du bleu même du ciel..— Mais mon but est de passer cette chambre en revue : je vais tout prendre en note : — telles et telles peintures ; — ici la fenêtre : — voici comment son lit est décoré : — la tapisserie, les figures, sont ainsi et ainsi parbleu ; et le sujet qu’elle représente.... — Eh mais, quelques notes sur les particularités de son corps enrichiraient mon inventaire de jjreuves autrement sérieuses que les descriptions de dix mille misérables meubles.’ — 0 sommeil, singe de la mort, pèse lourdement sur elle, et donne-lui l’insensibilité d’une statue funèbre étendue comme la voilà dans une chapelle !-Enlevons cela, enlevons cela ; — (il enlève le bracelet d’Imogène) aussi facile à détacher que le nœud gordien était dur à défaire ! Il est à moi ; et ce témoignage apparent agissant aussi fortement qu’agit le témoignage intime de la conscience suffira pour rendre fou son Seigneur. — Sur son sein gauche, un signe composé de cinq taches pareilles aux- marques rouges qui se trouvent au fond d’une primevère : voici une garantie plus forte que la loi elle-même n’en pourrait produire au grand jamais : Ce secret surpris le contraindra de croire que j’ai forcé la serrure et pris le trésor de son honneur. Assez. — A quelle fin ? pourquoi noterais’-je par écrit ce qui est si bien gravé, imprimé dans ma mémoire ? Elle lisait il y a un instant l’histoire de Térée ; la page est pliée à l’endroit où Philomèle se rendit [3] ; j’ai assez de preuves : — dans le coffre derechef, et fermons-en l’ouverture. — Vite, vite, dragons de la nuit, afin que l’aurore puisse ouvrir l’œil du corbeau ! Je suis blotti au sein même de la crainte : bien qu’elle soit un ange du ciel, l’enfer est ici. (L’horloge sonne.) Une, deux, trois, — il est temps, il est temps ! (Il rentre dans le coffre.)

SCÈNE III. modifier

Une antichambre attenante à l’appartement d’IMOGÈNE.
Entrent CLOTEN et DES SEIGNEURS.

PREMIER SEIGNEUR. — Votre Seigneurie est l’homme le plus patient quand il perd, le plus froid qui ait jamais retourné un as.

CLOTEN. — Perdre rendrait tout homme froid.

PREMIER SEIGNEUR. — Mais non pas patient à la noble façon de Votre Seigneurie. Vous êtes vraiment chaud et furieux, lorsque vous gagnez.

CLOTEN. — Gagner donnerait du courage à n’importe qui. Si je pouvais obtenir cette sotte Imogène, j’aurais de l’or en quantité suffisante. Il est presque matin, n’est-ce pas ?

PREMIER SEIGNEUR. — Il est jour, Monseigneur.

CLOTEN. — Je voudrais que cette musique arrivât : on me conseille de lui donner de la musique le matin ; on me dit que cela la pénétrera.

Entrent DES MUSICIENS.

CLOTEN. — Avancez ; jouez. Si vous pouvez la pénétrer avec vos jeux de.doigts, bon ; nous essayerons aussi avec la langue : si rien de cela ne réussit, comme il lui plaira ; mais moi je ne céderai jamais. Commencez par quelque chose d’excellemment bien. inventé ; continuez ensuite par un air. d’une douceur merveilleuse, sur des paroles d’une ;-richesse admirable, — et puis — laissons-la réfléchir.

CHANSON.

Écoutez ! écoutez 1 à la porte du ciel chante l’alouette,

Et-Phoebûs commence à se lever

Pouf abreuver" ses coursiers à ces eaux

Qui dorment dans les calices des fleurs ;

Et les soucis clignotants commencent

À ouvrir leurs yeux d’or.

En, même temps que toutes les jolies choses,

Ma douce Dame, levez-vous :

Levez-vous, levez-vous !

CLOTEN. — Là-dessus, partez. Si cela pénètre, je tiendrai votre musique pour ce qu’il y a de meilleur—au inonde : si cela ne pénètre pas, c’est qu’il y a un vice dans ses oreilles que des crins de cheval, des boyaux de chat, et une voix d’eunuque châtré par-dessus le marché ne guériront jamais. (Sortent les musiciens.)

SECOND SEIGNEUR. — Voici venir le roi.

CLOTEN. — Je suis heureux d’être debout si tard, car c’est la raison-pour laquelle je sais debout si -matin- : il, ne peut que donner son approbation paternelle à la galanterie que je viens de faire.

Entrent CYMBELINE et LA REINE.

CLOTEN. — Bonjour à Votre Majesté, ainsi qu’à nia gracieuse mère.

CYMEELINË. — Est-ce que vous faites ici faction à la porte de notre opiniâtre fille ? ne sorfira-t-elle pas ?

CLOTEN. — Je l’ai attaquée avec de la musique, mais elle n’y accorde aucune attention.

CYMBELINE. — L’exil de son favori est trop récent ; elle ne l’a pas encore oublié : un peu de temps, encore sera nécessaire pour effacer l’empreinte de son image, et alors elle est à vous.

LA REINE. — Vous êtes très-redevable au roi qui ne laisse, passer aucune circonstance de nature à vous faire obtenir sa fille. Prenez sur vous de lui faire la cour selon les règles, et soyez toujours prêt à saisir les occasions ; que ses refus ne fassent qu’accroître votre zèle à la servir : ayez l’air d’exécuter comme par impulsion irrésistible ces devoirs que vous lui rendez ; obéissez-lui en toute chose, excepté lorsque ; ses ordres auront pour but de vous congédier ; là-dessus soyez insensible.

CLOTEN. — Insensible ! non pas.

Entre UN MESSAGER.

LE MESSAGER. — Qu’il VOUS plaise, Sire, d’apprendre l’arrivée d’ambassadeurs de Rome ; l’un d’eux est Caïus Lucius.

ÇIMBELINE. — Un noble personnage, bien qu’il vienne à cette heure dans un dessein de violence ; mais ce n’est en rien sa faute : nous devons le recevoir, comme il convient à la dignité de celui qui l’envoie ; et quant à lui-même. personnellement, les services passés qu’il nous a rendus nous invitent à le mieux accueillir encore. — Notre chef fils, lorsque vous aurez souhaité le bonjour à votre maîtresse, venez nous rejoindre, la reine et nous ; nous aurons besoin de vous, employer, auprès de ce Romain, — Venez, notre reine. (Sortent Cymbéline, la Reine, les Seigneurs et le messager.)

CLOTEN. — Si elle est levée, je lui parlerai ; sinon, qu’elle dorme encore et qu’elle rêve. — Avec, votre permission, holà ! (Il frappe à la porte d’Imogène.) Je sais que ses femmes sont avec elle : si je dorais la main de quelqu’une d’elles ? C’est l’or qui achète entrée ; ; souvent il l’obtient ;. oui certes, et souvent il amène les suivantes de Diane à se mentir à elles-mêmes, et, à conduire leur biche à l’embuscade du braconnier ; c’est l’or qui fait tuer l’honnête homme et qui sauve le voleur, qui quelquefois même fait.pendre à la fois honnête homme et voleur. Qu’est-ce qu’il ne peut pas faire et défaire ? Je vais prendre une de ses femmes pour avocat ; car je n’entends pas trop bien l’affaire moi-même. — Avec votre permission. (Il frappe.)

Entre UNE DAME.

LA DAME. — Qui frappe ici ?

CLOTEN. — Un gentilhomme.

LA DAME. — Et rien de plus ?

CLOTEN. — Si, le fils d’une Dame noble aussi.

LA DAME. — C’est plus que ne peuvent se vanter d’être à bon titre quelques individus qui ont des tailleurs aussi chers que les vôtres. Que demande Votre Seigneurie ?

CLOTEN. — La personne de votre maîtresse : est-elle prête ?

LA DAME. — Oui, à garder sa chambre.

CLOTEN. — Voici de l’or pour vous ; vendez-moi vos bons éloges.

LA DAME. — Qu’entendez-vous par là ? ma bonne renommée ? ou les rapports que je pourrai faire en bien sur vous ? — La princesse !

Entre IMOGÈNE.

CLOTEN. — Bonjour, ma sœur très-belle ; votre douce main. (Sort la Dame.)

IMOGÈNE. — Bonjour, Seigneur. Vous dépensez beaucoup trop de peine pour n’acheter que du trouble : les remerciments que j’ai à votre service se bornent à vous dire que je suis pauvre en remerciments et que je puis à peine en accorder.

CLOTEN. — Néanmoins, je vous jure que je vous aime toujours.

IMOGÈNE. — Si vous vous contentiez de le dire, cela ferait tout autant d’effet sur moi : mais si vous continuez à le jurer, votre récompense consistera ; toujours dans cette réponse que cela m’est égal.

CLOTEN. — Ce n’est pas une réponse.

IMOGÈNE. — Je ne parlerais pas, si je ne craignais que vous n’allassiez dire que, je vous cède en restant silencieuse. Je vous en prie, laissez-moi tranquille : sur ma foi, je montrerai à vos plus courtoises prévenances la même discourtoisie que maintenant : quelqu’un d’une aussi grande intelligence que vous devrait apprendre à s’arrêter lorsqu’on lui enseigne à le faire.

CLOTEN. — Vous laisser dans votre folie, serait à moi une faute : je ne la ferai pas.

IMOGÈNE. — Les sois ne sont pas des fous.

CLOTEN. — M’appelez-vous sot ?

IMOGÈNE. — Puisque je suis folle, j’agis comme une folle : si vous voulez vous tenir en patience, je ne serai plus folle ; cela nous guérira tous deux. Je suis très-peinée, Seigneur, que vous me forciez d’oublier les manières d’une Dame au point de me servir de paroles si nettes : et apprenez, une fois pour toutes, que moi qui connais mon cœur, je vous déclare ici, sur la plus entière franchise, que je n’ai point souci de vous ; et que je suis si près de manquer de charité, que je m’accuse moi-même de vous haïr, — chose que j’aurais mieux aimé vous laisser sentir que de m’en vanter.

CLOTEN. — Vous péchez contre l’obéissance que vous devez à votre père. Le contrat que vous alléguez avec ce bas misérable, — un individu élevé par le moyen d’aumônes, nourri des plats froids, des miettes de la cour, — n’est pas un contrat, du tout, du tout. Il est permis aux gens de condition inférieure, — et qui est de condition plus inférieure que lui ? — d’enchaîner leurs âmes dans des liens volontairement noués par eux, car cela n’a pour eux d’autres conséquences que les marmots et la misère ; mais à vous cette liberté est interdite par l’héritage de la couronne, et vous ne devez pas en souiller le précieux éclat avec un vil esclave, un misérable à livrée, un individu qui est du drap dont on fait les écuyers, un panetier, et moins encore que cela.

IMOGÈNE. — Profane drôle ! quand bien même tu serais le fils de Jupiter, si, tu n’étais pas sous tous les autres rapports supérieur à ce que tu es, tu serais trop vil pour être son laquais : tu serais assez honoré, même aux yeux de l’envie, si, pour te récompenser dignement selon tes mérites, on te nommait bourreau en second dans son royaume ; et tu serais encore haï pour cette promotion-là.

CLOTEN. — Le brouillard du midi le pourrisse !

IMOGÈNE. — Il ne pourra jamais courir de plus mauvaise chance que d’être seulement nommé par toi. Son plus pauvre vêtement, pourvu qu’il ait seulement collé à son corps, est plus précieux pour moi que tous les cheveux de ta tête, quand bien même tous ces cheveux devraient se transformer en autant d’hommes tels que foi. — Holà, Pisanio !

Entre PISANIO.

CLOTEN. — Son vêtement ! Le diable soit....

IMOGÈNE. — Va-t’en trouver immédiatement ma femme de chambre Dorothée....

CLOTEN. — Son vêtement !

IMOGÈNE. — Je suis hantée par un sot, effrayée par lui, et courroucée encore davantage. — Va dire à ma femme de chercher un joyau qui, par un trop mauvais.hasard, a glissé de mon bras : il me venait de ton maître ; que je sois maudite, si je voudrais le perdre pour le revenu de n’importe quel roi de l’Europe. Je crois que je l’ai vu ce matin : je suis sûre que la dernière nuit il était à mon bras ; je l’avais baisé : j’espère qu’il n’est pas parti pour informer mon Seigneur que j’accorde mes baisers à autre chose qu’à lui.

PISANIO. — Il ne sera pas perdu.

IMOGÈNE. — Je l’espère bien : va, et cherche-le. (Sort Pisanio.)

CLOTEN. — Vous m’avez insulté : — son plus pauvre vêtement !

IMOGÈNE. — Oui, c’est ce que j’ai dit, Seigneur : si vous voulez m’intenter une action en justice pour cela, prenez des témoins.

CLOTEN. — Je vais en informer votre père.

IMOGÈNE. — Informez-en aussi votre mère : elle est ma bonne amie, et j’espère qu’elle n’en pensera que pis de moi. Là-dessus, je vous laisse, Seigneur, à votre pire mécontentement. (Elle sort.)

CLOTEN. — Je serai vengé : — son plus pauvre vêtement ! — Bon. (Il sort.)

SCÈNE IV. modifier

ROME. — Un appartement dans la demeure de PHILARIO.

Entrent POSTHUMUS et PHILARIO.

POSTHUMUS. — Ne craignez rien de pareil, Seigneur : je voudrais être aussi sûr de vaincre le roi, que je suis sûr que son honneur à elle lui restera sain et sauf.

PHILARIO. — Quels moyens employrez-vous pour vous. réconcilier le roi ?

POSTHUMUS. — Aucun, si ce n’est attendre le changement du temps, me résigner à grelotter dans ce présent état d’hiver de ma fortune, et souhaiter que les jours plus chauds reviennent : c’est sur ces espérances bien exposées à la gelée que je compte pour m’acquitter envers votre affection et sur rien d’autre ; si elles me manquent, je mourrai avec une grosse dette envers vous.

PHILARIO. — Votre mérite et votre compagnie payent avec usure tout ce que je puis faire. À l’heure présente, votre roi a entendu parler du grand Auguste. Caïus Lueurs remplira jusqu’au bout sa mission ; et je pense que votre roi consentira au tribut, et enverra les arrérages, plutôt que de se résigner à revoir nos Romains dont le souvenir est encore frais dans la douleur de ses sujets.

POSTHUMUS. — Je crois, — bien que je ne sois guère homme d’état, et que probablement je ne doive jamais l’être, — que cela engendrera une guerre ; et vous entendrez dire que les légions qui sont maintenant en Gaule ont débarqué dans notre Bretagne exempte de craintes, plutôt que vous n’apprendrez qu’on a payé un tribut d’un seul denier. Nos compatriotes sont gens beaucoup mieux organisés qu’à l’époque où Jules César souriait de leur inhabileté, mais trouvait cependant que leur courage valait la peine qu’il fronçât le sourcil : leur discipline unie maintenant à leur courage fera connaître à ceux qui les mettront à l’épreuve qu’ils sont au nombre de ces peuples qui se perfectionnent en ce monde.

PHILARIO. — Voyez ! Iachimo !

Entre IACHIMO.

POSTHUMUS. — Les cerfs les plus agiles vous auront sans doute mené sur terre, et les vents de tous les points cardinaux auront sans doute ensemble baisé vos voiles pour faire rapide votre navire.

PHILARIO. — Soyez le bienvenu, Seigneur.

POSTHUMUS. — J’espère que la brièveté de la réponse que vous avez reçue a causé la rapidité de votre retour.

IACHIMO. — Votre Dame est une des plus belles que j’aie jamais vues.

POSTHUMUS. — Et la plus vertueuse en outre ; sans quoi sa beauté pourrait à son aise se mettre à une fenêtre pour agacer les cœurs vicieux et agir vicieusement avec eux.

IACHIMO. — Voici des lettres pour vous.

POSTHUMUS. — La teneur en est bonne, je pense,

IACHIMO. — C’est très-probable.

PHILARIO. — Caïus Lucius était-il à la cour de Bretagne, lorsque vous y étiez ?

IACHIMO. — Il y était attendu ; mais il n’était pas encore arrivé.

POSTHUMUS. — Tout est bien encore. Ce diamant brille-t-il toujours selon son habitude ? ou bien n’est-il pas devenu trop éteint pour que votre élégance le porte ?

IACHIMO. — Si je l’avais perdu, j’en aurais perdu la valeur en or, voilà tout. Je ferais un voyage deux fois aussi lointain pour jouir d’une seconde nuit aussi délicieusement courte que celle que j’ai passée en Bretagne ; car la bague est gagnée.

POSTHUMUS. — Le diamant est trop dm pour céder.

IACHIMO. — Pas le moins du monde, puisque votre femme est si facile.

POSTHUMUS. — Seigneur, ne vous faites pas une plaisanterie de votre défaite : j’espère que vous savez que nous ne pouvons pas continuer à être amis.

IACHIMO. — Nous pouvons continuer à l’être, mon bon Seigneur, si vous tenez nos conventions. Si je ne vous rapportais pas la connaissance bien complète de votre maîtresse, j’accorde que nous devrions pousser les choses plus loin : mais je me déclare à cette heure le conquérant de son honneur en même temps que de votre bague, et je ne suis ni votre offenseur, ni le sien, puisque je n’ai agi que d’accord avec vos volontés à tous les deux.

POSTHUMUS. — Si vous prouvez d’une manière évidente que vous avez tâté de sa couche, voici ma main, et voici ma bague : s’il en est autrement, l’indigne opinion que vous avez eue de son honneur sans tache conquiert ou perd votre épée ou la mienne, ou bien les laisse toutes les deux sans maîtres à la disposition du premier venu qui les trouvera.

IACHIMO. — Seigneur, mes preuves portent tellement le visage de la vérité que lorsque je vous les donnerai, elles commenceront par vous forcer de croire : mon serment confirmera encore leur évidence ; mais, je n’en doute pas, ce serment vous me l’épargnerez, lorsque vous découvrirez que vous n’en avez pas besoin.

POSTHUMUS. — Exposez vos preuves.

IACHIMO. — En premier lieu, sa chambre à coucher, — où, je le confesse, je ne dormis point, mais où j’obtins une chose qui valait bien la peine de veiller, je vous en réponds, — est tendue d’une tapisserie en soie et argent ; le sujet qu’elle représente est celui de la fière Cléopatre allant à la rencontre de son Romain, et le Cydnus débordant sur ses rives, soit d’orgueil, soit sous le poids des barques : cet ouvrage est si merveilleusement exécuté, si riche, que la main-d’œuvre y lutte avec la valeur, des matières ; je me demandai avec étonnement comment cet ouvrage pouvait avoir été poussé à ce point de perfection et de réalité, puisque la vie qui y palpitait était....

POSTHUMUS. — C’est exact ; mais vous avez pu entendre parler de cet ouvrage, ici même, par moi, ou bien par quelque autre.

IACHIMO. — D’autres particularités justifieront la connaissance que j’ai d’elle.

POSTHÙMUS. — C’est ce qu’elles doivent faire en effet, sinon, vous portez atteinte à votre honneur.

IACHIMO. — La cheminée est au sud de la chambre, et le manteau de cette cheminée représente la chaste Diane se baignant : je ne vis jamais figures qui parussent si capables de se révéler par la parole : le sculpteur fut une seconde nature, mais une nature muette ; il la dépassa, le mouvement et le souffle étant exceptés.

POSTHUMUS. — C’est encore là une chose que vous aurez pu recueillir de la bouche d’autrui, l’œuvre étant en effet très-renommée.

IACHIMO. — Le plafond de la chambre est animé de chérubins dorés : les chenets, — je les avais oubliés, — sont deux Cupidons aveugles en argent, debout sur un pied, et prenant délicatement leurs points d’appui sur leurs flambeaux.

POSTHUMUS. — Et ce sont là vos preuves contré son honneur ! Accordons que vous avez vu tout cela, — et donnons de justes louanges à la fidélité de votre mémoire, — la description de ce qui se trouve dans sa chambre ne peut vous faire gagner le pari que vous avez engagé.

IACHIMO. — Eh bien, en ce cas, pâlissez, si cela vous est possible : je demande seulement la permission de faire prendre l’air à ce joyau : voyez ! (Il produit le bracelet.) Et maintenant le voilà serré de nouveau : il doit être marié à votre diamant ; je les garderai ensemble.

POSTHUMUS. — Jupiter ! — Accordez-moi de le contempler une fois encore : est-ce celui que je lui avais laissé ?

IACHIMO. — Celui-là même, Seigneur, — j’en remercie votre femme : elle le détacha de son bras ; — je la vois encore ; la gentillesse de son action annihilait son cadeau, et cependant l’enrichissait aussi : elle me le donna, et me dit qu’elle y tenait beaucoup autrefois.

POSTHUMUS. — Peut-être Ta-t-elle détaché pour me le renvoyer.

IACHIMO. — C’est là ce qu’elle vous écrit, n’est-ce pas ?

POSTHUMUS. — Oh, non, non, non, c’est vrai ! Tenez, prenez aussi cette bague (il lui remet la bague) ; c’est un basilic pour mon œil, cela me tue de la regarder. — Admettons donc que l’honneur n’est jamais là où est la beauté, la vérité là où est la vraisemblance, l’amour là où il y a un autre homme : les serments des femmes ne les lient pas plus à ceux qui les reçoivent, qu’elles ne sont liées elles-mêmes à leurs vertus qui sont néant. Oh, fausse au delà de toute mesure !

PHILARIO. — Ayez patience, Seigneur, et reprenez voire bague ; elle n’est pas encore gagnée : il est probable qu’elle a perdu ce bracelet ; ou qui sait si quelqu’une de ses femmes n’a pas été corrompue et ne le lui a pas volé ?

POSTHUMUS. — C’est très-vrai ; et c’est ainsi, j’espère, qu’il l’a obtenu. — Rendez ma bague ; — indiquez-moi quelque signe qu’elle ait sur le corps qui soit une preuve plus évidente que cet objet ; car cela a été volé.

IACHIMO. — Par Jupiter, c’est de son bras qu’il a passé dans mes mains.

POSTHUMUS. — L’entendez-vous, il jure ! il jure par Jupiter ! Cela est vrai : — allons, gardez la bague ; — cela est vrai ; je suis sûr qu’elle n’a pas perdu ce bracelet : ses suivantes sont toutes femmes qui ont prêté serment de fidélité et qui sont honorables [4] : — elles, corrompues pour le voler ! et par un étranger ! — Non, il a joui d’elle ; voilà le gage de reconnaissance de son incontinence ; c’est à ce prix bien cher qu’elle s’est acheté le nom de putain. — Tiens, prends ton salaire, et que tous les diables de l’enfer se partagent entre elle et toi !

PHILARIO. — Seigneur, soyez patient ; ce n’est pas là une preuve suffisante pour enlever la croyance de quelqu’un bien persuadé de....

POSTHUMUS. — Ne parlons plus de cela ; elle a été chevauchée par lui.

IACHIMO. — Si vous tenez à d’autres preuves encore, — sous son sein (qui vaut bien la peine d’être pressé), se trouve un’signe, justement fier de ce très-délicat logement : sur ma vie, je l’ai baisé, et, quoique je fusse pleinement rassasié, il me donna appétit de manger encore. Vous vous rappelez cette tache qu’elle a sur elle ?

POSTHUMUS. — Oui, et cela confirme une autre tache, assez vaste pour remplir tout l’enfer, y fût-elle seule*

IACHIMO. — Voulez-vous en entendre davantage ?

POSTHUMUS. — Épargnez-vous votre arithmétique ; ne comptez pas vos récidives : une fois, et un million de fois !

IACHIMO. — Je jurerai

POSTHUMUS. — Pas de serment. Si vous jurez que vous ne l’avez pas fait, vous mentez ; et je te tuerai, si tu nies que tu m’as fait cocu.

IACHIMO. — Je ne nierai rien.

POSTHUMUS. — Oh ! que ne l’ai-je ici pour la déchirer, membre à membre ! Mais j’irai là-bas, et je le ferai ; dans la cour ; devant son père : — je ferai quelque chose.... (Il sort.)

PHILARIO. — Tout à fait incapable d’entendre raison dans l’état où il est ! — Vous avez gagné : suivons-le, et tâchons de détourner la fureur qu’il a contre lui-même en ce moment.

IACHIMO. — De tout mon cœur. (Ils sortent.)

SCÈNE V. modifier

ROME. — Un autre, appartement dans la demeure de PHILARIO.

