Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Texte entier

  Table des Matières  
CROYANCES
ET
LÉGENDES
DU
CENTRE DE LA FRANCE

SOUVENIRS DU VIEUX TEMPS
PAR
LAISNEL DE LA SALLE
AVEC UNE PRÉFACE DE GEORGES SAND

Tome premier

PARIS
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE CENTRALES DES CHEMINS DE FER
A. CHAIS ET Cie
Rue Bergère, 20, près du boulevard Montmartres
1875
CROYANCES
ET
LÉGENDES
DU
CENTRE DE LA FRANCE
CROYANCES
ET
LÉGENDES
DU
CENTRE DE LA FRANCE

SOUVENIRS DU VIEUX TEMPS
COUTUMES ET TRADITIONS POPULAIRES
COMPARÉES À CELLES DES PEUPLES
ANCIENS ET MODERNES
PAR
LAISNEL DE LA SALLE
AVEC UNE PRÉFACE DE GEORGES SAND

Tome premier

PARIS
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE CENTRALES DES CHEMINS DE FER
A. CHAIX ET Cie
Rue Bergère, 20, près du boulevard Montmartre
1875
Ce livre est un monument de piété filiale élevé à l’auteur. Nous le dédions, ma sœur et moi, à la mémoire de notre père et de notre mère.


A. et C. LAISNEL DE LA SALLE.

PRÉFACE


M. LAISNEL DE LA SALLE

Mon regretté voisin et ami, Laisnel, était, du temps que nous étions jeunes, un grand blond à figure douce, parlant peu, ne riant jamais tout haut, ayant toujours l’air de prendre en patience nos jeux bruyants, mais, par le fait, s’amusant de tout plus que personne et sachant entretenir notre gaieté par un sourire sympathique accompagné de temps en temps d’un mot comique, excellent, qui, avec un merveilleux à-propos résumait le sujet de nos rires ou de nos discussions. À première vue, personne n’eût fait attention à cette figure placide, insignifiante, peut-être ou timide. Au bout de peu d’instants, un étranger eût été frappé de la justesse brillante et du comique profond que révélaient ses remarques monosyllabiques. Il se fût dit qu’il y avait là une intelligence supérieure qui se trahissait malgré elle et sans se connaître.

Laisnel disparut tout à coup de notre intimité pour n’y plus reparaître. Il se maria jeune et alla habiter avec sa femme une jolie maison de campagne, où il se créa un charmant jardin, à trois lieues de chez nous. J’y allai une fois et ne lui fis pas reproche de l’insurmontable paresse qui nous privait de ses visites. Il était ainsi fait, tout déplacement, toute dérogation à ses habitudes de travail ou de costume lui était insupportable. Il lui fallait la vie qu’il avait trouvée. Philosophe pratique à l’excès, il pensait que là où l’on est bien, il n’en faut pas sortir. Il n’y avait pourtant pas lieu à l’accuser d’égoïsme, il travaillait pour nous tous.

Je savais déjà qu’il s’occupait de recherches ardues et minutieuses. Il en avait publié quelques fragments dans un journal de la localité. Il les continuait avec la patience sereine qu’il portait en toute chose. J’ignorais, à sa mort, s’il avait complété son œuvre ; peut-être même son excessive modestie l’eût-elle soustraite à la publicité. Mais voici que sa famille publie, par les soins sympathiques de M. Chaix, sous le titre de Croyances et Légendes du Centre de la France, deux beaux volumes, dont le sous-titre, Souvenirs du vieux temps, Coutumes et traditions populaires comparées à celles des peuples anciens et modernes, définit et résume clairement tout le livre. C’est un sujet qui a été souvent traité dans diverses provinces ; mais, chose rare, le livre tient ici parole à l’annonce et même au delà, car c’est une étude complète, achevée, immensément riche : c’est l’occupation de toute une vie fixée volontairement dans le milieu même de son sujet ; c’est un examen de tous les jours, de tous les instants, aussitôt suivi de recherches dans le grand fonds de savoir que possédait l’auteur. Il était une des quatre ou cinq dernières personnes lettrées qui connaissaient à fond le vrai parler du paysan de chez nous. Je ne saurais dire que, dans ces dernières années, il y en ait eu davantage et je ne sais s’il en existe encore autant aujourd’hui, car le paysan a oublié sa langue, et les vieux qui la parlaient purement ne sont plus.

Cela est fort regrettable ; le français du Berry était un français particulier, très-ancien et longtemps inaltéré. Il avait mille originalités et mille grâces qu’on ne retrouve point ailleurs, et certaines locutions heureuses et bizarres dont nous n’avons nulle part l’équivalent.

Laisnel de la Salle aimait tellement cette langue qu’il n’avait réellement tout son esprit que quand il s’en servait. Elle lui servit grandement, car c’est grâce à elle qu’il entra dans la véritable intimité du paysan et connut à fond toutes ses idées, toutes ses croyances, toutes ses légendes. Mais il ne voulut point faire œuvre de poëte ou d’artiste seulement ; il voulut rattacher, par un lien historique, ces choses particulières au sol, à la grande famille des versions universelles sur les mêmes objets.

La notion que nous avons aujourd’hui de l’histoire des hommes a fait un grand pas en avant du siècle dernier. Le combat des philosophes contre la superstition avait relégué au rang des choses finies et méprisables tout le poétique bagage des croyances populaires, sans paraître se douter qu’il y avait là un gros chapitre essentiel dans l’histoire de la pensée. Grâce à l’école nouvelle dont MM. Littré, Renan, et autres éminents écrivains nous ont révélé l’esprit, nous arrivons aujourd’hui à regarder l’histoire des fictions comme l’étude de l’homme même, puisque toute fiction est l’idéalisation d’une impression reçue dans un certain temps et dans un certain milieu historiques. Plus on recule dans le passé, plus la fiction tient de place ; à ce point même qu’elle est la seule histoire des premiers âges. Elle seule nous révèle cet homme primitif qui semblait doué de peu de raison, mais qui s’éveillait à la vie intellectuelle par une horrible et magnifique exubérance d’imagination. Grâce à cette faculté, l’homme n’a jamais été un sauvage proprement dit, puisqu’il n’a pu devenir l’homme qu’à la condition de porter en lui un idéal, d’autant plus démesuré qu’il était plus ignorant des lois de la nature. C’est dans ce sens que les prodiges et les miracles ne sont pas de simples impostures. Les hallucinés sont des types humains très-réels, et les merveilles du rêve sont encore des actes humains dont la suppression dans l’histoire anéantirait le sens de l’histoire.

Je ne dirai pas que la disparition de ces types et la perte de cette faculté de voir par les yeux du corps les fantômes de l’esprit, soient aujourd’hui regrettables. Si la poésie et la fantaisie y ont perdu, la conquête de la raison et de l’instruction est une assez belle chose pour que l’on se console. Telle est l’opinion de M. Laisnel et la mienne. Il n’en est pas moins urgent de dresser l’inventaire de ce merveilleux rustique, qui s’effacerait dans la nuit du passé, faute de poëtes et d’historiens, et ce travail, mené à bien, a une importance sérieuse que ne diminue pas le charme ou l’amusement des fictions dont il traite. Mais le complément du mérite de cet ouvrage, c’est la recherche des parentés de noms et de versions des légendes. Par ce travail approfondi d’un esprit ingénieux, attentif aux moindres rapports, Laisnel de la Salle a jeté une vive lumière sur les croyances, au premier abord folles et bizarres, du paysan du Centre. Il a su les rattacher pour la plupart aux anciens cultes de l’univers entier et leur restituer ainsi un sens logique dont elles semblaient dépourvues. Son livre est donc du plus grand intérêt pour les personnes instruites, non-seulement du Berry, mais de toutes les provinces et de tous les pays, car il n’est pas une de nos légendes qui n’ait ailleurs son équivalent sous un nom dérivé d’une source commune.

M. Bonnafoux, bibliothécaire de Guéret, a fait aussi des recherches intéressantes sur les superstitions de son département, et le Berry a eu déjà dans ce siècle-ci ses fidèles colligeurs de légendes : c’est un exemple à suivre partout, et il faut qu’on se dépêche, car les vieillards dépositaires de ces fictions s’en vont, les morts vont vite, et la jeunesse d’à présent ne voit plus errer dans la brume des soirs d’automne les gnomes, les fades, les marses ou martes, les odets ou odins, les animaux fantastiques des Celtes, des Grecs, des Romains, des Indiens et des Saxons.

GEORGE SAND.

Nohant, janvier 1875.

RÉSUMÉ ANALYTIQUE

DE L’OUVRAGE


Après l’éloquente préface qui précède, et dont il ne nous appartient pas de faire l’éloge autrement qu’en exprimant à son auteur notre profonde gratitude, le public est fixé sur la valeur de l’œuvre que nous lui présentons.

On ne saurait rien ajouter à cette appréciation sérieuse et non banale, tracée par la plume enchanteresse qui, la première, a mis en relief et fait connaître le Centre de la France.

Toutefois, la reconnaissance nous fait un devoir de ne pas garder le silence sur un jugement remarquablement motivé qui, à une époque déjà lointaine, fut porté sur les Souvenirs du vieux temps. Cette analyse de notre livre est due à une personne inconnue non moins que modeste, mais dont le goût délicat et sûr nous donnait, dès alors, confiance entière dans le succès de la publication que nous réalisons aujourd’hui. Voici la gracieuse lettre que Mlle Élodie Godin, de Cluis, écrivait, en novembre 1862, à l’auteur, qui lui avait communiqué son manuscrit alors incomplet :

Cher Monsieur,

Je vous suis extrêmement reconnaissante d’avoir eu l’idée de me communiquer votre très-remarquable manuscrit. Je regrette beaucoup de ne pouvoir mettre mon appréciation à la hauteur de votre ouvrage ; mais, si petite que soit mon opinion, la voilà dans toute sa sincérité.

Après une lecture très-attentive et très-sérieuse, j’ai été frappée de la perfection de votre ouvrage.

Il me semble que les défauts habituels de ces sortes de recueils sont l’incohérence, l’aridité et la trivialité de certains détails, la monotonie et le pédantisme. Dans les Souvenirs du vieux temps, tout se suit et tout intéresse. Le charme du style rend tout attrayant ; les légendes sont de petits chefs-d’œuvre ; mais je n’en suis pas encore aux légendes.

Le livre Ier, Fêtes populaires, etc., doit être celui qui a coûté à l’auteur le plus de recherches ; c’est le plus savant ; celui où les traditions d’un autre âge, se continuant à travers les siècles, sont le plus suivies dans leurs transformations. Je trouve qu’il y a quelque chose de très-élevé et de très-poétique dans l’idée qu’a eue l’auteur de nous montrer l’immobilisation des mêmes usages se perpétuant sous des noms divers à travers la longue suite des vicissitudes humaines. Tout me paraît très-profond, très-ingénieux et très-juste.

Les livres IIe et IIIe, Féeries, Diableries, etc., sont entre tous mes préférés ; il n’y a qu’à admirer. Il est impossible de trouver rien de plus charmant que les légendes et les chapitres qui les encadrent. Le style de l’auteur a la netteté, l’élégance, la fine bonhomie, la grâce, le charme, la simplicité un peu railleuse, toutes les qualités qu’on peut souhaiter et envier.

Je voudrais dire celles des légendes qui me plaisent le plus ; mais elles sont toutes si charmantes qu’on ne peut guère choisir. Pourtant, j’ai une grande prédilection pour Jean le Chanceux ; je l’ai lu deux ou trois fois ainsi que le Métayer Loup-Brou, les Deux Procureurs, l’Oiseau de la mort, le Serpent au diamant, le Devin, et cette admirable histoire du Sorcier malgré lui, qui débute par un paysage digne de Walter Scott.

Les livres IVe et Ve, Mœurs et Coutumes, etc., sont très-finement travaillés et sont destinés, je crois, à avoir un grand succès. On trouve là toutes ces coutumes gracieuses ou bizarres, toutes ces locutions naïves qui ont tant contribué au succès des romans de George Sand. On ne peut rien faire de plus complet. C’est extrêmement intéressant, et je ne trouve pas une seule objection à faire.

Livre VIe, Légendes historiques : l’étude sur Charlotte d’Albret est belle ; mais je préfère encore celle sur Catherinot. Le style est vraiment ravissant, on ne peut se lasser de le dire, et lorsque l’auteur prend la parole, ce qui lui arrive trop rarement au gré du lecteur, c’est toujours avec une bonhomie spirituelle, parfois un peu attendrie, qui fait un plaisir extrême, comme ici, par exemple, la fin de la notice sur Catherinot. Les détails sur les brigands de 1789 sont très-caractéristiques et très-curieux. C’est une véritable étude de l’état des esprits en temps de troubles.

La poésie est restée à la fin du volume comme l’espérance au fond de la boîte de Pandore, et ce serait grand dommage qu’on ne vînt pas l’y chercher…

Ce qui caractérise surtout cet ouvrage, c’est qu’il est complet. On devine la patience, la persévérance que l’auteur a mises à poursuivre une bonne et excellente idée, celle de réunir toutes ces traditions, toutes ces coutumes, tous ces souvenirs qui vont s’effaçant de jour en jour. Il a poursuivi son but à travers les incidents de chaque jour, à travers toutes les agitations de la vie. Son manuscrit a dû être son ami, son confident, son consolateur. Il a le droit d’être fier de son œuvre, elle mérite tous les soins qu’il lui a donnés ; elle serait sa récompense, si cette occupation habituelle n’avait pas été elle-même un plaisir.

J’espère, cher Monsieur, que vous vous déciderez à faire imprimer ce précieux manuscrit ; il serait vraiment trop malheureux de laisser à jamais ignorés de si savantes et si remarquables recherches ; je suis persuadée que cet ouvrage aurait un véritable succès. Il a la science qui plaît aux gens sérieux et le charme qui séduit les personnes frivoles, il aurait certainement toute la vogue qu’ont eue les récits d’Émile Souvestre. Je vous assure que je serai bien heureuse le jour où j’en recevrai un exemplaire, et je souhaite de tout mon cœur que ce soit bientôt.

A. L. L.

INTRODUCTION


Le raisonner tristement s’accrédite ;
On court, hélas ! après la vérité ;
Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.
(VOLTAIRE.)
Le pays des chimères est, en ce monde, le seul digne d’être habité… Il n’y a de beau que ce qui n’est pas.
(J.-J. ROUSSEAU.)
Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes !
(Victor HUGO.)

Il y a, dans nos campagnes, une sorte de superstition qui, selon nous, devrait trouver grâce devant les yeux des plus rigides philosophes. Nous voulons parler de ces coutumes, de ces croyances antiques et naïves, vestiges incohérents et presque effacés des mœurs et des mythologies d’autrefois, et qui composent un merveilleux bizarre dont se repaît avec d’autant plus d’avidité l’imagination du peuple, qu’elle y trouve plus de vague et de mystère.

C’est de ce genre de superstition que l’on a dit avec justice qu’elle était la poésie de l’ignorance. Nous plaçons, quant à nous, ces traditions fabuleuses au nombre des douces et consolantes illusions qui aident notre pauvre humanité à traverser cette vallée de misère, et qu’il serait impie et cruel de lui enlever ; car la Providence a voulu que l’illettré eût, aussi bien que le savant, son monde de fictions, où il pût se réfugier et oublier, par moment, les tristes réalités de la vie matérielle. — Nous devons faire la guerre aux erreurs qui sont susceptibles de rendre l’homme malheureux ou mauvais, mais il faut nous garder de lui ravir les innocentes chimères qui le distraient ou le consolent.

Avant d’arriver à la civilisation, l’homme traverse un âge d’ignorance, de candeur et d’honnêteté, où ceux qui ont goûté au fruit de l’arbre de la science seraient presque tentés de le retenir, tant le perfectionnement qu’ils poursuivent leur semble parfois incertain et chimérique. — « L’esprit reste ferme, mais l’âme est bien triste », dit quelque part M. Michelet, en parlant de l’impression que fait sur l’incrédule la vue des fidèles sortant, rajeunis et renouvelés, des temples chrétiens. Ne faisons-nous pas tous en secret la même réflexion, nous autres hommes à lumières et qui nous disons affranchis de tout préjugé, parce que nous ne croyons plus à rien, lorsque nous sommes témoins des pratiques naïves auxquelles se livrent encore nos villageois, lorsque, surtout, nous recevons les confidences de leur crédulité d’enfant ? — Ah ! c’est certainement de ces gens-là que l’Évangile a dit : « Bien heureux les pauvres d’esprit ! » c’est-à-dire : bienheureux ceux dont l’esprit est plein de simplicité, ceux dont le cœur est rempli de foi, ceux dont l’imagination est toute fleurie !

Avant donc que le démon du scepticisme, si ennuyeux, si ennuyé, pénètre tout à fait dans nos villages, et fasse envoler le dernier de nos farfadets ; avant que l’école mutuelle condamne et supprime notre dernière locution gauloise ; avant enfin que le railway, ce révolutionnaire sans le savoir, achève de transformer l’univers, en imprimant aux mœurs et aux pensées du genre humain ce caractère d’uniformité d’où doit naître un immense ennui qui amènera infailliblement la fin du monde ; que ceux qui professent encore le culte des antiques souvenirs ; que ceux qui aiment les usages du passé, le langage d’autrefois, les récits merveilleux, les bons mots et les bons contes assaisonnés de ce gros sel gaulois dont le haut goût plaisait tant à Rabelais, se hâtent de recueillir les légendes, les proverbes, les coutumes originales et les façons particulières ou plaisantes de s’exprimer de nos paysans.

Sous ces divers rapports, il y a, croyons-nous, une ample moisson à faire sur tous les points de l’ancien Berry, et principalement dans les cantons qui composent aujourd’hui le département de l’Indre.

Vers la fin du dix-huitième siècle, les mœurs et les coutumes berrichonnes différaient encore tellement de celles du reste du royaume, que Mirabeau, l’auteur de l'Ami des hommes, frappé de la civilisation arriérée de ces populations, conseillait au roi « de réunir le Berry a son empire, au lieu de conquérir des provinces étrangères. » Cette contrée, quoique située au beau milieu de la France, ne semble réellement avoir été découverte que de nos jours, et l’on n’en parle guère pertinemment que depuis que Mme Sand, son Christophe Colomb et son Cooper, l’a fait connaître. Jusque-là, ce que l’on en savait était fort erroné et peu fait pour exciter l’intérêt du public. Que l’on en juge. Il y a quelque cinquante ans, l’auteur d’une Statistique de l’Indre, le préfet Dalphonse, traçait de la manière suivante le signalement des naturels de ce pays : — « Les habitants de l’Indre ont le regard timide, les yeux sans vivacité ; leur physionomie a peu d’expression, leur allure est embarrassée, etc., etc. » — Après ce piquant morceau d’histoire naturelle, qui nous classerait, si nous avions des plumes, dans l’honorable famille des grands-ducs, ce profond observateur signale dans nos habitudes une anomalie étrange, bien faite pour nous distinguer de toutes les autres populations de la France, c’est à savoir : que nous levons l’un après l’autre les pieds pour danser.

Chose incroyable ! loin de trouver à redire à cette pittoresque description de l’indigène indrien, nous avons eu plus d’une fois la bonhomie de la reproduire dans nos almanachs.

Cependant, il est aisé de reconnaître, lorsque l’on a séjourné quelque temps dans nos paisibles contrées, combien est inexact le portrait peu flatteur que nous venons de retracer,

À la vérité, il n’est pas facile, ou plutôt il est impossible à ce que l’on appelle un touriste, c’est-à-dire à tout individu qui fait profession de croquer les mœurs d’un pays comme il en croque les points de vue, de savoir à quoi s’en tenir sur la physionomie et le caractère de nos paysans. D’un autre côté, tout personnage haut placé, comme l’était l’auteur de la Statistique dont nous venons de parler, y perdra également, et surtout, son latin.

Pour bien connaître et juger sainement le peuple de nos campagnes, il faut avoir assisté, tout enfant, aux veillées de nos bergeries, avoir habité longtemps quelques-uns de nos villages, fréquenté durant des années nos fêtes et nos assemblées patronales, s’être assis maintes et maintes fois, dans nos granges, à nos joyeux banquets de noces. Alors, si vous ne tranchez pas trop du monsieur, c’est-à-dire si vous mettez de la rondeur et de l’entregent dans vos manières[1], si vous montrez de la simplicité et de la gaieté dans vos discours, ces gens timides et embarrassés vous auront bientôt livré la clef de leur cœur, et vous ne verrez plus en eux que de grands enfants, familiers avec retenue, naïfs avec finesse, gais sans trop de grossièreté, bienveillants sans flatterie ; mais… vous ne serez pas encore très-sûr de les connaître.

Quoi qu’il en soit, l’esprit et les habitudes de nos villageois sont loin d’être sans originalité ; c’est ce que nous essaierons de prouver dans les pages suivantes.

En notre qualité d’antiquaire campagnard, nous nous plaisons depuis longtemps à colliger nos coutumes et traditions superstitieuses, ainsi que les débris de notre vieux langage, et nous allons nous hasarder à présenter au public un échantillon du produit de nos recherches. — Nous ne comptons pas sur un grand nombre de lecteurs ; mais notre ambition est fort bornée, pourvu que nous rencontrions sur notre route quelque infatigable dénicheur de bagatelles, — indefessus nugarum indagator, — comme disait Burman en parlant de La Monnoye, cela nous suffira, car nous aurons fait un heureux.

Pour mettre de l’ordre dans l’arrangement de matières aussi variées, il nous a paru convenable de diviser notre travail en six parties principales. Dans la première, il sera question de nos fêtes populaires les plus importantes. La deuxième et la troisième embrasseront les plus curieuses de nos croyances, en fait de merveilleux et de superstitions. La quatrième traitera de nos mœurs et coutumes. La cinquième aura pour objet le langage, les locutions originales et les dictons ou proverbes en usage dans nos campagnes. Enfin nous réunirons dans la sixième et dernière division quelques légendes historiques appartenant au Berry, qui n’ont pu trouver place dans le corps de l’ouvrage.

Chemin faisant, nous aurons occasion d’établir plus d’un rapprochement entre les mœurs et les coutumes de notre pays et celles, non-seulement des autres provinces, mais encore de plusieurs peuples tant anciens que modernes. Il nous arrivera aussi plus d’une fois, à propos de ces rapprochements, de citer des noms d’auteurs bien graves ; non par pédantisme, assurément, mais pour appuyer autant que possible nos assertions, dans une matière où, plus qu’en aucune autre, il est bon de produire ses autorités[2] — Ces rapports, souvent inattendus, entre des populations et des époques séparées par d’immenses intervalles de temps et de lieu, ne sont jamais sans intérêt et peuvent avoir une grande importance ; car on arrive quelquefois, en étudiant ces analogies, à constater les affinités qu’ont eues autrefois entre elles des nations que l’on regardait comme complétement étrangères les unes aux autres, ce qui peut aider à retrouver l’origine, la descendance et la classification des races. Aussi, croyons-nous que, lorsque l’on découvre chez soi des usages et des rites connus en d’autres contrées et déjà décrits, on doit, par cette raison-là même, ne pas négliger de les reproduire.

Notre Berry, ainsi qu’on le verra, emprunte ses superstitions, ses croyances, ses usages et ses légendes à vingt peuples différents. Ce vieux sol gaulois, tant de fois inondé par le flux et le reflux des légions romaines et des hordes barbares, est, plus que tout autre, une terre d’alluvion, où la civilisation et l’ignorance de ces divers occupants ont tour à tour laissé leur empreinte.

Que si, après avoir parcouru cette liste encore fort incomplète de nos superstitions, le lecteur se prenait à désespérer du bon sens de nos villageois, qu’il sache que ces folles rêveries ont perdu, depuis un demi-siècle, un immense terrain. Déjà, dans nos veillées, la plupart des conteurs se croient obligés de clore leurs récits les plus fabuleux par cette réflexion significative : « Ce sont là des contes de vieux ; les jeunes s’en amusent. »

N’est-ce pas là une concession, une sorte d’amende honorable que le bon sens public arrache à la crédulité aux abois ? — Encore quelques siècles, quelques années peut-être, et les derniers brouillards de l’ignorance se dissiperont tout à fait devant les flambeaux réunis et de plus en plus brillants de la raison et de la science.

Mais ne cherchons pas à détruire l’amour du merveilleux, que quelques philosophes moroses regardent à tort comme la pire des maladies, auxquelles l’esprit humain puisse être sujet. Donnons seulement à cette aspiration toute divine d’autres aliments ; ouvrons-lui de nouvelles voies, de nouveaux horizons.

Déjà l’imagination du peuple peut amplement se dédommager de la perte de toutes les chimères que lui avait léguées le passé, en contemplant le spectacle des merveilles que crée tous les jours l’industrie contemporaine et dont la magie semble rivaliser avec celle des fictions les plus fantastiques qu’aient jamais conçues les générations qui nous ont précédés.

D’ailleurs, dépend-il de nous d’éteindre dans les cœurs l’amour de l’idéal, cette source intarissable de tant de poésie ? Autant vaudrait essayer de comprimer les élans de l’âme, de refréner l’essor de la pensée, d’interdire à l’aigle les champs sans bornes de l’empyrée.


LIVRE PREMIER

FÊTES POPULAIRES


CHAPITRE PREMIER

NOËL.
LA COSSE DE NAU. — LES CORNABŒUX.
LES NAULETS, ETC., ETC.

Sol novus oritur…
(Office de Noël.)
……Lucido surgens thoro,
Sol verus, orbem visitas.
(Hymne de Noël.)

Nous appelons, en Berry, cosse de Nau, ce que l’on nomme ailleurs souche ou bûche de Noël [3].

Dans nos domaines, la force réunie de plusieurs hommes est nécessaire pour apporter et mettre en place la cosse de Nau, car c’est ordinairement un énorme tronc d’arbre destiné à alimenter la cheminée pendant les trois jours que dure la fête de Noël.

À l’époque de la féodalité, plus d’un fief a été donné, à la charge, par l’investi, de porter, tous les ans, en personne, la cosse de Nau au foyer de son suzerain. Un devoir seigneurial absolument semblable était, dit-on, attaché à certain fief servant qui relevait du château de Saint-Chartier (Indre). — « Il ne serait pas facile, dit, à propos de cette coutume, Boutarie[4], de trouver aujourd’hui des seigneurs qui voulussent donner d’amples possessions à aussi bon marché. » — Cet usage nous rappelle qu’il existait au château de Fontenay, près de Nérondes (Cher), une obligation de même nature, mais beaucoup plus assujettissante : « Tous les hommes de la seigneurie étaient tenus, chaque fois qu’ils montaient à ce château, situé sur une butte élevée, d’y porter sur leurs épaules une bûche pour le foyer du châtelain[5]. »

La cosse de Nau doit, autant que possible, provenir d’un chêne vierge de tout élagage, et qui aura été abattu à minuit. On la dépose dans l’âtre au moment où sonne l’élévation de la messe nocturne, et le chef de la famille, après l’avoir aspergée d’eau bénite, y met le feu.

C’est sur les deux extrémités de la bûche ainsi consacrée que les mères et surtout les aïeules se plaisent à disposer les fruits, les gâteaux et les jouets de toute espèce auxquels les enfants feront, à leur réveil, un si joyeux accueil. — Comme on a fait croire à ceux qui pleuraient pour aller à la messe de minuit, qu’on les mènerait à la messe du coussin blanc, — c’est-à-dire qu’on les mettrait au lit, — on ne manque jamais, le lendemain matin, de leur dire que, tandis qu’ils assistaient à cette messe fantastique, toutes ces belles et bonnes choses ont été déposées là, à leur intention, par le bonhomme Nau[6], ou le petit Naulet[7] — dénominations naïves qui nous servent à personnifier la fête de Noël et qui rappellent le sire Noël des jongleurs du treizième siècle. — Quelquefois encore, mais rarement, c’est aux menues branches d’un fort rameau de genévrier, placé près de la cheminée, et auquel on donne le nom à d'arbre de Nau, que l’on suspend ces cadeaux enfantins.

On conserve les débris de la cosse de Nau d’une année à l’autre. Recueillis et mis en réserve sous le lit du maître de la maison, toutes les fois que le tonnerre se fait entendre, on en prend un morceau que l’on jette dans la cheminée, et cela est suffisant pour protéger la famille contre le feu du temps, c’est-à-dire contre la foudre.

L’usage d’entretenir pendant trois jours et trois nuits, dans chaque maison, le feu de la cosse de Nau, est, selon toute apparence, un souvenir du culte que les Gaulois, ainsi que tous les peuples du Nord, rendaient au soleil, aussi bien au solstice d’hiver qu’au solstice d’été. — Diodore de Sicile nous apprend que d’anciens écrivains, et entre autres Hécatée, parlent d’une île située au nord de la Gaule, dont les habitants avaient pour principale divinité le soleil. Ils employaient tous leurs moments à chanter les louanges de cet astre et passaient pour ses prêtres. Dans la Gaule même, les bardes de l’Armorique, plus de trois cents ans après la venue du Christ, pratiquaient encore le culte solaire. Voici en quels termes le poëte Ausone parle de l’un de ces bardes qui fut son ami : « Phœbitius, homme avancé en âge, était prêtre du soleil ; il célébrait le dieu Belen dans des hymnes qu’il composait ; d’origine armoricaine, ses parents étaient tous druides. »

Le feu de la cosse de Nau, allumé, tous les ans, par le chef de la famille, dont les fonctions, en cette circonstance, ont quelque chose de sacerdotal, rappelle ce père-feu qui, selon les traditions irlandaises, était renouvelé, chaque année, par les druides, dans la nuit du 1er novembre, et où tous les habitants d’une certaine circonscription territoriale venaient puiser pour leurs foyers une nouvelle vie[8]. Cette vieille coutume, à peine altérée par le rit chrétien, existait encore vers la fin du dix-huitième siècle dans quelques-unes de nos provinces. En Normandie, par exemple, quand venait le soir du 24 décembre, on éteignait le feu de l’âtre, et lorsque la cosse de Nau était en place, on y mettait le feu avec un brandon que l’on avait allumé à la lampe de l’église voisine[9]. Cette rénovation du père-feu se retrouve encore dans la cérémonie catholique du samedi saint, où l’on fait un feu nouveau pour allumer le cierge pascal.

Les druides avaient deux fêtes principales en l’honneur du feu, du soleil ou du dieu Bel : l’une d’hiver, le 1er novembre ; l’autre de printemps, le 1er mai. Toutes deux revivent dans nos feux solsticiaux de Noël et de la Saint-Jean ; seulement nous les célébrons cinquante-cinq jours plus tard.

Dans le Nord, chez les Suédois, les Finlandais, les Irlandais,  etc., ce n’est guère qu’au dixième siècle que la fête de Noël remplaça complètement celle du solstice d’hiver. Ce fut alors la nuit du 21 décembre qui ouvrit, chez ces peuples, cette grande solennité, et cette nuit mémorable portait, en Irlande, le nom de nuit suprême, et chez les Anglo-Saxons, celui de nuit-mère : « double idée qui se rencontre, en effet, dans cette nuit, dit M. Léouzon Le Duc[10], puisque, en même temps qu’elle couvre la terre des plus longues ténèbres de l’année, elle fait surgir de son sein le soleil qui reprend, dès lors, sa course ascendante à l’horizon. »

De nos jours, chez les Juifs de l’Alsace, la cérémonie de la cosse de Nau est remplacée par une fête analogue qui porte le nom de Hanouka. Pendant le Hanouka, qui se célèbre aussi vers la fin de décembre, on illumine les synagogues et les maisons particulières. Le Hanouka dure huit jours. « Le premier jour, le ministre officiant, une bougie à la main, s’approche d’une rangée de huit cierges aux mèches intactes, puis, élevant la voix, il s’écrie : « Sois loué, Éternel, notre Dieu, roi de l’univers, etc… », et il allume les cierges. De retour au logis, au sortir de la synagogue, chaque père de famille en fait autant chez lui. Dans tout intérieur juif, brûlent, ce soir-là, une quantité de cierges répandant partout la clarté et la joie[11]. » Enfin, le Hanouka est suivi d’un succulent repas, qui remplace le réveillon de notre nuit de Noël.

Cette adoration du feu ou du soleil fut certainement la première manifestation par laquelle l’homme décela son instinct religieux. Les plus anciennes archives de l’humanité, les Védas, en font foi. Dans ces livres sacrés des Aryas[12], le feu céleste ; le soleil, est adoré sous le nom d’Indra, et le feu du foyer sous le nom d’Agni. Agni, en ces temps reculés, était par excellence le protecteur de la maison, le dispensateur de tous les biens, le vainqueur de tous les maux[13], et notre cérémonie de la cosse de Nau n’est que la reproduction de la fête de l’Ekiam, que célébraient les Hindous en l’honneur du soleil. Lors de cette fête, on dressait un bûcher où il entrait neuf sortes de bois, puis on l’allumait avec un feu vierge obtenu au moyen de deux morceaux de bois sec que l’on frottait l’un contre l’autre[14]. Ces peuples primitifs étaient persuadés que de ce feu nouveau naissait le soleil ; aussi veillaient-ils avec le plus grand soin à ce qu’il ne s’éteignit jamais sur l’autel : « Agni (le feu) est l’âme du monde, dit le Rig-Véda[15] ; de lui naît le soleil qui se lève le matin. »

Le culte du feu se retrouve donc tout naturellement chez les descendants des Aryas, c’est-à-dire chez toutes les nations indo-européennes qui vinrent du fond de l’Asie s’établir en Occident ; et l’Hestia des Grecs, la Vesta des Latins, ainsi que notre cosse de Nau, ne sont que des imitations plus ou moins altérées de cette religion primitive. — Encore une observation : L’usage où l’on est, dans la plupart de nos chaumières, d’allumer un cierge bénit, toutes les fois que l’orage gronde, afin de conjurer la foudre ; la défense que beaucoup de nos villageois font à leurs enfants de jamais cracher dans le foyer[16], n’attestent-ils pas la puissance que l’on suppose toujours au feu, et le respect qu’on lui porte ?


Le bon jour de Nouel, comme disent nos paysans, est pour eux la fête chrétienne par excellence ; aussi pratiquent-ils largement l’aumône à cette époque. Quand arrive cette grande solennité, on confectionne dans toutes les fermes des cornabœux, ou pains aux bœufs, que l’on distribue aux pauvres, dans la matinée du premier jour de Noël. Ces pains se façonnaient toujours autrefois et se façonnent souvent encore aujourd’hui en forme de corne ou de croissant.

Ce mot cornabœux (cornes à bœufs), par lequel on désigne une aumône dispensée à l’époque de la naissance de Notre Sauveur, ne ferait-il pas allusion au bœuf qui avoisinait l’Enfant Jésus dans la crèche, et ne pourrait-on pas inférer de cette coïncidence que ce secours est donné aux malheureux, dans le but d’obtenir du ciel la conservation des aumailles ou bêtes à cornes[17] ? — Quoi qu’il en soit, cette habitude rappelle celle où sont les Lorrains de s’entre-donner, à la même époque, des cognés ou cogneux, espèces de pâtisseries dont les unes figurent deux croissants adossés, et dont les autres, plus longues que larges, se terminent également, à leurs extrémités, par deux croissants ; elle rappelle aussi l’usage où étaient les Athéniens d’offrir à Hécate des gâteaux qui portaient la figure d’un bœuf, parce que, dit-on, ils regardaient cette déesse comme la protectrice de cet utile animal. Nos cornabœux ne sont sans doute pas non plus sans analogie avec ces gâteaux cornus que les Juifs, captifs en Égypte, offraient à la reine des cieux, c’est-à-dire, au soleil[18], et toutes ces pâtisseries ont probablement la même origine que celles que les Chinois consacrent à l’astre des nuits depuis des milliers d’années. — Autre rapprochement : « Annuellement encore, dit M. Champollion-Figeac[19], les habitants des campagnes, dans le Dauphiné, célèbrent la fête du soleil et allument des feux aux solstices. Dans la commune des Andrieux-en-Val-Godmar, tout le village se rend sur le pont, et dès que le soleil y paraît, on lui fait l’offrande d’une omelette. »

À Argenton, à Saint-Gaultier, etc., les cornabœux sont connus sous le nom de hôlais. Tous les laboureurs de ces contrées, qu’ils emploient des bœufs ou des chevaux pour cultiver leurs terres, donnent aux pauvres, le jour de Noël, autant d’hôlais qu’ils possèdent de ces différents animaux. — Faut-il voir quelque rapport entre le mot hôlais et celui par lequel les Grecs désignaient le soleil : hêlios ? — Les hôlais ou cornabœux pèsent de trois à quatre livres.

À la Châtre (Indre), on vendait, il y a une quarantaine d’années, à la même époque, des gâteaux très-minces, dans lesquels il n’entrait ni levain ni beurre, et qui figuraient des chevaux et des bœufs, symboles principaux du soleil chez les Gaulois nos pères. — C’est ainsi que les Hébreux idolâtres offraient au soleil des gâteaux sur lesquels son image était empreinte (Jérémie, XLIV, 19) ; c’est ainsi qu’à Patare, en Lycie, on consacrait à Apollon des gâteaux en forme d’arc, de flèches et de lyre.

On voit que le bœuf, surtout, joue un grand rôle lors de notre fête de Noël : non-seulement il assiste à la naissance de l’Enfant Dieu ; mais, ainsi qu’on le verra plus loin, à un certain moment de la messe de minuit, il lui est donné de parler chrétien et de prophétiser. Il représente assurément, en toutes ces circonstances, le dieu des oracles, le Dieu-Soleil, le sol novus, le sol verus, proclamé par l’Église elle-même :

…Lucido surgens thoro,
Sol verus orbem visitas.

(Hymne de Noël.)
Sol novus oritur…
(Office de Noël.)

D’un autre côté, nos vieux noëls comparent fréquemment la venue du Sauveur à celle du sol novus.

Tantôt c’est un berger qui dit à l’un de ses camarades, avec lequel il se rend près du petit Naulet :

Colin, au milieu de la nuit,
Je vois le soleil qui reluit ;
Il semble que tout reverdit… ;

Tantôt c’est un chœur de bergers qui chante :

Allons, sans plus attendre,
Voir le Sauveur dans son berceau ;
Hâtons-nous de nous rendre
Près du soleil nouveau…

Ici, un ange interpelle un berger qui dort, en ces termes :

Berger, tu dors hors de saison,
Le soleil de la grâce
Vient briller sur ton horizon… ;

Là, c’est le Jour qui dit à la Nuit :

Ô Nuit !…
Puisque le souverain maître
Dont j’emprunte ma clarté,
Dans ton sein a voulu naître,
Vante ta félicité… ;

Plus loin, on chante :

Trois Rois, avec grand appareil,
Ont, d’une foi profonde,
Adoré ce divin soleil
Qui vient sauver le monde…

Cesse de paraître,
Saison des frimas,
Puisqu’un Dieu va naître,
Tout change ici-bas.

Sol novus est le nom que porta longtemps le 25 décembre, parce que cette date indiquait le terme de la révolution solaire et le début d’une nouvelle période. De là le nom de Noël, que l’on prononça d’abord Novel, puis Nouel, comme cela a lieu encore en Berry, et enfin Noël. (Voy. la note de la p. 47.)

Il nous paraît impossible de ne pas induire des différentes coutumes qui précèdent que nos cornabœux ou pains cornus, furent, dans le principe, un hommage adressé à Bel, au dieu-taureau, dont les cornes symbolisaient la toute-puissance.

À propos de notre terme cornabœux et de la signification que nous lui avons donnée, nous ne pouvons nous empêcher de faire le rapprochement suivant : — La montagne sur laquelle s’élève le Fort-Belin, près de Salins, ville dont les environs abondent en antiquités celtiques, s’appelle la Côte-Béline, et l’extrémité occidentale de la roche sur laquelle est construit ce fort porte le nom de Bois Saint-Jean, parce que l’on y allume, le 23 juin, les feux solaires de la Saint-Jean ; or, entre le Bois Saint-Jean et le Fort-Belin, il existait autrefois un rocher qui se terminait en pointe et que l’on appelait Corne-à-Bœuf. — « On sait, ajoute M. Désiré Monnier, à qui nous empruntons ces détails, que le dieu Bel ou Belin était souvent représenté avec des cornes[20]. »

En Angleterre, ce n’est pas au moyen symbolique des cornabœux que l’on a recours pour célébrer la grande fête solsticiale, la Fête du bœuf ; John Bull fête le taureau, son patron, d’une manière beaucoup moins allégorique : — « La veille de Noël, dit M. Ch. Virmaître, tout Londres est illuminé. Les boutiques de bouchers, surtout, sont resplendissantes de lumières ; on y voit des bœufs dépouillés, couchés tout entiers sur des tréteaux, avec des becs de gaz dans le mufle. Pour fêter Christmas, on se met à table la veille au soir, et on ne la quitte que le surlendemain au matin, trente-six heures après ! Les Anglais, ce jour-là, ne mangent guère de pain ; ils communient avec le rosbif, et avant d’ouvrir cette longue scéance gastronomique, ils ont eu soin de s’enfermer pour n’être pas dérangés dans le plus pieux et le plus saint exercice qu’ils connaissent : celui de faire passer le bœuf à l’état d’homme. »

Indépendamment des cornabœux, on fait encore, la veille de Noël, dans certaines fermes du Berry, une autre espèce de pain ou de gâteau auquel on attribue de grandes propriétés médicales. Ce gâteau se conserve toute l’année, et lorsqu’une personne ou un animal se trouve atteint de maladie, il n’est besoin, pour conjurer tout danger, que de lui en faire avaler une bouchée. — À cette sorte de gâteau doit se rapporter le petit pain blanc que, chez nos voisins des Amognes (Nièvre), les parrains et les marraines offraient, naguère encore, aux approches de Noël, à leurs filleuls, et que l’on connaissait, dans ces contrées, sous le nom d’apogne cornue. — Alors, on sera tenté de faire dériver le mot apogne du grec aponos ( privatif ; πόνος, fatigue, maladie), et peut-être lui trouvera-t-on aussi quelque rapport avec l’un des noms du soleil : Apollon. — Les Limousins et les paysans suédois ont pareillement un gâteau de Noël auquel ils reconnaissent de merveilleuses vertus curatives.

On peut encore ranger dans la catégorie des apognes l’ai-gui-lan de Vierzon (Cher), dont M. Raynal, dans son Histoire du Berry (t. I, p. 17), parle en ces termes : « À Vierzon, pendant quelques jours des environs de Noël, tous les pâtissiers vendent un petit gâteau de forme bizarre qu’on nomme l’ai-gui-lan[21]. »

Ces divers gâteaux ont sans doute la même origine que les pains de Noël, espèce de redevance payée jadis par les vassaux à leurs seigneurs (Du Cange, Glossar., au mot Panis) et que les pains d’étrenne offerts autrefois par les paroissiens à leur curé, le jour de Noël, lorsque l’année commençait à cette époque. — De nos jours, en Pologne, ce sont, au contraire, les prêtres qui, aux approches de Noël, préparent et bénissent des pains blancs, larges comme une assiette et aussi minces qu’une hostie, et qui en envoient à toutes les familles de leurs paroisses. Serf ou seigneur, chacun reçoit le sien, et tout le monde, selon ses facultés, donne en retour une somme d’argent plus ou moins forte.

À Rome, pendant la nuit de Noël, tout le monde échange des gâteaux de maïs, que l’on a eu soin de faire bénir par son curé. Ces gâteaux sont plus ou moins grands, selon le degré de considération que l’on veut témoigner aux personnes à qui on les adresse. Une année, le prince Borghèse en reçut un, blasonné à ses armes, qui mesurait six mètres de largeur et dont, par ses ordres, vingt-quatre énormes portions furent distribuées à autant de pauvres.

Enfin, dans quelques-unes de nos villes et de nos grosses bourgades, les boulangers fabriquent, pour le jour de Noël, de petites galettes auxquelles ils donnent, autant que possible, la forme d’un petit Jésus, et que l’on appelle naulets. Naulet ou Nôlet est le nom par lequel on avait coutume, au moyen âge, de désigner l’Enfant Dieu, le petit enfant de Noël[22].

J’ai ouï chanter le rossignô
Qui chantoit un chant si nouveau,
Si gai, si beau,
Si résonneau ;
Il m’y rompoit la tête,
Tant il preschoit
Et caquetoit ;
Adonc prins ma houlette
Pour aller voir Naulet.
(Ancien Noël.)

Au reste, la plupart de nos provinces ont leurs naulets ou pains de Noël. Dans la Flandre française, on donne aux enfants, ce jour-là, des coignoles, gâteaux de forme oblongue dans lesquels sont encadrés de petits Jésus en sucre. La Lorraine, ainsi que nous l’avons dit plus haut, a ses cogneux ou cognés. Orléans et Bonneval ont leurs cochelins, dont les uns sont taillés en losange et les autres figurent des hommes. Le pays chartrain a ses cochenilles et ses coquelins, qui représentent tantôt des hommes, des femmes, des cavaliers ; tantôt, des bœufs, des chevaux, des ânes. Enfin, à Valognes, les naulets se nomment bourettes.

Ces usages se retrouvent aussi dans les pays étrangers. En Finlande, le pain ou gâteau de Noël est de forme très-variée ; mais il affecte le plus souvent la figure d’une charrue, d’un coutre, ou de tout autre instrument d’agriculture. En Suède et en Norvège, c’est presque toujours un animal qu’il représente, et particulièrement le porc, ce qui rappelle l’attribut mythologique du dieu Frey. C’est ainsi que les gâteaux appelés Kerskoeken, dans la Belgique flamande, et cougnoux à Namur, ont la forme d’un porc ou d’un sanglier rôti, ce qui fait songer, dit M. du Méril[23], au sacrifice spécial à la fête de Julé (le soleil). — Le porc jouit du même honneur dans certaines contrées de l’Allemagne : « Figurati et melliti panes, qui tempore nativitatis Christi hodieque conficiuntur, et figuram plerumque referunt animalium, verris, hirci et similium[24]. »

Il est très-probable que toutes ces petites figures ou effigies ont succédé aux oscilla, aux pilœ, que les anciens Romains consacraient à plusieurs de leurs dieux et qui n’étaient que la représentation des animaux et même des hommes qu’on leur sacrifiait dans le principe[25]. « Cette substitution amiable, dit M. du Méril,[26] a eu lieu partout, même dans l’Inde[27]. Les sacrifices les plus coûteux, les plus révoltants ne furent plus alors qu’une modeste et innocente offrande. Sous le bénéfice de cette transformation, ils se multiplièrent et entrèrent assez profondément dans les habitudes du monde ancien pour qu’on les retrouve à peine déguisés dans les usages populaires du moyen âge. »

À propos de ces petits pains substitués à de sanglantes offrandes, nous remarquerons que l’hostie, ou pain sans levain, qui représente le corps de Jésus-Christ et que nos prêtres offrent tous les jours, comme une nouvelle victime, dans le sacrifice de la messe, n’est qu’une imitation des différentes coutumes dont nous venons de parler.

La nuit de Noël est une nuit pleine de merveilles, de mystères et d’embûches. Il semble que Satan, exaspéré par l’échec que ce divin anniversaire lui remet en mémoire, sente, à chaque retour de la grande fête, redoubler sa haine et sa rage contre l’humanité[28]. C’est alors qu’il sème dans les sentiers et sur les carroirs[29] que doivent parcourir les pieuses caravanes de la messe de minuit, ces larges et splendides pistoles qui jettent dans l’ombre de si magiques et de si attrayants reflets; c’est alors qu’il ouvre aux pieds des croix et des oratoires champêtres ces antres béants au fond desquels on voit ruisseler des flots d’or et de pierreries, et qui sont autant de gouffres conduisant directement aux enfers.

Cependant les sorciers, ses dignes suppôts, rôdent plus qu’en aucun autre temps aux abords des métairies, se glissent dans les cours, passent et repassent devant les étables, et multiplient les pièges autour des animaux qui sont la principale richesse de nos villageois.

Mais les gens de nos domaines se tiennent plus que jamais sur leurs gardes. Dès la veille de Noël, à la tombée du jour, toutes les portes des écuries, bergeries et étables, surtout celles de la bouverie, sont soigneusement barricadées. Défense expresse aux femmes de s’y introduire, de peur que, par leur moyen, le Maufait[30] n’établisse des intelligences dans la place.

Les bêtes bovines et asines jouissent de beaucoup de considération pendant les trois jours que durent les fêtes de Noël. Elles doivent cet honneur au souvenir du bœuf et de l’âne de Bethléem qui assistèrent à la naissance de Notre Sauveur. N’oublions pas que c’est encore en raison de cette circonstance que le Follet n’ose donner à ces animaux les soins d’hygiène et de toilette qu’il se plaît si souvent à prodiguer au cheval. — La croix que l’âne porte sur son dos, — décoration héréditaire que sa race doit, comme chacun sait, à l’honneur d’avoir servi de monture à Jésus-Christ, — contribue surtout, dit-on, à tenir le Follet à distance. C’est au point qu’il suffit de placer un de ces quadrupèdes dans une écurie hantée par le Lutin pour l’en éloigner aussitôt.

