Cultivateurs et Vignerons en Algérie

Cultivateurs et Vignerons en Algérie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 179-201).
CULTIVATEURS ET VIGNERONS
EN ALGERIE

Que le lecteur n’attende ni ne redoute l’utile fatigue de déchiffrer ici un traité systématique. Nous n’essaierons pas même de résumer les statistiques algériennes, ni les comptes rendus administratifs. La littérature du sujet est déjà trop riche pour ne pas effrayer les gens pressés. Nos prétentions sont à la fois plus modestes et plus téméraires. Nous ne voulons relater que ce que nous avons vu de nos yeux, en deux hivers successifs passés à parcourir l’Algérie presque entière, et à l’étudier consciencieusement dans son avenir comme colonie. Nos renseignemens serviront de base exclusive à nos opinions.

Nos observations toutes personnelles, puisées plus souvent auprès des gens et sur les lieux que dans les livres, touchent de trop près aux questions récemment débattues, dans nos chambres et dans nos commissions parlementaires, pour ne point offrir quelque intérêt. Nous sortirons d’ailleurs des généralités et nous placerons résolument en face des applications pratiques, des projets réalisables.

Il est évident que tout homme qui songe à planter sa tente en Algérie, à moins de s’y faire négociant ou de s’associer aux compagnies financières qui travaillent dans notre colonie, devra se heurter tout d’abord à l’état de la propriété et aux procédés de culture du sol. Nul ne pensera assurément que les choses rurales se passent exactement au-delà comme en-deçà des mers. En tout cas, il est bon de signaler les dissemblances comme les analogies. Ce sera peut-être faire tomber quelques préjugés chez certains lecteurs, prévenir des mécomptes et préparer des entreprises plus d’accord avec les conditions du possible que celles qu’on rêve souvent et qu’on tente quelquefois. Si ces lignes deviennent utiles aux intéressés ou éclairent les curieux, nous ne regretterons pas nos pérégrinations et n’aurons point perdu le fruit de nos recherches.

Plusieurs sortes de gens se mettent martel en tête à propos de l’Algérie : ceux qui songent à y devenir colons et à cultiver de leurs mains ; ceux qui veulent y faire exploiter des fermes, sous leurs yeux et à leurs frais ; ceux qui désirent simplement y placer des capitaux en biens-fonds et pourtant habiter au loin, dans la mère patrie. Mettons-nous pour aujourd’hui au point de vue des premiers.


I.

Les personnes qui forment le projet d’apporter leurs bras à l’Algérie nourrissent assurément en cela un désir profitable à la patrie, dont on ne saurait que les louer, quels que soient d’ailleurs les motifs qui les poussent à quitter la France. Plût à Dieu qu’un plus grand nombre de nos compatriotes fussent allés au dehors étendre notre influence, assurer notre ascendant national et fixer les résultats de nos conquêtes ! Quand il y a trop plein dans une contrée, ou que le travail n’y est plus rémunérateur, que l’avenir n’offre plus de perspectives encourageantes, il est naturel et sage de songer, non précisément à s’expatrier, mais à changer de province. L’Algérie n’est qu’une province de la France. Mais encore faut-il être apte à ce déplacement, capable de réussir ailleurs que chez soi, et remplir certaines conditions sans lesquelles on ne saurait faire un véritable colon.

Et d’abord, quel est le propriétaire d’entre nous à qui viendrait la pensée d’aller trouver un ouvrier de ville, ou un petit marchand, commis, bonnetier, coiffeur, épicier et de lui dire : Viens-t’en dans ma ferme, là-bas, au fond de la province, en pays de loups et de solitaires, et sois-y mon fermier, mon métayer, mon domestique rural ; plantes-y mes choux, sème mes blés, taille mes bois, laboure mes champs, soigne mes vignes, engraisse mes bœufs ? Cette simple supposition est d’un grotesque parfait. c’est pourtant là ce qu’ont fait jusqu’ici nos administrations coloniales, c’est ce qu’elles feraient encore peut-être, si elles avaient assez de terres à distribuer aux vingt-cinq raille pétitionnaires qu’on dit être en instance auprès d’elles.

Ces petits marchands, ces artisans sans métier nécessaire à une colonie, ces non-ruraux de toutes provenances sociales, ou plutôt ces déclassés qui pétitionnent et réclament à grands cris des terres en Algérie, sont précisément les mêmes qui accueilleraient par un éclat de rire le propriétaire qui aurait eu la naïve philanthropie de leur proposer d’aller se faire paysans au fond de la Bretagne ou du Poitou ! Telle est pourtant l’inconséquence humaine. On s’imagine savoir faire et avoir le goût de pratiquer, en régions inconnues, ce qu’on ne saurait faire et n’aimerait pas tenter même dans la banlieue de sa ville natale ! Est-ce l’effet du mirage des pays lointains ? Est-ce l’indication d’une erreur naïve ? Croit-on donc qu’il suffise d’être installé colon pour savoir produire céréales, vignobles et bestiaux ?

Aux yeux de bien des citadins, le paysan n’est qu’un rustre, ignorant et sans intelligence, dont le travail ne nécessite pas grand savoir-faire. Il n’est tailleur ou cafetier qui ne se juge beaucoup plus capable qu’un cultivateur. n’abordons pas de scabreuses comparaisons. Mais il serait bien temps qu’on se persuadât que tout apprentissage est laborieux et que, à trente ou quarante ans, il faut payer son métier plus cher qu’à quinze ou vingt. Il serait temps surtout que nos administrateurs se convainquissent qu’il ne suffit pas, pour faire un bon colon, d’avoir échoué comme avocat ou surnuméraire dans son pays, d’avoir gratté longtemps du papier dans un bureau ou servi utilement d’agent électoral. c’est ainsi que, à bonne intention du reste et sous couleur de peupler l’Algérie, on prépare des échecs à la colonisation, des dénigremens au pays qu’on prétend peupler et des faillites nouvelles à ceux qu’on espère relever. s’il y avait un cas dans lequel il fût permis de dire : « La terre au paysan ! » ce serait bien celui qui nous occupe.

C’est un des inconvéniens du système des concessions gratuites à des gens sans ressources et sans aptitudes aux travaux des champs, que ceux qui ne hasarderaient pas une semaine de leur vie pour devenir agriculteurs en Beauce, risquent leur existence et celle de leurs familles pour devenir propriétaires en Algérie. Propriétaires ! ce mot exerce une étrange magie sur les imaginations de milliers d’aspirans à la colonisation ; souvent il ne cache qu’un malentendu. Possession n’est pas toujours richesse. On méconnaît trop que la terre n’est rien en dehors de sa mise en valeur par le capital et le travail. Beaucoup se voient d’avance heureux surveillans de leurs propres domaines ou rentiers jouissant de revenus plus ou moins fantastiques. Fort peu se font une idée nette des labeurs qui les attendent, des privations qui précèdent le succès et des apports qui le rendent possible.

Ce rêve enfanté par l’ignorance a pour première conséquence de paralyser les songeurs avant même qu’ils se soient mis à l’œuvre. Celui qui espère une concession reste comme en suspens en attendant de la recevoir. Pourquoi s’ingénierait-il à raffermir sa position en France ? Il va partir ! l’appel se fait-il trop attendre, il s’embarque « pour aller voir. » Le voici à Alger, à Bône ou à Oran. Va-t-il y chercher du travail, s’y créer un gagne-pain ? Mais à quoi bon ? « Cela ne peut tarder ; il va recevoir ce qu’il demande, il va être envoyé dans sa concession ! » Ce n’est pas lui qui ferait comme ces rudes Espagnols accourus de tous les coins de leur sèche péninsule, qui n’hésitent pas à s’engager comme simples manouvriers à 3 francs par jour ou à se faire maraîchers laborieux autour des villes, ou à défricher des landes et planter des vignes de compte à demi avec les colons français. Ceux-là n’espèrent pas devenir propriétaires gratuitement. Aussi le deviennent-ils quelquefois à force de courage et d’économie. Ils se font un gourbi avec quelques planches, des branchages et de la terre détrempée ; ils s’y installent humblement et déjà se mettent à l’œuvre. Qu’ils aient leurs défauts comme bien d’autres, il ne faut pas en disconvenir ; mais, la sobriété aidant, ils font œuvre de colons utiles sans avoir reçu aucune faveur, n’en déplaise à notre amour-propre national.