POSTHUMUS. — N’y a-t-il donc pas moyen que les hommes viennent au monde sans que les femmes fassent la moitié de la besogne ? Nous sommes tous bâtards, et cet homme très-honorable que je nommais mon père était je ne sais où lorsque je fus forgé. Quelque faux-monnayeur avec ses outils fit de moi une contre-façon de monnaie légale : cependant ma mère semblait la Diane de son époque, comme ma femme semble la merveille de la sienne. — Ô vengeance, vengeance ! — Souvent elle me restreignait dans mes plaisirs légitimes, et me priait de m’abstenir ; elle faisait cela avec une pudeur si rougissante, que cet aimable spectacle aurait vraiment échauffé le vieux Saturne ; aussi la croyais-je chaste comme, la neige que le soleil n’a pas visitée. — Oh, de par tous les diables ! — Ce jaunâtre Iachimo, en une heure, — n’est-ce pas cela ? — ou moins peut-être, — dès la première entrevue ? — peut-être même, n’a-t-il pas parlé, mais comme un sanglier repu de glands, un sanglier allemand, a-t-il crié, Oh ! et a-t-il grimpé ? peut-être n’a-t-il trouvé d’autre barrière que celle que lui a opposée l’objet qu’il désirait, cet objet qu’elle devait garder de toute attaque ? — Oh, si je pouvais découvrir en moi ce qui me vient de la femme ! car il n’y a pas chez l’homme d’inclination au vice qui, je l’affirme, ne vienne de la femme. Est-ce le mensonge ? cela est de la femme, soyez-en sûr ; la flatterie ? cela est encore d’elle ; la fourberie ? toujours d’elle ; la paillardise et les mauvaises pensées ? d’elle, d’elle ; la vengeance ? d’elle ; ambitions, convoitises, changeant orgueil, dédain, mignons désirs, médisances, versatilité, tous les défauts qu’on peut nommer, bien mieux, tous ceux que l’enfer connaît, lui appartiennent, parbleu, en tout ou en partie ; mais plutôt en tout qu’en partie : car elles ne sont pas constantes même envers le vice, mais elles sont toujours à échanger un vice vieux d’une minute, contre un vice qui n’est pas de moitié aussi vieux. Je veux écrire contre elles, les détester, les maudire : — et cependant il est bien plus habile à une solide haine de prier pour qu’elles agissent à leurs têtes : les diables eux-mêmes né peuvent pas les châtier mieux qu’elles ne se châtient. (Il sort[5].)


ACTE III. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Une salle d’état dans le palais de CYMBELINE.
Entrent d’un côté, CYMBELINE, LA REINE, CLOTEN

et DES SEIGNEURS ; de l’autre, CAIUS LUCIUS

et les personnes de sa suite.

CYMBELINE. — Maintenant, parle ; que nous veut Auguste César ?

LUCIUS. — Lorsque Jules César, — dont l’image vit encore dans le souvenir des hommes comme si elle était présente à leurs yeux, et qui sera éternellement pour leurs langues et leurs oreilles matière à parler et à écouter, — vint dans cette Bretagne et la conquit, Cassibelan, ton oncle, — tout aussi fameux par les louanges de César que par les exploits qui les lui méritèrent, — accorda à Rome un tribut annuel de trois mille livres, tribut que dans ces derniers temps tu t’es abstenu d’acquitter.

LA REINE. — Et que, pour couper court à cet étonnement, il s’abstiendra d’acquitter toujours.

CLOTEN. — Il y aura bien des Césars, avant qu’on revoie un autre Jules. La Bretagne s’appartient à elle-même, et nous ne voulons rien payer pour porter nos propres nez.

LA REINE. — Cette occasion qu’ils trouvèrent de nous imposer tribut, nous la retrouvons aujourd’hui pour le refuser. — Sire, mon Suzerain, rappelez-vous les rois vos ancêtres ; songez en même temps aux défenses naturelles de votre île qui, pareille au parc de Neptune, se dresse entourée-d’une ceinture et d’une palissade d’eaux rugissantes et de rochers infranchissables, protégée par des sables qui ne livreront pas passage aux vaisseaux de vos ennemis, mais qui les avaleront jusqu’au bout de leurs mâts. César fit ici une manière de conquête ; mais ce n’est pas ici qu’il prononça sa vanteriè, <r je suis venu, j’ai vu, et j’ai vaincu : » il fut repoussé de nos côtes, deux fois battu avec honte, —la première qui l’eût jamais atteinte, — et ses vaisseaux, — pauvres joujoux inexpérimentés ! — secoués comme des coquilles d’oeufs Sur les vagues de nos terribles mers, furent aisément brisés contre nos rochers : en réjouissance de quoi, l’illustre C’assibelan, qui fut un jour sur le point, — ô trompeuse fortune ! — de s’emparer de l’épée de César 1, fit resplendir de feux de joie la ville de Lud, et étinceler de courage les Bretons ?.

CLOTEN. — Allons donc, il n’y a plus de tribut à payer : notre royaume est plus fort qu’il ne l’était à cette époque ; et comme je le disais, il n’y a plus de Césars comme celui-là : d’autres peuvent avoir des nez crochus comme lui, mais quant à avoir des bras capables de frapper des coups aussi droits, non.

CYMBÉLINE. — Mon fils, laissez votre mère achever.

CLOTEN. — Nous en avons encore beaucoup parmi nous qui ont le poignet aussi fort que Cassibelan : je ne dirai pas que j’en suis un ; cependant j’ai une main. Pourquoi un tribut ? Pourquoi payerions-nous tribut ? Si César peut nous cacher le soleil avec une couverture, ou mettre la lune dans sa poche, nous lui payerons tribut pour avoir de la lumière ; sinon, plus de tribut, je vous en prie, Seigneur.

CYMBELINE. — Vous devez savoir que nous fûmes libres jusqu’au jour où les injurieux Romains nous arrachèrent ce tribut. L’ambition de César qui s’était tellement gonflée qu’elle atteignait presque aux confins du monde, sans prétexte aucun, vint ici nous imposer le joug, joug qu’il convient de secouer à un peuple guerrier, et nous nous flattons d’en être un. Rapportez donc à César que c’est là ce que nous sommes en train de faire. Notre ancêtre fut ce Muhnutius qui établit nos lois dont l’épée de César a beaucoup trop mutilé l’autorité, et dont le rétablissement avec toutes leurs franchises sera, en vertu du pouvoir que nous exerçons, l’acte méritoire de notre règne, quand bien même Rome devrait en être irritée ; — il fit nos lois, ce Mulmutius, qui, le premier en Bretagne, ceignit ses tempes d’une couronne d’or, et prit le titre de roi 5.

LUCIUS. — Je suis désolé, Cymbéline, d’avoir, à te déclarer l’inimitié de César Auguste, — de César qui a plus de rois pour serviteurs, que tu n’as d’officiers de ta maison : reçois donc cette déclaration : au nom de César, je proclame contre toi la guerre et la ruine : attends-toi à un orage irrésistible. — Ce défi porté, je te présente mes remérciments pour ce qui me concerne.

CYMBELINE. — Tu es le bienvenu, Caïus. Ton César me fit chevalier ; je passai sous lui une grande partie de ma jeunesse ; par lui j’acquis cet honneur qu’il veut me reprendre aujourd’hui par violence, et que je saurai défendre à outrance. Je suis parfaitement informé que les Pannoniens et les Dalmatës sont maintenant en armes pour défendre leurs libertés ; si les Bretons ne savaient pas lire le sens d’un tel exemple, il faudrait qu’ils fussent bien froids : César ne les trouvera pas tels.

LUCIUS. — Laissons parler les faits.

CLOTEN. — Sa Majesté vous souhaite, la bienvenue. Amusez-vous un jour ou deux avec nous, ou même plus longtemps : si vous nous cherchez ensuite sur d’autres conditions, vous nous trouverez au milieu de notre ceinture d’eau salée : si vous nous en chassez, elle est à vous ; si vous succombez dans cette aventure, nos corbeaux, grâce à vous, n’en seront que plus gras, et voilà tout.

LUCIUS. — Bien, Seigneur.

CYMBELINE. — Je connais les intentions de votre maître, il connaît les miennes : tout ce qui reste après cela, c’est, soyez le bienvenu. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Un autre appartement dans le palais.
Entre PISANIO avec une lettre.

PISANIO. — Comment ! d’adultère ? Pourquoi n’avez-vous pas écrit quel est le monstre qui l’accuse ? Leonatus ! mon maître ! quel poison étrange a pénétré dans ton oreille ! Quel fourbe Italien, — aussi empoisonneur de langue que demain, — a persuadé ton oreille trop complaisante ? Déloyale ! non : elle est punie pour sa fidélité, et elle soutient plus encore avec la force d’une déesse qu’avec la force d’une épouse, des assauts qui réduiraient toute autre vertu. O mon maître ! ton âme comparée à la sienne est à cette heure aussi basse, qu’était basse la fortune comparée, à sa fortune. Gomment ! que je l’assassine ? Voilà ce que tu m’ordonnes au nom de l’affection, . delà foi que mes serments ont enchaînées à ton obéissance ? — Moi, elle ? — Son sang ? — Si c’est, là ce qu’on appelle rendre un bon service, qu’on ne me tienne jamais pour bon serviteur. Quelle figure ai-je donc pour paraître dépourvu d’humanité au degré que supposerait cette action ? (Lisant.) « Fais cela : la lettre que je lui ai envoyée t’en fournira l’opportunité par l’ordre qu’ellemême te donnera, * O papier damné ! noir comme l’encre qui te couvre ! Ô chiffon insensible, peux-tu bien être le complaisant d’un tel acte, et cependant conserver extérieurement cette virginale blancheur ? Ah ! la voici qui vient. *~- Je vais paraître ignorant de l’ordre que j’ai reçu.

Entre IMOGÈNE.

IMOGÈNE. — Quoi de nouveau, Pisanio ?

PISANIO. — Madame, voici une lettre de Monseigneur.

IMOGÈNE. — De qui ? de ton Seigneur ? lequel est mon. Seigneur ! de Leonatus ! Oh ! savant, en vérité, serait l’astronome qui connaîtrait les étoiles, comme je connais son écriture ; tout l’avenir lui serait ouvert. Ô vous, Dieux bons, faîtes que ce qui est ici contenu embaume d’amour, de la santé de mon Seigneur, de son contentement,non pas cependant que nous soyons séparés, je tiens au contraire à ce que cela l’afflige ; certains chagrins sont des médecines salutaires, et celui-là en est une, car il empêche l’amour de s’altérer ; — de son contentement donc, eu toutes choses, sauf celle-là ! — Bonne cire, avec ta permission : — soyez bénies, abeilles qui formez ces serrures de secrets ! Les amants et les hommes qui sont liés par de dangereux engagements ne prient point de la même manière ; quoique vous jetiez les débiteurs en prison, vous scellez cependant les tablettes du jeune Cupidon. — De bonnes nouvelles, ô Dieux ! (Elle lit.) à La justice, et le courroux de votre père, s’il me surprenait dans son royaume, ne pourraient pousser si loin envers moi la cruauté, que vous ne pussiez me ressusciter par vos yeux, ô vous la plus chère des créatures. Sachez que je suis en Cambrie, à Milford-Haven ; suivez le conseil que. vous dictera votre amour en recevant cet avis. Là-dessus, il vous souhaite tout.bonheur, celui qui reste fidèle à son serment et qui, toujours croissant en amour, se dit votre LEONATUS POSTHUMUS. » — Oh, un cheval avec des ailes ! Entends-tu, Pisanio ? Il est à Milford-Haven : lis, et dis-moi à quelle distance est cette localité. Si une personne poursuivant des affaires vulgaires peut atteindre à ce lieu en une semaine, pourquoi moi ne pourrais-je pas y glisser en un jour ? — Fidèle Pisanio, qui aspires comme moi à voir ton Seigneur : — qui aspires, — oh retranchons-en, — mais nos pas comme moi ; — qui aspires cependant, mais d’une manière plus faible : — on, non pas comme moi ; car mon impatience à moi est au-dessus et au-dessus.... — parle et parle vite, — un conseiller d’amour devrait encombrer de ses paroles le tuyau de l’oreille à y étouffer l’ouïe, — dis-moi combien’ il y a d’ici à ce bienheureux Milford : en chemin, tu m’apprendras comment le pays de Galles a été assez heureux pour mériter un tel port : mais d’abord, et avant tout, dis-moi comment nous pouvons nous esquiver d’ici, et quelle excuse nous pourrons trouver pour expliquer l’emploi de notre temps entre notre départ et notre retour : — mais avant tout, comment partir d’ici : après tout, pourquoi chercher d’avance des excuses, et quelle nécessité même d’en chercher jamais une ? nous parlerons de cela plus tard. Parle, je t’en prie, combien pouvons-nous parcourir de vingtainesde milles d’une heure à une autre ?

PISANIO. — Une vingtaine entre un soleil et un autre, est une étape assez forte pour vous, Madame, et même beaucoup trop forte, beaucoup trop.

IMOGÈNE. — Vraiment, quelqu’un qui se rendrait à son exécution ne pourrait pas marcher plus lentement, ami : j’ai entendu parler de parieurs aux courses, dont les chevaux se sont montrés plus rapides que le sable faisant office d’horloge : —r mais cela est enfantillage :.— vas, invite ma dame de compagnie à feindre une maladie ; qu’elle dise qu’il lui faut se rendre chez son père : et procure-moi sur-le-champ un habit de cheval, qui ne soit pas plus riche qu’il ne conviendrait à la femme d’un franklin 5.

PISANIO. — Madame, vous devriez d’abord bien considérer....

IMOGÈNE. — Je vois tout droit devant moi, ami : quant à ce qui se trouve à droite, à gauche, ou à ce qui doit s’ensuivre, un tel brouillard recouvre tout cela que mes yeux ne peuvent le percer. Partons, je t’en prie ; fais ce que je t’ai recommandé : il n’y a rien de plus à dire ; il n’y a d’autre route à prendre que la route de Milford. (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

Le pays de GALLES. — Une contrée montagneuse.
Sortent d’une grotte, BELARIUS, ARVIRAGUS et GUIDERIUS.

BELARIUS. — Voilà un jour superbe, un jour à ne pas garder la maison, pour des gens dont le toit est aussi bas que le nôtre ! Baissez-vous, enfants : cette porte vous apprend comment vous devez adorer le ciel, et vous courber pour une pieuse prière du matin : les portes des monarques ont des arches si hautes, que les géants aux allures fanfaronnes peuvent les traverser, en gardant leurs turbans impies sur leurs têtes, sans adresser le bonjour au soleil. — Salut, beau ciel ! Nous habitons dans le roc, et cependant nous n’avons pas pour toi un cœur aussi fermé que les hommes qui mènent une vie plus pompeuse.

GUIDERIUS. — Ciel, salut !

ARVIRAGUS. — Ciel, salut !

BELARIUS. — Maintenant à notre chasse dans les montagnes : escaladez-moi cette colline là-bas, vos jambes sont jeunes ; moi je battrai ces plaines. Lorsque d’en haut vous m’apercevrez de la taille d’un corbeau, considérez que c’est la place qui amoindrit ou qui met en pleine évidence ; alors vous pourrez ruminer tous les récits que je vous ai faits sur les cours, les princes, les intrigues de la guerre : là le "service rendu n’est pas un service parce qu’il est exécuté, mais parce qu’il est accepté pour tel : en comparant dé la sorte, nous tirons un profit de toutes les choses que nous voyons, et souvent, nous découvrons, à notre grande consolation, que l’escarbot avec ses ailes dans son étui est plus en sécurité que l’aigle à la vaste envergure. Oh ! cette vie est plus noble que celle qui se résigne aux échecs, plus riche que celle qui tire son oisiveté d’un salaire de corruption, plus fière que celle qui se pavane dans des vêtements de soie non payés : ces gens-là peuvent bien obtenir le coup de chapeau du marchand qui fait leur élégance, mais en même temps ils restent couchés sur ses livres : il n’est pas de vie comparable à la nôtre.

GUIDERIUS. — Vous parlez d’après votre expérience : mais nous, pauvres, oiseaux sans plumes, nous, n’avons jamais dans notre vol perdu le nid de vue, et nous ignorons de quelle nature est l’air loin de notre logis. Peut-être cette vie est-elle la meilleure, si la vie au sein du repos est la meilleure ; elle vous est d’autant plus douce que vous en avez connu une plus âpre ; elle est en harmonie parfaite avec votre vieillesse aux membres roi dis ; mais pour nous, elle est une cellule d’ignorance, un voyage dans un lit, la prison d’un débiteur qui n’ose pas enjamber la limite prescrite.

ARVIRAGUS. — De quoi parlerons-nous quand nous serons vieux comme vous ? Lorsque nous entendrons le vent et la pluie fouetter le sombre Décembre, comment dans cette grotte froide ferons nous passer par nos discours les heures glacées ? Nous n’avons rien vu : nous sommes comme des bêtes ; subtils comme le renard pour trouver la proie ; belliqueux comme le loup pour notre pâture : notre valeur consiste à chasser ce qui fuit ; comme l’oiseau emprisonné, nous faisons un chœur de notre cage, et nous chantons notre esclavage avec l’entrain de la liberté.

BELARIUS. — Comme vous parlez ! Ah, si vous connaissiez les mœurs des cités, et si vous les connaissiez pour les avoir senties ! Si vous connaissiez les artifices de la cour, qu’il est aussi difficile de quitter qu’il est difficile de s’y maintenir : le faîte ne peut en être escaladé que par une chute certaine, ou bien il est si glissant que la crainte de tomber fait autant souffrir que la chute ! Si vous connaissiez le travail de la guerre, fatigue qui semble avoir pour seul but de chercher le danger au nom de la gloire et de l’honneur ; mais cette espérance expire dans la recherche même, et celui qui la poursuit attrape aussi souvent une épitaphe infâme que l’inscription d’un bel exploit. Combien de fois le mal n’est-il pas la récompense du bien accompli ! et ce qui. est pis, combien de fois ne faut-il pas faire la révérence à la censure ! Ô mes enfants, le inonde peut lire une telle histoire dans ma personne : mon corps porte les marques des épées romaines, et j’étais renommé autrefois parmi les plus il-lustres : Cymbéline m’aimait, et lorsqu’un soldat faisait le sujet d’une conversation, mon nom n’était pas loin ; alors j’étais comme un arbre dont les rameaux s’inclinent sons la charge de leurs fruits ; mais en une seule nuit, une tempête, ou un vol, — appelez cela comme vous voudrez, — secoua mes fruits mûrs, abattit jusqu’à mes feuilles, et me laissa nu exposé aux rigueurs de l’hiver.

GUIDERIUS. — Ô faveur incertaine !

BELARIUS. — Toute ma faute, comme je vous l’ai dit souvent, consistait en ceci, — que deux scélérats dont les faux serments prévalurent sur mon parfait honneur, jurèrent à Cymbéline que j’étais confédéré avec les Romains : mon bannissement s’ensuivit, et pendant ces vingt années, ce rocher et ces domaines ont été mon univers ; j’y ai vécu en honnête liberté ; j’y ai payé plus de pieuses dettes envers le ciel que je n’avais fait pendant toute ma vie précédente. — Mais, allez, aux montagnes ! ce que nous disons là n’est pas langage de chasseurs..-Celui qui tuera la première pièce de gibier sera le roi du festin ; les deux autres le serviront, et nous ne craindrons pas le poison qui menace souvent dans de plus hauts parages. Je vous retrouverai-dans les vallées. (Sortent Guiderius et Arviragus.) Comme il est difficile de cacher les étincelles delà nature ! Ces jeunes gens se doutent-peu qu’ils sont les fils du roi, et Cymbéline ne rêve guère qu’ils sont vivants. Us croient qu’ils sont mes enfants, et quoiqu’ils soient élevés pauvrement dans cette grotte qui leur tient la tête basse, leurs pensées vont atteindre les plafonds des palais ; la nature les pousse à prendre les choses même simples et vulgaires d’une façon princière qui laisse bien loin les manières des autres. Ce Pplydore, l’héritier-de la Bretagne et de Cymbéline, que le roi son père appelait Guiderius, — par Jupiter ! lorsque je suis assis sur mon escabeau à trois pieds, et que je lui raconte mes exploits guerriers, toute son âme se précipite dans mon récit. Si je dis, « c’est ainsi que tomba mon ennemi ; c’est ainsi que je mis le pied sur son cou, » immédiatement son sang princier monte à sa joue, la sueur l’inonde, il roidit ses jeunes nerfs, et il prend la posture qui peut traduire mes paroles par l’action. Le frère cadet, autrefois Arviragus, maintenant Cadwal, dans une attitude semblable, frappe de vie mon récit, et montre bien mieux encore son propre sentiment. — Écoutons ! le gibier est lancé ! — 0 Cymbéline ! le ciel et ma conscience savent que tu m’as injustement banni : c’est pourquoi j’enlevai ces enfants, lorsqu’ils n’étaient âgés que de trois et de deux ans, dans la pensée de te priver de postérité, comme tu m’avais privé de mes terres. Euriphile, tu fus leur nourrice ; ils te prenaient pour leur mère, et chaque jour ils vont honorer ton tombeau : moi-même, Belarius, qui me nomme aujourd’hui Morgan, ils méprennent pour leur père selon la nature. — Le gibier est lancé ! (Il sort.)

SCÈNE IV. modifier

Le pays de GALLES. — Près de HILFORD-HAVEN.
Entrent PISANIO et IMOGÈNE.

IMOGÈNE. — Lorsque nous sommes descendus de cheval, tu m’avais dit que le lieu était tout proche ; — jamais ma mère ne désira me voir pour la première fois, comme je désire maintenant.... Pisanio ! ami ! où est Posthumus ? Qu’as-tu donc dans l’âme, pour tressaillir ainsi ? Pourquoi ce soupir s’échappe-t-il du fond de ta poitrine ? Un personnage, peint qui aurait ton visage de l’heure présente serait pris pour le portrait d’un, homme perplexe à en être incapable de s’expliquer : prends une contenance qui exprime moins la crainte, sans quoi la frayeur va finir par terrasser mes sens plus fermes. Qu’y a-t-il ? Pourquoi me présentes-tu ce papier avec un regard mauvais ? Si ce sont des nouvelles de beau temps, annonce-les par un sourire ; si ce sont des nouvelles, de mauvais temps, tu n’as qu’à conserver cette physionomie. — L’écriture de mon mari ! cette damnée empoisonneuse Italie jl’aura fait tomber dans quelque piège, et il est maintenant dans quelque passe difficile. — Parle, ami ; tes paroles pourront atténuer quelque chose d’excessif qui se trouve peut-être dans cette lettre, et dont la lecture serait pour moi la mort.

PISANIO. — Lisez, je vous en prie, et vous verrez que je Suis, moi misérable, l’être le plus dédaigné, de la fortune.

IMOGÈNE, lisant. — « Ta maîtresse, Pisanio, a joué la catin dans mon lit : les preuves en sont enfoncées dans i mon cœur qui en saigne. Je ne parle pas sur de faibles conjectures, mais sur des preuves aussi fortes que ma douleur, et aussi certaines que la vengeance que j’attends. Ce rôle de vengeur, tu dois le jouer pour moi, Pisanio, si lu n’as pas souillé ta fidélité en favorisant la brèche qu’elle a faite à la sienne. Enlève- lui la vie de tes propres mains : je t’en fournirai l’opportunité à Milford-Haven ; elle a reçu une lettre de moi dans ce but ; si tu crains de frapper et de me donner la preuve certaine que c’est chose faite, tu es le complaisant de son déshonneur, et tu m’es déloyal à son exemple. »

PISANIO. — Qu’ai-je besoin de tirer mon épée ? cette lettre lui a déjà coupé la gorge. — Non, c’est le résultat de la calomnie dont- le tranchant, est plus al filé que celui de l’épée, dont la langue dépasse en venin tous les serpents du Nil, dont le souffle porté en poste sur tous les vents, répand le mensonge à tous les coins du monde ; rois, reines, états, vierges, matrones, — secrets de la tombe, même où elle trouve moyen de se glisser, cette vipère de la calomnie souille tout. — Eh bien, Madame, comment vous sentez-vous ?

IMOGÈNE. — Fausse à son lit ! Qu’est-ce que c’est qu’être fausse ? est-ce y rester étendue sans dormir et en pensant à lui ? est-ce pleurer d’un tour du cadran à l’autre ? et si la fatigue contraint enfin la nature, est-ce dormir d’un sommeil interrompu par.un rêve effrayant qui le concerne, et me réveiller en criant ? est-ce lace qui s’appelle être fausse à son lit ? est-ce cela ?

PISANIO. — Hélas, bonne Dame !

IMOGÈNE. — Moi, fausse ? j’en prends à témoin ta conscience, — Iachimo, tu l’accusas d’incontinence ; à ce moment-là tu me fis l’effet d’être un scélérat ; maintenant il me semble que ton visage était suffisamment honnête. Quelque geai femelle d’Italie toute composée d’artifices l’aura séduit. Je suis un vêtement suranné, passé de mode, et comme je suis de trop riche étoffe pour être pendue aux murailles, je dois être découpée 6 :qu’on me mette en pièces ! Oh ! les serments, des hommes sont les vrais traîtres des femmes ! 0 mon époux, grâce à ta mauvaise action, tous les vertueux dehors seront désormais regardés comme des vêtements mis par scélératesse, séparables de celui qui les présente, et. seulement affichés comme une amorce pour séduire les femmes.

PISANIO. — Bonne Madame, écoutez-moi.

