Amyot (p. 218-230).
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XVIII

L’Affût.

Usant de notre privilége de romancier, nous ferons quelques pas en arrière et nous retournerons auprès de don Cornelio, que Valentin avait suivi de l’œil avec tant d’étonnement lorsqu’il l’avait vu sortir du camp d’une façon aussi insolite.

D’abord nous dirons quelques mots de don Cornelio, ce joyeux et insouciant gentilhomme que, dans la première partie de cette histoire, nous avons vu si passionné pour la musique en général et le romance del rey Rodrigo en particulier.

Maintenant don Cornelio était bien changé : il ne chantait plus ; les cordes de sa jarana ne vibraient plus sous ses doigts agiles, un pli profond s’était creusé sur son front, ses joues avaient pâli et ses sourcils se fronçaient incessamment sous l’effort de sombres pensées.

Que s’était-il donc passé ? Quelle cause assez puissante avait ainsi changé le caractère de l’Espagnol ?

Cette cause n’est pas difficile à deviner. Don Cornelio aimait doña Angela, il l’aimait de toute la force, nous ne dirons pas d’un amour vrai et sincère, car ce n’était pas seulement de l’amour qu’il avait pour elle ; un autre sentiment moins noble, mais plus vif peut-être, était entré sournoisement dans le cœur du gentilhomme en même temps que l’amour.

Ce sentiment était l’avarice.

Nous avons dit précédemment que don Cornelio était sous le coup d’une idée fixe. Cette idée fixe l’avait guidé d’Espagne en Amérique ; le gentilhomme voulait faire sa fortune par un mariage avec une femme jeune, riche et belle, riche surtout.

Une idée fixe est plus qu’une passion, plus qu’une monomanie, c’est le premier degré de la folie.

Maintes fois don Cornelio avait été déçu dans ses tentatives auprès des riches Américains qu’il avait cherché à éblouir non par son luxe, car il était pauvre comme Job, de lamentable mémoire, mus par ses avantages personnels, c’est-à-dire sa beauté et son esprit. Sa rencontre avec doña Angela avait décidé de son sort ; persuadé que la jeune fille l’aimait, il s’était mis de son côté à l’aimer avec cette frénésie de l’homme affamé pour qui un tel amour était la seule ancre de salut qui lui restât.

Lorsqu’il avait reconnu son erreur, il était trop tard.

Nous lui rendrons cette justice de convenir que le pauvre gentilhomme avait vaillamment lutté pour arracher de son cœur cette passion insensée ; malheureusement tous ses efforts furent inutiles, et comme cela arrive toujours en semblable circonstance, oubliant tout ce qu’il devait à don Luis, qui l’avait sauvé non-seulement de la misère, mais encore de la mort, il se prit pour le comte d’une haine sourde d’autant plus tenace qu’elle était muette et concentrée, et par ricochet il déversa la moitié de cette haine sur doña Angela, bien que la jeune fille et le comte, n’eussent été dans toute cette affaire autre chose que les instruments de la fatalité qui s’acharnait après lui.

Alors, avec une patience sans égale et une hypocrisie extrême, don Cornelio prépara sa vengeance contre ces deux êtres, qui ne lui avaient jamais fait que du bien, et guetta avec une perfidie de bête fauve l’occasion de les perdre.

Cette occasion ne devait pas être difficile à trouver dans un pays où la trahison est à l’ordre du jour et forme la base de toutes les combinaisons et de toutes les transactions de quelque sorte qu’elles soient.

Don Cornelio s’était abouché avec les ennemis du comte, leur avait livré les secrets que celui-ci laissait échapper devant lui ; il avait dressé ses batteries de façon à faire tomber ses deux ennemis dans un piége dont ils ne pourraient pas s’échapper, et les enlacer dans des filets dont ils ne parviendraient pas à se délivrer.

Maintenant que nous avons mis le lecteur au courant des sentiments de don Cornelio, nous reprendrons notre récit

L’Espagnol était parvenu à mettre la camérista de doña Angela dans ses intérêts. Ainsi, Violanta trahissait sa maîtresse an profit de don Cornelio, dont elle se croyait aimée et qui lui avait laissé supposer qu’il l’épouserait un jour.

Par la camérista restée aux écoutes, l’Espagnol avait appris tout ce qui s’était dit dans le jacal entre le père Séraphin, le comte et la jeune fille ; l’ordre qu’il avait reçu ensuite d’aller à la Magdalena acheter des frocs avait dissipé ses derniers doutes, et il s’était résolu à agir sans perdre de temps.

