Amyot (p. 195-207).
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XVI

Le Père Séraphin.

Doña Angela venait de s’éveiller ; un gai rayon de soleil, en glissant indiscret sur son charmant visage, lui avait fait ouvrir les yeux.

Elle se tenait à demi étendue dans son hamac, la tête soutenue par son bras droit, et regardait pensive sa pantoufle de peau de cygne danser au bout de son pied mignon, qu’elle balançait nonchalamment.

Violanta la camérista, assise à ses pieds sur un équipal, s’occupait à préparer les divers objets de la toilette de sa maîtresse.

Enfin doña Angela secoua sa nonchalante langueur, un sourire glissa sur ses lèvres purpurines.

— Aujourd’hui ! murmura-t-elle en relevant coquettement la tête.

Ce seul mot résumait toutes les pensées de la jeune fille, joie, amour, bonheur, toute sa vie enfin.

Elle retomba dans sa rêverie, se livrant sans s’en apercevoir aux soins délicats et empressés de sa camérista.

Un bruit de pas se fit entendre au dehors, doña Angela releva vivement la tête.

— Quelqu’un vient, dit-elle.

Violanta sortit, mais elle rentra presque aussitôt.

— Eh bien ?

— Don Cornelio demande la permission de dire deux mots à la señorita, répondit la camérista.

La jeune fille fronça les sourcils d’un air ennuyé.

— Que me veut-il encore ? dit-elle.

— Je ne sais.

— Cet homme me déplaît singulièrement.

— Je lui dirai que vous ne pouvez le recevoir.

— Non, reprit-elle vivement, qu’il entre.

— Pourquoi, puisqu’il vous déplaît ?

— Je préfère le voir. Je ne sais pourquoi, mais cet homme me fait presque peur.

La camérista rougit et détourna la tête ; mais se remettant presque, aussitôt.

— Cependant, il est entièrement dévoué à don Luis et à vous señorita.

— Le crois-tu ? dit-elle en lui lançant un regard perçant.

— Mais je le suppose ; sa conduite jusqu’à présent a été des plus loyales.

— Oui, murmura-t-elle rêveuse ; cependant j’ai quelque chose au fond du cœur qui me dit que cet homme me hait : j’éprouve en le voyant un sentiment de répulsion insurmontable. C’est quelque chose d’inouï, d’inexplicable pour moi ; mais, bien que tout semble me prouver que j’ai tort, cependant à tort ou à raison, il a parfois dans le regard une expression qui me fait frissonner, la seule chose qu’un homme ne puisse pas déguiser, c’est son regard, car il est le reflet de l’âme, et Dieu l’a voulu ainsi afin que nous puissions nous mettre sur nos gardes et reconnaître nos ennemis. Mais il s’impatiente sans doute d’attendre ? Fais-le entrer.

Violanta se hâta d’exécuter l’ordre de sa maîtresse.

Don Cornelio entra le sourire sur les lèvres :

— Señorita, dit-il après un salut gracieux que lui rendit fe jeune fille, sans quitter son hamac, pardonnez-moi d’oser troubler votre solitude ; un digne prêtre, un missionnaire français désire que vous lui accordiez la faveur d’un entretien de quelques minutes,

— Quel est le nom de ce missionnaire, señor don Cornelio ?

— Le père Séraphin, je crois, señorita.

— Pourquoi ne s’adresse-t-il pas à don Luis ?

— C’est ce qu’il avait l’intention de faire d’abord.

— Eh bien ?

— Mais, continua don Cornelio, au lever du soleil don Luis a quitté le camp en compagnie de don Valentin, et bien qu’il soit à présent près de midi, il n’est pas de retour encore.

— Ah ! Où donc est allé don Luis d’aussi bonne heure ?

— Je ne pourrais vous le dire, señorita ; tout ce dont je suis sûr, c’est qu’il a pris la direction de la Magdalena.

— Serait-il arrivé quelque chose de nouveau ?

— Rien que je sache, señorita.

Il y eut quelques secondes de silence, doña Angela réfléchissait. Enfin, elle reprit :

— Et vous ne soupçonnez pas ce que ce missionnaire veut me dire, don Cornelio ?

— En aucune façon, señorita.

— Priez-le d’entrer, je serai heureuse de le voir et de causer avec lui.

