Amyot (p. 57-72).
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V

La première Amorce.

Cependant l’émotion causée par la visite du général se calma peu à peu. Les Français, depuis si longtemps le jouet de la mauvaise foi mexicaine, éprouvèrent presque de la joie de se voir enfin débarrassés du réseau d’inextricables fourberies dans lequel depuis si longtemps ils se trouvaient enchevêtrés, sans pouvoir en sortir. Avec l’insouciance qui fait le fond du caractère national, ils commencèrent à rire et à plaisanter sur les Mexicains en général et surtout sur les autorités de ce pays, dont ils avaient eu tant à se plaindre, sans oser se permettre la moindre observation, par égard pour le comte. Pleins de confiance en leur chef, sans calculer qu’ils n’étaient qu’une poignée d’hommes abandonnés à eux-mêmes, sans secours et sans protection possible, à plus de six mille lieues de leur pays, ils se livrèrent avec toute la folle imagination aventurière qu’ils possédaient aux rêves les plus insensés, discutant gravement entre eux les plans les plus inouïs et les plus téméraires, sans même supposer, dans leur candide naïveté flibustière, que même le plus extravagant de ces rêves fût impossible à réaliser.

Louis ne voulut pas laisser refroidir l’ardeur de ses volontaires. Après s’être consulté avec ses officiers, auxquels il soumit ses projets, projets que ceux-ci acceptèrent avec enthousiasme, d’après le conseil de Valentin, il ordonna une assemblée générale de la compagnie.

Aussitôt les clairons sonnèrent et les aventuriers vinrent se grouper autour du quartier général.

— Messieurs, dit le comte, vous voyez dans quelle position nous a placés le manque de foi des autorités mexicaines à notre égard ; cette position est loin, à mon avis, d’être désespérée. Cependant, je ne dois pas vous cacher qu’elle est fort grave, et que, d’après certains renseignements que je tiens de bonne source, elle menace de le devenir encore davantage. Deux partis s’offrent à nous pour en sortir : le premier est de nous diriger, à marches forcées, sur Guaymas, de nous emparer d’un navire, et de nous embarquer avant que nos ennemis aient eu la pensée de s’opposer à notre départ.

Un long murmure de mécontentement accueillit ces paroles.

— Messieurs, continua le comte, il était de mon devoir de vous soumettre cette proposition, vous la discuterez entre vous ; si elle ne vous agrée pas, tout sera dit. Maintenant, voici la seconde : le Mexique, depuis son émancipation, croupit dans la plus honteuse barbarie ; il serait beau de régénérer ce peuple, ou tout au moins de le tenter. L’émigration américaine des États-Unis envahit en ce moment la Californie, ne laissant aux autres émigrants aucun moyen, je ne dis pas de prospérer, mais seulement de se maintenir sur un pied d’égalité avec elle. Nous sommes en Sonora deux cents Français résolus, bien armés et bien disciplinés, emparons-nous d’une grande ville afin d’avoir une base d’opération ; puis appelons à nous l’émigration française de Californie et de toute l’Amérique, émancipons la Sonora, faisons-la libre et forte, civilisons-la malgré elle, et non-seulement nous aurons créé un débouché pour l’émigration française, mais nous aurons régénéré un peuple et formé une colonie qui balancera avantageusement l’influence nord-américaine dans ces parages et opposera une digue infranchissable à ses empiétements incessants ; nous aurons acquis des droits à la reconnaissance de notre pays et nous nous serons vengés de nos ennemis comme les Français se vengent, c’est-à-dire en répondant à leurs insultes par des bienfaits. Voilà, messieurs, les deux seuls partis que nous ayons à prendre et qui soient dignes d’hommes comme nous. Pesez avec soin mes paroles, réfléchissez mûrement à mes propositions, et demain, au lever du soleil, vous me ferez connaître vos intentions par la bouche de vos officiers. Souvenez-vous surtout d’une chose, compagnons, c’est que vous devez maintenir entre vous une discipline rigide, m’obéir passivement et avoir en moi une foi à toute épreuve ; si vous manquez à un des devoirs que je vous impose en ce moment, nous sommes tous perdus, car la lutte nous deviendra impossible, et, par conséquent, nos ennemis auront bon marché de nous. Du reste, mes frères, recevez ici ma parole que quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous nous trouverons, si magnifiques que soient les offres que l’on me fera, jamais je ne vous abandonnerai, nous périrons ou nous réussirons ensemble.