IMOGÈNE. — Lorsque Enée eut été faux, bien des hommes honnêtes, à son époque, furent tenus pour faux comme lui : les pleurs de Sinon décrièrent plus d’une sainte. larme, et privèrent de pitié plus d’un malheur bien réel : de même, toi Posthumus, tu seras le levain qui aigrira la réputation de, tous les hommes de nobles mœurs ; les vaillants et les vertueux seront, à cause de ta grande erreur, tenus pour faux et parjures. — Allons, mon ami, sois honnête : exécute le commandement de ton maître : lorsque tu le verras, rends un peu témoignage à mon obéissance : regarde ! je tire moi-même l’épée :. prends-la, et frappe l’innocent palais de mon amour, mon ’ cœur : ne crains pas ; il est vide de toutes choses, sauf de douleur : ton maître n’y est plus, ton maître qui en était la vraie richesse : exécute ses ordres, frappe. Tu peux bien être vaillant dans une meilleure cause ; mais à cette heure tu parais couard.

PISANIO. — Loin de moi, vil instrument ! tu ne damneras pas ma main.

IMOGÈNE. — Mais quoi, je dois mourir ; si ce n’est pas par le fait de la main, tu n’es pas le serviteur de ton maître : et contre le meurtre de soi-même, il y a des défenses si divines qu’elles paralysent, ma faible main. Allons, voici mon cœur : — il y a quelque chose devant : — doucement, doucement ! nous ne voulons pas de défense ; obéissante comme le fourreau. (Elle enlève des papiers de son sein.) Qu’est-ce que cela ? Les épures du loyal Leonatus changées en autant d’écrits hérétiques ? Arrière, arrière, corruptrices de ma foi, vous ne servirez plus de cuirasse à mon cœur ! C’est ainsi que de pauvres folles peuvent croire à de faux docteurs. Bien que ceux qui sont trahis sentent la trahison avec une douleur poignante, une douleur pire encore cependant attend le traître ; et toi, Posthumus, qui soulevas ma désobéissance contre le roi mon père, et qui me fis mépriser les instances des princes, mes égaux, tu t’apercevras par la suite que ce que je fis n’était pas un acte d’occurrence ordinaire, mais une détermination très-rare : et je souffre moi-même en pensant- combien ta mémoire te torturera de mon souvenir, lorsque tu seras rassasié de celle dont tu te repais maintenant. — Dépêche-toi, je t’en prie : l’agneau supplie le bouclier : où est ton couteau ? tu es trop lent à accomplir l’ordre de ton maître, lorsque je désire moi-même qu’il soit exécuté.

PISANIO. — Ô gracieuse Dame, depuis que j’ai reçu cet ordre, je n’ai pas fermé l’œil d’une minute.

IMOGÈNE. — Exécute-le, et puis va-t’en au lit.

PISANIO. — Avant de faire cela, je me tiendrai éveillé à m’en rendre aveugle.

IMOGÈNE. — Pourquoi, en ce cas, as-tu entrepris de l’exécuter ? Pourquoi me tromper en me faisant faire tant de milles sous un faux prétexte ? pourquoi ce lieu ? mon voyage et le tien ? la fatigue de nos chevaux ? à quoi bon cette occasion qui t’invite ? à quoi bon troubler de mon absence la cour où je ne me propose pas de revenir jamais ? Pourquoi venir si loin pour détendre ton arc, lorsque tu as pris position, et que la biche vouée à tes coups est là devant toi ?

PISANIO. — Rien que pour gagner du temps, afin de m’exempter d’un si détestable office ; grâce à ces délais, je me suis avisé d’un expédient. Ma bonne Dame, écoutez-moi avec patience.

IMOGÈNE. — Parle à en fatiguer ta langue ; expose ce que tu as à dire : je viens d’entendre que je suis une câlin, et mon oreille ainsi frappée par cette menteuse injure, ne peut recevoir ni plus grande blessure, ni remède qui guérisse celle-là : mais parle.

PISANIO. — Eh bien, Madame, j’étais persuadé que vous ne voudriez pas revenir à la cour.

IMOGÈNE. — C’est très-probable puisque tu m’amenais ici pour me tuer.

PISANIO. — Ce n’est pas cela non plus : mais si je pouvais être aussi sage qu’honnête, mon projet tournerait à bien. Il est impossible que mon maître ne soit pas trompé : quelque scélérat, oui, et un scélérat consommé dans son art, vous a fait à tous deux cette maudite injure.

IMOGÈNE. — Quelque courtisane romaine.

PISANIO. — Non, sur ma vie. Je lui donnerai avis que vous êtes morte, et je lui enverrai quelque signe sanglant que c’est la vérité ; car j’ai reçu l’ordre de faire ainsi : on vous trouvera disparue de la cour, et cela confirmera parfaitement mon dire.

IMOGÈNE. — Mais, mon garçon, comment ferai-je pendant ce temps-là ? où logerai-je ? comment vivrai-je ? et quelle joie aurai-je dans ma vie, quand je serai morte pour mon époux ?

PISANIO. — Si vous voulez retourner à la cour....

IMOGÈNE. — Pas de cour, pas de père ; plus de tracas nouveaux avec cet insupportable, noble, nul, imbécile Cloten, dont les sollicitations d’amour ont été pour moi aussi terribles qu’un siège !

PISANIO. — Si vous ne retournez pas à la cour, alors vous ne pouvez pas habiter en Bretagne.

IMOGÈNE. — Où, en ce cas ? Est-ce que le soleil ne brille qu’en Bretagne ? N’y a-t-il qu’en Bretagne des jours et des nuits ?.Dans le volume du monde notre Bretagne apparaît comme si elle en faisait partie sans y être incluse ; un nid de cygne dans un immense étang : pense, je t’en prie, qu’il y a des vivants ailleurs qu’en Bretagne.

PISANIO. — Je suis très-joyeux que vous pensiez à un autre pays. L’ambassadeur de Rome, Lucius, vient demain à Milford-Haven : maintenant, si vous pouviez vous faire une âme aussi impénétrable que votre fortune est sombre, et déguiser seulement ce qui ne peut être encore découvert sans danger pour vous, une carrière heureuse et pleine de promesses s’ouvrirait devant vous : oui, peut-être même vivriez-vous près de la résidence de Posthùmus, ou à tout le moins assez voisine pour que la rumeur vous apprit d’heure en heure comment il vit réellement, si vous ne pouviez pas suivre de vos propres yeux ses actions.

IMOGÈNE. — Oh, les moyens d’exécution ! Quoiqu’il y ait péril pour ma pudeur dans ce projet, elle ne court pas risque de mort, et je m’y hasarderais.

PISANIO. — Eh bien alors, voici le plan. Vous devrez oublier que vous êtes une femme, échanger le commandement contre l’obéissance ; la timidité et la délicatesse qui sont les compagnes inséparables de toutes les femmes, ou, pour parler avec plus de vérité, qui sont l’être charmant de la femme elle-même, vous devrez les remplacer par un courage téméraire ; être prompte aux quolibets, vive aux reparties, impertinente, et querelleuse comme la belette ; bien plus encore, vous, devrez publier ce très-rare trésor de vos joues, au point de l’exposer, — oh ! que c’est dur, mais, hélas ! il n’y a pas de remède !aux voraces morsures de Titan, l’embrasseur universel, et oublier aussi vos élégances laborieuses et recherchées par lesquelles vous vous attiriez le courroux de la grande Junon.

IMOGÈNE. — Allons, sois bref : je vois clair dans ton plan, et je suis déjà presque un homme.

PISANIO. — Pour commencer, prenez-en l’aspect. En prévision de la chose, je me suis déjà pourvu, — tout cela est dans mon sac de voyage, — d’un pourpoint, d’un haut-de-chausses, d’un chapeau, de toutes les différentes pièces d’un costume d’homme. Voulez-vous vous en revêtir, et, imitant avec autant de perfection que vous le pourrez les manières d’un jeune homme de votre âge, vous présenter devant le noble Lucius, solliciter ses services, lui dire quels sont vos talents, — qu’il appréciera bien vite s’il a l’oreille musicale ; — incontestablement, il vous accueillera avec joie ; car il est plein d’honneur, et d’une piété qui double cet honneur. Quant à vos moyens d’existence à l’étranger, disposez de moi qui suis riche, et je ne vous laisserai pas manquer de ressources ni maintenant, ni par la suite.

IMOGÈNE. — Tu es tout l’appui que les Dieux veulent me laisser. Je t’en prie, partons : il y a bien d’autres choses à considérer ; mais nous les exécuterons à mesure que l’occasion propice nous le permettra : j’affronte cette entreprise avec l’audace d’un soldat, et je la soutiendrai avec le courage d’un prince. Partons, je t’en prie.

PISANIO. — Bien, Madame, nous devons nous séparer sur un court adieu, de crainte que si on remarque mon absence, je ne sois soupçonné d’avoir favorisé votre évasion de la cour. Ma noble maîtresse, prenez cette boîte ; elle me vient de la reine ; son contenu est précieux : si vous êtes malade sur mer, ou que vous ayez des douleurs d’estomac sur terre, une goutte dé cet élixir chassera toute indisposition. — Cherchons quelque endroit écarté, et costumez-vous pour votre rôle d’homme : — puissent les dieux vous mener à bon port !

IMOGÈNE. — Amen : je te remercie. (Ils sortent.)

SCÈNE V. modifier

EN BRETAGNE. — Un appartement dans le palais de CYMBELINE.
Entrent CYMBELINE, LA REINE, CLOTEN, LUCIUS, et DES SEIGNEURS.

CYMBELINE. — Je ne vais pas plus loin ; et maintenant, adieu.

LUCIUS. — Merci, royal Sire. Mon empereur a écrit ; il me faut partir d’ici, et je suis fort chagrin d’avoir à rapporter que vous êtes l’ennemi de mon maître.

CYMBELINE. — Nos sujets, Seigneur, ne veulent pas supporter son joug, et il paraîtrait peu royal à nous certainement de nous montrer moins jaloux qu’eux-mêmes des prérogatives de la souveraineté.

LUCIUS. — Fort bien, Sire ; je réclame maintenant de votre courtoisie une escorte qui me conduise jusqu’à Milford-Haven. — Madame, que toutes les joies arrivent à Voire Grâce, — ainsi qu’à vous, Seigneur !

CYMBELINE. — Messeigneurs, cette charge vous incombe ; n’omettez aucun des honneurs qui lui sont dus. — Maintenant, adieu, noble Lucius.

LUCIUS. — Votre main, Monseigneur.

CLOTEN. — Recevez-la, à cette heure, comme celle d’un ami ; mais à partir d’aujourd’hui, je l’emploierai comme votre ennemie.

LUCIUS. — Seigneur, les événements ont encore à décider quel sera le vainqueur : heureuse santé !

CYMBÉLINE. — Ne quittez pas le noble Lucius avant qu’il ait passé la Severne, mes bons Seigneurs. — Parfait bonheur ! (Sortent Lucius et les Seigneurs.)

LA REINE. — Il s’en va en fronçant le sourcil ; mais cela nous fait honneur de lui en avoir donné cause.

CLOTEN. — Tout est pour le mieux ; de cette façon, vos vaillants Bretons ont l’accomplissement de leurs désirs.

CYMBÉLINE. — Lucius a déjà écrit à l’empereur quelle tournure les choses prenaient ici. Il nous convient donc de préparer à temps nos chariots et nos cavaliers : les forces qu’il a déjà en Gaule seront bien vite rassemblées et dirigées sur la Bretagne pour cette guerre.

LA REINE. — Il n’y a pas à s’endormir ; il faut nous mettre en mesure promptement et vigoureusement.

CYMBÉLINE. — Nous nous attendions si bien que les choses se passeraient ainsi que nous avons pris nos avances. Mais mon aimable reine, où est notre fille ? elle n’a pas paru devant le Romain, et elle n’est pas venue nous rendre ses devoirs de chaque jour : elle nous fait l’effet d’avoir à notre égard plus de malice que de respect : nous avons déjà fait cette remarque. — Mandez-la devant nous, car nous avons supporté trop débonnairement sa conduite. (Sort un serviteur.)

LA REINE. — Royal Sire, depuis l’exil de Posthumus, sa vie a été très-retirée : il faut attendre du temps la guérison, Monseigneur. Je conjure Votre Majesté de lui épargner les paroles dures : c’est une Dame si sensible aux reproches, que les paroles sont pour elle des coups, et les coups la mort.

Rentre LE SERVITEUR.

CYMBELINE. — Où est-elle, Monsieur ? Comment justifie-t-elle ses mépris ?

LE SERVITEUR. — Ne vous en déplaise, Sire, tous ses appartements sont fermés à clef, et le plus fort tapage que nous puissions faire n’obtient aucune réponse.

LA REINE. — Monseigneur, la dernière fois que je suis allée la voir, elle m’a priée de l’excuser, si elle gardait la chambre ; sans cette indisposition.qui la retient, elle n’aurait pas manqué de venir vous rendre les devoirs qu’elle est tenue de vous offrir chaque jour : voilà ce qu’elle m’avait chargée de vous dire ; mais la grande cour qu’il nous a fallu tenir a mis ma mémoire en faute.

CYMBELINE. — Ses portes fermées à clef ? et on ne l’a pas vue dans ces dernières heures ? Fassent les deux que mes craintes soient fausses ! (Il sort.)

LA REINE. — Mon fils, suivez le roi, entendez-vous.

CLOTEN. — Cet homme de sa confiance, Pisanio, son vieux serviteur, je ne l’ai pas vu de ces deux derniers jours.

LA REINE. — Allez, voyez vous-même. (Sort Cloten.) Pisanio, toi qui tiens si fort pour Posthumus ! — Il a reçu de moi une drogue : je prie les Dieux que son absence vienne de ce qu’il l’a avalée ; car il croit que c’est une chose très-précieuse. Mais quant à elle, ou est-elle allée ? Peut-être le désespoir l’a-t-il- saisie ? ou bien, ailée par la ferveur de son amour, peut-être s’est-elle envolée vers son désiré Posthumus ? Elle est allée soit à la mort, soit au déshonneur, et je puis tirer bon profit pour mon but de l’une ou de l’autre circonstance. Elle de moins, je dispose de la couronne de Bretagne.

Rentre CLOTEN.

LA REINE. — Eh bien, mon fils ?

CLOTEN. — Elle s’est enfuie, c’est certain. Entrez, et apaisez le, roi, il est en rage ; personne n’ose l’approcher.

LA REINE. — Tant mieux : puisse cette nuit ne pas lui permettre de voir le jour de demain ! (Elle sort.)

CLOTEN. — Je l’aime et je la hais, car elle est belle et royale : toutes les qualités dignes d’amour, elle les a plus exquises qu’aucune Dame, que toutes les Dames, qu’aucune femme ; elle a ce qu’il y a de mieux dans chacune, et composée de parties de toutes, elle les dépasse toutes, et c’est pourquoi je l’aime : mais en me dédaignant et en portant ses faveurs sur le bas Posthumus, elle fait tellement tort à son jugement que tout ce qu’elle a de rare en disparaît : cela étant, je conclurai en la haïssant, bien mieux, en me vengeant d’elle. Car lorsque les sots seront....

Entre PISANIO. CLOTEN. — Qui est ici ? Ah ! ah ! est-ce que vous êtes là à manœuvrer, maraud ? Approchez : ah ! précieux entremetteur ! Scélérat, où est ta maîtresse ? Réponds d’un seul mot, ou bien tu vas aller tout droit trouver la compagnie des diables !

PISANIO. — Oh ! mon bon Seigneur !

CLOTEN. — Oh, est ta maîtresse ? ou par Jupiter, je ne le demanderai pas une fois encore ! Discret scélérat, ton cœur me livrera ce secret, ou je t’arracherai Je cœur pour l’y trouver. Est-elle avec Posthumus ? ce Posthumus dont la masse énorme de bassesse, ne ’pourrait rendre une once d’honneur !

PISANIO. — Hélas, Monseigneur, comment pourrait-elle être avec lui ? Depuis quand est-elle absente ? Il est à Rome.

CLOTEN. — Où est-elle, Monsieur ? Avancez davantage : plus de réponses boiteuses : dites-moi nettement ce qu’elle est devenue.

PISANIO. — Oh ! mon tout digne Seigneur !

CLOTEN. — Mon tout digne scélérat ! Révèle-moi sur-le-champ où est ta maîtresse, d’un seul mot, — plus de digne Seigneur, — parle, ou ton silence est ta condamnation et la mort immédiates.

PISANIO. — En ce cas, Seigneur, ce papier contient le résumé de tout ce que je sais touchant sa fuite. (Il lui présente une lettre.)

CLOTEN. — Voyons cela : — je la poursuivrai jusqu’au trône même d’Auguste.

PISANIO, à part. — Il me faut faire cela, ou périr. Elle est assez loin, et tout ce que ce papier lui apprendra, pourra bien le faire mettre en route, mais ne lui fera courir, à elle, aucun danger.

CLOTEN. — Hum !

PISANIO, à part. — J’écrirai à mon Seigneur qu’elle est morte. Ô Imogène, puisses-tu saine et sauve errer à l’aventure, saine et sauve revenir !

CLOTEN. — Maraud, cette lettre est-elle vraie ?

PISANIO. — Autant que je sache, Seigneur.

CLOTEN. — C’est l’écriture de Posthumus ; je la connais. — Maraud, si tu voulais bien ne pas être un scélérat, mais être pour moi un loyal serviteur, remplir avec une sérieuse exactitude tous les offices dont j’aurais besoin de te charger, — autrement dit accomplir directement et franchement n’importe quelle scélératesse que je t’ordonnerais, — je te regarderais comme.un honnête homme ; mes ressources ne te feraient pas défaut pour tes besoins, ni ma voix pour ton avancement.

PISANIO. — Bien, mon bon Seigneur ?

CLOTEN. — Veux-tu me servir ? — Puisque tu as pu rester attaché constamment et patiemment à la fortune indigente de ce mendiant de Posthùmus, il ne se peut pas que la reconnaissance ne fasse de toi mon zélé serviteur. Veux-tù me servir ?

PISANIO. — Oui, Seigneur.

CLOTEN. — Donne-moi ta main ; voici ma bourse. As-tu en. ta possession quelques-uns des vêtements de ton dernier maître ?

PISANIO. — Oui, Monseigneur ; j’ai à mon logement le vêtement même qu’il portait le jour où il prit congé de ma Dame et maîtresse.

CLOTEN. — Le premier service que tu me rendras sera d’aller me chercher ce vêtement, et de me le porter ici : que ce soit ton premier service ; va.

PISANIO. — Oui, Monseigneur. (Il sort.)

CLOTEN. — Te rencontrer ’à Milford-H.aven ! J’ai oublié de lui demander une chose ; je tâcherai d’y penser tout à l’heure : — c’est là, là même, que je te tuerai, scélérat de Posthùmus ! — Je voudrais que ces vêtements fussent apportés. Elle a dit une fois, ~je vomis à cette heure le fiel que cela m’a mis au cœur, — qu’elle tenait le simple vêtement de Posthùmus en plus de respect que nia noble personne toute entière, avec toutes les qualités dont elle est ornée. Je me saisirai d’elle avec ce vêtement sur mon dos : d’abord, je le tuerai, lui, et cela sotss ses yeux, à elle ; par là, elle verra ma valeur, ce qui sera. : un. tourment pour son mépris. Lui une fois à terre, quand j’aurai fini d’insulter son cadavre, et que j’aurai satisfait ma luxure (chose que j’exécuterai comme je le dis sous les habits qu’elle a loués si fort, afin de la vexer), je vous la reconduis vers la cour, et je lui fais faire la route à pied. Elle prenait un malin plaisir à me mépriser, je prendrai un malin plaisir à me venger.

Rentre PISANIO avec les vêtements.

CLOTEN. — Sont-ce là les vêtements ?

PISANIO. — Oui, mon noble Seigneur.

CLOTEN. — Combien y a-t-il de temps qu’elle est partie pour Milford-Haven ?

PISANIO. — C’est à peine si elle peut y être rendue.

CLOTEN. — Porte ces hardes dans ma chambre ; c’est la seconde chose que je te commande ; la troisième, c’est d’être un muet volontaire sur mon -dessein. Sois seulement bon serviteur, et un bon avancement ne te manquera pas. — Ma vengeance est maintenant à Milford : que n’ai-je des ailes pour la poursuivre ! — Va, et sois loyal. (Il sort.)

PISANIO. — Tu me recommandes ce qui serait ma perte : car être loyal envers toi serait me montrer déloyal, — ce que je ne serai jamais, — envers celui qui est la loyauté même. — Cours à Milford pour n’y pas trouver celle que tu poursuis. — Tombez, tombez-sur elle, bénédictions du ciel ! — Puisse la diligence de ce. sot être retardée par des traverses, et que sa fatigue soit sa seule récompense ! (Il sort.)

SCÈNE VI. modifier

Le pays de GALLES. — Devant la grotte de BELARIUS.
Entre IMOGÈNE en habits de garçon.

IMOGÈNE. — Je vois que la vie d’un homme est une vie pénible : je me suis fatiguée, et deux nuits de suite la terre m’a servi de lit. Je serais malade, n’était que in a résolution me soutient. Milford, lorsque du haut de la montagne, Pisanio te montra à mes yeux, tu étais cependant à portée de la vue. O Jupiter, je crois que les asiles fuient devant les misérables, ceux-là, au moins, où ils pourraient trouver secours. Deux mendiants m’ont dit que je ne pouvais me tromper de chemin : mentent-ils donc aussi les pauvres gens sur qui pèse l’affliction, eux qui savent quel châtiment ou quelle épreuve est la misère ? Certes, ce n’est pas étonnant, lorsque les gens riches disent si rarement la vérité : pécher dans l’abondance est plus coupable que mentir dans le besoin, et la fausseté est plus criminelle chez les rois que chez les mendiants. Mon cher Seigneur ! tu es, toi, un de ces hommes faux : maintenant que ma pensée se porte sur toi, ma faim est passée ; cependant, il n’y a pas une minute, j’étais sur le point de succomber sous le besoin de nourriture. — Mais qu’est-ce que je vois là-bas ? Il y a un sentier qui y mène : c’est quelque repaire sauvage. Je ferais mieux de ne pas appeler : je n’ose pas appeler : cependant la faim, avant d’anéantir la nature, commence par la rendre vaillante. L’abondance et la paix engendrent les lâches : nécessité est toujours mère de courage. — Holà ! y a-t-il quelqu’un ici ? Si c’est quelqu’un de civilisé, qu’il parle ; si c’est quelqu’un, de sauvage, qu’il prenne ou demande ce qu’il voudra en échange de ma nourriture. — Holà ! — Pas de réponse ? En ce cas, je : vais entrer. Il est bon que je tire mon épée ; si mon ennemi craint une épée seulement autant que moi, il osera à peine y jeter les yeux. Donnez-moi un tel ennemi, ô cieux bons ! (Elle entre dans la grotte.)

Entrent BELARIUS, GUIDERIUS et ARVIRAGUS.

BELARIUS. — Vous, Polydore, qui vous êtes montré le meilleur batteur de buissons, vous êtes roi du festin : Cadwal et moi, nous jouerons le cuisinier et le serviteur ; c’est notre convention : l’effort de l’industrie dépérirait et mourrait bientôt, sans la nécessité qui le stimule. Venez ; nos-appétits feront paraître, savoureux ce qui est grossier : la fatigue peut ronfler sur un lit de cail loux, alors que l’inerte indolence trouve dur l’oreiller de duvet. — Maintenant, que la paix soit ici, pauvre maison qui le gardes toi-même !

GUIDERIUS. — Je suis moulu de fatigue.

ARVIRAGUS. — Je suis affaibli par le travail, mais robuste d’appétit.

GUIDERIUS. — Il y a des vivres froids dans la grotte ; nous allons paître là-dessus, jusqu’à ce que nous ayons fait cuire le gibier que nous avons tué.

BELARIUS, regardant dans la grotte. — Arrêtez, n’entrez pas. N’était que cet être mange nos victuailles, je croirais qu’il va ici une fée.

GUIDERIUS. — Qu’est-ce, Seigneur ?

BELARIUS. — Un ange, par Jupiter 1 ou sinon, une merveille terrestre ! Contemplez la nature divine sous la forme et à l’âge d’un jeune garçon !

Rentre IMOGÈNE.

IMOGÈNE. — Mes bons maîtres, ne me faites pas de mal : j’ai appelé ; avant d’entrer, et je croyais pouvoir mendier où acheter ce que j’ai pris : en bonne vérité, je n’ai rien volé ; et je n’aurais rien volé, quand -bien même j’aurais trouvé le plancher jonché d’or. Voici de l’argent pour ma nourriture : je l’aurais laissé sur la table aussitôt m on repas terminé, et je serais parti en faisant des prières pour celui qui avait fourni à mes besoins.

GUIDERIUS. — De l’argent, jeune homme ?

ARVIRAGUS. — Que tout l'or et tout l’argent se changent plutôt, en boue ! car cela n’est-apprécié à un taux plus élevé que de ceux qui adorent les dieux de la boue.

IMOGÈNE. — Je vois que VOUS êtes en colère : sachez-le, si vous me tuez, pour ma faute, je serais mort ; en m’abstenant de la commettre.

BELARIUS. — Où allez-Vous ?

IMOGÈNE. — À Milfofd-Haven.

BELARIUS. — Quel est votre nom ?

IMOGÈNE. — Fidèle, Monsieur. J’ai un ; parent qui se dirige sur l’Italie ; il s’est embarqué à Milford ; j’allais le rejoindre, lorsque presque mort de faim, j’ai dû commettre cette offense à votre égard.

