Amyot (p. 101-114).
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VIII

L’Envoyé.

L’élection terminée, tout, en apparence, dans la colonie, reprit, ou du moins parut reprendre la marche ordinaire et rentrer dans son état normal.

Cependant, il n’en était rien.

Le comte de Lhorailles, en mourant avait emporté avec lui les espérances des aventuriers que grâce seulement à son caractère résolu et entreprenant, il était parvenu à réunir.

Lui tombé, les choses devaient changer de face et les difficultés surgir.

Les autorités mexicaines, auxquelles l’indomptable volonté du comte avait seule pu inspirer une apparente bienveillance pour les colons qu’elles n’avaient jamais vus avec plaisir s’établir sur le territoire de la République, ne craignant plus la vengeance de l’homme qu’elles avaient appris à redouter en apprenant à le connaître, inauguraient tout doucement, sournoisement, dans l’ombre un système de petites vexations qui commençait déjà à rendre difficile la position des Français et ne tarderait pas à la rendre tout à fait intolérable, si ceux-ci n’employaient pas un remède énergique à cet état de chose qui s’empirait à chaque instant.

D’un autre côté, quelque éloigné que la colonie fût des côtes, cependant, à de longs intervalles, les bruits du dehors parvenaient jusqu’à elle.

Des émigrants passaient par troupes à Guetzalli ; tous se rendaient en Californie.

Car la Californie était alors la terre promise.

Tous ces émigrants gambucinos ou aventuriers mexicains ne rêvaient que placeres inépuisables, mines d’une richesse immense.

La fièvre d’or, cette horrible maladie que les Anglais ont si bien stygmatisée en la nommant énergiquement la fièvre jaune métallique, était à son apogée.

De tous les coins du monde, Européens, Asiatiques, Africains, Américains, Océaniens, des aventuriers de toute sorte s’abattaient comme des volées de sinistres sauterelles, sur cette terre qui devait leur être fatale et les engloutir après des souffrances inouïes.

Croisade impie des appétits les plus vils, le cri de ralliement était : De l’or ! de l’or !

Ces hommes qui abandonnaient patrie, famille, tout enfin, n’avaient qu’un désir, qu’une aspiration : amasser de l’or, toujours de l’or.

Cela était hideux à voir.

Et ces troupes se succédaient les unes aux autres à la colonie, les regards opiniâtrement fixés à l’horizon, et ne répondant que deux mots aux questions qui leurs étaient faites :

Californie, placeres.

Pour conquérir ce métal roi, tout moyen devait leur être bon, rien ne pourrait les arrêter ; ils étaient prêts à tout, à commettre les crimes les plus odieux, les trahisons les plus infâmes, les lâchetés les plus ignobles.

Malheureusement pour la colonie, les aventuriers qui passaient auprès d’elle appartenaient tous aux classes les plus ignorantes, les plus corrompues et les plus féroces du Mexique.

Malgré eux, les Français, dont le but avait été, dans le principe, d’exploiter des mines, sentaient se réveiller le désir de retourner dans l’eldorado qu’ils avaient quitté et d’aller demander leur part de la curée.

On n’entend pas impunément, si fort que l’on soit, résonner continuellement le mot « or » à ses oreilles !

Il y a dans l’assemblage étrange de ces deux lettres une puissance d’attraction immense et incompréhensible, qui aiguise l’avarice et réveille tous les mauvais instincts.

Les colons de Guetzalli étaient de francs et loyaux aventuriers ; la plupart avaient quitté l’Europe dans le désir de s’enrichir promptement sur cette terre mystérieuse dont on leur disait des merveilles.

Domptés par l’ascendant que le comte avait su prendre sur eux, ils avaient tacitement accepté la position qu’il leur avait faite, et, l’habitude aidant, peu à peu ils avaient fini non pas par oublier leurs premiers désirs, mais par les considérer comme de riantes chimères et des rêves irréalisables.

Les événements postérieurs qui s’étaient passés dans la colonie, et le rayonnement immense répandu tout à coup par la Californie, vint redonner un corps à ces rêves et allumer au plus haut point leur convoitise.