Ce discours fut accueilli comme il devait l’être, c’est-à-dire avec un enthousiasme impossible à décrire.

Le comte se retira alors à l’écart avec Valentin.

— Hélas ! frère, dit-il à celui-ci avec une expression de tristesse navrante, le sort en est jeté à présent, me voilà, moi, comte de Prébois-Crancé, un rebelle, un pirate ; je suis en guerre ouverte avec une puissance reconnue, un gouvernement constitué ; que ferai-je avec les quelques hommes que je commande ? Je périrai à la première bataille, ah ! cette lutte est insensée ; je vais devenir avant peu la risée du monde. Qui m’aurait dit cela lorsque, plein d’espoir, je quittai San-Francisco pour venir exploiter ces mines que je ne verrai jamais ? Que sont devenus mes beaux rêves, mes séduisantes espérances ?

— Ne te laisse pas abattre ainsi frère, répondit Valentin ; c’est à présent surtout que tu as besoin de toute ton intelligence et de toute ton énergie pour remplir dignement la tâche que le hasard t’impose. Songe que de cette énergie et de ce courage dépend le salut de deux cents de tes compatriotes, que tu as juré de les ramener au bord de la mer, et qu’il te faut tenir ton serment.

— Je mourrai avec eux. Que peuvent-ils exiger davantage ?

— Que tu les sauves ! répondit sévèrement le chasseur.

— C’est mon désir le plus vif.

— Ta position est belle, tu n’es pas ici aussi seul que tu le supposes.

— Comment cela ?

— N’as-tu pas la colonie française de Guetzalli, fondée par le comte de Lhorailles ?

— Oui, répondit tristement Louis ; mais le comte est mort.

— En effet ; mais la colonie existe, elle prospère : tu trouveras là cinquante ou soixante hommes résolus qui ne demanderont pas mieux, quand ce ne serait que par esprit d’aventure, que de se joindre à toi.

— Cinquante hommes, c’est bien peu.

— Allons donc ! contre des Mexicains, c’est plus qu’il n’en faut. Fais autre chose encore : prépare une insurrection des peuplades à demi sauvages, dont les alcades gémissent en secret sur leur position secondaire et l’espèce de vassalité dans laquelle le gouvernement mexicain les courbe malgré eux.

— Oh ! oh ! fit Louis, c’est une idée, cela ; mais quel est l’homme qui se chargera de parcourir ces peuplades et de s’aboucher avec les alcades des pueblos ?

— Moi, si tu le veux.

— Je n’osais te le demander ; merci. Moi, de mon côté, je préparerai tout afin de débuter par un coup d’éclat qui terrifie le gouvernement mexicain en lui donnant la mesure de notre force.

— Bien ; surtout n’oublie pas que jusqu’à nouvel ordre la guerre que tu entreprends doit être une suite non interrompue de coups de main hardis.

— Oh ! sois tranquille ; maintenant que les Mexicains ont levé le masque et m’ont contraint à me défendre, ils apprendront à connaître les hommes qu’ils ont si longtemps méprisés et qu’ils ont crus lâches parce qu’ils étaient bons.

— Le colonel Florès est-il parti ?

— Non, pas encore.

— Retiens-le ici jusqu’à demain, sous n’importe quel prétexte.

— Pourquoi cela ?

— Laisse-moi faire, tu le sauras. Maintenant, préparons-nous à soutenir l’attaque des Indiens : si mes pressentiments ne me trompent pas, elle sera chaude.

— Qu’est-ce qui te le fait supposer ?