Assurément, quelques Français se montrent aussi méritans et aussi industrieux. Ce sont ceux qui savaient d’avance leur métier, petits cultivateurs persévérans, vignerons que le phylloxéra a ruinés et qui ne se découragent pas. Mais la masse ! La masse de nos émigrans se croit née pour être propriétaire. Ne l’accusons ni de paresse, ni d’aucun des vices qu’on lui a plus ou moins justement reprochés ; son plus grand tort est d’être déclassée sur le sol même où on l’établit.

On ne fait plus de concessions gratuites de terres africaines (jusqu’à nouvel ordre) ; mais reportons-nous aux jours récens où on en accordait : Voici un horloger ou un ouvrier d’usine qui a reçu enfin sa feuille de route, c’est-à-dire son diplôme de colon et l’indication du lieu où il a obtenu sa concession provisoire. Il s’achemine impatiemment ; muni de ses dernières ressources, au milieu de beaucoup d’étonnemens, il arrive. s’il n’a pas eu le privilège d’être Alsacien-Lorrain, et, à ce titre, installé dans une maison qu’il n’a pas bâtie et dans des meubles qu’il n’a pas achetés, il se trouve en face d’une terre nue, dans une contrée vide, devant quelques lignes entre-croisées qui lui désignent l’emplacement et les rues de son futur village. À lui de bâtir, s’il veut un abri exigé, d’ailleurs, par l’administration ; à lui de se pourvoir de chevaux ou de bœufs s’il veut labourer et d’acheter un matériel agricole s’il veut un jour récolter. Saura-t-il par quels moyens on dresse un attelage et dans quelles conditions on doit faire les semailles ? Avant ces questions essentielles, il faut pourtant qu’il s’en pose une autre ; car, pour se procurer ces premiers élémens de vie matérielle et de travail, on a besoin d’avances, et il n’en apporte probablement pas assez.

Propriétaire, mais sans rentes ; la dépense au lieu du produit ! Que fera-t-il ? Ce que vous feriez à sa place ; il cherchera à emprunter. Mais, pour emprunter, il faut donner des gages, et, ces gages, il ne peut les fournir. Sa terre ? Sa chère concession ? Il la risquerait peut-être ; mais elle ne lui est accordée qu’à titre provisoire. Elle ne sera définitivement à lui que dans quelques années. À moins d’obtenir de son préfet une autorisation spéciale, il ne peut l’hypothéquer ; or, cette autorisation ne lui sera accordée qu’à la condition de bâtir avant tout ; car on tient à le fixer sur place.

Puis il faut trouver un prêteur. Ah ! le prêteur sur gages, cette providence et cette malédiction du colon ! Sans doute, depuis quelques années, un crédit foncier a surgi, des sociétés financières se sont offertes, qui prêtent (à 7 pour 100 environ) des sommes équivalentes à peu près à la moitié de la valeur de la propriété. Mais elles sont très exigeantes sur les garanties. Elles ne prêtent guère que sur des concessions définitives. Elles ont pour cela de bonnes raisons ; car, si le colon obéré abandonne sa concession provisoire, le prêteur perd le plus solide de ses gages, puisque le sol retourne à l’état. Que pourrait valoir une hypothèque sur des constructions devenues inutiles dans une terre délaissée ? Le concessionnaire qui arrive est ordinairement réduit à recourir à l’usurier. L’usurier n’est qu’un banquier comme un autre en un pays où, bien que l’intérêt légal soit à 6 pour 100, il est parfaitement licite et tout à fait ordinaire de prêter à 10 pour 100. La déconsidération s’attache à peine à ceux qui prêtent à 20 ou à 25.

Supposons pourtant notre colon tombé en bonnes mains. Ses 30 ou 40 hectares ont été estimés à 4 ou 5,000 francs. On lui a prêté la moitié de cette somme. Le voilà bien avancé vraiment avec 2 ou 3,000 francs, pour bâtir une maison, acheter son matériel de ferme, mettre ses terres en état et vivre un an jusqu’à la récolte ! À moins d’un miracle, le pauvre homme est condamné d’avance. n’eût-il, par un excès de circonspection, bâti qu’un gourbi au lieu d’une maison, s’il n’a pas su ou pu labourer à temps, si sa première année n’a pas été exempte de sécheresse ou de sauterelles, c’est un homme perdu. Sa dette le tuera. Aussi songe-t-il déjà à vendre pour s’acquitter ; s’il pouvait le faire légalement et emporter avec soi un bénéfice, il n’hésiterait peut-être pas. Mais il faut attendre les cinq ans après lesquels son titre de concession provisoire deviendra définitif. Dès la troisième année de résidence, s’il a pu effectuer les améliorations voulues[1], il réclame le droit d’entière propriété. Qu’il l’obtienne, il n’y aura guère de doute à son départ, et déjà les spéculateurs sont aux aguets. Autour des nouveaux centres, on dit couramment : « Dans six mois ou dans un an, tel village sera à vendre. » Celui-ci, puis cet autre sont déjà vendus ; on cite les bons coups de main faits par les capitalistes qui se trouvaient sur place. Beaucoup de colons ont été expropriés par leurs créanciers, perdant à la fois leurs terres et les améliorations réalisées ; d’autres, dégoûtés avant épreuve suffisante, ont vendu leurs concessions pour des sommes dérisoires, pour un simple viatique, et sont rentrés en France aussi nus qu’ils en étaient sortis.

Quelques-uns, plus habiles ou plus heureux, se sont faits spéculateurs au petit pied ; ils l’avaient bien toujours entendu ainsi ; en se faisant donner des terres par l’état, ils espéraient les revendre et se retirer avec un petit capital adroitement acquis. Ces calculs s’avouent sans vergogne et sont entrés dans le courant des affaires. On peut dire que presque toute l’Algérie colonisée est, a été ou sera à vendre et à revendre. Il est des colons qui réussissent dans ces marchés. Ceux qui ont pu payer les intérêts de leur dette, attendre une plus-value, saisir une occasion favorable, rencontrer un vrai cultivateur non concessionnaire ou un spéculateur bien fourni de capitaux, ont en effet pu se défaire de leur concession à un prix dépassant parfois la valeur qu’elle avait quand ils l’ont reçue ; ils ont alors payé leur dette et sont rentrés en France, enrichis par l’état, sans profit pour la colonie.