C’était d’après ses conseils que, le soir même, les Mexicains devaient tenter de surprendre le camp : il savait donc où les trouver. Profitant, en conséquence, d’un moment où chacun était trop occupé de ses propres affaires pour songer à ce que faisaient les autres, il s’était glissé silencieusement en dehors, marchant comme un homme qui se promène, avait gagné un fourré derrière lequel un cheval était disposé, s’était mis en selle et s’était lancé à toute bride dans la campagne, après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, afin de s’assurer qu’il n’était pas surveillé.

Il galopa ainsi pendant plusieurs heures sans paraître suivre de route déterminée, coupant droit devant lui, sans tenir compte des obstacles et sans ralentir la rapidité de son allure.

Cependant peu à peu ses pensées, d’abord sombres et tristes, prirent une direction différente ; il attacha la bride au pommeau de la selle, et pour la première fois depuis bien longtemps ses doigts se mirent à errer machinalement sur les cordes sonores de son jarabé, que toujours il portait en bandoulière et qu’il avait ramené devant lui ; puis, subissant malgré lui l’influence du milieu dans lequel il se trouvait, il commença d’abord à fredonner doucement, puis, sans s’en apercevoir lui-même, à chanter à pleine voix ce couplet du romance qui avait un certain rapport avec sa position actuelle :

Amada enemiga mia,
De España segunda Elena ;
O ¡ si yo naciera ciego !
O ¡ tú sin beldad nacieras !
Maldito sea el punto y hora
Que al mundo me dió mi estrella ;
Pechos que me dieron leche
Mejor sepulcro me dieran.
Pagara…[1].

— Au diable le hibou qui chante à cette heure ! s’écria une voix rude en interrompant net le virtuose ; a-t-on jamais vu faire un semblable charivari ?

Don Cornelio regarda autour de lui. La nuit était profonde ; un grand homme sec à la mine narquoise et aux moustaches relevées en croc, l’examinait l’œil railleur en frappant sur une formidable rapière :

— Eh ! eh ! fit l’Espagnol sans se décontenancer, c’est vous, capitaine ? Que faites-vous donc là ?

— Je vous attends, Christo !

— Eh bien, me voilà.

— Ce n’est pas malheureux ; quand partons-nous ?

— Tout est changé.

— Hein ?

— Conduisez-moi d’abord à votre campement, puis je vous expliquerai tout cela.

— Venez.

Don Cornelio le suivit.

Ce capitaine, que le lecteur a déjà reconnu sans doute, était le vieux soldat de l’indépendance que nous avons eu l’avantage de lui présenter sous le nom de don Isidro Vargas, âme damnée du général Guerrero, auquel il était dévoué comme la lame à la poignée.

L’Espagnol, tirant son cheval par la bride, entra dans une vaste clairière éclairée par une douzaine de feux, autour desquels étaient accroupis ou couchés une centaine d’hommes aux visages sinistres, aux accoutrements hétéroclites, mais tous armés jusqu’aux dents. Ces bandits, dont l’aspect farouche aurait fait le bonheur d’un peintre, éclairés par le reflet fantastique des flammes des brasiers, jouaient, buvaient et se disputaient à qui mieux mieux, et ne semblèrent pas s’apercevoir de l’arrivée de don Cornelio.

Celui-ci fit un geste de dégoût en les voyant, entrava son cheval près des leurs, et rejoignit le capitaine, qui déjà s’était installé devant un feu préparé sans doute spécialement pour lui, car aucun des dignes personnages qu’il avait l’honneur de commander n’y était assis.

— Maintenant, je vous écoute, dit le capitaine, dès qu’il vit son compagnon étendu confortablement à ses côtés.

— Ce que j’ai à vous dire ne sera pas long.

— Voyons toujours.

— En deux, mots, voici l’affaire : notre expédition de ce soir est inutile ; l’oiseau est déniché.

Le capitaine, selon son habitude dans ses moments de surexcitation nerveuse, poussa un effroyable juron.

— Patience, reprit l’Espagnol, voilà ce qui est arrivé. Et il lui narra la façon dont le père Séraphin avait quitté le camp, accompagné de la jeune fille.

À ce récit, les traits du digne capitaine s’éclaircirent.

— Allons, dit-il, tout est pour le mieux. Comment allez-vous faire ?

— Donnez-moi El Buitre et dix hommes résolus ; le prêtre doit absolument passer par la Quebrada del Coyote ; je me charge, arrivé là, d’en avoir bon marché.

— Et moi, que ferai-je pendant ce temps-là ?

— Vous ! ce que vous voudrez.

— Mil rayos ! puisque je suis ici, j’y reste ; seulement, demain au point du jour je quitterai ce campement, et après avoir laissé quelques batteurs d’estrade pour éclairer la campagne, je rejoindrai le général à Urès.

— Est-il donc à Urès en ce moment ?

— Oui, provisoirement.

— Très-bien ; alors vous m’y verrez avec mes prisonniers.

— C’est convenu.

— Maintenant, hâtons-nous, il faut que je parte de suite.