Chades de Laville suivait en frémissant les progrès de cette désorganisation morale de la colonie : il comprenait intérieurement que l’ennemi qu’il lui fallait terrasser afin de redevenir maître de ses compagnons, c’était ce vieux levain de l’aventurier qui bouillonnait toujours au fond de leurs cœurs et leur donnait la haine de la vie calme et paisible qu’ils menaient, au lieu de l’existence agitée aux péripéties étranges à laquelle ils aspiraient secrètement, et peut-être sans s’en douter eux-mêmes.

Car, singulière anomalie du cœur humain, ces hommes, qui voulaient de l’or quand même, qui le convoitaient avec une frénésie sans égale, et qui pour sa possession affrontaient les périls les plus terribles et souffraient les plus horribles misères, dès qu’ils étaient maîtres enfin de ce métal si envié, la plupart ne s’en souciaient plus, ils le regardaient avec dédain et le jetaient sans compter sur les tables des maisons de jeu ou de lieux plus infâmes encore ; on aurait dit que cet or, si péniblement amassé, leur brûlait les mains et qu’ils avaient hâte d’en être débarrassés.

Et cela était vrai, pour les Français surtout ; l’or, pour eux, n’avait de valeur qu’en raison des difficultés qu’ils avaient rencontrées pour l’acquérir.

Véritables aventuriers dans toute l’acception du mot, ce qu’ils aimaient, ce n’était pas l’or en lui-même, mais ce qu’il leur coûtait de luttes, d’énergie et de courage, qu’il fallait dépenser à sa recherche.

Charles connaissait à fond le caractère des hommes qu’il commandait ; il savait que pour les retenir auprès de lui, il lui suffisait de donner une issue quelconque à cette surabondance de séve, à cette vivacité d’imagination, qui remplissaient le cœur et le cerveau de ces hommes extraordinaires.

Mais comment obtenir ce résultat ? quel moyen employer ?

Charles se creusait vainement la tête ; l’étincelle ne jaillissait pas de son cerveau, la lumière ne se faisait pas.

Sur ces entrefaites, deux Français qui avaient fait partie de la dernière expédition du comte, et que l’on croyait morts depuis longtemps, reparurent à Guetzalli.

Grand fut l’étonnement de tous en les revoyant hâves, décharnés, à demi nus, se soutenant à peine ; mais plus grand encore fut cet étonnement, lorsque deux jours après leur retour, se trouvant, grâce aux soins qu’on leur avait prodigués, un peu remis de leurs souffrances et en état de parler, ils commencèrent l’incroyable récit de leurs aventures.

Voici, en quelques mots, ce qui leur était arrivé.

L’effroyable ouragan qui avait assailli la troupe du comte les avait surpris assez loin de l’endroit où leurs camarades s’étaient réfugiée, et les avait mis dans l’impossibilité de les rejoindre.

Ils s’étaient abrités comme ils l’avaient pu pendant la tempête ; puis lorsqu’enfin elle s’était dissipée, ils avaient reconnu avec épouvante que tout vestige, toute trace avaient disparu.

Devant eux, derrière eux et autour d’eux, s’étendait le désert, sombre, nu, désolé ; aussi loin que leur vue pouvait atteindre, ils n’apercevaient dans toutes les directions que du sable, toujours et partout du sable.

Alors ils se crurent perdus ; le désespoir s’empara d’eux, ils se laissèrent tomber sur le sol, résolus à attendre la mort, qui sans doute ne tarderait pas à venir terminer leurs misères.

Ils demeurèrent ainsi côte à côte, la tête penchée, l’œil atone, dans cet état d’anéantissement complet qui s’empare des hommes les plus forts après les grandes catastrophes et suspend chez eux jusqu’au sentiment intime du moi et interrompt la pensée.

Combien de temps restèrent-ils ainsi ? Ils n’auraient su le dire. Ils ne vivaient plus, ils ne sentaient plus : ils végétaient. Ils furent tout à coup réveillés subitement de cette torpeur extraordinaire par l’apparition subite d’une troupe d’Indiens apaches qui caracolaient autour d’eux en poussant des hurlements féroces et en brandissant leurs longues lances d’un air de défi et de menace.

Les Indiens s’emparèrent d’eux sans qu’ils opposassent la moindre résistance, et les emmenèrent à un de leurs athepelt ou village, où ils les contraignirent à l’esclavage le plus honteux et le plus humiliant.

