Cuba et la propagande annexioniste

G. d’A…
Cuba et la propagande annexioniste
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 363-367).


Cuba et la Propagande annexioniste

L’avortement du coup de main tenté naguère par la bande Narcisco Lopez contre Cuba a été aussi complet que possible ; mais, pour qui connaît l’inexorable convoitise des Anglo-Américains et leur dédain de certains scrupules, pour qui tient compte surtout de la latitude que donnent à ces tendances de l’esprit national la faiblesse et l’instabilité constitutives du gouvernement de Washington, la complicité tacite des agens de celui-ci, qui, en dépit d’ordres formels, ont laissé l’expédition s’organiser en plein jour, la complicité avouée des autorités locales, dont quelques-unes, et de ce nombre le gouverneur même de l’état de Mississipi, ont officiellement patroné Lopez, il est bien évident que l’essai de piraterie auquel vient d’échapper la principale des Antilles se reproduira tôt ou tard. Il n’est donc pas sans intérêt de rechercher sur quels élémens de résistance l’Espagne, le cas échéant, pourrait compter.

La propagande annexioniste de New-York exploite à Cuba trois intérêts fort distincts, dont deux sont même essentiellement contradictoires. Aux noirs, elle promet l’émancipation ; aux propriétaires d’esclaves, elle offre la restauration et l’impunité de la traite à l’abri du pavillon américain, le partage de la prospérité commerciale et agricole des États-Unis. Elle s’adresse enfin aux susceptibilités locales, déclame contre la tyrannie militaire et l’avidité fiscale de la métropole et vante les douceurs du régime fédéral[1]. Voyons jusqu’à quel point, ce triple appel peut trouver des échos au sein de la population de Cuba.

Nous dirons d’abord que, si l’idée d’émancipation était assez puissante pour insurrectionner les noirs, ils n’auraient pas attendu jusqu’ici. Ils se seraient soulevés en 1841, alors que le gouvernement de la métropole, en rupture ouverte avec la France, seule alliée continentale de celle-ci, était à la merci de l’Angleterre, qui, par l’organe de son agent à Cuba, M. Turnbull, leur prêchait ouvertement la révolte. Ils se seraient surtout soulevés en 1848 ; les dangers qui menaçaient intérieurement et extérieurement l’Espagne, sa querelle diplomatique avec l’Angleterre, la suppression de l’esclavage dans nos colonies, l’ascendant irrésistible que semblait donner aux idées d’émancipation la révolution européenne, tout les y encourageait, et les propagandistes, tant anglais qu’américains, qui s’étaient abattus sur l’île ne le leur laissaient pas ignorer. Ce que les noirs n’osèrent ou ne voulurent pas tenter à ces deux époques, l’oseraient-ils et le pourraient-ils aujourd’hui que l’Espagne, libre de toute complication extérieure et remise de son délabrement intérieur, est plus que jamais en mesure de les contenir ? Cette liberté qu’ils n’ont pas songé à prendre des mains de l’Angleterre, dont la bonne foi abolitioniste ne pouvait être du moins révoquée en doute, iraient-ils précisément la demander aux États-Unis, où la question de l’esclavage est plus que jamais en suspens, aux États-Unis, qui de la même main offrent l’émancipation des noirs et le rétablissement de la traite ? Ajoutons que la position des noirs est à Cuba des plus tolérables. Des règlemens sévères, qui datent des premiers temps de la conquête, les mettent à l’abri de tout mauvais traitement, et l’opinion ne les protège pas moins que la loi. Ce sentiment d’égalité pratique qui est le fond du caractère espagnol a déteint ici sur les rapports des colons avec les esclaves : l’esclavage ne s’y distingue, à proprement parler, de la domesticité libre que par son côté avantageux, par le patronage perpétuel qu’il implique. Un grand nombre de noirs ont pu s’y créer par leur industrie une aisance personnelle qui leur permet souvent jusqu’aux jouissances du luxe, et il ne tient qu’à eux d’oublier qu’ils ont encore un maître. Cette liberté de fait ne vaut-elle pas la liberté légale des noirs et des mulâtres de l’Amérique du Nord, qui ne pourraient, sans courir danger de mort, user des droits politiques que la constitution leur confère, et que l’impitoyable orgueil de la race blanche exclut de ses écoles, de ses églises, et jusque de ses cimetières ?

La propagande à double face des annexionistes n’est pas de nature à inspirer plus de confiance aux planteurs qu’à la race noire. En supposant même que ceux-ci fussent complètement rassurés du côté des abolitionistes américains, le danger ne serait que déplacé. Si l’Espagne voyait jamais Cuba lui échapper par le fait des planteurs, hésiterait-elle un seul, instant, fût-ce en pure perte, à décréter elle-même l’émancipation en masse des noirs ? Ceci est élémentaire on encloue les canons qu’on est forcé d’abandonner à l’ennemi, et nous n’énonçons pas d’ailleurs cette hypothèse au hasard. Il est un mot semi-officiel qui fait fortune en Espagne, et que méditeront sans doute les créoles annexionistes, s’il y en a réellement : « Cuba doit être espagnole ou africaine ! »

Allons plus loin : supposons que, par un concours de circonstances imprévues, Cuba put parvenir à entrer comme état à esclaves dans la confédération anglo-américaine : le commerce et la production de cette île y gagneraient-ils beaucoup ? Quelques chiffres vont prouver le contraire.