Le capitaine se leva, et pendant que don Cornelio resserrait les sangles de son cheval, il donna l’ordre à dix de ses hommes, au nombre desquels se trouvait naturellement El Buitre, de se préparer pour une expédition.

Dix minutes plus tard, cette petite troupe quittait la clairière sous les ordres de l’Espagnol et prenait la piste du missionnaire.

Le lecteur sait déjà comment les choses se sont passées dans le défilé, éloigné de deux lieues au plus de l’endroit où se tenaient les bandits en embuscade.

Nous laisserons donc aller don Cornelio pour ne nous occuper que du capitaine Vargas.

— Ma foi, dit à part lui le capitaine, dès que l’Espagnol l’eut quitté, je préfère que les choses se passent ainsi ; il n’y a que des coups à gagner avec ces démons de Français ; au diable ! Maintenant nous voilà tranquilles pour toute la nuit ; dormons.

Le capitaine n’était pas aussi en sûreté qu’il le croyait, et pour lui la nuit ne devait pas être fort tranquille.

En quittant le camp, Valentin avait expliqué à ses compagnons l’expédition qu’ils allaient faire, et leur avait recommandé d’agir à l’indienne, c’est-à-dire par ruse. En entrant dans la forêt sous le couvert de laquelle s’abritait le capitaine Vargas, les Français avaient entendu un bruit de chevaux, et ils avaient vu filer dans les ténèbres, comme une légion de noirs fantômes, les bandits aux ordres de l’Espagnol. Ne voulant pas retarder l’exécution de ses projets et abandonner peut-être la proie pour l’ombre, le chasseur s’était contenté de faire suivre cette troupe par un homme intelligent, afin de savoir ce qu’elle deviendrait, et les Français mettant pied à terre s’étaient glissés dans la forêt, rampant comme des reptiles.

Rien n’était plus facile que de surprendre les Mexicains.

Ceux-ci se croyaient si bien en sûreté qu’ils n’avaient même pas pris la précaution de placer des sentinelles autour de leur campement, afin de les avertir en cas de danger.

Couchés pêle-mêle autour des feux, la plupart dormaient ou étaient déjà plongés dans cette demi-léthargie qui précède le sommeil.

Quant au capitaine, enveloppé avec soin dans son manteau, les pieds au feu et la tête sur sa selle, il dormait à poings fermés.

Les aventuriers arrivèrent jusqu’au centre de la clairière, sans que le plus léger bruit trahît leur approche.

Alors, d’après l’ordre qu’ils avaient reçu, ils s’emparèrent des fusils et des sabres placés auprès de chacun des dormeurs, en formèrent un monceau, puis ils coupèrent les longes des chevaux qu’ils chassèrent à grands coups de chicote.

Au bruit effroyable occasionné par la course effrénée des chevaux qui détalaient dans toutes les directions en ruant et en hennissant, les Mexicains s’éveillèrent.

Ils restèrent un instant comme pétrifiés à la vue des aventuriers qui les entouraient de toutes parts et les couchaient en joue.

Par un mouvement instinctif ils cherchèrent leurs armes ; elles leur avaient été enlevées.

Con mil rayos y mil demonios ! s’écria le capitaine eu frappant du pied avec fureur, nous sommes pris comme des rats dans une souricière.

— Tiens ! fit Valentin avec un rire ironique, vous n’êtes donc plus majordomo, señor don Isidro Vargas ?

— Et vous, répondit-il avec un ricanement de colère, il paraît que vous n’êtes plus marchand de novillos, señor don Valentin ?

— Que voulez-vous, fit-il d’un air narquois, le commerce va si mal !

— Hum ! pas trop mal pour vous, il paraît.

— Dame ! vous savez, on fait ce qu’on peut ; et se tournant vers de Laville : Mon cher capitaine, lui dit-il, tous ces caballeros ont des reatas ; soyez donc assez bon pour vous en servir, afin de les attacher solidement.

— Eh ! señor don Valentin, dit l’ex-mayordomo, vous n’êtes pas tendre pour nous.

— Moi ! quelle erreur, don Isidro ! Seulement, vous le savez, la guerre a certaines exigences ; je prends mes précautions, voilà tout.

— Que prétendez-vous faire de nous ?

— Vous le verrez, je ne veux pas vous ôter le plaisir de la surprise ; et, à propos de cela, comment trouvez-vous celle que je viens de vous faire ? elle vaut celle que vous nous prépariez, n’est-ce pas ?

Le capitaine Vargas ne trouva rien à répondre ; il se contenta de se mordre les poings avec rage après s’être assuré, par un coup d’œil circulaire, que la fuite était aussi impossible que la résistance.

En ce moment, l’homme que Valentin avait expédié pour surveiller l’expédition revint et lui dit quelques mots à l’oreille.

