Curiosités, croyances, superstitions, chansons et coutumes de l’Ille-et-Vilaine/Le meunier du Boël

Le meunier du Boël.

I.

Il y avait autrefois, au moulin du Boël, un jeune et beau meunier appelé Yaume Ballard qui vivait avec sa mère dans une maison qu’ils avaient fait construire sur le bord de la Vilaine.

La bonne femme, qui se faisait vieille et qui désirait voir sa famille augmenter, engageait sans cesse son fils à se marier. Elle fit tant et si bien qu’elle l’y décida et lui trouva elle-même, dans un village voisin, une fille sage, vertueuse, et qui semblait convenir en tous points à son gars.

Les accordailles eurent lieu, la noce suivit de près. Tous les parents et amis furent invités, car plus il y a de monde, plus il y a de profit pour les mariés. Il est d’usage, chez nous, que les invités payent non seulement les frais de la noce, mais toute la batterie de cuisine. Les uns apportent du cidre, les autres du vin, celui-ci un mouton, celui-là une oie grasse, celle-ci un chaudron, celle-là une marmite, etc.

Aussi la fête dura-t-elle tant qu’il y eut à boire et à manger.

Lorsque les gens de la noce furent partis et qu’il ne resta plus le moindre rogaton à grignoter, le mari dit à sa moitié :

« Femme, si tu allais à la fontaine chercher de l’eau pour faire la soupe. Il y a longtemps qu’on n’a entendu le tic-tac du moulin, et il va falloir se remettre à la besogne ; mais auparavant il faut prendre des forces. »

La nouvelle mariée prit aussitôt une cruche et se rendit à la fontaine.

Plus d’une heure s’écoula et elle ne revenait pas.

Le mari impatienté dit à sa mère : « Allez-donc voir ce que fait votre bru. »

La vieille se dirigea à son tour vers la fontaine, et aperçut Perrine assise sur une pierre, plongée dans des réflexions tellement profondes qu’elle avait oublié le motif qui l’amenait en ces lieux.

« Que faites-vous donc là ? lui cria la vieille. Votre mari vous attend. Dépêchez-vous ! Il ne faut pas le mettre en colère dès les premiers jours de votre ménage.

— Oh ! répondit la jeune femme, je songe à une chose qui me chagrine ben.

— À quoi donc ?

— Je pense que si j’avons des garçailles comme oui, tous les noms qui sont pris comme oui, quels noms j’leur donnerons-t-y comme oui ?

— En effet répondit la mère du meunier, la chose est sérieuse et mérite qu’on s’en occupe. Tous les noms tels que Pierre, Jacques, Baptiste, ont déjà été donnés, et je ne vois pas comment nous ferons pour en trouver de nouveaux.

Et la vieille alla s’asseoir près de sa bru, afin de réfléchir plus à l’aise.

Le meunier, exaspéré, s’en fut à son tour vers la fontaine et vit de loin les deux femmes qui semblaient changées en statues, tant leur immobilité était complète.

« Qu’avez-vous donc à ne pas bouger de place ? leur cria-t-il. Vous est-il arrivé malheur ou bien êtes-vous folles ? Voyons, répondez-donc ?

— Non, mon ami, dit la mariée. Venez tâcher de nous tirer d’embarras, car enfin, si j’avons des garçailles comme oui, tous les noms qui sont pris comme oui, quels noms j’leur donnerons-t-y comme oui ?

Le pauvre homme, furieux d’une pareille réponse, dit à sa mère : « C’est là la femme que vous m’avez choisie. Merci du cadeau ! Vous pouvez la garder pour vous. Quant à moi je pars, je quitte ce pays, témoin de mon malheur, pour aller au loin cacher ma honte. Je ne reviendrai, ajouta-t-il, que si je trouve trois femmes aussi bêtes que la mienne. »

Malgré les larmes de la jeune femme, et les supplications de sa mère, il partit sur-le-champ.


II.


C’était par une chaude journée de juillet et Yaume gravissait péniblement les coteaux, contrarié de ce qui venait de se passer, le cœur serré de quitter sa vieille mère et le pays qui l’avait vu naître.

Il marchait lentement par cette chaleur accablante.

En passant près d’un village, il vit dans un courtil une femme occupée à frotter des choux avec du saindoux.

— Que faites-vous donc ainsi, ma bonne femme ? lui demanda-t-il.