— Certains renseignements que j’ai pris moi-même, et d’autres plus importants encore que Curumilla m’a donnés. Ah ! tâche donc que le colonel mexicain, sans cependant soupçonner qu’on le surveille, ne puisse sortir du camp.

— Cela sera fait. Tu sais que je me repose sur toi de toutes les précautions à prendre ?

— Pour l’extérieur, oui ; veille seulement à ce que les lignes ne soient pas forcées.

La plus grande animation régnait dans le camp ; les forgerons et les armuriers étaient à l’œuvre, travaillant avec une ardeur fébrile à remettre les armes, les wagons et les affûts en état.

Partout on entendait des cris joyeux et des éclats de rire ; ces dignes aventuriers avaient repris toute leur gaieté, puisqu’on allait se battre, c’est-à-dire avoir des coups à donner et à recevoir.

Le colonel Florès vaguait assez tristement au milieu de cette cohue ; sa position devenait difficile ; il le sentait ; cependant, il ne savait comment prolonger son séjour parmi les Français, maintenant que la guerre était déclarée, que les intérêts de la société dont il était le délégué se trouvaient complétement mis de côté, et que, de cette façon, la seule raison plausible qu’il aurait pu invoquer pour demeurer lui manquait. Depuis l’arrivée des Français au Mexique, le double rôle joué par le colonel lui avait rapporté de belles sommes ; son métier d’espion, rendu facile par la confiante franchise des aventuriers, avait été pour lui une source d’énormes bénéfices : on ne renonce pas ainsi sans peine à une position lucrative.

Aussi, le colonel avait-il le front soucieux, car il se creusait la tête pour trouver un prétexte à présenter au comte. Au plus fort de ses combinaisons diplomatiques, Valentin se présenta à lui, et de l’air le plus innocent, lui annonça que don Luis le faisait chercher et désirait causer avec lui. Le colonel tressaillit à cette nouvelle ; il remercia le chasseur et se rendit en toute hâte auprès du comte.

Valentin le suivit des yeux avec un sourire ironique, et, certain que Louis le retiendrait assez longtemps auprès de lui, il commença l’exécution du plan qu’il avait préparé.

Sur ces entrefaites la nuit était venue, une nuit sombre et triste, sans étoiles au ciel ; les nuages couraient rapidement dans l’espace et passaient incessamment sur le disque blafard de la lune, dont ils interceptaient les rayons sans chaleur.

Le vent se lamentait tristement en sifflant à travers les branches des arbres qui s’entre-choquaient avec des bruits lugubres.

Dans les profondeurs mystérieuses de la forêt, on entendait des grondements et des hurlements saccadés auxquels se mêlaient le mugissement de la cascade et le cliquetis monotone des cailloux roulés sur la plage par les eaux du fleuve.

C’était une de ces nuits pendant lesquelles la nature semble s’associer aux tristesses humaines et gémir des crimes auxquels ses sombres ténèbres doivent servir de voiles.

D’après les ordres de Valentin, sur un espace de cinquante mètres tout autour du camp, les arbres avaient été abattus, afin de déblayer le terrain et d’enlever à l’ennemi les moyens d’arriver sans être vu jusqu’aux retranchements.

Puis, sur cet espace laissé libre, d’énormes brasiers avaient été allumés de distance en distance.

Ces brasiers, dont les hautes flammes éclairaient la prairie à une distance considérable, formaient une ceinture brillante au camp, qui, lui, était plongé dans une obscurité complète.

Nulle lumière, si faible qu’elle fût, ne scintillait dans la Mission ; les retranchements semblaient abandonnés, aucune sentinelle ne se laissait voir.

La Mission était en apparence retombée dans le silence de la solitude, tout était calme et tranquille.

Mais ce calme cachait la tempête. On sentait instinctivement palpiter dans l’ombre les cœurs anxieux de ces hommes qui, l’oreille au guet et le doigt sur la détente du rifle, attendaient impassibles l’apparition de leurs ennemis.

