Amyot (p. 242-254).
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XX

Avant l’Attaque.

À portée de canon de l’hacienda, le cri de halte fut poussé par le comte.

— De Laville, dit-il au capitaine, qui marchait près de lui, portez-vous en avant et occupez militairement l’hacienda del Milagro ; nous y établirons le quartier général,

— À quoi bon, demanda Belhumeur, prendre ces précautions ? n’avez-vous donc pas ajouté foi à mes paroles ? Don Rafaël et sa famille seront heureux de vous recevoir et vous accueilleront les bras ouverts.

Le comte sourit et se pencha à l’oreille du Canadien.

— Mon ami Belhumeur, lui dit-il à voix basse, vous êtes un enfant qui ne voulez rien comprendre ; ces précautions qui vous affligent, ce n’est pas pour moi, c’est dans l’intérêt de nos amis que je les prends. Supposez, ce qui peut malheureusement être, que nous soyons battus par les Mexicains ; alors qu’arrivera-t-il ? Que don Rafaël sera inévitablement victime de la sympathie qu’il nous aura témoignée ; en agissant ainsi que je le fais, il s’incline devant la force, et les autorités mexicaines ne pourront, malgré tout leur désir, le rendre responsable de notre séjour chez lui.

— C’est juste, répondit le Canadien, frappé de la logique de ce raisonnement.

— Seulement, continua don Luis, afin d’éviter tout malentendu, vous accompagnerez le capitaine, et pendant qu’il parlera haut, vous expliquerez tout bas à nos amis ce dont il s’agit.

Cinq minutes plus tard, le détachement s’éloignait au galop, suivi de loin par le reste de la colonne.

Tout se passa ainsi que le comte l’avait arrangé. Prévenu par Belhumeur, don Raphaël protesta énergiquement contre l’occupation forcée de l’hacienda, et feignit de ne se rendre qu’à la force. La propriété fut définitivement occupée, et don Raphaël monta à cheval avec quelques-uns de ses domestiques, afin d’aller au-devant de la colonne.

Sur l’ordre du comte, elle ne s’arrêta pas à l’hacienda, mais poussa en avant et ne campa définitivement qu’à deux lieues de Hermosillo.

Le comte et don Rafaël s’accostèrent, non pas comme des étrangers inconnus l’un à l’autre, mais comme de vieux amis charmés de se revoir, et entrèrent à l’hacienda en causant entre eux à voix basse.

Avant-de mettre pied à terre, le comte expédia des courriers et des batteurs d’estrade dans toutes les directions, afin d’avoir des nouvelles certaines de l’ennemi, et ne gardant auprès de sa personne qu’un piquet de huit cavaliers, il renvoya les autres au camp et entra dans l’hacienda.

Don Ramon, le père de don Rafaël, et doña Luz, cette charmante femme dont nous avons raconté l’histoire touchante dans un précédent ouvrage[1], attendaient, entourés de leurs serviteurs, l’arrivée des Français à la porte même de l’hacienda.

— Soyez le bienvenu, vous qui combattez pour l’indépendance de la Sonora, dit le général don Ramon en tendant la main au comte.

Celui-ci sauta à bas de son cheval.

— Dieu veuille que je sois aussi heureux que vous l’avez été, général ! répondit-il en s’inclinant.

Se tournant alors vers doña Luz :

— Excusez-moi, madame, lui dit-il, de venir troubler votre paisible retraite ; votre mari est seul coupable de l’indiscrétion que je commets en ce moment.

— Señor conde, répondit-elle en souriant, ne vous disculpez pas ainsi ; cette maison et tout ce qu’elle renferme vous appartient. Nous vous voyons arriver avec joie, nous vous verrons partir avec tristesse.

Le comte offrit son bras à doña Luz et ils entrèrent dans l’hacienda ; mais le comte était inquiet, son regard errait sans cesse autour de lui.

— Patience ! lui dit don Rafaël avec un regard significatif ; vous allez la voir ; il eût été imprudent qu’elle parût plus tôt en votre présence, nous l’en avons empêchée.

— Merci, dit le comte ; et le nuage qui obscurcissait sa noble physionomie disparut aussitôt.

L’entrevue des deux amants fut ce qu’elle devait être, c’est-à-dire câline, affectueuse, et profondément sentie. Le comte remercia chaleureusement le père Séraphin de la protection qu’il avait accordée à la jeune fille.

— Bientôt, dit doña Luz, tous vos tourments seront finis, alors vous pourrez sans contrainte vous livrer aux élans passionnés de votre cœur.

— Oui, répondit le comte d’un air pensif, demain décidera probablement de mon sort et de celui de celle que j’aime.

— Que voulez-vous dire ? s’écria don Rafaël.