L’immigration des blancs est le thermomètre le plus infaillible de la prospérité matérielle d’une colonie ; or la population blanche de Cuba, qui n’était en 1774 que de 96,000 ames, s’élevait en 1846 à 425,000, c’est-à-dire à près de quatre fais et demie en sus. Si l’on compare ce mouvement de population à celui des États-Unis, les résultats sont plus significatifs encore. De 1810 à 1840, l’accroissement a été en moyenne, pour Cuba, de 25,70 pour, 100 par, période décennale, et, pour les États-Unis, de 33 pour 100, de sorte que l’avantage des États-Unis sur Cuba se réduit à un peu plus de 7 pour 100 tous les dix ans.

On peut raisonnablement imputer cette différence à des causes physiologiques et topographiques que l’annexion ne ferait pas disparaître. Et d’abord, outre que la race anglaise, française et allemande, qui est le principal élément de la population blanche des États-Unis, se multiplie beaucoup plus rapidement que la race espagnole, le climat tempéré d’une bonne moitié des États-Unis favorise beaucoup plus cette multiplication que le climat tropical des Antilles. En second lieu, le domaine agricole disponible des États-Unis est presque illimité ; l’appât des concessions gratuites ou quasi-gratuites de terrains y attire une foule d’Irlandais et d’Allemands qui viennent simplement demander à un sol vierge la subsistance que l’Europe leur refuse, et dont l’immigration ne dépend dès-lors nullement du plus ou moins de prospérité de leur nouvelle patrie. À Cuba, au contraire, la propriété entière est divisée ; l’immigration blanche y correspond rigoureusement à une progression proportionnelle du mouvement industriel et commercial. Toutes ces compensations faites, on peut donc affirmer, à coup sur, que les conditions propres de prospérité matérielle sont pour le moins aussi développées à Cuba qu’aux États-Unis.

Voici des chiffres plus décisifs encore : de 1827 à 1849, l’étendue des cultures en exploitation a progressé, à Cuba, dans la proportion de 38 à 65. Le mouvement commercial de l’île avec l’extérieur, qui représentait, en 1829, une valeur moyenne de 30 millions de piastres, s’élevait, en 1848, à 50 millions, et aurait atteint à cette date bien près de 60 millions, si les épouvantables désastres occasionnés par les derniers ouragans, c’est-à-dire des causes tout-à-fait accidentelles, n’étaient venus ralentir, dans la période 1844-48, la progression normale. Qu’on nous cite un seul point des États-Unis où le commerce local ait à peu près doublé en vingt ans. Depuis 1834, il a été construit à Cuba trois cents milles de chemin de fer : c’est encore un début qui promet.

Ces progrès sont d’autant plus remarquables, que, dans la période où ils se sont accomplis, la métropole a traversé deux guerres maritimes qui anéantirent son pavillon, une guerre d’invasion et quinze ans de guerre civile. Aujourd’hui que l’Espagne est pacifiée, que son marché et ses capitaux sont redevenus libres, qu’elle a une marine marchande de seize mille voiles, et que la réforme de son tarif l’appelle à nouer des rapports commerciaux avec tous les autres pays du continent, Cuba n’a-t-elle pas plus intérêt que jamais à rester espagnole ? Pourrait-elle raisonnablement préférer au monopole de la consommation péninsulaire et au partage des divers débouchés européens que la Péninsule est en mesure de s’ouvrir, nous ne savons quelle solidarité de dupe avec les États-Unis, dont les denrées tropicales, grace au bas prix des terrains, grace surtout à la facilité et au bon marché des transports terrestres, supplanteraient bien certainement les siennes auprès des consommateurs américains, — dont tous les débouchés extérieurs sont déjà conquis et desservis, — dont les développemens agricoles, qui pis est, tendent de plus en plus à dépasser les besoins de la consommation tant intérieure qu’extérieure ?

Enfin, et ceci répond à tout, quels sont ces symptômes de sourde irritation que la presse annexioniste des États-Unis prétend avoir découverts parmi les propriétaires de l’île ? A des suppositions que rien n’autorise, on peut opposer un fait : à deux reprises depuis 1848, l’autorité coloniale a manqué de fonds, et chaque fois les planteurs et les négocians se sont spontanément cotisés pour lui faire une avance. Est-ce là un indice, nous ne dirons pas de mauvais vouloir, mais d’indifférence envers la métropole ? Est-ce encore un symptôme de séparation que l’empressement des capitalistes de la colonie à souscrire pour les chemins de fer espagnols ? L’élément annexioniste qui s’est manifesté dans la classe des propriétaires, le voici : en 1848, cinq ou six jeunes gens frais sortis des collèges de New-York furent impliqués dans la première conspiration du général Lopez. À vingt ans, on est annexioniste à la Havane, comme on est révolutionnaire à Paris, ce qui ne tire pas à conséquence. À vingt-cinq, on devient substitut ici, planteur là-bas. Nous ne sachons pas d’ailleurs que la prévoyance quelque peu triviale du général Lopez, partageant d’avance à sa bande, au vu et su des autorités américaines, les plantations de Cuba, et laissant pour tout souvenir héroïque dans l’île celui d’une serrure forcée, soit de nature à poétiser pour ces jeunes têtes les idées d’annexion.