Mieux eût valu persévérer, sans doute ; mais ils n’étaient point agriculteurs de profession, et leurs familles étaient habituées à d’autres mœurs. La famille ! on ne peut s’en passer dans une ferme aux avant-postes de la civilisation. Qui garderait la maison, panserait les bestiaux, préparerait les alimens, pendant que le colon travaille au dehors, souvent fort loin ? Or la femme n’existe en Algérie qu’à l’état d’importation. L’indigène séquestre la sienne. On ne trouve de servantes que dans les grands centres, toute personne à peu près convenable étant volontiers épousée. d’autre part, le colon qui amène une étrangère se heurte à d’autres difficultés. Celle qui n’a pas été élevée à la campagne se fait rarement à l’existence sévère qu’il faut mener, dans une exploitation rurale, aux confins du désert. L’ennui la prend, quand la peur n’est pas venue à bout de sa persévérance. Sa famille, ses amis la rappellent. Puis il y a les enfans à élever, à faire instruire, et auxquels la modeste école du village ne suffit pas toujours, à supposer qu’elle soit à portée. Si, à ces raisons plus ou moins valables, s’ajoute l’abattement produit par les maladies, les fièvres locales (fruit du défrichement), les décès peut-être, on n’hésite plus. On vend d’autant plus aisément ce que l’on a reçu en don qu’il semble que tout soit bénéfice à en réaliser la valeur en beaux écus sonnans. On ne tient bien d’ailleurs qu’à ce qu’on a payé de son argent ou de ses peines.

Or, des peines, ce colon de rencontre s’en est donné ; il le fallait bien, ne fût-ce que pour attendre le terme légal où il pourrait recouvrer sa liberté. Mais il n’en a pris que l’indispensable, comme on fait lorsqu’on n’entreprend qu’un travail qui doit cesser et dont un autre recueillera les fruits. Il a défriché peut-être un peu, s’il n’a pu s’en dispenser, mais le moins possible. Il eût fallu trop emprunter pour cela. Ce qu’il a mis en valeur, c’est son lot de jardin, son lot de vigne ; peut-être quelques hectares de labour à portée de sa maisonnette. Mais le gros lot, celui que l’administration, à tort ou à raison, lui a assigné à plusieurs kilomètres du village, il l’a laissé en friche, le plus souvent faute de goût, de force ou de capitaux ; à moins qu’il n’ait trouvé des indigènes disposés à lui en payer un loyer. Cette dernière éventualité est en effet la plus désirée et la plus favorable. Alors vraiment il se sent propriétaire, puisqu’il reçoit une rente pour un bien qu’il n’exploite pas. Elle lui sert ordinairement tout au plus à payer les intérêts de sa propre dette ; mais enfin il peut attendre, et c’est le grand point pour lui.

Un petit nombre de colons ont même eu la chance exceptionnelle de se procurer, par ces locations, des revenus presque suffisans pour vivre. Les plus actifs en profitent pour améliorer leur position, préparer l’avenir, mettre en valeur un bout de champ. Ce sont les bons. Mais combien d’autres vivent dans une demi-oisiveté, au jour le jour ! N’espèrent-ils pas se défaire, tôt ou tard, de ce beau bien, et aller tenter de nouveau la fortune, par d’autres voies, en ville de préférence ? Brocanter est la passion de ces esprits inquiets.

Dans la moitié des cas, il y a abandon, dans le quart seulement les intentions du législateur sont strictement remplies. De tels procédés ne font guère avancer la colonisation ; la culture progresse trop lentement, et c’est l’œuvre de Pénélope que bien souvent poursuit l’administration, avec une persévérance digne d’être mieux secondée. La tâche de celle-ci n’a pas été facile dans le passé. Les erreurs qu’on lui reproche n’étaient pas le fruit de l’incurie. Preuve en soient les tâtonnemens incessans et les changemens de systèmes employés. Ces essais si multiples témoignent de perplexités grandes, chez les hommes responsables de l’avenir de la colonie. Militaires et civils se sont succédé au pouvoir, sans parvenir à tourner toutes les difficultés. Et, malgré tout, ils sont arrivés à des résultats qui étonnent le voyageur non prévenu. Tout le long des voies stratégiques, on voit se dérouler les œuvres de la civilisation importée par eux. La carte des nombreux villages créés, entretenus, enrichis sous ces divers régimes, est faite pour surprendre, si l’on se rend bien compte des obstacles qu’on a dû surmonter.

On a bientôt fait de dire : « Opérons à l’anglaise ou à l’américaine. » Mais ni les Anglais ni les Américains n’ont eu jusqu’ici beaucoup d’occasions de spéculer sur les terrains de l’Australie ou du Far-West ; l’état a donc pu y vendre aux pionniers des domaines à bas prix, sans leur imposer de conditions. De plus ils n’ont pas eu affaire à des populations indigènes avec lesquelles il fallût compter. Ils ont taillé librement, en plein désert illimité, chassant devant eux à peine quelques misérables sauvages. Nos soldats ont battu Arabes et Kabyles sans pouvoir expulser les vaincus. On ne saurait faire abstraction de trois millions d’indigènes qui sont loin d’être tous des nomades, et qu’on ne prétendra pas absorber par la trop lente introduction de quatre ou cinq cent mille Européens, dont à peine la moitié sont Français.

Il n’est pouce de terre, en Algérie, qui n’appartienne à quelqu’un. Pour être rarement tout à fait individuelle, la propriété y est pourtant constituée par l’usage ou par la loi. Pour donner aux colons, il a fallu dessaisir les indigènes. Les biens conquis sur les gouvernemens turcs et arabes ont, dans le principe, formé la base des terres du domaine, mais ils ont été vite absorbés. Ceux qu’on s’est procurés par confiscations, à la suite de révoltes rigoureusement châtiées, ou d’incendies volontaires punis sur les tribus, ont passé à leur tour dans la circulation coloniale. Tout cela ne s’est pas fait sans oppositions violentes, rancunes amassées, tentatives d’éviction, intimidations exercées, qui rendent encore parfois la position du colon dangereuse ou décourageante.

Un voyageur peut, comme nous l’avons fait, parcourir les recoins les plus reculés de la plaine et de la montagne avec presque autant de sécurité qu’il en rencontrerait en France ; mais le colon doit se défendre, dans les postes avancés, contre les rancunes des tribus dépossédées, et garder tout particulièrement ses bestiaux contre les vols nocturnes des anciens maîtres du pays. L’isolement est rarement chose pratique ; le groupement n’est pas toujours facile. Quand on a créé une gendarmerie, des fontaines, des lavoirs publics, des écoles, une église, on n’a pas tout fait pour rendre La colonisation commode à des gens qu’étonnent les nudités de la vie primitive. L’admirable réseau de chemins de fer et de grand' routes, qui relie déjà nos villages entre eux, témoigne assez de la sollicitude d’une administration trop calomniée de ceux qu’elle a comblés de ses attentions. Mais il est impossible de faire surgir, en quelques années, en pays presque ennemi, l’état de choses qui a demandé des siècles d’efforts et de persévérance en terre européenne. Par exemple, les chemins vicinaux ou ruraux n’existent guère. En beaucoup de lieux, il faut se contenter de pistes, comme en pays sauvage. L’Arabe porte encore ses récoltes à dos d’âne ou de cheval sur des sentiers bons au plus pour des mulets. Le colon a plus de peine à transporter les siennes de son champ à son village qu’il n’en aurait à les envoyer de ce village au chef-lieu de la province. La ténacité du paysan peut seule triompher de tels obstacles.


II.

Est-ce à dire que la colonisation offre des difficultés insurmontables et que les gens prudens doivent s’en détourner ? Telle n’est pas notre pensée. Sans doute, il faut être préparé par son éducation antérieure et muni de ressources suffisantes pour oser se lancer dans une carrière dont les commencemens sont toujours durs ; mais tout homme énergique, entreprenant, persévérant, de bonne santé, habitué à exécuter lui-même les travaux des champs, ou tout au moins à les diriger, peut avoir chance de succès, pourvu qu’il apporte avec lui un petit pécule. Dix à vingt mille francs sont presque indispensables pour qui n’a pas obtenu de concession gratuite et ne peut compter que sur lui-même.