Bœufs et vaches participent aux mortifications et aux joies chrétiennes qui signalent cette grande journée : ainsi, après avoir jeûné la veille de Noël, comme leurs maîtres, ces animaux reçoivent, à l’issue de la messe nocturne, une provende extraordinaire du meilleur fourrage. Une coutume semblable existe en Suède. Les paysans de cette contrée veulent que tous les animaux de la ferme prennent part à la solennité : « Ce jour-là, dit M. Léouzon Le Duc[31], ils donnent la liberté aux chiens de garde, ils servent à leurs bestiaux un fourrage d’élite… » Dans quelques localités de l’Alsace, on croit, qu’en cette circonstance, la sainte Vierge se plaît à faire couler dans l’endroit où les bœufs étanchent leur soif les flots d’un merveilleux breuvage destiné à leur donner force et santé pendant toute l’année.

Lorsque, durant cette espèce de réveillon, on est obligé d’envoyer le bétail boire au dehors, assez souvent, à leur retour de l’abreuvoir, les aumailles se trouvent accompagnées d’un bouvier inconnu, tombé on ne sait d’où. Ce mystérieux personnage a l’air de passer là par hasard ; il s’empresse auprès des bêtes et fait le bon valet. Gardez-vous, toutefois, de le laisser mettre le pied dans l’étable, car ce serviteur modèle, vous l’avez sans doute deviné, est Georgeon en personne, c’est-à-dire le Diable[32]. Quelquefois, dans la circonstance dont nous parlons, Georgeon prend la forme d’un bœuf noir et cherche à se faufiler parmi le troupeau. — Une croix, tant grossière soit-elle, figurée, à bonne intention, avec de la craie bénite, sur la porte de la bouverie, suffit pour tenir à distance ce malintentionné.

On assure qu’au moment où le prêtre élève l’hostie, pendant la messe de minuit, toutes les aumailles de la paroisse s’agenouillent et prient devant leurs crèches. On assure encore qu’après cette oraison toute mentale, s’il existe dans une étable. deux bœufs qui soient frères, il leur arrive infailliblement de prendre la parole. — Chez les Islandais, c’est pendant la nuit qui précède le jour de l’an ou celui de la Saint-Jean (solstices) que les aumailles conversent entre elles.

En Berry, comme ailleurs, on raconte qu’un boiron[33] qui, dans ce moment solennel, se trouvait couché près de ses bœufs, entendit le dialogue suivant :

— Que ferons-nous demain ? demanda tout à coup le plus jeune du troupeau.

— Nous porterons notre maître en terre, répondit d’une voix lugubre un vieux bœuf à la robe noire, et tu ne ferais pas mal, François, continua l’honnête animal en arrêtant ses grands yeux sur le boiron qui ne dormait pas, et tu ne ferais pas mal d’aller l’en prévenir, afin qu’il s’occupe des affaires de son salut.

Le boiron, moins surpris d’entendre parler ses bêtes qu’effrayé du sens de leurs paroles, quitte l’étable en toute hâte et se rend auprès du chef de la ferme pour lui faire part de la prédiction.

Celui-ci, assez mauvais chrétien, se trouvait alors attablé avec trois ou quatre francs garnements de son voisinage, et, sous prétexte de faire le réveillon, — repas joyeux, mais décent, que l’on prend en famille au retour de la messe, — présidait, en vrai Balthazar, à une monstrueuse orgie, tandis que la cosse de Nau flamboyait dans l’âtre et que sa femme et ses enfants étaient encore à l’église.

Le fermier, malgré les vapeurs bachiques qui enfumaient son cerveau, fut frappé du masque effaré de François, à son apparition dans la salle.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? lui demanda-t-il brutalement.

— Il y a que les bœufs ont parlé, répondit le boiron consterné.

— Et qu’ont-ils chanté ? reprit le maître.

— Ils ont annoncé qu’ils vous porteraient demain en terre ; c’est le vieux Morin[34] qui l’a dit, et il m’a même envoyé vous en avertir, afin que vous ayez le temps de vous mettre en état de grâce.

— Le vieux Morin en a menti ! et je vais lui donner une correction, s’écria le fermier, le visage empourpré par le vin et la colère.

Et, sautant sur une fourche de fer, il s’élança hors de la maison, et se dirigea vers les étables. Mais il était à peine arrivé au milieu de la cour qu’on le vit chanceler, étendre les bras et tomber à la renverse.

Était-ce l’effet de l’ivresse, de la colère ou de la frayeur ?

— Nul ne le sait.

Toujours est-il que ses amis, accourus pour le secourir, ne relevèrent qu’un cadavre, et que la prédiction du vieux Morin se trouva accomplie.

Depuis cette aventure, que l’on dit fort ancienne, les bœufs ont toujours continué à prendre, une fois l’an, la parole ; mais personne n’a plus cherché à surprendre le secret de leur conversation.

CHAPITRE DEUXIÈME

LES ROIS DE LA FÈVE

Seuls rois de qui le peuple ait gardé la mémoire.

Si tant est que le bonheur consiste à ne rien faire, le vieux dicton : Heureux comme un roi ! a pu s’appliquer jadis à nos rois fainéants ; on aurait pu l’appliquer encore au roi d’Yvetot de Béranger, et même à nos monarques constitutionnels, s’ils avaient voulu se résigner au rôle tout passif que certain publiciste leur avait trop libéralement assigné ; mais cette antique locution ne saurait plus s’entendre, aujourd’hui, qu’en parlant du roi de la fève.

On ne fête plus guère les Rois, en Berry, que dans quelques rares maisons où une piété sereine forme le fond des mœurs de la famille et s’allie naturellement à cette douce gaieté qui est le partage des cœurs simples et des consciences sans reproche. Autrefois, en France, dans toutes les classes de la société, depuis le palais du Louvre jusqu’à la plus humble chaumière, on partageait le gâteau à la fève. — « Pour divertir le roi, dit Mme de Motteville, dans ses Mémoires (année 1649), la reine voulut séparer un gâteau et nous fit l’honneur de nous y faire prendre part avec le roi et elle. Nous la fîmes la reine de la fève, parce que la fève s’était trouvée dans la part de la Vierge. Elle commanda qu’on apportât une bouteille d’hippocras[35], dont nous bûmes devant elle, et nous la forçâmes d’en boire un peu. Nous voulûmes satisfaire aux obligations des extravagantes polies de ce jour, et nous criâmes : « La reine boit ! » — Saint-Simon rapporte, de son côté, qu’en 1701, « lorsqu’on eut tiré le gâteau, Louis XIV témoigna une joie qui parut vouloir être imitée. Il ne se contenta pas de crier : La reine boit ! comme en franc cabaret, il frappa et fit frapper chacun de sa cuiller et de sa fourchette sur son assiette, ce qui causa un charivari fort étrange, et qui, à plusieurs reprises, dura tout le souper[36]. »

Ce repas des Rois, qui se prolonge d’ordinaire assez avant dans la nuit, dut être, dans le principe, ainsi que le réveillon de Noël, une espèce de pervigilium ou de veille en l’honneur d’une divinité. Seulement, le temps que les premiers chrétiens ont pu consacrer d’abord à la prière, on a fini par le consacrer à la joie et à la bonne chère ; ce qui a inspiré à un vieil hagiographe cette réflexion par trop morose : « On passait autrefois la plus grande partie de la nuit des Rois à chanter des cantiques de louanges et d’actions de grâces ; maintenant plusieurs la passent dans des festins de dissolution, où l’on ne craint pas de mêler avec le saint nom de Dieu des folies superstitieuses du paganisme ; car on doit regarder ainsi la cérémonie qu’on appelle du Roi boit. »

On va voir, toutefois, que le clergé du vieux temps ne se faisait pas faute de mêler, en cette circonstance, le profane au sacré et que la folie des clercs allait au moins aussi loin que celle des laïques : — « À Bourges, dit M. Raynal, on célébrait à Notre-Dame de Sales la fête de l’Âne, le jour de l’Adoration des Mages. D’après la tradition, c’étaient les chanoines eux-mêmes qui représentaient les prophètes annonçant l’arrivée du Messie. Balaam, le faux prophète, sur un âne richement harnaché, figurait parmi eux : il entrait dans le chœur et faisait trois fois le tour du pupitre. Pendant cette promenade, on chantait une prose farcie, c’est-à-dire mélangée de latin et de français et peu respectueuse pour le clergé, surtout lorsqu’on arrivait à ce couplet :

Aurum de Arabia,
Thus et myrrham de Saba
Tulit in Ecclesia
Virtus asinaria.

Hez, sire Asne, çà, chantez,
Belle bouche rechignez ;
Vous aurez du foin assez
Et de l’avoine à plantez[37].

Dans les églises de Saint-Étienne et de Saint-Ursin, « c’étaient, continue M. Raynal, les bacheliers, les vicaires et les choristes qui célébraient la fête. On l’appelait le Mystère, la Procession ou la Pompe des trois Rois et du roi Hérode… Pour figurer l’étoile qu’avaient vue les Mages, on plaçait trois cierges dans un grand vase de terre qu’on promenait dans toute l’église… On avait coutume de jouer, à cette occasion, le Mystère des trois Rois. La représentation avait lieu dans l’église même ; car on voit, en 1517, le chapitre défendre au roi Hérode et à ses jongleurs d’entrer dans la cathédrale avant la fin du service ; en 1535, pour empêcher le tumulte, ordinaire en pareil cas, il interdit à ceux qui remplissent les rôles d’Hérode et des trois Rois, au peuple et surtout aux femmes, de pénétrer dans le chœur avant que les vêpres soient achevées. Souvent, les acteurs de ces pompes bizarres et le peuple qui y assistait se livraient à de grandes insolences et à de vives railleries contre le clergé lui-même, et ce fut surtout là ce qui les fit enfin proscrire…

« Ce n’était pas seulement à Saint-Étienne qu’avaient lieu de pareils spectacles : l’exemple de l’église mère était certainement suivi dans toutes les églises du diocèse, et même dans les monastères[38]. »

L’Épiphanie étant l’une des principales époques où s’acquittaient, sous l’ancien régime, la plupart des redevances féodales, beaucoup de tenanciers devaient, ce jour-là, à leur seigneur un gâteau des Rois. C’est ainsi qu’à la fin du dernier siècle, le fermier du domaine de la Garenne, situé dans la commune de Thevet (Indre), était redevable au seigneur de Saint-Chartier d’un « gasteau fin de la fleur d’un boisseau froment, à chascune feste des Rois, ou pour iceluy de la somme de trente sols[39]. »

Dans les villes, ainsi que cela se pratique encore quelquefois en Berry, les boulangers fournissaient gratuitement à leurs principales pratiques le gâteau des Rois, ce qui mécontentait fort les pâtissiers, et amena même le Parlement à interdire, à plusieurs reprises (1713, 1717) ces sortes de libéralités. Il fallait qu’il se fît, à Paris, une grande consommation de gâteaux à la fève, car on évaluait à cent muids la quantité de farine que l’on employait, vers le milieu du dix-huitième siècle, à leur confection. Ce fait est constaté par le texte d’un arrêt du Parlement qui jugea à propos, en 1740, de supprimer momentanément ces gâteaux, par suite de la crainte où l’on était de manquer de pain, pendant l’épouvantable débordement de la Seine, qui dura soixante-douze jours, du 7 décembre au 18 février.

Voici quel cérémonial on observe dans les familles, de plus en plus rares, où l’on a conservé l’habitude de tirer le gâteau des Rois. C’est ordinairement le père de famille ou le plus âgé des convives que réunit le souper de la veille de l’Épiphanie, qui préside et procède à la distribution du gâteau. Lorsque le moment de le couper est venu, il fait placer sous la table un enfant, — presque toujours le plus jeune de ceux qui assistent au repas, — et l’interpelle ainsi :

Phebe ?

Domine ! répond l’enfant.

La part à qui ?

Au bon Dieu.

La part à qui ? reprend encore le président, et cela autant de fois que la réunion compte de membres. L’enfant, à chaque question, indique l’un des convives, qui reçoit aussitôt sa portion de gâteau.

Anciennement, dans certains cantons du département de l’Indre, il arrivait, parfois, qu’après la part à Dieu, on en adjugeait une à quelque parent, à quelque ami, cher à la famille, mais que son éloignement empêchait d’assister à la joyeuse et cordiale agape de l’Épiphanie. Cette portion de gâteau était soigneusement mise en réserve, et son état de conservation ou d’altération, indiquait la fortune heureuse ou mauvaise de la personne absente. — Cette coutume et cette croyance existent encore en Bretagne et dans le pays chartrain.

Que l’on nous permette, avant d’aller plus loin, quelques observations sur les deux mots latins qui ouvrent le dialogue consacré que nous venons de rapporter. — « Phebe, dit fort bien M. Ribault de Laugardière, ne signifie point la fève, ainsi que le prétendent quelques-uns[40]. » — Cela est très-vrai, car, autrement, la demande et la réponse seraient sans liaison et sans raison. D’ailleurs, c’était un denier et non une fève que l’on mettait anciennement dans le gâteau. — « Phebe, continue M. de Laugardière, est une contraction évidente du mot latin ephebe (jeune homme)[41] » — Il est certain que, d’après cette explication, la réponse cadre avec la demande, et que l’une et l’autre forment un sens naturel et satisfaisant ; mais ceux qui prétendent que le banquet des Rois est une imitation du repas des Saturnales, où figurait, dit-on, un gâteau, et où la royauté du festin[42] se tirait également au sort, disent que celui des convives auquel le hasard dispensait cet honneur était salué par ces mots : Phœbe domine ! qui, plus tard, furent remplacés par ce cri : Le roi boit ! Cette innovation toute païenne fut adoptée par les chrétiens, qui s’en servirent, en France, jusqu’à la fin du seizième siècle. Au dire des mêmes autorités, l’enfant, ou le plus jeune des convives, placé sous la table, représentait le dieu des oracles, ce qui fait, qu’à chaque interrogation, on l’appelait Phœbe, comme si l’on se fût adressé au dieu lui-même. Enfin, notre expression roi de la fève (fabœ dominus) ne serait pour ainsi dire que la traduction phonique des mots Phœbe domine, et cette expression, bien antérieure à l’époque où l’on remplaça le denier par la fève, aurait fini par donner l’idée de cette substitution. Observez, de plus, qu’en basse latinité, on se servait des termes phœbissare, phœbe facere, pour dire tirer la fève[43].

Mais revenons. — La première pensée de notre roi de hasard est de se choisir une compagne, et, guidé par son goût, bien plus que par la politique, il le fait sur-le-champ, en jetant dans le verre de l’une de ses voisines la fève à laquelle il doit lui-même son éminente dignité. Alors, tous les verres se remplissent, se rapprochent, se heurtent, et le couple royal, après avoir cordialement trinqué avec ses sujets, est intronisé aux cris mille fois répétés de : Le roi boit ! la reine boit ! — À propos du rôle que joue la fève dans l’élection du roi et dans le choix de la reine, remarquons que, chez les Grecs, on se servait, pour voter, de fèves noires et blanches.

Ce qui précède se pratiquait ou se pratique encore, à peu de chose près, ailleurs qu’en Berry ; mais les détails qui vont suivre et que nous empruntons aux différents écrits de M. Ribault de Laugardière[44] appartenaient plus particulièrement à notre province.

À Châteauneuf (Cher) et dans les environs, au moment de la distribution du gâteau, des troupes d’enfants et même de gens âgés, auxquels leur pauvreté ne permettait pas de fêter l’Épiphanie dans leurs foyers, se présentaient aux portes et aux fenêtres des heureux du jour, et réclamaient la part à Dieu, c’est-à-dire celle des pauvres, en chantant les couplets suivants :

Quoi que j’entends dans ceux maisons
 Parmi toute la ville ?
Acoutez-nous, je chanterons
 De la Vierge Marie ;
 Chantez, chantez donc,
 Cabriolez donc !
 Chantez, chantez donc,
 Cabriolez donc !

Avisez donc ce biau gâtiau
 Qu’il est dessur la table,
Et aussite ce biau coutiau
 Qu’est au long qui l’argade.
 Ah ! si vous peuvez
 Pas ben le couper,

 M’y faut le douner
 L’gâtiau tout entier.

Ah ! si vous v’lez ren nous douner,
 Fates-nous pas attende,
Mon camarad’ qu’a si grand fred,
 Moué que le corps m’en tremble.
 Dounez-nous-en donc,
 J’avons qu’trois calons
 Dans nouter bissac,
 Fasons trie et trac.

Ah ! dounez, dounez-nous-en donc,
 Fates-moué pas attende,
Dounez-moué la fill’ d’la maison,
 Ah ! c’est ben la pus gente !
 Qu’est contre le feu,
 Qu’coup’la part à Dieu.
Je v’lons pas nous en torner
Que nouter jau l’ait chanté[45].

À la fin de chacun de ces couplets, la foule s’écriait en chœur :

Les Rois ! les Rois !
La part au bon Dieu, s’il vous plaît !

et, le chant terminé, elle envahissait joyeusement les maisons, tandis que « ceux qui s’y trouvaient, feignant une résistance, jetaient les chats du logis à la face des arrivants et leur jouaient mille tours burlesques, avant de leur permettre de s’asseoir au festin du gâteau[46]. »

Le lendemain des banquets, le jour même de l’Épiphanie, les différents rois de la fève, donnant le bras à leurs reines, se rendaient en grand appareil à l’église paroissiale, tandis que les cloches sonnaient à toute volée, comme s’il se fût agi d’un véritable sacre. — Il en était jadis de même à la cour de France : « Lorsque l’on y tirait le gâteau des Rois, si le monarque jugeait à propos de ne pas céder son titre, même provisoirement, il confiait au sort le soin de se donner une compagne qu’il conduisait le lendemain à la messe, les trompettes et tambours sonnant. » (E. de la Bédollière.)

Nos monarques berrichons avaient, en ce grand jour, pour diadème le large chapeau clabaud, tel qu’on le portait alors dans nos pays[47] ; seulement, en raison de la solennité, les bords en étaient fièrement relevés et enjolivés de rubans, ainsi que tout le reste du costume. L’insigne le plus original de ces royautés consistait en deux pommes d’orange[48] qui servaient d’épaulettes.

Le Mercure galant (janvier 1684), en rendant compte de la manière dont fut célébrée, cette année-là, à la cour, la fête des Rois, dit positivement que les rois et les reines de la fève se choisirent des ministres, des ambassadeurs et autres grands officiers. Les choses se passaient exactement de cette manière en Berry. Aussi, rien de réjouissant comme le défilé des différents cortèges, rien de plaisant comme le spectacle des grands dignitaires de chaque couronne, qui s’empressaient, avec un respect affecté, autour de leurs souverains respectifs. Souvent, en ces circonstances pleines de profonds enseignements, on vit le maître de la veille déposer ses hommages aux pieds de celui qui, hier encore, était le plus humble de ses serviteurs, mais qui, par la grâce de la fève, était devenu son roi. « Il y a trente-quatre ans (en 1822), dit, à ce propos, M. de Laugardière, que le dernier roi qui est allé à l’église d’Azy (Cher) se trouvait être un domestique du domaine de Marsilly, qui vit encore et porte suprême témoignage de ce qui n’est plus. »

Nos Majestés éprouvant fréquemment le besoin de se restaurer, deux officiers, entre tous, se tenaient constamment à leurs côtés : c’étaient le grand panetier, portant devant lui un large éventaire chargé d’une pyramide de gâteaux, et le grand bouteillier, muni d’un lourd panier garni de nombreux flacons. À chaque verre de vin que le prince daignait avaler, la foule faisait une décharge de mousqueterie à tout rompre et criait à tue-tête : Le roi boit ! Après quoi le premier valet de pied s’avançait et essuyait respectueusement la bouche, le visage et les mains de Sa Majesté.

La marche triomphale était égayée par des intermèdes de bouffonneries ; car, dans l’organisation des diverses maisons royales, on s’était bien gardé d’oublier le fou. — « Ce personnage, dit M. de Laugardière, ordinairement un jeune homme vif et facétieux, souvent couvert de paille comme une ruche, — origine du mot paillasse, — parfois habillé en arlequin, dansait et gambadait devant le roi, s’ingéniant à le faire rire par mille et une grimaces. Il portait une boîte remplie de farine qu’il répandait sous les pas du cortége ; mais quelquefois, irrévérencieux comme ont toujours eu le privilége d’être les fous et les bouffons, il se trompait ou feignait de se tromper, et lançait à la face de son auguste maître ce qu’il ne devait jeter qu’à ses pieds. »

Arrivés à l’église, le gros des cortèges encombrait la nef, tandis que les personnes royales trônaient majestueusement dans le chœur.

Au sortir de l’office, les Rois étaient dans l’usage de haranguer la multitude rassemblée sur la place publique ; mais comme ils n’eurent jamais d’historiographes, on ignore sur quelles matières pouvaient rouler ces discours du trône.

Après ces speeches plus ou moins éloquents, ceux de nos monarques, dont la liste civile n’était pas suffisante pour subvenir aux frais de ce temps de bombance, visitaient, escortés de leur cour, les principaux de l’endroit, et ne dédaignaient pas de laisser accepter par leur ministre des finances les cadeaux ou étrennes que l’on se faisait un devoir de leur offrir. — Cet usage existait autrefois à Carcassonne : « Après la messe, le roi, suivi de ses officiers et de sa garde, allait rendre visite à l’évêque, aux magistrats, au maire, et leur faisait présenter un bassin où leurs offrandes étaient gracieusement reçues. L’argent ainsi recueilli servait aux frais du festin royale[49]. »

De retour à la ferme, Leurs Majestés pensaient sagement n’avoir rien de mieux à faire que de se remettre à table ; car bien manger, bien boire et bien rire, c’était véritablement, pour nos bons rois, s’occuper d’affaires d’État, et c’est parce que tous firent preuve à un éminent degré de ce triple talent, que leur règne a laissé les meilleurs souvenirs. Aussi peut-on dire à bon droit de leur dynastie :

Seuls rois de qui le peuple ait gardé la mémoire.

CHAPITRE TROISIÈME

LE BŒUF VILLÉ, VIELLÉ OU VIOLÉ.

Notre bœuf gras… est très-certainement

le taureau de Bel.

(Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 72.)

Nous appelons ainsi le bœuf gras, parce que, dans le vieux temps, il était promené par la ville, au son de la vielle ou de la viole.

La monstre ou parade du bœuf villé avait lieu autrefois, dans nos pays, avec une grande pompe. Le bœuf villé était toujours choisi dans un concours où figuraient les plus beaux animaux de la localité.

Au bourg de Saint-Sulpice-lez-Bourges, c’était « le maistre visiteur des chairs et poissons, qui, après collection faicte des voix et avis des arbitres à ce appelés, déclaroit que tel bœuf étoit le plus gros et suffisant pour estre mené et violé, à la manière accoustumée, par les rues de la justice dudict bourg[50], » — L’élection du bœuf gras se fait encore de nos jours, à Paris, absolument de la même façon : c’est une commission présidée par l’inspecteur général des halles et marchés, et composée de quatre principaux inspecteurs, de deux facteurs et deux bouchers, qui choisit le bœuf villé.

Dans un dénombrement du dix-huitième siècle, qui concerne l’ancienne terre de Palluau (Indre), il est dit : — « Le seigneur de Palluau a droit de faire choisir un bœuf parmi ceux que les bouchers de cette ville sont tenus de présenter pour tuer le jeudi de devant carême prenant, lequel bœuf, qui est choisi pour le meilleur, est appelé le bœuf viellé, et duquel est dû présent honneste au seigneur comte de Palluau et à ses officiers[51]. »

Ailleurs, c’était le maire en personne qui se chargeait de désigner le bœuf villé, et l’on cite encore tous les jours le dispositif d’un arrêté formulé, en cette circonstance, par un ancien maire de Dun-le-Roy (Cher), dans les termes suivants :

« Et, attendu que la vache à notre cousin N… est la plus grasse, l’avons déclarée bœuf villé, et nous en sommes réservé les mamelles[52]. »

On connaissait très-anciennement, à la Châtre, une autre espèce de bœuf villé qui était l’occasion d’une fête moins joyeuse qu’humiliante pour les habitants de cette ville. Chaque année, le premier jeudi du mois de mai, l’échevin, le dernier entré en charge, revêtu de sa robe de soie mi-partie de vert et de rouge[53], était hissé sur un bœuf, et les notables de l’endroit, suivis du populaire, le promenaient par toute la cité, et finissaient par le conduire devant la principale entrée du château seigneurial, où, en son nom et en celui de la ville, il rendait hommage au seigneur du lieu. Cette coutume bizarre fut abolie en 1217, lors de l’affranchissement de la commune de la Châtre par Guillaume Ier de Chauvigny[54].

La parade du bœuf villé est encore une cérémonie symbolique que nous ont léguée les religions primitives. Nous avons déjà vu quel rôle important joue le bœuf dans la mythologie de plusieurs peuples anciens, tels que les Hindous, les Égyptiens, les Grecs, les Gaulois, etc. — Chez les Hindous, la vache était regardée comme l’emblème de la fécondité de la nature. Une de leurs légendes religieuses raconte que l’homme naquit du souffle du taureau ; une autre assure que, dans l’origine des temps, un œuf qui renfermait le chaos fut brisé d’un coup de corne par le taureau, qui en fit sortir le monde. — Le taureau est — sans doute ici l’emblème du soleil qui féconde la terre représentée par l’œuf. — La vache est encore tellement vénérée dans les Indes, que les fakirs, sorte de moines mendiants de ces pays, n’emploient pour combustible que la fiente desséchée de cet animal, croyant, en agissant ainsi, faire acte de dévotion.

D’énormes taureaux ailés, à face humaine et dont la tête était surmontée d’une sorte de tiare étoilée, représentaient, dans les temples de Ninive et de Babylone, le dieu Soleil. Le musée assyrien de Paris abonde en spécimens de cette étrange et gigantesque statuaire. — Dans la religion primitive des Égyptiens, le soleil, le feu ou le principe mâle, était personnifié par Osiris, auquel ils donnaient la figure du taureau Mnévis, Onuphis ou Apis ; et Isis, c’est-à-dire la terre, l’humidité, ou le principe femelle, était symbolisée par une génisse. — Lorsque les Hébreux se prosternaient devant le veau d’or, ils ne faisaient qu’imiter l’idolâtrie des Égyptiens, et sans doute les Druses, qui ont fait tant de bruit en 1860, et dont la principale divinité est un veau, ont hérité cette superstition de ces deux peuples.

À Athènes, pendant les Buphonies, fêtes qui se célébraient au commencement de juin, on immola d’abord des bœufs, puis on se contenta de les faire figurer dans ces solennités avec une certaine magnificence[55]. — Chez les Argiens, à chaque retour du printemps, on promenait la vache sacrée, au milieu d’un appareil somptueux et en invoquant les faveurs de la déesse des moissons[56].

Encore de nos jours, les Chinois, dans la grande fête qu’ils consacrent, tous les ans, à l’agriculture, et où leur empereur met la main à la charrue, promènent et escortent en foule une vache énorme, modelée en terre et dont les cornes sont dorées. Près de cette vache se tient le génie du travail, un pied chaussé et l’autre nu. Puis s’avancent les cultivateurs portant divers instruments de labour. Enfin, une troupe de bouffons, de jongleurs et de masques, ferme la marche de cette procession. Cette cérémonie, qui, comme on le voit, a plus d’un trait de ressemblance avec celle de notre bœuf villé, est terminée par un discours que prononce quelque grand personnage à la louange de l’agriculture et à la suite duquel on extrait plusieurs petits veaux en terre des flancs de la vache-monstre que l’on brise à l’instant même et que l’on distribue par menus fragments à la multitude.

Mais à quoi bon aller chercher aussi loin la généalogie de notre bœuf villé, tandis que nous pouvons la trouver dans nos propres archives ? Les Gaulois, nos ancêtres, ne payaient-ils pas, ainsi que toutes les nations de l’ancien monde, un tribut d’adoration au dieu Bel ou Belen, c’est-à-dire au feu ou au soleil, et le taureau, emblème de Bel, ne figure-t-il pas, alternativement avec le sanglier et le cheval, autre emblème solaire[57], sur les monnaies et les enseignes gauloises ? — « Le barde Liwarkh-henn appelle Bel tout à la fois le Flambeau sublime, le Régulateur du ciel et le Taureau du tumulte[58]. » — Les druides s’appelaient aussi beleks, en raison des hommages qu’ils rendaient au dieu Bel[59], et les Bretons donnent encore aujourd’hui ce nom à leurs prêtres. — Cent ans, à peu près, avant Jésus-Christ, on voit les Kimris[60] ratifier une capitulation concédée aux Romains, en la jurant sur un taureau de bronze, leur principale idole[61]. — Le taureau de Bel figure encore sur les fameux bas-reliefs exhumés, en 1711, des fondements du chœur de Notre-Dame de Paris, et qui datent de l’époque gallo-romaine[62].

CHAPITRE QUATRIÈME

LES BRANDONS

Pagus agat festum : pagum lustrate, coloni ;
Et date paganis annua liba focis.
..............................................................................................................................................................

Omnia purgat edax ignis…

(Ovide, Fastes, liv. I, v.  671, et liv.  IV, v. 786.)
Que la joie soit au hameau ; villageois, purifiez vos demeures ; offrez à vos rustiques foyers les gâteaux annuels… Le feu purifie tout…

La fête des Brandons a lieu le premier dimanche du carême, appelé pour cette raison le dimanche brandounier. C’est une fête nocturne et d’un caractère tout à fait antique.

Quelque temps après le coucher du soleil, toute la population de nos hameaux, armée de torches de paille enflammées, se répand dans la campagne et parcourt les champs, les vignes et les vergers. Vus de loin, ces mille brandons flamboyants, qui s'élèvent et s’abaissent tour à tour, au milieu des ténèbres, semblent autant de feux follets qui se poursuivent en se jouant à travers les plaines, sur les coteaux et dans les vallons.

Tandis que les hommes passent et agitent leurs brandons entre les branches des arbres fruitiers, les femmes et les enfants entourent leur tronc d’un anneau de paille de froment.

Dans les champs de blé, dans les vignes, dans les prairies, on fiche en terre des croix de bois dont les bras sont garnis de faisceaux de paille à laquelle on met le feu.

Ce sont là autant de lustrations, autant d’exorcismes, qui ont pour but de conjurer les divers fléaux auxquels sont exposés les fruits de la terre, tels que les météores, les animaux et les plantes nuisibles.

La paille qui, dans la fête des Brandons, joue un rôle si important, passait autrefois pour conjurer les maléfices : — « Cellui qui, le jour de saint Vincent, loie (lie) les arbres de son jardin de loyens (liens) de fuerre de froment, il aura, cestui an, planté de fruis[63] » — Remarquez le rapport de consonance qui existe entre le mot Vincent et vincula (liens). — « Cellui qui behourde (brandonne), le jour des Brandons, ses arbres, sache pour vray qu’ilz n’auront en tout cest an ne honnines (hannetons), ne vermines[64] » — Enfin, Pline conseille de brûler de la paille dans les blés en herbe et les vignes pour écarter les brouillards et, en général, toute fâcheuse influence[65].

Chacun de nos paysans pourrait, en cette circonstance, s’écrier comme Tibulle, dans sa première élégie : — « Dieux de mon pays ! fidèles aux rites antiques que nous ont transmis nos pères, nous purifions nos champs, nous purifions nos fruits ; vous, daignez éloigner les maux de notre asile. Ne souffrez pas qu’au lieu du blé promis à notre espérance, des herbes avides trompent la faux du moissonneur, etc.[66] »

Mais les chants, souvent accompagnés de danses, qui presque toujours signalent nos courses aux flambeaux, sont loin d’avoir autant de poésie que cette classique invocation, et s’exécutent d’ordinaire sur un mode moins pompeux.

Il est des cantons où, pendant la fête lustrale des Brandons, on chante en chœur et à tue-tête le couplet suivant :

Saillez d’élà, saillez, mulots[67] !
Ou j’allons vous brûler les crocs ;
Laissez pousser nos blés,
Courez cheux les curés,
Dans leurs caves vous aurez
À boire autant qu’à manger.

Les Normands chantent en cette occasion :

Ou j’allons vous brûler les crocs ;Taupes et mulots,
Sortez de men clos,
Ou je vous casse les os… etc.[68]

Aux alentours de Cluis (Indre), c’est un autre couplet :

Brandis ! brandons !
La vieille est à la maison,
Qui fricasse les beugnons[69] ;
Si all’ne les fait pas bons,
On lui brûl’ra les talons.

« Dans les campagnes des environs de Bourges, dit M. le comte Jaubert (Glossaire du Centre, 1re édition), le soir des Brandons, un brandouneux et une brandouneuse (ordinairement berger et bergère), munis chacun de quelques brins de nielle[70], courent les champs en chantant les paroles suivantes » :

Brandelons, fumelles[71],
Les vignes sont belles ;
La vieill’ remue les tisons
Pour fair’ cuire les beugnons.

On voit que, tandis que toute la population active des villages prend part à la course lustrale, les vieilles, qui sont restées à la maison, préparent le festin brandonnier.

« À Bourges, dit encore M. Jaubert, les enfants se promènent dans les rues en tenant à la main des tiges sèches de brandelons[72] allumées et qui ont été imprégnées d’huile ; ils chantent en même temps une variante du couplet précédent, que nous supposons contemporaine des guerres de religion, car elle sent son parpayot[73].

Pour ceux qu’en p’vont (qui en peuvent) être.Brandelons, fumelles,
Les vignes sont belles ;
Les beugnons sont pas cheux nous,
Is sont cheux les moines,
Fricassez dans la poële[74].

Enfin, voici un chant brandonnier tout à fait complet, qui a été recueilli à Châteauneuf-sur-Cher par M. Ribault de Laugardière, à l’obligeance duquel nous le devons :

Brandounons la nielle,
Et la nielle et l’échardon (le chardon) !
Brandounons, fumelles,
Brandounons la nielle !
La boun’mée (la bonne mère), sus les tisons,
À fricasse les beugnons,
Que les beugnons sont si bons !
Brandelons, fumelles !
Les beuguons sont pas cheux nous,
Is sont cheux les prêtres,
Pour ceux qu’en p’vont (qui en peuvent) être.
Si j’allions cheux les curés,
Je serions ben aroutés (renvoyés).
Si j’en avions demandé.

Brandelons, fumelles !
Les beugnons sont pas cheux nous,
Is sont cheux les moines,
Ben frits dans la poêle.

J’ons brandouné tous nos blés,
I faut nous en artorner (retourner)
Pour ça c’que j’avons d’gangné[75].

Brandounons la nielle,
Et la nielle et l’échardon !
Brandounons, fumelles,
Brandounons la nielle[76] !


 La promenade des Brandons se termine dans chaque famille, et surtout dans les métairies, par un repas où l’on fait une grande consommation de beugnons ou beignets. Ceux de nos coureurs nocturnes qui ont pu, à la lueur des brandons, arracher quelques tiges de nielle, reçoivent en récompense autant de beignets qu’ils ont cueilli de brins de cette herbe, regardée, à bon droit, comme l’une de celles qui nuisent le plus à nos céréales.

Ces beignets, qui portent le nom de sanciaux dans quelques cantons du département du Cher, rappellent les gâteaux sacrés et les gâteaux de millet (liba de milio) que les anciens, en pareille occasion, offraient à Cérès et à Palès. Dans notre Sologne berrichonne, c’est précisément du mil que l’on mange pendant les festins brandonniers. Enfin, nos sanciaux, composés de farine, de miel et d’huile, comme les liba des Romains et même ceux des Hébreux[77], tirent évidemment leur nom du latin sancitus (consacré), participe du verbe sancio.

Anciennement les fabriques des églises donnaient un repas, le jour des Brandons, aux membres de leur clergé. Cet usage est attesté par les citations suivantes :

« Pour deux treizenes d’eschaudez qui feurent achaptez le dimanche des Brandons audict an 1505, pour donner et distribuer ledict jour aux chapelains qui assistent au service de la grand messe comme il est de coustume, pour ce ijs. » (Archives du Cher, Comptes de la fabrique de Saint-Bonnet de Bourges, 15 janvier 1505.)

« Pour le desjeuner des prestres, le jour des Brandons, payé pour ce VIJ s. vi deniers. » (Ibid., Comptes de la fabrique de Saint-Jean des Champs de Bourges, 1529.)

« Payé du dimanche brandonnier, quinziesme jour de febvryer, pour les febves, eschaudez et vin blanc ascoutumez estre dounez aux prestres et officiers, v solz, et ce jour l’an du présent compte. » (Ibid., Compte rendu par Louis Venant, 1587.)

Les échaudés remplaçaient, dans ce cas, les beugnons, et les fèves ne figuraient très-probablement ici qu’en raison de l’analogie de consonnance qui existe entre leur nom et le nom de février, ainsi qu’entre les mots latins fabarius, februarius, februus[78].

Cette observation nous conduit à remarquer que le mois de février (februarius), mois durant la lune duquel se célèbrent les Brandons, et qui, chez les anciens, était également le mois des purifications, tire son nom des expressions februare (purifier), februus (qui purifie),  etc. — Les Fébruales, que l’on célébrait à Rome dans le courant de ce mois, étaient des fêtes d’expiation pour le peuple. C’était aussi le 15 février qu’avaient lieu les Lupercales en l’honneur du dieu Pan, qui veillait sur les troupeaux et les bergers, et qui passait pour faire une guerre continuelle aux animaux nuisibles aux moissons[79]. Ces fêtes, ainsi que celles de Proserpine, qui arrivaient pareillement en février, étaient accompagnées de courses aux flambeaux.

Des solennités semblables, connues sous le nom de sacœa, existaient chez les Perses et les Babyloniens. Ils les célébraient pendant la plus longue nuit de l’année, en l’honneur de la lune, souvent confondue avec Cérès et Proserpine.

Ces sortes de fêtes furent adoptées par le christianisme. Bède le Vénérable, écrivain religieux du septième siècle, félicite l’Église de s’être approprié les fêtes aux flambeaux des païens. — Au dire de quelques auteurs, la Chandeleur des chrétiens, qui tombe en février, comme les Brandons, instituée par le pape Vigile, au sixième siècle, succéda à la fête de Proserpine. Selon Innocent III, au contraire, on devrait l’établissement de la Chandeleur au pape Gélase Ier (492), qui, assure-t-il, la substitua, vers la fin du cinquième siècle, aux Lupercales païennes.

Au reste, notre ancien clergé berrichon avait bien d’autres moyens, — tout à fait négligés de nos jours, — pour conjurer les divers fléaux qui désolent nos champs, nos vignes et nos vergers. Par exemple, tous les ans, à Bourges, le curé de Saint-Pierre-le-Guillard exorcisait les urbets[80], espèce de charançons qui rongent les bourgeons des vignes. La rue des Urbets, qui existe encore dans notre vieille métropole, au quartier d’Auron, ne fut ainsi nommée que parce que, lors de cette solennité, elle était parcourue par le nombreux cortège qui accompagnait le prêtre dans cette pieuse expédition. — Les Champenois employaient un expédient semblable pour se garantir des urbets. On peut lire dans les Éphémérides troyennes de Grosley la sentence que Jehan Milon, official de Troyes, rendit, en l’année 1516, contre ces insectes.

À Levroux, dans l’Indre, « chaque année, le jour de l’Ascension, le dernier vicaire du chapitre de Saint-Silvain était tenu de se rendre processionnellement de l’église collégiale à la tour du Bon-An[81], et, du haut de la plate-forme de cette tour, il excommuniait les hannetons, fléau des campagnes environnantes. La cérémonie terminée, il devait recevoir un mouton des mains du seigneur ou de son délégué. — Ce tribut, par sa singularité, rappelle la haquenée du royaume de Naples[82]. »

Ce fut vers la fin du douzième siècle, dit M. Ferdinand Langlé, que l’on s’avisa d’employer l’excommunication contre les animaux nuisibles : « On les faisait assigner par-devant les officiaux ; on leur donnait des avocats, et sur une instruction faite aux frais des parties civiles, sur les débats contradictoires, on les excommuniait solennellement. En 1550, on avait encore recours à ces moyens, comme cela se voit par le fameux procès intenté, par-devant l’official d’Autun, contre les rats qui désolaient le canton de Lucenay. Le savant Chassané leur fut donné pour avocat, et l’instance fut longtemps interrompue, sur l’incident qu’il éleva en faisant observer que ses clients, contre lesquels on demandait défaut, ne pouvaient comparaître tant que les chats occuperaient toutes les avenues du prétoire. »

CHAPITRE CINQUIÈME

LA VIEILLE DE LA MI-CARÊME,
LES FOIRES AUX VIEILLES ;
ANNA PERENNA ; — LES ARGÉES, ETC., ETC.

Sunt quibus haec luna est, quia mensibus impleat annum.
(Ovide, Fastes, liv. III, v. 658.)

Nous donnons le nom de foires aux Vieilles, en Berry, à certaines foires qui ont lieu dans le courant du carême. La plus connue dans le pays est celle qui se tient à Châteaumeillant (Cher), le premier mardi de ce temps de pénitence.

On fait croire aux jeunes enfants que l’on mène à ces foires qu’ils y verront partager, scier en deux la Vieille de la mi-carême.

Ce sont là des dénominations et des lambeaux de traditions qu’il est bien difficile aujourd’hui d’expliquer. Nous allons, toutefois, essayer de pénétrer ce mystère, après avoir relaté tout ce qui, dans nos contrées et sur différents points de la France, nous semble avoir trait à cette obscure énigme.

À Argenton et à Cluis-Dessus, lorsque vient la mi-carême, les enfants de dix à douze ans courent les rues avec des sabres de bois, poursuivant les vieilles femmes qu’ils rencontrent et tâchant même de pénétrer dans les maisons où ils savent qu’il en existe. — On dit, en les voyant passer : « Ils vont couper, sabrer la Vieille. »

À la suite de ces courses, durant lesquelles les vieilles ont ordinairement grand soin de bien se cacher, les enfants de Cluis-Dessus se rendent, vers le déclin du jour, à Cluis-Dessous, et là, après avoir grossièrement figuré avec de la terre une vieille femme, ils la taillent en pièces avec leurs sabres de bois et en jettent les débris dans la rivière.

Autrefois, à Bourges, lors de la mi-carême, on allait scier la Vieille, représentée par un mannequin, sur la pierre à la crie de la place Gordaine. — « Je n’ai jamais vu cette cérémonie, nous écrit obligeamment M. H. Boyer, on me l’a seulement racontée ; mais j’ai vu apporter sur ladite pierre un mannequin que l’on nommait, alors, le père Carnaval ; j’ai vu la foule l’entourer en dansant, puis le conduire en grande pompe sur le pont de l’Yèvre, d’où on le précipitait dans la rivière. »

Aujourd’hui, dans la même ville et à la même époque, les enfants se rendent par centaines à l’Hôpital, pour y voir fendre ou partager en deux la Vieille. Une solennité religieuse qui a lieu, ce jour-là, dans cet établissement, attire une grande affluence de promeneurs, et pendant cette fête quelque peu mondaine, il n’est pas rare d’entendre le peuple crier, en riant, dans les rues : « Fendons la Vieille ! fendons la plus Vieille du quartier[83] ! »

En Limousin, on dit : recedza le Vieillo (scier la Vieille), et voici comment Béronie, dans son Dictionnaire du patois du bas Limousin, interprète cette expression proverbiale : — « Chaque année, à Tulle, le jour de la mi-carême, on s’informe de la plus vieille femme de la ville, et l’on dit aux enfants qu’à midi précis, elle doit être sciée en deux au Puy-Saint-Clair. — Quelle est, ajoute notre auteur, l’origine de cette atroce absurdité ? L’histoire nous apprend que, par un mouvement de piété filiale (sic), les Gaulois montaient leurs pères sur les plus hauts arbres et les délivraient des infirmités de la vieillesse en les faisant tomber. Recedza le Vieillo ne serait-il pas un rayon (sic) de cette barbarie qui aurait percé jusqu’à nous ? »

Disons, en passant, que cet usage de tuer les vieillards n’était pas particulier aux Gaulois ; on le retrouve chez beaucoup de peuples anciens. Encore, dans ces derniers temps, les Battaks de Sumatra, peuplade que l’on dit assez civilisée, mettaient à mort et dévoraient des vieillards dans leurs festins religieux. Aujourd’hui même, les aborigènes de l’île de Vancouver administrent à ceux d’entre eux que l’âge et les infirmités rendent impropres à la guerre et à la chasse une sorte de poison qui les tue instantanément. Cette substance figurait, en 1862, à l’Exposition de Londres, parmi les produits de l’industrie des peuples primitifs.

Le Rouergue et le Quercy connaissent aussi la légende de la Vieille de la mi-carême ; mais, ainsi que nous, ils ne peuvent s’en expliquer ni l’origine, ni le sens : — « Les jeunes enfants vont voir scier en deux la Vieille de la mi-carême… Cet usage subsistait encore avant la révolution dans certaines villes, notamment à Rodez », dit M. Alexis Monteil[84].

Enfin, « dans le Jura, on appelle jours de la Vieille les trois derniers jours de mars et les trois premiers d’avril. Cette Vieille a laissé dans l’esprit des paysans d’une contrée de ce pays une idée indéfinissable ; ils la représentent comme une fée qui court par le temps, c’est-à-dire qui traverse les airs. Ces jours-coïncident avec le lever héliaque d’Andromède et le lever cosmique de la Vierge[85]. »

On découvre des traces de la Vieille de la mi-carême ailleurs qu’en France. En Espagne, par exemple, elle porte le nom de Reina Cuaresma, ou de Reine Carême. — Aussitôt le carnaval expiré, les habitants de Madrid promènent par les rues et les carrefours de la ville une statue représentant une vieille femme à mine refrognée. Elle a pour sceptre un poireau, sa tête est ornée d’une couronne d’oseille ou d’épinards, et son corps est porté par sept jambes longues et maigres qui symbolisent les sept semaines du carême. Cette promenade, accompagnée de chants funèbres, a lieu, après la chute du jour, à la lueur des torches. La procession terminée, on dépose la Reina Cuaresma dans une maison particulière, où, pendant le cours de son règne, tout le monde peut aller lui rendre ses hommages. Ce règne, hélas ! quoique bien court, n’est pas exempt de tribulations, car, à la fin de chacune des sept semaines qu’il doit durer, on ampute à la Vieille l’une de ses jambes, si bien que, le soir du samedi saint, il ne lui en reste plus. Alors, le peuple s’empare de nouveau de la vieille reine et la transporte tumultueusement sur la Plaza Mayor, où elle est décapitée et mise en pièces au bruit des applaudissements et des cris de joie de la multitude. — Chaque quartier de Madrid possède, à cette époque, sa vieille reine Carême.

La Vieille de la mi-carême est, selon toute apparence, le symbole, la personnification de l’année qui touche à sa fin, de la vieille année, et nos pères auront, dit : la vieille, en parlant de l’année expirante, comme les Grecs disaient, au rapport de Plutarque, la vieille et la jeune ἕνη καὶ νέα pour désigner le dernier jour de chaque mois, jour dont le matin appartenait à la vieille lune et le soir à la nouvelle ou à la jeune.

Les Églises des Gaules avaient fixé le commencement de l’année à Pâques, et, jusqu’au concile de Nicée (an 325), elles célébrèrent cette fête le 25 mars[86]. En Aquitaine, en Limousin, dans le Quercy et en beaucoup d’autres provinces, la nouvelle année s’ouvrait également ce jour-là[87].

Enfin, si nous remontons à des époques plus reculées, nous voyons que l’année sacrée des Romains commençait, ainsi que celle de notre ancienne Église, à l’équinoxe du printemps[88]. Or, cette coïncidence établie entre la saison où l’on ouvrait l’année à Rome et dans les Gaules, et l’époque où ont lieu, dans nos pays, les foires aux Vieilles et où nos enfants pourchassent et mettent en pièces la Vieille de la mi-carême, il nous devient facile de rattacher notre mystérieuse légende à une antique tradition répandue de temps immémorial chez les Romains et dont ils étaient très-embarrassés eux-mêmes de préciser le sens.

Cette tradition est celle d’Anna Perenna.

De tous les auteurs anciens, Ovide est celui qui en parle le plus longuement. Après avoir décrit la fête de cette déesse, qui avait lieu aux ides de mars et au renouvellement de l’année[89] ; après avoir raconté les nombreuses fables, toutes différentes les unes des autres, qui se débitaient alors sur le compte d’Anna Perenna, le poëte se demande quelle peut être cette déesse[90]. Puis il rapporte les diverses opinions qui, de son temps, avaient cours sur cette singulière divinité, et en vient à dire que, selon quelques-uns, Anna Perenna est tout simplement la lune, parce qu’elle forme avec les mois le cours de chaque année.

Sunt quibus hæc luna est, quia mensibus impleat annum.
(Fastes, liv. III, v. 658.)