Le comte jeta un regard anxieux autour de lui ; il vit qu’il pouvait parler, et que ceux qui se pressaient à ses côtés étaient des amis sincères.

— Demain, dit-il, j’attaquerai Hermosillo, et je l’emporterai, ou je tomberai mort sur la brèche.

Les assistants firent un geste de stupeur.

Don Rafaël commanda d’un signe l’Élan-Noir de se placer en dehors de la porte afin d’éloigner les importuns, et revenant auprès du comte :

— Avez-vous réellement cette pensée ? lui demanda-t-il.

— Sans cela, serais-je ici ? répondit-il avec simplicité.

— Mais, reprit don Rafaël avec insistance, Hermosillo est une ville fermée de murailles solides.

— Je les défoncerai.

— Elle a une garnison de douze cents hommes.

— Ah ! fit-il avec indifférence.

— Depuis deux mois ses milices s’exercent tous les jours.

— Des milices, répondit-il d’un air dédaigneux, sont-elles nombreuses au moins ?

— Trois mille hommes environ.

— C’est mieux.

— Le général Guerrero, qui s’est enfin aperçu qu’il s’était laissé tourner, s’est jeté dans la place avec six mille Indiens, et il attend d’autres renforts.

— Voilà pourquoi, mon ami, il faut que j’attaque tout de suite. J’ai déjà, d’après votre calcul, en face de moi, environ onze mille hommes retranchés derrière de bonnes murailles ; plus j’attendrai, plus leur nombre croîtra, et si je n’y prends, garde, ajouta-t-il en riant, cette année finira par devenir tellement considérable qu’il me sera impossible de la détruire.

— Vous ignorez peut-être, mon ami, qu’Hermosillo est entouré de jardins maraîchers qui en rendent les approches presque impraticables ?

— Mais, mon ami, répondit négligemment le comte, j’entrerai par les portes, croyez-le bien.

Les assistants considéraient le comte avec un étonnement tenant de l’épouvante. Ils s’interrogeaient du regard et semblaient se demander s’ils n’avaient pas affaire à un fou.

— Pardon, mon ami, reprit don Rafaël, vous avez, dites-vous, l’intention d’attaquer demain, n’est-ce pas ?

— Certes.

— Mais si vos troupes ne sont pas arrivées ?

— Comment ! si mes troupes ne sont pas arrivées ; ne les avez-vous donc pas vues, il y a une heure, défiler devant l’hacienda ?

— Oui, j’ai vu passer un détachement peu nombreux, votre avant-garde sans doute.

— Mon avant-garde ! s’écria le comte en riant ; non, cher ami ; ce détachement peu nombreux forme mon armée tout entière.

Don Rafaël, don Ramon et les autres personnes qui se trouvaient là étaient des hommes qui se connaissaient en courage ; en maintes circonstances, ils avaient soutenu des luttes titanesques contre des ennemis dix fois plus forts en nombre ; ils avaient enfin fait preuve du courage le plus extravagant et de la plus folle témérité. Mais l’excentrique résolution du comte, d’aller froidement avec une poignée d’aventuriers prendre une ville, défendue par dix mille hommes, leur sembla tellement extraordinaire et tellement incroyable, qu’un instant ils demeurèrent muets et les yeux hagards, ne sachant s’ils dormaient ou s’ils étaient en proie à un affreux cauchemar.

— Mais enfin, cher ami, s’écria don Rafaël à bout d’arguments, combien d’hommes pouvez-vous mettre en ligne ?

— Dame, pas beaucoup, fit le comte avec un sourire. J’ai des malades ; cependant je puis disposer de deux cent cinquante hommes environ, j’espère que cela suffira.

— Oui, s’écria doña Angela avec enthousiasme, cela suffira, car la cause que défendent ces hommes est sainte, et Dieu les protégera !

— Don Rafaël, dit le comte avec bonhomie, avez-vous entendu parler de ce qu’on nomme la furia francese ?

— Oui, mais je vous avoue que je ne me rends pas bien compte de ce que ce peut être.

— Eh bien, ajouta-t-il, attendez à demain, et lorsque vous aurez vu cette formidable armée anéantie, détruite et dispersée comme les feuilles qu’emporte le vent d’automne ; lorsque vous aurez assisté à la prise d’Hermosillo, vous saurez ce que c’est que la furia francese, et vous comprendrez les prodiges de valeur sans nombre que l’histoire a enregistrés et que les Français accomplissent presqu’en se jouant.

La conversation se termina là, et on passa dans la salle à manger, où tout était préparé pour prendre les rafraîchissements dont le comte avait un si grand besoin.

Aussitôt qu’on se leva de table, le comte demanda à se retirer dans l’appartement préparé pour lui et il pria le père Séraphin de le suivre.