Ce n’est pas que, sans capital, et en se résignant d’avance à travailler pour le compte des autres, on ne puisse gagner sa vie en Algérie. Il ne manque pas de colons enrichis qui demandent à être secondés par de solides contremaîtres, chefs de chantier, ouvriers habitués aux méthodes européennes. Quoique la main-d’œuvre indigène y soit à bon marché, pourtant le travail de l’Européen sobre et honnête y est toujours recherché. Bon nombre de gros propriétaires français, qui ont besoin d’aides ou qui sont absens, s’estimeraient heureux de pouvoir confier leurs exploitations et leurs intérêts à des travailleurs compétens et dignes de confiance. Il en est qui commanditeraient volontiers de tels agens, notamment pour la plantation des vignes. d’autres les emploieraient comme métayers, avec part dans les profits, pour peu qu’ils pussent compter sur eux. On n’est pas habitué là-bas à se montrer trop exigeant sur le choix du personnel. Un Français qui offre moralement quelque surface a plus de chances de bien se placer chez les autres, que ne peuvent espérer de réussir sur leurs propres terres les déclassés de la bande roulante, prétentieux, incapables et paresseux, qui vont à la recherche non d’une position modeste et suffisante, mais d’on ne sait quelles utopies grossières et décevantes. Avec de l’économie, un bon contremaître ou métayer peut avoir l’espoir d’amasser, à la longue, un pécule qui lui permette d’entreprendre à son compte une exploitation rurale sur les terres d’autrui.

La classe des fermiers à prix d’argent n’existe pour ainsi dire pas en Algérie. Elle a pourtant lieu de surgir, en des contrées où le loyer du sol est insignifiant, et où des propriétaires absens ont déjà acheté beaucoup de terres qu’ils ne peuvent faire valoir eux-mêmes. c’est par là que devraient débuter les colons munis de trop maigres ressources pour pouvoir sans témérité acheter des terres, les défricher, bâtir des maisons et créer un immeuble exploitable. Ce qu’il ne peut apporter avec lui, le sol, l’habitation, les plantations permanentes, un fermier offrant quelques garanties peut l’attendre d’un propriétaire embarrassé de domaines vides et improductifs. c’est bien assez, pour le cultivateur débutant, d’avoir à se pourvoir de bestiaux, d’instrumens agricoles, de semences. n’a-t-il pas encore à payer la partie de main-d’œuvre à laquelle ne suffisent pas ses bras et à attendre un an ou deux une récolte qui le mette bien à flot ? Si, de plus, il a l’ambition de planter vigne de compte à demi avec le maître du sol, n’a-t-il pas assez de déboursés à faire et n’est-ce pas suffisamment risquer, sur la foi de saisons incertaines et d’un climat extrême dans ses parcimonies comme dans ses prodigalités ?

Mais puisque ce n’est point ainsi que la plupart des colons français entendent se lancer dans les entreprises agricoles, puisque presque tous prétendent être dès le premier jour propriétaires, il faut bien qu’ils se rendent compte du capital qu’ils doivent apporter avec eux pour avoir quelque certitude de succès. Nous nous plaçons au point de vue des plus modestes, de ceux qui voudront mettre eux-mêmes la main à l’œuvre et labourer de leurs bras.

L’achat de 20 hectares de terrain, au prix moyen de 250 francs, exigera bien 5,000 francs, pour peu qu’on ne s’établisse pas trop à l’écart des centres colonisés. Sur un sol à peine gratté par l’araire des Arabes, le complément de défrichement, à bref délai, d’une moitié de l’exploitation, est presque partout indispensable. Or il oblige à l’emploi de nombreux indigènes. Pour 10 hectares, au prix ordinaire de 200 francs, ce travail préliminaire emportera 2,000 fr. de capital. La bâtisse la plus modeste, pour abriter gens et bêtes, ne pourra être obtenue à moins de 3,000 francs en un pays où la main-d’œuvre industrielle, quoique fort défectueuse, est à des prix vraiment exagérés. Se procurera-t-on le mobilier personnel, le matériel rural, les bestiaux, les semences, la première mise en œuvre à moins de 3,000 francs ? Enfin, ne faudra-t-il pas prudemment se réserver deux ans de vivres pour attendre la récolte, qui n’est suffisamment rémunératrice qu’une année sur deux ? En ne comptant que 2,000 francs de ce chef, nous voici arrivés à un total de 15,000 francs pour une entreprise assurément bien timide, une exploitation bien rudimentaire où n’existe pas encore un pied de vigne. En certains cas, on peut faire à moins, mais en combien d’autres on sera entraîné à plus ! Avec une telle mise de fonds, en se résignant à être fermier d’autrui, on eût pu cultiver 100 hectares et mener une vie plus large, tout en engageant moins l’avenir.

Dans une petite ferme de 20 hectares, la partie non défrichée fournit le pâturage aux bestiaux et le combustible à la ménagère. On diminue l’étendue de ces terrains incultes, à mesure que les ressources arrivent. Un enfant de la famille ou un petit pâtre indigène suffit à garder, pendant le jour, le troupeau qui doit être rentré prudemment pendant la nuit. Dans la partie arable, 3 hectares sont emblavés en blé ; autant en avoine et en orge ; le reste est partagé entre les plantes industrielles, si on a assez de fumier et de main-d’œuvre pour en essayer, et les fèves, vesces, autres plantes fourragères, quand l’humidité permet d’en produire ; le dernier tiers est laissé en jachère reposante quand le ciel et la terre sont à la fois trop secs ; si entre ces divers travaux on parvient à planter 1 hectare de vigne, voilà tout ce à quoi on peut prétendre pour commencer, juste de quoi vivre quand aucun fléau ne survient. Mais si l’on augmente graduellement l’étendue de sa vigne, si on parvient à entretenir une ou deux laitières, à engraisser un ou deux bœufs, quelques moutons, à élever des porcs ; si l’on ne visite ni le cabaret ni les cafés (si nombreux qu’on en compte un sur moins de dix maisons), on a chance de se voir en peu d’années à la tête d’une valeur appréciable, toujours croissante. Progressivement on arrive à se donner plus de bien-être. Dès le principe, d’ailleurs, on a pu se faire aider. Il n’en est pas de l’Algérie comme des steppes américaines, où il faut absolument que le pionnier se suffise à lui-même, faute de population. Nous avons entendu des colons avouer qu’il faudrait inventer l’Arabe s’il n’était tout trouvé. En général, on peut s’assurer son travail pour un prix moyen de 2 francs par jour. Il est intelligent et peut, avec de l’attention, être dressé aux méthodes européennes. s’il n’est pas toujours très actif ni très fidèle, on peut pourtant se l’attacher partout où il n’est pas absolument nomade. Or il ne change guère la place de sa tente au-delà d’un certain rayon. Les douars et même les gourbis déménagent, mais pour se transporter à quelques pas, au flanc d’un vallon voisin du même canton. À plus forte raison le Kabyle, ce reste des populations autochtones, sédentaires et laborieuses, se présente-t-il comme travailleur précieux, partout où la terre lui manque, où la conquête l’a réduit à un patrimoine insuffisant. En certains coins de la province de Constantine, heureusement peu nombreux, il offre ses bras industrieux pour un salaire dérisoire. Il est des Kabyles qui, par un miracle d’économie, arrivent à se nourrir, ainsi que leurs familles, pour 1 fr. 25 de gain journalier obtenu des colons. Ceux-ci ne se trouvent donc que rarement en face de l’impossible ; car, fussent-ils loin des centres de population indigène, ils verraient accourir par bandes les montagnards kabyles marocains, pour faire leurs moissons et piocher leurs vignes.