Mais l’énergie un instant abattue des deux aventuriers n’avait pas tardé à reprendre le dessus dans leur cœur. Alors, avec une patience, une habileté et une dissimulation extrêmes, ils préparèrent leurs moyens de fuite.

Nous n’entrerons dans aucun détail sur la façon dont ils échappèrent enfin à la surveillance de leurs gardiens, et parvinrent après des traverses sans nombre, à atteindre la colonie, rendus de fatigue et demi-morts de faim, pour arriver de suite et sans transition au point important de leur narration.

Ces hommes affirmèrent aux colons que le village où les Apaches les avaient conduits était bâti à une portée de fusil au plus d’un placer d’or d’une richesse incalculable ; que ce placer était d’une extrême facilité à exploiter, puisque le métal était à fleur de terre. Comme preuve de leur véracité, ils montrèrent plusieurs pépites du plus bel or, dont ils avaient réussi à s’emparer, et ils se firent fort de guider à ce placer, éloigné tout au plus de dix ou douze jours de marche de la colonie, les aventuriers qui consentiraient à les prendre pour guides, les assurant qu’ils seraient amplement dédommagés de leurs peines et de leurs fatigues par la riche moisson qu’ils récolteraient.

Ce récit intéressa vivement les colons ; Charles de Laville, en particulier, y prêta une sérieuse attention. Plusieurs fois, il le fit recommencer aux deux hommes, qui toujours répétèrent, sans varier en rien, ce qu’ils avaient dit d’abord.

Le capitaine avait enfin trouvé le moyen qu’il, cherchait vainement depuis si longtemps. Maintenant il était certain que non-seulement ses compagnons ne l’abandonneraient pas, mais encore qu’ils lui obéiraient aveuglément dans tout ce qu’il lui plairait de leur ordonner.

Le jour même il annonça aux colons qu’il préparait une expédition pour aller à la découverte du placer, en déloger les Indiens et l’exploiter au profit de tout les associés, c’est-à-dire de tous les membres de la colonie.

Cette nouvelle fut reçue avec des transports de joie.

De Laville se mit immédiatement en mesure d’exécuter son projet.

Le nombre des colons était fort diminué, de nombreuses désertions avaient eu lieu ; cependant Guetzalli comptait encore environ deux cents Français.

Il était de la dernière importance pour les chercheurs d’or de conserver la colonie, seule place où, lorsqu’ils seraient à la mine, il leurs fût possible de se ravitailler ; car nous l’avons dit, Guetzalli, sentinelle avancée de la civilisation, avait été fondée à l’extrême limite du désert.

Cette position choisie d’abord dans le but de maintenir plus facilement les Indiens et de s’opposer efficacement à leurs incursions périodiques sur le territoire mexicain, devenait précieuse dans le cas présent par la facilité qu’elle donnait aux aventuriers de se fournir de tout ce dont ils auraient besoin, sans avoir recours à d’autres qu’à eux-mêmes, ce qui leur permettait, en outre de conserver secrète la découverte du placer, du moins assez longtemps, grâce à l’éloignement des pueblos de la frontière, pour que le gouvernement mexicain ne pût, malgré toute sa rapacité, intervenir et prélever, suivant son usage habituel, la part du lion.

Le capitaine ne voulait pas non plus complétement dégarnir la colonie, qu’il fallait laisser dans une position respectable et à l’abri d’un coup de main des Apaches et des Comanches, ces implacables ennemis des blancs, toujours sur le qui-vive et toujours prêts à profiter de leurs moindres fautes. De Laville arrêta donc que l’expédition se composerait de quatre-vingts hommes bien montés et bien armés et que les autres demeureraient à la garde de la colonie.

Seulement, pour éviter toute dissension et toute jalousie entre ses compagnons, le capitaine déclara que le sort déciderait quels seraient ceux qui iraient à la recherche du placer.

Cet expédient, qui mettait tout le monde d’accord, fut chaudement approuvé : on procéda donc au tirage au sort.