Tous deux demeurèrent longtemps enfermés, causant oreille à oreille.

Lorsque le missionnaire sortit, ses yeux étaient rouges, des traces de larmes sillonnaient ses joues pâlies.

Le comte lui serra la main.

— Ainsi, lui dit-il, en cas de malheur…

— Je serai là, comte, fiez-vous à moi, et il s’éloigna à pas lents.

Le soir et même fort avant dans la nuit le comte écouta les rapports des batteurs d’estrade et des espions ; les nouvelles qu’ils apportaient coïncidaient dans toutes leurs parties avec les renseignements donnés par don Rafaël.

Le général Guerrero était accouru à Hermosillo, où il s’était solidement retranché.

Valentin et Curumilla arrivèrent les derniers ; ils n’étaient pas porteurs de mauvaises nouvelles.

Valentin, à la tête d’un parti de fourrageurs, s’était, d’après les conseils de Gurumilla, avancé sur la route de Guaymas, il avait surpris un convoi de vivres et de munitions destiné aux Mexicains. Ce convoi, assez considérable, avait été conduit au camp par les soins du chasseur et fort bien accueilli des Français, dont les vivres, ainsi que nous l’avons dit, étaient complétement épuisés.

De son côté, le capitaine de Laville avait enlevé quatre ou cinq patrouilles ennemies, qui s’étaient imprudemment avancées dans la campagne.

Le comte expédia Curumilla au capitaine avec ordre de profiter de ce que la nuit était obscure et sans lune pour marcher en avant et pousser les avant-postes jusqu’à portée et demie de canon de la place.

Lorsqu’il fut seul avec Valentin, il étendit un plan d’Hermosillo sur une table, et tous deux penchés sur le plan ils commencèrent à l’étudier attentivement.

Nous avons plusieurs fois déjà décrit Hermosillo ; nous nous bornerons à dire que les jardins maraîchers dont cette ville est entourée sont fermés de murs derrière lesquels il est facile d’embusquer des tirailleurs auxquels les dispositions du terrain permettent de se replier en combattant de poste en poste, constamment protégés par ces murs, épais d’un mètre environ, et bâtis en adobas.

De plus, du côté où le comte débouchait devant la ville, un fossé large et profond qu’on ne pouvait traverser que sur un pont en tête duquel se trouvait probablement un fort corps de garde, formait à la ville une ceinture presque inexpugnable.

Ainsi qu’on le voit, Hermosillo est loin d’être une ville ouverte et dont on peut s’emparer sans coup férir, et, en tentant, à la tête de deux cent cinquante hommes de la prendre d’assaut, le comte de Prébois-Crancé, s’il réussissait, pouvait à juste titre se flatter ensuite d’avoir tout simplement accompli un des plus beaux faits d’armes des temps modernes.

Le général Guerrero, d’après le rapport des batteurs d’estrade, et les officiers mexicains sous ses ordres affectaient un mépris superbe pour ces va-nu-pieds de Français, ainsi qu’ils les nommaient, et se promettaient de leur infliger une si rude leçon, que l’envie de recommencer ne leur prendrait pas.

Cependant, Curumilla avait apporté une nouvelle qui ne laissait pas que de donner bon espoir au comte. Malgré les immenses préparatifs qu’il avait fait contre la compagnie, le général Guerrero avait été tellement surpris à la nouvelle de sa marche précipitée sur Hermosillo et de l’audacieuse façon dont elle avait tourné ses avant-postes, que dans sa précipitation à accourir au secours de la ville menacée, il avait été contraint de laisser en arrière la plus grande partie de ses forces, et la ville ne contenait en réalité que douze ou quinze cents défenseurs ; chiffre fort élevé sans doute, mais beaucoup moindre que celui que l’on craignait de rencontrer.

Curumilla s’était introduit paisiblement dans la ville ; sa qualité d’Indien lui servait de sauvegarde ; il avait tout vu, tout visité, tout examiné. Cette nouvelle, le chef araucan l’avait apportée en venant rendre compte à don Luis de l’exécution des ordres que celui-ci avait, par son intermédiaire, transmis au capitaine de Laville.

Le comte et le chasseur se frottèrent les mains et se hâtèrent de prendre leurs dernières dispositions.

Parmi les hacienderos qui faisaient partie de la conférence de la Magdalena, il s’en trouvait un dont l’influence était immense sur les pueblos : c’était celui qui, au nom de ses compatriotes, avait assuré le comte qu’aussitôt qu’une ville importante serait tombée au pouvoir des Français, le signal de la révolte serait donné, et le pays soulevé en quelques jours, afin d’opérer une diversion décisive.

Don Luis, ne voulant pas perdre un instant dans la prévision d’un succès, lui écrivit une lettre dans laquelle, en lui annonçant la prise d’Hermosillo, il l’avertissait d’être prêt à le soutenir et de donner le signal du soulèvement.