Violanta, sans donner à don Cornelio le temps de répondre, souleva le rideau qui fermait le jacal.

— Entrez, mon père, dit-elle.

Le missionnaire parut.

Doña Angela le salua respectueusement, et lui désignant un siége du geste :

— Vous désirez me parler, mon père ? dit-elle.

— Oui, mademoiselle, répondit-il en s’inclinant.

— Je suis prête à vous entendre.

Le missionnaire jeta autour de lui un regard que don Cornelio et la camérista comprirent, car ils sortirent aussitôt.

— Ce que vous avez à me dire ne pourrait-il donc être entendu de cette jeune fille qui m’est dévouée ?

— Dieu me garde, mademoiselle, de chercher à diminuer la confiance que vous avez en cette enfant, mais permettez-moi de vous donner un conseil.

— Je vous écoute.

— Il est souvent dangereux d’avoir pour confidents de ses secrètes pensées des gens placés au-dessous de soi.

— Oui, cela peut être vrai en principe, mon père, mais je ne discuterai pas, veuillez être assez bon pour m’expliquer la cause de votre visite.

— Je suis désolé, mademoiselle, de vous avoir affligée sans le vouloir ; pardonnez-moi une observation que vous avez trouvée indiscrète, et Dieu permette que je me sois trompé.

— Non, mon père, non, je n’ai pas trouvé votre observation indiscrète ; mais je suis une enfant gâtée, c’est moi qui vous adresse toutes mes excuses.

En ce moment, un bruit de chevaux se fit entendre dans le camp.

La camérista souleva le rideau.

— Don Luis arrive, dit-elle.

— Qu’il vienne, qu’il vienne à l’instant ! s’écria doña Angela.

Le missionnaire la suivait du regard avec une expression de douce pitié.

Quelques minutes plus tard, don Luis et Valentin entrèrent dans le jacal.

Le chasseur s’approcha du missionnaire, et lui serra la main avec effusion.

— Venez-vous de la part du général, mon père ? lui demanda vivement le comte.

— Hélas ! non, monsieur le comte, répondit-il, le général ignore ma venue, s’il l’avait connue, il est probable qu’il aurait cherché à s’y opposer.

— Que voulez-vous dire ? parlez, au nom du ciel !

— Hélas ! je vais redoubler encore vos angoisses et votre douleur ; le général Guerrero n’a jamais eu l’intention de vous accorder la main de mademoiselle ; je ne puis vous rendre compte ni de ce que j’ai vu, ni de ce que j’ai entendu, mon ministère s’y oppose ; mais je suis Français, monsieur, c’est-à-dire votre compatriote, je crois que mon devoir m’ordonne de vous avertir que la trahison vous enveloppe de toutes parts et que le général cherche à endormir votre vigilance par de fallacieuses promesses afin de vous surprendre et d’en finir avec vous.

Don Luis baissa la tête sur sa poitrine.

— Alors, monsieur, dit-il au bout d’un instant, dans quel but êtes-vous venu ici ?

— Je vais vous le dire. Le général veut vous reprendre sa fille ; pour y parvenir, tous les moyens lui seront bons. Permettez-moi de vous faire observer que, dans les circonstances actuelles, la présence de mademoiselle est non-seulement un danger pour vous, mais encore une tache ineffaçable pour son honneur.

— Monsieur ! s’écria le comte.

— Daignez m’écouter, continua froidement le missionnaire ; je ne mets ici en doute ni votre honneur ni celui de mademoiselle ; mais vous n’avez pas, que je sache, la prétention d’imposer silence à vos ennemis et d’arrêter le flot immense de calomnies qu’ils répandent sur vous et sur elle : malheureusement votre conduite semble leur donner raison.

— Mais que faire ? quel moyen employer ?

— Il en est un.

— Parlez, mon père.

— Voilà ce que je vous propose ; vous devez épouser mademoiselle ?

— Certes, vous savez que c’est mon désir le plus cher.

— Laissez-moi achever ; ce n’est pas ici que doit se célébrer ce mariage ; cette cérémonie accomplie au milieu d’un camp d’aventuriers, sans bruit, presque sans témoins, semblerait dérisoire.

— Mais…

— C’est dans une ville, aux yeux de la population entière ; en plein soleil, au bruit des cloches et des mousquetons qui, traversant les airs, diront à tous que le mariage est bien sérieusement accompli.