BELARIUS. — Je t’en prie, beau jeune homme, ne nous crois pas des rustres, et ne juge pas de l’humanité de nos âmes sur notre habitation sauvage. Vous êtes le bien rencontré ! Il est presque nuit : vous ferez meilleure chère avant de partir, et nous vous remercierons de rester et de la manger. — Enfants, souhaitez-lui la bienvenue.

GUIDERIUS. — Si vous étiez femme, jeune homme, je vous ferais une cour pressante rien que pour être votre valet : — en bonne honnêteté, je vous le dis comme je le ferais.

ARVIRAGUS. — Pour moi, je suis très-heureux qu’il soit homme : je l’aimerai comme mon frère : et la bienvenue que je souhaiterais à mon frère après une longue absence, je vous la souhaite : — vous êtes le très-bienvenu ! Soyez d’humeur gaie, car vous êtes tombé parmi des amis.

IMOGÈNE. — Parmi des amis en effet, si des frères.... (À part.) Ah ! plût au ciel qu’ils eussent été les fils de mon père ! alors mon prix aurait été moindre, et il y aurait eu plus d’égalité entre nous, Posthumus.

BELARIUS. — Quelque chagrin le torture.

GUIDERIUS. — Oh ! que je voudrais l’en délivrer !

ARVIRAGUS. — Et moi aussi, quel que soit ce chagrin, quelque fatigue que cela me coûtât, quelque danger que cela me fît courir ! Dieux !

BELARIUS. — Écoutez, enfants. (Il leur, chuchote à l’oreille.)

IMOGÈNE. — Des grands dont la cour ne serait pas plus étendue que cette grotte, qui se serviraient eux-mêmes, et qui, laissant de côté le creux hommage des multitudes inconstantes, s’en tiendraient aux vertus dont les assureraient leurs consciences, ne pourraient éclipser ces deux frères. Pardonnez-moi, ô Dieux ! mais puisque Leonatus est faux, je changerais volontiers de sexe pour être leur compagnon.

BELARIUS. — Il en. sera ainsi. Enfants, nous allons apprêter notre gibier, — Entre, beau jeune homme : la conversation à jeun est fatigante ; lorsque nous aurons soupé, nous te prierons poliment de nous raconter, de ton histoire ce que tu Voudras nous en dire.

GUIDERIUS. — Entrez, je vous en prie.

ÂRVIRAGUS. — La nuit est moins bienvenue pour le hibou, le matin moins bienvenu pourl’alouette, que vous ne l’êtes pour nous..

IMOGÈNE. — Merci, Monsieur.

ARVIRAGUS. — Je vous en prie, entrez. (Ils sortent.)

SCÈNE VII. modifier

ROME. — Une place publique.
Entrent DEUX SÉNATEURS et des TRIBUNS.

PREMIER SÉNATEUR. — Voici la teneur de l’édit de l'empereur : puisque l’armée ordinaire est maintenant.occupée contre les Pannoniens. et les Dalmates, et que les légions maintenant en Gaule sont trop faibles pour entreprendre la guerre contre les Bretons révoltés, nous sommes invités à stimuler pour cette affaire le zèle de la noblesse..Il crée Lucius proconsul, et c’est à vous, tribuns, qu’il remet ses pouvoirs absolus pour fa levée immédiate des recrues. Longue vie à César !

PREMIER TRIBUN. — Est-ce que Lucius est général des forces ?

SECOND SÉNATEUR. — Oui.

PREMIER TRIBUN. — Il est maintenant en Gaule ?

PREMIER SÉNATEUR. — Avec Ces légions dont j’ai parlé, et que vos recrues sont destinées à renforcer : les termes de votre commission vous en diront le chiffre, et vous indiqueront l’époque où elles doivent être envoyées.

PREMIER TRIBUN. — Nous nous acquitterons de notre devoir. (Ils sortent.)


ACTE IV. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

En BRETAGKE, - Le pays de GALLES. — La forêt près de la grotte de BEIARIUS.

Entre CLOTEN.

CLOTEN. — Me voici près de la place où ils devaient se rencontrer, si Pisanio m’a dressé exactement son itinéraire. Comme ses habits me chaussent bien ! Et pourquoi sa maîtresse qui fut faite par celui qui fît le tailleur ne me chausserait-elle pas bien aussi ? d’autant mieux,pardon du mot, — qu’on dit qu’une femme vous chausse, pour dire qu’on serait aise de la posséder (a). Je m’en vais en conséquence me mettre à l’oeuvre. — J’ose me le déclarer à moi-même, — car il n’y a pas de vaine gloire pour un homme à conférer avec son miroir dans sa propre chambre, — les lignes de mon corps sont aussi bien dessinées-que celles du sien ; je ne suis pas moins jeune, je suis plus fort, je ne lui suis pas inférieur par la fortune, j’ai sur lui l’avantage des circonstances, je lui suis supérieur par la naissance, je suis aussi expérimenté que lui dans la guerre générale, et je suis plus remarquable dans les combats singuliers : et cependant cette créature sans discernement l’aime au mépris de moi.

(a) Il y a là une espèce d’équivoque qui porle sur les différentes significations du mot fa, convenable et accès. La phrase traduite littéralement serait celle-ci : « Eli pourquoi sa maîtresse ne me conviendrait-elle pas ? D’autant mieux, —"pardon du mot, — qu’on dit que la convenance d’une femme arrive par accès. » Ce que c’est que la nature humaine ! Posthumus, là tête qui se dresse maintenant sur tes épaules sera tombée d’ici à une heure ; ta maîtresse sera violée, tés vêtements mis en pièces sous tes yeux : et tout cela fait, je la ramènerai à son père à coups de pied. Peut-être sera-t-il bien un peu courroucé de ce traitement légèrement brutal ; mais ma mère, qui sait gouverner sa mauvaise humeur, fera tourner tout Cela à ma louange. Mon cheval’est attaché en lieu sûr : dehors, mon épée, et pour un cruel dessein ! Fortune, fais-les tomber sous ma main ! C’est la description même qui m’a été donnée de leur lieu de rendez-vous, et ce garçon n’oserait pas me tromper. (Il sort.)

SCÈNE II. modifier

Devant la grotte dé BELARIUS.
Sortent de la grotte BELARIUS, GUIDERIUS, ARVIRAGUS et IMOGÈNE.

BELARIUS, à Imogène. — Vous n’êtes pas bien : restez ici dans la grotte ; nous vous retrouverons après la chasse.

ARVIRAGUS, à Imogène. — Frère, reste ici : ne sommes-nous pas des frères ?

IMOGÈNE. — Oui, comme l’homme devrait être le frère. de l’homme ; mais une argile diffère d’une autre par la dignité, et cependant leurs poussières sont égales. Je suis très-malade.

GUIDERIUS. — Allez chasser ; je resterai avec lui.

IMOGÈNE. — Je ne suis pas si malade que cela, — cependant je fie suis pas bien ; mais je ne suis pas un citadin efféminé, comme ceux qui ont l’air de mourir avant d’être malades : ainsi, je vous en prie, laissez-moi ; ne renoncez pas à votre course journalière ; rompre avec ses habitudes, c’est rompre avec tout. Je suis malade ; mais vous ne pourriez me guérir en restant avec moi : la société n’est pas un soulagement pour quelqu’un qui n’est pas en dispositions sociables : je ne suis pas d’ailleurs très-malade, puisque je puis raisonner de mon mal, Je vous en prie, laissez-moi ici en toute confiance : je ne volerai personne que moi-même, et si je meurs, le larcin sera bien misérable.

GUIDERIUS. — Je t’aime ; je l’ai dit : je t’aime d’un amour aussi grand, aussi profond que celui dont j’aime mon père.

BELARIUS. — Eh bien ! qu’est-ce à dire ? qu’est-ce à dire ?

ARVIRAGUS. — Si c’est un péché de parler ainsi, Seigneur, en bien, je partage la faute de mon bon frère ! Je ne sais pas pourquoi j’aime ce jeune homme, et je vous ai entendu dire que la raison de l’amour est sans raison ; mais si la bière était à la porte, et qu’on me demandât qui doit mourir, je dirais, « mon-père, non ce jeune homme. »

BELARIUS, à part. — Ô noble élan ! ô dignité de la nature ! grandeur native ! les lâches sont les pères de lâches, et les êtres vils engendrent des êtres vils : la nature a farine et son, matière méprisable et matière précieuse. Je ne suis pas leur père ; cependant qui peut être celui-ci qui accomplit un miracle même, se faire aimer avant moi ? (Haut.) Il est la neuvième heure du matin.

ARVIRAGUS. — Frère, adieu.

IMOGÈNE. — Je vous souhaite bonne chasse.

ARVIRAGUS. — Et à vous bonne santé. — S’il vous plaît, Seigneur.

IMOGÈNE, à part. — Ce sont de bonnes créatures. Dieux, quels mensonges j’ai entendus ! Nos courtisans disent que tout est sauvage sauf la cour : ô expérience, comme tu réfutes les opinions reçues ! Les mers impérieuses nourrissent des monstres ; les pauvres rivières leurs tributaires nous donnent pour nos tables des poissons aussi délicats que les leurs. Je suis toujours malade, malade au cœur : — Pisanio, je vais prendre un peu de la drogue. (Elle avale quelques gouttes de l'élixir.)

GUIDERIUS. — Je n’ai pas pu le décider à parler : il m’a dit qu’il était noble mais malheureux, déshonnêtement frappé, mais cependant honnête.

ARVIRAGUS. — C’est ce qu’il m’a répondu à moi aussi : cependant il m’a dit que par la suite je pourrais en savoir davantage.

BELARIUS. — En campagne ! en campagne ! (A Imogène.) Nous vous laissons pour le moment ; rentrez et reposez-vous.

ARVIRAGUS. — Nous ne serons pas longtemps absents.

BELARIUS. — Je vous en prie, n’allez pas être malade ; car il faut que vous nous teniez lieu de ménagère.

IMOGÈNE. — En bonne ou mauvaise santé, je vous reste attaché.

BELARIUS. — Et pour toujours. (Imogène entre dans la grotte.) Quoique dans la détresse, ce jeune homme paraît avoir eu de nobles ancêtres.

ARVIRAGUS. — Avec quelle voix d’ange il chante !

GUIDERIUS.— Et son élégante cuisine ! il a découpé nos racines comme des dessins, et assaisonné notre potage, comme si Junon eût été malade et qu’il fût son infirmier.

ARVIRAGUS. — Noblement il associe un sourire avec un soupir, si bien qu’on dirait que le soupir n’est ce qu’il est que par regret de ne pas être un sourire, et que le sourire faille le soupir-de s’échapper d’un temple aussi divin pour aller se mêler aux vents qu’invectivent les matelots.

GUIDERIUS. — Je remarque que le chagrin et la patience, également implantés en lui, mêlent ensemble leurs racines.

ARVIRAGUS. — Grandis, patience ! et que ce sureau infect, le chagrin, débarrasse de ses racines frappées de mort la vigne croissante !

BELARIUS. — Il est grand matin. Allons, partons. — Qui est ici ?

Entre CLOTEN.

CLOTEN. — Je ne puis trouver ces fugitifs : ce scélérat s’est moqué de moi : — je suis anéanti de fatigue.

BELARIUS. — Ces fugitifs ! n’est-ce pas de nous qu’il veut parler ? Je le reconnais à peu près ; c’est Cloten, le fils de la reine. Je crains quelque embûche. Voilà bien des années que je ne l’ai vu, et cependant je le reconnais. — Nous sommes mis hors la loi. — Partons vite. !

GUIDERIUS. — Ce n’est après tout qu’un homme : vous et mon frère ; allez reconnaître s’il a près d’ici des compagnons : allez, je vous en prie ; laissez-moi seul avec lui. (Sortent Belarius et Arviragus.)

CEOTEN. — Doucement ! — Qui êtes-vous, vous qui fuyez ainsi devant moi ? quelques scélérats des montagnes ? J’ai entendu parler de gens de cette sorte. — Quel esclave es-tu ?

GUIDERIUS. — Je ne fis jamais une action plus digne d’un esclave, qu’en répondant à ce mot esclave autrement que par un coup.

CLOTEN. — Tu es un larron, un violateur des lois, un scélérat : rends-toi, voleur !

GUIDERIUS. — À qui ? à toi ? Qui es-tu ? N’ai-je pas un bras du volume du tien ? un cœur du même volume ? Tes paroles, je l’accorde, ont plus de volume que les miennes, car je ne porte pas mon poignard dans ma bouche. Dis-moi qui tu es, pour qu’il me faille me rendre Va-toi ?

CLOTEN. — Bas manant que tu es, est-ce que tu ne connais pas qui je suis à mes habits ?

GUIDERIUS. — Non, gredin, pas plus que je ne connais ton tailleur qui est ton vrai grand-père ; il fit ces habits qui, à ce qu’il parait, te font à leur tour.

CLOTEN. — Incroyable valet, ce n’est pas mon tailleur qui les à faits.

GUIDERIUS. — Hors d’ici alors, et va remercier l’homme qui te les donna. Tu es quelque sot ; il me répugne de te rosser.

CLOTEN. — Injurieux voleur, apprends seulement mon nom, et tremble.

GUIDERIUS. — Quel est ton nom ?

CLOTEN. — Cloten, manant !

GUIDERIUS. — Et toi, double manant, en admettant que Cloten soit ton nom, il lie peut me faire trembler : si c’était crapaud, vipère, araignée, ; il pourrait plus sûrement m’émouvoir.

CLOTEN. — Tu sauras, pour ta plus extrême terreur, oui, et pour ta complète confusion, que je suis le fils de la reine.

GUIDERIUS. — J’en suis fâché : ton apparence n’est pas aussi noble que ta naissance.

CLOTEN. — Tu n’as pas peur ?

GUIDERIUS. — Ceux que je respecte, ceux-là je les crains, — ce sont les sages : quant aux sots, je ris d’eux, je ne les crains pas.

CLOTEN. — Meurs donc : lorsque je t’aurai tué de ma propre main, je poursuivrai ceux qui viennent de s’enfuir tout à l’heure, et je placerai vos têtes sur les portes de la ville de Lud : rends-toi, rustre montagnard ! (Ils sortent en combattant.)

Rentrent BELARIUS et ARVIRAGUS.

BELARIUS. — Il n’y a aucune escorte aux environs.

ARVIRAGUS. — Pas la moindre : à coup sûr vous vous serez mépris.

BELARIUS. — Je ne saurais dire : — il y a longtemps que je ne l’ai vu, mais le temps n’a nullement modifié les traits qu’il avait alors ; les éclats de cette voix, cette façon de parler par saccades lui étaient propres : je crois fermement que c’était Cloten lui-même.

ARVIRAGUS. — Nous les’avons laissés en cet endroit :je souhaite que mon frère se soit bien tiré d’affaire avec lui, puisque vous dites qu’il est si cruel.

BELARIUS. — Lorsqu’il était à peine formé, je veux dire arrivé à l’âge d’homme, il n’avait aucun sentiment des menaces du danger ; car le défaut de jugement est souvent l’antidote de la crainte. — Mais, vois, — ton frère.

Rentre GUIDERIUS avec la tête de CLOTEN.

GUIDERIUS. — Ce Cloten était un sot, une vraie bourse vide, sans argent aucun : Hercule lui-même n’aurait pas pu lui faire sauter la cervelle, car il n’en avait pas : néanmoins, si je n’avais pas fait ce que j’ai fait, le sot porterait ma tête à cette heure comme je porte la sienne.

BELARIUS. — Qu’est-ce que tu as fait là !

GUIDERIUS. — Je le sais parfaitement ce que j’ai fait : j’ai coupé la tête d’un certain Cloten, fils de la reine, d’après ses propres dires, lequel m’avait appelé traître montagnard, et avait juré qu’il nous prendrait tous.avec sa seule main, qu’il changerait nos têles de la place où elles sont encore, — loués en soient les Dieux ! — et les planterait sur les murs de la ville de Lud.

BELARIUS. — Nous sommes tous perdus !

GUIDERIUS. — Pourquoi, noble père ? qu’avons-nous à perdre, sinon ce qu’il jurait de nous enlever, nos existences ? La loi ne nous protège pas : pourquoi alors serions-nous assez délicats pour laisser un arrogant morceau de chair nous menacer, faire à la fois les rôles de juge et de bourreau, tout cela de sa seule autorité, parce que nous craignons la loi ? Quelle escorte avez-vous découverte aux environs ?

BELARIUS. — Nous n’avons pas aperçu une seule âme, mais le bon sens dit qu’assurément il devait avoir quelques personnes d’escorte. Quoique son humeur ne fût que changement, — et changement de mal en pire encore, — il n’y a pas de frénésie, de complète folie, qui ait pu le faire délirer au point de l’amener seul ici. — Il est possible qu’on ait dit à la cour que des gens répondant à notre signalement logeaient ici dans une grotte, chassaient ici, menaient la vie de proscrits, et à l’occasion pourraient entreprendre quelque coup audacieux : en apprenant ce fait, peut-être aura-t-il eu un accès de fureur, — cela lui ressemblerait, — et aura-t-il juré de venir nous empoigner ; mais il est improbable qu’il soit venu seul pour exécuter une chose semblable, ou que les personnes de la cour l’aient laissé faire : notre crainte a donc de bons fondements, si nous craignons que ce corps n’ait une queue plus dangereuse que la tête.

ARVIRAGUS. — Qu’il en arrive comme les dieux l’ont d’avance décrété : quelque chose qui advienne, mon frère a bien fait.

BELARIUS. — Je n’avais pas de cœur à la chasse aujourd’hui : la maladie de ce jeune Fidèle me faisait paraître mon chemin long.

GUIDERIUS. — Je lui ai coupé la tête avec sa propre épée qu’il dirigeait contre mon cou : je vais la jeter dans la crique qui est derrière le rocher ; qu’elle aille à la mer, et dise aux poissons qu’il est Cloten, le fils de la reine : voilà comment je m’en soucie. (Il sort.)

BELARIUS. — Je crains que cela ne soit vengé : plût au ciel que lu ne l’eusses pas fait, Polydore, quoique la valeur t’aille bien.

ARVIRAGUS. — Plût au ciel que je l’eusse fait, et que la vengeance me poursuivît seul ! — Polydore, je t’aime comme un frère ; mais je te porte grande envie pour m’avoir frustré de cette action : je voudrais que toutes les vengeances avec lesquelles la force humaine peut se mesurer vinssent nous trouver et nous missent à l’épreuve.

BELARIUS. — Bien, c’est chose faite : — nous ne chasserons pas davantage aujourd’hui, et nous n’irons pas chercher le danger là où il n’y a pas profit. Je t’en prie, à notre rocher : faites les cuisiniers, toi et Fidèle ; j’attendrai que le trop bouillant Polydore soit revenu, et je l’amènerai dîner immédiatement.

ARVIRAGUS. — Pauvre Fidèle malade ! je vais le rejoindre de bien bon cœur : pour rendre la couleur à ses joues, je ferais saigner toute une paroisse de Clotens comme-celui-là, et je me louerais pour ma charité. (Il sort.)

BELARIUS. — Ô toi, Déesse, divine Nature, comme tu fais apparaître ton blason dans ces deux enfants princiers ! Ils sont aussi doux que les zéphyrs qui courbent la violette sans agiter sa tête odorante, et cependant, dès que leur sang royal bouillonne, aussi violents que le plus irrésistible des vents qui, saisissant par la cime le pin de la montagne, le force à s’incliner jusque dans la -vallée. Il est merveilleux de voir comment un obscur instinct, leur a fait trouver cette royauté sans étude, cet honneur sans leçons, cette politesse sans imitation d’autrui, cette valeur qui pousse d’elle-même en eux, mais y porte une moisson comme si elle y avait été semée ! — Il est cependant bien inquiétant de savoir ce que nous présageait la présence de Cloten en ces lieux, ou ce que nous amènera sa mort.

Rentre GUIDERIUS.

GUIDERIUS. — Où est mon frère ? J’ai envoyé dans le courant la sotte caboche de Cloten en ambassade à sa mère ; je garde son corps pour otage jusqu’à son retour. (Musique solennelle.)

BFXARIUS. — Mon instrument d’inspiration (a) ! Écoute, Polydore, il résonne ! mais à quel propos Cadwal le fait-il retentir à cette heure ? Ecoutons !

GUIDERIUS. — Est-ce qu’il est au logis ?

BELAKIUS. — Il vient d’y rentrer. À l’instant même.

GUIDERIUS. — A quel propos fait-il cela ? Depuis la mort de ma très-chère mère, cet instrument n’avait pas parlé. Toutes les choses solennelles devraient correspondre à des accidents solennels. Quel en est le sujet ? des triomphes pour rien, et des lamentations pour des bagatelles, sont joies de singes et chagrins d’enfants. Est-ce que Cadwal est fou ?

BELARIUS. — Regarde, le voici qui vient et qui nous apporte entre ses bras la cruelle explication de cette musique que nous blâmions !

Rentre ARVIRAGUS, portant dans ses bras IMOGÈNE, qui parait comme morte.

ARVIRAGUS. — Il est mort, l’oiseau que nous aimions tant. J’aurais mieux aimé passer, d’un coup de mes seize ans à soixante, échanger mon âge alerte contre l’âge de la béquille, que d’avoir vu cela.

GUIDERIUS. — Ô lys très-beau et très-pur ! porté entre

(a) My ingenions instrument. Ingenions, habile, élevé, noble, d’art, de savoir. Ces deux mots pourraient donc se traduire fort exactement par mon instrument de musique, mais il est probable qu’ils expriment une nuance de pensée de plus, et que Belarius veut caractériser par cette épithète d’ingenious, son aide d’inspiration, l’auxiliaire de ses rêveries, l’instrument qui les stimule, les berce et les accompagne. les bras de mon frère, tu n’es pas de moitié aussi gracieux que lorsque tu te soutenais toi-même.

BELARIUS. — Ô mélancolie ! qui jamais apu plonger jusqu’à ton fond ? qui jamais a sondé ton limon pour montrer la côte où ton lent petit navire pourrait le plus aisément s’abriter ? — Ô bienheureuse créature ! Jupiter sait quel homme tu aurais pu devenir ; mais moi je sais, enfant très-rare, que tu es mort de mélancolie ! — En quel état l’avez-vous trouvé ?

ARVIRAGUS. — Roide comme vous le voyez : souriant ainsi, comme si quelque mouche avait chatouillé son sommeil de manière à le faire rire, et non comme si le dard de la mort l’avait percé ; sa joue droite reposant sur un coussin.

GUIDERIUS. — Où ça ?

ARVIRAGUS. — Sur le plancher, les bras ainsi croisés : je croyais qu’il dormait, et j’ai retiré de mes pieds mes souliers ferrés dont la pesanteur faisait trop retentir mes pas.

GUIDERIUS. — En effet, on dirait qu’il dort seulement s’il nous a quittés, il fera de sa fosse un lit : les fées féminines hanteront sa tombe, et les vers ne s’en approcheront pas.

ARVIRAGUS. — Tout le long de l’été, tant que je vivrai ici, Fidèle, je parfumerai ta triste tombe des plus belles fleurs : il ne te manquera ni la fleur qui ressemble à ton visage, la pâle primevère, ni la jacinthe azurée comme tes veines, ni la feuille de l'églantine qui, sans vouloir lui faire tort, n’égalait pas en parfums ton haleine : le rouge-gorge avec son bec charitable, — ô bec qui fais cruellement honte à ces riches héritiers qui laissent leurs pères sans monument ! — t’apporterait lui-même tout cela pour t’en couvrir ; oui, et lorsque les fleurs seraient passées, il t’apporterait aussi des fourrures de mousse pour protéger ton corps contre l’hiver [1].

GUIDERIUS. — Cesse, je t’en prie, et ne joue plus avec des paroles bonnes pour une fillette sur une circonstance si sérieuse. Ensevelissons-le, et que notre admiration ne retarde pas le payement de ce qui est maintenant une dette réclamée par la tombe.

ARVIRAGUS. — Dis, où le déposerons-nous ?

GUIDERIUS. — À côté de la bonne Euriphile, notre mère.

ARVIRAGUS. — Soit : Polydore, quoique nos voix aient maintenant acquis le son rauque de la virilité, chantons-lui nos adieux, comme nous l’avons fait autrefois pour notre mère : servons-nous de la même mélodie et des mêmes paroles, sauf que nous échangerons le nom d’Euriphile en celui de Fidèle.

GUIDERIUS. — Cadwal, je ne puis chanter : je pleurerai, et je répéterai les paroles avec, toi : car des mélodies douloureuses hors de ton sont pires que des prêtres et des temples qui mentent.

ARVIRAGUS. — Nous réciterons le chant alors.

BELARIUS. — Les grands chagrins, je le vois, guérissent des moindres ; car Cloten est tout à fait oublié. C’était le fils d’une reine, enfants : quoiqu’il fût venu ici comme notre ennemi, souvenez-vous qu’il en a été bien puni. Bien que les puissants et les petits, également condamnés à pourrir, ne soient qu’une même poussière, cependant le respect (cet ange, du monde) établit une distinction de place entre le haut et le bas. Notre ennemi était prince, ensevelissez-le donc comme un prince, quoique vous lui ayez arraché la vie comme étant notre ennemi.