Nous constatons ce fait afin de prouver combien le comte, non-seulement se croyait certain de réussir, mais encore prévoyait tout avec cette intuition sublime que possèdent seulement les hommes de génie.

La lettre écrite et les dernières dispositions prises, le comte et Valentin sortirent de l’appartement.

Il était environ deux heures du matin ; le ciel était sombre, et de chaudes rafales venant du désert courbaient en sifflant les cimes touffues des arbres.

Les deux frères de lait descendirent dans le patio.

Tous les habitants de l’hacienda étaient réunis pour saluer le comte au départ.

Doña Angela, revêtue d’un long peignoir blanc, le visage pâle et les yeux pleins de larmes, semblait un fantôme aux reflets blafards des torches agitées par les peones.

L’escorte était en selle et attendait immobile ; Curumilla tenait en bride les chevaux des deux Français.

Lorsqu’ils parurent, chacun se découvrit et les salua par une profonde et respectueuse inclination.

— Au revoir, don Luis, lui dit don Rafaël. Que Dieu vous donne la victoire !

— Que Dieu vous donne la victoire, reprit don Ramon, car vous combattez pour l’indépendance du peuple !

— Jamais plus ferventes prières n’auront été adressées au ciel que celles que nous allons lui adresser pour vous, noble don Luis, dit alors doña Luz.

Le comte se sentit le cœur serré.

— Je vous remercie tous, dit-il d’une voix émue ; vos souhaits me font du bien : ils me prouvent que, parmi les Sonoriens, il en est qui comprennent le noble but que je me propose. Merci, encore une fois.

Doña Angela s’approcha du comte.

— Don Luis, lui dit-elle, je vous aime ; faites votre, devoir.

Le comte se pencha vers elle et imprima un baiser sur son front pâle.

— Doña Angela, ma fiancée, dit-il avec un accent de tendresse impossible à rendre, vous ne me reverrez que vainqueur ou mort.

Et il fit un geste comme pour partir. En ce moment le père Séraphin prit place à ses côtés.

— Eh quoi ! lui dit-il avec surprise, vous m’accompagnez, mon père ?

— Monsieur le comte, répondit le missionnaire avec cette angélique simplicité qui faisait le fond de son caractère, je vais où mon devoir m’appelle, où je trouverai des douleurs à consoler, des infortunes à soulager ; laissez-moi vous suivre.

Louis lui serra silencieusement la main, après s’être une dernière fois incliné devant ses amis qu’il quittait peut-être pour toujours, il donna le signal du départ, et la cavalcade s’élançant au galop disparut dans la nuit.

Doña Angela demeura froide et immobile sur le seuil de la porte tant qu’elle put entendre les pas des chevaux résonner sur la route ; puis, lorsque tout bruit se fut éteint dans l’éloignement, un sanglot longtemps contenu déchira sa gorge.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec désespoir, en tendant les mains vers le ciel.

Et elle tomba à la renverse.

Elle était évanouie.

Doña Luz et don Rafaël se précipitèrent à son secours et la transportèrent dans l’hacienda, où ils lui prodiguèrent des soins empressés.

Belhumeur hocha la tête à plusieurs reprises et se prépara à fermer la porte de l’hacienda.

— Pas encore, lui dit une voix, laissez-nous sortir d’abord.

— Hein ! fit-il, où diable voulez-vous donc aller à cette heure, l’Élan-Noir ?

— Ma foi, répondit le chasseur, je suis presque Français, moi, puisque je suis Canadien, je m’en vais donner un coup de main à mes compatriotes.

— Eh ! mais, s’écria Belhumeur, frappé de ces paroles, c’est une idée, cela ! Par Dieu ! vous ne partirez pas seul… je vous accompagne.

— Tant mieux ! alors, nous serons trois,

— Comment trois, qui donc vient encore avec nous ?

— La Tête-d’Aigle, pardieu ! le chef dit qu’il y a là-bas des Indiens ennemis de sa nation auxquels il ne sera pas fâché d’avoir un peu affaire.

— En route alors ! je crois que le comte sera content d’avoir trois combattants comme nous de plus dans sa troupe.

— Pardieu ! fit Belhumeur.

— C’est égal, observa l’Élan-Noir, c’est, quoi qu’on en dise, un rude homme ; hein ! qu’en pensez-vous, vous qui vous y connaissez ?

— Solide, répondit laconiquement le Canadien.

Sans plus de commentaires, les trois intrépides chasseurs se mirent en selle et se lancèrent sur les traces du comte.

  1. Voir les Trappeurs de l’Arkansas, 1 vol. Amyot, éditeur, 8, rue de la Paix.