— Oui, observa Valentin, le père Séraphin a raison, car alors doña Angola n’épousera plus un misérable pirate, mais un conquérant avec lequel il faudra compter. Elle ne sera plus la femme d’un aventurier, mais celle du libérateur de la Sonora, ceux qui aujourd’hui le blâment le plus seront les premiers à célébrer ses louanges.

— Oui, oui, c’est vrai, s’écria avec feu la jeune fille ; je vous remercie, mon père, d’être venu ; mon devoir est tracée je l’accomplirai. Qui osera attaquer la réputation de celle qui aura épousé le sauveur de son pays ?

— Mais, reprit le comte, ce moyen n’est qu’un palliatif. Ce mariage ne peut encore avoir lieu ; quinze jours, un mois peut-être, s’écouleront avant que je ne me sois rendu maître d’une ville. D’ici là, il faudra que doña Angela reste dans mon camp, ainsi qu’elle y est restée jusqu’à présent.

Tous les regards se tournèrent avec anxiété vers le missionnaire.

— Non, dit-il, si mademoiselle veut me permettre de lui offrir un abri.

— Un abri ? fit-elle avec un coup d’œil interrogateur.

— Bien simple et bien indigne de la recevoir sans doute, reprit-il, mais où du moins elle sera en sûreté, au milieu d’une famille de gens honorables et bons, pour lesquels ce sera un bonheur de la recevoir.

— Cet abri que vous m’offrez, mon père, est-il bien loin d’ici ? demanda vivement la jeune fille.

— À vingt-cinq lieues au plus dans la direction que doit suivre l’expédition française pour s’enfoncer dans la Sonora.

Doña Angela sourit finement d’avoir été aussi bien comprise par le bon prêtre.

— Écoutez, mon père, dit-elle avec cette résolution qui était un des principaux traits de son caractère ; depuis longtemps déjà votre réputation est venue jusqu’à moi, je sais que vous êtes un saint homme. Quand même je ne vous connaîtrais pas, l’amitié et le respect que don Valentin professe pour vous me seraient une garantie suffisante ; je me fie à vous ; je comprends combien est déplacée, quant à présent, ma présence au milieu du camp ; disposez donc de moi, je suis prête à vous suivre.

— Mon enfant, répondit le missionnaire avec une charmante onction, c’est Dieu qui vous inspire cette détermination ; le chagrin que vous éprouverez pendant une séparation de quelques jours à peine doublera pour vous le bonheur d’une réunion à laquelle nul n’osera plus s’opposer, qui, non-seulement vous relèvera dans l’opinion publique, toujours précieuse à conserver, mais encore donnera à votre réputation un lustre que l’on aura vainement cherché à ternir.

— Allez donc, puisqu’il le faut, doña Angela, dit le comte ; je vous remets entre les mains de ce bon père ; mais je jure Dieu que quinze jours ne s’écouleront pas sans que nous soyons réunis.

— Je retiens votre promesse, don Luis ; elle m’aidera à supporter avec plus de courage les angoisses de l’absence.

— Quand comptez-vous partir ? demanda Valentin.

— À l’instant ! s’écria la jeune fille ; la douleur comme la joie doit se brusquer. Puisque cette séparation est inévitable, finissons-en tout de suite.

— Bien parlé, fit Valentin. Pardieu ! j’en reviens à ce que j’ai dit déjà, doña Angela, vous êtes une femme forte et noblement courageuse, et je vous aime, vive Dieu ! comme une sœur.

Doña Angela ne put s’empêcher de sourire de l’enthousiasme du chasseur.

Celui-ci continua :

— Diable ! mais nous ne songions pas à cela, il nous faut une escorte…

— Pourquoi faire ? demanda simplement le prêtre.

— Pardieu ! je vous trouve charmant : pour vous protéger contre les maraudeurs de l’armée ennemie.

— Mon ami, le respect de tous, partout et toujours, nous vaudra mieux qu’une escorte, souvent compromettante.

— Pour vous, oui ; mais, mon père, vous ne songez pas que vous voyagez avec deux femmes qui seront immédiatement reconnues.

— C’est vrai, fit-il avec simplicité ; je n’avais pas songé à cela.

— Comment faire alors ?