Cette explication se trouve corroborée par le sens très-significatif du nom même de la déesse romaine, qui très-probablement est un dérivé de annus perennis (année perpétuelle), ou de anus perennis (vieille sempiternelle), et toutes ces concordances prouvent évidemment, à notre avis, qu’Anna Perenna et la Vieille de la mi-carême sont une seule et même allégorie et que toutes les deux sont la personnification de l’année qui expire, de la vieille année. — C’est ainsi que, chez les Grecs, les trois saisons de l’année, la chaude, la tempérée et la froide, étaient personnifiées par les trois Heures, et que les Ritous ou les Ritavas, dont parlent les Védas, étaient les représentations anthropomorphiques de ces mêmes saisons[91].

Mais ce qui doit ne laisser aucun doute sur l’identité qui existe entre la lune et Anna Perenna, c’est qu’il paraîtrait que la Diane celtique ne s’appelait pas seulement Iana, Jana, comme chez les premiers Romains, mais aussi tout simplement Anna. — Ajoutons que dans une partie de l’ancienne Arménie, Anna-Malech était la même chose que la lune. Le nom topique de cet astre, chez les Arméniens en général, était Anaïd, et « M. Cirbied, membre de la Société des antiquaires de France et Arménien lui-même, pense que d’Anaïd les Romains ont fait leur Diana en lisant Anaïd à rebours[92]. » — Notons encore qu’une autre Anna, la sœur de Didon, fut aussi l’objet d’un culte, en Syrie, et que ce culte ayant été adopté, comme tant d’autres, par les Romains, finit par se confondre avec celui d’Anna Perenna. — Enfin, à Hiérapolis, lors de la fête des Bûchers (πνρά), on brûlait un simulacre de la déesse Anna[93].

Le mythe de la Vieille de la mi-carême ayant naturellement succédé à celui d’Anna Perenna, il n’est pas extraordinaire que le souvenir de cette antique tradition se soit particulièrement conservé à Bourges, à Argenton et à Châteaumeillant, cités d’origine gauloise, longtemps habitées par des Romains, et qui figurent sur leurs itinéraires[94].

Nous ne devons pas passer sous silence une autre solennité que l’on célébrait encore tous les ans à Rome, et qui a plus d’un point de ressemblance avec la légende de la Vieille de la mi-carême.

Lors de cette fête, que l’on appelait la fête des Argées, et dont il est question dans Ovide[95], Varron, Macrobe[96] et Denis d’Halicarnasse[97], les pontifes et les vestales jetaient du haut du pont Sacré dans le Tibre des mannequins de jonc ou de paille représentant des vieillards. — C’est ainsi que nous avons vu le peuple de Bourges et les enfants de Cluis jeter dans la rivière les débris de la Vieille. — « Quel sens donner à cette étrange cérémonie ? se demande l’un des commentateurs d’Ovide, M. Théodose Burette. — Si l’on en croit quelques auteurs, ajoute-t-il, ce n’était autre chose qu’un symbole de l’ancienne année, jetée dans le fleuve, sous la forme d’un vieillard décrépit, au commencement de la nouvelle année ouverte par Mercure, génie de l’astronomie. »

Cette cérémonie des Argées était en outre une imitation fort adoucie des sacrifices expiatoires dans lesquels on immolait des vieillards, et que les Latins des premiers âges offraient au dieu du temps, à Saturne. — « Nos pères, dit Festus, appelaient depontani senes, les sexagénaires que l’on précipitait autrefois du haut d’un pont. » — Aujourd’hui, en France, on est beaucoup plus tolérant pour les sexagénaires : quand certains vieux fonctionnaires ont dépassé la soixantaine, on ne les jette pas à l’eau, on les admet courtoisement « à faire valoir leurs droits à la retraite. »

On peut encore ranger parmi les fêtes chroniques la coutume qu’avaient les Égyptiens de se rendre, chaque année, aux bords du Nil et d’y noyer solennellement une jeune fille[98].

Il ne serait peut-être pas impossible de trouver des traces de notre Vieille dans les usages et les croyances gauloises.

Nous avons dit, en ouvrant ce chapitre, que la foire (feria ?) connue à Châteaumeillant et dans les environs sous le nom de foire aux Vieilles, tombait invariablement le premier mardi du carême ; or, c’était à cette époque précise, c’est-à-dire « le sixième jour de la dernière lune d’hiver, en février ou mars », que s’ouvrait l’année gauloise et que les druides procédaient à la récolte du gui[99]. — Cette coïncidence est d’autant plus à remarquer que l’antique Mediolanum (Châteaumeillant) a dû être, dans l’âge celtique, un important foyer de population, un centre religieux et politique, où sans doute se célébrait, à chaque renouvellement de l’année, quelque grande solennité nationale. — « Ces centres, dit M. Henri Martin, se nommaient le milieu, la ville du milieu ; meadhon en gaélique. Non-seulement chaque région, mais chaque peuplade avait le sien. Les noms de lieux qui (comme celui de Châteaumeillant, Mediolanum castrum) commencent par medio, mediolann, meadhon-lan, mez-lan, etc., se rapportent à cette origine. La racine est commune au latin et au celtique… Ce nom, si commun dans la géographie celtique, était celui d’Évreux et celui de Milan, et il signifie toujours terre sainte du milieu… Les Bellovakes avaient leur milieu sacré au village de Moliens[100]… »

Au sacrifice de la Vieille de la mi-carême peut encore se rapporter une coutume sanguinaire, que quelques anciens auteurs attribuent à certains colléges de prêtresses gauloises, et particulièrement aux druides de la Loire, les Nannètes.

Tous les ans, à une époque fixe, et pendant la nuit, ces druidesses étaient tenues d’abattre et de reconstruire le toit de leur temple. Elles symbolisaient ainsi l’épuisement et la rénovation des forces de la nature, la fin et la renaissance de l’année. Si, pendant que les prêtresses procédaient à la restauration de leur toit, quelqu’une d’entre elles venait à laisser tomber l’un des matériaux qui devaient entrer dans sa reconstruction, il fallait qu’elle fût sacrifiée aux dieux, et, à l’instant même, ses compagnes furieuses se jetaient sur elle et la mettaient en lambeaux. — On assure que pas une année ne se passait sans victime[101].

Le nom des Nannètes doit nous faire remarquer qu’en Berry, nous disons Nanne, Nannète pour Anne, et que Anne et Anna, le prénom de Perenna, signifient la même chose.

Enfin, si nous ne craignions d’entraîner trop loin le lecteur, nous pourrions lui parler de l’analogie qui existe entre l’Anna Perenna des Latins et l’Anna Purna des Hindous, et il ne nous serait pas impossible de constater quelque parenté entre ces deux Anna et une certaine déesse que les Perses nommaient Anahid ou Anaïtis, et qui paraît avoir été le prototype de l’Artémis des Grecs et de la Diane d’Éphèse[102].

CHAPITRE SIXIÈME

LES RAMEAUX.
LE GUI ; — LE BUIS ; — L’AUBÉPINE, ETC.

……Et frondes sunt in honore novæ.
(Ovide, Fastes, liv. III, v. 136.)

À voir la persévérance avec laquelle tant de peuples, de contrées, d’époques et de mœurs si différentes, adoptent les mêmes superstitions, affectionnent les mêmes chimères, il semblerait que sur cette mer sans bornes où, depuis les premiers âges, s’égare, à la recherche du merveilleux, la folle imagination de l’homme, il existe de certains courants auxquels elle se plaît surtout à s’abandonner ; mais cette conformité de sentiment en matière pareille, c’est-à-dire dans ce que les rêves de l’esprit humain peuvent enfanter de plus capricieux, indique simplement que la civilisation de la plupart des sociétés modernes découle originairement de la même source.

Malgré les progrès de la raison, malgré les efforts du christianisme qui, depuis plus de dix-huit siècles, ordonne à nos paysans de « dépouiller le vieil homme pour revêtir l’homme nouveau », le vieux Gaulois, l’ancien disciple du druide, point toujours, çà et là, à travers leur écorce chrétienne et française ; car l’influence de l’éducation première est encore plus puissante chez les nations que dans les familles.

C’est sans doute par suite de la persistance d’anciennes traditions que le buis, dans nos campagnes, paraît avoir hérité du respect superstitieux que les Celtes professaient pour le gui. Au reste, il existe entre ces deux plantes une certaine analogie qui n’a pas échappé à Dioscoride, et qui résulte de la forme et du vert éternel de leur feuillage. Leurs noms mêmes : gui, buis, rendent à peu près un son pareil. Il serait donc assez naturel qu’après l’interdiction du gui, l’instinct religieux de nos populations les eût portées à lui substituer le buis. C’est ainsi qu’à une époque difficile à fixer, les Gaulois semblent eux-mêmes avoir remplacé par le gui le haoma, la plante sacrée par excellence de l’Inde, leur mère patrie ; la Gaule ne produisant pas le végétal indien.

On sait que les Gaulois ne connaissaient rien de plus sacré que le gui de chêne. Cette plante parasite se trouvait très-rarement sur cet arbre, même de leur temps ; aussi, lorsqu’ils avaient le bonheur de l’y rencontrer, la regardaient-ils comme un présent du ciel, et le chêne qui la portait était honoré à l’égal de la Divinité[103]. C’était avec la plus grande pompe religieuse qu’ils procédaient à la récolte du gui. Cette solennité avait lieu, ainsi que nous l’avons dit plus haut (p. 50), le sixième jour de la dernière lune d’hiver, jour par lequel s’ouvrait l’année dans les Gaules. Le pontife, revêtu d’une robe blanche et armé d’une serpe d’or, séparait de l’arbre la plante sacrée qui était reçue dans un blanc sagum. Puis, on immolait deux taureaux d’une blancheur éclatante, et l’on remerciait le ciel de sa munificence, en le priant de combler de ses grâces les possesseurs du précieux talisman[104]. Nous remarquerons, dans l’intérêt de la filiation des antiques croyances, que les nègres de Surinam, qui n’ont point encore été convertis au christianisme, rendent des honneurs divins au kuttentrie, l’arbre le plus élevé et le plus robuste de leur pays. Pendant les principales cérémonies qui signalent ce culte, le quasi ou prêtre sacrificateur, tient d’une main une serpe ou faucille, tandis que de l’autre il agite un rameau qui porte le nom de sang-rafoe et avec lequel il touche toutes les personnes groupées et prosternées au pied de l’arbre.

Nous noterons encore, à propos du fameux cri : Au gui l’an neuf ! que, dans certaines parties du Berry, le gui se nomme gué ; or, les exclamations joyeuses : gué ! gué ! ô gué ! (au gué ?), qui figurent dans les refrains de beaucoup de nos vieilles chansons, comme dans celui-ci : « La bonne aventure, ô gué ! » ne seraient-elles pas un écho du cri que faisaient entendre les Gaulois lorsqu’ils recherchaient ou découvraient le gui ou le gué sacré ?

Lorsque l’on cherche à se rendre compte de l’étrange vénération que nos ancêtres avaient pour le gui, on croit en découvrir les causes dans l’existence aérienne et pour ainsi dire toute céleste de cet arbrisseau, qui, contrairement aux autres, plantes ligneuses, ne tire point sa nourriture de la terre et semble en fuir le contact[105]. C’était si bien là, selon nous, ce qui constituait, aux yeux des Gaulois, la nature divine du gui, que l’on prescrivait de le recevoir, à sa chute de l’arbre, dans un blanc sagum, et qu’il est dit, dans un autre passage de Pline, que si le gui n’a pas touché la terre : si terram non attigit, il est souverain contre l’épilepsie.

Mais pourquoi le gui de chêne était-il, exclusivement à tout autre, l’objet de la vénération des Gaulois ? C’est qu’il était produit par l’arbre sacré par excellence. Quidquid adnascatur illis, dit ailleurs Pline, en parlant des chênes, e cœle missum putant[106].

On a remarqué, dans ces derniers temps, que le mot kimrique gwydd était tout à la fois le nom du gui et celui d’une divinité gauloise, et l’on en a conclu que, de même que le chêne était l’emblème de la force créatrice, le gui devait être le symbole de l’immortalité[107].

La rareté du gui de chêne dut aussi contribuer à le placer plus haut que les autres dans l’estime du peuple. Ajoutons encore que la persistance et le vert perpétuel du feuillage dans certaines plantes, — image d’une éternelle jeunesse, — paraissent leur avoir donné, aux yeux des anciens, un caractère sacré. De là l’usage de ne consacrer aux dieux que des arbres de cette espèce, tels que le laurier, l’olivier, le myrte, le buis, etc., etc. — Ce dernier arbrisseau, chez les Grecs et les Romains, était dédié à Cybèle, et c’est pourquoi sans doute, ainsi qu’on le verra bientôt, nos paysans sont dans l’habitude d’en ficher en terre une multitude de ramilles, lorsque vient le jour des Rameaux.

Au reste, il n’est guère de religions où l’on ne voie figurer un rameau mystérieux, tantôt comme symbole de l’immortalité[108], tantôt comme conjurateur de tout danger, de toute maligne influence. À ce genre de talisman appartient encore ce rameau d’or, puissant et merveilleux phylactère, dont il est si souvent question dans nos vieux romans de chevalerie et qui n’est qu’un souvenir de cet autre rameau d’or dont se munit Énée pour pénétrer dans les enfers. À ce propos, nous remarquerons que si l’on a généralement reconnu des oranges dans les célèbres pommes d’or du jardin des Hespérides, il y a tout lieu de croire que le rameau d’Énée n’était autre chose qu’une branche de gui, Virgile paraissant l’avouer lui-même en le comparant à une touffe de cet arbuste, et en disant qu’il se trouvait sur un chêne.

En résumé, tous ces emblèmes végétaux ne sont très-probablement que des imitations du soma védique et du home ou haoma, la plante sacrée, l’arbre de vie des Orientaux[109]. Cela est d’autant plus à croire que les mages donnaient aussi le nom de rameau d’or au haoma, et que c’était également ainsi que le barde Taliésin qualifiait le gui (pren puraur, rameau d’or pur).

Les Gaulois ne furent pas les seuls peuples, de l’antiquité qui attribuèrent au gui une puissance occulte. Les Romains l’employaient dans toutes leurs cérémonies magiques. Il était compté, au moyen âge, parmi les herbes du sabbat, et dans certaines parties de l’Allemagne, il porte, de toute ancienneté, le nom de rameau des spectres.

Cette plante merveilleuse et vénérée devait nécessairement posséder, au physique ainsi qu’au moral, toute, espèce de vertus préservatrices ; aussi voyons-nous que le mot gui était, chez les Celtes synonyme de remède universel[110]. Dans leur opinion, le gui était un antidote infaillible contre toutes sortes de poisons ; il rendait féconds les animaux stériles, et lorsqu’on le cueillait sans se servir d’un instrument de fer, et, ainsi que nous l’avons dit, sans le laisser toucher la terre, c’était un préservatif assuré contre le mal caduc.

Sous le rapport religieux, le gui, parmi nous, semble, comme on l’a vu plus haut, avoir été remplacé par le buis ; mais nous lui reconnaissons encore quelques-unes des vertus curatives que lui attribuaient les anciens. Nos paysans s’en servent toujours pour combattre l’épilepsie ; les matrones de nos villages l’emploient dans les accouchements laborieux, et on l’administre également au bétail pour faciliter le part. — Un savant médecin-botaniste, originaire du Berrv, M. A. Fée, s’exprime ainsi, à propos des prétendues propriétés médicales du gui : « Les baies du gui, âcres et amères, sont purgatives, mais elles sont bannies de l’usage… Naguère encore le gui de chêne avait la réputation de guérir l’épilepsie. On trouve encore dans la pharmacopée de Baumé, et dans celle de plusieurs autres auteurs, une poudre antispasmodique dans laquelle le gui figure comme principal médicament. La fameuse poudre de la princesse de Carignan, contre les convulsions des enfants, est dans le même cas, ainsi que la poudre de Guttète. »

Il y a soixante ans, le gui de chêne était encore très-recherché et payé fort cher par les pharmaciens de nos villes ; mais cette sorte de gui, fort difficile à rencontrer à toute époque, étant devenue introuvable[111], nous la remplaçons, sans trop de désavantage, par le gui d’aubépine, qui est le plus rare de tous les guis après celui que produit le chêne[112].

D’ailleurs, l’aubépine elle-même a hérité, dans nos campagnes, d’une partie de la vénération que les Gaulois nos pères avaient pour le chêne. Il est de tradition, parmi nous, que ses rameaux fournirent la couronne de douleur que les Juifs placèrent sur le front de Jésus-Christ, et, en cela, nous sommes d’accord avec les Anglais, chez qui cet arbuste porte le nom de Christ’s thorn. — Consacré par le sang d’un Dieu, c’en est bien assez pour qu’on lui attribue de merveilleuses propriétés.

Nos paysans croient que l’aubépine n’est jamais frappée de la foudre[113] et qu’elle a le pouvoir, ainsi que le buis, de détourner les maléfices et de porter bonheur ; aussi les personnes prudentes ont-elles soin d’en cueillir le premier rameau qu’elles trouvent fleuri et de le placer dans les combles de leur maison pour la garantir du tonnerre ; aussi les jeunes gens de nos villages, quand vient le mois de mai, le mois où fleurit l’aubépine, s’empressent-ils d’en arborer d’énormes touffes, entrelacées de rubans, à la porte de leurs blondes ou amoureuses[114]. C’est ce qu’ils appellent planter le mai, car nous donnons à l’aubépine le nom du joli mois où sa fleur s’épanouit[115]. Enfin, dans quelques-unes de nos localités, ainsi qu’en Champagne, les bergères portent souvent dans les champs un rameau d’aubépine, persuadées qu’elles sont que cela suffit pour les protéger contre l’enfer et ses suppôts[116].

Cette influence protectrice de l’épine blanche n’était pas ignorée des anciens. Diogène Laërce, dans la Vie de Bion, Ovide, dans ses Fastes, nous apprennent que l’on attachait des rameaux de cet arbuste aux portes des maisons pour en éloigner les chagrins, les maladies et les sortilèges :

Sic fatus, virgam qua tristes pellere posset
A foribus noxas, hæc erat alba, dedit…
Virgaque Janalis de spina ponitur alba…

(Liv. VI, v. 130 et 166 des Fastes.)

et Pline dit que, pour la même raison, l’on composait de

branches d’aubépine les torches que l’on portait dans les cérémonies nuptiales : Spina nuptiarum facibus auspicatissima[117]… — C’est ainsi qu’au moyen âge, lorsque les fiancés se rendaient à l’église, l’une des filles d’honneur portait toujours un rameau de cet arbuste en chantant le lai de l’épine blanche. De là encore le grand rôle que l’aubépine a joué autrefois chez les Francs[118] et qu’elle joue encore aujourd’hui en plusieurs de nos provinces, surtout en Vendée, lors de la célébration des mariages.

Toutes ces vieilles croyances auraient-elles quelque rapport avec la parabole des arbres et de l’épine, racontée par la Bible en ces termes : — « Alors, tous les arbres dirent à l’épine : « Viens, toi, et règne sur nous. » Et l’épine répondit aux arbres : « Si véritablement vous me choisissez pour roi, venez, et vous retirez sous mon ombre…, etc.[119] »

Mais le buis est, en Berry, l’arbuste saint par excellence. On est toujours sûr d’en rencontrer un pied séculaire dans l’un des coins de la chènevière qui avoisine chacune de nos vieilles habitations rurales. De même que l’on voyait, à l’entrée de toute maison gauloise, plusieurs branches de gui immergées dans un vase d’eau lustrale, de même on trouve toujours quelques ramilles de buis attachées aux portes de nos chaumières, ou suspendues près du bénitier qui protége l’intérieur de nos ménages. Enfin, nos empiriques de village, lorsqu’ils pansent du secret[120], se servent fréquemment du buis dans leurs bizarres incantations, et nos ménagères, lorsque leurs opérations domestiques sont contrariées par l’effet d’un sort, ont bientôt rompu le charme au moyen de quelques feuilles détachées du rameau sanctifié.

C’est principalement lors de la fête des Pâques fleuries que cette plante consacrée figure avec le plus d’honneur. Ce jour-là, chacun se rend religieusement à la grand’messe de sa paroisse. Riches et pauvres, métayers et ménageots[121], portent tous à la main une gerbe de buis, plus ou moins grosse, que doit bénir le prêtre. Après le saint office, toute l’assistance se répand dans la campagne, et c’est vraiment alors un spectacle plein de charme que de voir ces braves gens se croiser dans tous les sens, et se rendre, qui, à son champ de froment ; qui, à son pâtural ou à sa vigne, et y planter, en se signant, tête nue et le genou ployé, un fragment du rameau bénit[122]. Puis, chacun s’en retourne à son logis et, avant d’en franchir le seuil, attache à l’huisserie de sa porte, aux entrées des étables et des bergeries, d’autres branches protectrices que l’on renouvelle à chaque retour de la fête.

En vain l’inondation, la sécheresse, la grêle, l’épizootie, viennent-elles trop souvent compromettre l’infaillibilité du saint rameau : les fléaux passent, la foi reste ; car la foi ressemble à l’espérance ; toutes deux nous ont été données par le ciel pour nous soutenir dans les âpres sentiers de ce monde. Ce ne sont, hélas ! le plus souvent, que deux pauvres béquilles faites du roseau le plus flexible ; mais nous ne t’en remercions pas moins, ô mon Dieu ! car si ces frêles soutiens plient à chacun de nos pas, ils ne rompent que bien rarement.

Dans quelques-unes de nos paroisses, on se garde bien de se servir d’un couteau pour détacher de l’arbuste les rameaux de buis que doivent arborer les fidèles dans la solennité des Pâques-fleuries : on les casse, on ne les coupe point. Cela tient à un préjugé qui date de loin, et d’après lequel l’emploi du fer était proscrit dans toutes les opérations que l’on tenait à voir réussir ou sur lesquelles on désirait attirer la faveur du ciel. On découvre des traces évidentes de cette antique croyance dans plusieurs autres de nos usages. Nous avons déjà dit, d’après Pline, que, dans l’opinion des Celtes, le gui avait la propriété de guérir toutes les maladies, pourvu que l’on n’employât pas le fer pour le cueillir. Il résulte de vingt autres passages du même auteur, que l’on défendait toujours l’usage du fer dans la préparation des médicaments. (Voy. plus loin, liv. III, ch. v, l’article : Panseux de secret.)

Cette prescription aurait-elle quelque analogie : 1o avec la recommandation de l’Écriture qui interdit l’emploi d’instruments de ce métal dans l’édification des autels du Seigneur[123] ; 2o avec l’habitude systématique qu’avaient les Gaulois et tant d’autres peuples des premiers âges de ne mettre en œuvre que des monolithes bruts dans l’érection de leurs monuments religieux ? Serait-ce encore par suite de ce même préjugé que les druides avaient coutume de se servir d’une serpe ou faucille d’or pour détacher le gui du chêne ? — Nous sommes très-disposé à le croire ; car, dans les temps les plus reculés, il existait chez plusieurs peuples, et, entre autres, chez ceux qui étaient, comme les Gaulois et les Hébreux, d’origine aryenne, une très-ancienne superstition qui réprouvait l’emploi du fer dans une foule de circonstances. Le fer passait alors pour être consacré au mauvais principe. D’après un fragment de Manéthon[124], conservateur des archives sacrées du temple d’Héliopolis, on donnait au fer, en Égypte, le nom d’os de Typhon, — ce qui équivaut à os du diable, parce que ce métal sert à couper et à détruire. Les prêtres de ce pays se seraient bien gardés d’employer un couteau pour couper le pain azyme et même le pain ordinaire ; c’eût été commettre un sacrilége. Le peuple, en Égypte, avait aussi pour habitude, en toute circonstance, de rompre le pain. — Les Juifs, chez lesquels on trouve plus d’une institution empruntée des Égyptiens, se conforment à cette coutume lorsqu’ils célèbrent la Pâque. Au commencement de ce repas, le chef de la maison prend un pain, le bénit, le rompt, et le distribue aux convives. À la fin du même repas, on a soin d’enlever tous les Couteaux, parce que la table est considérée comme un autel dont le fer ne doit pas approcher. — Chez les Arabes, « à table, on ne doit pas se servir d’un couteau, » dit le général Daumas[125]. — Faut-il voir encore un souvenir de ces antiques observances dans l’usage où sont, en France, les gens de bonne compagnie, qui savent se conduire à table, de rompre et de ne jamais couper leur pain.

Mais rentrons dans notre sujet. — Les anciens avaient également leur fête des Rameaux. Chez les Grecs, c’était une procession en l’honneur d’Apollon Isménien, dans laquelle on voyait le pontife de ce dieu, une couronne d’or sur la tête, une branche de laurier à la main, précéder un chœur de jeunes filles qui toutes, à son exemple, portaient des rameaux et chantaient des hymnes[126].

Ces mêmes peuples, lorsque venaient les Pyanepsies, autres solennités consacrées à Apollon et à Diane, attachaient aux portes de leur demeure l’eiresionè, c’est-à-dire un rameau d’olivier ou de laurier qui restait, ainsi que le buis de nos chaumières, fixé à l’entrée de leurs maisons pendant toute l’année[127]. Ce dernier usage était aussi connu des Romains. « Le laurier, dit Pline[128], est propice à nos habitations ; il fait sentinelle à la porte des Césars et à celle des pontifes ; il décore nos demeures et en protége les abords. » — « Le laurier, ajoute Ovide[129], veille en gardien fidèle sur le seuil des grands. » — Les simples particuliers, toujours dans le but d’éloigner de leurs maisons toute espèce de calamités, plaçaient à leurs portes une branche de houx ou de rhamnus[130].

Quand arrivaient les calendes de mars, époque à laquelle commença longtemps l’année romaine, on ne manquait jamais de substituer de nouveaux feuillages aux anciens :

Neu dubites, primæ fuerint quin ante kalendæ
Martis ; ad hæc animum signa referre potes.
Laurea flaminibus, quæ toto perstitit anno,
Tollitur, et frondes sunt in honore novæ[131]

La coutume où nous sommes nous-mêmes, de renouveler, dans cette saison, le buis de nos portes, date évidemment de l’époque où notre année s’ouvrait en mars[132].

C’est aussi le jour des Rameaux que nous suspendons des faisceaux de buis aux croix des cimetières et des carrefours, et cet usage a donné lieu à cette expression berrichonne : profiter comme le buis à la croix, locution expressive que nous employons en parlant d’un jeune animal ou d’une jeune plante dont la croissance est nulle : — « Voilà un enfant qui pousse comme la charbe (le chanvre), tandis que son frère ne profite pas plus que le buis à la croix. »

À l’instant précis où l’on fixe aux bras des croix le buis dont nous venons de parler, l’assistance villageoise observe avec la plus grande sollicitude de quel point du ciel souffle le vent. Ce fait bien constaté, on peut être certain que de ce côté-là seulement partiront tous les orages qui surviendront durant le cours de l’année. — Malheur, trois fois malheur à nos récoltes si, dans ce moment solennel, le vent vient du sud-est, car toutes les nuées qu’enfante cette partie de l’horizon portent presque toujours la grêle dans leurs flancs !

Enfin, on recueille pieusement le vieux buis des croix, parce que c’est de son incinération que provient la poussière symbolique que le prêtre dépose, le jour du mercredi des Cendres, sur le front des fidèles.

L’imagination du peuple ne connaît point de bornes toutes les fois qu’il s’agit des objets que la tradition lui a signalés comme empreints d’un caractère sacré ou mystérieux. Ainsi, les Celtes finissent par voir dans leurs vieux chênes autant de dieux véritables ; ainsi, les Grecs, et les Romains, sous le nom d’hamadryades, transforment en autant de nymphes les arbres de leurs forêts :

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage…

C’est un entraînement de cette espèce qui a donné lieu à l’aventure que voici :

Dans la commune de Lourouer-Saint-Laurent, canton de la Châtre, un habitant du village d’Étaillé, possédait, derrière sa maison, un vieux pied de buis qui gênait la culture de sa chènevière. Il résolut de l’abattre. À voir la grosseur du tronc, qui dépassait à peine celle de sa cuisse, le ménageot pensait le jeter par terre en moins de dix minutes ; tout le monde l’eût pensé de même. Il n’en fut pourtant point ainsi : il mit à ce travail un jour entier, bien employé, du lever au coucher du soleil, et, le soir, il regagna son lit, le corps plus moulu que s’il avait été roué de coups pendant vingt-quatre heures. Cette dernière circonstance ne laissait pas de beaucoup l’intriguer, car il lui était maintes fois arrivé de fournir à plus rude besogne sans éprouver pareille fatigue.

Ce n’est pas tout ; le buis une fois abattu, notre homme se trouva en proie, les jours suivants, à un autre genre de supplice. À peine couché, il s’endormait d’un sommeil, de plomb, jusqu’à minuit, heure à laquelle trois heurts violents ébranlaient subitement sa porte et le laissaient éveillé pour tout le reste de la nuit. À partir de ce moment, jusqu’au premier chant du coq, il ne cessait d’entendre distinctement des coups de hache et des hans vigoureux auxquels se mêlaient comme des soupirs étouffés et plaintifs. Ces bruits étranges, qui semblaient partir de l’endroit même où avait existé le buis, continuaient tant que duraient les ténèbres, et se terminaient, aux premières lueurs de l’aube, par une sorte de cri bref et douloureux qui ressemblait à s’y méprendre au craquement sorti du tronc de l’arbre au moment où, chancelant sur sa base et perdant l’équilibre, il était tombé sur le sol.

Cette singulière obsession durait depuis plus de six semaines, lorsque le paysan, aux abois, s’avisa de faire dire une messe, et cela suffit pour lui rendre le repos et le sommeil.


CHAPITRE SEPTIÈME

LES MANCHES OU BERLUÉS

Et ce jour vous sera en mémorial, et vous le célébrerez, dans vos âges, comme une fête solennelle.
(Exode, xii, 14.)

On appelle manches ou berlués les repas que nos bergères et nos jeunes pâtours[133] font, dans les champs, le lundi et le mardi de Pâques. En quelques parties du Berry, les manches sont encore connues sous les noms de bériot, berlié[134].

Nous disons faire la manche, faire une manche, et le mot manche est ici pour mange, par le changement du g en ch, ce qui se voit assez fréquemment. Or, dire faire la manche ou la mange, c’est dire faire le repas, ou, si l’on veut, faire la pâque, car, selon nous, il serait bien plus naturel de dériver le mot pâque ou pasque, comme on l’écrivait autrefois, du verbe latin pasco[135] que de je ne sais quel mot hébreu signifiant pas ou passage.

La manche de la Chaume de Chavy, près la Châtre, fut toujours l’une des plus renommées. Les bergères de tous les environs y accourent en foule. On y mange force œufs durs, dits œufs de Pâques, on boit à l’avenant, et puis on danse la bourrée. — Il n’y a pas encore très-longtemps, les dames et les messieurs de la ville se rendaient, vers le soir, à cette champêtre réunion, pour y manger de la fromentée[136] et aussi pour y danser.

Une autre manche, non moins en renom, et, partant, aussi fréquentée, se tient également, tous les ans, non loin de Neuvy-Saint-Sépulcre, sur une pelouse qui avoisine le village du Bois-Gros. Mais, indépendamment des assemblées de Chavy et du Bois-Gros, il y a par toutes nos campagnes, à cette époque, mille autres petites manches où les bergères et les pâtours communient à deux, à quatre, à cinq, etc. ; ceux-ci, sur la pelouse verdoyante des carroirs[137] ; ceux-là, dans les clairières d’un pacage ; d’autres, sur la marge d’une traîne[138] qu’ombrage une touffe d’aubépine ou d’églantier ; et partout, dans ces gais festins, l’œuf dur est la base du menu ; partout aussi la bourrée, assaisonnée de ses joyeux you ! you[139] ! clôt ces petites réunions ; car dans notre plaisant[140] pays, il semble qu’il suffise que deux personnes se rencontrent, pour que l’envie de danser les gagne.

Il y a quelques années, les pauvres gens des environs de Cluis (Indre) ne manquaient jamais, quand venait le samedi saint, de parcourir la campagne pour ramasser des œufs destinés à célébrer la fête pascale. Ces quêteurs d’œufs étaient connus sous le nom de cacoteux, mot que l’on peut traduire par coquetier.

Le même jour, tous les fidèles, tous les paroissiens aisés, se rendaient à la messe, portant en poche une couple d’œufs, et le sacristain, en cette circonstance, faisait la collecte avec un panier où chacun déposait son offrande, dont bénéficiait le curé. — Le Grand d’Aussy, pages 47 et 48 de son Histoire de la vie privée des Français, parle d’usages semblables, et dit qu’à Paris, c’étaient les étudiants des écoles et les clercs des églises qui, réunis aux jeunes gens de la ville, faisaient la quête des œufs au bruit des sonnettes et des tambours.

Tout récemment encore, cette antique coutume existait à Honfleur, lorsqu’au mois de mars 1866, un arrêté municipal, approuvé par le préfet du Calvados, mais désapprouvé par les amis des vieilles traditions, qui préféraient le chant des œufs à celui du Pied qui r’mue ou du Ah ! zut, alors…, y a mis fin en ces termes : — « Considérant que les chants, dits des œufs de Pâques, que certaines personnes ont l’habitude de proférer dans la soirée et pendant la nuit qui précèdent le jour de Pâques, donnent lieu le plus souvent à des scènes de tapage et d’injures qu’il importe de prévenir ; Que cette coutume n’est propre qu’à troubler la tranquillité publique ; — Arrête : — Art. 1er. Les chants, dits des œufs de Pâques, sont prohibés d’une manière absolue. — Art. 2. Les contraventions seront constatées par procès-verbaux et poursuivies devant les tribunaux compétents. »

Dans quelques villages du département du Cher, les pâtours élisent une reine à laquelle ils composent une toilette ébouriffante, et qu’ils promènent de maison en maison, en quêtant des œufs pour faire la berlué ou la manche. — Il en est de même en Bresse et, sur les bords de la Seille, dans le Jura. Les bergers de ce pays ramassent aussi des œufs en conduisant de porte en porte une jeune fille parée de rubans et de bouquets, qu’ils appellent la Reine ou la Belle de Mai.

À Nîmes, à peu près à la même époque, les enfants promènent dans les rues la Reine Maïa[141]. Enfin, par toute la Provence, la fête de la Maye se célèbre, le 1er mai, avec le même cérémonial.

Il n’y a pas encore très-longtemps, la Reine Maïa était également connue en Espagne, où elle parcourait les villes, escortée d’un grand nombre de jeunes garçons et de jeunes filles[142]. — Enfin, la Reine de Mai figurait sur l’ancien théâtre anglais[143].

Toutes ces reines représentent sans doute le printemps qui renaît, la Terre-mère, l’alma Tellus, fêtée, dans nos manches, par ceux qui la fécondent, par ceux qu’elle nourrit. Cela est d’autant plus vraisemblable, qu’au dire de certains mythologues, Maïa et Cybèle ne font qu’une seule et même déesse[144].

Le culte de Maïa est l’un des plus doux, l’un des plus gracieux souvenirs que les tribus gauloises aient apporté du fond de l’Asie, leur berceau. — D’après les Védas, « Maïa ou Maya est la mère universelle, la nature, la fille, la sœur et l’épouse de Brahm, la volonté du maître suprême, son énergie première… C’est elle qu’une secte nombreuse adore encore aujourd’hui dans l’Inde, sous des noms divers, comme la grand’mère[145], la mère universelle, en un mot, comme la nature divinisée…[146]. » — Selon M. Guigniaut, « Maya est la mère de l’amour ; elle est le premier principe de toute affection, de toute création, de toute matière ; elle est la matière même, mais la matière primitive, subtile, coexistant avec Dieu de toute éternité. »

Dans l’Isère, à la Tour-du-Pin, « la fête du printemps se termine, comme en Berry, par un repas champêtre que les bergers prennent ensemble dans un pâturage, et auquel la commune contribuait jadis en certains endroits[147]. »

« Autrefois, à Tulle, le lundi de Pâques, on allait à la Chapelle des Malades, manger des œufs que l’on appelait lous eous de Patsa (les œufs de Pâques) ; on y dansait[148]. »

Très-anciennement, à l’issue de la grand’messe de Pâques, les rois de France distribuaient des œufs dorés aux membres de leur famille et aux principaux dignitaires de leur cour. — Vers la fin du dernier siècle, les œufs rouges ou dorés du jour de Pâques avaient encore beaucoup de vogue à Paris ; mais on ne tarda pas à en altérer le caractère en leur donnant d’autres couleurs et en y peignant des sujets de fantaisie. On cite deux de ces œufs qui furent offerts par le comte d’Artois à la reine Marie-Antoinette, et qui passent pour de véritables objets d’art. Enfin, les confiseurs fabriquèrent des œufs de Pâques en sucre, tandis que les bijoutiers en faisaient en or, en émail, où l’on enfermait des joyaux de toute sorte, et que l’on donnait en cadeau à l’époque de Pâques.

L’usage des manches, plus ou moins modifié, se retrouve chez plusieurs peuples étrangers.

L’Allemagne, plus fidèle que la France aux vieilles traditions, a particulièrement conservé la mémoire de la fête aux œufs. — Tous les ans, le lundi de Pâques, on célèbre à Churwalden, dans la Suisse allémande, une grande solennité qui a la même origine que nos manches. Toutes les populations des environs s’y portent en foule. Cette réjouissance publique se signale entre toutes par un divertissement fort curieux que l’on désigne depuis des siècles, dans le pays, sous le nom de jet des œufs. Voici en quoi consiste ce amusement, dont les acteurs, divisés en deux bandes, sont, d’un côté, des garçons bouchers, de l’autre, des garçons meuniers et boulangers. — Tous se — rendent, en habits de gala et aux sons de joyeuses fanfares, sur le lieu de la scène, c’est-à-dire dans une immense prairie qui avoisine la ville. On aligne sur la pelouse cent et un œufs que l’on espace entre eux d’un peu plus d’un mètre. Tous les œufs qui, dans la série, marquent les dizaines, sont teints en rouge ainsi que ceux qui viennent les 49e et 51e. L’un des meuniers s’assied à l’une des extrémités de cette file d’œufs, et tient une corbeille sur ses genoux. Aussitôt, la lutte commence entre les deux partis. Tandis que l’un des boulangers s’évertue à jeter, un à un, tous les œufs dans la corbeille du meunier, l’un des bouchers doit trouver le temps de se rendre dans un village situé à une demi-lieue de là, d’y avaler un verre de vin et de revenir sur ses pas. Tous les œufs que le boulanger lance à côté de la corbeille sont aussitôt remplacés par d’autres. Lorsqu’un œuf rouge lui tombe sous la main, il le jette où bon lui semble, mais presque toujours, au hasard, sur la tête des curieux. Si le boucher termine sa course avant que le boulanger ait fini de lancer le dernier de ses œufs, les bouchers remportent le prix. Les boulangers et les meuniers sont, au contraire, proclamés vainqueurs, si le jet des œufs est accompli avant le retour du boucher.

Après ce divertissement, la foule se disperse par groupes sur le champ même de la lutte, et improvise mille petits repas auxquels succèdent des danses animées qui se prolongent jusqu’aux approches de la nuit.

Sous le nom de Bénis, les Polonais célèbrent aussi leurs manches. — Le jour des Bénis, on convoque ses parents, ses amis, ses connaissances, au festin pascal. Pour les recevoir, le maître et la maîtresse de la maison se tiennent debout près d’une table couverte d’œufs durs, et, à mesure qu’il se présente un nouvel arrivant, ils partagent un œuf avec lui en signe de communion, et chacun mange son morceau, mais toujours debout, car c’est là ce qui donne à cette fête un cachet tout à fait caractéristique, puisqu’il est dit dans l’Exode, à propos de la Pâque de l’Éternel : — « Vous mangerez à la hâte, le corps ceint, le bâton à la main,  etc.[149]. »

La grande fête du Nourouz (nouvel an), que les Persans solennisent au premier jour de l’année solaire, le 21 mars, au moment où le soleil entre dans le signe du Bélier, a encore été instituée, ainsi que nos manches, pour signaler la résurrection des forces de la nature. — « Dans toutes les villes de l’Iran, le nourouz est annoncé au peuple par des décharges d’artillerie. Les astrologues, magnifiquement vêtus, se rendent, munis de l’astrolabe, au palais de l’empereur, dans la capitale, ou chez le gouverneur, dans les provinces, une heure ou deux avant l’équinoxe, pour en observer le moment précis. Au signal donné par eux, on tire le canon, et les instruments de musique, les trompettes surtout, se font entendre de toutes parts, et tout le monde se livre à la joie la plus exaltée. Chacun se fait des présents, mais l’on s’entre-donne principalement des œufs peints et dorés. — Le nourouz, qui avait pour origine, le culte du feu, parut une idolâtrie aux musulmans ; aussi cherchèrent-ils particulièrement à supprimer cette fête, lorsqu’ils substituèrent l’islamisme à la loi mazdéenne ; mais, malgré tous les efforts tentés à cet effet, les Parsis, ou adorateurs du feu, continuèrent de célébrer entre eux une solennité consacrée par les siècles et remontant à la fondation de Persépolis. Enfin, l’an 475, le souverain Djellal-El-Din et toute la nation persane adoptèrent la fête du nourouz. — Son Excellence le général Hassan-Ali-Khan qui, depuis trois ans, réside à Paris comme ambassadeur de Perse, a introduit la cérémonie du nourouz dans la colonie persane qui habite notre capitale, et est dans l’usage de recevoir et de fêter, le 21 du mois de mars, tous ses compatriotes et les amis de sa nation[150]. »

Remarquons encore que, dans le repas de la Pâque, les anciens Hébreux mangeaient un œuf dur en l’honneur d’un oiseau géant qui vivait au temps du déluge et qu’ils appelaient zez[151], et que, même aujourd’hui, un œuf dur figure au nombre des mets qui garnissent l’énorme et unique plat que les Juifs placent sur la table, le jour où ils célèbrent la grande fête équinoxiale du printemps. — Enfin, rappelons-nous que les dames romaines, vêtues de blanc, portaient solennellement un œuf lors des processions de Cérès, qui avaient lieu précisément à la même époque que nos manches[152].

En Berry, il n’y a pas que nos pâtours et nos bergères qui chôment la fête aux œufs. Chez nos riches fermiers et métayers, ainsi que dans la plupart de nos petites villes, il est encore d’usage d’employer le samedi qui précède le jour de Pâques à confectionner de nombreux pâtés de hachis de viande que l’on bourre de quartiers d’œufs. Certains ménages fabriquent autant de ces pâtés qu’il y a de personnes dans la maison, de manière que, maître ou serviteur, chacun a le sien. — C’est ainsi qu’en Italie, à Naples particulièrement, la couronne aux œufs durs (casatiello) figure, à Pâques, sur toutes les tables.

Beaucoup de villes, en France, ont, à cette époque, des foires où l’on ne vend, pour ainsi dire, que des œufs. La coutume de Châteauneuf, dans le Cher, atteste que cette ville eut de toute antiquité sa foire aux œufs[153]. Les œufs, dits de Pâques, que l’on vend dans ces foires, sont généralement teints en rouge ou en jaune. Or, par une coïncidence bien singulière et que nous allons tâcher d’expliquer, ce sont aussi des œufs rouges ou dorés qu’échangent entre eux, au premier jour de leur année, non-seulement les Persans, dont nous venons de parler, mais les Russes et les Juifs, lors de la fête de Pâques. Cette similitude d’usages entre des peuples de mœurs et de croyances si différentes, ne saurait être un pur effet du hasard ; il faut nécessairement en faire remonter l’origine à quelque vieux mystère théogonique, et nous croyons que le mot de l’énigme se trouve dans l’habitude où étaient les Juifs, toujours à l’époque de Pâques, de rougir, avec le sang de l’agneau fraîchement immolé, le linteau supérieur et les jambages de leurs portes[154]. Cette coutume toute symbolique était également en vigueur dans l’ancienne Égypte où, lors de la fête de l’équinoxe, « on marquait tout de rouge ou de couleur de feu, en mémoire de ce que les rayons du soleil avaient embrasé le monde[155]. »

Maintenant, pourquoi l’œuf figure-t-il avec tant d’éclat dans la grande fête pascale ? — C’est que, chez plusieurs peuples des anciens temps, il personnifiait tantôt la divinité suprême, tantôt le monde, tantôt la fécondité de la terre ; c’est que l’œuf est l’emblème le plus parfait des forces productrices de la nature. Tout ce qui vit vient d’un œuf : omne vivum ex ovo ! a dit Harvey. « Tout œuf, dit de son côté un savant physiologiste, M. Flourens, tout œuf est composé de même ; toute fécondation se fait sur l’œuf… Dans les végétaux, l’œuf est représenté par la graine, et, par une admirable loi de transition de la nature, nous voyons le polype, être intermédiaire aux animaux et aux végétaux, pousser des bourgeons pendant l’été et donner des œufs pendant l’automne[156]. » — Avant Harvey, avant M. Flourens, le Sama-Véda (1er oupnek’hat) avait dit : « Tout ce qui a vie a trois principes : l’œuf, l’enveloppe du germe et la semence végétale[157]. »

Les Phéniciens adoraient l’Être souverain sous la forme d’un œuf, et croyaient que l’amour et l’espèce humaine étaient sortis d’un œuf pondu par la nuit. Chez les Hindous, des peintures religieuses représentent l’Auteur de toutes choses ayant devant lui un œuf entr’ouvert dans l’intérieur duquel on distingue une foule d’êtres animés, tandis que sur la coque apparaît l’homme déjà créé[158]. Plus antérieurement encore, dans un chant plein de poésie, qui fait partie des hymnes védiques[159], il est question d’un œuf qui reposait sur l’ombilic du Dieu incréé et qui renfermait tous les mondes. — « Cet œuf, dit M. Alfred Maury, c’est l’œuf cosmique, l’utérus d’or, au sein duquel est né Brahma… cet œuf rappelle d’une manière frappante l’œuf de la cosmogonie orphique dans lequel s’était accomplie la gestation de Phanès, l’être primitif[160]. »

Au reste, des gens plus savants que nous ont expliqué de la manière suivante l’origine de nos manches : — « Le retour du printemps, le rajeunissement de la nature, la durée du temps, la fécondité des êtres, célébrés, au temps des Gaulois, le sont encore aujourd’hui parmi nous dans plusieurs assemblées champêtres, dont l’origine est inconnue au vulgaire. Dans beaucoup de ces fêtes, l’œuf, symbole de l’éternité et de la fécondité, joue un rôle. Ces fêtes, presque partout, sont instituées le lundi de Pâques[161]. »

Le passage suivant de Court de Gébelin, complète l’explication de ces différentes coutumes : — « C’était un usage commun à tous les peuples agricoles d’Europe et d’Asie de célébrer la fête du nouvel an en mangeant des œufs. On avait même soin de les teindre en plusieurs couleurs, surtout en rouge, couleur favorite des anciens peuples et des Celtes en particulier. Mais la fête du nouvel an se célébrait à l’équinoxe du printemps[162], c’est-à-dire au temps où les chrétiens ne célèbrent plus que la fête de Pâques, tandis qu’ils ont transporté le nouvel an au solstice d’hiver. Il est arrivé de là que la fête des œufs a été attachée chez eux à la Pâque. Cependant, ce n’a point été par le simple fait de l’habitude, mais par la raison qui faisait attribuer à la fête de Pâques les mêmes prérogatives qu’au nouvel an, celles d’être un renouvellement de toutes choses, comme chez les Persans, et celles d’être, d’abord le triomphe du soleil physique, et ensuite celui du soleil de justice, du Sauveur du monde, sur la mort, par la résurrection. »

CHAPITRE HUITIÈME

FÊTES DU SOLEIL ;
LA SAINT-JEAN ; — LA JÔNÉE ;
LES JEUX DE L’ÉTEUF ET DE LA SOLE ; — LES MICHELETS ;
SAINTE SOLANGE, ETC.

Ô soleil !…
Le jour où, séparant la nuit de la lumière,
L’Éternel te lança dans ta vaste carrière,
L’univers tout entier te reconnut pour roi ;
Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devant toi…

(Lamartine, Hymne au soleil.)

Les peuples se réjouiront à la naissance de Jean.

(Évangile selon saint Luc, i, 14.)

Jean était une lampe ardente et brillante, et vous aviez voulu, pour un peu de temps, vous réjouir en sa lumière.

(Évangile selon saint Jean, v, 35.)

C’était la véritable lumière qui éclaire tous les hommes en venant au monde.

(Ibid., i,9.)


La jônee, ou joanée, ou jouannée, n’est autre chose que le feu de la Saint-Jean. L’on dit faire la jônée, allumer la jônée :

« Nous ferons la jônée de Saint-Jean en arrivant au bourg et nous ouvrirons gaiement la danse tous les deux. » (George Sand, les Maîtres sonneurs.)