GUIDERIUS. — Apportez-le ici, je vous prie : le corps de Thersité vaut celui d’Ajax, lorsque tous deux sont morts.

ARVIRAGUS. — Si vous voulez aller le chercher, nous réciterons pendant ce temps-là notre chant funèbre. — Frère, commence. (Sort Belarius.)

GUIDERIUS. — Mais, Cadwal, nous devons placer sa tête du côté de l’orient : notre père a ses raisons pour cette cérémonie.

ARVIRAGUS. — C’est vrai.

GUIDERIUS. — Viens, en ce cas, et changeons-le de place.

ARVIRAGUS. — Ainsi. — Commence.

CHANT FUNÈBRE.

GUIDERIUS :

Ne redoute plus la chaleur du soleil,
Ni les colères de l’hiver furieux ;
Tu as accompli ta tâche terrestre,
Tu as fait retour dans ta patrie et reçu tes gages :
Les beaux jeunes gens et les belles jeunes filles, tous,
Doivent comme les ramoneurs aller à la poussière.

ARVIRAGUS :

Ne crains plus le courroux du puissant,
Tu es à l’abri des coups du tyran ;
N’aie plus souci du vêtement et de la nourriture ;
Pour toi le roseau est comme le chêne :
Le roi, le savant, le médecin, tous,
Doivent subir ton sort, aller à la poussière,

GUIDERIUS :

Ne crains plus le jet de l’éclair,

ARVIRAGUS :

Ni la pierre du tonnerre redoutée de tous ;

GUIDERIUS :

Ne crains plus la calomnie, la censure téméraire :

ARVIRAGUS :

Tu en as fini avec la joie et les pleurs.

ARVIRAGUS et GUIDERIUS ensemble :

Tous les jeunes amants, tous les amants doivent
Aller où tu vas, retourner à la poussière.

GUIDERIUS :

Que nul enchanteur ne te fasse de mal !

ARVIRAGUS :

Que nulle sorcellerie ne jette un charme sur toi !


GUIDERIUS :

Que les fantômes sans sépulture te respectent !

ARVIRAGUS :

Que rien de mauvais ne s’approche de toi !

ARVIRAGUS et GUIDERIUS ensemble :

Que ta dissolution soit paisible,
Et que renommé soit ton tombeau !

Rentre BELARIUS avec le corps de CLOTEN.


GUIDERIUS. — Nous avons terminé nos obsèques : allons, couchez-le à terre.

BELARIUS. — Voici quelques fleurs ; mais vers minuit j’en porterai davantage : les herbes qui ont sur elles la fraîche rosée de la nuit sont celles qui conviennent le mieux pour en parsemer un tombeau. — Là, sur leurs visages. — Vous étiez comme des fleurs, et maintenant vous voilà desséchés : ainsi en sera-t-il de ces herbettes que nous semons sur vous. — Allons, partons : éloignons-nous pour prier à genoux. La terre qui leur donna naissance les a repris : leurs plaisirs ici-bas sont passés comme leurs peines. (Sortent Belarius, Guiderius et Arviragus.)

IMOGÈNE, se réveillant. — Oui, Monsieur, à Milford-Haven ; quelle est la route ? Je vous remercie. — Par ce buisson là-bas ? — Je vous en prie, combien y a-t-il ; d’ici ? — Cieux bons ! peut-il bien y avoir encore six milles ? — J’ai voyagé toute la nuit : sur ma foi, je vais me coucher et dormir. (Voyant le cadavre de Cloten.) Mais doucement ! pas de camarade de lit. — Ô Dieux et Déesses, ces fleurs sont l’image des plaisirs du monde, et cet homme ensanglanté est l’image de leurs peines. J’espère que je rêve ; car je me figurais que j’habitais une grotte comme celle-là, et que j’apprêtais les repas d’honnêtes créatures : mais il n’en est pas ainsi ; ce n’était qu’une de ces visions sorties de rien, ne s’appliquant à rien, que le cerveau forme de fumées : nos yeux même sont quelquefois comme nos jugements, aveugles. Sur ma bonne foi, je tremble encore de Crainte : mais s’il reste encore dans le ciel une goutte de pitié aussi petite que l’œil d’un roitelet, ô Dieux redoutés, accordez-m’en une partie ! Le rêve me tient encore ; même éveillée, il existe en dehors de moi aussi bien qu’en dedans de moi ; il est senti, non imaginé ! Un homme sans tête ! — Les vêtements de Posthumus ! Je reconnais la forme de sa jambe : voici sa main ; voici son pied de Mercure ; sa cuisse de Mars ; ses bras d’Hercule ; mais sa-face de Jupiter Au meurtre dans le ciel !— Qu’est-ce à dire ? — Enlevée ! — Pisanio, que toutes les malédictions qu’Hécube désespérée lança contre les Grecs, avec les miennes par-dessus le marché, soient lancées contre toi ! Tu as conspiré avec ce démon sans’pareil de Cloten, et tu as ici assassiné mon Seigneur. — Que lire et écrire soient désormais tenus pour trahisons ! — Ce damné Pisanio, avec ses lettres forgées, — ce damné Pisanio a coupé le grand mât du plus brave vaisseau de ce monde ! — Ô Posthumus ! hélas ! où est ta tête ? où est-elle ? Hélas ! où est-elle ? Pisanio aurait bien pu te poignarder au cœur, et laisser ta tête où elle était. Comment cela a-t-il pu se faire ? Est-ce Pisanio ? C’est lui et Cloten : la malice d’une part, le lucre de l’autre ont opéré ici ce spectacle de douleur. Oh, c’est évident, évident ! La drogue qu’il m’a donnée, qu’il disait si précieuse, et qui devait me servir de cordial, ne l’ai-je pas trouvée meurtrière pour mes sens ? Cela confirme mon opinion : c’est l’actéde Pisanio et de Cloten : oh ! — Colore de ton. sang ma pâle joue, afin que je paraisse plus horrible encore à ceux que j’aurai chance de rencontrer : oh, mon Seigneur, mon Seigneur ! (Elle s’évanouit.)

Entrent LUCIUS, UN CAPITAINE et d’autres OFFICIERS, et UN DEVIN.

LE CAPITAINE. — Les légions qui tenaient garnison en Gaule ont, selon vos ordres, traversé la mer ; elles vous attendent ici à Milford-Haven avec vos vaisseaux : elles sont prêtes à agir.

Lucius. — Mais quelles nouvelles de Rome ?

LE CAPITAINE. — Le Sénat, a remué les voisins des frontières et les gentilshommes d’Italie, ardents volontaires dont le courage promet un noble service ; ils viennent sous la conduite du hardi Iachimo, le frère du gouverneur de Sienne [2].

Lucius. — Quand les attendez-vous ?

LE CAPITAINE. — Au premier vent favorable.

Lucius. — Cette promptitude nous donne de belles espérances. Ordonnez qu’on passe la revue des troupes ici présentes ;, invitez les capitaines à s’en occuper. — Maintenant, Messire, qu’avez-vous rêvé récemment sur cette guerre ?

LE DEVIN. — La nuit dernière, les dieux m’ont envoyé une vision ; — j’avais jeûné et prié pour qu’ils me révélassent leurs volontés ; — la voici : — j’ai vu l’oiseau de Jupiter, l’aigle romain, étendant ses ailes depuis le moite midi jusqu’à cette partie-ci de l’occident ; là, il s’est évanoui dans l’éclat du soleil : cela présage, — si mes péchés ne troublent pas ma divination, — succès aux armées romaines.

LUCIUS. — Faites souvent de tels rêves, et qu’ils ne soient jamais faux. — Doucement, holà ! quel est ce tronc sans tête ? La ruine dit que le bâtiment fut beau. — Qu’est-ce là ! un page ! — Est-il mort, ou dort-il sur ce corps ? Il est mort plus probablement ; car la nature a horreur de se coucher avec un cadavre, ou de dormir sur un mort. — Voyons le visage de l’enfant.

LE CAPITAINE. — Il est vivant, Monseigneur.

Lucius. — En ce cas, il nous apprendra ce que c’est que ce corps. — Jeune homme, informe-nous de tes aventures, car il me semble qu’elles demandent à se faire connaître. Quel est cet homme dont tu fais ton sanglant oreiller ? Et quel était, celui qui s’est, permis de mutiler cette belle image que la noble nature avait faite ? Quel intérêt as-tu dans ce triste accident ? Comment cela s’est-il fait ? Quel est cet homme ? Qui es-tu ?

IMOGÈNE. — Je ne suis rien, ou si je suis quelque chose, mieux vaudrait n’être rien. Cet homme était mon maître, un très-vaillant et vertueux Breton qui a été tué ici par les montagnards. Hélas ! il n’y a plus de tels, maîtres : je puis errer de l’orient à l’occident, demander partout du service, essayer des milliers de maîtres, tous bons, les servir loyalement, jamais plus je n’en trouverai un pareil.

Lucius. — Hélas, bon jeune homme.’tes plaintes ne me touchent pas moins que la vue du sang de ton maître : dis-moi son nom, mon bon ami.

IMOGÈNE. — Richard du Champ. (À part.) Si je ne fais pas ce mensonge à mauvaise intention, quoique les Dieux l’entendent, j’espère qu’ils me le pardonneront. — Vous demandez, Seigneur ?

LUCIUS. — Ton nom ?

IMOGÈNE. — Fidèle, Seigneur.

LUCIUS. — Tu justifies tout à fait ce nom-là : ton nom s’accorde à merveille avec ta fidélité, ta fidélité avec ton nom. Veux-tu chercher fortune auprès de moi ? Je ne te dirai pas que tu trouveras un maître aussi remarquable ; mais à coup sûr tu ne seras pas moins aimé. Des lettres de l’empereur de Rome, à moi remises par un consul, ne le recommanderaient pas plus sûrement auprès de moi que ta propre noblesse : viens avec moi.

IMOGÈNE. — Je vous suivrai, Seigneur. Mais d’abord, s’il plaît aux dieux, je vais dérober mon Seigneur aux mouches, et le déposer dans une fosse aussi profonde que ces pauvres outils-ci (montrant ses doigts) pourront la creuser : puis lorsque j’aurai, fait à sa tombe une couverture de feuilles et d’herbes, et récité, par deux fois, les quelques prières que je sais dire, je pleurerai et je sangloterai ; et quittant ainsi son service, je vous suivrai, s’il vous plaît de me prendre à vos gages.

LUCIUS. — Oui, bon jeune homme, et je serai plutôt ton père que ton maître. — Mes amis, l’enfant nous a enseigné nos devoirs d’humanité ; cherchons la plus jolie place fleurie que nous pourrons trouver, et creusons-lui un tombeau avec nos piques et nos pertuisanes : allons, enlevez-le sur vos bras. — Enfant, c’est toi qui le recommandes à nos soins, et il -sera enterré comme, des soldats peuvent le faire. Sois gai ; essuie tes yeux : il est des chutes qui nous servent à.nous relever plus heureux. (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

EN BRETAGNE. — Un appartement dans le palais de CYMBELINE.
Entrent CYMBELINE, DES SEIGNEURS, PISANIO, et des gens de la suite.

CYMBELINE. — Retournez-y, et venez me dire comment elle se trouve ? (Sort un assistant.) Une fièvre causée. par l’absence de son fils, Un délire qui met sa vie en danger : — cieux, de quels coups redoublés vous m’accablez en même temps ! Imogène, la plus grande de mes. consolations, disparue ; ma reine, au lit, dans un état désespéré, et cela au moment où des guerres terribles me menacent ; son fils qui. serait si nécessaire pour..le moment, parti : tout cela me frappe à m’enlever tout espoir de bonheur ! — Mais quant à toi, camarade, qui nécessairement dois savoir où elle est allée et qui fais si bien l’ignorant, nous t’arracherons la vérité par de cruelles tortures.

PISANIO. — Sire, ma vie est à vous, et je la remets humblement à votre volonté : mais quant à ce qui est de ma maîtresse, je ne sais pas où elle est, pourquoi elle est partie, ni quand elle se propose de revenir. Je conjure Votre Altesse de me considérer comme son loyal serviteur.

PREMIER SEIGNEUR. — Mon bon Suzerain, le jour où l’on

a découvert que la princesse était absente, il était ici :

j’oserais jurer qu’il est sincère, et qu’il accomplira loyalement tous ses devoirs de soumission. Pour ce qui est de Cloten, on le cherche avec toute la diligence imaginable, et sans aucun doute on le trouvera.

CYMBELME. — C’est un moment plein de tracas. — (À Pisanio.) Nous voulons bien vous lâcher pour l’heure ; mais nos soupçons n’en continuent pas moins à se porter sûr vous.

PREMIER SEIGNEUR. — Plaise à Votre Majesté, les légions romaines, toutes venues des Gaules, ont débarqué sur vos côtes, avec un renfort de gentilshommes romains envoyé par le Sénat.

CYMBELINE. — Ah ! que j’aurais besoin des conseils de mon fils et de la reine ! tant d’affaires me font tourner la tête.

PREMIER SEIGNEUR. — Mon bon Suzerain, les forces qui sont à votre disposition sont plus que suffisantes pour affronter celles qui vous sont annoncées : qu’il en vienne d’autres, vous êtes prêt à les affronter aussi : tout ce que réclame la situation, c’est de mettre en mouvement ces forces, qui ne demandent qu’à marcher.

CYMBELINE. — Je vous remercie. Retirons-nous, et prenons les circonstances comme elles nous arrivent. Nous ne craignons pas les ennuis qui peuvent nous venir d’Italie ; mais nous gémissons sur ce qui se passe ici. — Partons ! (Tous sortent excepté Pisanio.)

PISANIO. — Je n’ai pas reçu de lettres de mon maître, depuis que je lui ai écrit qu’Imogène était tuée : c’est étrange : je n’entends pas davantage parler de ma maîtresse qui m’avait promis de me faire passer souvent des nouvelles : je ne sais pas non plus ce qui est arrivé à Cloten ; mais je suis dans l’inquiétude de tous ces côtés à la fois : — les cieux peuvent encore y pourvoir. Je suis honnête dans les choses où je mens ; je ne suis pas sincère afin d’être sincère : les guerres actuelles prouveront aux yeux même du roi que j’aime mon pays, ou j’y périrai. Laissons éclaircir par le temps tous les autres doutes : la fortune conduit au port bien des barques sans pilote. (Il sort.)

SCÈNE IV. modifier

Le pays, de GALLES. — Devant la grotte de BELARIUS.
Entrent BELARIUS, GUIDERIUS et ARVIRAGUS.

GUIDERIUS. — Le tapage est grand autour de nous.

BELARIUS. — Éloignons-nous-en.

ARVIRAGUS. — Quel plaisir, Seigneur, trouvons-nous dans la vie, pour la soustraire ainsi à toute action et à toute aventure ?

GUIDERIUS. — Et d’ailleurs quel espoir ayons-nous en nous cachant ? Dé cette façon les Romains ou bien nous tueront comme Brelons, ou bien nous accepteront comme des révoltés barbares, fils ingrats dé leur patrie, et nous tueront après s’être servis de nous.

BELARIUS. — Mes fils, nous monterons plus haut sur les montagnes ; là nous nous mettrons en sûreté. Il ne faut pas songer à nous joindre au parti du roi : la mort récente de Cloten, — nos personnes n’étant ni connues, ni enregistrées sur les rôles de l’armée, — pourrait bien nous valoir un interrogatoire pour nous faire dire où nous avons vécu, interrogatoire, qui finirait par nous arracher l’aveu de noire action, dont le châtiment serait la mort par la torture.

GUIDERIUS. — Seigneur, c’est là une supposition qui en temps pareil vous fait peu d’honneur, et qui ne nous satisfait pas.

ARVIRAGUS. — Il n’est guère probable que les Bretons, entendant de si près le hennissement des chevaux romains, contemplant les feux de campements de leurs ennemis, ayant les yeux et les oreilles si fort occupés, aillent perdre leur temps à nous remarquer et à se demander d’où nous venons.

BELARIUS. — Oh ! je suis connu de beaucoup de gens dans l’armée, et vous le voyez, les nombreuses années n’avaient pu effacer Cloten de ma mémoire, quoiqu’il fût enfant lorsque je l’avais vu. D’ailleurs le roi n’a mérité ni mon service, ni vos dévouements, à vous que mon exil a condamnés au manque d’éducation, à la certitude de toujours mener cette vie dure, qu’il a privés des douceurs que vous promettait votre naissance, pour faire de vous à jamais les esclaves hâlés des étés brûlants, les esclaves grelottants de l’hiver.

GUIDERIUS. — Plutôt que de vivre ainsi, mieux vaut cesser de vivre. À l’aimée, Seigneur, je vous en prie : mon frère et moi, nous ne sommes pas connus, et quant à vous, on y pense si peu, et vous êtes d’ailleurs si changé qu’on ne vous questionnera certainement pas.

ARVIRAGUS. — J’irai, par ce soleil qui brille là-haut ! Quelle chose cela est d’être obligé de me dire que je n’ai jamais vu mourir un homme ! que c’est. À peine si j’ai jamais contemplé de sang, excepté celui de lièvres.poltrons, de boucs lascifs, et de gibiers ! que je n’ai jamais chevauché d’autre cheval qu’un seul qui né connaissait d’autre, cavalier que moi, cavalier qui jamais ne porta éperon ou fer à son talon ! J’ai honte de regarder le divin soleil, de recevoir le bienfait de ses rayons bénis, en restant si longtemps un.pauvre inconnu.

GUIDERIUS. — Par les cieux, j’irai. Si vous voulez me donner votre bénédiction, et me permettre de partir, j’en prendrai plus de soin de moi, Seigneur ; mais si vous ine refusez, en bien ! que le hasard se serve des mains des Romains pour faire tomber sur moi le soit dont votre refus me menacera !

ARVIRAGUS. — J’en dis autant. Amen.

BELARIUS. — Puisque vous tenez vos existences à si peu. de prix, je n’ai aucune raison de conserver ma vieille personne pour de nouveaux soucis. Je suis à vous, mes garçons ! Si le sort veut que vous mouriez dans les guerres de votre patrie, mon lit est là aussi, enfants, et je m’y coucherai : conduisez-moi, conduisez-moi ! (A part.) Le temps leur semblé long ; leur sang se trouve humilié de ne pouvoir jaillir et montrer qu’ils sont princes. (Ils sortent.)


ACTE V. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

En BRETAGNE. — Une campagne entre les camps Breton et Romain.
Entre POSTHUMUS avec un mouchoir sanglant.

POSTHUMUS. — Oui, linge sanglant, je te conserverai, car j’ai souhaité que tu fusses teint de cette couleur. Ô vous, maris, si chacun de vous prenait une telle résolution, combien massacreraient des femmes bien meilleures qu’eux-mêmes, pour le plus petit écart ! — Ô Pisanio ! les-bons serviteurs n’exécutent pas tous les ordres ; on n’est tenu qu’à exécuter ceux qui sont justes. — Ô Dieux ! si vous aviez tiré vengeance de mes fautes, je n’aurais jamais vécu pour accomplir cette action : vous auriez sauvé la noble Imogène pour le repentir, et vous m’auriez frappé, moi misérable, bien plus digne de votre vengeance. Mais hélas ! il en est que vous enlevez d’ici pour de petites fautes ; c’est par amour, c’est afin qu’ils ne puissent plus pécher : à d’autres vous permettez de faire succéder le crime au crime, chaque nouveau forfait pire que le précédent, et puis vous les remplissez de terreur à leur sujet pour le plus grand bien de leurs âmes. Mais Imogène est à vous maintenant : faites vos divines volontés, et rendez-moi heureux de vous obéir ! — On, m’a conduit ici dans les rangs de la noblesse italienne, et pour combattre contre le royaume de ma Dame : c’est assez que j’aie tué ta maîtresse, ô Bretagne ; paix ! je ne te ferai pas de blessure. En conséquence, cieux bons, écoutez patiemment mon dessen : — je vais me dépouiller de ces vêtements italiens, et m’habiller comme un paysan breton : sous ces habits je combattrai contre le parti avec lequel je suis venu ; et ainsi, Imogène, je mourrai, pour toi, pour loi dont le souvenir fait de ma vie une mort qui se renouvelle avec chacun de mes souffles ; et ainsi, inconnu, ni plaint, ni haï, je me présenterai à la face du péril. Je ferai voir aux hommes qu’il y a plus de valeur en moi que n’en montrent mes habits. Dieux, faites passer en moi la vigueur des Leonati ! Pour faire honte à la coutume du monde, je veux commencer la mode de cette devise, — « moins au dehors, plus au dedans. » (Il sort.)

SCÈNE II. modifier

Même lieu.
Entrent d’un côté LUCIUS, IMOGÈNE, IACHIMO,

et l’armée romaine ; de l’autre l’armée bretonne ; LEONATUS POSTHUMUS la suit sous l’aspect d’un pauvre soldat. Ils traversent le théâtre et sortent. Alarmes. Puis entrent en combattant IACHIMO et POSTHUMUS ;

ce dernier triomphe de IACHIMO et le désarme, puis il le laisse.

IACHIMO. — Le sentiment de mon crime pèse sur mon cœur, et m’enlève toute virilité : j’ai calomnié une Dame, la princesse de cette contrée, et l’air de ce pays m’affaiblit par vengeance ; sans cela, est-ce que ce rustre, rebut même de la nature, m’aurait vaincu dans ma profession des armes ? Chevaleries et honneurs, portés comme je porte les miens, ne sont que des titres de mépris. Bretons, si vos nobles sont autant au-dessus de ce lourdaud, qu’il est au-dessus de nos Seigneurs, alors il y a entre vous et nous cette différence, que nous sommes à peine des hommes et que vous êtes des Dieux. (Il sort.)

La bataille continue ; les Bretons fuient ; CYMBELINE est pris ; alors entrent, s’élançant à sa rescousse, BELARIUS, GUIDERIUS et ARVIRAGUS.

BELARIUS. — Arrêtez, arrêtez ! Nous avons l’avantage du terrain ; le défilé est gardé : rien ne nous oblige à prendre la fuite, si ce n’est la lâcheté de nos craintes.

GUIDEHIUS et ARVIRAGUS. — Arrêtez, arrêtez ! et combattons !

Rentre POSTHUMUS qui seconde les Bretons ; ils délivrent

CYMBELINE, et sortent. Puis rentrent LUCIUS, IMOGÈNE

et IACHIMO.

LUCIUS. — Retire-toi des troupes, enfant, et sauve-toi ; car les amis tuent les amis, et le désordre est tel qu’on dirait une guerre à colin-maillard.

JACHIMO. — C’est le fait de leurs nouveaux renforts.

LUCIUS. — C’est une journée qui a singulièrement changé ; reprenons l’avantage bien vite, ou fuyons. (Ils sortent.)'

SCÈNE III. modifier

Une autre partie du champ de bataille.
Entrent POSTHUMUS et UN SEIGNEUR BRETON.

LE SEIGNEUR. — Viens-lu de l’endroit où ils ont fait la résistance ?

POSTHUMUS. — J’en viens ; mais vous, il me semble, vous venez du côté des fuyards.

LE SEIGNEUR. — Oui.

POSTHUMUS. — Il n’y a pas à vous en blâmer, Seigneur, car tout était perdu si les cieux n’avaient pas combattu : le roi lui-même était coupé de ses ailes, et son armée était en déroute ; des Bretons on ne voyait que les dos, tous fuyaient à travers un étroit défilé ; l’ennemi plein d’ardeur, tirant la langue à force de tuer, ayant plus de besogne à faire que d’outils pour l’exécuter, frappait ceux-ci mortellement, ceux-là légèrement, tandis que d’autres se laissaient tomber à terre par simple frayeur ; si bien que l’étroit défilé était obstrué de morts blessés par.derrière, ou de lâches qui vivaient pour mourir, après un déshonneur prolongé.

LE SEIGNEUR. — Où était ce défilé ?