Le petit colon qui consomme lui-même le blé qu’il produit, n’a guère à se soucier de sa valeur vénale sur le marché. Néanmoins la médiocrité du prix des céréales l’encourage peu à étendre ses semailles. La crise agricole que subit l’Europe réagit aussi sur l’Afrique et donne à penser au laboureur qu’il fait un pauvre métier, qu’il lui vaudrait mieux devenir bouvier ou vigneron. L’indigène n’est-il pas là pour le pourvoir de blé et d’orge à bon compte ? Maigrement outillé, celui-ci pousse devant lui son araire au soc de bois, sans versoir, traîné par deux maigres haridelles, parfois par un petit bœuf et un âne ; il sème à fleur de terre, sans fumure et avant labour ; il produit peu, mais presque sans frais. Il nourrit ses bêtes de trait tant bien que mal, dans les landes et les bois ; il compte son temps pour rien et sa peine pour peu de chose. Il n’ensemence guère que la portion de jachère qu’il juge nécessaire à l’alimentation de sa famille pour une année ; mais parfois le ciel lui est propice et lui envoie une récolte qui dépasse ce qu’il serait en droit d’attendre. Alors il peut vendre et tout prix lui semble bon. C’est lui, somme toute, et non le colon, qui alimente la majorité des marchés de l’Algérie, qui fournit à l’exportation et donne lieu de penser que l’Afrique pourrait redevenir le grenier de Rome : mais les Romes modernes attendent avec plus de confiance les steamers d’Amérique que les galères de Carthage. Aussi le colon européen qui fait la balance de ses déboursés et de ses rentrées arrive-t-il à cette conclusion inattendue que sa culture perfectionnée, améliorante, mais coûteuse, soutient mal la concurrence, non-seulement du producteur américain, mais même du Cincinnatus arabe.

Il se fait donc bouvier. Il le peut assez aisément, malgré la sécheresse proverbiale du pays, pourvu qu’il ait quelques avances d’argent et dispose de vaines pâtures assez étendues. Il lui suffit pour cela d’acheter aux indigènes des bestiaux jeunes ou amaigris pour les élever ou les engraisser. Il se les procure souvent à des prix très bas, dans les momens de pénurie. L’Arabe est imprévoyant ; il ne fauche pas ses blés, se contentant d’en couper l’épi, à la faucille. Toute sa paille se perd sur place. Il ne fait presque nulle part la fenaison des foins naturels que le printemps fait croître dans les jachères. Comme la cigale de la fable, il se trouve donc au dépourvu, non tant quand la bise survient que lorsque l’été dessèche les dernières broussailles sur cette terre rôtie. c’est le moment psychologique où le cultivateur européen, spéculateur d’instinct, attend sa pauvre victime. Pour peu qu’il ait mis ses pailles en meules, fauché une partie de ses foins, réservé un peu d’orge dans ses greniers, il peut s’approprier avantageusement les chevaux, les bœufs affamés de l’Arabe ; il les empêche de mourir jusqu’aux prochaines herbes, et les remet en état quand les premières pluies font reverdir le sol.

Ce métier serait plus régulièrement productif si le colon pouvait, comme en France, s’assurer une récolte de fourrages artificiels. Malheureusement, partout où l’on ne dispose pas d’eaux pour les irrigations d’été, la luzerne même se dessèche ou ne donne plus que des coupes insignifiantes. Le problème des assolemens indispensables à la culture intensive se pose dès lors d’une façon presque insoluble. Les maïs non plus ne poussent pas sans humidité ; les fèves et surtout les vesces, par la rapidité de leur croissance et la possibilité de les récolter avant la sécheresse, peuvent fournir quelques provisions de fourrages artificiels, plus ou moins régulières. Quoiqu’on ne puisse pas compter, en Afrique, sur les mêmes probabilités de développement végétal que dans nos climats tempérés, pourtant on peut y obtenir des résultats fructueux, même dans cet ordre d’entreprises. Les bœufs et les moutons d’Algérie ne fournissent-ils pas déjà, en partie, les marchés de la Provence ? c’est donc qu’on est parvenu à les engraisser sans trop de frais ni de difficultés.

III.

Le plus grand espoir des Algériens, en ce moment, est fondé sur la vigne. Le phylloxéra n’a franchi la Méditerranée que sur un seul point, Tlemcen. On croit volontiers ce qu’on désire ; aussi les colons s’imaginent que ce fléau ne saurait s’acclimater sur leur sol vierge. La virginité du sol de l’Algérie nous paraît étrangement illusoire. Après les défrichemens, quelques années de culture sans fumure y amènent l’épuisement, tout aussi bien qu’en Europe. Nous en avons constaté de trop nombreux exemples. L’Arabe épuise peu parce qu’il produit peu et qu’il laisse la plus grande partie de ses terres en jachère, soit par indolence, soit pour entretenir ses bestiaux. Le Kabyle, dans la pénurie où l’ont réduit les confiscations de ses terres, en est venu à les appauvrir, parce qu’il est obligé de les cultiver sans relâche et aussi sans fumures, faute de chemins et de véhicules pour le transport des engrais. Sa femme n’est-elle pas d’ailleurs habituée à sécher la bouse de ses vaches pour s’en faire un combustible, chauffer ses enfans dans son gourbi et cuire ses alimens ? Misérable expédient qui supprime tout espoir d’amélioration du sol. Aussi la production, déjà si maigre, des montagnes se réduit-elle de plus en plus. On affirme que les pauvres indigènes doivent se résigner parfois à ne récolter que deux grains ou trois pour un de semence. Sur les collines du Sahel même, comme en bien d’autres lieux cultivés depuis longtemps, les semailles faites après jachères triennales sans fumure ne produisent guère plus de sept ou huit grains pour un. Certes, on obtient beaucoup plus, douze ou quinze pour un, dans la Mitidja et dans les terrains humides, d’alluvion profonde. Mais ces terrains sont rares en Algérie comme partout. Le sol du Tell, montueux et bosselé au-delà de toute expression, trop souvent dépouillé d’arbres depuis des siècles, raviné par les eaux, s’appauvrit tout comme un autre quand il n’est pas soumis aux lois communes du roulement des plantes, de la fumure ou de la jachère reposante.

Quoique la nature du fonds ne soit pas une garantie contre le phylloxéra, les pentes multiples de la plupart des provinces algériennes semblent pourtant être prédestinées à la plantation de la vigne. L’expérience a prouvé qu’elle pouvait y croître presque partout. Les Kabyles, depuis les temps antiques, la suspendent à leurs arbres. Elle y atteint de grandes proportions : les pousses d’une année y donnent souvent des sarmens de 1m,50 à 2 mètres de long. La sécheresse, qui tue tant d’autres plantes, gêne à peine le pampre cher à Bacchus. Aussi les colons le plantent-ils avec un entraînement qui touche à la furie. Ils font bien, car ils ne risquent guère d’échouer complètement et peuvent, avec probabilité, faire par là rapide fortune. Ils calculent que, s’ils ont seulement dix ans devant eux, avant l’apparition du phylloxéra, ils ont chance d’avoir réalisé de beaux bénéfices. Il se disent avec raison que l’ennemi ne saurait les frapper tous à la fois ; que l’Algérie, sans la Tunisie, compte environ 250 lieues de longueur ; que les vignobles, quelque activité qu’on mette à les multiplier, ne se toucheront pas de longtemps ; que la propagation du mal y sera, par conséquent, bien plus lente et bien plus difficile que dans la mère patrie. Enfin ils comptent sur la vigilance de tous pour empêcher l’importation de l’insecte maudit.