Cependant les heures s’écoulaient lentement les unes après les autres sans que rien vînt justifier les craintes émises par Valentin d’une attaque prochaine.

Le comte se promenait à grands pas dans l’église qui lui servait de retraite, écoutant avec anxiété les moindres bruits qui s’élevaient par intervalles dans le silence. Parfois il jetait vers la campagne déserte un regard d’impatience et de colère ; mais rien ne bougeait, le même calme continuait toujours à peser sur la nature.

Fatigué de cette longue et énervante attente, il sortit de l’église et se dirigea vers les retranchements.

Tous les aventuriers étaient à leurs postes étendus sur le sol et le doigt sur la détente du rifle.

— N’avez-vous rien vu, rien entendu encore ? demanda le comte, bien qu’il sût d’avance la réponse qui lui serait faite, mais plutôt dans le but de tromper son impatience que pour toute autre cause.

— Rien ! répondit froidement don Cornelio, qui se trouva par hasard auprès de lui.

— Ah ! c’est vous, dit le comte, et le colonel Florès, qu’en avez-vous fait ?

— J’ai suivi vos instructions, commandant. Il dort.

— Vous en êtes sûr ?

L’Espagnol sourit.

— Je réponds qu’il dormira ainsi au moins jusqu’au lever du soleil, fit-il, j’ai bien fait les choses.

— Très bien ; de cette façon nous n’avons rien à redouter de lui.

— Absolument rien.

— Personne n’a vu don Valentin ni le chef indien ?

— Non, ils sont sortis tous deux au coucher du soleil, depuis ils n’ont pas reparu.

Tout en causant ainsi, les deux interlocuteurs étaient tournés vers le dehors, et leurs yeux examinaient attentivement la plaine ; aussi firent-ils un geste d’étonnement et presque d’épouvante en apercevant tout à coup un homme qui sembla sortir de terre et se dressa entre eux comme un fantôme.

— Valga me Dios ! s’écria le superstitieux Espagnol en se signant, qu’est-ce que c’est que ça ?

Le comte saisit vivement un revolver à sa ceinture.

— Ne tirez pas ! s’écria le nouveau venu en lui posant la main sur le bras.

— Curumilla ! s’écria le comte avec surprise.

— Silence ! fit l’Araucan.

— Où est Valentin ?

— C’est lui qui m’envoie.

— Les Peaux-Rouges ne nous attaqueront donc pas cette nuit ?

Curumilla regarda le comte avec étonnement.

— Mon frère ne les voit donc pas ? dit-il.

— Où cela ? fit le comte avec surprise.

— Là, répondit Curumilla en étendant le bras dans la direction de la plaine.

Don Luis et don Cornelio regardèrent pendant quelques instants avec l’attention la plus soutenue ; mais, malgré tous leurs efforts, ils n’aperçurent rien ; la plaine était toujours aussi nue, éclairée par les reflets rougeâtres des brasiers ; çà et là seulement gisaient les troncs des arbres abattus pendant la journée afin d’agrandir l’horizon et dégager les alentours du camp.

— Non, dirent-ils enfin, nous ne voyons rien.

— Les yeux des blancs se ferment la nuit, murmura sentencieusement le chef.

— Mais où sont-ils ? reprit le comte avec impatience ; pourquoi ne pas nous avoir avertis ?

— Mon frère Koutonepi m’envoie pour cela.

Le nom de Koutonepi, c’est-à-dire le vaillant, avait été donné à Valentin par les Araucans à son arrivée en Amérique, et jamais Curumilla ne le nommait autrement.

— Alors, hâtez-vous de nous instruire, chef, afin que nous puissions déjouer la ruse maudite que sans doute ces démons ont inventée.

— Que mon frère avertisse ses guerriers d’être prêts à combattre.

La recommandation passa immédiatement de l’un à l’autre sur toute la ligne.

Curumilla épaula alors tranquillement son rifle, visa pendant quelques secondes un tronc d’arbre assez rapproché des retranchements et fit feu.