POSTUDMUS. — Tout près du champ de bataille, en forme de tranchée, et fortifié de remparts de gazon, avantage qu’à saisi un vieux soldat, et un brave soldat, je vous en réponds ; celui-là a bien’ mérité de vivre aussi vieux qu’en témoigne sa barbe, blanche pour rendre ce service à son pays. Suivi de deux bambins, — gars plus faits pour jouer aux barres que pour accomplir un tel carnage, porteurs de visages faits pour des masques, ou pour mieux dire plus blancs que ceux qui se protègent du masque par pudeur ou par précaution contre le soleil, — il s’est ouvert le passage à travers le défilé, criant à ceux qui fuyaient :. « Ce sont nos daims et non pas nos hommes de Bretagne qui meurent.en fuyant : allez au séjour dès ténèbres, âmes qui fuyez ! Arrêtez, ou bien nous serons pour vous des Romains, et nous vous donnerons comme à des bêtes cette mort que vous fuyez comme des bêtes, et que vous pourriez éviter, en vous, retournant et en la regardant en face avec résolution : arrêtez, arrêtez ! » Ces trois hommes, fermes. comme trois mille, et en valant autant que trois mille dans cette action, — car trois combattants sont un front d’.armée dans.une position où les autres ne peuvent pas agir,secondés par l’avantage de la situation, et plus encore par le sortilège de leur noblesse qui aurait été capable de transformer un fuseau en lance, rendirent l’étincelle aux yeux éteints d’effroi ; la honte s’éveille chez les uns, . chez les autres le courage, si bien que ceux qui n’avaient été lâches que par imitation — oh ! c’est à la guerre un crime maudit que de donner le premier un tel exemple ! ~ se retournèrent, et parcourant du regard le chemin qu’ils avaient.fait, commencèrent à rugir comme les lions devant les piques des chasseurs. Alors les poursuivants ont commencé par s’arrêter, puis ils ont reculé ; puis est arrivée une débâcle, une épaisse confusion : les voilà qui s’enfuient comme des poulets par le chemin où ils s’étaient abattus comme des aigles, et qu’ils refont captifs les mêmes pas qu’ils avaient faits vainqueurs : et maintenant nos lâches, — pareils à des débris de provisions dans un dur voyage, — : commencent à devenir des auxiliaires d’existence pour ceux qu’assiège le péril ; trouvant ouverte la porte de derrière de coeurs qui n’étaient plus gardés, oh ciel, comme ils frappent ! les uns ceux qui étaient déjà morts, les.’autres les mourants, quelques-uns leurs amis qui avaient été portés en avant par les premières vagues : tout à l’heure, dix étaient chassés par un seul ; maintenant chacun de ces dix devient l’égorgeur de vingt : les mêmes gens qui aimaient mieux mourir que de résister sont devenus les terreurs mortelles du champ de bataillei.

LE SEIGNEUR. — Voilà une étrange aventure ! un étroit défilé, un vieillard et deux enfants !

POSTHUMUS. — Parbleu ! ne vous en étonnez pas : mais vous êtes fait, plutôt pour vous étonner des choses que vous entendez dire que pour en accomplir aucune. Youiez-vous rimer là-dessus, et en faire le sujet d’une épigramme ? En voici une :

Deux enfants, un. vieillard double enfant, un étroit

chemin, Sauvèrent le Breton, perdirent le Romain..

LE SEIGNEUR. — : Voyons, ne vous mettez pas en colère. Monsieur.

POSTHUMUS. — Hélas ! et pourquoi serais-je en colère ? Je consens bien volontiers à être l’ami de quiconque fuit son ennemi ; car s’il agit conformément à sa nature, je sais qu’il fuira bien vite aussi mon amitié. Vous m’avez mis en veine d’épigrammes 2.

LE SEIGNEUR. — Adieu ;. vous êtes en colère. (Il sort.)

POSTHUMUS. — Le voilà qui fuit encore ? — Et’c’est un Seigneur ! Oh, noble bassesse ! se trouver sur le champ de bataille et me demander, quelles nouvelles ? Combien aujourd’hui auraient donné leurs honneurs pour.sauver leurs carcasses ! combien.auraient joué des talons volontiers pour ce faire, et qui cependant sont morts ! Et moi ensorcelé dans - mon malheur, je n’ai pu apercevoir, la mort là même où je.l’entendais gémir ; je n’ai pu la.sentir là même où elle frappait : il est étrange que ce monstre, . hideux comme il l’est, possède le privilège de se cacher dans lés coupes brillantes, les doux lits, les flatteuses paroles, et qu’il compte bien d’autres ministres que nous qui tenons ses poignards à la guerre., ;— Mais bon, je la trouverai ; j’étais tout à l’heure du parti des Bretons, maintenant je ne suis plus Breton, et je retourne au parti avec lequel je suis venu : je ne veux plus combattre, mais je me rendrai au premier goujat qui me touchera. l’épaule. Grand est le. carnage qu’ont fait ici les Romains ; et grand doit être aussi le carnage par lequel les Bretons y ont répondu ; pour moi, ma rançon est la mort ; je suis venu pour rendre mon.souffle sous les coups de l’un et de l’autre parti : je né veux ni. conserver’nia vie en ces lieux, ni la l’apporter ailleurs, mais la terminer par. ûii moyen quelconque au nomd’Imdgènë.

Entrent DEUX CAPITAINES BRETONS et des soldats.

PREMIER CAPITAINE. — Le grand Jupiter soit loué ! Luciiis est pris : on croit que le vieillard et ses fils étaient des anges.

SECOND CAMTATNE. — Il y avait un quatrième individu, en habits de campagnard, qui a fait front à l’ennemi avec eux.

PREMIER CAPITAINE. — C’est ce qu’on rapporte ; mais on ne peut.retrouver aucun d’eux.—Halte ! qui est là ?

POSTHUMUS. — Un Romain, qui ne serait pas maintenant ici à languir, s’il avait été secondé.

SECOND CAPITAINE. — Emparons-nous de lui ;.un chien ! Il ne retournera pas à Rome une seule jambe de Romain pour dire quels sont, les corbeaux qui les auront becquetés ici : il : se targue de ses services, comme si c’était, quelqu’un de marque ; conduisons-le au roi. -.

Entre CYMBELINE suivi par BELARIUS, GUIDERIUS,

ARVIRÀGUS, PISANIO et les- captifs romains., LES CAPITAINES présentent POSTHUMUS à CYMBELINE qui,

le remet à UN GEÔLIER. Après quoi tous sortent.

SCÈNE IV. modifier

EN BRETAGNE. — Une prison.

Entrent POSTHUMUS et DEUX GEÔLIERS.

PREMIER GEÔLIER. — On ne vous, volera pas à, cette. heure ; vous voilà fermé-à-verrous : maintenant trou lez. selon.que vous trouverez pâturage.

SECOND GEÔLIER. — Ou que l’appétit vous en dira ;, {Sortent les geôliers.)

POSTHUMUS. — Sois le bienvenu, esclavage ! car tu es, je le crois, une route qui conduit^à la. liberté : après ! tout, je suis en meilleure condition que celui quï a lagoutte, puisqu’il aimerait mieux gémir sous ses souffrances’à perpétuité, que d’être guéri par ce sûr médecin,

la mort, clef qui ouvre ces portes. 0 ma conscience, lu es plus enchaînéé que mes jambes et mes poignets ! ô

’ Dieux, bons, accordez-moi l’instrument du repentir pour m’ouyi’ir ce verrou-là, et puis que je sois libre à jamais : ! Est-ce assez d’être affligé ? c’est ainsi que lès enfants apaisent-leurs pères selon la nature ; plus remplis de clé mencë. sont.les. Dieux.. Me ;. faut-il. me. repentir ?, je.ûe. , puis mieux le faire que dans ces chaînes^ désirées plutôt

que.portées avec contrainte : pour vous payer ma, dette, ô Dieux, si nia vie doit être le prix. capitaL de mon affran- :

ehissement, n épargnez rien de moi, prenez-moi tout entier..Je sais que vous êtes plus cléments que des hommes vils qui prennent ; à leurs créanciers ruinés un, tiers, un sixième, un dixième, et les laissent se relever de leur naufragé :’tel n’est pas mûii désir : pour compenser là précieuse existence d’Imogène, prenez la Hiîehnej -quoi ... qu’elle- ne soit pas aussi précieuse, cependant c’est uné existence ; vous l’avez frappée à votre coin : entre les hommes on ne pèse pas toutes les pièces de monnaie ; acceptez les miennes pour leur empreinte, quoiqu’elles soient légères d’autant mieux qu’elles sont.votre propriété : et ainsi, puissances suprêmes, s’il vous plait d’écouter cette requête, prenez ma vie, et brisez ces froides entraves. — Ô Imogène ! je te parlerai au sein du silence. (Il s’endort.)

Musique solennelle. Entrent comme dans une vision, SI-CILIUS LEONATUS, père de POSTHUMUS, vieillard sous des habils de guerrier, conduisant par la main, une respectable MATRONE, sa femme, mère de POSTHUMUS ; de la musique les précède. Puis, précédés par une autre musique, viennent les deux jeunes LEONATI, frères de POSTHUMUS, avec les blessures, dont ils moururent à la guerre. Ils entourent POSTHUMUS endormi.

SICILIUS :

Pas plus longtemps, maître du tonnerre,

Ne fais tomber ton dépit sur ces mouches, les mortels ;

Querelle Mars, gronde Jùnon,

Elle qui te reproche tes adultères, et s’en venge.

Mon pauvre enfant dont je ne vis jamais le visage,

A-t-il agi autrement que bien ?

Je mourus pendant qu’il attendait dans le sein, de sa mère

Le terme marqué par la loi de nature :

Si, comme les hommes le disent, tu es le père de l’orphelin,

Tu aurais dû être ; le sien et le protéger de ton égide.

Contre les blessures cruelles de cette terre.

LA MÈRE :

Lucine ne me prêta point son aide,

Mais m’enleva au milieu de mes souffrances ; Et c’est ainsi que Posthumus, arraché de mon sein, Vint en pleurant parmi ses ennemis, Créature digne de compassion !

SICILIUS :

Ainsi qu’elle avait fait pour ses ancêtres, la grande nature

Donna à sa substance une forme si belle,

Qu’il mérita les louanges du monde,

Comme héritier du grand Sicilius.

PREMIER FRÈRE :

Lorsqu’une fois il atteignit l’âge d’homme,

Où était-il en Bretagne

Celui qu’on pouvait lui comparer ?

Ou qui était digne de paraître un désirable objet

Aux yeux d’Imogène, qui sut mieux que tous

Estimer sa valeur ?

LA MÈRE :

Pourquoi donc le raillâtes-vous par un mariage,

Pour être exilé, et chassé

De la demeure des Leonati, et banni

Loin de celle qui lui était si chère,

La douce Imogène ?

SICILIUS :

Pourquoi souffrites-vous que Iachimo,

Fils immoral de l’Italie,

Souillât son noble cœur et son cerveau

D’une inutile jalousie ?

Pourquoi permîtes-vous qu’il devînt la dupe et la risée

De la scélératesse de l’autre ?

SECOND FRÈRE :

C’est pour lui que nous avons quitté nos demeures de bienheureuse paix,

Nos parents et nous deux,

Nous deux qui, en combattant dans la cause de notre contrée,

Tombâmes bravement et fûmes tués

Pour maintenir avec honneur

Notre féauté et le droit de Tenantius.

PREMIER FEÈRE :

Du même valeureux service Posthumus

S’est acquitté envers Cymbeline.

Ô Jupiter, toi roi des dieux,

Pourquoi as-tu ainsi ajourné

Les faveurs dues à ses mérites,

Et les as-tu toutes changées-en douleurs ?

SICILIUS

Ouvre ta fenêtre de cristal, regarde en bas,

Et ne fais pas plus longtemps tomber sur une vaillante race.

Tes âpres et puissantes injures.

LA MÈRE :

Jupiter, puisque notre fils est vertueux,

Délivre-le de ses misères.

SICILIUS :

Regardé en dehors de ton palais de marbre ; secours-le I

Ou nous, pauvres mânes, nous accuserons

Ta divinité devant le radieux synode des autres Dieux.

SECOND FRÈRE :

Secours-le, Jupiter ! ou nous formons appel contre toi,

Et nous récusons ta justice.

JUPITER descend ait milieu du tonnerre et des éclairs, assis sur un aigle ; il lance une foudre. Les fantômes tombent à genoux.

JUPITER :

Assez, esprits infimes des basses régions,

N’offensez plus notre ouïe ; chut ! Comment osez-vous, fantômes,

Accuser le Tonitruant, dont la foudre, vous, le savez,

Pointée dans le ciel, s’abat sur toutes les terres rebelles ?

Pauvres ombres de l’Élysée, partez, et reposez-vous

Sur vos lits de fleurs qui ne se dessèchent jamais :

N’ayez aucun souci des accidents des mortels ;

Ce soin ne vous appartient pas, il est à nous, vous le savez.

Je traverse celui que j’aime le mieux, afin que mes dons

Soient reçus avec d’autant plus de bonheur qu’ils sont plus retardés.

Soyez rassurés : votre fils est abattu, mais notre divinité le relèvera.

Ses joies s’apprêtent, son temps d’épreuves va finir par un heureux dénouaient.

Notre étoile Jupitérienne présidait à sa naissance,

Et il fut marié dans notre temple. — Relevez-vous et disparaissez ! —

Il sera le Seigneur de Madame Imogène,

Et son affliction présente lui prépare un plus grand bonheur futur.

Placez sur sa poitrine ces tablettes ; là

Notre bon plaisir a écrit tous ses destins :

Et maintenant, qu’un semblable carillon

N’exprime plus votre impatience, ou bien vous exciteriez ; la mienne.

Monte, mon aigle, à mon palais de cristal. (Il remonte.)

SICILIUS :

Il est venu au sein du tonnerre ; son haleine céleste

Avait une odeur de soufre : l’aigle sacré. S’est abaissé comme pour nous saisir dans ses serres :

Son ascension est plus radieuse à voir que DOS champs : bienheureux.

Son oiseau royal lisse ses’ plumes et se frotte le bec,

Comme il fait quand son Dieu est content.

Tous :

Merci, Jupiter !

SICILIUS :

Le pavé de marbre se referme, il est entré

Sous son toit radieux. — Partons, et pour être heureux, Accomplissons avec soin ses grands commandements.

(Les fantômes s’évanouissent.)

POSTHUMUS, s’éveillant. — Sommeil, tu as été un aïeul, car tu m’as engendré un père, et tu as créé une mère et deux frères ; mais, — ô, dérision ! — ils sont partis ! ils se sont évanouis aussi vite qu’ils étaient nés. Maintenant me voilà réveillé. — Les pauvres misérables qui comptent sur la faveur des grands rêvent comme je l’ai fait, se réveillent et ne trouvent rien. — Mais, hélas ! je divague : combien sans rêver à la fortune et sans la mériter, sont cependant comblés de ses faveurs ; et c’est là mon cas, à moi qui viens d’avoir l’heureuse chance de ce rêve, sans savoir pourquoi. Quelles fées hantent ce lieu ? Un livre ? Oh un beau livre ! Ne ressemble pas à notre monde aux, trompeuses apparences, que ton vêtement ne soit pas plus noble que ton contenu : réponds à ton aspect, et, à l’inverse de nos courtisans, sois aussi bon que tes promesses. (Il lit.) « Lorsqu’un lionceau à lui-même-inconnu trouvera sans la chercher une créature délicate comme l’air et sera embrassé par elle ; lorsque les branches coupées d’un.cèdre royal, mortes depuis de nombreuses années, revivront, se rejoindront au vieux tronc et reverdiront, alors Posthumus verra la fin de ses misères, la Bretagne sera fortunée et fleurira dans la paix et l’abondance. » C’est encore Un rêve, ou bien cela est de l’étoffe de ces. discours des fous, qui sont engendrés par la langue sans le secours du cerveau : c’est l’une ou l’autre chose, où ce n’est rien. Ou bien ces paroles n’ont pas de-sens, ou bien elles en ont un* que le bon sens ne peut à lui seul découvrir. Qu’il soit ce qu’il voudra, les péripéties de mon existence ressemblent à ce livre, et je veux le garder, ne fût-ce que par sympathie.

Rentre LE PREMIER GEÔLIER.

PREMIER GEÔLIER. — Allons, Monsieur, êtes-vous à point pour la mort ?

POSTHUMUS. — Dis plutôt trop rôti ; je suis à point depuis longtemps.

PREMIER GEÔLIER. — La potence est le mot d’ordre, Monsieur ; si vous êtes à’point pour elle, vous êtes bien cuit.

POSTHUMUS. — Eh bien, si je puis être un bon repas pour les spectateurs, le plat payera l’écot.

PREMIER GEÔLIER. — C’est un terrible compte pour vous, Monsieur. Mais ce qu’il y a de consolant pour vous, c’est qu’on ne vous demandera plus de nouveaux payements, que vous’ n’aurez plus à craindre les notes de taverne, lesquelles procurent souvent au départ autant de tristesse qu’elles avaient auparavant procuré de joie : en effet, vous allez à la taverne prêt à vous évanouir par besoin de manger, et vous en sortez zigzaguant pour avoir bu avec excès ; désolé d’avoir trop payé, et désolé d’être trop bien payé, la bourse et le cerveau également vides, — le cerveau d’autant plus pesant qu’il est plus léger, et la bourse d’autant plus légère qu’elle a été débarrassée de son poids : vous allez être tout à l’heure délivré de ces contradictions-là. Oh, quelle charité vous a une corde d’un sou ! elle vous acquitte en un clin d’œil de milliers de dettes ; vous n’avez pas d’autre balance de comptes que la sienne ; elle vous donne décharge et du passé et de l’avenir. Votre cou, Monsieur, c’est la plume, le, livre, les cachets dus ; et puis quittance s’ensuit.

POSTHUMUS. — Je suis plus joyeux de mourir que tu, ne l’es de vivre.

PREMIER GEÔLIER. — En vérité, Monsieur, celui qui sommeille ne craint pas le mal de dents ; mais quand un homme s’apprête à dormir votre-sommeil, et qu’il a un bourreau pour l’aider à aller au lit, je crois qu’il changerait volontiers de place avec son officier ; car, voyez-vous, Monsieur, vous ne savez pas par quel chemin vous passerez.

POSTHUMUS. — Oui, je le sais, mon ami.

PREMIER GEÔLIER. — Votre mort à vous alors a des yeux dans sa tête ; ce n’est pas ainsi que je l’ai vue peinte.

Mais de trois choses l’une, ou bien vous acceptez de croire ceux qui prennent sur eux de savoir quel est ce chemin ; ou bien vous prenez sur vous-même de savoir ce que je suis sûr que vous ne savez pas ; ou bien il vous faut hasarder vous-même l’enquête à vos risques et périls, ce que vous allez faire ; et comment votre voyage se passera, et s’il se terminera d’une manière heureuse, voilà, je crois, ce que vous ne reviendrez dire à personne.

POSTHUMUS. — Je te le dis, l’ami, ceux-là seuls n’ont pas d’yeux pour se diriger dans la route où je m’apprête à entrer, qui les ferment et refusent de s’en servir.

PREMIER GEÔLIER. — Quelle énorme plaisanterie cela est de dire que le meilleur usage qu’un homme puisse faire de ses yeux est de voir le chemin de l’aveuglement ! Moi, je suis sûr que la potence est le chemin des yeux fermés.

Entre UN MESSAGER.

LE MESSAGER. — Enlevez-lui ses fers ; conduisez votre prisonnier au roi.

POSTHUMUS. — Tu m’apportes de bonnes nouvelles ; on m’appelle pour me faire libre.

LE GEÔLIER. — C’est moi qu’on va pendre, en ce cas.

POSTHUMUS. — Tu seras alors plus libre qu’en restant geôlier ; il n’y a pas de verrous pour les morts. (Sortent Posthumus et le messager.)

LE GEÔLIER. — A moins de trouver un homme qui voudrait épouser la potence, et procréer de petits gibets, je n’en ai jamais vu qui fût aussi chaud pour elle. Cependant, sur ma conscience, tout Romain qu’il est, il y a de plus vrais coquins que lui qui désirent vivre ; et il y en a bien aussi parmi les Romains quelques-uns qui meurent contre leurs volontés ; ainsi ferais-je, si j’en étais un. Je voudrais que nous fussions tous d’accord, et d’un bon accord : oh, ce serait la désolation des geôliers et des potences ! Je parle contre mon profit présent ; mais mon souhait renferme un avancement. (Ils sortent.)

SCÈNE V. modifier

BRETAGNE. — La tente de CYMBELINE.
Entrent CYMBELINE, BELARITJS, GUIDERIUS, ARVIRAGUS, PISANIO, Seigneurs, officiers, gens de la suite.

CYMBELINE. — Placez-vous à mes côtés, vous que les Dieux ont faits les sauveurs de mon trône. Mon cœur s’afflige qu’on ne puisse trouver le pauvre soldat qui a combattu avec une si riche vaillance, dont les haillons ont humilié les armures dorées, dont la poitrine nue marchait au-devant des boucliers impénétrables : il sera heureux, si notre faveur a pouvoir et moyens de le rendre heureux, celui qui parviendra à le découvrir.

BELARIUS. — Je n’ai jamais vu une si noble furie dans un si pauvre être, ni de tels rares exploits chez un homme qui n’annonçait rien que misère et piteux état.

CYMBELINE. — On n’en a pas de nouvelles ?

PISANIO. — On l’a cherché parmi les morts et les vivants, mais on n’en trouve pas de traces.

CYMRELINE. — Je regrette d’hériter de la récompense qui lui était due ; je l’ajouterai aux vôtres (à Belarius, Guiclerius et Arviragus), vous, le foie, le cœur et le cerveau de la Bretagne, vous par qui je déclare qu’elle vit. Il est temps à cette heure de vous demander d’où vous venez : — apprenez-nous cela.

BELARIUS. — Sire, nous sommes nés en Cambrie, et nous sommes gentilshommes ; nous vanter d’autre chose ne serait ni loyal ni modeste, à moins d’ajouter, nous sommes honnêtes gens.

CYMBELINE. — Fléchissez vos genoux. — Relevez-vous, mes chevaliers de la bataille ; je vous crée compagnons de notre personne, — et je vous investirai de dignités conformes à votre rang.

Entrent CORNELIUS et DES DAMES.

CYMBELINE. — Voici des visages qui ont l’air affairé. — Pourquoi saluez-vous notre victoire avec des mines aussi tristes ? On vous dirait des Romains et non des gens de la cour de Bretagne.

CORNÉLIUS. — Salut, grand roi ! Je suis obligé de mêler l’amertume à votre bonheur en vous apprenant que la reine est morte.

CYMBELINE. — À qui un pareil message peut-il convenir plus mal qu’à un médecin ? Cependant je considère que si la vie peut être prolongée par la médecine, la mort se saisira cependant aussi du docteur, — Comment a-t-elle fini ?

CORNÉLIUS. — Par l’horreur, par une agonie furieuse comme sa vie qui, après avoir été cruelle au monde, a conclu par être cruelle surtout contre elle-même. Si tel est votre bon plaisir, je vous rapporterai ce qu’elle a confessé : ses femmes qui, les joues mouillées de larmes, étaient présentes lorsqu’elle mourut, peuvent me relever d’erreur, si je mens.

CYMBELINE. — Parle, je t’en prie.

CORNÉLIUS. — D’abord, elle a confessé qu’elle ne vous a jamais aimé ; que ce qu’elle chérissait c’était non pas vous, mais la grandeur conférée par vous ; qu’elle s’était mariée à votre monarchie, était l’épouse de votre trône, mais abhorrait votre personne.

CYMBELINE. — Elle seule savait cela, et si elle ne l’avait pas déclaré en mourant, je n’en aurais pas cru l’aveu de ses lèvres. Continue.

CORNÉLIUS. — Votre fille qu’elle faisait semblant de si sincèrement aimer, elle a confessé qu’elle était pour elle un scorpion, et qu’elle l’aurait tuée par le poison que je lui avais donné, si celle-ci n’avait pas prévenu sa mort par la fuite.

CYMBELINE. — Ô très-subtil démon ! Qui pourrait pénétrer une femme ? — Y a-t-il encore autre chose ?

CORNÉLIUS. — Oui, Sire, et de pires choses. Elle a confessé qu’elle vous réservait un poison mortel qui, une fois pris, se serait nourri de votre vie, minute par-minute, et vous aurait consumé lentement, atome par atome ; pendant ce temps-là, elle comptait, à force de vous veiller, de vous tenir compagnie, de pleurer, de vous embrasser, vous entortiller par ses comédies ; oui, et une fois qu’elle vous aurait tenu par ses rusés, vous’amener à déclarer son fils héritier de la couronne ; mais, trompée dans ses fins par l’étrange absence de ce dernier, elle s’abandonna à un désespoir sans pudeur, découvrit ses desseins, au mépris du ciel et des hommes, se repentit de n’avoir pu faire éclore les crimes qu’elle avait couvés, et mourut ainsi, désespérée.

CYMBELINE. — Avez-vous entendu tout cela, vous, ses femmes ?

PREMIÈRE DAME. — Nous l’avons entendu, plaise à Voire Altesse.

CYMEELINE. — Mes yeux ne furent point coupables puisqu’elle était belle ; ni mes oreilles, puisqu’elles entendaient ses flatteries ; ni mon cœur, puisqu’il la croyait telle qu’elle se montrait. Se défier d’elle eût été vicieux : cependant, ô ma fille, tu pourrais bien dire que ce fut chez moi folie, et en trouver la preuve dans ce que tu as dû sentir. Puisse le ciel réparer tout !

Entrent LUCIUS, IMOGÈNE, IACHIMO, LE DEVIN,

et autres prisonniers romains sous garde ; POSTHUMUS

vient par derrière.

CYMBELINE. — Tu ne viens plus maintenant pour demander le tribut, Caïus ; ce tribut, les Bretons l’ont aboli, en perdant, il est vrai, bien des braves, dont les parents ont demandé que les mânes fussent apaisés par votre massacre, à vous, leurs captifs, demande que nous leur avons accordée : ainsi, préparez-vous à votre sort.