Restent les questions d’impôts et de libertés. Cuba, qui est peuplée d’un million deux cent mille habitans, est grevée d’un impôt total (droits de douanes compris) d’un peu moins de 11 millions de piastres, soit environ 45 francs par tête, ce qui, en tenant compte de la valeur relative de l’argent dans les Antilles, ne représenterait certainement pas en Europe 35 francs. Or, veut-on savoir ce que paie, non compris les droits de douanes, la province de Madrid, où la production est à peu près nulle, et où par conséquent les capitaux qui desservent la consommation madrilègne ne s’arrêtent que peu et point ? 43 francs par tête : de sorte que la plus florissante des Antilles est beaucoup moins grevée que la province la plus infertile d’Espagne[2]. Y a-t-il encore là de quoi justifier les déclamations annexionistes, et ne peut-on pas affirmer à coup sûr que ces innombrables taxes locales qui font partout cortége à la civilisation anglo-américaine prendraient à Cuba plus de 11 millions de piastres ? Ajoutons que, sur cette somme, le budget de la métropole n’absorbe qu’un peu plus de 12 millions de francs : est-ce payer bien cher le débouché de seize millions de consommateurs et surtout les garanties de sécurité, les garanties d’existence, devrions-nous dire, que la métropole donne à Cuba ?

En fait de liberté politique, nous avouons que le régime colonial n’est nulle part un régime-modèle ; mais ni les planteurs que ce régime protège contre les tentatives d’embauchage exercées sur les noirs, ni les immigrans qui savent d’avance à quoi ils s’engagent, ni les noirs qui s’inquiètent fort peu de droits politiques, n’ont à s’en plaindre. Quand je lis d’ailleurs dans les journaux de l’île le récit des solennités scientifiques et littéraires qui constituent à Cuba la manie du jour, je me dis que ce ne sont pas là les préoccupations d’une société avilie par le despotisme officiel, ou méditant dans sa silencieuse colère un nouveau serment de Bolivar. En admettant même que le régime colonial de Cuba fût des plus tyranniques, — et il est, au contraire, infiniment plus libéral que celui des colonies anglaises, — nous savons une tyrannie bien autrement odieuse : c’est celle d’une majorité yankee. Or, quel est le point où la race anglo-américaine ait pris pied sans y devenir bientôt majorité ? Que sont devenues la race française dans la Louisiane, la race hollandaise à New-York, la race suédoise à New-Jersey et dans le Delaware, la race allemande en Pensylvanie ?

N’allons pas plus loin, car nous avons prononcé le mot décisif. L’annexion fût-elle, pour Cuba, une condition de salut, au lieu d’être un suicide, cette question seule de race ferait pencher la balance en faveur de la métropole. Une partie des colons auraient pu céder peut-être tôt ou tard à la velléité d’une émancipation pure et simple qui leur aurait permis de rester Espagnols : la crainte, désormais justifiée, de devenir anglo-américains garantit leur fidélité. Entre la plus ombrageuse nationalité de l’ancien monde et la plus envahissante du nouveau, il n’y a d’étreinte possible que pour la lutte, il n’y a d’accord possible que dans l’isolement mutuel.

Il ne faut donc pas s’exagérer, comme l’ont fait quelques-uns de nos journaux, les dangers que peut courir du côté des États-Unis la riche colonie qui nous occupe. Le cas échéant, l’Espagne peut être à peu près sûre de n’avoir qu’un seul ennemi à repousser. Et si, par un de ces reviremens auxquels l’instabilité électorale des pouvoirs de l’Union nous a habitués, le guet-apens organisé contre Cuba venait à s’abriter un jour, non plus sous un pavillon de fantaisie, mais sous le drapeau fédéral même, nous le demandons à l’avance l’Espagne n’aurait-elle pas le droit de compter sur des auxiliaires ? La politique d’intervention commence à être fort en défaveur, elle ne profite guère à personne ; mais il ne profiterait non plus, ce nous semble, à personne de laisser se fonder sur la moitié du globe et notamment sur un archipel où flottent presque tous les drapeaux européens un droit qui n’avait jusqu’ici de nom dans aucune langue humaine : le droit divin de la piraterie.


G. d’A…

  1. Replica de don José Antonio Saco à los mexionistas. Madrid, 1850. Imprenta de la Compaña de Impresores y libreros. — Cette brochure, bien qu’écrite au point de vue d’une polémique trop personnelle et trop minutieuse, donne une idée très complète de la propagande annexioniste.
  2. Nous ne parlons encore ici que des impôts généraux. À part un droit minime sur le revenu net des immeubles des villes, les habitans de Cuba ne paient pas d’impôts municipaux ; et on sait combien ces impôts sont lourds en Espagne.