Jamais coup de feu ne produisit un effet semblable. Un cri horrible s’éleva de la plaine et une foule de Peaux-Rouges se dressant, comme mus par un ressort, de derrière les troncs d’arbre qui les abritaient, s’élancèrent sur les retranchements, en bondissant comme des coyotes, en poussant des hurlements affreux et en brandissant leurs armes avec rage.

Mais les Français étaient préparés à cette attaque ; ils reçurent les Indiens sur leurs baïonnettes sans reculer d’un pouce, en répondant à leurs hurlements féroces par le cri unanime de :

— Vive la France !

Cri qui devait, avant peu, être poussé en plein soleil et les guider à une éclatante victoire.

Désormais, la guerre était déclarée de fait ; la première amorce était brûlée, les Français avaient senti la poudre, les Mexicains allaient apprendre, à leurs dépens, quels rudes ennemis ils s’étaient follement mis sur les bras.

Cependant les Peaux-Rouges, guidés et animés par leur chef, combattaient avec un acharnement inouï. La plupart des Français qui composaient la compagnie ne connaissaient pas la façon de se battre des Indiens ; c’était la première fois qu’ils avaient affaire à eux. Tout en leur résistant vaillamment et en leur infligeant des pertes terribles, ils ne pouvaient s’empêcher d’admirer l’audacieuse témérité de ces hommes qui, demi-nus, munis de mauvaises armes, se ruaient sur eux avec un courage invincible, et qui ne tombaient que morts.

Soudain une seconde troupe, plus nombreuse que la première et entièrement composée de cavaliers, fit irruption sur le champ de bataille et vint soutenir l’effort des assaillants.

Ceux-ci, en se sentant soutenus, redoublèrent de cris et d’efforts, la mêlée devint terrible, les combattants luttèrent corps à corps, se déchirant comme des bêtes fauves.

Les clairons et les tambours français sonnaient vigoureusement la charge.

— Une sortie ! une sortie ! criaient les aventuriers, honteux d’être ainsi tenus en échec par des ennemis en apparence si misérables.

— Tue ! tue !

Les Indiens répondaient par leur cri de guerre.

Un chef indien, monté sur un magnifique cheval noir et le corps nu jusqu’à la ceinture, caracolait au premier rang des siens, abattant et assommant avec son casse-tête tous les ennemis qui s’avançaient à portée de son bras. Deux fois il avait lancé son coursier sur les barricades, et deux fois il les avait escaladées sans parvenir à les franchir complétement.

Ce chef était Mixcoatzin. Son œil noir étincelait d’un feu sombre ; son bras semblait infatigable, et chacun s’éloignait de cet ennemi redoutable et qui paraissait invincible.

Le sachem, cependant, redoublait d’audace, appelant incessamment les siens et insultant les blancs par ses cris et ses gestes ironiques.

Tout à coup, une troisième troupe apparut sur le champ de bataille, où, grâce aux brasiers, il faisait clair comme en plein jour. Mais cette troupe, composée, comme la seconde, de cavaliers, au lieu de se joindre aux Indiens, se déploya en demi-cercle et les chargea avec fureur en criant :

A muerte ! a muerte !

La voix puissante de Valentin domina en ce moment le tumulte de la bataille et parvint jusqu’à ceux qu’il voulait avertir.

— À présent ! à présent ! cria-t-il.

Le comte l’entendit. Se tournant alors vers une cinquantaine d’aventuriers qui depuis le commencement du combat se tenaient immobiles, frémissants et l’arme au pied derrière lui

— À notre tour, compagnons ! s’écria-t-il en dégaînant sa longue épée. Ouvrant alors la barrière, il se jeta résolûment dans la mêlée, suivi par sa troupe, qui se précipita sur ses pas avec des cris de joie.

Chose qui rarement arrive dans une rencontre avec les Indiens, ceux-ci étaient pris entre deux feux et contraints de combattre à découvert.