Lucius. — Sire, considérez les chances de la guerre : la journée vous appartient par accident ; si elle nous eût appartenu, nous n’aurions pas, une fois notre-sang refroidi, menacé vos prisonniers du glaive. Mais puisque les Dieux veulent qu’il n’y ait pour nous d’autre rançon que la mort, qu’elle vienne : il suffit à un Romain de savoir, souffrir avec un cœur romain : Auguste existe et pensera à ce qu’il doit faire à cet égard ; voilà pour ce qui me touche particulièrement. J’implorerai de vous une seule grâce : permettez que mon page, né Breton, soit racheté : jamais maître n’eut page si tendre, si fidèle à ses devoirs, si diligent, si scrupuleux, si loyal, si adroit, si bonne ménagère en quelque sorte. Que sa vertu appuie ma requête que Votre Altesse ne repoussera pas, j’ose l’affirmer ; il n’a fait aucun mal aux Bretons, quoiqu’il ait servi un Romain : sauvez-le, Sire, et n’épargnez ensuite le sang d’aucun de nous.

CYMBELINE. — Pour sûr je l’ai vu ; sa physionomie m’est familière. — Enfant, tes regards t’ont conquis ma faveur, et tu m’appartiens désormais. Je ne sais pourquoi ni comment, je suis poussé à te dire : « Vis, enfant. » Ne remercie pas ton maître : vis, et demande à Cymbeline n’importe quel présent que ma générosité puisse t’accorder et qui convienne à ta condition, je te le donnerai ; oui. quand bien même tu me demanderais un prisonnier, et le plus noble de tous.

IMOGÈNE. — Je remercie humblement Votre Altesse.

Lucius. — Je ne te recommande pas de solliciter pour ma vie, mon bon garçon ; je sais que tu le feras.

IMÔGÈNE. — Non, non ; hélas, bien autre chose me réclame : je vois une chose qui pour moi est plus amère que la mort : votre vue, mon bon maître, devra prendre soin d’elle-même.

Lucius. — L’enfant me dédaigne, il m’abandonne, il me méprise ; courtes sont les joies de ceux qui se fient à la fidélité des filles et des garçons. — Pourquoi a-t-il l’air si perplexe ?

CYMBELINE. — Que désirerais-tu, enfant ? Je t’aime de plus en plus ; pense aussi de plus en plus à ce que tu aimes mieux me demander. Est-ce que tu connais l’homme que tu regardes ? Parle, veux-tu qu’il vive ? est-il ton parent ? ton ami ?

IMOGÈNE. — Il est Romain, et ne m’est pas plus parent que je ne le suis à Votre Altesse, moi qui étant né votre vassal, vous suis cependant un peu plus proche.

CYMBELINE. — Pourquoi le regardes-tu ainsi ?

IMOGÈNE. — Je vous le dirai en particulier, Sire, s’il vous plaît de m’accorder audience.

CYMBELINE. — Oui, de tout mon cœur, et je te prêterai ma meilleure attention. Quel est ton nom ?

IMOGÈNE. — Fidèle, Sire.

CYMBELINE. — Tu es mon bon jouvenceau, mon page ; je serai ton maître : fais un tour avec moi ; parle librement. (Cymbeline et Imogène conversent à part.)

BELARIUS. — Est-ce que cet adolescent n’est pas ressuscité d’entre les morts ?

ARVIRAGUS. — Un grain de sable ne ressemble pas plus à un autre, qu’il ne ressemble à cet aimable garçon aux joues de rose qui mourut et s’appelait Fidèle. Qu’en pensez-vous ?

GUIDERIUS. — Je pense que c’est ce même mort qui est vivant.

BELARIUS. — Paix, paix ! Observons un peu jilus longtemps : il ne nous remarque pas ; prenons garde ; deux créatures peuvent être semblables : si c’était lui, je suis sûr qu’il nous aurait parlé.

GUIDERIUS. — Mais nous l’avons vu mort.

BELARIUS. — Soyez silencieux ; continuons à regarder.

PISANIO, à part. — C’est ma maîtresse : puisqu’elle est vivante, que les choses tournent bien ou mal, comme 1 leur plaira. (Cymbeline et Imogène s’avancent.)

CYMBELINE. — Viens, tiens-toi à notre côté ; fais tout haut ta demande. (À Iachimo.) Seigneur, avancez ici ; répondez à cet enfant, et répondez-lui franchement, ou par notre grandeur, et par notre justice qui est notre honneur, une cruelle torture saura séparer la vérité du mensonge. (A Imogène.) Commence, parle-lui.

IMOGÈNE. — La faveur que je réclame est que ce gentilhomme déclare de qui il tient cette bague.

POSTHOMUS, à part. — En quoi cela lui importe-t-il ?

CYMBELINE. — Ce diamant qui est à votre doigt, parlez, comment est-il venu en votre possession ?.

IACHIMO. — Tu me tortureras si je ne te dis pas ce qui, une fois dit, te torturera.

CYMBELINE. — Comment ! moi ?

IACHIMO. — Je suis heureux d’être contraint de déclarërune chose dont le secret est un tourment pour moi. C’est par vilenie que j’ai acquis cette bague ; c’était le joyau de Leonatus que tu as banni, — ce qui doit t’affliger d’autant plus, comme cela m’afflige moi-même,qu’un plus noble Seigneur ne respira jamais entre le ciel et la terre. Veux-tu en entendre davantage, Monseigneur ?

CYMBELINE. — Tout ce qui se rapporte à cette affaire.

IACHIMO. — Cette merveille, ta fille, dont le souvenir fait saigner mon cœur et frissonner mon âme menteuse.... pardon.... je m’évanouis.

CYMBELINE. — Ma fille ! que sais-tu d’elle ? Rappelle tes forces : j’aimerais mieux que tu vécusses tant qu’il plaira à la nature, que si tu mourais sans que j’en apprisse davantage : fais effort, l’ami, et parle.

IACHIMO « — Une fois, — maudite soit l’horloge qui frappa l’heure ! — c’était à-Rome, — maudit soit le palais où cela se passa ! — à un festin, — oh ! que nos mets ne, furent-ils empoisonnés, au moins ceux que je portais à ma bouche ! — le vertueux Posthumus ! — que dirai-je ? il était trop vertueux pour se trouver en compagnie d’hommes mauvais, et parmi les plus rares des hommes vertueux, il était le plus accompli de tous ; — comme il était assis tristement, nous’ écoutant louer nos maîtresses d’Italie, pour leur beauté, qui d’après nos panégyriques réduisait à l’impuissance l’éloquence enthousiaste des plus beaux par leurs ; pour leurs formes que nous présentions comme faisant paraître incomplètes ces statues des autels de Vénus ou de Minerve à la taille élancée dont les attitudes ne peuvent être atteintes par la trop hâtive nature ; pour leur caractère dont nous faisions une boutique de toutes les qualités que l’homme aime chez la femme ; en outre pour cet hameçon du mariage, la grâce qui accroche l’œil....

CYMBELINE. — Je suis sur des charbons ardents : arrivez au fait.

IACHIMO. — J’y viendrai trop vite, à moins que tu ne tiennes à être promptement désolé. Ce Posthumus, — tout à fait comme un noble Seigneur amoureux et un homme qui avait une royale maîtresse, — releva le gant, et sans déprécier celles dont nous faisions l’éloge, — il fut à leur sujet calme comme la vertu, — il commença le portrait de sa maîtresse ; ce portrait une fois achevé par sa langue fut tel, qu’en lui supposant la vie, il fallait conclure ou bien que les femmes dont nous nous vantions étaient des souillons de cuisine, ou bien que sa description nous réduisait à l’état de sots ne sachant pas parler.

CYMBELINE. — Voyons, voyons, au fait.

IACHIMO. — La chasteté de votre fille.... c’est ici que cela commence. Il parla d’elle comme si Diane était habituée aux rêves lubriques, et qu’elle seule fût chaste au monde : là-dessus, moi misérable, je fis l’incrédule à ’ l’endroit de ce panégyrique, et je lui pariai une somme d’or contre cette bague, que son honneur portait alors à son doigt, que j’obtiendrais la faveur d’entrer dans son lit, et que je gagnerais ce joyau par son adultère et le mien : lui, loyal chevalier, ayant dans l’honneur de sa femme toute la confiance que je découvris qu’elle méritait, engagea cette bague, et il l’aurait engagée quand bien même elle eût été un des diamants du char de Phébus, et il aurait pu vraiment l’engager en toute sécurité quand bien même elle eût valu le char tout entier. Je me rends en toute diligence en Bretagne pour ce dessein : — vous devez, Sire, vous rappeler ma présence à votre cour ; c’est là que votre chaste fille m’apprit l’immense différence qu’il y a entre amoureux et luxurieux.. Mon espérance étant ainsi éteinte, mais non ma vanité, ma cervelle italienne s’avisa dans votre naïve Bretagne d’un stratagème très-vil, mais excellent pour mon avantage. Pour abréger, ma tactique réussit si bien que je revins avec des preuves suffisamment acceptables pour rendre fou le noble Leonatus, en blessant la confiance qu’il avait dans l’honneur d’Imogène par tels et tels témoignages, descriptions exactes des tentures et des peintures de sa chambre, ce bracelet qui lui appartenait, — ô perfidie, de quelle manière l’ai-je acquis !— mieux encore, certaines marques secrètes que porte sa personne, si bien qu’il ne put faire autrement crue de croire qu’elle avait entièrement rompu son engagement de chasteté, et que j’en.avais recueilli le bénéfice. Là-dessus, il me semble que je le vois maintenant....

POSTHUMUS, s’avançant avec précipitation. — Oui, tu me vois en effet, démon italien ! Hélas de moi, fou trop crédule, insigne meurtrier, voleur, digne de toutes les épithètes dues à tous les scélérats passés, présents, et à venir ! — Oh, que quelque intègre justicier me donne une corde, un couteau ou du poison ! Ô roi, envoie chercher les tourmenteurs les plus habiles : me voici, moi qui amnistie tout ce qu’il y a de plus abhorré sur la terre, tant je le dépasse. Je suis Posthumus qui tua ta fille :mais je mens encore comme un-scélérat que je suis ;j’obligeai un moindre scélérat que moi, un voleur sacrilège à faire cela :— elle était le temple de la vertu, elle était la vertu même. Crachez sur moi, jetez-moi des pierres, couvrez-moi de boue, mettez à mes trousses tous les chiens de la rue, que tout scélérat soit appelé Posthumus Leonatus, et que la scélératesse soit moins honnie qu’elle ne l’était auparavant ! — Ô Imogène, ma reine, ma vie, ma femme ! Ô Imogène, Imogène, Imogène !

IMOGÈNE. — Paix, Monseigneur ; écoutez, écoutez !

POSTHUMUS. — Allons-nous tourner cela en comédie ? Tiens, page impertinent, prends ceci pour ton rôle. (Il frappe Imogène ; elle tombe.)

PISANIO. — Ô gentilshommes, au secours ! Ma maîtresse et la vôtre ! Ô Monseigneur Posthumus, vous n’avez pas tué Imogène jusqu’à ce moment-ci. — Au secours, au secours ! — Mon honorée Dame !

CYMBELINE. — Le monde tourne-t-il encore sur son axe ?

POSTHUMUS. — D’où me viennent ces vertiges ?

PISANIO. — Revenez à vous, ma maîtresse !

CYMBELINE. — S’il en est ainsi, les Dieux ont l’intention de me frapper de mort par excès de joie.

PISANIO. — Comment se trouve ma maîtresse ?

IMOGÈNE. — Oh ! retire-toi de ma vue ; tu me donnas du poison : hors d’ici, dangereux compagnon ! ne viens pas respirer là où sont les princes !

CYMBELINE. — La voix d’Imogène !

PISANIO. — Madame, que les Dieux lancent sur moi leurs foudres sulfureuses, si je ne croyais pas que la boîte que je vous donnai était une chose précieuse : elle me venait de la reine.

CYMBELINE. — Encore du nouveau !

IMOGÈNE. — Cela m’a empoisonné.

CORNÉLIUS. — O Dieux ! J’avais oublié dans la confession de la reine une chose qui atteste ton honnêteté : c Si Pisanio, dit-elle, a donné à sa maîtresse cette composition que je lui donnai comme cordial, elle est servie comme je servirais un rat. s

CYMBELINE..—Qu’est-ce que cela veut dire, Cornélius ?

CORNÉLIUS. — Sire, la reine me sollicitait souvent de lui préparer des poisons, prétendant toujours qu’elle se bornait à tuer pour la satisfaction de sa science de viles créatures, telles que chiens et chats sans valeur : moi, craignant que ses desseins ne fussent plus dangereux, je composai pour elle une certaine drogue qui, prise, aurait pour effet de suspendre le pouvoir de la vie, mais au bout dé peu de temps rendrait tous les instruments de la nature à leurs dues fonctions. — Avez-vous pris de cette drogue ?

IMOGÈNE. — Très-probablement, car j’ai été morte.

BELARIUS. — Mes enfants, voilà la cause de notre erreur,

GUIDERIUS. — C’est Fidèle certainement.

IMOGÈNE. — Pourquoi avez-vous repoussé loin de vous votre épouse ? Imaginez que vous êtes au haut d’un rocher, et maintenant repoussez-moi encore. (Elle l’embrasse.)

POSTHUMUS. — Pends ici comme un fruit, mon âme, jusqu’à ce que l’arbre meure !

CYMBELINE. — Eh bien, qu’est-ce à dire, ma chair, mon enfant ? Est-ce que tu nie prends pour le Jocrisse de cette pièce ? Ne vas-tu pas me parler ?

IMOGÈNE, s’agenouillant. — Vôtre bénédiction, Sire.

BELARIUS, à Guiderius et à Arviragus. — Vous aimiez ce jeune homme et je ne vous en blâme pas ; vous aviez un motif pour cela.

CYMBELINE. — Que mes larmes qui tombent soient pour toi une eau de bénédiction ! Imogène, ta mère est morte.

IMOGÈNE. — J’en suis désolée, Monseigneur.

CYMBELINE. — Oh ! elle ne valait rien, et c’est grâce à elle que nous nous retrouvons ici d’une manière si étrange : mais son fils est parti, nous ne savons pourquoi, ni où il est.

PISANIO. — Monseigneur, maintenant que je n’ai plus de craintes, je dirai la vérité. Lorsque le Seigneur Cloten connut l’absence de Madame, il vint à moi, l'épée tirée, l’écume à la bouche, et jura que si je ne lui découvrais pas quelle route elle avait prise, il allait me tuer sur-le-champ. Par hasard j’avais alors dans ma poche une lettre que mon maître avait écrite par feinte : les indications de cette lettre lui apprirent qu’il devait la chercher dans les montagnes près de Milford ; dans un accès de frénésie, il endosse les vêtements de mon maître qu’il m’avait contraint de lui donner, et part en toute hâte avec des projets impudiques, et avec serment de violer l’honneur de Madame : ce qui est’advenu de lui ensuite, je ne le sais pas.

GUIDERIUS. — Permettez-moi d’achever l’histoire : je l’ai tué à l’endroit que vous dites.

CYMBELINE. — Vraiment ? veuillent les Dieux que non ! je ne voudrais pas que tes, nobles actions fussent récompensées, par une dure sentence arrachée, à mes lèvres : je t’en prie, vaillant jeune homme, renie tes paroles.

GUIDERIUS. — J’ai dit, et j’ai fait comme je Je dis.

CYMBELINE. — C’était un prince

GUIDERIUS. — Un prince très-impoli : les insultes qu’il me fit n’étaient rien moins que princières ; car il me provoqua dans un langage qui m’aurait poussé à donner du pied à la mer, si elle avait rugi contre moi de cette façon-là. Je lui coupai la tête, et je suis très-heureux que ce ne soit pas lui qui soit là pour raconter de moi ce que je raconte de lui.

CYMBELINE. — J’en suis désolé pour toi. Tu te condamnes par ta propre bouche, et tu dois subir notre loi : tu es mort !

IMOGÈNE. — J’avais pris cet homme sans tête pour mon époux.

CYMBELINE. — Liez le coupable, et conduisez-le hors de notre présence.

BELARIUS. — Arrête, Sire roi ; cet homme est supérieur à l’homme qu’il tua, il descend d’aussi haut lieu que toi-même, et il a mieux mérité de toi que toute une bande de Clotens même criblés de blessures. — (Aux gardes.) Laissez ses bras tranquilles, ils ne furent pas créés pour l’esclavage.

CYMBELINE. — Qu’est-ce à due, vieux soldat ? est-ce que par hasard tu veux te frustrer de la récompense qui t’est encore due en tâtant de notre colère ? Comment descend-il d’aussi haut lieu que nous ?

ARVIRAGUS. — Il est allé trop loin en cela.

CYMBELINE. — Et tu mourras pour ces paroles.

BELARIUS. — Nous mourrons tous trois ; mais je prouverai que deux d’entre nous sont aussi hauts que j’ai dit que celui-ci l’était. — Mes fils, il me faut tenir un discours dangereux pour moi, bien qu’il puisse être avantageux pour vous.

ARVIRAGUS. — Votre danger est le nôtre.

GUIDERIUS. — Et notre bien est le sien.

BELARIUS. — Eh bien, attention, s’il vous plaît ! Grand roi, tu avais un sujet qui s’appelait Belarius.

CYMBELINE. — Pourquoi par les-tu de lui ? c’est un traître banni.

BELARIUS. — C’est lui-même qui a revêtu ces vieux traits que voici : c’est un banni, en effet ; traître, je ne sais pas comment il le fut.

CYMBELINE. — Emménez-le d’ici ; le monde entier ne le sauverait pas.

BELARIUS. — Pas tant d’emportement : paye-moi d’abord pour avoir élevé les fils, et puis confisque-moi le tout aussitôt que je l’aurai reçu.

CYMBELINE. — Pour avoir élevé mes fils !

BELARIUS. — Je suis trop brutal et trop impoli : me voici à genoux ; avant de me relever, j’aurai grandi mes fils ; cela fait, n’épargne pas le vieux père. Puissant roi, ces deux jeunes gentilshommes qui m’appellent père et croient qu’ils sont à moi, ne m’appartiennent pas : ils sont issus de vos reins, mon Seigneur lige, et ils ont été engendrés de votre sang.

CYMBELINE. — Comment ? issus de moi !

BELARIUS. — Aussi sûr que vous êtes issu-de votre père. Moi, le vieux Morgan, je suis ce Belarius que vous avez autrefois banni ; mon offense, ma punition, ma trahison, tout cela n’exista que par votre bon plaisir ; dans ce que j’ai souffert consista tout le mal que je fis. Ces nobles princes, — nobles ils étaient, et nobles ils sont,je les ai élevés durant ces dernières vingt années ; les arts que je pouvais leur "inculquer, ils les possèdent ; et vous savez, Sire, quelle était mon éducation. Euriphile, leur nourrice, que j’épousai pour ce larcin, déroba les enfants au moment où je fus banni : je la poussai à cet acte, car j’avais reçu d’avance la punition qu’il méritait : le châtiment qui fut la récompense de ma loyauté m’excita à la trahison. Plus la perte de. ces précieux êtres devait être ressentie de vous, mieux leur vol répondait à mon but. Mais, gracieux Sire, revoilà vos fils, et en vous les rendant, il me faut perdre deux des plus aimables compagnons qu’il y ait au monde : — que la bénédiction de ces cieux qui s’étendent au-dessus de nous tombe sur leurs têtes comme la rosée ! car ils sont dignes d’aller ajouter des étoiles au ciel.

CYMBELINE. — Tu pleures, pendant que tu parles. Le service que vous trois m’avez rendu aujourd’hui est plus incroyable que l’histoire que tu racontes. Je perdis mes enfants : si ce sont eux qui sont là, je ne pourrais désirer un couple de plus nobles fils.

BELARIUS. — Daignez m’écouter encore. Ce gentilhomme que j’appelle Polydore, très-noble prince, est votre véritable Guiderius ; cet autre gentilhomme, mon Cadwa, est Arviragus, votre prince cadet ; celui-là, Sire, fut enveloppé dans un superbe manteau, ouvrage des mains de la reine sa mère, manteau que je puis aisément produire comme preuve.

CYMBELINE. — Guiderius avait au cou un signe, une étoile couleur de sang ; c’était une marque singulière.

BELARIUS. — Voici Guiderius ; il porte toujours cette marque que la nature, dans sa sagesse, lui donna pour qu’elle lui servît de témoin à cette heure.

CYMBELINE. — Oh ! snis-je donc comme une mère qui vient de donner naissance à trois enfants ? Jamais mère ne fut aussi joyeuse de sa délivrance. — Oh ! j’en prie les Dieux, soyez bénis, vous qui, après cet étrange éloignement de vos orbites, rentrez en eux pour y régner ! — Oh ! Imogène, tu perds un royaume à cet événement.

IMOGÈNE. — Non, Monseigneur ; j’ai gagné par cet événement deux univers. — Ô mes nobles frères, nous sommes-nous donc ainsi rencontrés ?’Oh ! ne dites pas désormais que je ne suis pas celle qui de nous trois est la plus véridique, : vous m’appeliez frère, lorsque je n’étais que votre sœur ; je vous appelais frères, lorsque vous étiez vraiment mes frères.

CYMBELINE. — Vous êtes-vous jamais rencontrés ?

ARVIRAGUS. — Oui, mon bon Seigneur.

GUIDERIUS. — Et nous l’avons aimée dès la première : entrevue, et nous avons continué de l’aimer jusqu’à ! l’heure où nous l’avons crue morte....

CORNÉLIUS. — De la potion de la reine qu’elle avait avalée.

CYMBELINE. — Oh ! merveille de l’instinct ! Quand donc apprendrai-je le récit complet de ces aventures ? Ce résumé à grands, traits a nécessairement des circonstances dont un récit détaillé montrera l’intérêt. — Où et comment avez-vous vécu ? Quand êtes-vous entrée au service de notre captif romain ? Comment vous êtes-vous séparée de vos frères ? Comment les avez-vous d’abord rencontrés ? Pourquoi avez-vous fui de notre cour, et où avez-vous fui ? Tous ces incidents, et les motifs qui vous ont poussés au combat, vous trois, ainsi que quantité d’autres choses, mériteraient autant de questions ; et puis tout l’enchaînement des circonstances, l’une engendrant l’autre ; mais ce n’est ni le temps ni le lieu convenables pour un long interrogatoire. Voyez, Posthumus s’accroche à Imogène, et elle, pareille à un éclair inoffensif, laisse glisser son œil sur lui, sur ses frères, sur moi, sur son maître, frappant chacun d’un regard de joie que chacun lui rend. Quittons ce lieu, et allons faire fumer le temple par nos sacrifices. (À Belarius.) Tu es mon frère : nous te tiendrons toujours pour tel.

IMOGÈNE. — Vous êtes aussi mon père, et c’est à vos secours que je dois de voir ce temps de bonheur,

CY’MBELINE. — Nous sommes tous saturés de joie, sauf ceux qui sont enchaînés ; qu’ils soient joyeux aussi, car ils doivent goûter de notre bonheur.

IMOGÈNE. — Mon bon maître, je puis encore vous rendre service.

LUCIUS. — Heureuse soyez-vous !

CYMBELINE. — Le soldat introuvable qui a si noblement combattu aurait bien tenu sa place dans cette scène, et aurait honoré les remerciments d’un roi.

POSTHUMUS. — Je suis, Sire, le soldat qui tint compagnie à ces trois-ci, sous un pauvre accoutrement qui convenait au but que je poursuivais alors. — Iachimo, déclarez que c’était moi : je vous ai tenu alors sous moi, et j’aurais pu mettre fin à vos jours.

IACHIMO. — Je suis une seconde fois terrassé ; mais à cette heure, c’est le poids de ma conscience qui me fait fléchir le genou, comme la première fois je l’ai fléchi sous, votre force. (Il s’agenouille.) Prenez, je vous en conjuré, cette vie que je : vous dois tant de fois ; mais reprenez d’abord ; votre bague ; et voici le bracelet de la plus fidèle princesse qui jamais promit sa foi.

POSTHUMUS. — Ne vous agenouillez pas devant moi. Le pouvoir que j’ai sur vous, c’est de vous épargner ; le ressentiment que je vous porte, c’est de vous pardonner : vivez, et agissez plus honnêtement avec les autres.

CYMBELINE. — Sentence noblement rendue ! Notre gendre nous apprend quelle doit être notre générosité : pardon est le mot pour tous.

ARVIRAGUS. — Seigneur, vous nous avez assisté dans le combat, comme si vous aviez en effet l’intention d’être notre frère ; joyeux sommes-nous que vous-le soyez.

POSTHUMUS. — Votre serviteur, princes. — Mon bon Seigneur de Rome, appelez votre devin : pendant mon sommeil, il m’a semblé que le grand Jupiter, monté sur son aigle, m’apparaissait, en même temps que d’autres fantômes, figures de mes propres parents ; a mon réveil, j’ai trouvé sur, ma poitrine cet écrit dont le contenu est si difficile à comprendre que je ne puis en pénétrer le sens ; qu’il nous montre son talent en nous l’expliquant.

LUCIUS. — Philarmonus !

LE DEVIN. — Me voici, mon bon Seigneur.

Lucius. — Lisez, et exposez-nous le sens de cet écrit.