— Mais Monsieur, je graisse mes choux. Hier soir en dînant, notre homme me dit que les choux étaient maigres et pour qu’il ne fasse pas le même reproche aujourd’hui, je les couvrons de graisse comme vous voyez.

— Ma pauvre vieille, ce que vous faites là ou rien c’est la même chose. Mettez donc plutôt votre saindoux dans la marmite avec vos choux, et votre mari ne se plaindra pas.

— Vous avez p’t’être ben raison, tout de même, répondit la ménagère, qui se mit alors à réfléchir sur ce qu’elle devait faire.

Le meunier se dit en lui-même : « Le mari de cette femme n’est pas mieux partagé que moi ; sa moitié est aussi bête que la mienne. » Puis il continua sa route.

Un peu plus loin, il rencontra dans un chemin creux, au pied d’un arbre, une autre femme qui, avec un bâton, frappait un cochon de toutes ses forces.

« Pourquoi frappez-vous cet animal ? » lui demanda le meunier.

Parce qu’il ne veut pas monter dans ce chêne pour manger les glands qui s’y trouvent, et qu’il est maigre à faire peur, comme vous pouvez en juger.

— Grand Dieu ! que vous êtes simple ! s’écria Yaume. Votre cochon n’est ni un chat ni un écureuil pour pouvoir grimper aux arbres, et vous ne parviendrez jamais à l’y faire monter.

« Tenez, dit-il, faites comme moi, frappez les branches du chêne avec votre bâton pour en faire tomber les fruits, et vous procurerez à votre bête les aliments dont elle a besoin pour se nourrir. »

Et, joignant le geste à la parole, il fit tomber les glands dru comme grêle sous les coups redoublés de son bâton.

« Juste ciel ! que vous êtes malin ! s’écria la paysanne. De quel pays êtes-vous donc pour avoir tant d’esprit ? »

Yaume ne répondit pas, et continua son voyage en se disant à part lui : Voilà une femme encore plus bête que la mienne !

L’orage, qui menaçait depuis longtemps, commençait à éclater et de grosses gouttes de pluie tombaient du ciel.

Comme il entrait dans un village pour chercher un abri, il aperçut une jeune fille qui pleurait de rage parce qu’elle ne pouvait parvenir à jeter dans un grenier, avec une fourche, des noix qui avaient été mises à sécher au soleil.

Le voyageur resta stupéfait devant ce tableau d’un nouveau genre.

« Quelle est donc, mon enfant, la cause de vos larmes ? » lui demanda-t-il.

— Vous le voyez bien, répondit la fillette de plus en plus furieuse de ne pouvoir réussir ; si je ne parviens pas à rentrer ces noix avant la pluie, elles vont être mouillées et ne se conserveront pas.

— Ce que vous dites là est vrai, reprit le meunier, mais n’auriez-vous pas, par hasard, un autre instrument qu’une fourche pour faire cette besogne, une pelle par exemple ?

— Si fait. Il y en a cinq ou six dans l’écurie en face de nous.

Le meunier se rendit au lieu désigné, prit une pelle, et dans quelques minutes, jeta lui-même toutes les noix dans le grenier.

La paysanne s’extasia sur l’adresse de l’étranger et l’invita à entrer dans la ferme pour se reposer un instant et laisser passer l’orage.


III.


La pluie ne dura pas longtemps. Le soleil reparut radieux. Le meunier prit congé de ses hôtes et, se rappelant sa promesse du matin qui consistait à revenir au moulin s’il rencontrait trois femmes aussi naïves que la sienne, il s’achemina vers sa demeure.

Ne vaut-il pas mieux, songeait-il en marchant, endurer chez soi les faiblesses d’esprit de sa femme que de s’en aller, de par le monde, voir et entendre les absurdités de toutes sortes que commettent et débitent des étrangers.

Il arriva au Boël où sa mère et sa femme, espérant bien le voir revenir à chaque instant, l’attendaient avec impatience.

Une bonne soupe au lard cuisait sur le feu et répandait une odeur qui vint chatouiller agréablement les narines du nouveau marié.

Vraiment ému, le meunier embrassa tout le monde et raconta, en mangeant sa soupe, les singulières rencontres qu’il avait faites dans la journée.

À partir de ce moment, jamais ménage ne fut plus heureux, et les nombreux enfants que le ciel envoya aux jeunes époux eurent tous des noms chrétiens, malgré les appréhensions de la meunière qui craignait tant comme oui que tous les noms fussent pris comme oui.