Le développement et l’avenir de la colonisation sont désormais attachés à cette entreprise. Nous ne voyons à ces espérances enivrantes qu’un seul inconvénient : c’est qu’elles détournent des voies modestes de la culture ordinaire et font considérer comme misérables tous les autres procédés d’exploitation. Parlez de labour à beaucoup de colons, ils font une moue dédaigneuse ; entretenez-les de beuverie, ils vous répondent vignobles. De sorte que, si par malheur la vigne ne donnait pas en Algérie les résultats espérés, on pourrait prévoir une débâcle générale, un abandon presque absolu. Ces gens, grisés par des perspectives de rapide enrichissement, ne se résigneront jamais plus aux lents et humbles labeurs du paysan, qui vit au jour le jour et se contente de ce que les saisons lui apportent. On peut, en tout cas, prédire que ceux d’entre eux qui échoueront, — et ils ne sauraient réussir tous, — jetteront le manche après la cognée et déclareront une fois de plus l’Algérie « bonne pour des Arabes. »

Heureusement les perspectives sont encourageantes. Aussi peut-on se prêter à la monomanie du jour, et tracer au petit colon qui entre dans cette voie les linéamens d’un projet exécutable. Supposons qu’il soit en possession d’une vingtaine d’hectares, et qu’il ne les ait pas choisis trop éloignés de la côte, afin d’échapper aux sécheresses excessives, d’éviter les gelées tardives et de rester à portée des voies d’écoulement pour ses futurs produits. Admettons, ce qui est la chance la plus favorable, qu’il ait pu s’assurer ce petit bien pour 5,000 francs. Il doit avoir choisi un terrain dont un quart au moins soit à peu près défriché, sans quoi sa plantation se trouverait retardée d’un ou deux ans. Le reste, ne devant servir qu’au pâturage des bestiaux, n’obligera à aucuns frais de nettoyage. Il a bâti sa demeure et son étable pour 3,000 francs. Son mobilier, son matériel professionnel, sa charrette, sa charrue, ses bœufs pour labourer ses vignes, son cheval, lui prendront encore 2,000 francs. Il entretiendra ces animaux et en engraissera peut-être quelques autres sur ses 15 hectares de pacages, pourvu qu’il ait soin de faner une partie de ses herbes. Il doit se réserver des subsistances pour au moins quatre ans, puisqu’il ne se propose pas d’ensemencer ses terres, mais d’en planter une partie et d’attendre les premières vendanges productives. Soit de ce chef encore 4,000 francs. Il n’a pourtant pas jusqu’ici mis en terre un seul pied de vigne.

Voici maintenant, d’après renseignemens pris sur place, en divers coins de la colonie, auprès de praticiens compétens, quel est le devis le plus rationnel qu’on puisse établir pour une plantation faite en conditions économiques, mais avec chances de réussite..

On commence par un complément de défrichement et un labour De 0m, 25, qui prennent aisément 100 francs par hectare. On creuse ensuite trois ou quatre mille trous de 0m, 60 en tous sens, indispensables dans ces terres durcies par le soleil, qui a ont pas été remuées depuis l’occupation romaine et où l’emploi de la baramine serait très insuffisant ; cela s’obtient généralement pour 150 francs. L’achat des sarmens, leur alignement, leur enfouissement emportent la même somme. On écarte ordinairement les plants de 2 mètres en tous sens dans la plaine, de 2 mètres sur 1m, 50, dans les pentes moins fertiles. La culture soignée, en partie à la charrue, en partie à la pioche, et la taille, pendant les trois années d’enfance de la vigne, doivent être calculées à 450 francs ; car laisser envahir sa plantation par le chiendent, les fougères et les repousses de palmier nain, ce serait la sacrifier d’avance. Il est vrai que, dès la troisième feuille, la vigne africaine couvre souvent ses frais. Mais il est prudent de ne compter que sur la quatrième. Enfin, l’intérêt des déboursés faits pendant les trois années improductives doit être compté à, 150 francs. Le prix de revient total d’un hectare de vigne, au moment de la vendange espérée, ne peut donc guère être moindre de 1,000 francs, en dehors de l’estimation si variable du terrain.

Encore ne faut-il pas avoir procédé largement ni défoncé le sol entier, soit à la pioche, soit à la charrue à vapeur, comme le font volontiers les grandes compagnies et les grosvpropriétaires, qui arrivent vite ainsi à des déboursés deux fois plus forts.

Le travail si compliqué de la plantation exige du temps. Une famille de vignerons qui débarque de Marseille ou de Port-Vendres ne peut l’exécuter au débotté que sur une faible échelle. Elle plantera difficilement plus de 5 hectares dans les deux premières années de son établissement. Car un an se passe vite en installations, bâtisses, tâtonnemens de toutes sortes.. Ce sont, en tout cas, 5,000 fr. qu’elle devra débourser presque en arrivant. Elle n’aura pas la témérité d’entreprendre plus, avec des ressources limitées, avant d’avoir fait ses essais, ses expériences et goûté les premiers verres du vin de son cru.

Malheureusement, cette dépense n’est pas la seule qu’on doive prévoir. Dès la troisième année de plantation, sinon dès la seconde, il faudra bâtir une cave, acheter des foudres, des tonneaux, etc. Toute cette « vaisselle vinaire, » jointe à la construction du chai, double largement les frais d’établissement d’un vignoble, surtout quand on opère sur de modestes quantités. Muids et futailles coûtent environ 10 francs par hectolitre, soit 2,500 francs pour loger les 250 hectolitres que notre colon sera en droit d’atteindre dès la quatrième année. Un chai de 2,500 francs n’est pas une merveille et suffira difficilement si, au lieu de 50 hectolitres par hectare, la Providence en envoie 80 ou 100 ; quand on a eu la précaution de bâtir sa maison sur cave, on peut y placer ce surcroit de biens. En pareil cas, les petites gens font comme ils peuvent. Il est déjà si difficile d’ajouter ces 5,000 francs de matériel aux 5,000 de plantation !

Faute de se rendre compte de l’élévation de cette nouvelle dépense, nous savons que bien des colons sont tombés dans l’embarras. Ils ont eu du raisin sur souche, du vin prêt à faire et rien pour le loger ! Il en est qui demandent à vendre leurs vignes à peine créées ; les ayant déjà hypothéquées au maximum, ils ne parviennent pas à emprunter aux usuriers les moyens d’en recueillir les fruits !

Si nous nous souvenons que notre colon a déboursé 14,000 fr. pour se procurer une terre, une maison, un mobilier et vivre pendant quatre ans, nous devrons conclure qu’il lui faut 24,000 francs d’avances pour faire sa première vendange productive en Algérie.

Los résultats probables répondront-ils à l’étendue de ces sacrifices ? On l’assure. Les produits du raisin, d’après les nombreux essais déjà tentés, sont de 40 à 100 hectolitres de vin par hectare. Adoptons le chiffre modeste de 50 hectolitres en moyenne. Les prix de vente ont varié entre 20 francs et 50 francs l’hectolitre, suivant les qualités. Supposons une moyenne basse de 26 francs, on aura encore un produit brut de 1,250 francs à l’hectare. Le petit cultivateur, qui laboure, taille et vendange en partie sa vigne lui-même, la maintiendra en bon état par un travail dont la valeur ne dépassera probablement pas 250 francs par hectare. On voit qu’il devrait lui rester 1,000 francs de bénéfice net pour un déboursé total de 2,000 francs, matériel compris. c’est un taux de 50 pour 100. Ils ne sont donc pas en dehors du possible, ces propriétaires d’Algérie qui affirment avoir encaissé dès leur première année de récolte (la quatrième après plantation), tout le coût de leur vigne ; et, dès la seconde, tout le prix de leur matériel. À partir de la sixième année de plantation, le produit devient gain pur, le capital étant remboursé intégralement, sauf peut-être la valeur du sol.