LE DEVIN, lisant. — à Lorsqu’un lionceau, à lui-même inconnu, trouvera sans la chercher et sera embrassé par une créature délicate comme l’air ; lorsque les branches retranchées d’un cèdre royal, mortes depuis de nombreuses années, revivront, se rejoindront au vieux tronc, et.reverdiront, alors Posthumus verra la fin de ses misères, la Bretagne sera fortunée, et fleurira, dans la paix et l’abondance. » Leonatus, tu es le lionceau ; ton nom décomposé donne exactement.cesens, puisqu’il est Leo-natus. (À Cymbeline.) Cette créature d’air délicat, ce que nous nommons mollis aer, est ta vertueuse fille ; et de mollis aer nous faisons mulier, laquelle mulier, je le devine, est ta très-fidèle épouse (à Posthumus), à toi, qui, pour réaliser le texte de l’oracle, as tout à l’heure été embrassé par cette vapeur délicate, que tu ne reconnaissais pas et que tu ne cherchais pas.

CYMBELINE. — Cela est assez plausible.

LE DEVIN. — Le cèdre élevé, royal Cymbeline, te personnifie : tes branches retranchées désignent tes deux fils qui, volés par Belarius et crus morts depuis tant d’années, revivent maintenant rejoints au cèdre majestueux, tes fils dont la postérité promet la paix et l’abondance à la Bretagne.

CYMBELINE. — Bien, et nous voulons commencer ces jours de paix. Caïus Lucius, bien que vainqueur, nous nous soumettons à César et à l’empire romain ; nous promettons de payer le tribut accoutumé ; nous ne l’avons refusé qu’à l’instigation de notre reine, que les cieux dans leur justice ont punie en abaissant sur elle et les siens une main très-pesante.

LE DEVIN. — Les mains des puissances suprêmes accordent elles-mêmes l’harmonie de cette paix. La vision que je révélai à Lucius avant le Commencement de cette bataille à peine refroidie, est en ce moment pleinement accomplie ; car l’aigle romaine, planant haut de l’ouest au sud, s’est amoindrie et s’est évanouie dans les rayons du soleil : ce qui signifiait que notre aigle princier, l’impérial César, renouvellerait son alliance avec le radieux Cymbeline qui brille ici dans l’ouest.

CYMBELINE. — Louons les Dieux, et que de nos autels bénis montent en spirales vers leurs narines les fumées de nos sacrifices ! Annonçons cette paix à tous nos sujets. Mettons-nous en marché ; qu’un drapeau romain et un drapeau breton flottent amicalement ensemble ; traversons ainsi la ville de Lud : nous ratifierons notre paix dans le temple du grand Jupiter, et nous la scellerons par des fêtes. En marche ici ! — Jamais on ne vit guerre se terminer par une telle paix, avant même que les mains ensanglantées fussent lavées. (Ils sortent.)


COMMENTAIRE. modifier


ACTE I modifier

1. Shakespeare a tiré d’Hollinshed les incidents prétendus historiques de cette pièce qu’on doit supposer se passer la vingt-quatrième année du règne de Cymbeline et !a quarante-deuxièihe année du règne d’Auguste, c’est-à-dire en l’an -i 3 de notre ère. « Après la mort de Cassibelan. dit Hoîlinsliedj Théornantius ou Tenantius, le plus jeune fils de Lut], fut fait roi de la Grande-Bretagne, l’an du monde 3921, l’an 7GG delà fondation de Rome et Tan 45 avant la venue du Ghrist. Il est aussi nommé Tormace dans une des chroniques anglaises : dans la même chronique il est dit que ce ne fut pas lui, mais son frère Androgeus qui fut roi, tandis que Geoffroy de Monmouth et d’autres établissent qu’Androgeus abandonna, complètement le pays et continua à vivre à Rome, parce qu’il savait que les Bretons le haïssaient pour une trahison qu’il avait commise en aidant Jules César contre Cassibelan. Théomantius gouverna le royaume en parfaite tranquillité, paya aux Romains le tribut que Cassibelan avait accordé, partit finalement de cette vie après qu’il eut régné vingt-deux, ans, et fut enseveli à Londres. »

« Kymbeline, ou Cymbelne ; fils de Théomantius, fut fait roi des Bretons après la mort de son père dans l’an du inonde-3944, l’an 728 de la [ fondation de Rome, et 33 ans avant la naissance de notre Sauveur, Cet j homme, disent quelques écrivains, fut amené à Rome, et y fut fait che- ; valier par Auguste César sous lequel il servit dans la guerre, et qui l’eut en telle faveur qu’il le laissa libre de payer ou de ne pas payer son ; tribut. Quelques écrivains varient sur la durée du règne de Cymbeline, mais les plus autorisés affirment qu’il régna trente-cinq ;" ans et. puis i mourut, et fut enseveli à Londres, laissant après lui deux fils, Guiderius i et Arviragus.

« Mais il faut ici remarquer ; que bien que nos historiens affirment que ce Cymbeline, tout comme son père Tenantius, ait vécu en paix avec : les Romains et ait continué à leur payer le tribut que les Bretons avaient ; promis à Jules César de payer, : nous trouvons cependant dans les écrivains romains qu’après la mort de Jules César, lorsqu’Auguste prit le commandement de l’empire, les Bretons refusèrent de payer le tribut : en cette occasion, ainsi que Cornélius Tacitus le rapporte, Auguste, étant occupé ailleurs, fut obligé de fermer les yeux^, quelque vivement pressé qu’il fût par ceux qui étaient désireux de voir la fin de ces royaumes britanniques ; enfin dans ia dixième année après la mort de Jules César, qui fut a’peu près la treizième du règne du dit Théomantius, Auguste se décida à passer avec une armée en Bretagne....

« Si cette dispute qui parait s’être élevée ; entre les Bretons et Auguste fut soulevée par Kymbelîne ou quelque autre prince des Bretons, je ne saurais l’affirmer :-car nos historiens rapporLent que Cymbeline ayant été conduit à Rome et fait chevalier à la cour d’Auguste, se montra toujours ami des Romains, et eut une répugnance particulière à rompre avec eux, parce qu’il ne voulait pas priver la jeunesse bretonne du privilège d’être élevée parmi les Romains et d’apprendre d’eux les mœurs. des hommes civilisés et l’art des choses militaires, » (IIOLLINSHED.) Nous n’avons pas besoin de faire remarquer à notre lecteur que tout ce récit est. absolument fabuleux. Le brave Hollinshed est si peu ferré sur son histoire romaine qu’il fait succéder immédiatement Auguste à Jules César, et qu’il a l’air de croire qu’à cette époque l’empire était depuis longtemps établi à Rome.

2. Allusion probable à ces enseignes représentant des emblèmes demçtier ou autres qui ornaient les façades des boutiques et des marchands, et qui étalent fréquemment accompagnées de sentences facétieuses, telles que celle-ci : à bon vin, pas d’enseigne.

ACTE II. modifier

1. When I kissed the jack, terme du jeu de boules, par lequel on désignait la petite boule qui servait de point de mire. Cependant selon M. Staunlon elle était le plus souvent désignée sous le nom de Maîtresse.

2. Autrefois les parquets étaient couverts de nattes déjoues en guise de tapis, ainsi que nous l’avons maintes fois mentionné dans nos notes antérieures.

3. Les commentateurs font observer justement que l’histoire de Philomèle est en parfait accord avec celle d’Imogène destinée à souffrir aussi d’une atroce injure. Cette lecture choisie par Shakespeare est une de ces coïncidences étranges comme la vie né manque jamais d’en présenter au moment de quelque grave catastrophe, c’est comme un oracle obscur qui prédît à Imogène le sort qui l’attend.

4. C’était autrefois une coutume dans les maisons seigneuriales de faire prêter serment de fidélité aux serviteurs, lorsqu’ils entraient en fonctions. (PERCT.)

5. Tout ce passage est littéralement traduit de l’Arioste. Cherchez au vingt-septième chant de l’adorable Orlando furioso le passage où Rodomont est abandonné par Doralice pour Mandricard écoutez les plaintes désespérées du roi sarrasin, et comparez les octaves survantes aux fureurs de Posthumus :

Credo che t’abbïa la Natura e Dîo
Produite, o scelerato sesso, al mondo,
Per una soma, per un grave fio
De l’uom çhe senza te saria giocondo :
Come ha produlto anco il serpente rio,
E il lupo. e l’orsoj e fa l’aer fecondo
E di mosche, e di vespe, e di tafani,
E-loglio e avena fa nascer tra i grani.
Perche fatto non ha l’aima natura,
Che senza te potesse nascer l’uomo,
Comme s’innesta per umana cura -L’un
sopra l’aïtro il pero, il sorbo e 1- porno ;
Ma quella non puo far sempre a misura
Anzi, s’io vo’ guardar come io la uomo
l’éggo che non puo far cosa perfetta,
Poi che Natura femmina vien detta.
Non siate pero tumide e fastose,
Donne, per dir che l’uom sia vostro figlio ;
Che délie spine ancor nascon le rose
E d’una fetida erba nasceil gïglio ;
Importune, superbe, dispettose,
Prive d’amor, di fede e di consiglio ;
Temerarie, crudeli, inique, ingrate,
Per pestilenzia eterna al mondo nate.

ACTE III. modifier

1. Selon les anciens chroniqueurs, ce ne serait pas Cassibelan, mais son frère Nennius qui aurait accompli cet exploit. ;

2. « C’est ainsi que selon César lui-même, et selon d’autres écrivains authentiques, la Bretagne devint tributaire des Romains. Mais le récit de nos historiens diffère du leur à ce point qu’ils affirment que César étant venu pour la seconde fois fut battu et repoussé avec grande vaillance et force martiales prouesses, comme la première fois, surtout parce que Cassibelan avait enfoncé.dans la Tamise de grands troncs d’arbres garnis de fer, et c’est ainsi que ses vaisseaux entrant dans la rivière furent détruits et perdus. Puis étant descendu à terre, il fut vaincu en bataille rangée, et contraint de s’enfuir en Gaule avec les vaisseaux qui lui restaient. En réjouissance de cette seconde victoire (dit Galfrid), Cassibelan fit célébrer une grande fête à Londres, et là, ; il sacrifia aux Dieux.» (HOIXINSHED.) Le même chroniqueur raconte ainsi l’origine du nom de Londres. « Lud commença son règne dans l’année du monde 3S95 après la création, 679 après la fondation de Rome, 72/ avant la venue du Christ, et 19 ans avant que les Romains entrassent en Bretagne. Ce Lud se montra noble prince, amenda celles des lois du royaume qui étaient défectueuses, abolit les mauvais us et coutumes établis parmi son peuple, réparti lés vieilles villes et cités qui étaient en décadence ; mais il se plut spécialement à agrandir et à embellir d’édifices la ville de Troinovant, qu’il entoura d’un solide mur fait de chaux et de moellons^ et qu’il fortifia en toute, perfection de plusieurs belles tours ; et dans la partie ouest du même mur. il érigea une porte solide à laquelle ÎI ordonna de donner son nom, Lud’s gâte, et c’est ainsi qu’elle est encore appelée Ludgate, Vs seulement s’étant perdue dans la prononciation de ce mot. Le roi Lud estimant cette ville au-dessus de toutes celles du royaume, l’embel~ lissant comme il faisait, et y résidant continuellement, il s’ensuivit que le nom changea, et qu’elle fut appelée Caerhid, c’est-à-dire la ville de Lud, et ensuite, par corruption de langage, London. »

3. « Mulmucïus Dunwallo ou d’autres disent Dunwallo Mulmucius, fils de Cloton, prit le dessus sur tous les autres ducs et seigneurs, et après la mort de son père commença son règne sur toute la monarchie des Bretons, l’an du monde 3529, Ce Mulmuçius Dunwallo est nommé dans la chronique anglaise de Donebant, et se montra un ’très-noble prince. Il bâtit dans la cité de Londres, alors appelée Troinovant, un temple qu’il appela le temple de la paix. Ii fit aussi plusieurs Bonnes lois, nommées les lois de Mulmuçius, qui furent longtemps en usage, lesquelles furent traduites du langage breton en latin par Gildas Priscus, et puis longtemps après traduites du latin en anglais par Alfred roi d’Angleterre, et mêlées à ses statuts. Après qu’il eut. bien’mis son pays et ses Bretons en ordre et en bonne discipline, il ordonna sur le conseil de ses seigneurs qu’on lui fit une couronne d’or, et il se fit couronner en grande solennité, selon la coutume des lois païennes alors en usage ; et parce qu’il étitit le premier qui eût porté une couronne ici en Bretagne, d’après l’opinion de quelques écrivains, il est nommé le premier roi de Bretagne, et tous les autres dont il a été parlé précédemment sont nommés chefs, ducs, gouverneurs. » (HOLIJNSHED.)

4. Feodary, dit le texte. M. Stauntou nous apprend que ce mot était le nom de l’officier chargé de porter témoignage devant les magistrats dans les affaires de confiscation ou de successions en déshérence devant échoir au roi.. Il est inutile de dire que ces officiers étaient impopulaires, leurs fonctions blessant de nombreux intérêts et donnant facilement accès à l’arbitraire. C’est une insulte encore plus qu’un repro ■ che que Pisanio adresse à Tordre écrit qu’il a reçu de Posthumus.

5. LES franklins étaient les riches bourgeois de campagne, les bons fermiers tenart des terres à titre libre, les yeomen substantiels.

C..Autrefois les vieux vêtements étaient suspendus dans une gards 5C— -Ï0 robe où ils restaient jusqu’à ce qu’ils tombassent en pourriture. Note curieuse de Steevens à ce sujet. « Lorsque j’étais enfant, dans un vieux château du Suffolk, j’ai vu un de ces reliquaires, qui grâce à une série successive de vieilles filles avait été conservé avec un respect religieux pendant près d’un siècle et demi. Les habits n’étaient pas comme de nos jours faits de matières à bon marché* ils n’étaient pas gardés dans des tiroirs, et donnés dès que le cours du temps et le.changement de la mode leur avaient fait perdre leur valeur. Au contraire, ils étaient suspendus à des champignons de bois dans une chambre destinée seulement à les recevoir, et quoique les objets, surtout ceux d’étoffes riches, fussent occasionnellement coupés pour des usages domestiques, manteaux, vestes d’enfants, courtepointes pour lits, etc., les articles de qualité inférieure restaient suspendus à la muraille jusqu’à ce que la vétusté et les vers eussent détruit ce que l’orgueil ne voulait pas permettre de laisser porter aux domestiques ou aux parents pauvres. »

ACTE IV. modifier

1. â Si le rouge-gorge, dit un vieux livre appelé Comucopia, trouve un homme ou une femme morts, il couvre leurs faces de mousse, et quelques-uns disent que si le corps tout entier est resté sans sépulture, ils le couvriront tout entier aussi. y> C’est cette tradition que le poè’te Drayton célèbre dans ces deux vers :

Couvrant de mousse l’œil ouvert de l’homme mort,
Le petit rouge-gorge nous enseigne la charité.

2. Est-il bien utile de faire remarquer qu5xî n’y avait pas de ducs de Sienne au temps d’Auguste, et que Shakespeare commet ici un anachronisme ? De duc on de chef tyrannique de Sienne, il n’y en eut du reste jamais, cette ville ayant été de toutes les républiques de Toscane la plus foncièrement démocratique..

ACTE V. modifier

1. Shakespeare a trouvé cette histoire de bataille dans Hollinshed ; seulement chez ce dernier elle se passe en Écosse, soos’Ie règne de Kenneth en Tan 976 de notre-ère. À Les Danois s’apercerait Çfu’ll.n’y avait pour eux espérance de vie que dans la victoire, se précipitèrent avec une telle violence sur leurs adversaires que d’abord l’aile droite^ et puis l’aile gauche des Écossais furent forcées de recaler et de s’enfuir : les troupes du centre gardèrent vigoureusement encore le terrain ; mais elles se trouvèrent alors en tel danger^ étant ainsi dégarnies de protectios sur leurs deux flancs, que la victoire serait nécessairement restée aux Danois, s’il n’avait apparu au bon moment, et, pensa-t-on, par l’ordre exprès du Dieu toutpuissant, un homme pour recommencer la bataille.

« En effet, il sétrouva qu’il y avait en ce moment-là d^ns un champ voisin un laboureur avec deux de ses fils occupés à leur travail. Il se nommait Haie ; c’était un homme vigoureux, d’une charpente solide, et animé d’un Taillant courage. Ce Haie voyant le roi avec la plus grande partie de ses nobles qui combattaient au centre avec grande vaillance, en danger d’être écrasé par ses ennemis maintenant qu’il avait perdu les ailes de son armée, s’arme d’un soc de charrue, et exhortant ses fils à faire comme lui, se dirige vers le champ de bataille.... Il y avait près de ce champ de bataille un long sentier flanqué sur ses côtés de fossés et de remparts de gazon, par lequel les Écossais s’enfuyaient, mais pour y être égorgés par leurs ennemis.

« Haie et ses fils supposant qu’en cet endroit ils pourraient surtout arrêter cette déroute, se placèrent en travers du sentier, et repoussèrent ceux qu’ils trouvèrent fuyants sans épargner amis ni ennemis ; tous ceux qui arrivaient à portée de leur bras étaient abattus, si bien qu’enfin certains guerriers ayant repris cœur crièrent à leurs camarades de se retourner et de combattre.)) (EOL-UNSHED, Histoire d’Écosse.)

Ce récit est curieux en plus d’un sens, mais surtout en ce qu’il nous représente au naturel ce qu’était une bataille dans ces temps héroïques, bien moins meurtriers qu’on ne le croit. La vie générale n’était pas plus.troublée par la guerre qu’elle ne l’est de nos jours par les rixes des malandrins auxquels il peut prendre fantaisie de se frotter mutuellement l’échiné. Voici une bataille furieuse-êntrë deux armées ennemies, et pendant ce. temps, .un paysan et ses fils sont occupés à labourer tranquillement leur champ, levant seulement la tête de temps à autre pour jouir du spectacle, dans les moments où il devient plus particulièrement intéressant. Telle fut la guerre jusqu’à l’invention de l’artillerie et la création des armées permanentes. On était toujours en guerre, il est vrai, mais cette guerre ne dépassait jamais un très-petit rayon ; cenx qui en souffraient étaient les combattants seuls, et encore n’en souffraient-ils pas toujours beaucoup. Petites étaient les armées en présence, et la perte de cent hommes équivalait à une défaite. À la bataille d’Anghiaiï, une des pins célèbres de l’histoire florentine, il y eut un homme tïié ; — Machiavel dit qu’il ’yn en eut aucun : et il avait fallu emporter un pont cinq ou six fois, et la bataille avait été recommencée à diverses reprises. C’est le cas de dire en variant quelque peu le vers de Voltaire :

O l’heureux temps que celui de ces guerres I

Nous sommes loin des merveilles meurtrières du canon rayé, du fusil à aiguille, du fusil Chassepot, et autres engins de destruction aussi ingénieux qu’impitoyables. L’humanité progresse, on le voit, mais elle se châtie solidement de ses progrès, ffîote écrite avant la dernière guerre.)

2. In rhymê, dit le texte, en veine de rimer. En effet, les quatre der«* nier vers que prononce Posthmnus constituent nue exception, au vers, dramatique-anglais, ; en ce qu’ils riment.

3, Charmante explication ; Ce devin est juste delà force des médecins de Molière. Shakespeare a voulu, {évidemment ridiculiser les rébus plus ’ ; ou moins magiques des Josêphs et des Daniels vulgaires si nombreux de. , son tempSj r— I^ostradamus, mort ;, quarante ans auparavant/avait fai école, —et.les subtilités ridicules par lesquelles ils expliquaient" les sottises écloses dans leurs cervelles à la fois obtuses el.matoises de charlatans non moins retors que stupidesp et non moim ; stupides que retors.

POËMES

DE SHAKESPEARE VÉNUS ET ADONIS

VILLA MIRETUR VULGUS ; MIHI FLAVUS APOLIO

POCULA CASTALIA PLENA MINISTRET AQUA.

OVIDE. AU TRÉS-HOSORABLE HENRI WRIOTHESLY,

COMTE DE SOOTHAMPTON, ETBARON DETICHFIELD.

TRÈS-HONORABLE SEIGNEUR,

Je ne sais trop si je ne pèche pas en dédiant à Votre Seigneurie mes vers imparfaits, ni si le monde ne me blâmera pas d’avoir choisi un aussi puissant étâi" pour soutenir un si faible fardeau : toutefois, . si cela paraît seulement faire plaisir ’à-Votre Honneur, je mé tiens pour grandement favorisé, et prends l’engagement de : mettre à profit toutes mes heures de loisir, afin d’arriver a lui marquer mon-respect : par, l’offre de quelque œuvre plus grave. Mais.si.le premier^né de mon imagination se trouve mal conformé, je serai peiné de lui avoir donné un si noble parrain, et jamais plus je ne chercherai à labourer une terre si stérile, de crainte de lui voir me —.rendre encore une moisson tout aussi mauvaise. J’abandonne ces vers à l’examen de Votre Honneur, et votre honneur au contentement de votre cœur que je souhaite toujours conforme à vos voeux et à l’espérance du mondes

Le tout dévoué à Votre Honneur, WILLIAM SHAKESPEARE.

VÉNUS ET ADONIS 1

À l’instant même où le soleil au visage empourpré venait de prendre son dernier congé del’Aurore en’pleurs, Adonis aux joues de rose courait aux plaisirs de la chasse : chasser était son amour ; mais quant à l’amour, il en riait avec mépris. Vénus atteinte au fond de l’âme va droit à lui, et telle qu’un amant sans vergogne, lui fait d’emblée la cour.

K Toi qui es trois fois plus beau que moi, — ainsi débute-t-elle,

— première des fleurs de la campagne, suave au delà de toute comparaison ; toi qui fais paraître laides toutes les nymphes, qui es plus charmant qu’un homme, plus blanc et plus vermeil que ne le sont les colombes et les roses, la nature qui t’a créé, se contredisant elle-même, dit qu’avec ta vie le monde expirera.

1. Shakespeare s’est chargé de nous apprendre lui-même par cette expression de sa dédicace au comte de Southampton — « le premier^né de mon imagination, » — que ce poème de Venus et Adonis doit être tenu comme la première en date de toutes ses productions. La première édition, publiée en -1593, fut suivie promptement de quatre autres qui se succédèrent entre l’année 1594 et l’année -KS02. Cette multiplicité d’éditions dit assez quel fut le succès de ce ppè’me auprès des contemporains qui marchandèrent souvent leurs louanges au grand poè’te dramatique, mais qui les accordèrent avec une libéralité sans réserve à l’auteur des précieuses mignardises de > ?’énus et Adonis et des peintures alainhïquees de Lucrèce.

« Consens, ô toi miracle, à arrêter ton coursier, et à courber sa tète orgueilleuse à l’arçon de la selle ; si tu daignes m’accorder cette faveur, pour ta récompense, mille secrets doux comme miel te seront révélés : viens et assieds-toi ici où jamais serpent ne siffle, et une fois assis je t’étoufferai de baisers ;

« Et cependant mes baisers ne lasseront pas tes lèvres d’une satiété abhorrée ; au contraire elles n’en seront que plus affamées par leur abondance, et tour à tour sous leur variété sans cesse renaissante elles passeront de l’incarnat à la pâleur : dix baisers seront courts comme un seul, un seul long comme vingt. Dépensé dans des jeux qui trompent à ce point le temps, un jour d’été ne paraîtra qu’une heure trop courte. »

Et là-dessus elle saisit sa main moite, indice de sève et d’ardeur, et tremblante sous l’excès de la passion, elle appelle cela un baume, un onguent souverain pour amener la guérison d’une déesse : possédée comme elle l’est, son désir lui donne force et courage de l’arracher de son cheval.

Un de ses bras est enlacé aux rênes du bouillant coursier, de l’autre elle entoure le tendre adolescent qui rougit et rechigne avec un dédain morose, sans appétit d’amour, sans art de.caresses. Elle, elle est rouge et chaude comme les charbons enflammés ; lui, il est rouge de honte, mais gelé de désirs.

Lestement elle attache à une branche noueuse la bride constellée de clous ; — ô que vif est l’amour ! — Le cheval bien attaché, aussitôt elle commence à vouloir attacher le cavalier-à son tour : elle le pousse sur le dos, juste comme elle voudrait être renversée, et le maîtrise au moins par la force sinon par la concupiscence.

À peine est-il étendu à terre qu’elle est allongée à ses côtés, tous deux sont appuyés sur leurs coudes et leurs hanches : voilà qu’elle lui tapote la joue, et voilà qu’il fronce le sourcil et qu’il commence à se fâcher ; mais aussitôt elle arrête ses lèvres, et l’embrassant, elle lui dit avec le langage entrecoupé de la passion, « si tu veux gronder tu n’ouvriras jamais les lèvres. » Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/168 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/169 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/170 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/171 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/172 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/173 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/174 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/175 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/176 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/177 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/178 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/179 Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Montégut, Hachette, 1873, tome 10.djvu/180

  1. Ce mot doit probablement s’entendre au figuré. L’éperlan étant un poisson dont la chair est très-délicate, cette expression équivaut sans doute à quelque chose comme : « à l’ouest pour les histoires curieuses, les contes friands. »