Ce tirage eut lieu de la façon la plus simple ; le nom de chaque aventurier fut écrit sur un carré de papier roulé et jeté dans un vase, puis un enfant fut chargé de l’appel des noms. Bien entendu que les quatre-vingts premiers qui sortiraient seraient ceux qui seuls feraient partie de l’expédition. Comme on le voit, cette combinaison était on ne peut plus simple, et surtout loyale, personne ne pouvait se plaindre.

Tout se fit comme il avait été convenu. Le hasard, ainsi que cela arrive assez souvent, favorisa le capitaine en désignant les hommes les plus énergiques et les plus entreprenants.

Alors on s’occupa avec ardeur à terminer les préparatifs du départ, c’est-à-dire qu’on amassa des provisions de toutes espèces, qu’on rassembla des mules et que l’on se munit des outils nécessaires à l’exploitation de la mine.

Cependant si grande que fût l’activité déployée par le capitaine, près d’un mois s’écoula avant que tout fût prêt.

L’affreuse catastrophe dont le comte de Lhorailles avait été victime dans le grand désert Del Norte, qu’il fallait que les chercheus d’or traversassent afin d’atteindre le placer, était pour le capitaine de Laville un avertissement sérieux à agir avec la plus grande prudence et à ne rien laisser au hasard. Aussi, sans prêter en aucune façon l’oreille aux insinuations impatientes de ses compagnons, qui l’excitaient à presser le départ de l’expédition, surveillait-il avec la plus scrupuleuse attention la construction des wagons destinés au transport des provisions et ne laissait-il échapper aucun détail, si minime qu’il fût, sachant qu’une perte d’une heure dans le désert, amenée par la rupture d’un écrou, d’une traverse ou d’une sangle, pouvait causer la mort des hommes placés sous ses ordres.

Enfin, tout était prêt, et le jour du départ désigné ; sous quarante-huit heures, l’expédition devait quitter Guetzalli, lorsque, vers les cinq heures du soir, au moment où le capitaine, après avoir jeté un dernier coup d’œil aux wagons chargés déjà et rangés dans la cour, allait rentrer dans le corps de logis qu’il habitait, la sentinelle de l’isthme signala l’arrivée d’un étranger.

Aussitôt qu’on se fut assuré que cet étranger était un blanc et qu’il portait l’uniforme d’officier supérieur de l’armée mexicaine, le capitaine ordonna qu’il fût introduit dans la colonie.

La barrière fut aussitôt ouverte, et le colonel, car l’étranger portait les insignes de ce grade, entra dans Guetzalli, suivi de deux lanceros qui lui servaient d’escorte, et d’une mule portant ses bagages.

Le capitaine s’avança à sa rencontre.

Le colonel mit pied à terre, jeta la bride de son cheval à un lancero, et, se découvrant, il salua poliment le capitaine, qui, de son côté, lui rendit courtoisement son salut.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda-t-il à l’étranger.

— Je suis, répondit celui-ci, le colonel Vicente Suarez, aide de camp du général don Sébastian Guerrero, gouverneur général de la province de Sonora.

— Je suis heureux, señor don Vicente, du hasard qui me procure l’avantage de faire votre connaissance. Vous devez être fatigué de la longue route que vous avez faite pour parvenir jusqu’ici ; j’espère que vous ne refuserez pas d’accepter quelques modestes rafraîchissements.

— J’accepte de grand cœur, caballero, répondit en s’inclinant le colonel ; d’autant plus que je suis venu si rapidement que c’est à peine si je me suis reposé quelques instants depuis le Pitic.

— Ah ! vous venez du Pitic ?

— Sans dévier d’une ligne ; voici quatre jours seulement que je suis en route.

— Hum ! vous devez être horriblement fatigué alors, car la distance est longue, et ainsi que vous m’avez fait l’honneur de me le dire, vous avez marché fort rapidement. Veuillez être assez bon pour me suivre.

Le colonel s’inclina sans répondre, et le capitaine l’introduisit dans une salle où des rafraîchissements de toutes sortes avaient été préparés.

— Asseyez-vous, don Vicente, lui dit le capitaine en lui approchant un siége.

Le colonel se laissa tomber dans la butacca qui lui était offerte avec un soupir de satisfaction, dont ceux-là seuls qui ont fait trente lieues à cheval tout d’une traite comprendront la portée.

Cependant, l’hospitalité si gracieusement donnée à leur chef l’était de même aux lanceros et à l’arriero, par les officiers subalternes de la colonie.