Dans nos villages, la veille de la Saint-Jean (23 juin), à la tombée de la nuit, chaque famille fournit, selon ses facultés, un ou plusieurs fagots pour faire la jônée. On empile ces fagots au pied et le long d’une perche fichée en terre sur le lieu le plus éminent des environs ; et la jônée que l’on dresse ainsi, toujours autant que possible sur une élévation, rappelle « le père-feu des Gaulois allumé, le premier mai, sur la montagne de la guerre[163] » ; elle rappelle encore « le Bel tan, ou feu du dieu Bel, que les Celtes d’Irlande, selon M. A. Pictet, allumaient, à la même époque, sur les montagnes, en l’honneur du soleil[164]. » On trouve aussi dans un autre chant du Barzaz-Breiz, le passage suivant : « Au sommet des Montagnes noires, la veille de la fête du bon Jean, trente paysans étaient réunis autour du feu de joie du père… » Enfin, c’est toujours par suite de ces vieilles traditions que, dans certains cantons de la Suisse, le sommet des glaciers resplendit, chaque année, des feux de la Saint-Jean.

Dans les hameaux, c’est le vieillard le plus avancé en âge de l’endroit qui met le feu à la jônée ; dans les bourgs, c’est ordinairement à M. le curé ou à M. le maire que cet honneur est dévolu. — On sait qu’à Paris, encore dans la dernière moitié du dix-septième siècle, ce privilége appartenait au roi en personne qui, chaque année, se rendait sur la place de Grève et allumait le feu de la Saint-Jean, après en avoir fait trois fois le tours[165].

À peine les fagots commencent-ils à pétiller et à se tordre sous l’étreinte des flammes, que tous les assistants, jeunes et vieux, se prennent par la main et se mettent à danser des rondes autour de la jônée. Les jeunes filles surtout se livrent à cet exercice avec beaucoup d’entrain ; car elles savent qu’en dansant ainsi autour des neuf feux de la Saint-Jean, elles se marieront infailliblement dans l’année. — Les danseurs ne s’arrêtent que pour activer, au moyen de longues perches, l’ardeur du brasier et en faire jaillir des jets de flammes et d’étincelles.

Cette danse rapide et circulaire est un souvenir des lustrations par le feu en usage chez plusieurs peuples de l’antiquité. Les Grecs, entre autres, dont l’année commençait au solstice d’été, et qui célébraient la fête du soleil ou d’Apollon précisément à cette époque, croyaient qu’en certaines occasions, il suffisait de tourner autour du feu pour se purifier[166]. C’est pourquoi, chez eux, le cinquième jour de la naissance d’un enfant, la nourrice le prenait entre ses bras et courait plusieurs fois autour du foyer[167].

Tandis que la joyeuse farandole s’agite en chantant devant le feu de la jônée, les jeunes gens les plus lestes s’en détachent de temps à autre, et s’élancent à plusieurs reprises, et non sans danger, à travers les flammes de l’incendie. — On regarde cette formalité comme une sorte de purification qui chasse les maladies et qui doit porter bonheur à ceux qui l’accomplissent. Aussi les pères et les mères ont-ils soin, lorsque la flamme est tombée, de prendre les petits enfants dans leurs bras et de leur faire traverser le brasier de la jônée. En plusieurs pays, on le fait même franchir au bétail dans l’intérêt de sa conservation. Ces coutumes s’observent aussi dans quelques contrées de l’Allemagne où le feu de la Saint-Jean porte le nom de Rettungsfeuer (ignis salutaris), et on les retrouve encore en Galicie et en Ukraine, où les jônées sont désignées sous le nom de bains solaires (kupallo). Cette pratique était également connue des Hébreux, et Moïse la condamne comme impie. Le Lévitique[168] et le Deuteronome[169] disent positivement : — « Il ne se trouvera personne parmi vous qui fasse passer par le feu son fils ou sa fille. »

Cette espèce de régénération, de baptême par le feu, était l’un des principaux rites religieux parmi les nations qui adoraient le soleil. Les Chananéens, aux superstitions desquelles Moïse fait ici allusion, ainsi que les Phéniciens, les Carthaginois, etc., professaient le sabéisme ou culte du feu, et le dieu qu’ils nommaient Bel, Belus, Baal ou Moloch, n’était pas autre chose que le soleil. On a vu que les Gaulois, nos ancêtres, sous des appellations analogues (Bel, Belenus), rendaient également un culte à cet astre. Ils lui attribuaient, — chose à noter, — le pouvoir d’éloigner les maladies[170]. Enfin, en Écosse, où la religion de Baal persista si longtemps, le baptême du feu n’a pas cessé d’exister. Les montagnards de ce pays sont encore dans l’usage de mettre leurs enfants dans un sac avec des fragments de pain et de fromage et d’exposer le tout aux flammes[171].

Les coutumes écossaise et berrichonne, quant à ce qui concerne la suspension des enfants au-dessus des brasiers, peuvent aussi être considérées comme un souvenir ou une imitation, plus ou moins atténuée, des barbares sacrifices que l’on offrait, chez certains peuples, à Baal ou à Moloch, dont les statues d’airain, à tête de taureau et à poitrine d’homme, contenaient plusieurs cavités, où l’on enfermait, dans les unes, des enfants ; dans les autres, de la farine, des singes, des brebis,  etc., que dévoraient d’immenses bûchers allumés aux pieds des idoles[172]. Affreux holocaustes que l’on retrouve encore, chez les Gaulois, dans ces victimes humaines qu’ils brûlaient toutes vives, après les avoir emprisonnées dans des mannequins d’osier ; imitant, en cela, les Hindous, leurs aïeux, qui, eux aussi, sacrifiaient des hommes à leur déesse Cali, surnommée l’horrible[173]. — Au reste, des usages semblables s’observent dans le nouveau comme dans l’ancien monde ; car, de temps immémorial, toutes les peuplades sauvages de l’Amérique ont sacrifié une partie de leurs enfants à quelques-unes de leurs divinités.

Par la suite, les peuples dont la civilisation avait adouci les mœurs, remplacèrent ces atroces exécutions par des sacrifices où l’on ne livrait plus aux bûchers que des animaux vivants. Il en fut ainsi chez les Sabéens dans la solennité qu’ils consacraient à leur déesse Baaltis ou Beltha (la lune) ; il en était de même chez les Grecs, lors de la fête d’Apollon et de Diane, qui se célébrait au mois de mai[174].

Quant aux Français, ils substituèrent aux sauvages hécatombes de leurs pères des auto-da-fé de chats et de renards. À Paris, à Metz, et dans quelques autres villes de France, on plaçait sur le bûcher de la jônée un sac de toile ou une grande cage renfermant une vingtaine de chats et quelquefois des renards, que l’on brûlait tout vifs. Un approvisionneur patenté était chargé, à Paris, de fournir ces malheureux quadrupèdes, car on lit dans le budget de cette ville pour l’année 1573, l’article suivant : — « À Lucas-Pommereulx, l’un des commissaires des quais de la ville, cent sols parisis, pour avoir fourni durant trois années tous les chats qu’il fallait audit feu, comme de coutume ; même pour avoir fourni, il y a un an, où le roi assista, un renard pour donner plaisir à Sa Majesté, et pour avoir fourni un grand sac de toile où étaient lesdits chats. » — Cet usage exista jusque dans les premières années du siècle de Louis XIV. — Ne serait-ce pas comme ennemis du soleil ou de la lumière que les chats et même les renards, animaux de proie nocturnes, étaient sacrifiés en cette circonstance ?

Quoi qu’il en soit, une coutume semblable existait chez les Hindous. D’après les Védas, dans quelques-uns des sacrifices que ces peuples offraient au soleil, « on n’immolait pas moins de 609 espèces d’animaux domestiques et sauvages, et ces animaux étaient également emprisonnés dans des cages, des filets ou des coffres[175]. »

Mais revenons en Berry.

Dans quelques-uns de nos villages, les enfants allument de longues gaules sèches au feu de la jônée, et s’amusent, en courant çà et là, à tracer dans l’air des orbes étincelants. On serait tenté de croire qu’ils simulent ainsi le disque du soleil, et que cet usage n’est pas sans analogie avec celui des Poitevins, qui consiste à promener dans la campagne, la veille de la Saint-Jean, une roue dont la circonférence est garnie de paille enflammée.

Lorsque la jaunée est éteinte, chacun des assistants, avant de se retirer, recueille religieusement quelques-uns des camichons (tisons ou charbons) du feu de joie. Ces camichons ou camochons, trempés dans l’eau bénite[176], ont la propriété de préserver la maison de toute espèce de malheur et particulièrement du feu de la foudre. — À propos de ces camichons, nous remarquerons que Sauval, qui nous a transmis le détail des frais faits par la ville de Paris, à l’occasion de la jônée qui fut célébrée sur la place de Grève en 1573, parle d’une sorte de friandise appelée camichon, qui fut servie à Charles IX dans la collation que lui donna l’Hôtel de Ville, à l’issue du feu de la Saint-Jean. Or cette sucrerie était, selon toute probabilité, un bonbon de circonstance qui faisait allusion aux camichons de la jônée.

Il est bien généralement reconnu que les feux de la Saint-Jean sont un reste du culte que tous les peuples du monde ont tour à tour rendu au feu ou au soleil. Cet astre étant la source de la lumière et de la chaleur, c’est-à-dire le principe de toute existence, il fut presque partout le représentant par excellence de l’Être suprême. — C’est si bien en l’honneur du soleil que tous ces feux sont allumés, qu’en Ukraine, tandis que la jeunesse danse autour des jônées, les vieillards, postés sur les hauteurs, guettent les premières lueurs de l’aube, et appellent le soleil en frappant leurs faux les unes contre les autres.

On sait que les Perses ainsi que les Égyptiens allumaient, à minuit, au moment du solstice, des feux sacrés. Ce culte a persisté jusqu’à nos jours chez plusieurs nations de l’Orient. Les Gaulois l’avaient sans doute apporté de l’Asie, leur berceau. Peut-être encore le tenaient-ils des Phéniciens qui, dans leurs courses fréquentes à travers le monde alors connu, semblent avoir autant cherché à propager leurs théogonies qu’à étendre leurs relations commerciales. Ce qui rendrait vraisemblable cette dernière hypothèse, ce sont les nombreux rapports qu’un savant genevois, M. Adolphe Pictet, a découverts entre le druidisme et le cabirisme, religion de la Phénicie.

Quoi qu’il en soit, la fête de la jônée, comme tant d’autres de nos usages, a dû primitivement prendre naissance dans l’Inde, d’où elle s’est répandue par toute la terre. Les populations de l’Hindoustan, dans leur fête du Feu, appelée en tamoul Nezoupyson tirounaï, suivent encore aujourd’hui les principaux rites qui s’observent, chez nous, lors de la célébration de la jônée : immense brasier autour duquel danse la foule, et par-dessus les charbons duquel elle saute, en portant des enfants dans ses bras ; débris de l’incendie pieusement recueillis par les assistants, etc., etc. ; tous ces détails signalent aussi bien la solennité hindoue que la solennité berrichonne[177].

Quant à l’étymologie de nos termes,[178] et joanée, elle se trouve expliquée d’une manière très-satisfaisante dans les lignes suivantes : — « Le concours des deux fêtes de Saint-Jean (24 juin et 27 décembre) avec les solstices, a quelque chose de mystérieux par la conformité de ce nom avec celui de Janus, qui, chez les Romains, présidait aux équinoxes comme aux solstices, et dont les Saliens prononçaient le nom Janès, les Grecs Johannes, les Hébreux Johnan,  etc.[179]. » — C’est ainsi que la haille, ou jônée des habitants des Landes, rappelle encore le nom que portait le soleil chez les Grecs : hêlios. — Mais ce qui démontre jusqu’à la dernière évidence que Jean, Janus et le soleil ne font qu’un, c’est un passage de Macrobe[180] où il est dit que, chez les Romains des premiers siècles, le soleil s’appelait Janus et la lune Jana ; c’est encore, et surtout, cette déclaration de saint Jean l’évangéliste, lorsqu’il parle de son homonyme Jean le Précurseur : « Jean était la véritable lumière qui éclaire tous les hommes en venant au monde… Jean était une lampe ardente et brillante,… etc. »

Nous avons observé dans quelques hameaux de la commune de Lacs, près la Châtre, une autre coutume dont on doit sans doute encore faire remonter l’origine au temps où florissait le culte du soleil. — Tous les ans, aux approches de l’équinoxe du printemps, les jeunes filles de la campagne vont cueillir dans les prés une grande quantité de fleurs de primevère[181], dont elles composent de grosses pelotes dorées qu’elles s’amusent à lancer dans les airs. De très-vieilles personnes nous ont assuré que cet exercice était anciennement accompagné d’un chant bizarre et presque inintelligible, où les mots : grand soulé ! p’tit soulé ! (grand soleil ! petit soleil !) revenaient à plusieurs reprises et en manière de refrain.

Ce divertissement des jeunes filles de la commune de Lacs n’est pas sans analogie avec l’ancien jeu de l’éteuf, autrefois en usage sur quelques points de notre province, et dans lequel des jeunes gens se jetaient, se renvoyaient et parfois se disputaient de grosses balles couvertes de velours. Le jour de la Pentecôte, on se livrait à un amusement de cette espèce à Palluau[182], ainsi qu’à la Chapelle-d’Angillon[183]. À Quantilly, c’était le jour du Saint-Sacrement ou de la fête du Soleil (solstice d’été !) — On sait que l’on désigne encore le saint sacrement sous le nom de Soleil.

L’Église avait aussi, en Berry, ses fêtes solaires : — « Le jeu de la Sole, dit M. Raynal[184], avait lieu jadis, dans le diocèse, aux fêtes de saint Ursin et de saint Jean l’évangéliste (27 et 29 décembre, — solstice d’hiver !)… À Bourges, la sole ou cheole[185], soule ou soulette était un ballon gonflé d’air : c’était

surtout le divertissement des gens d’Église. » — C’est ainsi que, dans l’église de Troyes, après none, l’évêque et les chanoines jouaient d’abord solennellement à la toupie, ensuite à la paume, et se renvoyaient alternativement la balle[186].

Dans quelques-uns de nos anciens archiprêtrés, la sole consistait en un large disque ou palet de bois, qu’un homme vigoureux lançait le plus loin possible, et que se disputaient ceux qui couraient la sole. Celui d’entre eux qui parvenait à s’en emparer le premier gagnait l’enjeu qui avait été préalablement déposé entre les mains de l’un des spectateurs. — Dans le diocèse de Troyes, on disait courir la futaine au lieu de courir la sole, et l’endroit où on la courait s’appelait le chemin de la futaine, parce que le prix à remporter n’était autre chose qu’une aune de futaine que l’on délivrait au vainqueur[187].

Les curés de nos pays finirent, vers les dernières années du dix-septième siècle, par abolir la course de la sole, à cause des accidents auxquels elle donnait lieu ; cependant ce jeu existait encore, assure-t-on, il n’y a pas longtemps, à Lunery, dans le Cher.

Il est bien évident que toutes ces dénominations : cheole, sole, soûle, soulette, ne désignent pas autre chose que le soleil, et que ces jeux, ainsi que celui de l’éteuf, ont la même origine que la soule des Bretons et la chaulle des Normands. — « La soule, dit Émile Souvestre, est un dernier vestige du culte que les Celtes rendaient au soleil. Ce ballon, par sa forme sphérique, représentait l’astre du jour ; on le jetait en l’air comme pour le faire toucher à cet astre, et lorsqu’il retombait, on se le disputait ainsi qu’un objet sacré[188]. » — Ce divertissement était autrefois répandu partout le royaume. En 1493, le prévôt de Paris défend « à tous les varlets de jouer au jeu de la soule parmy les rues[189]. »


Il y a bien longtemps, il existait à la Châtre, ainsi que par toute la France, un usage dont les populations de nos pays n’ont gardé aucun souvenir, mais que l’on peut encore considérer comme un reflet du sabéisme. Nous voulons parler de l’antique pèlerinage de Saint-Michel-sur-Mer.

On sait que le Mont-Saint-Michel en Normandie portait, dans le principe, le nom de Mont-Belen, ou de Montagne du soleil[190], et que, sous l’ère gauloise, il y florissait un collége de druidesses vers lesquelles on était dans l’habitude de députer des jeunes gens pour en obtenir, en retour du plus tendre des hommages, des flèches merveilleuses qui, lancées contre les nuages, avaient la propriété d’apaiser les tempêtes[191].

Lors de l’établissement du christianisme en ces lieux, Belen, le splendide Heol gaulois, dut naturellement être remplacé par l’hôte le plus brillant du nouvel Olympe, par l’archange saint Michel, le prince du ciel, le vainqueur par excellence du prince des ténèbres ; mais ce changement de divinité ne semble point avoir interrompu les excursions au rocher de Belen.

Les traditions suivantes établissent d’évidents rapports entre les représentants des deux cultes qui, l’un après l’autre, consacrèrent le rocher neustrien : — « Lorsque la guerre devait éclater entre la France et l’Angleterre, saint Michel illuminait, durant la nuit, la campanille de son temple d’une clarté plus resplendissante que la lumière du jour, et qui s’épanchait sur tous les lieux environnants. Cette illumination miraculeuse était nommée par le peuple : le feu Saint-Michel… Dans des temps plus paisibles, on a remarqué souvent aussi, pendant la nuit, des lumières moins frappantes que celles du feu Saint-Michel, mais d’un éclat tout céleste, qui remplissaient l’intérieur du temple. Parfois, il en sortait des mélodies ravissantes[192]… » — Ces mélodies ravissantes rappellent que le Dieu de la lumière, chez les anciens, était aussi le Dieu de l’harmonie. — Remarquez encore que saint Michel s’illustra, ainsi qu’Apollon, par la défaite d’un dragon.

Au moyen âge et beaucoup plus tard, on appelait Miquelots, Michelots, Michelats, Michelets, les jeunes pèlerins qui faisaient ou qui avaient fait le voyage de Saint-Michel-sur-Mer. Rabelais, dans sa Pantagruéline prognostication, les mentionne ainsi : « Il descendra grant abundance de micquelotz des montaignes de Savoye et de Auvergne… »

Leurs troupes innombrables affluaient vers la falaise neustrienne de tous les points de la France et même des pays étrangers. Ainsi se trouvaient renouvelées ces poétiques théories ou députations de jeunes gens qui, dans la classique antiquité, accouraient, elles aussi, des contrées les plus lointaines, aux belles fêtes solaires de la Grèce[193] ; ainsi la jeunesse française marchait, par tradition, sur les traces de ces hyperboréens, ses pères, qui, au rapport d’Hérodote[194], vinrent du fond de la Gaule, en pèlerinage au temple de Délos. — «  Cette belle divinité du soleil, qui prima si longtemps en Grèce, dont elle causa, en partie, la grandeur, appartenait si bien au génie de la Gaule, que c’était à la Gaule que remontait la gloire de l’avoir donnée à la Grèce[195]. »

Or, voici ce que raconte des Michelets de la Châtre une vieille histoire manuscrite de Notre-Dame de Vaudouan[196].

Tous les ans, lorsque venait la fin de septembre, les jeunes gens de métier, les fils d’artisans, se réunissaient en grand nombre à la Châtre, pour entreprendre le lointain pèlerinage de Saint-Michel-en-Mer. Au jour indiqué, le clergé de l’église paroissiale de Saint-Germain les conduisait processionnellement jusque sur la paroisse de Montgivray, près d’une ferme appelée la Varenne. Là, il bénissait une dernière fois l’intéressante caravane, et nos jeunes Miquelots, « saultans avecques leurs bourdons », comme dit Rabelais[197], se mettaient joyeusement en route. Lorsque les provisions dont on s’était pourvu à la partie venaient à faire défaut, ces pauvres enfants recouraient à la charité publique, et ils excellaient, dit-on, à la provoquer par leur habileté à prendre une mine hypocrite et nécessiteuse,

Moitié gueusant, moitié maraudant, ils atteignaient enfin le but de leur voyage, non sans s’être attiré, sur la route, bon nombre de malédictions. Aussi disait-on proverbialement alors en France, que les grands gueux allaient à Saint-Jacques-en-Galicé, et que les petits allaient à Saint-Michel-en-Mer.

À leur retour, nos Michelets berrichons s’arrêtaient à Montgivray et y passaient la nuit. Le lendemain, le clergé de la Châtre venait les y chercher avec le même cérémonial qu’au départ, et les conduisait immédiatement à la chapelle de Vaudouan, en les faisant passer, à la Châtre, par le faubourg de la Grand-Font[198], où, sans doute, s’accomplissait, près de la fontaine du même nom, quelque pieuse cérémonie.

Arrivé à Vaudouan, on y célébrait une messe d’actions de grâces durant laquelle les jeunes pèlerins offraient à la Reine des anges une couronne d’argent, qu’ils ne manquaient jamais de rapporter de leur lointaine excursion. Cette gracieuse offrande se répétait si exactement et depuis tant d’années, que malgré les pillages auxquels la chapelle avait été plus d’une fois en butte, le nombre des couronnes données à la Vierge, montait, du temps du chroniqueur Villebanois, à plus de deux cents. À l’époque où M. Bourdeau de Fontenay écrivait, un demi-siècle plus tard, en 1731, une autre Histoire de Vaudouan, les couronnes d’argent s’étaient changées en couronnes de plomb ; ce qui semble dénoter un refroidissement dans la dévotion de nos jeunes Michelets. — « On aperçoit encore dans la chapelle, dit M. Bourdeau, quelques banderoles de coquillages avec des couronnes de plomb que les jeunes gens de ce pays, à leur retour du pèlerinage de Saint-Michel, offrent à la très sainte Vierge, en actions de grâces de ce qu’elle les a préservés d’accident pendant leur voyage. »

Au reste, la dévotion au Mont-Saint-Michel était telle, dans certaines provinces, qu’il n’y a pas très-longtemps encore, un jeune homme du département d’Ille-et-Vilaine n’aurait pas osé demander une fille en mariage s’il n’avait auparavant fait au moins un voyage à ce lieu vénéré[199].

Nous croyons encore entrevoir les traces du culte solaire dans le plus célèbre de nos pèlerinages berrichons, celui de Sainte-Solange, la patronne du Berry[200].

Nous allons déduire le plus succinctement possible les raisons et les faits sur lesquels nous basons nos conjectures.

Notre savant compatriote, le père Labbe[201], avoue que l’on ne sait à quelle époque vivait cette sainte, d’origine berrichonne ; par conséquent, il est impossible d’assigner un commencement aux honneurs que lui rendent en foule les habitants du Berry et ceux des provinces environnantes, et il est permis de croire que sa personnalité est plus ou moins historique.

Le nom si harmonieux de Solange ne doit pas signifier autre chose que solis angelus, solis genius, et nous suivons, en cela, l’exemple des Gaulois, qui appelaient Apollon ou le dieu Bel « l’ange de la lumière[202]. » Cette personnification féminine du soleil n’a du reste rien d’insolite, car on sait que, chez les Indiens et les anciennes populations germaniques, le soleil était représenté par une déesse et la lune par un dieu. Les poëmes scandinaves de l’Edda appellent le soleil : la lumineuse fiancée du ciel, et cet astre porte encore aujourd’hui, chez les Suédois, un nom féminin[203]. Il en est de même en Pologne ; dans un chant des paysans lithuaniens, il est dit :

Menou (la lune) épousa Saülée (le soleil),
Au premier printemps.
Saülée se leva de grand matin,
Menou se sépara d’elle… etc.[204].

D’un autre côté, cette reine des cieux à laquelle sacrifiaient les Hébreux idolâtres, et dont parle le prophète Jérémie (XLIV, 19), n’était autre que le soleil[205]. — Ainsi s’expliquent encore les ex voto pro salute à la déesse Sulis, qui, en Angleterre, jouait le rôle du soleil[206]. Enfin, cet astre, divinisé par les anciens Aztèques, était considéré comme le premier principe de toutes choses, et passait, au Mexique, pour la grand’mère de la famille humaine. — Ajoutons que les termes la sole, la soûle, la soulette, etc., dont nous avons parlé plus haut (p. 83 et 84), se traduisant par le soleil, il est évident qu’à une époque assez rapprochée, le soleil, même en France, était connu sous un nom féminin.

La fête de sainte Solange tombe le 10 mai, c’est-à-dire précisément dans le mois qui était sous la protection d’Apollon.

Maintenant, si nous feuilletons sa légendes[207], nous verrons que Solange était une humble bergère du val de Villemont, près de Bourges, ce qui nous rappellera qu’Apollon,

Sous un habit grossier, simple berger d’Admète,
A vécu sous le chaume et porté la houlette.
(Desaintange.)

et que le même dieu, au rapport d’Homère, a gardé les troupeaux de Laomédon, sur le mont Ida. Nous y verrons aussi que la sainte, ainsi que le dieu, guérissait les malades ; nous y verrons de plus, — et cette circonstance est singuliérement significative, — qu’une étoile a brillé au-dessus de la tête de Solange, tant qu’elle a été de ce monde, le jour comme la nuit. Or cette étoile peut-elle être autre chose que l’image du soleil ?

Enfin, pour compléter ces ressemblances, nous allons citer un fait fort remarquable, qui, ce nous semble, doit suffire pour confirmer nos présomptions.

Le jour de la fête de sainte Solange, on distribue, on vend aux pèlerins une espèce de bouquet artificiel d’une composition tout à fait particulière et qui caractérise d’autant mieux cette solennité, que l’on ne voit rien de semblable, lors de nos grandes assemblées religieuses de la Trinité, à Cluis, de la Pentecôte, à Gargilesse, et de Vaudouan, près la Châtre. Ce bouquet, si connu par tout le pays, sous le nom de bouquet de sainte Solange, consiste en une sorte de branche de laurier, chargée d’une infinité de fleurs et de rubans parmi lesquels rayonnent de tout petits miroirs et de nombreux globules métalliques de grosseur inégale. Eh bien, ce rameau symbolique, véritablement renouvelé des Grecs, figurait autrefois dans la fête des rameaux de laurier que l’on célébrait tous les ans, en Béotie, en l’honneur d’Apollon Isménien. Le récit que l’abbé Barthélémy nous a laissé de cette pompe solennelle[208] explique parfaitement le sens allégorique du bouquet de sainte Solange : — « Le ministre d’Apollon, dit cet écrivain, était suivi d’un chœur de jeunes filles qui tenaient des rameaux et qui chantaient des hymnes. Un jeune homme de ses parents le précédait, portant dans ses mains une longue branche d’olivier couverte de fleurs et de feuilles de laurier ; elle était terminée par un globe de bronze qui représentait le soleil. À ce globe on avait suspendu plusieurs petites boules de même métal, pour désigner d’autres astres, et trois cent soixante-cinq bandelettes teintes en pourpre, qui marquaient les jours de l’année ; enfin, la lune était figurée par un globe moindre que le premier et placé au-dessous. Comme la fête était en l’honneur d’Apollon ou du soleil, on avait voulu représenter par un pareil trophée la prééminence de cet astre sur tous les autres. » — Un usage qui a beaucoup de rapport avec celui que nous venons de citer, existe encore aujourd’hui dans quelques-unes de nos villes de l’Est : — « Nous voyons, chaque année, dit M. Désiré Monnier[209], lors de l’intéressante cérémonie du dimanche des Rameaux, les enfants accourir à l’église, portant avec pompe leur branche de buis ou de tout autre arbre vert, ornée de rubans et chargée de belles pommes. »

À leur retour de la fête, les pèlerins de Sainte-Solange arborent triomphalement à leur chapeau le bouquet consacré ; c’est ainsi que les membres de la théorie pythique que les Delphiens envoyaient, chaque année, dans le mois de thargélion (mai), aux fêtes d’Apollon qui se célébraient en Thessalie, ne manquaient jamais d’en rapporter le rameau purificateur, qui consistait également en une branche de laurier[210].

Notons encore, à l’appui de la précédente assertion, que dans la commune de Neuvy-sur-Baranjon, qui fait partie, ainsi que celle de Sainte-Solange, de l’arrondissement de Bourges, on aurait trouvé en 1861, parmi de nombreuses ruines gallo-romaines, une énorme brique sur laquelle se lit le nom de Belenus[211].

C’est encore à l’influence mystérieuse du 24 juin, de ce grand jour où le soleil, dans toute sa gloire, atteint le point culminant de sa puissance, qu’il faut attribuer les innombrables merveilles qui s’accomplissent dans la matinée de la Saint-Jean.

À ce moment de l’année, une foule de plantes, en tout autre temps insignifiantes et inefficaces, acquièrent des propriétés miraculeuses ; les vertus des simples sont exaltées[212] ; la rosée des prés, recueillie et transportée sur les terrains les plus ingrats, leur communique une longue fécondité.

Enfin, si, au matin de ce beau jour, vous puisez, avant tous vos voisins, à la fontaine de votre village, vous y trouvez, pour toute l’année, une source inépuisable de bonheur. — Par la même raison, il faut se garder, le matin de la Saint-Jean, ainsi que le matin de toute autre belle fête, telle que Noël, Pâques,  etc., de donner du feu aux personnes qui viennent en chercher à votre foyer, car elles emporteraient toutes les bonnes chances de votre maison[213].

Mais la plus surprenante de toutes ces merveilles est assurément celle-ci : — Une jeune fille est-elle désireuse de connaître celui de ses nombreux amoureux qui deviendra son époux, elle n’a qu’à se pencher, aux rayons naissants de l’aurore, sur le limpide cristal de la première source venue, elle y verra aussitôt se refléter, près de sa propre image, la figure souriante de son heureux futur.

C’est cette gracieuse croyance qui a fait dire à un poëte de notre pays :

Et toi, ne sais-tu pas, jeune fille aux yeux bleus,
Qu’aux naissantes clartés du jour miraculeux,

La vierge dont le cœur reçoit de purs hommages,
Peut au cristal des eaux voir monter deux images.
(H. de la Touche[214], la Vallée aux loups, Prologue.)

En terminant cette revue de nos principales fêtes populaires, nous appliquerons à nos solennités berrichonnes les plus importantes, la réflexion que Dupuis, l’auteur de l’Origine de tous les cultes, fait à propos des plus remarquables solennités du christianisme : c’est qu’elles sont « liées aux grandes époques de la nature et au système céleste. Partout on retrouve les fêtes solsticiales et équinoxiales, etc., etc. »

LIVRE SECOND

FÉERIES — DIABLERIES — ANIMAUX FANTASTIQUES, ETC.


CHAPITRE PREMIER

FÉERIE BERRICHONNE :
LES MARTES OU MARSES ; — LES FADES ; — LES DAMES, ; — LES DEMOISELLES ; — LES LAVEUSES DE NUIT, ETC.

Ne craignons pas d’être obligés de trop nous baisser pour relever les contes de fées, car la place qu’ils occupent n’est pas sans dignité ; considérons-les au contraire sérieusement comme une mythologie nationale.
(Jean Reynaud, l’Esprit de la Gaule, p. 339.)

En raison de notre position géographique, nous connaissons les fées, en Berry, sous la plupart des noms qu’elles portent partout ailleurs en France. Vers le midi du département de l’Indre, sur toute la ligne frontière qui court de l’est à l’ouest, et qui sépare, dans cette région, la langue d’oïl de la langue d’oc, on les appelle Fades, Fadées, Martes ou Marses ; dans quelques cantons de l’arrondissement de la Châtre et ailleurs, on les nomme Dames, Demoiselles.

On leur attribue, comme partout, des qualités bonnes ou mauvaises ; mais, le plus communément, la malignité et la malfaisance forment le fond de leur caractère, et, dans tous les cas, on leur accorde une grande adresse, — d’où la locution proverbiale : Adroite comme une fée.

Nos fées n’eurent pas toujours une aussi mauvaise réputation, car elles furent tour à tour les Nymphes des Grecs et des Romains, les Korigans, les Sighes[215] des nations gaéliques, les Nornes, les Walkiries des Scandinaves[216], les Jinns des Arabes et les Péris de l’Orient[217]. Mais, en vertu de cette vieille loi qui veut que les dieux de toute religion vaincue ne soient plus regardés que comme des démons, le christianisme arracha les fées de leur Olympe et en peupla son enfer[218]. Toutefois, le moyen âge n’en montra pas moins pour elles un faible tout particulier, et il en fut bien récompensé, car il leur doit ses plus aimables et ses plus poétiques fictions.

C’est principalement dans les parties les plus abruptes, les plus accidentées de notre pays, sur les bords escarpés et rocheux de la Creuse, de l’Anglin, du Portefeuille et de la Bouzanne, que le souvenir de ces êtres fantastiques s’est le mieux conservé. Les fées se plaisent surtout à errer parmi les nombreux monuments druidiques dont ces régions sont hérissées. Là, chaque grotte, chaque rocher, un peu remarquable, a sa légende. C’est aux abords de ces antres, autour de ces menhirs, sur ces dolmens, que quelques-uns de nos paysans continuent d’accomplir en secret certains rites mystérieux, restes confus d’anciens cultes, aussi persistants, aussi indestructibles que les masses de granit qui, depuis trente siècles, en sont les monuments. Où se dressent encore les vieux autels, là sont toujours présentes les vieilles divinités.

Ce culte des pierres a laissé de telles traces dans l’esprit de quelques-uns de nos villageois, que nous avons connu une brave femme qui, lorsqu’elle voyageait sur une route, ne manquait jamais de faire le signe de la croix toutes les fois qu’elle passait devant un de ces monolithes qui divisent en kilomètres nos grandes voies de communication.

Plusieurs de nos rocs celtiques portent les noms de Pierre-folle, Pierre à la Marte ; ce qui ne veut pas dire autre chose, ainsi qu’on le verra plus loin, que Pierre-fée, Pierre à la Fée.

Nous saisirons cette occasion pour donner un aperçu des principales pierres druidiques qui existent encore sur le sol de notre vieux Berry.

C’est surtout vers les frontières qui le séparent de la Marche, et dans les contrées de notre ancienne province qui, aujourd’hui, font partie du département de l’Allier, que l’on trouve en abondance ces monuments primitifs. MM. Raynal, de la Tramblais et Élie de Beaufort ont indiqué, dans leurs ouvrages, les plus remarquables restes de notre architecture celtique. — Ce sont, entre autres, dans le canton de Saint-Benoît-du-Sault, le dolmen de Passebonneau, celui de Montborneau, un menhir appelé la Croix des Rendes ; sur le chemin de Vatan à Levroux, les Pierres-folles de Liniez, dolmen et reste d’une galerie couverte ; dans la commune de Moulins, canton de Levroux, un beau dolmen accompagné de pierres levées ; dans le canton d’Aigurande, les dolmens ou Pierres à la Marte de Saint-Plantaire et de Montchevrier, — le dolmen de Saint-Plantaire s’appelle aussi Pierre-La ou Pierre des Las[219] ; — près de Crévant, un dolmen appelé les Pierres Bures[220] ; enfin, et toujours dans l’Indre, plusieurs autres pierres celtiques sur les communes d’Anjoin, de Bagneux, la Châtre-Langlin, Luçay-le-Libre, Sainte-Gemme, etc. — N’oublions pas les fameuses Pierres Jomâtres et celles d’Epnel, situées dans une contrée de la Creuse qui, autrefois, faisait partie du Berry. La plus grande des pierres d’Epnel n’a pas moins de quatorze mètres de longueur sur quatre de largeur.

Les monuments druidiques sont fort rares dans le département du Cher. La liste détaillée qu’en a donnée la Commission historique du Cher, page 60 du Bulletin de 1854, n’en mentionne que cinq ; les voici :

1o Une allée couverte, entre Villeneuve et Saint-Florent ;

2o Le dolmen de Graçay ;

3o Le dolmen de Mehun-sur-Yèvre ;

4o Le menhir de Saint-Georges ;

5o Les Pierres-Folles, ou l’allée couverte de Nohant-en-Graçay.

Encore, sur ce petit nombre d’antiquités gaéliques, deux n’existent plus ; ce sont : le dolmen de Mehun-sur-Yèvre, détruit en 1850, et l’allée couverte de Nohant-en-Graçay, dont les pierres ont été brisées en 1825 et ont servi en grande partie à empierrer un morceau de la route de Vierzon à Vatan, qu’elles avoisinaient. — Ajoutons que M. H. Boyer nous a signalé, en dehors de cette liste : 1o la Pierre de Leu ou du Lu[221], énorme bloc siliceux, entouré de quelques autres plus petits ; le tout disséminé sur le bord du chemin qui mène d’Allouis à Allogny ; 2o à droite du même chemin, dans le champ des Las, deux pierres levées en silex rouge, chacune de deux mètres de haut, l’une appelée la Pierre des Las, l’autre, la Pierre à la Bergère. Cette dernière offre, dans le milieu d’une de ses parois, un trou inégalement arrondi.

De la grande quantité de pierres celtiques qui couvrent certaines régions du département de l’Indre, on a inféré que cette partie du Berry devait être, sous l’ère gauloise, beaucoup plus peuplée que les autres, mais c’est à tort, selon nous. Deux raisons expliquent cet état de choses : d’abord, l’abondance, la grande dimension et la dureté des matériaux qui se trouvaient sur l’emplacement même où l’on éleva ces constructions ; ensuite, l’usage où étaient, au rapport de plusieurs savants, les tribus gaéliques d’accumuler ces monuments sur les confins de leur territoire. Là où le sol était naturellement dépourvu de pierres monumentales, comme dans le haut Berry et dans une grande partie de l’Indre, on les faisait venir de fort loin ; exemple : le dolmen de Moulins et les Pierres-Folles de Liniez. Si ces contrées ne possèdent maintenant qu’un très-petit nombre de pierres celtiques, c’est que très-probablement on les a employées, comme celles de Nohant-en-Graçay et de Mehun-sur-Yèvre, à des usages vulgaires.

Les moyens mis en œuvre pour transporter et ériger les plus grands de ces monolithes, — il en existe un à Locmariaker, en Bretagne, qui a vingt et un mètres de long et qui pèse un poids considérable, — sont aujourd’hui connus ; l’explication s’en trouve dans les bas-reliefs de Ninive, où l’on voit, dit M. Henri Martin, une masse non moins énorme avancer, tirée à bras d’hommes, sur une espèce de radeau roulant, puis dressée avec des machines.

On sait aussi pourquoi nos pères ne cherchaient pas même à dégrossir ces pierres consacrées : c’était par suite d’un préjugé religieux et traditionnel qui remonte aux premiers âges du monde et qui paraît avoir été généralement accepté par les sociétés alors existantes, puisque l’on rencontre de ces sortes de monuments sur presque tous les points du globe[222]. Dans ces temps primitifs, les pierres que l’on destinait à l’édification des monuments religieux étaient regardées comme plus pures lorsque le ciseau ne les avait pas touchées. C’est pourquoi l’Écriture recommande, en maint endroit, de n’employer dans la construction des autels du Seigneur que des pierres non taillées : « — Que si tu me dresses un autel, dit l’Éternel lui-même, tu ne le tailleras pas, car tu le souillerais, si tu en approchais le fer[223]. » — On réprouvait, alors, en une foule de circonstances, l’emploi du fer[224].

M. Élie de Beaufort, dans un savant travail sur les monuments celtiques des environs de Saint-Benoît-du-Sault (Indre), a fait observer que « l’on ne voit pas de tombelles là où les pierres sont convenables pour ériger un menhir, un peulvan ou un dolmen, » d’où il conclut que ces deux espèces de monuments : tombelles et pierres levées, doivent être considérées comme d’anciennes sépultures. Pour se convaincre de la vérité de cette assertion, il suffit d’examiner la nature des terrains où se rencontrent principalement les petites tombelles si multipliées sur certains points de notre sol, et dont personne n’a encore parlé, tels que les monticules de la brande (lande) de Champflorentin, commune de Briantes, et les baraws ou galgals de Cosnay et de ses environs, commune de Lacs ; car, quant aux grands tumulus, signalés par nos écrivains locaux, plusieurs, ainsi que l’a dit M. de la Tramblais, n’ont dû être élevés que pour servir de mottes ou de bases à d’anciennes constructions fortifiées[225]. Les tumulus de Presles et de Cluis-Dessous (Indre) doivent être de ce nombre.

Reprenons notre thème.

Dans la commune de Saint-Benoît-du-Sault, au pied du coteau que couronnent les tourelles du château de Montgarnaud, se trouve une profonde ravine dont le lit et les bords sont encombrés de roches immenses aux formes tourmentées et fantastiques et entre lesquelles bondissent les bruyantes cascatelles du Portefeuille. On assure qu’en ce lieu pittoresque il existe toute une peuplade de fées et que leurs voix, étrangement accentuées, se mêlent, pendant les nuits d’orage, aux voix mugissantes du torrent. Leur principale demeure, que l’on appelle l’Aire aux Martes, est un vrai palais de cristal, puisqu’elle est située sous les brillants arceaux de la cascade.

Malgré leur nature divine, il paraîtrait que les Martes sont assujetties aux nécessités de la vie humaine, car, par les temps de sécheresse, lorsque l’eau du ruisseau est moins abondante, on aperçoit très-bien, au fond de son lit et creusés dans le roc, quelques-uns de leurs ustensiles culinaires : leur chaudron et leur poêlon, entre autres, sont très-visibles. — C’est ainsi qu’à Sassenage, près de Grenoble, les fées ont un four où elles font cuire des gâteaux.

Les Martes de Montgarnaud ont une tenue et des habitudes tout à fait excentriques. Au dire des gens de l’endroit, ce sont, en général, de grandes femmes maigres, tannées et débraillées comme des bohèmes. Leurs longs cheveux, noirs et roides, tombent d’un seul jet jusque sur leurs talons ; leurs mamelles, presque aussi longues, leur battent les genoux. C’est en cet état, et perchées sur quelque monticule, sur la table d’un dolmen, ou sur la crête d’un peulvan, qu’elles apparaissent parfois au laboureur qui travaille dans la plaine, au berger qui paît ses brebis au penchant des coteaux. Si ces braves gens ne répondent point aux appels effrontés qu’elles leur adressent, elles rejettent aussitôt leurs mamelles par-dessus leurs épaules, et, s’élançant à leur poursuite, les forcent d’abandonner et charrue et troupeau.

Les Martes ont pour voisins des espèces de géants, connus également dans le pays sous le nom de Martes ou Morses. La tradition ne dit point quelle parenté, quelle alliance, quelles relations peuvent exister entre les Martes femelles et les Martes mâles. Quoi qu’il en soit, la force de ces derniers tient du prodige. Ce sont eux qui, en se jouant, ont apporté et mis debout tous les dolmens, menhirs et cromlekhs de la contrée.

On raconte, à ce sujet, que, tandis que cinq de ces géants procédaient à l’érection des piliers du dolmen de Monthorneau, situé dans le voisinage, l’un d’entre eux, trop confiant en ses forces, se vanta d’enlever, seul, à bout de bras, et de poser sur les supports la pierre immense qui sert de plateforme au monument. Quand ce fut au fait et au prendre, non-seulement il ne put en venir à bout, mais, après avoir réclamé l’aide de ses quatre compagnons, il ne parvint pas même à élever le côté dont il s’était chargé aussi haut que les autres, et sa forfanterie lui valut une rupture de reins et les railleries de ses camarades. Ainsi s’explique la déclivité que l’on remarque dans le niveau de la table du dolmen de Montborneau[226].

Ces prodigieux travaux de nos Marses rappellent que les traditions gauloises « veulent que ce soient les géants qui aient apporté les pierres magiques douées de vertus bienfaisantes[227] ; » ils rappellent — aussi que, dans plusieurs de nos provinces, le géant Gargantua est regardé comme le constructeur d’un grand nombre de monuments druidiques.

Faut-il voir quelque analogie entre nos Marses berrichons et les Marses d’Italie, peuplade mystérieuse, composée d’enchanteurs et de magiciens, qui était venue de la Médie s’établir dans les Abruzzes et qui descendait de Marsus, petit-fils du soleil et fils de Circé[228] ? Nous serions fort disposé à le croire, car le pouvoir surnaturel de ces mêmes Marses fut longtemps célèbre dans les Gaules. « Sous les empereurs romains, dit M. de la Villemarqué, tout individu qui faisait le métier d’enchanteur, de quelque manière que ce fût, était appelé un Marse… La croyance populaire à la puissance surnaturelle des Marses persistait encore au sixième siècle en Gaule, et au neuvième siècle en Grande-Bretagne[229]. »

D’un autre côté, n’y a-t-il pas tout lieu de penser que nos Martes femelles sont les descendantes de ces prêtresses gauloises que d’anciens auteurs nous représentent comme des magiciennes ou des sorcières procédant, la nuit, à des sacrifices suspects, le corps entièrement nu et peint en noir, les cheveux épars, en proie à des transports frénétiques. Ainsi que les Martes, ces druidesses habitaient, aux bords des torrents, des lieux sauvages et inaccessibles. Le peuple, qui les croyait immortelles, leur supposait le plus grand pouvoir et les regardait comme très-redoutables. Au temps de nos rois carlovingiens, elles étaient connues sous les noms de fanæ, fatuæ gallicæ. D’après l’opinion générale, elles commandaient à la nature entière, soulevaient ou apaisaient les orages, se changeaient et métamorphosaient les gens en animaux de toute espèce, principalement en loups. Enfin, elles décidaient du bonheur ou du malheur des familles. Sous ce dernier rapport, on a observé[230] que leur puissance était tout à fait identique, non-seulement à celle que l’on accorde généralement aux fées, mais encore à celle que la mythologie grecque attribuait aux Parques. D’ailleurs, le nom latin de ces dernières (fata, destinées) a la même étymologie — que celui de fatua, et tous les deux dérivent du verbe fari, prophétiser. — Il ne faut pas oublier non plus que si certains poëtes ont donné aux Parques le nom de sœurs filandières, quelques-unes de nos fées sont connues sous celui de fileuses. Par exemple, dans le canton de Mehunsur-Yèvre, les habitants du Rein-du-Bois, situé près de la belle fontaine du Griffon[231], vous parleront du Trou à la fileuse, antique mardelle cachée dans un bois voisin, et sur les bords de laquelle se promène, à certaines époques et pendant la nuit, une blanche fée portant une quenouille[232]. — D’un autre côté, si l’on juge du physique et du moral des Parques par les épithètes peu bienveillantes que les poëtes de l’antiquité ont accolées à leur nom, on trouvera une ressemblance de plus entre elles et nos Martes ou Marses ; mais lorsque l’on aura remarqué que plusieurs mythologues attestent que l’on donnait parfois aux Parques les noms de Marta, Marte, Martia[233] on sera convaincu, que nos fées de Montgarnaud ont une origine gallo-romaine[234]. — Observez encore que le nom propre Marthe, en hébreu, signifie maîtresse, dame, et que ce dernier mot sert aussi à désigner les fées. Cette coïncidence dans le sens des mêmes vocables, chez des peuples si éloignés les uns des autres, si différents par le langage et par les mœurs, est vraiment fort curieuse et ne peut pas être attribuée au hasard. Ainsi, comment se fait-il encore que le mot chinois fey se trouve signifier dame, terme qui, chez nous, est l’équivalent de fée ?

Les Fatuæ gallicæ, dont nous avons parlé plus haut, ont légué leur nom à plusieurs de nos monuments gaulois. La dénomination de Pierres-Folles, sous laquelle sont connues les pierres druidiques de Liniez (Indre) et celles de Nohanten-Graçay (Cher), prouve notre assertion, puisque le mot latin fatua se traduit par folle et, tout à la fois, par prophétesse, magicienne, fée. — Nous pourrions citer encore Rochefolle, qui est le nom d’un moulin dans la commune de Fougerolle (Indre), et Pierre-Folle, appellation par laquelle on désigne un domaine dans la commune de Chassignolle et un hameau dans celle de Bouges (Indre). — Nos pierres-folles sont donc des pierres-fées ou les pierres des fées. Conséquemment, le Follet est aux Folles ce que le Fadet est aux Fades[235], ce que le de la Normandie est aux Fées[236], ce que les Fatui romains étaient aux Fatuæ. — Plusieurs pierres levées du Berry portent aussi le nom de Pierres-Sottes, et cette qualification étant encore l’équivalent de fatuæ, nous sommes tenté de croire que les Sottais, espèce de Kobolts, qui, dit-on, habitent certaines cavernes des vallées de la Meuse et de l’Ourthe, ne sont pas sans rapport avec nos Sottes berrichonnes.