— Doña Angela se mit à rire :

— Vous voilà, messieurs, bien empêchés pour peu de chose. Le bon père l’a dit, il n’y a qu’un instant, son habit est la plus sûre sauvegarde, amis et ennemis le respecteront en toutes circonstances.

— C’est vrai, appuya le missionnaire.

— Eh bien, ceci est bien simple : il me semble, ma camérista et moi, si cela ne déplaît pas au père Séraphin, nous endosserons un froc de novice, sous lequel il nous sera facile de nous déguiser si bien que nul ne nous pourra reconnaître.

Le père Séraphin sembla profondément réfléchir pendant quelques instants.

— Je ne vois pas d’obstacles sérieux à ce déguisement, dit-il enfin ; dans cette circonstance, il est licite, puisqu’il ne sert que de bonnes intentions.

— Où trouver des frocs de moine ? objecta la comte, moitié riant, moitié sérieux ; je dois avouer que dans mon camp j’en suis complétement dépourvu.

— Je m’en charge, moi, dit Valentin, je vais expédier à la Magdalena un homme sûr, qui les rapportera avant une heure. Pendant ce temps-là, doña Angela complétera ses préparatifs de départ.

Nul ne fit d’objection, et la jeune fille fut laissée seule.

Moins d’une heure après, doña Angela et Violanta, revêtues de robes de moines que don Cornelio avait achetées au pueblo et le visage caché sous de grands chapeaux à larges bords montèrent à cheval, et, après avoir fait de chaleureux adieux à leurs amis, elles sortirent du camp en compagnie du père Séraphin.

En se séparant, Violanta et don Cornelio avaient échangé à la dérobée un regard qui aurait donné fort à penser à don Luis et à Valentin, s’ils avaient pu l’apercevoir.

— Je ne suis pas tranquille, murmura don Luis en hochant tristement la tête. C’est une bien faible escorte qu’un prêtre dans le temps où nous vivons.

— Rassure-toi, répondit Valentin, j’y ai pourvu.

— Oh ! tu penses toujours à tout, frère.

— N’est-ce pas mon devoir ? Maintenant, occupons-nous de nous. La nuit ne va pas tarder à tomber, il nous faut prendre nos précautions pour ne pas nous laisser surprendre.

— Tu sais que, à part les quelques mots que tu m’as fait dire par Curumiila, j’ignore complétement les détails de cette affaire.

— Ces détails seraient trop longs à te donner en ce moment, frère, à peine s’il nous reste le temps nécessaire pour agir.

— As-tu un projet ?

— Certes, s’il réussit, je te jure que les gens qui nous veulent surprendre seront fort penauds.

— Ma foi, je m’en rapporte à toi avec d’autant plus de plaisir, que voici assez longtemps que nous sommes à la Magdalena, et que je veux commencer sérieusement ma marche en avant.

— Fort bien. Veux-tu me laisser disposer de cinquante aventuriers ?

— Prends tous ceux que tu voudras.

— Je n’ai besoin que de cinquante hommes résolus et habitués à la guerre du désert ; pour cela, je vais prendre le capitaine de Laville, en lui recommandant de choisir dans les soldats qu’il a amenés de Guetzalli les gaillards les plus solides et les plus adroits.

— Fais, mon ami ; quant à moi, je veillerai avec soin au camp et doublerai les patrouilles.

— Cette précaution ne peut pas nuire. Maintenant, adieu jusqu’à demain.

— Adieu !

Ils se séparèrent.

Don Luis rentra dans sa tente.

Au moment où Valentin approchait du jacal du capitaine de Laville, il aperçut don Cornelio qui, d’un air indifférent en apparence, sortait du camp ; il le suivit machinalement des yeux. Au bout d’un instant, il le perdit de vue derrière un bouquet d’arbres, puis tout à coup il le vit reparaître, mais à cheval cette fois, et détalant ventre à terre dans la direction du pueblo.

— Eh ! eh ! murmura Valentin d’un air pensif, que peut donc avoir à faire de si pressé don Cornelio à la Magdalena ? Je le lui demanderai.

Et il entra dans le jacal où il trouva le capitaine, avec lequel il se mit immédiatement à discuter le plan qu’il avait formé pour déjouer la tentative de surprise des Mexicains. Comme nous verrons plus tard se dérouler ce plan, nous n’en dirons rien ici, et nous retournerons auprès du père Séraphin et de doña Angela.