Le chasseur pâlit ; il jeta au capitaine mexicain un regard qui le fit frissonner, et s’adressant à sa troupe :

— Dix hommes à cheval, vivement, dit-il d’une voix brève. Capitaine de Laville, vous me répondez sur votre tête des bandits que je laisse entre vos mains. Retournez au camp doucement, je vous rejoindrai probablement en route ; le premier qui cherchera à s’échapper, brûlez-lui la cervelle sans pitié. Vous m’avez entendu.

— Soyez tranquille, ce sera fait. Mais que se passe-t-il donc ?

— Les bandits que nous avons vus s’éloigner d’ici à notre arrivée veulent attaquer le père Séraphin.

— Mort diable ! il faut se hâter.

— C’est ce que je fais. Adieu ! Malheur à vous, misérables ; si un cheveu tombe de la tête du missionnaire vous serez tous fusillés, ajouta-t-il en se tournant vers les prisonniers terrifiés.

Et sur cette effrayante promesse, il s’éloigna, suivi des quelques aventuriers qui devaient l’accompagner.

À l’entrée du défilé, le chasseur avait rencontré les fuyards sur lesquels il s’était précipité. Malheureusement, ceux-ci l’avaient aperçu les premiers ; ils parvinrent à s’échapper en abandonnant leurs chevaux et en grimpant comme des chats après les parois presque à pic de la montagne.

Valentin, sans perdre son temps à une poursuite inutile, se hâta de rejoindre le missionnaire.

— Ah ! s’écria celui-ci en le voyant, mon ami, mon cher Valentin, sans Curumilla, nous étions perdus !

— Et doña Angela ?

— Grâce à Dieu, elle est sauve.

— Oui, dit-elle, grâce à Dieu et à ces caballeros qui sont arrivés juste à point pour nous protéger.

Un des étrangers s’approcha.

— Pardon, monsieur, dit-il en excellent français, vous êtes ce chasseur français dont on parle tant, Valentin Guillois, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, répondit Valentin étonné.

— Moi, monsieur, je me nomme Belhumeur.

— Je vous connais, monsieur, mon frère de lait m’a souvent parlé de vous comme du meilleur de ses amis.

— Je suis heureux qu’il ait gardé de moi ce bon souvenir. Permettez-moi de vous présenter don Rafaël Garillas de Saavedra.

Les deux hommes se saluèrent et se pressèrent la main.

— Nous avons fait connaissance en gens de cœur, observa Valentin.

— N’est-ce pas la meilleure façon de se présenter l’un à l’autre ?

— Nous ne pouvons demeurer plus longtemps ici, observa le père Séraphin.

— Je vais moi-même retourner avec vous, señor padre, dit don Rafaël ; j’avais l’intention de me rendre au camp du seigneur comte, mais j’ai trouvé un meilleur moyen de le voir et d’en faire mon ami.

— Et quel est ce moyen ?

— C’est d’offrir un abri à doña Angela dans l’hacienda del Milagro, qui m’appartient.

— Oui, fit le missionnaire, pardonnez-moi, don Rafaël, de ne pas y avoir songé ; cet abri est en effet celui qui convient le mieux à cette dame.

— J’accepte avec reconnaissance, murmura la jeune fille.

Et se penchant à l’oreille du chasseur :

— Don Valentin, lui dit-elle, souriant et rougissant à la fois, voulez-vous vous charger de dire un seul mot de ma part à don Luis ?

— Un seul ! fit-il, lequel ?

— Toujours.

— Allons, je ne m’en dédis pas, fit-il avec une brusque bonhomie, vous êtes un ange ; je finirai par vous aimer à la folie.

— Partons ! partons ! s’écria-t-elle.

— Ne retournez-vous pas avec nous, Belhumeur ? dit Valentin.

— Certes, d’autant plus que j’ai à causer avec don Luis.

— C’est cela, répondit don Rafaël ; moi, j’escorterai le père avec l’Élan-Noir et la Tête-d’Aigle. Señor don Valentin, Belhumeur vous servira de guide pour vous rendre à l’hacienda del Milagro.

— Pardieu ! s’écria en riant Valentin, je n’en, aurai pas le démenti, et peut-être m’y verrez-vous plus tôt que vous ne le pensez.

— Venez quand vous voudrez, toujours vous y serez bien reçu.

Après avoir échangé d’affectueux adieux les deux troupes se tournèrent le dos, et chacune d’elles quitta le défilé par un côté différent.

  1. Ennemie que j’adore, d’Espagne seconde Hélène, oh ! si j’étais
    né aveuglé, ou que tu fusées née sans beauté, maudit soit le
    jour et l’heure où mon étoile m’a fait naître : Soins qui m’ont
    nourri, mieux valait me donner la mort. Je paierais…