La double signification du mot fatua doit nous faire souvenir que les fous et les idiots étaient regardés comme des espèces de prophètes par les Celtes. Ils leur supposaient une sorte de prescience, une connaissance de l’invisible, refusées aux gens sensés. — Plus tard, les fous n’ont été en si grand crédit près des souverains de plusieurs nations, que parce qu’on les regardait généralement comme des oracles. — «  Par l’advis, conseil et prédictions des folz, dit Pantagruel à Panurge (liv. III, ch. xxxvii), vous savez quantz princes, roys et républicques ont été conservez, quantes batailles guaignés, quantes perplexitez dissolues. » — De là, les noms de fols-sages, de morosophes, donnés par nos vieux historiens aux bouffons de la cour de France. Le rusé Louis XI s’étant aperçu que l’un de ses secrets avait été surpris par son fou, « duquel il ne se doutoit qu’il fût si fol, fat, sot, qu’il put rien rapporter, en conclud qu’il ne fait pas bon se fier à ces fols qui quelquefois ont des traits sages, et disent tout ce qu’ils savent, ou bien le devinent par quelque instinct divin. » (Brantôme.) — D’une opinion semblable dérivent probablement la considération, les attentions toutes particulières, que les habitants de nos campagnes témoignent aux innocents, et il ne faut peut-être pas chercher ailleurs l’origine de ces étranges solennités de l’Église connues, au moyen âge, sous les noms de fêtes des Fous, des Innocents, des Sots, de l’Ane, etc. — Cet antique respect pour les faibles d’esprit s’observe également en Bretagne[237] ; on le retrouve même en Afrique. On sait que des voleurs arabes ayant rencontré, dans leurs montagnes un minéralogiste européen, se jetèrent avidement sur le gros sac d’échantillons qu’il portait sur ses épaules ; mais, n’y ayant trouvé que des pierres, ils saisirent aussitôt l’une des mains de notre savant, l’élevèrent respectueusement jusqu’à leur front, et s’éloignèrent en s’écriant : « Ada mahboul ! Cet homme est fou ! » — Les Arabes n’ont une aussi grande vénération pour les fous que parce qu’ils pensent que l’esprit de Dieu les a visités. Aussi, « un mahboul ou maaboul fait tout ce qu’il veut : il boit du vin, mange du porc, ne jeûne pas. Voyant tous les avantages dont jouissent les maabouls, il y a des gaillards intelligents qui singent la folie pour se permettre une foule de licences. Il y a même des femmes qui usent de ce moyen pour s’affranchir de toute contrainte[238]. »

Mais rentrons dans notre sujet.

Dans le Cher, si ce n’est à des géants, c’est à une géante que l’on attribue l’érection du menhir ou peulvan de granit rouge qui existe sur le territoire de la commune de Saint-Georges-sur-Moulon, et qui porte, dans la contrée, le nom de Pierre à la Femme. Le Bulletin de la Commission historique du Cher (année 1854, p. 73) contient une notice intéressante sur cet antique monument ; ce qui suit en est extrait :

« Sur le versant méridional du coteau que domine le petit château de Montpensier, à dix kilomètres de Bourges et à une distance d’environ trois kilomètres de la route qui conduit de cette ville à Gien, on voit une pierre druidique d’autant plus intéressante à étudier qu’elle est peut-être le seul menhir qui existe dans le département du Cher. La Pierre à la Femme a aussi ses légendes ; voici les plus curieuses :

« Une inconnue vint un jour du fond de la vieille forêt de Haute-Brune. C’était une femme d’une beauté surhumaine, d’une taille colossale. Elle portait dans son tablier une pierre énorme. Déjà elle avait franchi le sommet de la colline et elle en descendait les pentes, quand les cordons de son tablier vinrent à se rompre ; la pierre tomba et s’enfonça dans le sol à la place où on la voit maintenant.

» Suivant une autre version, l’étonnante voyageuse portait deux rochers d’égale grosseur ; elle en laissa tomber un qui se brisa (ce sont les fragments que l’on aperçoit à droite du chemin de la Salle-le-Roi à Montpensier) ; elle alla déposer l’autre sur le versant opposé du coteau, où il est aujourd’hui. Enfin, et comme il faut toujours ajouter quelque chose au merveilleux, d’autres disent que la pierre, quand elle fut plantée par la femme inconnue, n’était qu’un petit caillou de la grosseur d’une noix, et qu’elle grandit jusqu’à atteindre les proportions qu’elle a de nos jours.

» Chaque soir, au crépuscule, on voyait errer la belle étrangère autour de la roche merveilleuse. — On assure que la Pierre à la Femme ferme l’entrée d’un souterrain où sont entassées d’immenses richesses. Mais on ne peut y pénétrer qu’une fois chaque année. Le dimanche des Rameaux, quand, au retour de la procession, le clergé et le peuple s’arrêtent devant la porte de l’église qu’on vient de fermer, le rocher commence à s’agiter, et quand le prêtre frappe la porte avec le bâton de la croix, en chantant : Attollite portas, la pierre se soulève et se renverse sur le flanc, laissant libre l’entrée du caveau. Alors y pénètre qui l’ose, et y prend qui veut l’or et les pierres précieuses. Mais il faut se hâter, car à peine le célébrant a-t-il frappé les trois derniers coups, que le rocher retombe sur sa base et y reste immobile jusqu’à l’année suivante, à pareil jour. Malheur donc à l’imprudent qui ne sait pas borner ses désirs et qui oublie l’instant fatal ! Plusieurs, dit-on, ont été ainsi ensevelis tout vivants, victimes de leur avidité. »

En Auvergne, dans la Bresse, et même en Finlande, on attribue également à des femmes le transport et l’érection de certains monuments druidiques. Ainsi, à Saint-Germain-les-Belles-Filles, dans la Haute-Vienne, ce fut sainte Magdeleine qui construisit l’oratoire d’origine celtique qu’on lui a consacré et qui consiste en une énorme dalle soutenue par quatre piliers de pierre. Elle apporta, dit-on, tous ces matériaux à la fois : le toit de l’édifice sur sa tête, les quatre colonnes dans son tablier, et le bénitier dans sa poche[239]. — En Finlande, ce sont les filles des géants qui ont élevé non-seulement des constructions pareilles, mais encore des montagnes, en transportant, toujours dans leurs tabliers, d’immenses blocs de rochers[240].

Le terme fade, par lequel nous désignons quelques-unes de nos fées, appartient il la langue d’oc, et ne signifie pas autre chose que fée ; il vient du latin fata, qui, lui-même, ainsi que nous l’avons dit plus haut, dérive de fando. — N’oublions pas que fata était le nom des Parques, et que les fées, en italien, s’appellent fatas. — En espagnol, où le h s’emploie fréquemment pour le f au commencement des mots, hada signifie aussi bien parque que fade ou fée. L’appellation hada se retrouve chez les Gascons qui disent hade pour fade. — Dans la légende provençale de Saint-Armentaire, qui date de 1300, on parle de la lauza de la Fada (pierre de la Fée). — Près du bourg de Chambon-Sainte-Croix (Creuse), existe lou daro de la Fadée (le rocher de la Fée), qui est le sujet de plusieurs merveilleuses histoires. — Entre autres, on raconte que la reine des Fades, ayant à se plaindre des habitants de cette localité, lit tarir des sources thermales qui, jadis, sortaient de ce rocher, et les lit jaillir à trois lieues plus loin, près de la ville d’Évaux qui, à partir de ce moment, dut à ces eaux bienfaisantes toute sa prospérité. Pour cela faire, la fée n’eut qu’a frapper le granit de son pied droit, dont lou daro de la Fadée a gardé et gardera éternellement l’ineffaçable empreinte.

Nos Fades habitent de préférence les campagnes qu’arrosent, dans le canton de Sainte-Sévère, quelques-uns des petits affluents de l’Indre. Elles ont des mœurs et des goûts bien différents de ceux des Martes. D’humeur douce et paisible, elles aiment les occupations champêtres et affectionnent la vie pastorale.

La paroisse de Notre-Dame-de-Pouligny a conservé le souvenir de l’une de ces fées qui faisait sa résidence dans une grotte voisine, connue sous le nom de Trou aux Fades, et qui consacrait tous ses instants, tous ses soins, aux brebis du domaine du Bos[241]. Tous les jours, elle les conduisait aux champs et les ramenait au bercail. Les gens de la ferme en étaient venus à ne plus s’occuper de ces animaux. À quoi bon ? — Grâce à la Fade, le troupeau croissait et multipliait que c’était une bénédiction. Quand venait la saison du part, chaque brebis mettait bas au moins deux agneaux ; quand arrivaient les tondailles[242], chaque toison pesait au moins dix livres, et lorsque cette laine était filée, on ne pouvait guère la comparer, pour la finesse et pour la blancheur, qu’à ces fils si déliés que la sainte Vierge ou la Bonne-Ange[243] laisse tomber de sa quenouille, en traversant les cieux par les beaux jours d’automne[244].

Mais le cours de ces prospérités, qui duraient depuis des siècles, fut subitement et pour jamais interrompu par un événement aussi imprévu qu’extraordinaire. — Une veille de Noël, que la métayère du Bos était allée à la messe de minuit de Pouligny-Notre-Dame, elle s’approcha, à son retour, du berceau où elle avait laissé endormi le plus jeune de ses enfants, qu’elle allaitait encore, et qui était beau comme le jour. Elle venait de se pencher pour lui donner le sein, lorsque tout à coup elle se releva en poussant un grand cri que lui arrachait une horrible morsure. On apporte aussitôt la lumière, et l’on voit dans les langes du berceau, à la place du bel enfant rose et potelé que la pauvre mère y avait déposé, un petit être velu, malingre et criard, tout disposé à sauter à la figure du premier qui osera l’approcher.

L’histoire s’arrête là ; elle ne dit point ce que devint ce petit monstre ; elle se tait également sur la destinée du fils de la métayère ; mais la Fade ayant cessé, à partir de cette aventure, de hanter le domaine du Bos, tout le monde l’accusa et l’accuse encore, dans le pays, de cette substitution d’enfant.

Passons à nos Dames, ou Bonnes-Dames, et à nos Demoiselles.

Les fées, au moyen âge, étaient fréquemment désignées par ces trois dénominations. On les appelle encore ainsi en plusieurs de nos provinces, comme en Normandie, dans le Jura, la Meuse,  etc.,  etc. — Ce sont les Doumayselas (les Demoiselles) qui ont creusé toutes les grottes merveilleuses du Languedoc et du Vivarais. On admire surtout la célèbre Baume des Demoiselles, située près de Saint-Bauzille dans l’Hérault. — Cette appellation doit nous faire souvenir que les Grecs donnent aux Nymphes qui hantent les solitudes le nom de bonnes Demoiselles (Nagarides), et que les inscriptions latines qualifient quelquefois les Fata de sacræ virgines.

Jeanne d’Arc, interrogée, pendant son procès, sur les relations qu’on l’accusait d’avoir eues avec les fées, répondit à ses juges : — « Que assez près de Domremy, il y avait un arbre qui s’appelait l’arbre des Dames… qu’elle avait ouï dire à plusieurs anciens, non pas de son lignage, que les fées y repairaient (s’y rencontraient, de reperire) ; mais que pour elle, elle ne vit jamais fée, qu’elle sache, à l’arbre ni ailleurs. »

Observons de plus que notre mot dames répond à celui de matronæ, qui, chez les Latins, servait à désigner leurs fata.

C’est probablement par suite de ces anciennes habitudes d’appellations que nos paysans en sont venus à donner le nom de Bonne-Dame à toute image représentant la sainte Vierge. Nous le croirions d’autant plus volontiers que, dans leur esprit, où les traditions gauloises et romaines s’amalgament si souvent aux croyances chrétiennes, chaque Bonne-Dame constitue une divinité particulière : ainsi, la Bonne-Dame de Vaudouan, près la Châtre, n’est pas la même et n’a pas les mêmes attributions que la Bonne-Dame de Sainte-Sévère, que la Bonne-Dame du Chêne de la forêt de Châteauroux, que la Bonne-Dame des bois de Diors, etc., etc. — Voyez, sur ces singuliers écarts de la foi religieuse de nos campagnards, ce que dit M. le comte Jaubert, au premier alinéa de l’article Saint de son Glossaire du Centre.

Selon M. Alfred Maury (Recherches sur les Fées du moyen âge), cette dénomination de Bonne-Dame, en tant qu’on l’applique aux fées ou fades, serait tout simplement la traduction du titre de bonæ, que l’on donnait aux Parques, par antiphrase plutôt que par gratitude. — Notons encore que le mot fad ou fat, en bas-breton, signifie bon ; ce qui fait songer au good people des Anglais.

Au reste, les traditions populaires, en beaucoup de nos contrées, ont substitué la Vierge aux Fades, Dames ou fées. C’est ainsi que la légende des Pierres-Folles de Nohant-en-Graçay raconte que « pendant la messe de minuit, la sainte Vierge venait se placer sur la plus grande de ces pierres et que toutes les autres tournaient en dansant autour d’elle[245]. » — Il en est de même dans la vieille Armorique, où la Vierge est regardée comme la plus grande ennemie des Korigans bretonnes et passe pour les avoir chassées des abords de plusieurs dolmens[246].

Les Dames ou Bonnes-Dames et les Demoiselles diffèrent peu, au fond, des Fades, si tant est qu’elles en diffèrent. Elles semblent particulièrement fréquenter les pays de plaine, se plaire sous l’ombrage des vieux chênes, sur le vert gazon des prairies, aux frais abords des fontaines. Beaucoup d’héritages, dans les campagnes des environs de la Châtre, portent les noms de pré à la Dame, champ de la Dame, etc. — Un acte de 1169 mentionne une fontaine à la Dame située près de Longefont, dans le canton de Saint-Gaultier (Indre) ; enfin, on trouve, en Brenne, l’Elfe à la Dame, c’est-à-dire l’Étang à la Fée[247], ce qui nous rappelle que, chez les Poitevins, on parle beaucoup de la Dame de l’étier ou de la Fée de l’étang.

Remarquons, à propos de ces trois dernières appellations, que le mot dame, qui sert à désigner l’ondine, le génie élémentaire qui habite la fontaine et les étangs dont nous venons de parler, est également employé par les Hindous pour dénommer, en général, les divinités de l’eau. « Lorsque, après une longue sécheresse, une pluie abondante fait déborder le Kavery, ou remplit les grands réservoirs qui servent à l’arrosement des rizières, les habitants de ce côté de la presqu’île accourent en foule : « La Dame est arrivée ! » s’écrient-ils, pleins d’allégresse, en s’inclinant, les mains jointes… Puis ils présentent à la Dame des offrandes de toute espèce…[248] »

Dans la paroisse de Lacs, quelques vieilles fileuses parlent encore de la Dame de la Font Chancela[249], qui avait coutume de prendre ses ébats, par les beaux clairs de lune, dans un pré qui avoisine la fontaine de ce nom, et qui, pour cette raison, est toujours appelé le Pré à la Dame. La Dame de la Font-Chancela, au dire de ces mêmes personnes, était douée d’une incomparable beauté. Ln seigneur des environs, qui en était tombé et qui en resta toute sa vie éperdument amoureux, parvint plusieurs fois à l’enlever ; mais à peine l’avait-il placée sur son cheval, pour l’emporter à son manoir, qu’elle lui fondait entre les bras et lui laissait par tout le corps une impression de froid si profonde et si persistante, que toute flamme amoureuse s’éteignait à l’instant dans son cœur, et qu’il en avait pour plus d’une année avant de songer à un nouvel enlèvement.

Comme toutes les prudes, la Dame de la Font-Chancela est d’une extrême susceptibilité. Si jamais le hasard vous conduit près de sa source glacée, par une chaude journée de canicule, et que l’envie vous prenne de vous y désaltérer, gardez-vous bien de vous récrier sur la trop grande fraîcheur de son onde, car, à l’instant même, vous perdriez la parole et seriez condamné à aboyer tout le reste de vos jours. — Au reste, il s’est passé et il se passe encore, aux entours de cette fontaine, tant de choses extraordinaires ; le jour comme la nuit, ses approches sont semées de tant de surprises, de tant de pièges diaboliques, qu’un chemin public qui autrefois l’avoisinait, a été depuis longtemps complètement abandonné.

Notre fée de la Font-Chancela doit être rangée dans la classe des Ondines ou des génies des eaux. — On connaît aussi, dans le haut Berry, des fées de cette nature. Auprès d’Henrichemont, nous écrit M. H. Boyer, il existe un domaine dans la cour duquel on voit une vaste mare qui porte le nom de Lac aux Fées, nom qui est devenu celui de la propriété, et que Cassini, sur sa curie, écrit Lagofé, suivant la prononciation locale. — La tradition rapporte que deux blanches filles de l’air venaient autrefois, par certains clairs de lune, se mirer dans ce lac. À leur apparition, le flambeau des nuits semblait pâlir, et si quelque indiscret cherchait à surprendre le secret de leur innocente coquetterie, elles se changeaient aussitôt en petites flammes bleues qui couraient en se jouant sur la surface de l’eau[250].

Mais rentrons dans la commune de Lacs.

Sur le vaste plateau de nature calcaire qui domine, au sud-est, la partie de l’étroit vallon de l’Igneraie, où verdoie le Pré à la Dame et où s’épanche la Font-Chancela, s’étend une vaste plaine, nue et pierreuse, connue dans les environs sous le nom de Chaumoi de Montlevic[251]. Ces champs, tristes et déserts, sont peuplés, durant la nuit, d’apparitions bien étranges.

Il n’est pas rare que le passant attardé y rencontre des châsses (cercueils) garnies de tout leur luminaire et placées en travers sur sa route. En cette occurrence, ce qu’il a de mieux à faire, c’est, après s’être signé, et avoir débité tout ce qu’il sait de prières, de déranger pieusement la châsse, de passer, et de ne pas s’étonner si, en remettant respectueusement à sa place le cercueil, il en entend sortir ces mots, prononcés d’une voix nécessairement sépulcrale : À la bonne heure ! — L’imprudent auquel il semblerait plus expéditif de sauter par-dessus la châsse serait sûr de ne jamais retrouver son chemin. Au reste, l’herbe d’engaire, ou l’herbe qui égare, croit, assure-t-on, dans le Chaumoi de Montlevic. Nous l’appelons herbe d’engaire, parce que engairer signifie dans notre idiome égarer.

Certaines nuits, c’est une croix d’un rouge sanglant qui luit tout à coup dans l’ombre, s’attache aux pas du voyageur et lui fait escorte tant qu’il n’est pas sorti de cette région mystérieuse.

Une autre apparition non moins lugubre, mais qui, assure-t-on, ne se manifeste qu’aux protégés de saint Martin (les meuniers), lorsqu’il leur arrive de traverser, à minuit, ces mornes solitudes, est celle-ci : Deux longues files de grands fantômes, à genoux, la torche au poing, et revêtus de sacs enfarinés, surgissent soudainement à droite et à gauche du sentier que suit le passant, et l’accompagnent silencieusement jusqu’aux dernières limites de la plaine, en cheminant à ses côtés, toujours à genoux, et en lui jetant sans cesse au visage une farine âcre et caustique. — Les riverains de l’Igneraie prétendent que ces blancs fantômes sont tout simplement les âmes pénitentes de tous les meuniers malversants qui, à dater de l’invention des moulins, ont exercé leur industrie sur les bords de cette petite rivière.

Quelquefois enfin, ce sont des spectres plaintifs qui vont errant çà et là, à travers ces lieux solitaires, en portant dans leurs bras une pierre énorme, et en criant sans relâche d’une voix haletante : « Où la mettrai-je, la borne ?… Où la mettrai-je, la borne ?… » — Généralement, on tient pour certain que ces espèces de Sisyphes ne sont autre chose que les ombres de malheureux qui, pendant leur séjour ici-bas, ont déplacé les bornes des champs de leurs voisins, afin de leur voler quelques toises de terre, et l’on affirme que, pour mettre fin à leur supplice, il suffit de répondre à leur question, lorsqu’on les trouve sur son chemin : « Mets-la où tu l’as prise ! » — Cette légende, que nous avons aussi entendu raconter dans le canton de Neuvy-Saint-Sépulcre (Indre), est également connue en Normandie[252].

Mais revenons à nos fées. — Deux chemins principaux, l’un allant du nord au midi, l’autre se dirigeant de l’est à l’ouest, traversent le Chaumoi de Montlevic. L’une des pièces de terre qui avoisinent la croisée de ces chemins, porte le nom de champ de la Demoiselle, et ce nom lui a été donné, parce que fréquemment, la nuit, on y aperçoit, de tous les points de la campagne environnante, une immense figure de femme qui, à mesure que l’on en approche, grandit, grandit toujours, sans changer de place, et finit par se perdre dans le temps.

Dans l’est du Berry, du côté du Bourbonnais, on affirme qu’il est des jours où les fées ont plus de puissance que dans d’autres. On signale spécialement le 1er mai. C’est la nuit de ce jour-là, surtout, qu’elles choisissent pour rousiner, c’est-à-dire pour balayer, avec les bords traînants de leurs longues robes blanches, la rosée des prairies qu’elles veulent rendre stériles. On assure aussi qu’elles ont le pouvoir de nuire aux moissons et aux vendanges, par le seul effet de leur souffle ; mais les villageois de ces contrées, qui connaissent parfaitement ces époques critiques, ont soin, lorsqu’elles arrivent, d’allumer de grands feux dans les champs et de les parcourir en fouettant l’air avec de longues gaules et en tirant force coups de fusil ; cela suffit pour tenir à distance tout être malfaisant.

Matons-nous de dire que toutes les fées n’ont point cette fatale influence. Quelques-unes d’entre elles répandent, au contraire, la fertilité et l’abondance sur les lieux qu’elles fréquentent. Il est aisé de reconnaître, dans nos prés et dans nos pâturages, le théâtre accoutumé de leurs jeux et de leurs danses. Leurs promenades favorites, l’aire où elles aiment à s’abandonner aux tourbillons de leurs farandoles échevelées, sont indiquées par de capricieux méandres et des orbes réguliers que tapisse toujours le gazon le plus frais et le plus riche, et où souvent croît spontanément l’humble et odorant mousseron, ce rival modeste, mais apprécié, de la truffe aristocratique.

Il est important de remarquer que les cercles mystérieux que forment les pas des fées, dans leurs rondes nocturnes, passent, en beaucoup d’endroits, pour des asiles inviolables, toutes les fois que, sous le coup d’un danger quelconque, tel que poursuite de bêtes malfaisantes, embûches et attaques de Georgeon et de ses suppôts, on est à portée de s’y réfugier.

De toutes les fées qui ont le plus préoccupé les romanciers et même les historiens du moyen âge, Mélusine est assurément la plus renommée[253]. Qui n’a pas entendu parler de cette célèbre épouse de Raimond de Poitiers et de ses huit enfants, dont l’aîné avait un œil rouge et l’autre bleu, le second des oreilles d’éléphant, le troisième une griffe de lion[254],  etc.,  etc. ? qui n’a pas entendu dire que chaque fois que l’un des membres des nombreuses familles qui avaient la prétention de descendre de l’antique maison de Lusignan devait quitter ce monde, Mélusine se montrait sur les tours du château de ce nom et remplissait l’air de cris lamentables ? Le château de Lusignan ayant été détruit en 1574, pendant les guerres de religion, Catherine de Médicis, qui se trouvait sur les lieux, et dont l’esprit était si fort tourné à la féerie, se plut à se faire raconter ces merveilleuses traditions par de vieilles femmes qui lavaient la lessive à une fontaine voisine du château. Au rapport de Brantôme[255], « les unes lui disoient qu’elles voyoient Mélusine quelquefois venir à la fontaine pour s’y baigner en forme d’une très-belle femme et en habit de veuve. Les autres lui disoient qu’elles la voyoient, mais très-rarement, et ce, le samedi, à vespres (car en cet état ne se laissoit-elle guère voir), se baigner, moitié le corps d’une très-belle dame et l’autre moitié en serpent. Les autres, qu’elle paraissoit sur le haut de la grosse tour en forme très-belle et en serpent. Les unes disoient que quand il devoit arriver quelque grand désastre au royaume ou changement de règne, ou mort et inconvénient de ses parents les plus grands de la France, que trois jours avant on l’oyoit crier d’un cri très-aigre et effroyable, par trois fois : « On tient ceci pour très-vrai. »

Si nous avons introduit cette fée quasi-historique dans le monde fantastique de notre vieux Berry, c’est que, à la fin du dix-huitième siècle, on voyait encore sur la lanterne qui dominait alors la plus haute des tours du château de Châteaumeillant une grande et belle image de Mélusine. Cette statue de cuivre doré avait sans doute été placée là du temps de Marie de Saint-Celais-Lusignan, qui vivait vers le milieu du dix-septième siècle et qui était épouse de Jean de Fradet, seigneur de Châteaumeillant[256].

À tout ce cortège de Dames, de Fades et de Martes, on peut joindre les Laveuses de nuit, auxquelles on attribue, en Berry, à peu près les mêmes habitudes qu’on leur connaît partout ailleurs.

C’est le long des passerelles rustiques, c’est aux bords des fontaines qui avoisinent les chemins profondément encaissés, autour des mares écartées qui, dans nos brandes et nos pâtis, servent d’abreuvoirs au bétail, que les laveuses de nuit aiment surtout à se livrer à leurs mystérieuses occupations.

Tout le monde s’accorde à dire qu’elles s’acquittent de leur besogne avec une sorte d’acharnement, presque toujours en silence, quelquefois, mais rarement, en faisant entendre un chant sourd et monotone, triste comme un de Profundis.

Ce qu’elles lessivent ainsi, nul ne peut le décrire. Cela ne ressemble à rien de connu. Ce n’est point du linge, ce ne sont pas, comme ailleurs, des linceuls ; c’est une espèce de vapeur, d’une couleur livide, d’une transparence terne et nuageuse qui rappelle celle de l’opale.

Au moment où la lavandière immerge ou retire de l’eau ce je ne sais quoi, cela semble prendre quelque apparence de forme humaine, et l’on jurerait que cela pleure et vagit sous les coups furieux du battoir, sous l’énergique torsion des laveuses.

On pense généralement que ce sont des âmes d’enfants trépassés sans baptême, ou d’adultes morts avant d’avoir reçu le sacrement de confirmation.

Un métayer du domaine des Ferrons ayant conduit, un matin, avant le jour, au lavoir de la Font-de-Font[257], une charge de hardes que les ménagères de la ferme devaient venir laver plus tard, fut fort étonné de trouver, à pareille heure, au bord de la fontaine, trois grandes femmes, dont deux lui parurent occupées à tordre du linge, tandis que l’autre l’étendait pour le faire sécher.

— Vous ne vous y êtes pas prises tard ! dit à ces ouvrières matineuses le métayer, qui croyait parler à quelques femmes des métairies voisines.

Ces paroles, quoique réitérées, étant restées sans réponse, il s’imagina que ces personnes voulaient plaisanter et fit quelques pas en avant pour savoir à qui il avait affaire. Mais le ciel étant orageux et très-couvert, il ne pouvait y parvenir, lorsqu’un rapide éclair illumina tout à coup la scène. S’il n’eut pas le temps de reconnaître les trois lavandières qui, en ce moment, lui tournaient le dos, il remarqua toutefois très-bien que les tissus qu’elles lavaient étaient d’une nature telle que, pour les faire sécher, elles n’avaient besoin que de les déployer dans l’air, où ils restaient suspendus sans soutien d’aucune espèce…

Il cherchait, non sans un certain effroi, à se rendre compte de ce singulier phénomène, lorsqu’une des laveuses, se tournant brusquement de son côté, lui tendit l’objet qu’elle avait à la main, et l’invita, par un geste expressif, à le tordre avec elle.

Le métayer, qui déjà commençait à perdre la tramontane, prend machinalement cette chose sans nom ; mais… horreur !! à la lueur d’un nouvel éclair, il vient de distinguer, dans cet objet livide et impalpable, l’image pâle et chérie du plus jeune de ses enfants, qui s’était tué, l’année précédente, en tombant d’un arbre.

Lorsque les femmes des Ferrons arrivèrent, au point du jour, pour laver leur lessive, elles trouvèrent près de la fontaine de la Font-de-Font le corps inanimé du métayer ; elles le transportèrent aussitôt au domaine, où il reprit connaissance, un instant, à la voix de sa femme ; mais il n’eut que le temps de lui apprendre ce qui lui était arrivé, et mourut immédiatement après entre ses bras.


CHAPITRE DEUXIÈME

DIABLERIES :
NOMS DU DIABLE EN BERRY ; — LE DIABLE MEUNIER ; — JEAN LE CHANCEUX ; ETC., ETC.


Nos paysans désignent le Diable par une infinité de noms. Ils appellent tantôt Chouse, l’Autre, Georgeon, Georget ; tantôt le Maufait, le Mauvais, le Vilain, le Malin, etc.

Chouse ou Chose est là pour un Tel, ainsi que l’Autre ; c’est une manière de parler de Satan, sans être obligé de le nommer. — Quelques vieilles femmes ne prononcent jamais son nom, surtout la nuit, aux veillées, car elles craignent que le Diable, se croyant appelé, ne leur apparaisse. Elles le désignent simplement par les pronoms lui, il.

Chouse était autrefois très-français, les citations suivantes en font foi :

Je suis qui suis, j’ai parfait toute chouse,
Je suis le Dieu qui ay l’âme jalouse.
(Ronsard.)

« Le bon père Pavault m’a appris qu’il y a trois sortes de chouses dont il faut se garder…  » (Verville, Moyen de parvenir.)

Il paraît que l’expression l’Autre s’employait également, dans la religion chaldéenne, pour désigner l’esprit du mal ;

« Que le Dieu des morts t’étouffe ! et que l’Autre, — celui qu’il ne faut pas nommer, te brûle ! » (M. Gustave Flaubert, Salammbô.)

Rabelais a dit : « Aidez-moy de par Dieu, puisque de par l’Autre ne voulez. » (Gargantua, liv. I, ch. XLII.)

Cette manière anonyme de parler du Diable doit nous rappeler qu’au rapport de Strabon (liv. II), les Celtibériens invoquaient le Dieu sans nom, c’est-à-dire l’Esprit malin.

Les noms de Georgeon, Georget, sont donnés au Diable par dérision, et pour lui rappeler l’échec que lui fit subir saint Georges, que l’on représente toujours monté sur un coursier qui foule aux pieds un dragon, symbole de l’ennemi du genre humain :

« Lucifer est de l’invention de monsieur le curé, et Georgeon de l’invention des vieilles commères de campagne. » (George Sand, la Petite Fadette.)

Un étymologiste effréné ne manquerait pas de faire remarquer l’analogie de consonnance qui existe entre le nom de notre démon Georgeon et celui de Dæmogorgon qui, chez les anciens, était regardé comme le génie du mal.

Au reste, en Bretagne, le Diable est pareillement connu sous des noms chrétiens. On l’y appelle tantôt le vieux Guillaume, tantôt le vieux Pol ; c’est ainsi que, dans le même pays, le Follet porte le nom de Maître-Jean.

Le Maufait ne veut pas dire autre chose que le Malfaisant :

Au Maufez te comand…,

dit Wace, dans le Roman de Rou ; ce qui revient à Au Diable je te recommande.

Va-t’en, dit-il, au vif Maufé.
(Des Trois Bossus.)

Le Mauvais n’a pas besoin d’explication, le Vilain non plus :

« Qui par coustume tient en son hostel miroer pendant, soit en chambre ou en salle, de jour ne siet pas mal à y regarder, mais sitost que la nuict est venue, point on ne s’y doit mirer, ainchois le retourner ou couvrir la glace ; car de légier l’en y pourroit veoir le Meauvais. » — (Les Évangiles des quenouilles.)

Dans les exorcismes, on dit au revenant : « Si tu viens de la part de Dieu, reste ; si tu viens de la part du Vilain, va-t’en ! » (M. le comte Jaubert, Glossaire du Centre.)

Le Diable est, en Berry, le héros d’un grand nombre de récits populaires. Dans la plupart, il montre plus de méchanceté que d’adresse, plus de bêtise que de finesse. Presque toujours, pris à ses propres piéges, il est bafoué, honni et même battu[258]. En un mot, il joue généralement, chez nous, ainsi qu’en Allemagne, un rôle pitoyable. Nous nous contenterons de rapporter, à l’appui de notre dire, les deux légendes suivantes en faisant remarquer que l’une d’elles rappelle les métamorphoses ou incarnations de la Koridgwen et du Gwion des anciens Bardes[259], ou, si l’on veut, le vieux dogme de la transmigration des âmes, des existences successives, qu’avaient adopté presque toutes les religions primitives, et dont on retrouve encore la trace dans plusieurs de nos chansons berrichonnes.

LE DIABLE MEUNIER.

Le Diable, après avoir longtemps examiné quel pouvait être, entre tous les métiers exercés ici-bas, celui qui rapportait le plus, celui où il était le plus facile, per fas et nefas, de faire rapidement fortune, finit par être convaincu que c’était la profession de meunier.

En conséquence, il résolut d’établir un moulin dans la vallée de l’Igneraie, sur le territoire de la paroisse de Lacs. Il le construisit tout en fer : meules, rouages, abret[260], tout le virant-tournant, comme on dit en Berry, était en ce métal, et les diverses pièces du mécanisme avaient été forgées dans les ateliers souterrains de l’Enfer.

Jamais chose pareille ne s’était vue dans le pays ni ailleurs. Aussi les meulants[261] affluèrent-ils à la nouvelle usine, et la vogue fut si entraînante que tous les meuniers des environs, dont, au reste, on avait grandement à se plaindre, finirent par éprouver un chômage complet, qui les eut bientôt réduits à la besace.

Toutefois, les chalands de Georgeon ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils étaient tombés de fièvre en chaud mal ; car lorsque le Vilain eut accaparé toute la clientèle de la vallée, il traita si mal ses pratiques que celles-ci en crièrent plus fort que jamais misère.

Heureusement, sur ces entrefaites, saint Martin se trouva à passer par Lacs. Il fut touché de la position de ce pauvre peuple et résolut aussitôt de lui venir en aide.

C’était pendant un hiver fort rigoureux, ce qui augmentait encore la détresse publique. Saint Martin se mit donc sur-le-champ à construire, à quelques cents toises en amont de l’établissement de Georgeon, un moulin tout en glace. Ce fut, grâce au pouvoir du bienheureux, l’affaire de deux matins.

Dès que les grandes roues de la nouvelle usine tournèrent et resplendirent au soleil comme deux immenses pièces d’artifices, tous les métayers et ménageots[262] de la contrée, semblables à l’alouette qu’attirent les feux scintillants du miroir, s’empressèrent d’apporter leur blé à saint Martin, et chacun d’eux s’en retourna si content de la quantité et de la qualité de la farine que lui avait livrée le divin meunier, qu’en peu de temps Georgeon se trouva à son tour sans pratiques.

Le Diable voyant cela, se rendit un beau jour chez saint Martin et lui proposa d’échanger son moulin de fer contre le moulin de glace. Saint Martin répondit qu’il le voulait bien ; seulement, il lui demanda mille pistoles de retour. C’était exactement le chiffre du gain illicite qu’avait fait le Diable dans l’exercice de sa nouvelle industrie. Georgeon trouva cette condition excessivement-dure ; mais le saint tint bon, et le marché fut conclu.

Le Vilain était, depuis huit jours, établi dans sa splendide usine, qui marchait à merveille, grâce au froid dont l’intensité allait augmentant, lorsque tout à coup la tiède haleine du renouveau apporta le plus grand désordre dans l’harmonie du mécanisme. Les meules, jusque-là brillantes et dures comme le diamant, commencèrent à suer en si grande abondance, attendries qu’elles étaient par le souffle printanier, qu’elles ne tardèrent pas à laisser échapper de la pâte au lieu de la farine fine et sèche qu’elles donnaient auparavant.

À la vue de ce prodige, Georgeon perdit complètement la tête. Ne pouvant se vouer à aucun saint, en raison de sa qualité de réprouvé, il s’assit, sombre et désespéré, sur la berge de son écluse, et là, d’un œil sec et enflammé de colère, il vit fondre son moulin jusqu’à la dernière parcelle.

Alors, il se leva en silence, s’en fut droit au moulin de fer, reprocha à saint Martin, dans les termes les plus acerbes, de l’avoir trompé, et finit par lui réclamer un dédommagement.

Saint Martin se tint à quatre pour ne pas lui rire au nez et se contenta de lui demander lequel d’entre eux avait proposé à l’autre de faire l’échange des deux moulins.

— Quant à un dédommagement, ajouta-t-il, je ne crois pas t’en devoir. Cependant, voici un champ que je me propose de planter en pommes de terre ; si tu veux fournir la moitié de la semence, tu auras la moitié de la récolte.

— J’y consens, dit Georgeon, qui se voyait complétement ruiné et qui ne savait plus de quel bois faire flèche.

Avant d’aller plus loin que l’on nous permette une réflexion.

Il est évident qu’à l’époque où s’est passée l’action de cette histoire, il ne pouvait être question de pommes de terre, ce qui jette quelque doute sur la vérité des événements que nous rapportons ; mais il est à croire que nos conteurs villageois, qui se soucient peu des anachronismes, auront substitué la pomme de terre à la rave ou au navet. D’ailleurs, les Arabes, qui racontent cet épisode de notre légende, ne parlent que de ce dernier légume[263].

Quand la maturité des pommes de terre fut venue, saint Martin dit au diable :

— Ah ! çà, voici notre récolte bonne à prendre ; mais comme je n’aime pas les reproches, choisis ta part : veux-tu le dessus ou le dessous, les tiges ou les racines ?

— Je prends les tiges, dit aussitôt Georgeon, qui était très-neuf en agriculture.

Et il se mit de suite à faucher et à engranger ses fanes de pommes de terre, croyant avoir fait un marché d’or. — Ce ne fut que lorsqu’il vit saint Martin sortir de terre les nombreux et jaunes tubercules, qu’il comprit toute l’étendue de sa bévue.

Nouveaux reproches de la part du Diable ; nouvelle envie de rire de la part de saint Martin.

— Tu n’es jamais content ! s’écria ce dernier. — Voyons, dans deux mois, la saison dès semailles sera arrivée ; mon intention est de faire du froment à la place des pommes de terre : si tu veux fournir la moitié de la semence, tu auras la moitié de la récolte.

— Volontiers, répondit Georgeon, qui se proposait bien, cette fois, de se récupérer d’une partie de ses pertes.

Au moment de la moisson, saint Martin dit à son associé :

— Je te donne encore le choix ; que préfères-tu ? le dessus ou le dessous, les racines ou les tiges ?

— Oh ! pour le coup, à moi les racines ! s’écria le Diable, d’un air triomphant et capable.

Saint Martin coupe et enlève aussitôt ses gerbes ; puis le Vilain se met en devoir d’arracher son chaume.

Il ne lui fallut pas longtemps, comme on peut le penser, pour s’apercevoir de sa nouvelle déconvenue.

Exaspéré, il court, la rage dans le cœur et l’écume il la bouche, au moulin de saint Martin, accable le digne homme d’un flot d’invectives, et termine son algarade par le provoquer au combat.

— Va pour le combat ! répliqua tranquillement saint Martin, mais à l’instant même, et dans cette chambre.

— À l’instant même et dans cette chambre, reprit approbativement Georgeon, en grinçant des dents d’impatience.

— Comme nous sommes tous les deux vilains, et toi surtout, observa malicieusement saint Martin, tu sais qu’il nous est interdit de vider notre querelle autrement qu’avec le bâton ; eh bien, voici justement, dans ce coin, une perche de chêne et un gourdin de néflier qui feront notre affaire, et, quoique tu ne le mérites guère, je veux être généreux jusqu’au bout : choisis ton arme…

Ces mots étaient à peine lâchés, que Georgeon saute sur la branche de chêne et charge son adversaire avec furie ; mais, à chaque coup qu’il veut porter, le haut bout de la perche s’embarrasse dans les poutres et les solives de l’appartement, et il ne peut parvenir à atteindre son but, tandis que saint Martin, qui s’est saisi du lourd bâton, le manœuvre à sa fantaisie, se rapproche habilement de Georgeon, et frappe à bras raccourci.

La lutte devenait impossible.

— Grâce ! grâce ! cria bientôt Georgeon.

— Grâce, soit ! répondit saint Martin, en continuant la bastonnade ; mais tu quitteras à l’instant la paroisse, et l’on ne t’y reverra plus.

— Je quitterai la paroisse ! jamais on ne m’y reverra !… Mais arrête donc !… arrête !

— J’ai fini, dit saint Martin, en lui allongeant un dernier et vigoureux coup d’estoc ; va-t’en, maudit, et que je ne te rencontre plus !

Le Diable ne se le fit pas redire ; il sauta par la fenêtre, et disparut sous la saulaie qui ombrageait les abords du moulin.

Or, on ajoute que ce fut pour reconnaître ce signalé service que les habitants de la paroisse de Lacs placèrent, précisément à cette époque, leur jolie petite église sous le patronage du bienheureux saint Martin.

À propos de la profonde ignorance de Georgeon en agriculture, nous ferons remarquer qu’il éprouva, ailleurs qu’en Berry, des désappointements semblables à ceux que nous avons rapportés plus haut, car voici ce qu’on lit dans un poëme oriental. — Des Arabes étaient après labourer un champ, lorsque le Diable survint et leur dit : — « Vous savez que la moitié du monde est à moi, ainsi la moitié de votre moisson m’appartiendra. » — Les Arabes répondirent au Diable : — « Que ta volonté soit faite ! Dès lors, nous t’abandonnerons, si tu le veux bien, toute la partie de la récolte qui sera dans la terre. — Non, non, reprit le Diable, j’entends avoir tout ce qui se trouvera à la surface du sol. » — En conséquence, les Arabes semèrent des navets dont le Diable n’eut que les feuilles. — L’année d’après, encore au moment des labours, le Diable, furieux de sa méprise, apparut de nouveau aux Arabes et leur déclara que, cette fois, il se réservait toute la partie de la récolte enfouie dans la terre. Alors les Arabes ensemencèrent leurs champs d’orge et de blé, dont le Diable n’eut que les racines.

En Périgord, on raconte une légende qui a beaucoup de rapport avec celles qui précèdent, mais dont un loup et un renard sont les acteurs. — Tous les deux, à jeun, cherchent aventure et finissent par rencontrer un monceau de noix vertes. — « Ah ! ma foi, faute de mieux, voilà notre affaire, s’écrie le renard ; partageons : veux-tu le dessus ou le dedans, la chair ou les noyaux ? — Je veux la chair, répond le loup. — Le renard, sans perdre une minute, dépouille les noix de leur brou et le donne à son camarade, tandis qu’il en croque les amandes. — « Pouah ! dit le loup, cela ne vaut pas le diable ; cherchons ailleurs. » — Et les voilà de nouveau en quête, le renard bien repu et le loup toujours à jeun. Enfin, sur le tantôt, ils trouvèrent un grand panier d’olives, qu’un enfant, à la vue du loup, avait abandonné sur le chemin. — « Ah ! pour le coup, tu vas déjeuner, dit le renard à son compagnon ; eh bien, que choisis-tu, cette fois, le dessus ou le dedans, la chair ou les noyaux ? — À ton tour de manger la chair, malin ; je me contenterai des noyaux », répond le loup d’un air railleur. Et le renard de ronger aussitôt le vert des olives et d’en passer les noyaux au loup qui, en voulant les briser, se cassa toutes les dents.

Mais revenons à saint Martin.

Le service qu’il rendit à la paroisse de Lacs n’est pas le seul bienfait dont notre pays soit redevable à ce digne homme. Au rapport de Sulpice Sévère, ce fut ce courageux évêque qui, vers la fin du quatrième siècle, renversa les derniers temples païens en Berry. N’était-ce pas toujours combattre le Diable ? — L’abside très-ancienne de l’église de Saint-Martin de Lacs, dont il a été question plus haut, a certainement été construite sur l’emplacement de l’un de ces temples, car des pierres sculptées, dont le sujet appartient évidemment au paganisme, ont été encastrées dans la partie extérieure de son mur. Ces morceaux de sculpture, très-bien conservés, semblent avoir été placés là comme trophée plutôt que comme ornement. Une tête en saillie et dont le cou est engagé dans la maçonnerie du haut de la façade de la même église, paraît aussi avoir appartenu à quelque divinité de la Fable.

Le zèle que déploya saint Martin contre les faux dieux rendit son nom tellement populaire parmi nous, que plus de cent vingt-cinq églises paroissiales du diocèse de Bourges, près du cinquième, le choisirent pour patron. (Voy. les anciens pouillés et l’Histoire du Berry de M. Raynal, t. I, p. 142.) Enfin, quelques miracles opérés à propos, dans nos pays, par ce même bienheureux, mirent le comble à sa renommée. Nous mentionnerons les deux suivants, qui ne sont pas les moins curieux de sa légende.

Au temps où saint Ursin vint en Berry pour y propager la foi, il ne trouva pas partout, tant s’en faut, des auditeurs attentifs. La ville de Levroux particulièrement se montra plus qu’indifférente à ses pieuses instructions. Aussi, pour la punir, ordonna-t-il, en s’éloignant, à tous les coqs de l’endroit de ne plus chanter à l’avenir, et ces volatiles, se conformant à sa volonté plus facilement que leurs maîtres, ceux-ci, à partir de ce moment, se trouvèrent on ne peut plus désorientés, surtout pendant la nuit, car, en ces temps reculés, le chant du coq était le seul chronomètre connu. — Ce triste état de choses durait depuis près de cent cinquante ans, lorsque saint Martin arriva à Levroux pour y détruire un temple païen et y prêcher la parole de l’Évangile. Cette fois, les habitants se montrèrent aussi dociles que leurs pères s’étaient montrés récalcitrants, et saint Martin, pour récompenser leur zèle, voulut bien rendre la voix à leurs coqs ; ce qu’il fit en distribuant du grain bénit à ces animaux[264].

Nous ne saurions mieux faire que d’emprunter la relation du second miracle de saint Martin aux Pieuses légendes du Berry, très-intéressant recueil publié en 1864 par M. Just Veillat[265].

« Un jour que saint Martin, accompagné de son ami saint Brice, se rendait encore à Levroux, où il ne manquait jamais de faire, chaque année, son pèlerinage à Saint-Souain[266], il s’arrêta pour dire la messe à Argy ; mais les grenouilles des fossés voisins se mirent à coasser d’une façon si indiscrète et si persistante, qu’il fut forcé de s’interrompre et de leur dépêcher son fidèle saint Brice pour leur commander de se taire, injonction à laquelle elles se rendirent aussitôt[267]. — L’office terminé, les pieux pèlerins s’acheminèrent vers Levroux, au petit pas de leurs ânes ; mais se rappelant bientôt qu’il avait quitté Argy sans rendre la voix aux grenouilles, l’évêque dit à son compagnon d’attacher sa monture et d’aller ensuite relever les pauvres chanteuses de leur dure pénitence, tandis qu’il prendrait un peu de repos dont il avait grand besoin ; puis il mit pied à terre, s’étendit sur l’herbe et s’endormit.

« Cependant, avant de s’éloigner, saint Brice planta dans le sol son bourdon et celui de son maître, l’un à la tête, l’autre aux pieds du dormeur. Arrivé sur le bord des fossés d’Argy, il se baissa et annonça aux grenouilles qu’elles étaient libres de chanter. L’une d’elles, par obéissance, poussa quelques coassements, après quoi elle se tut de nouveau comme ses compagnes, qui depuis lors ne se firent plus entendre dans ces parages. — Quand il fut revenu au point de départ, quel ne fut pas l’étonnement de saint Brice en voyant que les deux bourdons avaient poussé de beaux rameaux et s’étaient changés en arbres touffus pour abriter son maître des rayons brûlants du soleil[268] ! Ces arbres furent longtemps connus et vénérés, dans la contrée, sous la dénomination des arbres de Saint-Martin le Riche. »

La grande popularité dont saint Martin jouissait en France et surtout en Berry, est un fait fort remarquable. Nos ancêtres, émerveillés de son pouvoir surnaturel, semblent l’avoir confondu avec l’enchanteur Merlin, ou Marthin, car telle est la plus ancienne forme du nom de ce dernier[269]. — Circonstance extrêmement significative : aujourd’hui encore, sur quelques points du Berry, et particulièrement à Cluis (dans l’Indre), au lieu de dire, comme partout : « Qui aime Martin, aime son chien, » on dit toujours : « Qui aime Merlin, aime son chien ; » ce qui est bien plus expressif, attendu que Merlin avait pour chien un loup qui ne le quittait jamais et auquel les paysans bretons donnent toujours le nom de ki du ou chien noir, lorsqu’ils s’entretiennent du compagnon de l’Enchanteur[270]. — Autre remarque non moins probante : aux environs de la Châtre, en parlant d’une tusse (toux) de mauvaise nature, on dit tantôt :

C’est la tusse à Merlin,
Elle durera jusqu’à la fin.

tantôt :

C’est la tusse à Martin,
Elle durera…, etc.

Cette confusion de personnes et de noms est si marquée que l’on serait tenté de croire que le saint et le magicien ne font qu’un. Leurs noms (Martin, Marthin) signifient l’homme merveilleux[271], et ces deux personnages vivaient, paraît-il, aux quatrième et cinquième siècles de l’ère chrétienne. Enfin, dit M. de la Villemarqué[272], « les anciens Gallois faisaient de Merlin, ou Marthin, un saint national, et, au douzième siècle, les enfants de l’Angleterre orientale appelaient cette contrée le pays de Saint-Martin[273]… Cette opinion gagna jusqu’en France, où, comme le témoigne un collecteur de traditions du douzième siècle : « Tuit li plus haulz hommes l’appeloient le sainct prophète et toutes les menues gens leur Dieu[274]. » — Au reste, l’enchanteur Merlin était loin d’être un étranger pour nos pères, car il est dit dans sa légende qu’il accompagna le roi Arthur dans nos contrées, lorsque ce dernier vint mettre à la raison le roi du Berry, qui ne voulait plus lui obéir[275].