Pendant quelques minutes, la conversation fut interrompue entre le capitaine et son hôte.

Le colonel mangeait et buvait avec une avidité qui, vu la sobriété bien connue des Mexicains, prouvait évidemment qu’il avait longtemps jeûné.

De Laville l’examinait d’un air pensif, se demandant mentalement quelle raison assez importante avait engagé le général Guerrero à expédier en si grande hâte un officier du grade du colonel à Guetzalli, et, malgré lui, il sentait une vague inquiétude lui serrer sourdement le cœur.

Enfin, don Vicente Suarez but un verre d’eau, s’essuya la bouche, et se tournant vers le capitaine :

— Mille fois pardon, lui dit-il, d’en avoir agi ainsi sans façon avec vous ; mais maintenant je vous avouerai que je tombais presque d’inanition, n’ayant rien pris depuis huit heures du soir.

Le capitaine s’inclina.

— Vous ne comptez pas sans doute repartir ce soir ? lui demanda-t-il.

— Pardonnez-moi, caballero ; si cela est possible, je repartirai dans une heure.

— Si tôt.

— Le général m’a recommandé la plus grande diligence.

— Mais vos chevaux sont à demi fourbus.

— Je compte sur votre obligeance pour me procurer des montures fraîches.

Les chevaux ne manquaient pas à la colonie ; au contraire, il y en avait beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour les besoins des colons, rien n’aurait donc été plus facile à de Laville que d’acquiescer à la demande du colonel ; cependant les allures de celui-ci lui semblaient si peu naturelles, il croyait entrevoir dans ses manières quelque chose de si mystérieux qu’il sentit augmenter son inquiétude, et répondit :

— Je ne sais, colonel, si malgré mon vif désir de vous être agréable, il me sera possible de vous satisfaire ; les chevaux sont fort rares ici en ce moment.

Le colonel fit un geste de contrariété.

— Caramba ! fit-il, cela me chagrinerait fort.

En ce moment, un peon entr’ouvrit discrètement la porte et remit au capitaine un papier sur lequel quelques mots étaient écrits au crayon. Le jeune homme, après s’être excusé, ouvrit le papier et le parcourut rapidement des yeux.

— Oh ! s’écria-t-il tout à coup, en froissant avec agitation le papier dans ses mains, lui ici, que se passe-t-il donc ?

— Hein ? fit avec curiosité le colonel, qui n’avait pas compris le sens de cette exclamation prononcée en français.

— Rien, répondit-il, ou du moins une chose qui m’est toute personnelle ; puis se tournant vers le peon : J’y vais, dit-il.

Le peon salua et sortit.

— Colonel, reprit de Laville, en s’adressant à son hôte, permettez-moi de vous laisser un instant.

Et sans attendre la réponse, il quitta rapidement la salle, en fermant soigneusement la porte derrière lui.

Cette brusque sortie décontenança totalement le colonel.

— Oh ! murmura-t-il, répétant sans s’en douter en espagnol ce que le capitaine avait dit en français, que se passe-t-il donc ?

Comme c’était un véritable Mexicain, aimant à se rendre compte de tout et surtout à découvrir ce qu’on semblait vouloir lui cacher, il se leva doucement, s’approcha de la fenêtre, entr’ouvrit le moustiquaire et regarda curieusement dans la cour.

Mais il en fut pour ses frais d’indiscrétion ; la cour était déserte.

Alors il revint à petits pas à sa place, s’étendit de nouveau dans sa butacca et se mit à tordre nonchalamment un papelito en murmurant à demi voix :

— Patience ! tout vient à point à qui sait attendre. Tôt ou tard j’aurai le mot de cette énigme.

Cet a parte l’ayant sans doute consolé du désappointement qu’il venait d’éprouver, il alluma philosophiquement sa cigarette et disparut bientôt au milieu de l’épais nuage de fumée qu’il expectorait à la fois par la bouche et par les narines.

Nous laisserons le digne colonel se livrer en toute tranquillité à cet agréable passe-temps, et nous suivrons Charles de Laville, afin de donner au lecteur l’explication de l’exclamation qu’il avait laissée échapper à la lecture du papier que le peon lui avait si inopinément remis.