Ne nous abusons pas néanmoins. D’autres colons, moins heureux ou plus clairvoyans, nous ont rappelé qu’il faut compter avec l’imprévu, surtout avec les particularités atmosphériques de la contrée. Sans parler des sauterelles, qui reviennent rarement, mais qui peuvent dévorer jusqu’à la plante, il faut prévoir le sirocco, le simoun du désert, ce vent sec et dévorant qui arrive chargé d’une poussière de sable impalpable, comme une atmosphère de vapeur sans humidité, et qui, en quelques heures, dessèche fourrages, moissons, vendanges sur pied. À la veille de la récolte, on peut être absolument dépouillé.

À cause de ce fléau trop fréquent et des accidens ordinaires auxquels la vigne peut être soumise, en Algérie comme partout : mauvaises floraisons, gelées tardives, grêle, insectes, oïdium, etc., des colons, moins favorisés que ceux de qui nous avons parlé, et rendus prudens par l’expérience, assurent ne pouvoir compter, en moyenne, que sur 500 francs bien nets par hectare. De l’avis des moins enivrés par le jus de la treille, c’est donc encore 25 pour 100 du capital engagé.

Notre petit colon, propriétaire de 20 hectares, dont il a planté 5, peut ainsi compter sur au moins 2,500 francs de bénéfice net sur sa vigne seule. Si les 15 autres hectares, qu’il utilise pour pâturages ou pour labours, lui assurent en logement, jardinage, laitage, bestiaux, grains, etc., un revenu correspondant aux 14,000 francs qu’il a dû débourser d’autre part, on voit qu’il n’est pas à plaindre, qu’il peut aisément agrandir sa demeure et sa cave, augmenter l’étendue de son vignoble et porter celui-ci peu à peu jusqu’à 10 hectares, ce qui fera presque sûrement de lui un homme fort à l’aise. De tels résultats ne s’obtiennent nulle part sans risques, travail, patience… et une première mise de fonds.

Sans doute, il est des colons qui ont réussi sans capital à eux appartenant. On en cite qui sont partis de rien et qui sont devenus de très gros personnages. Nous ne nions point ces exceptions. Mais, en cherchant bien, nous trouverions qu’ils ont bénéficié de concessions avantageuses faites par l’état, qu’ils ont peut-être reçu d’associations généreuses, comme la société protectrice des Alsaciens-Lorrains, maisons, bestiaux, matériel de première installation. Peut-être ont-ils saisi l’occasion de spéculer avantageusement ? Enfin, il est de bonnes chances comme il en est de mauvaises. On ne saurait, sans témérité, compter que sur le mélange de biens et de maux dont, au dire d’Homère, Jupiter compose le breuvage des humains.

IV.

Demandons-nous, avant de terminer, à quelle population convient notre colonie, et quels sont les moyens de l’y attirer.

L’Algérie nous paraît être surtout l’affaire de ces trop nombreux vignerons du Midi, de qui le phylloxéra a détruit les espérances, mais qui gardent encore quelques débris de leur bien-être passé. Trop pauvres pour entreprendre rien de profitable dans leur pays ruiné, au lieu d’épuiser dans l’attente leurs dernières ressources, ils feraient mieux de porter dans notre belle colonie le peu d’argent qui leur reste, leur expérience et leur activité. Déjà bronzés au soleil, ils supporteront plus aisément le climat africain que les émigrans venus du Nord. Ceux de Provence se sentiront à peine loin de chez eux. Les côtes sud de la Méditerranée nous sont apparues parfois moins sèches et plus fertiles que les côtes nord. Ils ne peuvent guère perdre au change.

Il leur sera certainement plus facile et plus profitable de transformer en vignoble un bon terrain d’Afrique que de changer les maigres coteaux de leur patrimoine ruiné en guérets labourables ou en prés verdoyans. Par un simple déplacement, ils sont à peu près sûrs de pouvoir refaire leur carrière et retrouver leur profession si avantageuse.

L’Algérie, au point de vue qui nous occupe, n’en est plus à faire ses preuves. Quelques-uns de ses crus sont déjà très appréciés. La province d’Oran produit des vins capiteux et forts en couleur qui rappellent ceux d’Espagne. Mascara est connue depuis longtemps pour ses vins blancs ; les rouges s’y dépouillent en vieillissant et ressemblent alors, pour le goût comme pour la couleur, à d’excellent bourgogne. La province d’Alger donne des produits plus légers, mais dignes d’estime. Médéa prétend remplacer nos meilleurs vins blancs ; nous en avons goûté de très fins à Koubba, près d’Alger. Les trappistes de Staouéli, sur le Sahel, livrent au commerce des vins dont le mérite n’est pas seulement d’avoir mûri sur un emplacement historique, tout près des lieux où se livra la première bataille de 1830. Dans la province de Constantine, on a fait de bons essais près de Rouffach et de Milah ; aux Béni-Mélek, près de Philippeville, on a imité les crus du Médoc et ceux des côtes du Rhône. Les crus de La Galle se rapprochent du bordeaux. Souk-Ahrras vend déjà assez cher des vins blancs qu’on compare au sauterne. Dans les plaines de Bône, près de Mondovi, un cultivateur fort entendu, qui même n’est pas propriétaire, mais simple locataire de sa ferme. a réalisé, en 1883, des bénéfices tellement énormes que nous n’osons en citer le chiffre. Pourtant ses vignes sont plantées dans les terres basses des bords de la Seïbouse, qui semblent plutôt faites pour produire des céréales.

En général, les Algériens ont couru au plus pressé, visant à la quantité plutôt qu’à la qualité, plantant les terres les plus riches, les plus plates, les plus anciennement défrichées, les plus facilement labourables. Quelques-uns ont choisi des sols tellement humides qu’ils conviendraient mieux à des maraîchers qu’à des vignerons. Ce n’était pas le moyen le plus sûr de fonder la réputation des vins de la colonie. d’autres ont manqué de matériel et de soins dans la vinification. L’expérience instruira chacun. Quand on aura rectifié les erreurs inévitables, on prouvera aisément à l’Europe que l’Afrique est une terre de promesses, faite pour abreuver le monde septentrional si elle n’arrive plus à le nourrir.

Nos colons sont encore loin d’atteindre ce but de leurs ambitions. L’Algérie ne produit pas assez de vin pour sa propre consommation. Elle importe des liquides frelatés ou coupés de vins d’Espagne. Jusqu’à présent, elle n’a guère exporté que des échantillons de ce qu’elle pourra faire. Mais l’élan des dernières années vers la plantation conduit à un avenir très prochain et qui semble brillant.

La diversité des terrains, des sites et des climats sur ce sol mouvementé donne à penser qu’on obtiendra des produits très variés et propres à contenter tous les goûts. Quand on saura bien quelles contrées peuvent remplacer du plus au moins nos grands crus, on travaillera avec plus de sécurité et plus de succès.

On ne saurait assez le répéter : ce qui a le plus manqué à l’Algérie pour répondre aux espérances fondées sur elle, ce n’est ni la terre, ni le ciel, ni même toujours l’eau : c’est surtout l’homme, l’homme du métier et muni de capitaux. Ce tort, nos méridionaux, atteints par le fléau qui les désespère, semblent appelés à le réparer, ïl serait désirable de pouvoir compter sur eux pour augmenter là-bas le chiffre de la population européenne, trop clairsemée et trop peu fixée jusqu’ici.