JEAN LE CHANCEUX.

Il y avait une fois un pauvre sabotier qui habitait avec sa femme et son fils, âgé de seize ans, une misérable cabane située près de la lisière d’une immense forêt. De douze enfants que sa femme avait mis au monde, il ne lui restait plus que ce garçon, auquel, pour cette raison, il avait donné le nom de Jean le Chanceux.

Jean le Chanceux aimait beaucoup son père et sa mère ; mais la solitude où il vivait et le métier sédentaire et peu lucratif de sabotier lui déplaisaient fort. Il aurait voulu employer son temps d’une manière plus profitable, essayer d’un travail moins ingrat, en un mot, chercher au loin, autant pour ses parents que pour lui-même, une meilleure place au soleil. Ces projets dataient de loin, et il s’en était déjà et plus d’une fois ouvert à son père qui avait toujours fort mal accueilli ses confidences à ce sujet. Enfin, un beau jour qu’il venait de mettre la dernière main à une paire de sabots, il s’écria résolûment :

— Voilà, si j’ai bien compté, la trois cent cinquantième paire de sabots que j’ai faite et parfaite depuis que je sais le métier, et je n’en ai pas mieux fait mon chemin pour cela. Je n’y tiens plus, cher père ; je veux voyager, je veux tenter fortune et montrer que ce n’est pas en vain que vous m’avez baptisé Jean le Chanceux. Grâce au curé de notre paroisse, je sais lire et écrire, et avec cela, je dois, il me semble, arriver à quelque chose et améliorer notre sort à tous trois.

— Pierre qui roule n’amasse pas de mousse, repartit en grognant le vieux sabotier.

— Non, mais elle se polit, à ce que dit monsieur le curé.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? reprit le père, qui ne comprenait pas. Va-t-en au Diable ! et que je n’entende plus parler de toi.

Malgré cette rebuffade, le jeune homme n’en procéda pas moins sur-le-champ à ses préparatifs de départ, ce qui lui prit peu de temps. Puis il embrassa sa mère, qui sanglotait, tendit la main à son père, qui lui tourna le dos et lui cria pour la seconde fois :

— Va-t’en au Diable !

— Vous me congédiez avec une bien mauvaise parole, dit tristement le fils, en franchissant le seuil de la cabane.

L’intention de Jean était de se rendre dans quelque grande ville et d’y chercher sans retard un emploi. Or la ville la plus proche était encore assez éloignée, et il fallait pour s’y rendre traverser toute la forêt. Il y avait déjà sept grandes heures qu’il cheminait sous la haute futaie, et néanmoins ni la fatigue, ni la nuit qui approchait, ne le préoccupaient, tant il était absorbé par les rêves d’avenir, plus riants les uns que les autres, qui défilaient dans son cerveau, lorsque tout à coup il se trouva en présence d’un petit monsieur habillé tout de noir et dont les yeux jetaient dans l’ombre, qui commençait à s’épaissir, un éclat singulier. — Jean le salua, et, tout en s’écartant du sentier pour le laisser passer, lui demanda :

— Monsieur, pourriez-vous me dire si je suis encore bien loin de la sortie de la forêt ?

— Tu en approches, mon garçon. Mais où vas-tu par là ?

— Je n’en sais trop rien, Monsieur ; je me rends à la ville pour tâcher d’y trouver du travail.

— Veux-tu entrer chez moi comme domestique ?

— Je ne demande pas mieux, Monsieur.

— Combien veux-tu gagner ?

— Cinquante écus ; est-ce trop, Monsieur ?

— Non, et je te promets au moins le double, si je suis content de toi ; mais, d’abord, dis-moi, sais-tu lire ?

— Oui, Monsieur, et écrire, s’empressa de répondre le jeune homme, non sans éprouver une certaine satisfaction de lui-même.

— Oh ! alors, mon garçon, tu ne saurais faire mon affaire. J’en suis fâché, tu me plaisais ; mais c’est comme ça.

Et il continua son chemin.

Jean le Chanceux, tout déconcerté, se grattait l’oreille et ne bougeait pas de place, lorsqu’une idée soudaine et passablement audacieuse lui traversa l’esprit.

— Eh ! Monsieur, s’écria-t-il, sans prévoir les suites d’un tel mensonge, il y a mon frère qui vient derrière moi ; il ne sait pas lire, lui, et vous pourrez peut-être vous entendre ensemble.

— Eh bien, je verrai, répondit le petit monsieur sans s’arrêter.

Aussitôt Jean quitte le sentier, s’enfonce dans le fourré et se hâte de rebrousser chemin, afin de se rencontrer de nouveau avec l’étranger. Cependant, il dépouille sa veste, dont l’endroit était gris et l’envers entièrement rouge, la retourne, l’endosse et se retrouve, dix minutes après, devant l’inconnu, qui n’avait pas cessé de suivre le sentier.

Jean le salue comme la première fois, et se range pour le laisser passer, mais sans dire mot. L’homme noir alors se retourne et lui crie :

— Où vas-tu donc par là, jeune homme ?

— Je n’en sais trop rien, Monsieur ; je me rends à la ville prochaine pour tâcher d’y trouver du travail. — Vous avez dû, il y a un instant, rencontrer mon frère ?

— Oui, et c’est étonnant comme tu lui ressembles, dit lentement l’inconnu, en l’examinant avec attention.

— Tout le monde le remarque, il faut bien que cela soit ; mais il n’y a rien là de bien surprenant : mon frère et moi sommes jumeaux.

— Veux-tu entrer chez moi comme domestique ? dit alors l’étranger.

— Je ne demande pas mieux, Monsieur.

— Combien veux-tu gagner ?

— Cinquante écus ; est-ce trop, Monsieur ?

— Non, et je te promets au moins le double, si je suis content de toi ; mais, d’abord, réponds-moi, sais-tu lire ?

— Non, Monsieur, répliqua Jean le Chanceux, en affectant un air contristé. On m’a bien envoyé quelque temps à l’école, mais je n’ai jamais pu mordre à rien. Ce n’est pas comme mon frère, qui sait lire, écrire, compter et beaucoup d’autres choses encore.

— Eh bien, viens avec moi, dit l’homme noir.

Et prenant aussitôt à gauche du sentier, il disparut sous bois, suivi de Jean le Chanceux.

Ils marchaient depuis à peu près une demi-heure sans avoir échangé une parole, lorsqu’ils arrivèrent en face d’un vieux manoir construit, en pleine forêt, sur un massif de hauts rochers auxquels les rayons de la lune donnaient, en cet instant, les formes les plus fantastiques.

— Voici ma demeure, dit l’inconnu.

— Elle n’est pas gaie, pensa tristement le pauvre Jean.

On entra, et tandis que le jeune homme, assis devant une table assez bien servie, apaisait commodément sa faim, son nouveau maître lui expliqua en quoi devait consister son service.

— Tu n’auras absolument à t’occuper que de mon cheval et de mes livres. Quant aux soins que peut exiger ma personne, ils ne te regardent point. Tu veilleras à ce que nul être humain ne pénètre ici pendant mes absences, qui sont assez fréquentes, et tu ne t’absenteras toi-même qu’une fois par an et avec ma permission. Du reste, je t’engage à ne te préoccuper aucunement de ce que pourraient te paraître avoir d’étrange et mes habitudes et l’intérieur de cette maison. Et, je te le répète, si tu t’acquittes convenablement de tes devoirs qui, comme tu le vois, ne sont ni nombreux, ni difficiles, tu seras étonné de la manière dont je récompense les personnes qui me sont dévouées.

Cela dit, et Jean le Chanceux ayant largement satisfait son appétit, son maître le conduisit dans la bibliothèque qui devait désormais lui servir de chambre à coucher. — Cette pièce était immense et garnie sur ses quatre faces de nombreuses tablettes qui supportaient une multitude de bouquins, de format très-varié et dont la reliure, parcheminée et jaunie par le temps, attestait la plus haute antiquité.

Jean, auquel sa nouvelle condition suggérait une foule de réflexions qui n’étaient pas toutes couleur de rose, ne put s’y livrer longtemps, car à peine fut-il étendu sur sa couche, qu’un sommeil de plomb engourdit aussitôt et son esprit fatigué d’émotions, et son corps brisé par la marche.

Le lendemain, lorsqu’il s’éveilla, les rayons du soleil égayaient déjà depuis longtemps sa chambre. Aussi se hâta-t-il de s’habiller et de courir offrir ses services à son maître. Mais il eut beau visiter la maison de la cave au grenier, explorer l’interminable labyrinthe des corridors et des escaliers, entrer dans les appartements qui étaient ouverts, heurter aux portes qui étaient closes, il ne put trouver à qui parler.

Alors, il se rendit à l’écurie, où l’attendait le cheval du maître, qui lui parut hors de service, tant il était vieux, et auquel il donna la provende et les soins d’usage. Puis, il visita la cour qui entourait le manoir. Elle était, de tous côtés, protégée par une espèce de rempart à pic qui ne permettait d’y entrer ou d’en sortir que par une porte aussi solide au moins que la muraille et qui, pour le moment, se trouvait très-soigneusement fermée.

— Ce n’est pas là du tout mon compte, ne put s’empêcher de se dire Jean le Chanceux ; je voulais être libre et je suis en prison. C’est égal, j’attendrai les effets de la générosité de ce monsieur, car c’est là l’important pour mon vieux père, pour ma bonne mère.

Tout en faisant ces réflexions, il se dirigea vers l’office, où il découvrit d’abondantes provisions, auxquelles son appétit de seize ans fit honneur.

Les journées suivantes se passèrent absolument comme la première : toujours la même solitude, le même silence, les mêmes loisirs ou, pour mieux dire, le même ennui.

Enfin, au bout d’un mois, l’homme noir reparut. — Il inspecta soigneusement son cheval, qui lui sembla en aussi bon point que le comportait son grand âge ; examina minutieusement ses livres, et fut satisfait de les voir bien rangés et nets de toute poussière.

— C’est très-bien, dit le petit homme, en frappant amicalement sur l’épaule de Jean le Chanceux ; continue ainsi et tu n’auras pas à t’en repentir. Tiens, prends cela, non comme avance sur ton loyer, mais comme témoignage de ma satisfaction. Et il lui mit dans la main une pistole toute neuve.

Le lendemain, l’homme noir avait déjà quitté le château, Il continua d’y faire ainsi, de loin en loin, quelques courtes apparitions, et, à chacune d’elles, Jean recevait des éloges sur son service et une nouvelle gratification.

Cependant, le pauvre jeune homme se mourait d’ennui. Il avait bien cherché à se distraire en feuilletant les livres de la bibliothèque ; mais tous ceux qu’il avait ouverts étaient écrits en caractères bizarres auxquels il ne pouvait rien comprendre. Un jour qu’il y revenait pour la centième fois peut-être, non dans l’espoir de mieux rencontrer, mais afin de parcourir les figures baroques qui couvraient les pages de quelques-uns de ces bouquins, et qui piquaient sa curiosité sans la satisfaire, il tomba sur un petit volume écrit à la main et dans la langue qui lui était familière. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’il lut en tête d’un chapitre les mots suivants : — Comment on peut voir et faire des choses surnaturelles… ; et plus loin : — Comment on parvient à faire de l’or.Par quel moyen on peut ouvrir les portes les mieux fermées.Comment on peut se changer en toutes sortes de bêtes, etc., etc.

Malgré le rapide essor qu’avait pris son imagination, à l’annonce de toutes ces merveilles, un titre, entre tous, frappa pour le moment son esprit et captiva toute son attention ; ce fut celui-ci : Comment on peut connaître ce qui se passe à une grande distance.

Ces paroles lui rappelant tout à coup sa famille, il voulut, en se conformant aux prescriptions du petit livre, savoir à l’instant même ce qu’elle devenait, et il le sut :

Il vit son pauvre père creusant tristement un sabot, tandis que sa bonne mère tricotait en pleurant dans un coin… Chose incroyable ! il put lire dans leur pensée aussi clairement que dans la sienne, et se convaincre qu’ils étaient tous les deux désolés de son absence.

— Chers amis, s’écria-t-il, en essuyant une larme, nous nous réunirons bientôt !

Alors l’idée lui vint de s’enquérir de son maître, d’apprendre enfin qui il était, où il se trouvait en cet instant, ce qu’il faisait. — Mais ce désir était à peine formé, que Jean le Chanceux, l’œil fixe et les traits bouleversés, jeta un grand cri et perdit entièrement connaissance. Lorsqu’il revint à lui, tout son corps tremblait comme la feuille, et aussitôt qu’il put proférer une parole, il s’écria d’une voix étranglée : — « Le Diable ! le Diable !… Je suis chez le Diable !!… »

Cette horrible découverte attrista pour le moins autant qu’elle effraya le malheureux Jean. — Il vit où l’avait conduit son mensonge ; il se rappela les derniers adieux de sa famille, et il eut la conviction que les paroles de colère qu’un père adresse à son fils rebelle sont toujours exaucées.

Toutefois, comme il ne manquait pas de résolution, il eut bientôt recouvré tout son sang-froid. Alors, il réfléchit que, dans ses conventions avec le Diable, il avait tout au plus engagé son corps et point du tout son âme, et que, son année de service terminée, c’est-à-dire dans trois mois, il serait libre de retourner chez ses parents. Mais, en attendant, il résolut de mettre à profit le temps qu’il avait encore à passer chez son terrible maître ; se proposant d’étudier à fond le petit livre et d’apprendre par cœur tous les secrets qu’il jugerait pouvoir lui être utiles un jour. Il se livra à cette étude avec d’autant moins de scrupule que son intention n’était pas d’en faire un mauvais usage.

À la première visite que fit le Diable à son manoir, le vieux cheval se trouva mort. Il n’adressa, à cette occasion, aucun reproche à Jean qui, comme on peut croire, se tint, durant cette entrevue, plus que jamais sur la réserve.

— Le pauvre animal avait fait son temps, dit Georgeon, et je m’attendais tous les jours à le perdre. Heureusement la foire de la Berthenoux[276] est dans deux jours, et je pourrai bientôt le remplacer.

Jean le Chanceux, enhardi par la bonhomie de son maître, se hasarda à lui demander la permission d’aller voir ses parents, et de leur porter les différentes sommes qu’il devait à sa générosité.

— Cela n’est pas possible, en de moment, mon garçon ; je veux que ma maison soit gardée.

— Cependant, reprit respectueusement Jean le Chanceux, vous m’aviez promis de m’accorder un congé sur l’année, et comme, en cet instant, je n’ai point de cheval à soigner…

— Encore une fois, cela n’est pas possible, interrompit vivement Georgeon. Et un éclair infernal jaillit de sa prunelle.

— Ah ! c’est ainsi que tu tiens ta parole, se dit Jean, lorsque son maître eut disparu ; eh bien, tu ne me retiendras pas plus longtemps prisonnier ; et il se décida, sur-le-champ même, à quitter le vieux manoir. Mais il voulut auparavant en sonder tous les secrets, tous les mystères. Il se mit donc à le parcourir du haut en bas, ouvrant, partout sur son passage, les portes qu’un art diabolique avait cru rendre à jamais inviolables. Il lui suffisait pour cela de prononcer certains mots consacrés, consignés dans le petit livre. — Quant au résultat de cette exploration, jamais il n’en parla ; on sut seulement, plus tard, qu’il avait découvert d’immenses richesses accumulées dans les caves du château ; trésor intarissable, où sans doute venait puiser le Diable, toutes les fois que, dans ses tournées, il trouvait une âme à acheter ; on sut de plus qu’en cette circonstance, Jean ne se fit ni faute, ni scrupule de bien garnir ses poches.

Cependant le jour touchait à son déclin ; c’était le moment que le fils du sabotier avait choisi pour sortir de sa prison. Après avoir examiné du haut de la muraille de la cour, les abords extérieurs de la porte, il l’ouvrit et gagna précipitamment le couvert de la forêt. Mais bientôt, craignant d’être rencontré par son maître, il jugea prudent d’avoir recours au plus strict incognito, et, à cette fin, il revêtit, en un clin d’œil, l’apparence d’un jeune et magnifique poulain. Puis, prenant le sentier qu’il avait déjà parcouru pour venir au manoir, il s’abandonna à un galop si impétueux qu’il arriva près de la demeure de sa famille beaucoup plus tôt qu’il ne s’y attendait, et avant d’avoir eu le temps de reprendre sa forme naturelle.

Son père qui, selon son habitude, prenait ce soir-là le frais, debout sur le seuil de la chaumière, fut on ne peut plus surpris de voir ce bel animal déboucher de la forêt et s’arrêter, haletant et couvert de sueur, devant sa porte.

— Ne vous effrayez pas, dit étourdiment le poulain, je suis votre fils.

À ces mots, sortant d’une pareille bouche, le vieux sabotier fut pris d’un tel saisissement qu’il tomba à la renverse. Jean, se hâtant de se transformer, releva son père et le porta dans la cabane. Là, grâce aux soins que lui prodiguèrent et sa femme et son fils, le vieillard eut bientôt repris ses sens. Alors, tout s’expliqua par le récit que leur fit Jean de toutes ses aventures.

— Vous le voyez, cher père, dit-il en terminant, vous m’aviez envoyé au Diable ; j’y ai été, mais j’en suis revenu, et je voudrais bien n’y plus retourner. À cet effet, il est nécessaire que je redevienne encore une fois poulain et que vous me conduisiez demain à la foire de la Berthenoux pour m’y vendre. Ne vous inquiétez pas du reste, et que ma mère prépare, pour demain soir, et pour nous trois, un bon souper ; voilà de quoi y pourvoir. Et, ce disant, il versait sur les genoux de sa mère le contenu d’une bourse pleine d’or. — Jamais ces pauvres-gens n’avaient vu tant de richesses réunies ; ils ne pouvaient en croire leurs yeux, et leur joie égalait au moins leur étonnement.

— Ah ! ce n’est pas à tort que je t’ai nommé Jean le Chanceux ! s’écria gaiement le vieillard.

— Vous en verrez bien d’autres, dit son fils.

Là-dessus, la famille fut se coucher.

Le lendemain, le vieux sabotier s’éveilla de bonne heure et appela Jean à plusieurs reprises, sans recevoir de réponse.

— Serait-ce un rêve ? se dit-il tristement en se jetant à bas de sa couche.

Mais il eut à peine ouvert la fenêtre qu’il aperçut le beau poulain tondant d’une dent avide la verte pelouse toute diamantée de rosée qui séparait la cabane de la forêt.

— Je déjeune, comme vous voyez, cher père, dit le bel animal ; faites-en bien vite autant de votre côté, et partons pour la foire ; nous n’avons pas de temps à perdre.

Quand le bonhomme eut pris son repas, il s’empressa de rejoindre son fils, qui lui dit :

— Ne vous gênez pas, cher père, sautez-moi sur le dos, et ne vous inquiétez point du reste.

Chemin faisant, Jean le Chanceux jugea à propos de donner quelques instructions à son père touchant la vente à laquelle ils allaient procéder.

— Faites-moi hardiment cent pistoles, et ne vous pressez pas de conclure le marché, lui dit-il ; sans vanité, je suis assez bien fait de ma personne de poulain pour être sûr qu’à ce prix-là, je ne manquerai pas d’amateurs.

Il disait vrai ; car lorsqu’ils se réunirent à l’une de ces mille caravanes qui, de tous les points de l’horizon, affluaient vers la foire, l’aspect du noble animal attira l’attention de tout le monde. — C’était à qui s’éloignerait pour lui livrer passage, et surtout pour admirer, d’une distance convenable, le merveilleux ensemble de ses incomparables qualités. Si bien qu’au moment où le jeune cheval aborda le champ de foire, toute cette foule qui l’acclamait déjà depuis longtemps semblait se trouver là plutôt pour lui servir d’escorte que pour vaquer à ses propres affaires.

À peine le beau poulain fut-il en place, qu’un cercle immense et pressé de connaisseurs se forma autour de lui, et que le plus riche et le plus retors des maquignons de la foire aborda le vieux sabotier et lui dit :

— Combien cette bête ?

— Cent pistoles.

— Pourquoi pas deux cents ? dit railleusement le maquignon, en visitant avec soin le cheval.

— Dame ! si vous voulez les donner, ça n’empêchera pas le marché, repartit le vieillard.

— Allons ! cinquante pistoles, proposa le maquignon, après avoir terminé son examen.

— Soixante ! cria un nouveau personnage qui s’approcha de l’animal et que l’on reconnut aussitôt pour le premier écuyer du roi, qui, tous les ans, fréquentait cette foire dans l’intérêt des écuries de son maître.

— Vous irez bien à soixante-dix ? dit le maquignon, mécontent de voir que l’on courait sur son marché.

— Et même à quatre-vingts ? reprit une voix qui sortait de la foule.

— Puisque vous êtes si peu d’accord entre vous, observa le sabotier, je retire ma mise à prix, afin de vous laisser plus de marge et de vous donner le temps de vous entendre.

— Bravo ! bravo ! exclama joyeusement l’assistance, pendant que le poulain poussait un énergique hennissement d’approbation dont son père comprit parfaitement le sens.

— Cent pistoles ! poursuivit l’écuyer.

— Cent dix ! répliqua le maquignon.

— Cent vingt ! articula vivement la voix qui partait de la foule.

— Tonnerre du ciel ! jura le maquignon, pour sûr en voilà un qui s’entend avec l’homme au poulain.

— Montrez-vous donc ! montrez-vous ! cria-t-on de tous côtés au dernier enchérisseur.

— Me voilà ! dit en faisant irruption dans le cercle un petit monsieur habillé tout de noir.

Nul ne le connaissait… hormis Jean le Chanceux.

Aux regards provocants que l’homme noir promenait sur ses concurrents et que n’enflammait pas seulement le feu de l’enchère, l’écuyer et le maquignon comprirent, ainsi que tous les spectateurs, que le cheval ne serait jamais pour eux ; aussi abandonnèrent-ils la partie.

Après cinq minutes de silence, le petit monsieur dit au sabotier :

— Conduisez le poulain à l’auberge de la Tête-Noire, où je vous paierai.

— Aussitôt que les cent vingt pistoles eurent été comptées, le père de Jean, qui désormais craignait les voleurs, se hâta de reprendre le chemin de sa chaumière, afin d’y arriver avant la nuit. De son côté, l’homme noir, ou, si vous voulez, le Diable, car vous l’avez bien reconnu, enfourcha sa nouvelle monture pour se diriger vers son manoir.

À peine fut-il en selle, qu’il conçut la plus haute idée de son acquisition. — Cet animal doit être plein de ressource, se dit-il, et, pour s’en assurer, aussitôt qu’ils furent en pleine campagne, il lui donna la main. Le poulain partit comme une flèche, et en moins d’une demi-heure dévora les six mortelles lieues qui séparaient le bourg de la Berthenoux du grand bois au fond duquel le Diable avait caché sa retraite.

À la vue des premiers arbres de la forêt, le Diable voulut modérer la fougue de son coursier, mais il ne put y parvenir : tous les moyens, tous les efforts qu’il tenta dans ce but, ne firent qu’activer la course effrénée de l’animal.

Bientôt les rênes se rompirent, et cheval et cavalier disparurent avec la rapidité de la trombe sous le couvert de la forêt.

Le poulain, sans rien rabattre de son impétuosité, semble choisir les passages les plus difficiles. Tantôt il s’élance à travers les ronces et les épines ; tantôt il rase de ses flancs les aspérités tranchantes des rochers, ou bien se jette à corps perdu sous les arbres, dont les rameaux entre-croisés et surbaissés peuvent lui effleurer la croupe.

L’homme noir, cependant, les mains nouées aux crins de sa monture, se livre à une foule d’évolutions plus ou moins adroites, plus ou moins heureuses, pour déjouer ses desseins évidemment malintentionnés. Mais bientôt, meurtri, lacéré par tout le corps, il est contraint de lâcher prise. Il tombe… et, pour surcroît de disgrâce, reçoit dans la mâchoire, au moment même de sa chute, une rapide série de ruades capable d’assommer un bœuf ; ce qui toutefois ne l’empêche pas de suivre de l’œil son poulain, tant le Diable a la vie dure.

À la crainte de perdre une bête de ce prix, se joint désormais dans son cœur le désir de s’en venger ; aussi n’en fait-il ni une ni deux : il se change en loup et s’élance à sa poursuite avec tant d’ardeur, qu’un instant lui suffit pour l’atteindre. Déjà il bondit et va lui sauter sur la croupe, lorsque le poulain, qui a tout vu, tout prévu, se transforme soudain en hirondelle, pointe comme une fusée à travers le feuillage, et s’élève, et plane bientôt au-dessus du dôme verdoyant de la forêt.

Alors, seulement, Satan comprit à qui il avait affaire : — Ses secrets avaient été surpris ; il devina tout, et sa rage fut au comble.

Sans perdre une seconde, de loup qu’il était, il devint épervier, perce à son tour la voûte mobile de la forêt, et gagne d’un vol puissant les hautes régions du ciel. Un coup d’œil lui a suffi : ce point noir, qui fuit et va se perdre, là-bas, au fond de l’horizon, c’est l’hirondelle. — L’épervier part comme l’éclair.

Cependant le roi du pays qui prenait, ce jour-là, le plaisir de la chasse à l’oiseau, accompagné de sa fille et de quelques personnes de sa cour, traversait, en ce moment, la vaste plaine au-dessus de laquelle semblait sur le point de se dénouer le drame de Jean le Chanceux.

— Voyez ! voyez ! dit tout à coup le roi à sa fille, en lui indiquant du doigt, presque au-dessus de leurs têtes, l’épervier qui était près d’atteindre l’hirondelle.

— Pauvre petite ! elle est perdue !… s’écria la princesse, les yeux tournés vers le zénith.

Presque aussitôt, elle cessa d’apercevoir les deux oiseaux, et sentit dans ses vêtements quelque chose qui la gênait.

Or, ce qui l’incommodait ainsi, c’était d’abord Jean le Chanceux qui, voyant l’épervier fondre sur lui, avait jugé à propos de se changer en diamant et de se laisser choir dans la gorgerette de la jeune fille ; c’était ensuite, le dirons-nous ?… le Diable lui-même qui, sous la forme d’un grain de blé, avait suivi de près Jean le Chanceux dans sa charmante retraite.

La princesse, qui était loin de se douter d’un aussi mauvais voisinage, se tient un moment à l’écart, saute à bas de sa haquenée, secoue sa robe et se débarrasse des deux objets qui tombent et se perdent dans le gazon ; puis elle se remet en selle et rejoint la chasse.

À l’instant même, Jean le Chanceux, plus que jamais sur ses gardes, se change en coq, saute sur le grain de blé, l’avale, et chante par trois fois sa victoire d’une voix claire et retentissante.

Vingt minutes après, il soupait tranquillement avec son père et sa mère, ainsi qu’il le leur avait promis la veille, et leur racontait joyeusement la fin de son histoire.

Les uns disent que, grâce aux sommes assez rondes qu’il avait tirées du Diable, Jean le Chanceux devint le coq de son village, et que, tout en se faisant aimer d’un chacun, il passa, toute sa vie, pour avoir le Diable au corps. — D’autres prétendent qu’il fit main basse sur les trésors du vieux manoir de la forêt, et qu’étant devenu le plus grand seigneur de la contrée, il eut occasion de rendre au roi des services d’argent de la dernière importance. Ils ajoutent que, ne pouvant oublier les charmes de la princesse, après l’avoir approchée d’aussi près, il parvint à gagner ses bonnes grâces et enfin à l’épouser, au grand contentement de tout le monde.

CHAPITRE TROISIÈME

LES CARROIRS.

En beaucoup de lieux, on vous montrera les carrois où se tenait, où se tient peut-être encore le sabbat.
(M. Raynal, Histoire du Berry, t. IV, p. 304.)

Nous donnons les noms de carroirs, carrois, à tous nos carrefours champêtres, c’est-à-dire à tout terrain vague et désert où viennent se croiser plusieurs chemins.

Notre terme carroi, qui autrefois était français, a beaucoup d’affinité avec le mot carrau qui, en roman, a la signification de voie, chemin, ainsi qu’avec l’italien carro, employé pour char.

« Disans le tout avoir été faict par les bergiers et mestaiers de Grandgousier, près le grand carroy par de là Seuillé. »
(Rabelais, Gargantua, liv. I, ch. xxvi.)

Et ainsi triste en haste s’en alloit
Par maint carroy, par maint canton et place.

(Clément Marot, l’Amour fugitif.)

« Ce n’était pas peu de chose que d’arracher l’équipage des ornières qui avoisinaient alors le carroir de Beauvais. »
(H. de Latouche, le Déshérité.)

En général, le carroir est un lieu très-suspect. C’est ordinairement là que Georgeon tend ses embûches et donne ses rendez-vous ; c’est là que se transportent, à minuit, ceux qui veulent trafiquer de leur âme ; c’est là qu’à certaines époques s’assemblent, dans l’ombre, les sorciers et les sorcières du canton ; c’est là aussi qu’ils viennent rôder isolément, et sous les formes les plus étranges, pour se livrer à leurs détestables incantations.

Quand la nuit est venue, vous ne traversez guère un carroir sans y rencontrer soit un lièvre blanc, soit un chat noir, soit un bouc à la barbe argentée et aux cornes flamboyantes. — Ne vous amusez pas à suivre ces bêtes-là, elles vous mèneraient trop loin[277].

Vous y trouvez parfois encore quelque pauvre hère, à la mine hâve, aux yeux démesurément grands, aux mâchoires tremblantes, et qui se traîne à peine. — Ce personnage-là n’est point à craindre, quoiqu’il se rende en ce mauvais lieu dans une intention peu charitable : c’est tout simplement un pauvre fiévreux qui a fait cuire un œuf dans son urine, et qui vient le déposer dans la passée principale du carroir, à seule fin que celui qui le ramassera contracte la fièvre qui le ronge, et l’en débarrasse complétement.

Enfin, du côté d’Éguzon (Indre), il passe pour certain que les chats ont un sabbat particulier qu’ils tiennent régulièrement chaque année dans un carroir, au pied d’une croix, et pendant la nuit qui sépare le mardi gras du mercredi des Cendres. Ils s’esquivent, assure-t-on, de leurs domiciles, au moment où l’on apporte sur la table le dessert du souper. C’est en vain que les ménagères bien intentionnées mettent en œuvre les moyens les plus ingénieux pour détourner leurs chats de ces mauvaises compagnies. Plus d’une maîtresse de maison, après avoir pris la précaution d’enfermer son matou dans la huche au pain, a été bien surprise de ne l’y plus trouver, lorsqu’elle a voulu lui rendre la liberté. — Au reste, on prétend que les chats qui portent sur leur robe quelque trace de brûlure ne sont point admis aux assemblées nocturnes du mardi gras.

De toutes nos histoires de carroirs, la plus célèbre, la plus authentique, est sans contredit celle du Carroi-Billeron, dans le haut Berry. Malheureusement il ne s’agit point ici d’un récit imaginaire ; les acteurs de cette étrange tragédie ont existé, et plusieurs d’entre eux, victimes de leur superstition et surtout de celle de leurs juges, ont trouvé la mort sur le théâtre même de leurs folies.

Le Carroi-Billeron est situé sur le chemin de Brécy aux Aix. À l’époque dont nous parlons, il dépendait de la baronnie de Brécy qui, alors, appartenait aux seigneurs de Culan, qui se faisaient gloire, disait-on dans la contrée, de descendre du meurtrier de sainte Solange, la douce patronne de notre Berry ! Certes, c’en était bien assez pour que le Diable prît envie d’élire domicile sur les terres de ces mécréants et de prendre ses ébats sur le Carroi-Billeron. Avec cela qu’il avait toujours sur le cœur un assez bon tour que lui avait joué autrefois l’un des membres de cette famille, et dont certaine fresque du château de Brécy perpétuait le souvenir. — Dans cette peinture, un sire de Culan, que le Vilain avait aidé à se venger d’un Chabannes, son ennemi capital, tenait à la main un billet qu’il venait de signer avec son sang et le présentait au Diable. Par ce billet le souscripteur faisait à Satan l’abandon de son âme ; mais quand vint le jour de l’échéance, il se trouva que l’écrit était signé Chabannes et non Culan.

Lors de l’aventure du Carroi-Billeron, en 1616, Jean Chenu était bailli de la baronnie de Brécy. Comme tel, il instruisit le procès des sorciers qui se réunissaient sur ce carroi, et c’est lui qui nous a transmis la relation[278]. Ces sorciers étaient des paysans de la paroisse de Brécy et de celle de Sainte-Solange.

Jean Chenu, ainsi que tous les traqueurs de sorciers de ce temps-là, n’ignorait pas que le Diable « avoit coustume de marquer les siens pour les reconnoistre » ; aussi ordonna-t-il que les prévenus fussent visités avec soin par un chirurgien-barbier. Celui-ci ne manqua pas de découvrir sur la peau de quelques-uns d’entre eux des taches blanches à l’endroit desquelles il enfonça profondément des aiguilles. Aucun de ces malheureux n’ayant sourcillé pendant cette opération, le juge dut en inférer qu’ils étaient réellement coupables. — Remarquons en passant que la science de nos jours explique cette insensibilité d’une manière assez satisfaisante. « Il est un certain nombre de conditions, dit M. Jobert (de Lamballe), qui influent singulièrement sur les sensations douloureuses. Une vive exaltation intellectuelle et la concentration des facultés cérébrales déterminée par une vive contention d’esprit peuvent nous plonger dans une insensibilité presque absolue. C’est ainsi que des fanatiques, des martyrs de toutes les sectes, ont pu supporter sans se plaindre, les plus cruels tourments. »

Dans l’interrogatoire qui succéda à l’expérience des aiguilles, plusieurs des accusés avouèrent qu’ils avaient assisté aux assemblées nocturnes du Carroi-Billeron, et leurs aveux étaient empreints d’un incroyable accent de vérité. Le Diable, s’accordaient-ils à dire, venait, sous la forme d’un chien noir, les prévenir de l’heure de ces réunions. Alors, ils faisaient leurs préparatifs de départ, et, après s’être frotté « le filet des reins » avec un onguent particulier ils sortaient de chez eux et s’élançaient en croupe derrière le Diable, qui les attendait à leur porte, monté sur un cheval noir, et qui les emportait aussitôt au sabbat. Là, sous la présidence de Satan, qui tantôt revêtait la forme d’un barbet noir, tantôt celle d’un homme noir, les assistants se livraient à toute sorte d’actions abominables et faisaient assaut de folies, d’impiétés et de libertinage. À un moment donné, hommes et femmes s’approchaient l’un après l’autre de leur digne président, et, tenant à la main un flambeau de poix noire, ils l’adoraient en lui donnant un baiser ailleurs qu’à la figure. Après cet immonde hommage, l’assemblée s’abandonnait à des danses effrénées. Puis, Satan, debout devant une table qui simulait un autel et que recouvrait un drap noir, parodiait le saint sacrifice de la messe. À la suite de cette horrible comédie, tout le monde s’asseyait à un banquet dont les mets, de couleur noire, avaient été préparés « sur un feu beaucoup plus rouge et plus ardent que le nostre. » Enfin, à ce repas succédaient des actes inouïs d’impureté et de débauche, qui duraient toute la nuit et n’étaient interrompus que par le chant matinal du coq. À ce signal, la bacchanale cessait tout à coup, et chaque sorcier reprenait en toute hâte le chemin de sa demeure

Le juge ayant demandé à des pauvres fous ce que leur rapportaient les soumissions et les complaisances qu’ils avaient pour le Diable, ils répondirent qu’il leur promettait sans cesse des trésors, mais qu’ils n’en recevaient jamais rien, si ce n’est quelques recettes pour ensorceler les gens et faire périr le bétail, et ils indiquèrent que, dans l’une de ces recettes il entrait de la poudre à canon, de la pelasse (brou) de noix et des feuilles d’aune cueillies la veille de la Saint-Jean et bénites par un prêtre.

« Voilà, dit M. Raynal[279], à qui nous empruntons la plupart de ces détails, quelles déclarations tirent ces malheureux, au péril de leur vie. Qu’ils fussent victimes d’affreuses hallucinations ou des ruses cruelles d’un libertinage bien difficile à comprendre, ils n’en parlent pas moins avec une effrayante sincérité. »

Néanmoins, tous ne se montrèrent pas disposés à faire des aveux aussi explicites ; quelques-uns même se retranchèrent dans un silence absolu. Une femme de la Grange-de-Forges, entre autres, Jaquette Sadon, femme Perrin, n’ouvrit la bouche que pour proférer des menaces contre le bailli Jean Chenu : — « Vous ne devez pas faire ce que vous faites, s’écriait-elle : vous avez du bien, vous avez à perdre. Vous ne jugerez jamais femme qu’il ne vous en souvienne. Prenez hardiment votre chemise blanche ; si je meurs, vous ne demeurerez guère après moi ; j’ai de bons amis ! » — Le courageux bailli répondait que Dieu maintenait les juges en sa protection, même contre la puissance du Diable[280].

« On est touché, dit M. Raynal, dont nous allons reproduire textuellement les paroles en terminant ce récit, on est touché des réponses d’un vieux berger, Guillaume Légeret, dit Nointeau, qui avoue qu’il est allé au sabbat, mais qui ne cesse d’intercéder pour trois de ses amis, disant qu’il aime mieux mourir qu’eux.

» Le 21 mars 1616, le bailli prononça la sentence de trois des accusés, un homme et deux femmes. Ils furent condamnés à faire amende honorable devant l’église de Brécy, nus en chemise, une torche ardente au poing, puis à être pendus et étranglés ; leurs corps devaient être brûlés « avec le procès, pour les blasphèmes et impiétés y contenues », et les cendres jetées au vent. En outre, il était prescrit de planter une grande croix au Carroi-Billeron, où l’exécution devait avoir lieu. — Confirmée le 17 mai par le Parlement de Paris, la sentence fut exécutée le 30 du même mois. De l’une des deux femmes on ne put obtenir que ces paroles : « Je voudrais être morte ; dépêchez-moi ! »

» Six autres accusés furent condamnés à être pendus le 11 juillet ; trois enfin devaient être soumis à la question ordinaire et extraordinaire. Mais le Parlement de Paris confirma seulement la sentence du vieux berger, qu’il fit exécuter en place de Grève, au lieu de le renvoyer en Berry, trouvant sans doute que le pays avait été effrayé par assez de supplices. Tous les autres furent bannis du bailliage de Brécy et de la ville de Paris : « le chemin leur fut baillé pour prison. » — Malgré son respect pour le Parlement, Jean Chenu a bien de la peine à s’expliquer une pareille indulgence[281]. »

Ce procès des sorciers du Carroi-Billeron nous démontre, ainsi que tous les procès du même genre, que les sorciers formaient alors, sur tous les points de la France, des espèces d’associations dont les membres se recrutaient les uns par les autres. Tous, hommes et femmes, étaient probablement le jouet de quelque habile débauché, qui cherchait dans les orgies du sabbat à satisfaire d’immondes appétits, et qui, connaissant l’action stupéfiante ou surexcitante de certains végétaux[282], en composait des breuvages et des onguents qu’il distribuait à ses adeptes, et au moyen desquels il parvenait à jeter le trouble et la folie dans l’esprit de ces pauvres ignorants et à produire chez eux l’exaltation et le délire de toutes les passions.

Ce qui s’explique plus difficilement que ces étranges hallucinations, c’est la sécurité avec laquelle s’assemblaient en pleine campagne, et toujours aux mêmes lieux, connus de tout le monde, les sorciers et sorcières d’un canton ; car il n’est point d’exemple qu’aucune de ces nombreuses et bruyantes saturnales ait été troublée par la police de l’époque. On doit croire que la sorcellerie inspirait alors une telle frayeur, qu’aucune puissance humaine n’osait s’attaquer à plusieurs sorciers réunis. En effet, lorsque l’on procédait à l’arrestation de l’une de leurs bandes, c’était toujours un par un, et à domicile, qu’on les arrêtait.

Ces nocturnes réunions atteignirent en certaines provinces un chiffre vraiment incroyable. Il y eut dans les pays basques, au commencement du dix-septième siècle, des assemblées sabbatiques de douze mille âmes ! où l’on comptait des personnes de toute condition, des riches, des pauvres, des prêtres, des gentilshommes, etc. (Voy. de Lancre.) — Au reste, ces sortes d’épidémies morales ont sévi dans tous les temps, de loin en loin, sur nos pauvres cerveaux. Le progrès des lumières ne semble pas devoir nous en préserver ; le spectacle que nous donnent en ce moment les spirites ou spiritistes, ne le prouve que trop.

Chacun de nos nombreux carroirs avait autrefois sa légende, et c’était ordinairement le tissier (tisserand), ou le chanvreur[283] du village, qui possédait le répertoire le plus complet de ces mille petits drames, et qui s’entendait le mieux à en exposer tous les saisissants détails. Mais il n’y a plus guère que les anciens de nos tailleurs de nos campagnes qui connaissent et récitent encore quelques-unes de ces bizarres épopées.

Qui ne connaît, dans les environs de la Châtre, les nombreuses histoires dont le Carroir de l’Orme-Râteau a été et est toujours le théâtre ? — « Cet orme doit remonter au moins à Sully, puisque, en 1661, il avait déjà donné son nom à un champ du voisinage. D’après un ancien titre, il existait autrefois à l’angle de ce champ, le plus rapproché de l’orme, une chapelle, un oratoire ou toute autre fondation pieuse ; ce qui fait que cet héritage était et est encore grevé d’une rente en grain et en argent, appelée aumône des Trépassés. Ce souvenir, joint à la circonstance aggravante d’une croix et d’un arbre placés entre quatre chemins, devait donner naissance à quelque histoire superstitieuse. Aussi, tel fait l’esprit fort en plein soleil, qui, lorsque la nuit est venue, prend un long détour dans la crainte de se rencontrer, sur ce carrefour, nez à nez, avec l’Homme au râteau, lutin ou farfadet qui, par les clairs de lune, vient râtisser avec colère tout ce qui se trouve sous l’ombrage de l’ormeau[284]. »

Malheureusement on ne se rappelle plus que très-confusément les scènes nocturnes, mystérieuses et terribles qui ont jadis illustré le Carroir à la Monnaie, le Carroir du chêne à la Bouteille, le Carroir de la Croix-Tremble, le Carroir des Maux-Quartiers, le Carroir des Pas-Pressés[285], etc., etc. C’est une raison de plus pour que nous consignions ici le peu que nous savons sur les souvenirs qui se rattachent à ces différentes localités, jadis si célèbres, aujourd’hui presque inconnues ; car, depuis que nos municipalités ont mis à l’encan leurs communaux[286], la charrue de nos modernes Triptolèmes a fait disparaître la plupart de nos carroirs et a pour jamais enfoui dans ses sillons les acteurs fantastiques de ces vieilles traditions, nous laissant en échange les poétiques légendes de la poudrette et du gouano.

Le Carroir à la Monnaie, situé non loin du Carroir de l’Orme-Râteau, se trouve à la croisée de deux chemins allant, l’un de Nohant à Verneuil, l’autre de Lourouer-Saint-Laurent à Saint-Chartier.

On assure que, pendant la nuit qui précède la fête de Noël, le Carroir à la Monnaie est entièrement pavé de larges pistoles d’or qui étincellent dans l’ombre aussi vivement que des charbons ardents. Si, en ce moment, vous venez à passer par là, et que l’envie vous prenne de garnir votre escarcelle de cette brillante monnaie, chaque pistole que vous ramassez vous échappe aussitôt des mains en vous laissant aux doigts une empreinte noire ineffaçable qu’accompagne à jamais une sensation de brûlure atroce, qui n’a d’égale que celle occasionnée par le feu de l’enfer.

Le Carroir du chêne à la Bouteille était traversé par le chemin du Lys-Saint-Georges à Châteauroux.

Au milieu de ce carroir, s’élevait autrefois un chêne aux branches duquel pendait, à certaines heures de la nuit, une bouteille remplie d’un breuvage aussi délicieux que perfide. Si quelque ivrogne attardé s’avisait d’en approcher ses lèvres, il ne lui était plus possible de les en détacher, et le peu de raison qui pouvait lui rester ne tardait pas à s’envoler. — Alors paraissait un grand homme noir qui proposait à l’imprudent buveur une partie de dés, toujours acceptée, et dans laquelle notre ivrogne, après avoir perdu tout son argent, ne manquait jamais de finir par perdre aussi son âme.

Le Carroir de la Croix-Tremble, placé sur le chemin qui conduit du village de Cosnay au bourg de Lacs, est souvent visité par un tornant (revenant) enveloppé, de la tête aux pieds, d’un long linceul.

Si, par hasard, en se jouant et sans mauvaise intention, les jeunes pâtours qui, dans la journée, fréquentent ce carroir, ont dispersé quelques-unes des petites croix de bois que dépose au pied de la Croix-Tremble chacun des convois funèbres qui se rendent au cimetière de la paroisse[287], on peut être certain que, la nuit suivante, le fantôme viendra réparer ce désordre.

Quand arrive le soir du jour des Morts, le tornant de la Croix-Tremble, debout sur le tertre qui supporte le pieux monument, et la face tournée vers le village de Cosnay, appelle par trois fois ceux de ses habitants qui doivent mourir dans l’année, en s’écriant d’une voix qui fait retentir tous les échos de la vallée, mais qu’entendent seules les personnes interpellées :

Pierre ou Silvain un Tel, songe à m’apporter ta croix !…

Jeanne ou Marguerite une Telle, songe à m’apporter ta croix !…

Il est question d’un phénomène d’acoustique absolument semblable dans l’Histoire admirable de la possession d’une pénitente, ouvrage imprimé au commencement du dix-septième siècle. L’auteur de cette relation, Sébastien Michaëlis, en son vivant prieur du couvent royal de Sainte-Magdeleine, dit positivement que le Diable, lorsqu’il procède à la convocation de ses affidés, se sert d’une énorme trompe, « laquelle retentit seulement aux oreilles et entendements des sorciers, quelque part qu’ils soient aux quatre bouts de la planète. »

Mais qui redira jamais les drames aussi variés qu’émouvants dont fut autrefois le théâtre le Carroir des Pas pressés ?

Ce carroir, au nom si caractéristique, s’étendait sur l’un et l’autre bord de la petite rivière du Gourdon, non loin de la métairie des Granges, entre les anciennes justices de Villemore et de Fougerolle.

Les fourches patibulaires de ces deux seigneuries en formaient la décoration principale.

Ce lieu maudit était tellement en abomination que, passé le coucher du soleil, il n’était plus hanté que par les loups des bois d’alentour qu’attirait l’infection des cadavres suspendus aux bras des gibets, et par les sorciers et les remégeux[288], qui venaient y chercher, les premiers, de la corde de pendu[289], les derniers, de la graisse de chrétien, topique d’une vertu souveraine alors très-employé contre certaines plaies et certaines douleurs[290].

Chaque année, pendant les nuits des avents de Noël, les fantômes de ceux qui avaient succombé sous les coups des suppliciés, s’assemblaient, dit-on, en grand nombre, autour des potences du Carroir des Pas pressés, et, se donnant la main, dansaient des rondes désordonnées, dont les pas n’étaient réglés que par le cliquetis des squelettes qu’agitaient les rafales de la saison.

On assure encore que, durant la messe de minuit, les pendus des deux justices recouvraient tout à coup la parole, et se racontaient, d’un bord à l’autre du Gourdon, avec des éclats de rire aussi impies qu’effrayants, toutes les iniquités auxquelles ils devaient leur damnation.

L’origine de ces sombres et bizarres superstitions est facile à expliquer. — C’était assurément sur l’emplacement de nos carroirs à légendes, entourés autrefois d’immenses forêts[291], que les druides célébraient les mystères parfois si redoutables de leur religion ; or ces prêtres se mêlaient réellement de sorcellerie. Leur science était universelle ; ils étaient tout à la fois magiciens, devins, interprètes des oracles, astrologues, médecins, chirurgiens, etc., ce que sont encore la plupart de nos sorciers. « Les anciens bardes, dit M. de la Villemarqué, se vantaient d’être sorciers, et n’en étaient pas moins de fort honnêtes gens… Quelques-uns d’entre eux prennent encore, à la fin du cinquième siècle, les noms de druide et de devin[292]… Parmi les bardes rebelles au joug de la foi nouvelle, il en est un particulièrement fameux ; c’est Kian, surnommé Gwenc’hlan, ou race pure, né en Armorique au commencement du cinquième siècle. Il se montre, dans ses œuvres, sous un triple aspect : comme devin, comme agriculteur, comme barde guerrier[293]. » — Le christianisme dut donc chercher de bonne heure à rendre déserts les vastes carrefours où persistaient à s’assembler les coreligionnaires d’un culte qu’il voulait anéantir. Dans ce but, il signala les carroirs comme des lieux de malédiction, semés d’embûches et de périls, hantés, surtout pendant la nuit, par des esprits malfaisants et d’horribles fantômes. Enfin le druide qui, à la faveur des ténèbres[294], s’obstinait à se glisser dans l’enceinte sacrée, passa bientôt pour le Diable, et ceux qui l’accompagnaient pour des sorciers ou des suppôts de l’enfer.