Cependant ils ne se découragèrent pas ; la valeur des Indiens passe toute croyance. Ceux-ci se voyant cernés, résolurent de tomber bravement plutôt que de se rendre, et quoiqu’ils fussent moins bien armés que leurs ennemis, ils n’en reçurent pas moins résolûment leur choc.

Mais les Peaux-Rouges n’avaient pas cette fois affaire à des Mexicains ; ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir. Le choc des Français fut irrésistible ; ils passèrent comme un ouragan sur les Peaux-Rouges, qui malgré leur résolution, furent contraints de plier.

Mais la fuite était impossible : rappelés par la voix de leurs chefs, qui tout en combattant vaillamment de leur personne ne cessaient de les exciter à redoubler d’efforts, ils revinrent au combat.

Alors la lutte prit les proportions gigantesques d’un carnage horrible ; ce n’était plus une bataille, c’était une boucherie où chacun cherchait à tuer, se souciant peu de succomber pourvu qu’il entraînât son ennemi dans sa chute.

Valentin, dont la plus grande partie de l’existence s’était passée dans le désert, et qui souvent avait eu des rencontres avec les Indiens, ne les avait jamais vus montrer une si grande animosité et surtout une si grands opiniâtreté ; car ordinairement, lorsqu’ils subissent un échec, loin de s’acharner à continuer un combat sans résultat avantageux possible pour eux, ils se retirent immédiatement et cherchent leur salut dans une prompte fuite ; mais cette fois leur façon de combattre était complétement changée, il semblait que plus ils reconnaissaient l’impossibilité de vaincre, plus ils mettaient d’amour-propre à résister.

Le comte, toujours en avant de ses compagnons, qu’il excitait du geste et de la voix, cherchait à se rapprocher de Mixcoatzin, qui, toujours caracolant sur son cheval noir, accomplissait des prodiges de valeur qui électrisaient les siens, et menaçait, sinon de changer la face du combat, du mois de le faire durer longtemps encore.

Mais, chaque fois que le hasard le plaçait en face du chef et qu’il se préparait à fondre sur lui, un flot de combattants, refoulé par les hasards de la lutte, se jetait devant lui et neutralisait ainsi ses efforts.

De son côté, le sachem s’efforçait de se rapprocher du comte, avec lequel il brûlait de se mesurer, persuadé que, s’il parvenait à renverser le chef des visages pâles, ceux-ci seraient frappés de terreur et lui abandonneraient le champ de bataille.*

Enfin, comme d’un commun accord, les blancs et les Indiens firent quelques pas en arrière pour se préparer, sans doute, à un choc décisif, ce fut alors que, pour la première fois depuis le commencement du combat, le comte et le sachem se trouvèrent enfin face à face.

Les deux hommes se lancèrent un regard étincelant et se ruèrent l’un sur l’autre à corps perdu.

Les deux chefs n’avaient d’armes à feu ni l’un ni l’autre ; le sachem brandissait son terrible casse-tête, et le comte faisait flamboyer sa longue épée, rouge jusqu’à la poignée.

— Enfin ! s’écria le comte en levant son arme au-dessus de sa tête.

— Chien mendiant des visages pâles, fit en ricanant l’Indien, tu m’apportes donc ta chevelure, pour que je l’attache à l’entrée de mon calli !

Ils n’étaient qu’à deux pas l’un de l’autre, se dévorant du regard, chacun attendant le moment favorable pour fondre sur son ennemi.

En voyant leurs chefs prêts à en venir aux mains, les deux partis s’élancèrent impétueusement en avant, afin de les séparer et de recommencer le combat ; mais don Luis, d’un geste de suprême commandement, ordonna à ses compagnons de ne pas intervenir. Les aventuriers demeurèrent immobiles.

De son côté, Mixcoatzin, voyant la noble et galante courtoisie du comte, commanda à ses compagnons de demeurer en arrière.

Les Peaux-Rouges obéirent.

C’était entre don Luis et le sachem que la question allait se décider.