Il faut convenir que beaucoup de prétendus vignerons n’étaient, dans notre Midi, que des propriétaires vivant en rentiers et bénéficiant du travail de leurs « bordiers, » de leurs métayers. Mais, outre que tout homme qui s’appauvrit ferait bien de se résigner au labeur même manuel, il ne serait peut-être pas impossible à un propriétaire à qui restent quelques débris de son ancienne aisance d’emmener avec lui, au-delà d’une mer qu’on franchit en trente heures, un de ses métayers restés sans emploi. c’est affaire d’organisation et d’association. Il en fera son chef de chantier, quitte à lui faire partager son toit et sa table. n’oublions pas que la main-d’œuvre grossière se trouve sur place.

Mais l’Algérie ne convient pas aux vignerons seuls. Ses plaines et ses montagnes se prêtent à bien des modes d’exploitation. En face des vides, des besoins, des richesses latentes, et en vue de la sécurité future de notre belle colonie, il est impossible de ne pas se demander d’une façon générale : « Que faire pour y attirer un plus grand nombre d’habitans et surtout pour les y retenir ? » l’expérience prouve que ni l’initiative privée ni celle des associations, ne suffisent à cette tâche. La colonisation administrative n’a pas échoué, comme le prétendent des gens qui ne savent comparer le présent au passé, mais elle a imposé à la mère patrie des sacrifices dont l’importance dépasse peut-être encore la grandeur des résultats obtenus. À tort ou à raison, on s’est lassé de renouveler ces largesses en faveur de quémandeurs qui n’en profitent pas tous bien régulièrement pour eux-mêmes, qui à plus forte raison ne secondent pas l’intérêt public.

Il est notoire pourtant que, parmi les gens décidés à émigrer, fort peu disposent des 15,000 francs presque indispensables pour devenir, sans trop de risques et de souffrances, propriétaires-laboureurs en Algérie ; encore moins possèdent les 20 ou 25,000 nécessaires pour y planter un vignoble qui puisse les faire vivre. Il est donc désirable de venir en aide aux émigrans qui ont des avances, mais en quantité insuffisante. Il est trop certain aussi que nos Français, habitués à être comme portés sur les avantages multiples d’une civilisation perfectionnée, ne savent guère se défendre du découragement, quand ils sont jetés brusquement en face des nudités de la vie primitive. Ils ont besoin de trouver tout au moins un toit pour s’abriter à leur arrivée dans la colonie.

Sans prétendre donner des conseils aux hommes spéciaux et compétens, nous osons dire que tout système par lequel on voudra éviter les écueils du passé et pourtant pousser au développement de la colonisation, devra être conçu à peu près dans les données suivantes dont une partie seulement a été essayée, et qui n’ont jamais été appliquées dans leur ensemble :

Choix déterres domaniales vraiment propres à la colonisation ; leur partage on lots de 20 à 100 hectares, suivant la valeur du sol et sa situation ; construction au préalable de maisonnettes avec étables contiguës, par l’administration ; aux emplacemens faits pour des villages, tracé de routes, installations de fontaines et de services publics correspondant à l’importance du lieu.

Plus de concessions gratuites, puisque, faites aux gens trop pauvres, elles ne leur profitent guère, ni à la colonie ; faites aux riches, elles sont une injustice évidente.

Vente conditionnelle des lots bâtis et des terres y attachées, les ventes inconditionnelles ne favorisant ordinairement que les spéculateurs, lesquels ne résident point.

Adjudication d’un lot unique à une même famille et seulement en faveur de celles qui, prouvant avoir vécu de la vie agricole et posséder un minimum de capital déterminé, s’engagent de plus à mettre ce lot en valeur, ou par leur propre travail ou par celui d’autres Européens.

Paiement en huit ou dix annuités du prix d’adjudication, ainsi que de l’intérêt des sommes restées dues.

Droit de cession, au bout de cinq ans, mais seulement à des Européens remplissant les mêmes conditions que l’adjudicataire, à l’exclusion des indigènes jusqu’à un délai de quinze ans et des possesseurs d’autres terres domaniales, trop disposés à arrondir leurs propriétés aux dépens du peuplement.

Prohibition de location aux indigènes de plus de la moitié du terrain qu’on aura acheté du domaine, le colon ne devant pas devenir un simple rentier, du moins avant quinze ans de résidence et de travail.

Droit d’emprunter immédiatement sur l’immeuble, à charge par l’état, en cas de déchéance de l’adjudicataire, de rembourser, si possible, le prêteur sur le prix de revente.

En cas d’éviction pour non-observation du cahier de charges, perte d’une partie des annuités versées, mais estimation des améliorations effectuées et leur remboursement sur le produit d’une nouvelle adjudication.

De telles conditions, unies à tant d’avantages, ne devraient pas écarter les adjudicataires intelligens et honnêtes ; ceux-ci comprendraient probablement que, si l’état leur vend des terrains plus spacieux ou à plus bas prix qu’ils ne pourraient les acheter à l’amiable ; s’il leur accorde des facilités de paiement à si longues échéances ; s’il leur bâtit des demeures, une gendarmerie, des lavoirs, des écoles et peut-être des églises ; s’il leur construit des routes coûteuses, en pleine solitude, il est bien en droit de veiller un peu à ce que devient tout cela. Des adjudicataires munis de quelque avoir et sachant, par leurs expériences antérieures, ce que coûtent les choses, seraient sans doute moins récalcitrans devant des exigences légitimes que ne l’ont été, dans le passé, les concessionnaires à titre gratuit, sans ressources personnelles et habitués à tout attendre d’autrui. d’ailleurs, on n’imposerait aux acquéreurs aucune des gênes plus ou moins inutiles qui, précédemment, ont servi de prétextes aux réclamations. Ils ne seraient pas astreints à bâtir, puisqu’ils trouveraient une maison toute faite, ni à planter un nombre d’arbres déterminé, en des lieux qui peut-être ne se prêteraient pas à la croissance, ni à se clore d’une haie ou d’un fossé, s’ils croyaient pouvoir s’en passer. Avec la liberté presque absolue dans le mode d’exploitation, on ne pourrait plus guère crier sus à la colonisation administrative.

D’autre part, si les conditions que nous venons de signaler étaient rigoureusement observées et qu’on y tînt la main, il semble que la France répugnerait moins à intervenir de nouveau en faveur de ses colons. Ce qu’elle craint, bien plus que les frais, c’est que spéculateurs et déclassés ne continuent à abuser de sa générosité.

D’ailleurs son intervention, comme bailleur de fonds, ne serait peut-être plus aussi nécessaire. On a dit, avec raison[2], qu’une « caisse de colonisation » commencée par la vente inconditionnelle des terres domaniales inutilisables par de simples colons, puis alimentée par la vente conditionnelle des lots les plus propres à être habités et cultivés par des Européens, pourrait pourvoir à la construction de villages, sans que la mère patrie eût de nouveaux sacrifices à s’imposer. Peu à peu et dans la mesure où cette caisse se garnirait, elle achèterait de nouvelles terres aux indigènes et étendrait les limites de son action. Il semble qu’une tentative puisse être faite dans ces données.

Il n’y a guère d’espoir qu’en des mesures qui tiendraient compte à la fois de l’initiative individuelle avec ses ressources et ses droits, et de ce que l’expérience a démontré être fructueux dans les précautions, comme dans les largesses de la colonisation officielle. Puissent nos hommes d’état, nos administrateurs, ne pas se désintéresser de l’Algérie ! puissent aussi nos agriculteurs et surtout nos vignerons, si découragés en France, porter leurs efforts vers la seconde patrie qui leur a été conquise au prix de tant de sang et de persévérance !


THEOPHILE ROLLER.

  1. Pour une valeur de 100 francs par hectare, bâtisse comprise (décret du 15 juillet 1874).
  2. Voir la brochure, la Colonisation en Algérie, par un sous-chef de bureau de la préfecture de Constantine, 1884.