Mais la lutte fut longue, et la croix du Christ remplaçait déjà depuis bien des siècles la pierre ou l’arbre sacré des Gaulois, que l’on n’était pas encore parvenu à dépeupler entièrement ces antiques sanctuaires.

CHAPITRE QUATRIÈME

LA CHASSE À BÔDET, OU CHASSE À RIBAUD

Et tout à coup une fanfare,
De longs et rauques aboiements,
Un bruit de meute qui s’égare,
Des cris, des pleurs, des hurlements,
Ainsi qu’une horrible tempête,
Roulèrent au-dessus des cours,
Et firent trembler jusqu’au faîte
Les donjons et les vieilles tours.

(Dovalle, la Chasse invisible)

La Chasse à Bôdet est une chasse nocturne qui traverse les airs avec des hurlements, des miaulements et des abois épouvantables, auxquels se mêlent des cris de menace et des accents d’angoisse.

Nos paysans affirment que cet horrible tintamarre est produit par Georgeon et ses suppôts, au moment où ils conduisent des âmes en enfer.

Voici quelles précautions on recommande aux voyageurs pris au dépourvu par cette vénerie diabolique. Aussitôt qu’ils en entendent les premières clameurs, ils doivent se hâter de façonner une croix avec le premier objet venu, puis, après s’en être servi pour tracer un cercle autour d’eux, la ficher en terre, s’agenouiller auprès, et attendre, en récitant à voix haute le répertoire entier de leurs prières.

Presque toujours l’âme ou les âmes auxquelles Satan et sa séquelle font la conduite, viennent s’abattre, sous la forme de blanches colombes, sur les bras de la croix, et les démons, après les avoir poursuivies jusqu’au bord de l’enceinte circulaire, s’enfuient bientôt avec un redoublement de vacarme, épouvantés qu’ils sont à la vue du signe rédempteur.

C’est précisément ainsi que se passèrent les choses lors d’une aventure qui se raconte encore tous les jours dans quelques villages des environs de la Châtre, et dont un militaire fut le héros. Ce soldat, qui revenait de l’armée et qui voyageait la nuit pour regagner plus promptement ses foyers, ayant fait rencontre de la Chasse à Bôdet, se conforma de point en point aux prescriptions dont nous venons de parler, et l’on ajoute que l’âme qui était venue se réfugier et se percher sur la garde de son épée, dont il s’était servi en guise, de croix, le remercia, avant de s’envoler, de l’avoir délivrée des griffes de Satan, et lui annonça que, grâce à son bon office, elle allait se rendre directement en paradis, où, quand l’heure serait venue, il trouverait sa place à côté d’elle.

Le cercle qui, dans cette circonstance critique, sert à protéger le voyageur, joue un grand rôle dans les contes slaves[295]. Ce n’est autre chose que le fameux pentacle dans lequel se retranche le sorcier lorsqu’il évoque le Diable, et cette superstition rappelle les cercles magiques, nommés en sanscrit pradakchina, qui, chez les Hindous, servaient également à tenir les démons à distance : — « Le saint homme, dit le Ramayana[296], décrivit un pradakchina autour de son ermitage, et se dirigea vers le mont Himalaya. »

Dans certains cantons du Berry qui avoisinent le Bourbonnais, la Chasse à Bôdet semble d’une nature différente, et prend un autre nom ; elle s’appelle Chasse-maligne. — Un soir que tous les habitants d’une chaumière étaient réunis autour du foyer, on entendit tout à coup éclater dans les airs les lugubres hourras de cette chasse effrayante : Gayère, part à ta chasse ! s’écria par bravade un jeune paysan. Aussitôt un tronçon de cadavre à demi putréfié tomba par la cheminée sur les charbons de l’âtre.

On a cru remarquer que les chasses aériennes se font surtout entendre vers l’équinoxe d’automne. Aussi les esprits forts prétendent-ils que ces cris de l’autre monde sont jetés par les bandes d’oiseaux voyageurs qui, à cette époque, traversent les hautes régions de l’atmosphère ; mais, dit Mlle Bosquet, « cette explication, plausible dans certains cas, ne rend pas cependant suffisamment raison de tous les faits étranges de cette nature, véridiquement constatés[297]. »

À l’appui de cette réflexion, Mlle Bosquet cite le passage suivant d’un procès-verbal dressé par le curé d’Ansac en Beauvoisis, où il est question de l’un de ces vacarmes insolites, entendu par plusieurs personnes pendant la nuit du 27 au 28 juillet 1730. — Deux hommes, entre autres, qui, dans ce moment, se rendaient de Senlis à Ansac, déclarèrent « qu’ils étaient arrivés environ à deux heures après minuit, au-dessus des murs du parc d’Ansac, du côté du septentrion, et que prêts à descendre la côte par un sentier qui côtoie ces murs et conduit au village, s’entretenant de leurs affaires, ils avaient été tout à coup interrompus par une voix terrible qui leur parut éloignée d’eux environ de vingt pas ; qu’une autre voix semblable à la première lui avait répondu sur-le-champ du fond d’une gorge entre deux montagnes, à l’autre extrémité du village, et qu’immédiatement après, une confusion d’autres voix, comme humaines, s’étaient fait entendre dans l’espace contenu entre les deux premières, articulant certain glapissement, qu’on ne pouvait comprendre, mais où l’on distinguait clairement des voix de vieillards, de jeunes hommes, de femmes, de jeunes filles et d’enfants, et, parmi tout cela, les sons de divers instruments[298]. » — L’un des déposants, « interrogé s’il n’aurait pas pris les cris de quelques bandes d’oies sauvages, de canards, de hiboux, de renards, ou des hurlements de loups, pour des voix humaines ? — A répondu : qu’il était au fait de toutes ces sortes de cris et qu’il n’était pas homme si aisé à se frapper, ni si susceptible de crainte pour prendre ainsi le change[299]. »

« De tels exemples, ajoute Mlle Bosquet, souvent reproduits, de phénomènes inexpliqués, ne font-ils pas vivement regretter que les plus intéressants commentaires de la science manquent encore au naïf poëme de nos antiques superstitions[300] ? »

La Chasse à Bôdet s’appelle, aux environs de Châteauroux, Chasse à Ribaud ; à Cluis, Chasse à Rigaud. — On la connaît, en Poitou, sous le nom de Chasse-Gallerie ; près des bords de la Loire, sous celui de Chasse-Briguet. L’Homme du tertre rouge, à Saint-Amand (Cher), le Mulet-Odet d’Orléans, le Roi-Huguet ou Hugon de Tours, etc., etc., ont aussi leurs chasses[301]. — « Cette chasse fantastique, dit Mme Sand, a autant de noms qu’il y a de cantons dans l’univers. »

Quelques-unes des dénominations sous lesquelles sont connues, en Berry, les chasses aériennes, méritent d’être remarquées.

Ces âmes qui, dans la curieuse légende des environs de la Châtre, traversent les airs sous la conduite du démon, rappellent les voyages qu’accomplissaient, chaque année, selon les croyances celtiques, les âmes des morts, lorsqu’elles se rendaient de tous les points de la Grande Gaule, dans la baie des Trépassés, à l’extrémité de la côte armoricaine, pour s’y embarquer et aller se faire juger par Samhan, au fond de l’île de Bretagne[302]. — « Les habitants de ces bords, dit le poëte Claudien, en parlant des Armoricains voisins de la mer, voient passer les fantômes livides des morts et entendent le bruit de leur vol et de leurs lamentations. »

C’était certainement encore du fond de l’Asie que les Gaulois avaient rapporté cette tradition. Selon le Padma-Purâna, l’un des livres sacrés des Hindous, le terrible Yama, le dieu du Naraka ou des enfers, a des messagers qui lui amènent les morts de toutes les contrées de l’univers. « Les méchants ont deux cent quatre-vingt-huit mille milles à faire, par les airs, avant d’arriver au palais d’Yama. Tous sont couverts de sang et de fange ; l’horreur est peinte sur leurs traits… Quelques-uns crient et se lamentent en passant ; d’autres pleurent…, etc., etc.[303] »

Notre Bôdet n’est autre que le dieu Wode ou Woden des Germains, qui, ainsi que l’Odin Scandinave, le Gwyon gaulois, le Thot égyptien, l’Hermès des Grecs et le Mercure des Latins, remplissait, dans la mythologie teutonique, le rôle de conducteur des âmes. Le nom même du Wode germanique se retrouve presque lettre pour lettre dans celui de notre Bôdet, car le changement de w en b est très-fréquent dans les idiomes gaéliques. Le Mulet-Odet de l’Orléanais, autre chef de chasse, est encore une dénomination approchante de la nôtre, et dans ces deux noms Odet et Bôdet, on retrouve la terminaison diminutive et familière que nous appliquons volontiers aux noms de plusieurs de nos saints et même à celui que nous donnons à l’Enfant Jésus[304].

On appelle, en Allemagne, la troupe d’esprits qui accompagne le chasseur nocturne, Woden Reer (l’armée d’Odin.) — Chez les Scandinaves, ce dieu chassait également pendant la nuit, et tout le monde était dans la terreur lorsque, traversant les airs à la tête des héros morts, il galopait sur les nuages et encourageait sans cesse sa troupe, en lui criant d’une voix de tonnerre : Abbo ! abbo[305] ! — On serait tenté de se demander si c’est seulement par hasard que ce cri abbo se retrouve dans le nom même de notre Chasse à Bôdet.

« Les chercheurs, dit Collin de Plancy, dans son Dictionnaire infernal, ont trouvé que Woden, dont les races germaniques ont fait God (Dieu) en se convertissant au christianisme, a de l’analogie avec le Bouddha des Indiens » ; ces chercheurs eussent trouvé un rapport de consonance bien plus frappant entre le nom de Bouddha et celui de Bôdet.

Dans notre Chasse à Bôdet, le conducteur des âmes est devenu le Diable, et les âmes qu’il conduit, au lieu d’être des ombres de héros, sont des âmes maudites. — C’est toujours le vieux système d’interprétation malveillante : le culte vainqueur dénaturant, calomniant les pratiques et les doctrines du culte vaincu.

Quant au Ribaud, qui sert de grand veneur aux chasses fantastiques de quelques-uns de nos cantons, il rentre dans la catégorie des êtres malfaisants que l’on donne pour patrons, en beaucoup d’endroits, à ces sortes de chasses, et rappelle la Chasse-Caïn, la Chasse du Diable de la Normandie, ainsi que la Chasse du roi Hérode du Périgord, de la Bresse et de la Franche-Comté.

L’appellation de Ribaud n’est pas d’une aussi haute antiquité que celle de Bôdet, car ce n’est guère que depuis le quatorzième siècle que l’on a employé le premier de ces mots à qualifier les gens dissolus et sans aveu[306]. Dans l’origine, ce nom était très-honorable, puisque, au treizième siècle, on s’en servait encore pour désigner les chevaliers les plus recommandables, et que Philippe Auguste en avait fait une sorte de titre d’honneur par lequel il distinguait les plus braves de ses barons[307].

La ville de Lyon avait, au moyen âge, sa Chasse à Ribauds ; mais cette chasse n’avait aucun rapport avec la nôtre ; et ce que nous allons en dire n’est que pour faire connaître les principales acceptions du mot ribaud. — On donnait, à Lyon, le nom de Chasse-ribauds, à une espèce de couvre-feu ou de retraite que la trompette sonnait, tous les soirs, du haut des tours de Notre-Dame de Fourvière. Aussitôt que ce signal avait retenti, les ribauds et malandrins de toute espèce devaient vider les brelans et autres maisons mal famées, sinon le roi des ribauds les faisait saisir par ses estafiers et conduire en lieu sûr. Ce même roi des ribauds avait une manière fort originale de procéder à l’arrestation des filles de joie qui s’éloignaient du quartier qu’il leur avait assigné : il lançait sur les délinquantes un immense épervier et les remorquait, enveloppées du filet, jusqu’au cloître Saint-Jean[308].

On remarque à Issoudun, dans la rue de Home, une très-vieille enseigne sculptée sur pierre, qui représente le Roi des Ribauds. Ce ribaud-là n’était ni un vaurien, ni un officier de police ; c’était tout simplement le roi des buveurs de son temps, une manière de président de quelque ancien Caveau. Il est impossible de s’y méprendre, car tandis que d’une main il tient un rouge-bord, de l’autre il soulève son chaperon et salue gaiement les allants et les venants en jetant à chacun d’eux ces paroles pleines de bénévolence : À la santé ! — Ces trois mots sont gravés au bas de l’image, et les Esquisses pittoresque de l’Indre ont reproduit ce curieux bas-relief.

Le ribaud de la rue de Rome est l’équivalent du ribaldo des Italiens, qui signifie, au sens propre, joyeux compagnon, gaillard, bon vivant, viveur, comme on dit aujourd’hui. — De ribaud, pris dans cette acception, vient sans nul doute l’expression populaire riboter, c’est-à-dire godailler, faire ripaille.

Mais ribaulx ont le cœur si baulds (si joyeux)…


dit le vieux Roman de la Rose.

Cette antique portraiture du Roi des ribauds d’Issoudun vous remet naturellement en mémoire ce joli couplet de Béranger, dont elle est l’exacte mise en scène :

On conserve encor le portrait
De ce digne et bon prince ;
C’est l’enseigne d’un cabaret
Fameux dans la province.
Les jours de fête, bien souvent,
La foule s’écrie en buvant
Devant :
Oh ! oh ! oh ! oh ! ah ! ah ! ah ! ah !
Quel bon petit roi c’était là.
La ! la !



CHAPITRE CINQUIÈME

LA GRAND’BÊTE.
LA LEVRETTE ; — LE LOUP-BROU ; — LA BIEUDE,
ETC., ETC.


La Grand’Bête est un animal diabolique, de forme et d’allure indescriptibles. La Grand’Bête ne ressemble précisément à aucun quadrupède, et pourtant elle ressemble un peu à tous. C’est donc parce qu’elle échappe à toute classification qu’on l’a tout simplement et fort judicieusement appelée la Grand’Bête.

En 1547, la Grand’Bête parcourut tout le Berry. Ce fait est attesté à la page 14 du troisième volume des Archives curieuses de Cimber. En 1829, elle fit une apparition à la Châtre, vers le commencement du printemps, et non loin de l’église des Capucins. Le numéro du 5 avril 1829 de l’Iris, journal de l’Indre, ne laisse aucun doute à ce sujet.

Notre Levrette est ce que l’on appelle en Limousin lou Leberou. On la confond assez généralement avec la Grand’Bête ; mais dans certain de nos cantons, on la distingue positivement de cette dernière. Alors, on dépeint la Levrette comme un animal famélique qui, la nuit, tantôt sous l’apparence d’un lièvre blanc, tantôt sous la figure d’une grande chienne blanche efflanquée, rôde, à mauvaise intention, autour des bergeries, ou lutine, effraie et disperse le gros bétail qui paît dans les herbages. On essaie souvent de la tuer avec des balles que l’on a fait bénir le jour de la Chandeleur ; mais, à chaque coup de fusil, la Levrette fait des bonds prodigieux, et, loin de l’abattre, il semble que les balles qu’on lui lance ne servent qu’à activer son incroyable agilité.

L’histoire suivante prouverait néanmoins que la Levrette peut se laisser prendre à certains pièges. Cette histoire se raconte de plusieurs façons dans nos campagnes ; nous ne saurions mieux faire que de choisir le récit qu’en a donné M. Charles Rousselet dans ses Chroniques populaires du Berry[309] :

« Nos paysans sont persuadés que, pendant la nuit de Noël, les diables courent la campagne sous diverses formes d’animaux, et ils regardent comme une insigne témérité de tendre des lacs en ce saint temps.

« Je me rappelle, à ce propos, le conte que nous faisait un ancien domestique du collége de Saint-Amand, où l’on m’avait mis en pension ; conte qu’il affirmait sur ses grands dieux, et qu’il croyait sans doute à force de le répéter, comme je le croyais moi-même à force de le lui entendre dire. C’était précisément par le 25 décembre 1783. Il était jeune et superbe ; aussi s’avisa-t-il, malgré les représentations de son père, de tendre des collets dans l’ancien cimetière de Mont-Rond. Il y court au sortir de la messe de minuit et voit pris au piége un lièvre, qui, au lieu de l’attendre, se coupa la patte avec ses dents. Lui de le poursuivre, l’autre de se sauver aussi vite que le lui permettait sa blessure. Enfin, après une longue course, ils arrivent tous les deux au bord du Cher, et au moment où le chasseur allait mettre la main sur sa proie, la maligne bête franchit la rivière d’un seul bond, puis, se tournant vers notre homme, épouvanté de ce saut formidable : « Eh bien, l’ami, s’écria-t-il, est-ce bien sauté pour un boiteux ? »

Les formes variées sous lesquelles la Levrette est susceptible d’apparaître ont nécessairement donné lieu à plus d’un quiproquo ; nous en citerons un exemple :

Un braconnier du village des Baudins, commune de Lacs, était, un soir, à l’affût aux abords d’un petit bois voisin de son hameau, lorsqu’une bête blanche sort du taillis, s’arrête et se prend à le considérer. Le paysan ne met pas un instant en doute que ce ne soit la Levrette ; aussi détale-t-il à grand’erre. Sa frayeur est telle que l’idée ne lui vient même pas de faire usage de son fusil et qu’il n’ose jeter un coup d’œil en courant par-dessus son épaule, pour voir s’il est poursuivi. Enfin, il arrive, haletant, à l’entrée du village, pousse la porte-coupée[310] de la première maison qu’il rencontre, entre, ferme seulement le vantail du bas, et se jugeant en sûreté, regarde résolument derrière lui.

La Levrette est là !… à vingt pas à peine… et avance toujours !…

Le braconnier n’hésite plus et fait feu sur la bête… La bête tombe…

Cependant, le maître et la maîtresse de la maison dans laquelle il se trouve, réveillés en sursaut par le coup de fusil, sautent à bas de leur couche, et s’informent, pleins d’épouvante, de quoi il s’agit. — On se reconnaît, on s’explique ; puis il est question d’aller tous ensemble à la découverte du diabolique gibier. Dieu sait avec quelles précautions, avec quel émoi, ou procède à cette exploration ! Ce n’est que munis d’eau bénite et en prodiguant les signes de croix, qu’ils osent, tous les trois, s’acheminer vers la place où gît la bête.

— Ah ! le malheureux ! s’écrie tout à coup la femme, il a tué ma chèvre !…

Rien n’était plus vrai. — La pauvre bête s’était égarée, la veille, dans les champs, et c’est pourquoi ses maîtres, après l’avoir vainement cherchée toute la soirée, avaient laissé leur porte entr’ouverte, afin qu’elle pût entrer au logis, si l’envie lui prenait d’y revenir.

— Je vous paierai votre chèvre, dit le braconnier tout penaud à ses deux voisins ; mais je vous en prie, ne parlez pas de l’aventure.

À ces contes de lièvre ou de Levrette peut se rattacher le suivant.

Un métayer berrichon, auquel la passion de la chasse faisait perdre un temps précieux, s’était mis en tête que son propriétaire, qui passait pour sorcier, avait le pouvoir de se changer en lièvre, et qu’il venait, sous cette forme, le surveiller dans sa régie. Aussi, chaque fois qu’il rencontrait l’un de ces animaux dans un pacage ou dans un champ, au lieu de lui tirer un coup de fusil, il lui tirait une révérence et lui disait avec respect : — « Oh ! je sais bien qui vous êtes, allez, nout Monsieu[311] ; mais il ne faut pourtant pas trop vous y fier, un malheur est bientôt arrivé. »

La Levrette et la Grand’Bête sont connues, en Berry, sous des noms bien divers. Dans l’ouest de la province, par exemple, on parle du Loup-Brou ; dans le nord, du côté d’Argent, il est beaucoup question de la Bieude ; aux environs de Bourges, on s’entretient du Marloup ou Mauloup[312] et de la Birette. La Birette est également connue dans notre Sologne. — « Il y a quelques années, dit M. Raynal[313], on racontait tout bas dans les campagnes qu’une femme d’un hameau voisin de Bourges, la Birette, avait eu la cuisse cassée d’un coup de fusil, pendant qu’elle courait les champs, la nuit, sous la forme d’une bête toute blanche, d’une espèce inconnue. »

En somme, toutes ces dénominations semblent désigner, chez nous, ce que partout ailleurs, en France, on appelle le Loup-garou.

Cependant, au dire de quelques-uns, il paraîtrait que la Grand’Bête ne serait qu’une sorte d’apparition fantastique, une figure, une image vaine et trompeuse, sortant on ne sait d’où, envoyée on ne sait par qui. Les plus résolus, parmi ceux qui l’ont rencontrée, après l’avoir poursuivie quelque temps et l’avoir approchée d’assez près, l’ont vue grandir rapidement et prendre des dimensions telles qu’elle finissait toujours par se perdre dans le temps, c’est-à-dire par s’évanouir dans l’atmosphère. — Sous ce rapport, notre Grand’Bête serait de la même famille que le Buguel-noz et la Biche blanche de sainte Nennoch, si célèbres chez les Bretons. « La Biche blanche de sainte Nennoch court la Bretagne à la tombée du jour, et c’est en vain que les chiens lui montrent les dents, que les chasseurs lui lancent des balles… Les mariés qui l’aperçoivent le jour de leurs noces sont sûrs de mourir dans la nuit… — Le Buguel-noz grandit dans l’ombre à mesure qu’on l’approche[314]… »

On ne cite aucun méfait matériel commis par la Grand’Bête ; seulement, on affirme que son apparition présage, à coup sûr, quelque catastrophe, telle que le dépérissement des biens de la terre, la mortalité du bétail et même celle des chrétiens[315].

Le Loup-Brou, au contraire, est un être réel dont la malfaisance est bien constatée. Souvent il attaque les voyageurs pendant la nuit et au moment où ils s’y attendent le moins ; mais on est presque toujours averti de son approche, soit par des bruits de chaîne, soit par d’horribles hurlements, soit enfin par l’éclat flamboyant de ses yeux, qui étincellent dans les ténèbres aussi vivement que des escarboucles.

La plupart du temps, le Loup-Brou est un sorcier ou un mauvais sujet qui, par suite d’un pacte conclu avec Satan, peut vagabonder, la nuit, sous la forme d’un quadrupède quelconque, principalement sous celle d’un loup.

Toutes les personnes qui ont couché avec des Loups-Brous s’accordent à dire qu’ils ne manquent jamais de déserter le lit pendant quelque temps, et que, lorsqu’ils y rentrent, ils ont le corps glacé et les cheveux tout mouillés[316].

Le ciel, pour nous punir de certains méfaits, peut nous changer en loup. Les Scandinaves et les Germains avaient aussi cette opinion. Le loup, qui joue un si grand rôle dans la mythologie du premier de ces peuples, y symbolisait l’esprit du mal. — Être fait loup, dans les législations germaniques, c’était être mis hors la loi.

On pense généralement qu’une balle bénite sur laquelle on a prononcé trois Pater et trois Ave, peut blesser le Loup-Brou, ce qui suffit pour lui rendre sa forme humaine et le soustraire au pouvoir du démon.

La croyance aux loups-garous ou aux lycanthropes existe, on ne l’ignore pas, de toute antiquité. On la trouve chez les Hindous, et les Celtes, leurs descendants, étaient convaincus que leurs druides pouvaient revêtir toutes les formes et particulièrement se métamorphoser en loups[317]. Les druidesses, ou vierges de l’île de Sein, avaient également cette réputation. Enfin les Grecs et les Romains parlent en maint endroit de ces sortes de transformations.

Les histoires de loups-garous abondent dans nos campagnes ; nous allons en rapporter quelques-unes.

LE MÉTAYER LOUP-BROU.

Le baron de ***, riche seigneur terrien qui, d’ordinaire, résidait a la cour, où il occupait un très-haut emploi, possédait en Berry, sur les confins de la Marche, une terre assez considérable, où il allait, de loin en loin avec sa famille, passer la belle saison et prendre le plaisir de la chasse.

Parmi ses nombreux métayers, il en était un nouvellement arrivé dans le pays. Cet homme, déjà sur l’âge, était précisément celui qui cultivait le domaine le plus rapproché du manoir seigneurial. Or, depuis sa récente installation sur les terres du châtelain, celui-ci avait remarqué que, tous les mois, au décours de la lune, et pendant trois nuits consécutives, son sommeil était troublé par les aboiements exaspérés des innombrables limiers qui composaient sa meute. Les voix de ces animaux éclataient tout à coup, à minuit précis, et quand le maître sautait à bas de son lit pour jeter un coup d’œil dans les cours et découvrir la cause de ce vacarme, la meute, en dépit de toute clôture, avait déjà gagné pays, et ses abois de plus en plus animés, parcourant tour à tour les coteaux, les plaines, les vallées et les bois, tenaient en éveil jusqu’à l’aube tous les échos des environs.

Le matin arrivé, on retrouvait les chiens couchés aux portes du château, tout harassés, mal en point, fourbus et quelques-uns assez grièvement blessés.

Si le baron interrogeait ses gens sur cet étrange tumulte, les uns lui répondaient qu’il pouvait être occasionné par le passage de la Chasse à Bôdet ; les autres, par l’apparition, dans le pays, de la Levrette ou de la Grand’Bête, etc., etc.

Ces réponses excitaient plutôt qu’elles ne satisfaisaient la curiosité du baron, lorsque le hasard se chargea d’éclaircir ce mystère.

Un jour, tout en causant familièrement de choses indifférentes avec une jeune fille aussi gaie que candide, qui habitait la ferme voisine, la dame du château lui demanda, sans avoir l’air d’y attacher la moindre importance :

— Qu’avaient donc les chiens à aboyer et à hurler comme ils l’ont fait toute la nuit ?

— Ah ! c’est que nous avions nos peaux, dit naïvement la jeune paysanne.

— Comment ! vous aviez vos peaux ? reprit la dame, surprise au dernier point.

La jeune fille, que son innocence avait trahie, et qui s’en aperçut à l’air intrigué de sa maîtresse, éprouva un moment de confusion ; mais comme elle était incapable de mentir et que, d’ailleurs, elle ne songeait point à mal, elle répondit franchement aux questions les plus minutieuses de la baronne, et lui apprit, en somme, qu’à certains jours du mois, et particulièrement entre Noël et la Chandeleur[318], toute sa famille se revêtait de peaux de bêtes, et courait la campagne, pendant la nuit, poursuivie par tous les chiens de la contrée.

— Mais c’est là ce que l’on appelle courir le Loup-Brou, mon enfant, et c’est un affreux métier que vous faites là, toi et les tiens ! s’écria la châtelaine, après avoir entendu la jeune fermière jusqu’au bout.

— Oh ! cela ne fait tort à personne, allez, notre maîtresse, reprit tranquillement la jeune fille, et si vous désirez me voir avec ma peau, rien n’est plus facile, ce sera bientôt fait.

La baronne, poussée par la curiosité et retenue par la frayeur, hésitait à répondre, lorsque la paysanne, prenant. ce silence pour un consentement, ajouta :

— Si, quand je paraîtrai devant vous, vous veniez à avoir peur, vous n’aurez qu’à me frapper sur le nez avec le premier objet venu, et je reprendrai aussitôt ma forme ordinaire.

La jeune fille, à ces mots, grimpa dans le fenil d’une étable, et, un instant après, une louve, une vraie louve, horrible à voir, s’élançait par la lucarne du grenier et bondissait aux pieds de la châtelaine.

Celle-ci jeta un grand cri et tomba à la renverse !…

De longues heures s’écoulèrent avant qu’elle eût repris ses sens, et lorsqu’elle revint à elle, dans son appartement où on l’avait transportée, elle trouva son mari, seul, à ses côtés, et lui raconta tout ce qui s’était passé.

À quelque temps de là, par une sombre nuit de janvier, un homme, armé d’une carabine, et caché dans une épaisse touffe de houx, se tenait en embuscade près d’une grande croix qui s’élevait, non loin du château, à l’intersection de quatre chemins. Des aboiements, des hurlements épouvantables, auxquels se mêlaient des rires et des hourras de l’autre monde, résonnaient dans le lointain et semblaient rapidement s’approcher.

Un moment après, cette huaille nocturne, composée de loups, de chiens et d’une foule d’autres quadrupèdes inconnus des naturalistes, débouchait sur le carrefour et redoublait, à la vue de la croix, ses clameurs infernales, lorsque deux coups de feu, partis presque instantanément, se firent entendre, et furent suivis d’un court silence pendant lequel un énorme loup, qui marchait en tête de la bande et semblait en être le chef, secoua vivement sa fourrure et prononça très-distinctement, ces paroles :

— C’est dommage, c’était bien visé !…

Cela dit, les cris, les rires et les huées recommencèrent de plus belle, et l’immonde cohue, reprenant sa course, disparut dans les ténèbres.

On a deviné que l’homme au fusil n’était autre que le seigneur châtelain. Comme il avait très-bien reconnu la voix de son métayer dans celle du vieux loup, il eut la curiosité de visiter, le lendemain matin, le lieu de cette scène, et retrouva les deux balles de sa carabine à l’endroit même où le loup avait secoué son harnais.

En reprenant, tout soucieux, le chemin de son manoir, le baron aperçut le vieux métayer, plus alerte et plus dispos que jamais, qui labourait sur la crête d’un coteau voisin en briolant[319] d’une voix calme et sonore.

— Voilà, lui dit-il, en l’abordant, deux balles que je viens de ramasser sur la place même où, la nuit dernière, j’ai tiré un loup pendant que j’étais à l’affût.

— C’est imaginant[320], répondit du ton le plus naturel et sans le moindre embarras, le laboureur.

Cette aventure démontra au châtelain ce qu’on lui avait mainte fois certifié et qu’il avait toujours eu de la peine à croire : c’est à savoir que, même avec des balles bénites, on est sans pouvoir contre les Loups-Brous, tant qu’ils sont sous notre dépendance.

Le baron rentra chez lui de plus en plus perplexe, car à ces diaboliques habitudes près, son métayer était un excellent cultivateur, très-actif, fort soigneux du bétail, ainsi que tout son monde ; mais on ne pouvait, en conscience, garder de pareilles gens à son service. D’ailleurs, la dame du château, depuis l’apparition de la louve, tombait en pâmoison toutes les fois qu’elle entrevoyait la jeune fille du colon.

Le métayer Loup-Brou fut donc mandé au château, et on lui signifia son congé. Il chercha bien à faire valoir son habileté comme agriculteur, le bon état de la ferme, son produit considérable depuis qu’il la régissait ; rien de tout cela ne lui fut contesté, mais on lui répondit que l’on n’aimait pas les gens qui, la nuit, couraient les champs, déguisés d’une certaine façon.

Le métayer n’en demanda pas davantage et se retira visiblement contrarié.

Quinze jours après, le Loup-Brou s’installait avec sa famille à la tête d’une métairie des environs, qui dépendait d’une riche abbaye ; quinze jours après, le bétail des nombreux domaines qui composaient la terre du baron était, chaque nuit, régulièrement chassé des pâturages et dispersé dans la campagne, et, quand venait le jour, les boirons[321] avaient toute la peine du monde à retrouver et rassembler leurs aumailles ; souvent même la plupart de ces pauvres bêtes ne rentraient à la ferme que tout éclopées.

Là vengeance du métayer évincé était évidente. Son ancien maître ne fit part à personne de ses convictions à cet égard, car il savait que, pour assurer la réussite du projet qu’il méditait, il était essentiel de ne le communiquer à âme qui vive ; mais il s’occupa sans retard de prendre sa revanche.

Après avoir converti un morceau de plomb provenant de la toiture d’une église en un certain nombre de balles, il prononça trois fois sur chacune d’elles l’Oraison dominicale et la Salutation angélique, et, muni de ces projectiles, il fut s’embusquer, un peu avant minuit, dans les halliers de l’un de ses pacages.

Ainsi posté, la nuit fort sombre lui permettait à peine d’entrevoir le nombreux bétail disséminé autour de lui, et qui, du reste, semblait paître avec assez de tranquillité.

Une mortelle heure s’écoula sans que l’on entendît autre chose que le bruit sourd de l’herbe rompue par la dent des aumailles, l’aigre et monotone cri-cri du grillon affairé et, de temps à autre, la soudaine et puissante bramée[322] qu’un taureau jetait, en déchirant l’air, aux échos les plus lointains.

Tout à coup, une sorte d’inquiétude parut s’emparer du troupeau. Elle se manifesta d’abord chez les plus anciens des bœufs. On les vit relever brusquement la tête, diriger leurs mufles vers le même point de l’horizon, et recueillir par de fréquentes et avides aspirations toutes les émanations apportées par les vents.

À ce premier trouble succéda bientôt une agitation extrême. Bœufs et taureaux, bermant à l’effrei[323], se rapprochèrent les uns des autres. Les plus jeunes, les plus faibles, se massèrent pêle-mêle au milieu des plus vieux et des plus hardis, et le groupe entier finit par former une espèce de bataillon circulaire, crénelé sur son front d’une forêt de cornes menaçantes.

Cependant, le châtelain avait beau interroger l’espace du regard et de l’ouïe, il n’apercevait, il n’entendait rien d’extraordinaire.

Toutefois, s’humiliant devant l’instinct de ces bêtes, il crut à l’approche du danger, et, ne négligeant aucune précaution, il venait de faire la dernière inspection de son arme, lorsqu’il vit apparaître, à l’extrémité du pâtis, une lumière.

— C’est sans doute, pensa-t-il, la lanterne d’un boiron qui vient s’assurer si les bœufs n’ont point quitté le pacage.

Cela le contraria, car cet incident interrompait une aventure à laquelle il prenait goût et dont il croyait toucher le dénoûment.

Mais voilà que la lumière fait une espèce de bond en avant et est aussitôt remplacée par une autre. Celle-ci, bondissant à son tour, cède la place à une troisième, et vient se ranger auprès de la première… Une quatrième, une cinquième lumière, suivies de bien d’autres, se succèdent, absolument de la même façon.

— Dieu me pardonne ! se dit à lui-même le baron ; qui ne put s’empêcher d’en rire, c’est le personnel entier de mes domaines !… Ces poltrons-là n’auront osé se rendre ici, à pareille heure, qu’après avoir opéré une levée en masse, et ce sont eux qui franchissent, l’un après l’autre, la clôture du pâturage.

Dépité de voir ses projets ainsi déconcertés, il allait quitter son poste pour n’être pas découvert par ses métayers, lorsqu’il s’aperçut que l’anxiété du bétail, loin de diminuer, croissait de plus en plus, à mesure que les lumières approchaient.

Il résolut d’attendre encore.

Chose singulière, la plupart des lumières, semblables à des feux follets, cheminaient sans ordre en sautillant çà et là, tandis que les autres, et c’étaient les plus avancées, suivaient lentement une ligne droite de laquelle elles ne déviaient jamais.

Du reste, aucune parole, aucun chuchotement, aucun bruit de pas.

Enfin, le châtelain crut discerner quelques apparences de formes humaines, mais il n’osait s’en rapporter à ses yeux, car ce qu’il voyait ou pensait voir ressemblait à plusieurs personnes marchant le dos courbé, la tête relevée, et tenant un falot à la hauteur du front.

Un instant après, tout était éclairci. — La fantasmagorie des métayers et des lanternes s’évanouissait pour faire place à la réalité, et cette réalité avait elle-même tous les caractères d’une vision.

Une troupe d’animaux étranges, de bêtes sans nom, aux formes et aux allures hideuses, dissemblables et inconnues, et dont les regards brillaient dans l’ombre aussi vivement que des charbons ardents, s’avançait lentement et sans bruit, précédée et guidée par le vieux Loup-Brou, bien reconnaissable à son pelage grisonnant.

Le bétail, frissonnant d’horreur, était sur le point de se débander, lorsqu’une arme à feu détona tout à coup dans le silence de la nuit.

Le Loup-Brou tomba comme foudroyé… ; mais presque aussitôt il se releva sous sa forme naturelle, et on le vit s’éloigner clopin-clopant du théâtre de son désastre.

Toute son odieuse séquelle avait déjà disparu.

Inutile d’ajouter que cette simple exécution suffit pour ramener l’ordre et la tranquillité sur les terres du baron.

LES DEUX PROCUREURS.

Il a été un temps où le château de la Pouserie, situé dans la commune de Thevet, appartenait à un seigneur, vieux garçon, qui, après avoir mené joyeuse vie, se trouvait à peu près ruiné, et en était presque réduit à vivre du produit de sa chasse. Ce n’est pas qu’il ne lui restât à percevoir, sur les terres de trois ou quatre paroisses qui entouraient son manoir et en relevaient, une foule de beaux et bons droits, tels que cens, rentes, champarts, lods et ventes, terrages, charnages, lainages, etc., etc., qui auraient largement suffi pour le maintenir sur un très-bon pied dans la province ; mais, à l’exception de quelques chefs de famille qui lui apportaient encore, quand venait la Saint-Michel, une ou deux douzaines de poules de coutume et autant de vieux coqs de redevance, hors aussi quelques bouquets de fleurs de devoir seigneurial[324], qu’il recevait le jour de la Saint-Jean-Baptiste et qui ressemblaient bien plus, dans la position où il se trouvait, à une mauvaise plaisanterie qu’à un hommage, tous ses autres tenanciers refusaient d’acquitter leurs droits et devoirs.

C’est qu’ils s’étaient aperçus que leur seigneur avait égaré depuis longtemps le papier terrier qui établissait ses revenus et priviléges.

Aux premiers signes de ce mauvais vouloir, le vieux seigneur de la Pouserie, qui n’avait jamais vu très-clair, et pour cause, dans ses archives, s’était bien empressé de remettre ses titres, chartes et pancartes entre les mains de maître Goupil, l’un des plus habiles procureurs de la ville voisine, en lui enjoignant de rechercher le parchemin adiré, et de poursuivre, au préalable, les récalcitrants ; mais, depuis deux ans, les efforts de ce dernier n’avaient guère abouti qu’à faire naître une multitude de petits procès dans lesquels le châtelain avait constamment eu le dessous, et à l’occasion desquels le procureur avait fait d’assez bonnes pêches en eau trouble. Le plus fâcheux de tout cela, c’est que les dernières pistoles du pauvre hobereau avaient fondu dans ce litige avec la même promptitude que la rosée aux premiers rayons du soleil de juin ; aussi passait-il la plus grande partie de ses journées et de ses nuits à maugréer et contre ses vassaux, et contre ses juges, et contre son procureur.

Il se trouvait précisément dans un de ses accès de mauvaise humeur, lorsque, pour la centième fois peut-être, maître Goupil vint à se présenter devant lui.

— J’apporte à Votre Seigneurie, lui dit le procureur, une nouvelle liste de tenanciers contre lesquels il n’a point encore été formé d’instance, et je viens solliciter votre agrément pour les poursuivre.

— L’agrément que je vous ai donné jusqu’à présent, maître Goupil, n’a été pour moi qu’une source de déplaisir et de mortifications, et je vous déclare que je n’autoriserai pas de nouvelles poursuites, parce que j’ai la conviction qu’elles n’aboutiraient à rien et que, d’ailleurs, je suis dans l’impossibilité d’en payer les frais. Voyez donc à changer vos batteries.

— Il est vraiment inconcevable que vous n’ayez pas trouvé l’aveu et dénombrement de ma châtellenie dans le cartulaire que je vous ai confié. On m’a parlé, à ce propos, ces jours-ci, de lettres de terrier qu’il me serait facile d’obtenir en grande chancellerie, lettres au moyen desquelles je pourrais contraindre tous mes vassaux et sujets à représenter leurs titres et passer nouvelle reconnaissance ; comment ne m’avez-vous pas indiqué cette ressource ?

— Monseigneur, parce que j’espérais toujours mettre la main sur votre papier terrier, que ces lettres, qui d’ailleurs coûteraient fort cher à impétrer, sont destinées à remplacer.

— Il faut pourtant que cela finisse, maître Goupil, et puisque vous me semblez à bout d’expédients, je vous préviens que je vais m’adresser à maître Lechat, votre confrère.

Ceci fut dit d’une très-grosse voix et accompagné d’un geste qui ne souffrait point de réplique et devant lequel le procureur était habitué à se retirer.

Quoiqu’il se fit déjà tard, le baron, pour s’étourdir et tromper son ennui, prit son fusil et s’en fut au bois chasser à l’affût.

Mais il n’était point en chance : il eut beau choisir les tirés les plus giboyeux de sa forêt de Boulaise, qu’il connaissait si bien, il n’eut pas occasion de brûler la moindre amorce.

La nuit était presque à moitié écoulée, et n’allait regagner son manoir, après quatre grandes heures perdues à faire le guet et qui n’avaient guère servi qu’à surexciter sa bile, lorsque l’idée lui vint d’aller se poster près d’une passée par où les bêtes fauves de la forêt revenaient habituellement du gagnage et qui avait été cent fois témoin de ses prouesses.

Pour plus de précautions, il grimpa, selon sa coutume, au haut d’un grand chêne dont le ramage centenaire dominait en cet endroit le gaulis. Il était occupé à s’y emménager, et, tout en rêvant sangliers, cerfs et chevreuils, il répétait mentalement ce vieil aphorisme d’un maître en vénerie : Attendre doit chescun archier leur revenir de leur vianders ou menjures couvert à un arbre[325], lorsqu’il se fit dans le fourré un léger bruit qui lui parut provenir du bruit des ramilles sèches, sous le pas de quelque animal. Presque au même instant, une agitation subite et qui se propageait en ligne droite, fit onduler les jeunes branches du taillis, et deux loups énormes débouchèrent tout à coup dans la passée, s’y arrêtèrent à peine une seconde, et vinrent se camper au pied même du grand chêne.

Quoique ce ne fût point là le gibier qu’attendait le vieux chasseur, il abaissait déjà le canon de son fusil et s’apprêtait à leur envoyer une balle, lorsque l’un des loups s’adossant contre l’arbre, dit à son camarade :

— Je n’en puis plus, cette course m’a éreinté !… Donne-moi une prise.

L’autre loup tendit sa tabatière.

Que l’on nous permette une interruption : cet incident donnerait à croire que les faits que nous rapportons ne remontent pas même au milieu du seizième siècle, puisque le tabac ne fut introduit en France que vers l’année 1560.

— Sais-tu, continua le premier loup, en aspirant avec avidité la poudre de Nicot, sais-tu que le vieux baron perd patience ? Il m’a menacé, hier soir, de m’ôter sa clientèle et de t’en faire cadeau.

— À présent qu’il n’y a plus rien à frire, dit en ricanant le second loup, grand merci ! — D’ailleurs, il serait par trop curieux de voir un procureur se tourner contre d’anciens clients pour les forcer à acquitter des droits dont il était parvenu à les faire affranchir.

— Ce ne serait pas la première fois que cela t’arriverait, vieux madré, et tu en as bien fait d’autres, reprit le premier loup en accompagnant ces mots d’un rire éclatant auquel prit part son compagnon, et qui dégénéra bientôt en un hurlement prolongé.

Ici, le baron releva son arme et redoubla d’attention, car, dès les premiers mots, il avait reconnu, dans les deux bêtes rousses, maître Goupil et maître Lechat qui venaient de courir le Loup-Brou, et leur conversation prenait une tournure qui l’intéressait au dernier point.

— Ce que tu as de mieux à faire, dit maître Lechat à son confrère, — et je te donne là un conseil d’ami, car il n’est pas dans l’intérêt de mes commettants, — c’est d’exhumer et produire au plus vite l’introuvable papier terrier.

— Telle est bien aussi mon intention, répliqua Goupil, et quand le vieux sire sera rentré dans ses droits et se sera un peu remplumé, c’est bien le diable si nous ne trouvons pas encore moyen d’en tirer pied ou aile.

Et deux nouveaux éclats de rire, terminés par un long hurlement, éveillèrent une seconde fois les échos de la forêt.

En cet instant, le seigneur de la Pouserie coucha en joue les deux malandrins, mais il réfléchit que les balles de son fusil n’étant point bénites, il n’avait aucun pouvoir sur eux.

— Il est temps de quitter le bois, dit alors maître Lechat.

— Partons, ajouta son camarade, nous nous reposerons à l’orée de la forêt, chez le cabaretier Pédard, où nous tuerons le ver[326] en attendant le jour.

Ce disant, les deux loups prirent leur élan et disparurent dans les halliers.

Quoique le baron n’eût rien tué, il ne trouva point qu’il eût fait mauvaise chasse.

Il descendit aussitôt du vieux chêne et se dirigea en toute hâte vers son château. Seulement, à la sortie du bois, il entr’ouvrit, en passant, la porte du cabaretier Pédard, et aperçut, au fond de la taverne, maître Goupil et son compère occupés, en tenue convenable cette fois, à sabler le vin blanc de Montgenoux.

— Messire de la Pouserie ! s’écria Goupil en se levant et se découvrant avec respect.

— Ne vous dérangez pas, maîtres, dit le baron, qui referma vivement la porte et continua sa route.

Il ne s’arrêta chez lui que le temps nécessaire pour faire seller un cheval et partit à franc étrier pour la ville voisine.

À la suite d’une entrevue qu’il eut avec le prévôt, ce magistrat, indigné de la conduite des deux procureurs, se transporta immédiatement de sa personne au domicile de maître Goupil, et y découvrit, au bout d’un quart d’heure à peine de perquisition, le précieux papier terrier.

Il va sans dire que, par le fait de cette découverte, les deux procureurs perdirent leurs charges et que maître Goupil, en particulier, fut condamné à payer d’énormes dommages et intérêts au vieux seigneur de la Pouserie.

Peu de temps après, et précisément au moment où Goupil restituait en bloc à son ancien client les pistoles qu’il lui avait volées en détail, le baron lui disait :

— Vous êtes bien heureux, messieurs les fripons, que le vieux sire ait eu la générosité de ne point parler de certaine course nocturne dans les bois de Boulaise. N’oubliez pas que si quelque jour il lui venait en fantaisie d’en dire seulement un mot, il pourrait vous en cuire, et prenez bien garde à vos peaux !

Le Goupil comprit parfaitement, grimaça un sourire indescriptible, s’inclina profondément et disparut.

CHAPITRE SIXIÈME

LA COCADRILLE.

On trouve quelquefois dans les poulaillers de petits œufs de la grosseur de ceux des merles et presque ronds. Ces œufs, qui n’ont jamais de jaune et qui sont produits par quelque poule malade ou trop jeune, passent, dans nos villages, pour avoir été pondus par de vieux coqs ; c’est pourquoi on les appelle œufs de jau[327], ou coquards. Nos paysans attribuent à ces coquards une foule de propriétés magiques et malfaisantes, et en cela ils sont d’accord avec les sorciers d’autrefois, qui recherchaient avidement ces sortes d’œufs, mais particulièrement ceux qui avaient été pondus dans le pays des infidèles, comme possédant une remarquable puissance évocatrice[328]. — Les magistrats de Bâle qui firent brûler publiquement, au moyen âge, un misérable coq atteint et convaincu d’avoir pondu un de ces œufs, savaient donc parfaitement ce qu’ils faisaient.

Les œufs dépourvus de coquille que la couleuvre dépose assez souvent dans les tas de fumier des fermes sont également réputés œufs de jau.

Or, c’est d’œufs semblables que sort la Cocadrille ou Cocodrille, espèce de serpent qui, avec le temps, devient dragon, et qui, sous ces deux formes, passe pour le plus terrible et le plus pernicieux des animaux connus. Heureusement, il existe un moyen sûr de charmer les coquards ou œufs de jau, c’est-à-dire de neutraliser leur maligne influence. Ce moyen consiste tout simplement à placer, le premier jour du mois de mai, dans les juchoirs et sur les fumiers des basses-cours, des rameaux de charme garnis de leur feuillage. En quelques localités, ce sont des frênes que l’on plante à demeure et dans la même intention, autour des fosses à fumier, et nous remarquerons, à ce propos, que Pline assure que le serpent a une antipathie invincible pour ces arbres. — Du reste, le frêne était un arbre mystique et sacré chez les Hindous, ainsi qu’en Pologne et en Écosse.

Le nom de la Cocadrille, ou Cocodrille, doit signifier né d’un œuf, ou né d’un coq[329], car le radical coco, qui constitue l’essence de ce mot, est tout à la fois le nom que nous donnons à l’œuf et le diminutif de coq, que nous prononçons co[330]. Quant à drille, il doit être là pour enfant, fils, garçon ; nous disons encore en français, un jeune drille pour un jeune enfant, un bon drille pour un bon garçon[331].

Dans le nord du Berry, en Sologne, la Cocadrille est connue sous le nom de Codrille[332]. L’œuf qui la renferme s’appelle, en Vendée, dans le Maine et le Poitou, œuf cocatrice. Ce dernier adjectif, en Espagne, est le nom même de la Cocadrille. Notons encore que, dans ce dernier pays, le crocodile, animal ovipare, se nomme cocadriz et cocodrilo. — Au reste, la citation suivante prouve que le mot cocadrille était autrefois français :

Par grans serpens et par dragons gouluz,
Par coquadrilles et par crapaulx veluz,
Dévorés soyent comme gens malheureuses
Ces gros souillars et infâmes Angloys[333].

Tant que la Cocadrille n’est pas sortie de l’œuf, elle y vit sous la forme d’un serpent très-délié, mais fort long[334]. Si vous avez l’imprudence de casser cet œuf pour en connaître le contenu, et que le serpent qu’il renferme vienne à vous apercevoir avant que vous le voyiez, vous tombez aussitôt raide mort ; si le contraire arrive, c’est la mort du reptile qui est instantanée. Mais la subtilité de son regard est telle qu’il y a toujours folie à tenter cette expérience.

La Cocadrille n’acquiert tout son développement qu’au bout de sept années. Au sortir de l’œuf, ce n’est toujours qu’un serpent dont le regard a conservé sa propriété homicide. Un peu plus tard, il lui vient des pattes, ce qui accroît encore son funeste pouvoir ; à tel point, qu’il lui suffit alors de passer sous le ventre d’un bœuf pour l’éreinter.

À l’époque de cette première transformation, la Cocadrille est assez souvent confondue, tl tort ou à raison, par quelques-uns de nos paysans, avec le Tac[335], ou le Môron, espèce de salamandre dont la malfaisance est inimaginable.

Indépendamment de ces deux derniers noms, la salamandre porte encore, en Berry, ceux de Sourd (comme en Bretagne) et de Soufflet. — Quoique de mœurs fort inoffensives, ce reptile n’en passe pas moins pour très-redoutable dans nos campagnes. Cette croyance est attestée par deux de nos proverbes :

Après le Tac,
Le drap.

C’est-à-dire : si le Tac vous touche, qu’on apprête votre linceul.

Si le Tac entendait,
Si l’anœil voyait,
Le monde bientôt finirait.

Ou bien encore :

Si le borgne[336] voyait,
Si le sourd entendait,
Bientôt le monde finirait.

Un fruit que la salamandre aura touché peut, au dire de nos paysans, donner la mort à celui qui le mange ; une source où elle a bu est pour longtemps empoisonnée. Mais c’est aux bestiaux qu’elle est surtout pernicieuse : sa morsure les tue ; son souffle, même à une grande distance, suffit pour les faire enfler. Tous les jours, on entend parler, dans nos métairies, d’animaux qui ont été bouffés ou soufflés par le Tac. — Chez les Romains, la salamandre était encore, s’il est possible, en pire réputation que chez nous. Pline va jusqu’à dire qu’elle peut tuer des peuples entiers : Salamandra populos pariter necare improvidos potest[337].

Au reste, notre Tac ou Soufflet est la même chose et n’est pas moins décrié que le Mirtil du Poitou, la Blande de la Provence, la Plavine du Dauphiné, le Laberne du Lyonnais, le Mouron de la Normandie, le Sourd de la Bretagne,  etc.,  etc.

Tant que la Cocadrille n’est que serpent ou salamandre, tout regard de chrétien[338] qui prévient le sien peut la faire mourir ; aussi vit-elle retirée et invisible soit dans d’humides souterrains, soit au milieu de vieilles masures envahies par les ronces, soit au fond d’anciennes citernes abandonnées, soit dans les murs lézardés ou sous les tombes ruinées des cimetières. — La Cocadrille, à l’état de salamandre, a souvent fait entendre ses sifflements dans la partie des fossés du vieux château de Saint-Chartier (Indre), qui touche l’ancien cimetière de la paroisse.

Sa septième année à peine révolue, la Cocadrille prend un accroissement énorme : il lui pousse subitement des ailes ; elle devient dragon, et, quittant aussitôt sa retraite, elle se dirige d’un vol puissant vers la tour de Babylone, réceptacle impur de tous les monstres qui désolent la terre.

Il est singulier que cette bizarre croyance, qui existe également en Sologne, concorde parfaitement avec les paroles d’Isaïe, lorsqu’il prophétise l’avenir de Babylone : — « Les oiseaux de mauvais augure hanteront ses demeures… ses châteaux et ses tours seront le repaire des dragons…, etc., etc.[339]. » — Il n’est pas moins curieux de rapprocher cette tradition du passage suivant que nous trouvons dans le Dictionnaire de la Bible de dom Calmet[340] et qui est extrait d’une relation de voyage, publiée par l’Allemand Rauwolf, dans le courant du seizième siècle : — « Assez près de ses fortifications en ruines, était la tour de Babylone… on la voit encore et elle a une demi-lieue de diamètre ; mais elle est si ruinée, si basse et si pleine de bêtes venimeuses qui ont fait des trous dans ses masures, qu’on n’en ose approcher d’une demilieue… Il y en a surtout une espèce dont le poison est fort subtil et qui est plus grosse que nos lézards. »

Cette tour de Babylone ou de Babel, qui, comme on sait, servit d’observatoire aux prêtres chaldéens, inventeurs de l’astronomie, avait 307 pieds d’élévation. Elle était consacrée à Belus (c’est-à-dire au seigneur, au roi) qui très-probablement est le même que Bel, Baal, ou le Soleil. Or, l’enchanteur Merlin, dans l’une de ses prophéties, appelle le Diable le grand dragon de Babylone ; ce qui porterait à croire que Merlin, qui professait le christianisme, se sert de cette appellation pour désigner le dieu Bel, ou le soleil, dont le dragon, ou le serpent, dans plusieurs anciennes théogonies, symbolisait la toute-puissance.

Lorsque le départ de la Cocadrille a lieu en plein jour, l’aspect hideux de son grand corps, suspendu entre ciel et terre, et le bruit horrible de ses ailes dont la vaste envergure intercepte parfois les rayons du soleil, consternent pour longtemps les populations. Presque toujours ce départ est signalé par des épidémies que l’on attribue aux poisons qu’exhale dans les airs le souffle empesté du monstre.

La sarpent volante[341], sortie des ruines de la chapelle de Riola, dans le canton de la Châtre, et à laquelle un militaire, qui passait par là, en regagnant ses foyers, abattit une aile ; l’énorme dragon qui, par un jour de foire, s’élança, en plein midi, des souterrains du château de Culan (Cher), et qui a laissé dans la contrée de si terribles souvenirs, qu’était-ce, sinon la Cocadrille partant pour Babylone ? — La Gargouille de Rouen, la Tarasque de Tarascon, la Grand’Gueule de Poitiers, le Graouilli de Metz, le Dragon de Saint-Spire de Corbeil, le Dragon de l’Ascension à Bourges[342], etc., etc., qu’était-ce encore ? — Toujours la Cocadrille.

Par sa forme, autant que par sa malveillance, notre Cocadrille a beaucoup d’analogie avec le basilic, animal fabuleux que les anciens rangeaient au nombre des lézards, des serpents ou des dragons, et dont le regard donnait également la mort. D’un autre côté, la Bible assure que le basilic de l’Écriture avait des ailes. — Remarquez de plus que cockatrice est le nom vulgaire du basilic, lacerta basilicus[343].

Au reste, il paraît que le basilic se trouve encore de nos jours dans le Jura, où l’on affirme qu’il sort d’un œuf de coq couvé par un crapaud ; ce qui fait qu’au moyen âge on lui donnait le nom de coq-basilic. Le basilic jurassin a un autre point de ressemblance avec notre Cocadrille, c’est qu’il « se tient dans les trous de mur et qu’il porte malheur aux maisons dont il habite secrètement les combles[344]. » Cette dernière circonstance est d’ailleurs confirmée par ce que raconte Scaliger du célèbre basilic qui avait établi sa demeure dans l’église de Sainte-Luce, à Rome, et qui, du fond d’un humide et sombre caveau, empestait de son haleine la ville éternelle, lorsque, fort heureusement, le pape saint Léon éteignit par ses prières cet infernal reptile.

Notez encore et surtout que le basilic portait sur la tête une manière de couronne qui lui valut son nom (petit roi), et que la Cocadrille a souvent pour diadème une brillante escarboucle. À propos de ce splendide diamant qui presque toujours étincelle au front de la Cocadrille, Mlle Amélie Bosquet, dans son savant et intéressant ouvrage intitulé : la Normandie romanesque et merveilleuse[345], prétend que la superstition du Codrille ou de la Cocadrille se rattache à la célèbre tradition druidique de l’ovum serpentinum ; mais cette vieille tradition gauloise se reconnaît bien plus évidemment dans la légende suivante.

LE SERPENT AU DIAMANT.

Nos conteurs populaires sont loin d’être d’accord sur le lieu où se passa l’événement dont nous allons parler. Le domicile des narrateurs influe beaucoup sur le choix du théâtre qu’on lui donne. Tantôt on en place la scène à Lacs, près de la Châtre ; tantôt au milieu de l’étang de Villiers, dans le Cher ; tantôt, et le plus souvent, à Sablançay, Sainblançay, localité qui nous est inconnue, mais qui existe ou a dû exister, assurent les conteurs, du côté de Bourges. Quoi qu’il en soit, à quelques variantes près dans les détails, le fond de l’histoire est partout le même, et voici, en somme, ce que l’on rapporte.

Il y a de cela bien des siècles, un pauvre bûcheron, qui habitait près d’un vaste étang au milieu duquel s’élevait un bois de chênes, avait l’habitude de se rendre de loin en loin dans cette île pour y recueillir des branches mortes dont il composait son bûcher. Un jour donc qu’il se livrait à cette occupation, il ne fut pas peu étonné de rencontrer dans une clairière de la forêt un énorme amas de serpents, dont les corps emmêlés, noués les uns aux autres, formaient une boule vivante, affreuse à voir, qui se mouvait lentement et au hasard, et de laquelle partaient des sifflements stridents et continus.

Un point brillant scintillait à la surface de cette sphère inextricable, et il semblait qu’il allait toujours grossissant à mesure que les sifflements des reptiles augmentaient d’intensité. Lorsque ce point brillant eut atteint le volume d’un œuf, tout bruit cessa ; les corps des serpents se détendirent, s’allongèrent et se laissèrent aller, un à un, sur le sol, comme brisés par la violence de l’exercice auquel ils venaient de se livrer.

Bientôt il ne resta plus de cette boule hideuse qu’un serpent monstrueux qui, roulé sur lui-même, en formait le noyau. Sur son front resplendissait un énorme diamant. À la vigueur avec laquelle il développa les interminables spirales de son corps, il était aisé de voir qu’il ne partageait pas l’énervement de ses frères. Loin de rester comme eux étendu sur la terre, il déploya rapidement les ressorts nerveux de ses anneaux, et se dirigea, tête levée, vers le lac. Arrivé là, il laissa tomber son diamant sur le gazon qui tapissait le rivage, plongea sa tête dans les flots, et but avidement et longtemps.

Cela fait, et le globe lumineux ayant repris sa place sur son front, le monstre gagna l’orée de la forêt et disparut dans ses noires profondeurs. Il était déjà loin que l’œil, guidé par les feux qui jaillissaient de sa couronne, pouvait encore suivre, à travers l’épaisseur des halliers, les sinuosités de sa marche.

Ce spectacle merveilleux lit, on le croira sans peine, une impression bien vive sur l’esprit du pauvre bûcheron. Il abandonna aussitôt son travail, s’achemina vers le batelet qui l’avait amené dans l’île, le détacha de la rive et reprit tout rêveur le chemin de sa cabane.

À partir de ce moment, il n’eut plus qu’une idée en tête, celle de s’emparer du diamant. Il ne se préoccupa plus d’autre chose, s’ingéniant, nuit et jour, à trouver le moyen de mettre son projet à exécution ; mais plus il y songeait, plus cette conquête lui paraissait pleine de dangers, sinon impraticable. Retrouvât-il jamais le serpent dans des circonstances pareilles à celle où il ne l’avait encore rencontré qu’une seule fois, nul doute qu’il lui serait impossible de mettre la main sur le diamant sans être aperçu par le monstre qui alors le poursuivrait jusque sur le lac, ferait chavirer sa barque aussi facilement qu’une coquille de noix, et le dévorerait infailliblement.

Quelque tristes, quelque désespérantes que fussent les conclusions de tous ses calculs, de toutes ses combinaisons, il n’en persista pas moins dans son hardi dessein. À force de le ruminer, de le sasser et ressasser, il en arriva à se persuader qu’au moyen d’un grand et solide tonneau auquel il adapterait une porte, qu’il pourrait ouvrir et fermer à volonté, il viendrait à bout de mener son entreprise à bonne fin.

Il se mit sans retard à l’œuvre, et aussitôt que cette singulière embarcation fut terminée, il la hissa sur son bateau, la dirigea vers l’île et l’amarra sous le vent qui soufflait de ses bords. Après quoi, il s’enfonça dans le bois, se mit en quête des serpents, battit, fouilla dans tous les sens et fourrés et clairières, sans parvenir à trouver ce qu’il cherchait.

Combien d’excursions il fit ainsi dans l’île, — toutes aussi infructueuses les unes que les autres, — nul ne saurait le dire. Loin, toutefois, de perdre espoir, il s’acharna tellement à son idée que bientôt il ne se passa plus une journée sans qu’il se rendît dans la forêt.

Enfin, au bout d’un an, jour pour jour, après celui qui lui avait enlevé tout repos, ses vœux furent exaucés : — il revit les serpents !…

L’étrange spectacle auquel il avait déjà assisté se reproduisit dans ses détails les plus minutieux : serpents enlacés en boule, sifflements aigus, diamant radieux, rien n’y manqua.

Aussitôt qu’il vit le serpent-roi se détacher du groupe et s’avancer majestueusement vers le lac, il le suivit avec résolution, tout en cherchant à dissimuler sa présence en se glissant derrière le tronc des chênes.

À peine le dragon a-t-il confié son diamant à la verte pelouse et dardé sa langue enflammée vers les flots, que le bûcheron s’élance, se saisit du trésor tant désiré et s’enfuit à pas précipités vers son tonneau.

Au moment de s’embarquer, il embrasse d’un coup d’œil rapide et inquiet tout ce qu’il peut découvrir des contours de l’île, et remarque avec surprise et satisfaction qu’il n’est point poursuivi. Il n’en met pas moins de hâte à s’éloigner de ces bords, car déjà il entend sortir de la forêt des sifflements épouvantables auxquels un puissant bourdonnement sert de basse continue. Bientôt aussi l’horrible tête du dragon apparaît au-dessus de la cime des plus grands arbres : elle s’agite dans tous les sens et vomit des torrents de flamme et de fumée. Mais il est aisé de juger, aux mouvements saccadés et incertains du monstre, qu’il ne sait de quel côté se diriger, et qu’en lui enlevant son diamant, on lui a ravi la vue.

Le bûcheron arriva donc chez lui sain et sauf. Aussitôt qu’il fut un peu remis de son émotion, il pensa à ce qu’il ferait de son diamant. Comme il ne manquait pas d’intelligence, il eut bientôt compris que personne, dans la contrée, n’était à même de lui compter le prix d’un pareil joyau ; c’est pourquoi il se décida sur le champ à le porter au roi.

Or, il paraît que ce prince, jaloux de consacrer tous ses moments au bonheur de ses peuples, était tellement avare de son temps, qu’il avait coutume de condamner à une prison perpétuelle toute personne qui, admise à l’une de ses audiences, ne l’avait entretenu que de matières frivoles.

Cette circonstance n’était pas ignorée de notre bûcheron ; aussi lui donna-t-elle à réfléchir. Mais, rassuré bientôt par l’importance de l’objet de sa démarche, il se rendit résolûment au palais du roi et demanda à lui parler.

À son grand étonnement, le roi le reçut de la façon la plus amicale, lui prit affectueusement les mains et l’interrogea de l’air le plus gracieux sur le but de sa visite.

— Sire, dit le bûcheron tout confus, je ne suis venu céans qu’à seule fin de vous faire un cadeau.

Alors il sortit de sa poche le diamant. — Le roi en fut d’abord ébloui ; puis il le prit dans sa main et dit aussitôt au bûcheron :

— Je sais ce que c’est, mon ami ; mais, vous, connaissez-vous toute la vertu de cette pierre précieuse ?

— Je soupçonne seulement, sire, qu’elle est d’un grand prix, et c’est pourquoi l’idée m’est venue de l’offrir à Votre Majesté.

— Ce diamant, reprit le roi en souriant, a deux propriétés très-remarquables : l’une, c’est de bien faire accueillir par tous les puissants de la terre celui qui le porte sur soi, et vous lui devez la réception que je vous fais en ce moment[346] ; la seconde, la voici :

Le prince, à ces mots, détacha des parois de l’appartement une lourde masse d’armes tout en fer et, la touchant avec le diamant, elle fut à l’instant même changée en or. Des haches, des coutelas, des fers de lance, éprouvèrent une transformation semblable.

L’étonnement du bûcheron était à son comble.

Cependant le roi, qui s’était recueilli et qui réfléchissait sans doute au trouble profond qu’un pareil talisman, s’il venait à s’égarer, pourrait jeter dans le système monétaire de son gouvernement, ne tarda pas à prendre une résolution héroïque.

— Mon ami, dit-il au paysan, votre fortune et celle de votre famille sont assurées. Mais comme je pense que le fer est plus utile que l’or, et qu’il pourrait se faire qu’un jour ce diamant tombât entre les mains d’un vaurien qui, alors, serait à même d’abuser des bonnes grâces du pouvoir, je vous ordonne d’aller sans retard le jeter dans le lac qui environne l’île où vous l’avez trouvé. — Allez…, je vous le répète : je me charge de votre sort et de celui des vôtres.

Le paysan, qui, au bout du compte, n’avait jamais rêvé rien de mieux, et ne pouvait rien désirer de plus, s’empressa d’exécuter l’ordre du roi.

Ici, la tradition varie, et cela nous semble tenir à la différence d’aspect qu’offrent les lieux que l’on assigne à la scène.

Les uns disent qu’aussitôt que le diamant eut touché les eaux de l’étang, elles disparurent à jamais au milieu d’un tremblement de terre.

D’autres prétendent qu’au moment où le bûcheron lança le diamant dans le lac, d’effroyables détonations partirent des profondeurs de ses abîmes, dont les ondes bouillonnantes s’élancèrent vers les cieux en immenses colonnes, tandis que de gigantesques gerbes de flammes, jaillissant de tous les points de l’île, dévoraient tout ce qui était à sa surface et n’y laissaient que des cendres.

Il existe en France, et même sur quelques points du Berry, bien d’autres versions de cette légende. Celle que nous venons de rapporter nous a été racontée par Chartier-Langlois, maître charron de la commune de Lacs. Loin d’y avoir ajouté le moindre incident, nous en avons, au contraire, retranché plusieurs détails qui nous ont paru oiseux ou trop puérils.

Dans notre Sologne berrichonne, on assure que, le 13 du mois de mai de chaque année, tous les serpents du pays, quelle que soit d’ailleurs leur espèce, s’assemblent entre Ardon et Jouy, dans la Sologne orléanaise, près des bords étang, et procèdent à la formation d’un diamant qu’ils coassent avec une matière brillante et visqueuse qui découle de dessous leur langue[347].

Dans d’autres parties de notre province, on vous parlera de la Vouivre, dragon monstrueux qui porte sur sa tête une plaque étincelante ; on vous dira que parfois cette plaque se détache, et que celui qui a le bonheur de la trouver voit désormais tous ses vœux accomplis[348].

En Normandie, en Lorraine, en Franche-Comté et ailleurs, on s’entretient aussi beaucoup d’un dragon aveugle, dont la marche ou le vol est éclairé par une brillante escarboucle qu’il porte sur le front et qu’il ne quitte jamais qu’au moment où il éprouve le besoin d’étancher sa soif. Celui qui parviendrait à s’emparer de ce diamant, pourrait, dit-on, se vanter de posséder un trésor incomparable, car il lui procurerait pour toujours et santé et richesse[349].

Dans les Contes des anciens Bretons, publiés par M. de la Villemarqué, il est question d’un dragon qui porte, non pas sur la tête, mais au bout de la queue, une pierre précieuse dont la vertu est telle, que « quiconque la prend dans une main, a dans l’autre, à l’instant même, autant d’or qu’il en peut souhaiter ».

Ces dernières traditions, ainsi que celles qui concernent notre Cocadrille et notre serpent au diamant, ont la plus grande analogie avec ce que l’on rapporte de la Vouivre gauloise, autre dragon aveugle qui a été rangé par quelques savants au nombre des divinités celtiques.

Nous allons transcrire ici le passage que Pline a consacré à l’ovum anguinum des Gaulois, et l’on y reconnaîtra l’origine de la plupart des croyances que nous venons de mentionner.

« L’œuf de serpent, si renommé dans les Gaules, est produit par une quantité prodigieuse de serpents qui, pendant l’été, se réunissent en boule, s’étreignent et se collent les uns aux autres au moyen de la sueur et de la bave qui suintent de leurs corps et de leurs gueules. Au dire des druides, les serpents lancent, en sifflant, cet œuf dans les airs. C’est alors que ceux qui désirent s’en emparer doivent, avant qu’il ait touché terre, le recevoir dans un sagum, sauter aussitôt en selle, et fuir à bride abattue jusqu’à ce qu’ils aient mis un fleuve entre eux et les reptiles. On attribue à l’anguinum la merveilleuse vertu de faire gagner les procès et de rendre accessibles les puissants de la terre. On le reconnaît à cet indice : chargé de chaînes d’or et jeté dans un cours d’eau, il surnage et remonte vers la source. Les druides, toujours habiles à envelopper de mystère leurs vaines pratiques, prétendent que l’on ne peut se procurer cet œuf que pendant certaine phase de la lune, comme s’il dépendait d’un homme de faire concorder l’opération des serpents avec le mouvement des astres. — J’ai eu occasion, ajoute Pline, de voir l’un de ces œufs ; il avait la forme et le volume d’une pomme de moyenne grosseur ; sa surface cartilagineuse, criblée de mille trous, ressemblait à un polypier[350]. »

Le fait suivant, que nous puisons dans un article de M. Alfred Maury, n’est pas non plus sans rapport avec notre vieille tradition berrichonne : — « M. Ernest Renan, envoyé, en 1860, par S. Exc. le ministre d’État, pour explorer au point de vue archéologique la côte de Phénicie, a trouvé dans une cella d’origine phénicienne, située dans un marais près d’Aïn-el-Hâyat (la Fontaine des Serpents), un globe ailé, entouré d’aspics dont la tête est surmontée d’un disque… Ce globe est sculpté à la voûte de la cella, qui est d’un style qui fait penser à l’Égypte. »

Les dracontides dont parle Philostrate dans son Histoire d’Apollonius de Tyane, ont encore quelque analogie avec le diamant de notre légende : « Les dragons des montagnes, dit Philostrate, ont dès crêtes d’un rouge plus ardent que celui d’aucune lampe… On dit que la tête de ces dragons renferme des pierres brillantes auxquelles sont attachées des propriétés merveilleuses[351]. » — « Oléarius, dans son édition de Philostrate, avertit qu’il ne faut pas confondre ces pierres avec les yeux mêmes du dragon, qui sont aussi appelés, par Philostrate, des pierres précieuses, et qui entraient dans diverses préparations magiques[352]. »

En définitive, c’est encore dans les livres sacrés des Aryas et des Hindous, ces antiques répertoires qui recèlent les origines les plus reculées des langues et des croyances européennes, que l’on découvre les traces les plus anciennes de l’anguinum gaulois et de notre serpent au diamant.

Parmi les relations si variées que nous ont transmises sur la création du monde, les religions hindoues, on trouve le récit suivant : — Lorsque l’Auteur de toutes choses voulut mettre fin au chaos, il commença par créer les eaux, puis il y déposa sous la forme d’un œuf d’or aussi brillant que le soleil, une semence féconde. Brahmâ prit naissance dans cet œuf divin, qui flotta pendant un an sur les eaux. Au bout de ce temps, Brahmâ sortit de l’œuf en le partageant en deux parties égales, dont il forma le ciel et la terre,  etc.,  etc.[353]. — Dans une autre cosmogonie hindoue, il est question de huit serpents portant, chacun sur sa tête, une escarboucle dont les feux étincelants servent à éclairer les régions inférieures du monde[354]. — N. Muller[355] mentionne une peinture religieuse du même pays, qui semble reproduire d’une manière assez précise l’opération à laquelle se livrent les serpents au commencement de la précédente légende. Cette peinture offre aux regards le groupe amoureux de Brahm et de Parasacti. Devant eux, au bas du tableau, se voit un œuf qu’un serpent enserre de ses replis ; — ce qui rappelle le globe entouré d’un serpent que la symbolique chrétienne place quelquefois sous les pieds de la Vierge ; ce qui rappelle encore le serpent Jordmungand, dont le corps, d’après la mythologie Scandinave, forme un cercle autour de la terre.

Ce globe ou cet œuf, disent les savants, est l’œuf primitif, l’œuf du monde, l’œuf du serpent cosmogonique dont est sorti l’univers créé ; le serpent est l’éternité, et l’ensemble du tableau représente, à la manière orientale, le mystère de la création du monde[356].

Quant à l’ovum anguinum proprement dit, on le retrouve encore dans une image sacrée des Japonais où figure un œuf flottant sur un fleuve[357], et il n’est probablement pas sans analogie avec l’œuf mystérieux qui, chez les Mages, était l’emblème du monde, et que les Égyptiens plaçaient dans la bouche de Kneph ; leur dieu-serpent.

Toutes ces vieilles traditions ne durent être, dans le principe, que des allégories. Comme presque toujours, la clef s’en est perdue, et le merveilleux seul est resté dans la mémoire des peuples. Il est donc bien difficile aujourd’hui de deviner ce que ces fictions peuvent signifier au juste. Nous sommes loin, pour notre compte, d’avoir la prétention de les expliquer. Nous nous contenterons donc simplement de rappeler quels furent, dans l’antiquité, les principaux caractères symboliques du serpent, et nous laisserons au lecteur le soin d’en tirer telles inductions qu’il lui plaira.

Sans admettre, comme le pensent plusieurs savants anglais, que la terre fut couverte, dans les premiers âges, de dracontia ou temples du dragon, on peut croire que chez la plupart des peuples primitifs, tels que les Indiens, les Perses, les Chaldéens, la Divinité suprême eut pour emblème le serpent, ou même le dragon, si comme le prétend M. Spring, de l’Académie des sciences de Bruxelles, l’homme a coexisté avec les dragons et, en général, avec les grands reptiles survivants des temps tertiaires.

Chez les Égyptiens, Osiris et Isis (le soleil et la lune) étaient figurés par deux serpents portant sur leur tête une fleur de lotos, plante dédiée à Apollon. — Le dieu Fo, dans les Indes, était symbolisé par un dragon. — À Babylone, les prêtres adoraient Baal, ou le soleil, sous la forme d’un grand serpent qu’ils nourrissaient dans les temples. — Les Romains des premiers siècles, selon Macrobe[358], représentaient aussi le soleil, alors appelé Janus, sous la forme d’un serpent. Ce reptile, roulé en cercle et se mordant la queue, symbolisait à leurs yeux, l’année et l’éternité ; il en était de même sur les monuments consacrés à Mithra, le dieu du soleil en Orient. Les Romains regardaient aussi le serpent comme l’emblème de la santé, de la vie et de l’immortalité ; ce qui rappelle que le mot hevah, en hébreu, a la double signification de vie et de serpent. — D’après les poésies bardiques, il est hors de doute que les druides, à l’exemple des mages de Babylone, nourrissaient des serpents sous les cairns et sous les dolmens :

Le serpent s’avance dehors en rampant vers les vases du sacrificateur…

est-il dit dans le Chant d’Uther-Pen-Dragon[359]. « Le serpent, dit M. Henri Martin, est un des emblèmes mystiques du druide, et, plus généralement, il est, par sa faculté de changer de peau tous les ans, le symbole de l’existence toujours renouvelée, de l’immortalité. C’est pour cela qu’il fait si grande figure dans les rites du druidisme. Il y tient la première place après le gui[360]. »

Le symbole du serpent mystique existe aussi bien dans les religions primitives du nouveau monde que dans celles de l’ancien. Il y personnifie le dieu-soleil et y est regardé comme le principe de toute chose. — Enfin, le mot Ag, dans le plus vieil idiome connu, le sanscrit, signifie tout à la fois serpent et soleil[361].

Précisément parce que le serpent ou le dragon avait représenté, dès la plus haute antiquité, tantôt la Divinité suprême, tantôt Apollon ou le soleil, la Bible et le christianisme durent en faire le génie du mal, le prince des ténèbres, l’ennemi du genre humain, Satan, en un mot. Toutefois, il paraît avoir également joué ce dernier rôle dans les théogonies persane, égyptienne, grecque, Scandinave,  etc.

Remarquons en terminant ce chapitre, que Dupuis est le premier savant qui ait donné un sens astronomique à toutes ces fables de dragons et de serpents. (Yoy. son Origine de tous les cultes ; voy. aussi Eusèbe Salverte, des Sciences occultes, t. II, p. 190 et suivantes.)


CHAPITRE SEPTIÈME

L’HERBE DU PIC ;
L’HERBE MATAGO.


L’herbe du pic[362], à laquelle on donne aussi le nom d’herbe matago, est une plante magique qui a la propriété de communiquer une force surnaturelle à celui qui s’en frotte les membres ; mais fort peu de personnes la connaissent.

Quelques êtres privilégiés parviennent, dit-on, de loin en loin, à découvrir cette herbe, et, dans ces derniers temps, le grand Bigot, de la paroisse de Lacs, près la Châtre, passait pour avoir eu cette bonne fortune ; aussi tenait-on pour certain qu’il n’avait jamais trouvé la fin de ses forces.

Au reste, voici le moyen que l’on indique pour se procurer l’herbe du pic : — Épier attentivement le vol et les allures d’un pic-vert (picus martius), et lorsqu’on le verra s’arrêter près d’une herbe à laquelle il frottera son bec, on pourra se flatter d’avoir rencontré le précieux talisman. — Cette herbe incomparable, qui donne au pic-vert la force de percer jusqu’au cœur les chênes les plus durs, se trouve aussi quelquefois dans le nid même de l’oiseau.

On assure de plus que cette plante a pour caractère spécifique d’être, à toute heure de la journée, en toute saison, par les froids les plus vifs, comme par les chaleurs les plus intenses, couverte d’une abondante rosée.

Maintenant si, par impossible, dans l’une de vos promenades, — l’herbe du pic venait à frapper vos regards, gardez-vous bien de vous servir d’un instrument de fer pour la cueillir ou l’arracher, car, au contact de ce métal, elle perdrait toute sa vertu[363].

À ceux qui demanderaient comment il se fait que cette herbe merveilleuse ne soit connue que du seul oiseau dont elle porte le nom, il suffira, croyons-nous, de rappeler que Picus, roi d’Italie, fut changé en pic-vert par la belle Circé, dans un moment de dépit amoureux, et qu’alors il a fort bien pu arriver que cette habile enchanteresse, très-savante en botanique, comme toutes les magiciennes, lui ait fait connaître, au temps où elle était éprise de lui, et dans des vues manifestement intéressées, la plante qui nous occupe. — D’un autre côté, comme il est question, dans quelques anciens ouvrages, et entre autres, dans les notes dont Artus Thomas a accompagné la traduction de la Vie d’Apollonius de Tyane, par Blaise de Vigenère, d’une herbe merveilleuse que cet annotateur appelle l’herbe de Mars et qui a la propriété de briser les fers des prisonniers, d’ouvrir toutes espèce de serrures, etc., etc., on peut encore supposer que le dieu Mars aura indiqué cette plante à l’oiseau qui lui était consacré.

La force corporelle étant ce que nos paysans, ainsi que tous les peuples dans l’enfance, prisent et admirent le plus dans un homme, on concevra sans peine que l’herbe du pic exerce sur l’imagination de beaucoup d’entre eux la même influence que la pierre philosophale sur le cerveau de certains savants. On cite encore, dans quelques-uns de nos villages, de pauvres diables qui perdent un temps précieux à chercher cet inappréciable trésor ; et leur nombre doit être considérable, si, comme on l’affirme, toutes les fois que le pic-vert fait retentir nos vallées de son cri moqueur et prolongé, qui ressemble tant à un bruyant éclat de rire, c’est qu’il vient d’apercevoir quelqu’un de ces rôdeurs en quête de son herbe.

La légende de l’herbe du pic était connue des Romains. Pline le naturaliste, qui, comme on sait, recueillait toutes les superstitions de son temps, parle des propriétés merveilleuses de cette plante[364] et conseille à celui qui a eu le bonheur de la trouver de ne l’arracher que la nuit, parce que s’il était aperçu du pic, cet oiseau se jetterait sur lui et lui crèverait les yeux. Rabelais, dans son Pantagruel (liv. IV, ch. lxii), fait aussi mention de cette herbe.

Quelques personnes, qui paraissaient bien renseignées, prétendent que l’herbe matago, que l’on nomme encore, en Berry, matagon, montago, martigo[365], n’est pas du tout la même que l’herbe du pic. Selon elles, l’herbe matago serait tout simplement l’ophrys-mouche, plante assez rare, à racines tuberculeuses, et dont la fleur ressemble à un frelon.

L’ophrys, qui se rencontre quelquefois dans les terrains pierreux de nature argilo-calcaire, est de la famille des orchidées ; or, le grand Linné affirme que les superbes taureaux de la Dalécarlie ne sont aussi vigoureux que parce qu’ils paissent les orchis qui croissent en abondance dans les herbages de ce pays. Cette assertion du célèbre botaniste rappelle naturellement que les orchis ont été longtemps regardés comme de puissants aphrodisiaques, croyance à laquelle semble avoir donné lieu la forme toute particulière des bulbes de ces plantes, dont Pline a dit : gemina radice, testiculis simili[366]. C’est, du reste, cette circonstance qui a valu à ce végétal le nom grec dont les savants l’ont baptisé.

D’un autre côté, notre herbe matago n’est peut-être pas sans affinité avec la mandragore, plante renommée, de toute ancienneté, pour ses vertus génératives, et qui, en Languedoc et en Provence, porte le nom de motogo. La similitude des deux appellations nous porterait à le croire.

Quoi qu’il en soit, l’herbe matago possède, assure-t-on, des propriétés tout aussi puissantes que celles de l’herbe du pic.

On raconte qu’un nommé Cheramy, dit le Grand Boiron, natif du bourg de Lourouer-Saint-Laurent, et qui vivait on ne sait plus à quelle époque, en portait toujours sur lui ; et vraiment, sans cette circonstance, il serait bien difficile d’admettre tout ce que l’on rapporte de sa force incroyable.

Fallait-il rétablir l’équilibre d’une charretée de foin près de chavirer, une simple poussée d’épaule lui suffisait pour la remettre en son aplomb.

Un jour qu’il battait en grange au domaine de la Riffauderie, on entendit dans la charpente un craquement extraordinaire. Le Grand Boiron sortit aussitôt, et vit que c’était l’un des pignons du bâtiment qui s’éloignait de la verticale. Il n’en fit ni une ni deux : il appliqua bravement ses reins le long de la muraille, et donna le temps d’aller chercher un charpentier et de construire un contre-boutant, ce qui ne dura pas moins de quatre grandes heures d’horloge.

Se trouvant, une autre fois, engagé dans une batterie qui avait lieu, par suite de rivalités de paroisses, à l’assemblée de Montgivray, il culbuta tous ses adversaires et les entassa, au nombre de quarante-sept, au pied de la grand’croix de la place. La maréchaussée étant survenue, il se contenta de la désarçonner, puis il enfourcha le cheval du lieutenant, gagna la campagne et disparut.

Le cheval du lieutenant fut retrouvé, le lendemain matin, à la porte de la caserne ; quant au Grand Boiron, on assure qu’on ne le revit plus dans le pays ni ailleurs.



CHAPITRE HUITIÈME

LANGAGE DES ANIMAUX.

Au fond, le langage des oiseaux et des mammifères diffère-t-il des langages humains, soit par le mécanisme de la production, soit par le but, soit par les résultats ?

— Non…
(A. de Quatrefages, de l’Unité de l’espèce humaine.)

Avec le chant, l’oiseau a beaucoup d’autres langages… Il est, avec nous, le seul être qui ait vraiment une langue…

(Michelet, l’Oiseau.)

L’esprit éminemment observateur de nos paysans, joint à leur amour du merveilleux, les pousse sans cesse à étudier tous les phénomènes naturels qui s’accomplissent sous leurs yeux. Il faut bien que le travail incessant auquel est assujetti leur corps ne nuise aucunement à l’activité de leur pensée, car, astronomie, météorologie, médecine, botanique, sciences occultes, etc., tout est de leur ressort. Ils vont même jusqu’à s’occuper de l’interprétation du chant des oiseaux et des cris des quadrupèdes.

Voici de quelle manière ils traduisent le langage de quelques-uns des animaux avec lesquels ils sont le plus habituellement en relation.

Le chant de la poule, au moment de sa ponte, s’interprète ainsi :

J’ponds, j’ponds, j’ponds, j’ponds pour Jacques !

Jacques désigne ici le peuple, la masse des travailleurs, le bonhomme Jacques du moyen âge[367].

Au mois de mai, lorsque la caille trouve difficilement à se garnir l’estomac, elle va répétant :

Caille ! caillé !
J’ai un sa (sac), j’ai pas de blé !

Au mois d’août, lorsqu’elle serait à même de faire des provisions, elle chante :

Caille ! cailla !
J’ai un sa (sac), j’ai pas de blé ! J’ai du blé, j’ai pas d’sa !

D’aucuns, et ce sont d’ordinaire les prêteurs d’argent, affirment que la caille dit tout simplement :

Paie tes dettes !
J’ai un sa (sac), j’ai pas de blé ! Paie tes dettes !

Mais les mauvais payeurs ajoutent que le canard alors demande :

J’ai un sa (sac), j’ai pas de blé ! Quand ? quand ? quand ?

et que la brebis répond :

J’ai un sa (sac), j’ai pas de blé ! Jamais !

La caille, en chantant, répète plus ou moins de fois : Caille ! cailla ! Or, on prétend que le nombre le plus élevé de ces répétitions indique, à l’avance, le nombre de francs que coûtera, par boisseau, le blé qui est sur terre.

La chanson un peu confuse du touin ou pinson ne signifie pas autre chose que : Si j’avais du sel, j’mang’rais d’la chicorée !

Le loriot, que nous appelons garde-veaux, sans doute parce qu’il hante les vallées où paissent souvent ces jeunes animaux, va toujours disant :

Pour du begaud[368]
J’gard’rai tes veaux !

Le Compost des bergers, vieil almanach à l’usage des campagnes, composé sans doute par quelque bon moine, fait dire au loriot : Confiteor Deo ! et la consonnance de ces deux mots latins s’adapte beaucoup mieux à certaines notes du chant de cet oiseau que les paroles que nous lui prêtons.

Dans les premiers jours du printemps, le merle, préoccupé du sort de sa précoce couvée[369], que protégent mal encore les cépées sans feuillage de nos jeunes taillis, exprime ainsi ses inquiétudes :

Laboureux ! laboureux !
En cherchant tes bœufs,
Tu trouverais bien mes œufs !

« L’ortolan, — les gastronomes ne s’en doutent peut-être pas, — niche dans toutes les vignes d’Issoudun, de Châteauroux ou d’Argenton. C’est ce monotone chanteur que nos vignerons nomment Binetu, appellation qui est un reflet de la série de notes que fait entendre l’oiseau ; phrase d’excitation que le travailleur indolent accepte, à ce qu’il paraît, comme le conseil de la nature, car il ne faut pas oublier que le binage est une opération de la culture de la vigne. Ainsi quand l’ortolan chante, il semble qu’il dise au vigneron : « Bines-tu ? Travailles-tu[370] ? »

Nos cultivateurs trouvent encore une sage exhortation dans le chant de la tire-arrache (la rousserole), espèce de grive qui vit dans les roseaux, où elle ne cesse de se démener en répétant nuit et jour : Tire ! tire ! arrache ! arrache ! tire ! arrache !

L’un des plus jolis couplets de la chanson du rossignol est ainsi interprété :

Sue, sue, sue,
La bourrique, la bourrique !

Nous avons souvent entendu raconter dans notre enfance un vieux conte dont nous regrettons de ne plus retrouver de traces ni dans notre mémoire, ni dans celle de nos contemporains, et où ces mots : Sue, sue, la bourrique ! revenaient à plusieurs reprises. Autant que nous pouvons nous souvenir, dans cette légende, qui avait un sens sérieux que nous étions loin alors de saisir, le rossignol représentait l’homme de loisir, peut-être l’artiste, et se raillait de la bourrique, qui semblait jouer le rôle du prolétaire ou de l’artisan.

Le pivert, que nous nommons l’avocat du meunier, parce que nous croyons que l’un de ses cris appelle la pluie, annonce les crues d’eau qui font tourner les moulins, en criant le long des écluses ou des biefs : Pleue ! pleue ! pleue ! c’est-à-dire : Pluie ! pluie ! pluie[371] !

L’alouette, qui s’élève en chantant vers le zénith, est souvent une âme qui se rend en paradis, et, si l’on s’en rapporte au savoir de ceux qui sont versés dans les langues ornithologiques, ce qu’elle chante en ce moment n’est autre chose qu’une prière qu’elle adresse à saint Pierre, et dont voici le sens :

Pierre, laisse-moi entrer,
Jamais plus ne faut’rai[372],
Jamais plus ne faut’rai !

Si l’alouette ou l’âme, après s’être perdue dans l’éther, ne reparaît plus à vos yeux, c’est qu’elle a été admise dans le séjour des élus. Si, au contraire, vous la voyez redescendre, faites bien attention à son chant ; vous ne lui trouverez plus l’accent contrit et suppliant qu’il avait tout à l’heure ; car l’alouette à laquelle saint Pierre a refusé l’entrée du paradis, parce qu’elle a trop péché, s’en revient en chantant d’un ton colère et dépité :

J’faut’rai ! j’faut’rai ! j’faut’rai !

La même chose se raconte en Bretagne, au dire de M. de la Villemarqué[373], et, selon cet auteur, ce serait là un des vestiges des vieilles croyances druidiques, d’après lesquelles l’âme revêtait souvent la forme poétique d’un oiseau[374].

Quelques-uns de nos truchemans prétendent que l’alouette, en cette circonstance, chante tout simplement ce couplet philanthropique :

J’prie Guieu (Dieu), j’prie Guieu,
Pour le riche et pour le gueux.

Durant le déclin de la belle saison, et lorsque le jour approche de sa fin, une espèce de hulotte, bien connue comme l’un des nombreux messagers de la mort, passe quelquefois, invisible et plaintive, dans la brume du soir, et laisse tomber de loin en loin, en rasant le toit moussu des chaumières, ces mots lugubres prononcés d’une voix expirante : Mours ! mours !… c’est-à-dire : Meurs ! meurs !

Lorsque ce triste avertissement est donné ainsi en passant, on ne l’interprète guère que comme un simple rappel à l’ordre. une sorte de memento sans conséquence immédiate, semblable à celui que s’adressent, dans l’ombre du cloître, certains religieux[375] en se coudoyant.

Mais si le funèbre oiseau vient à se poser sur le toit de votre demeure et qu’il s’obstine à y faire entendre sa sépulcrale sommation, oh ! alors, malheur, malheur à vous ou à quelqu’un des vôtres !

Écoutez plutôt ce qui arriva, en semblable occurrence, à la ferme de la Chaume, située presque au cœur du village de Cosnay :

L’OISEAU DE LA MORT.

C’était le soir du dimanche des Brandons. La maîtresse du domaine, qui était malade et en misère[376] depuis près d’un an, et qui, depuis la fête de la Chandeleur, ne se levait plus de son lit, s’écria tout à coup, en s’adressant à sa famille qui causait tranquillement et à voix basse autour du foyer :

— Mon Dieu, mes enfants, qu’est-ce que j’entends donc ? Tout le monde aussitôt fit silence, et tout le monde aussitôt reconnut le lamentable cri de l’oiseau de la mort.

— C’est le volet de la fenêtre du grenier, mère, que le vent fait grincer sur ses gonds, — répondit le Grand Pierre, qui était le fils aîné de la malade et le chef de la famille. Puis, faisant un signe à ses frères et sœurs, il ajouta rapidement et d’un ton plus bas :

— Continuez de causer, vous autres, et tâchez d’élever un peu plus la voix.

Ce disant, il saisit son fusil suspendu au manteau de la cheminée et sortit en grande hâte.

À peine dans la cour, il découvrit, à la pâle lueur des étoiles, l’oiseau de malheur, accroupi parmi les touffes de joubarbe qui couronnaient le sommet de la maison[377].

Il porte aussitôt son arme à l’épaule : la flamme brille, le plomb vole, — mais sans que l’on entende la moindre détonation !…

L’oiseau n’en paraît pas moins mortellement atteint, car son corps, après avoir roulé le long du toit, vient tomber aux pieds du Grand Pierre. Celui-ci se baisse pour le ramasser, mais… il ne voit, il ne trouve rien !… et il n’a pas encore eu le temps de relever la tête, qu’il entend derechef partir du haut du toit les cris : Mours !… mours !… poussés par la hulotte, qui avait repris sa place.

Sans perdre une seconde, il ajuste de nouveau l’étrange gibier. L’arme part, — mais toujours sans faire entendre le moindre bruit !…

Comme la première fois, le corps de l’oiseau descendit rapidement la pente du chaume et tomba en rebondissant sur le sol. — Comme la première fois aussi, le Grand Pierre se penche pour le saisir, mais… ne trouve rien !… et avant qu’il se fût redressé, le sinistre oiseau, perché dans les joubarbes, avait repris son funèbre refrain : Mours !… mours !…

On assure que le Grand Pierre rechargea encore trois fois chacun des canons de son fusil, et que, aux six coups qu’il tira, les mêmes circonstances se reproduisirent.

— Mon Dieu, se dit enfin le Grand Pierre effrayé, qu’est-ce que cela veut dire ?…

Alors il pensa qu’il avait dans un coin de son coffre[378] quelques-unes de ces balles bénites que l’on tient toujours en réserve pour tirer sur la Grand’bête, la Levrette, les Loups-Brous et antres bêtes faramineuses[379].

Il rentra donc à la maison et chargea son arme avec trois de ces projectiles consacrés.

Cependant, on ne cessait d’entendre au dehors la plaintive clameur : Mours !… mours !… à laquelle commençaient à se mêler les hurlements des chiens de la ferme.

Le Grand Pierre revint tout en émoi à son poste, et, après s’être signé et avoir dit la prière du charme, il éleva son fusil à la hauteur de l’œil et pressa vivement la détente.

Cette fois, tout se passa naturellement ; seulement, au moment de la détonation, une petite flamme brilla un instant sur le sommet du toit, précisément à la place qu’avait occupée l’obstiné chanteur.

Quant à ce dernier, le Grand Pierre n’en vit trace ni dans l’air, ni sur le chaume, ni par terre.

Mais son chant avait cessé.

Le Grand Pierre, de retour à la maison, s’approcha du lit de sa mère, entr’ouvrit doucement les rideaux et la trouva morte.

À propos de quelques-uns des incidents de cette légende, nous devons remarquer que les oiseaux de nuit en général ont passé, de toute antiquité, pour des prophètes de malheur. Dans l’un des chants du Rig-Vêda, on trouve l’invocation suivante adressée au soleil : — « Ô Indra, donne la mort à ces mauvais esprits qui prennent la forme de chouettes, de chats-huants, de chiens, de loups, d’oiseaux nocturnes[380]… »

Nous devons noter également que l’on rencontre encore dans certains de nos villages des gens qui passent pour savoir paralyser les effets de la poudre à canon. — Pendant les brigandages qui signalèrent, en Berry, les troubles de la Fronde, nos villageois surent utiliser ce secret et se défendre ainsi avec avantage contre les bandes de soldats pillards dont l’armée royale infestait les campagnes. M. Raynal, dans son Histoire du Berry, t. IV, p. 350, signale ce phénomène en ces termes : « On dit qu’il se trouvait dans la paroisse de Touchay (Cher) des paysans qui possédaient la puissance de charmer les armes à feu et qui, en plusieurs rencontres, mirent ainsi hors de service les arquebuses des soldats ; ils les assommaient ensuite sans péril… » — Malheureusement pour eux, ces soldats ne savaient pas la prière du charme, prière merveilleuse à laquelle on a recours toutes les fois que l’on se croit en butte aux embûches ou aux mauvaises plaisanteries du Diable ou d’un sorcier. Ajoutons que l’on connaît, dans notre pays, bien d’autres prières spéciales qui, dans une infinité de circonstances fâcheuses, sont d’une ressource infaillible. Par exemple, nous avons la prière du feu, qui arrête subitement l’incendie le plus intense[381]. — Nous avons la prière de l’eau, « qui met un frein à la fureur des flots. » — Nous avons la prière des bœufs, que l’on récite la première fois que l’on conduit ces animaux au vert ; ce qui suffit pour les empêcher de sortir du pacage pendant toute l’année. — Nous avons même la prière du loup, au moyen de laquelle on peut se passer de bergère. — Mais très-peu de personnes connaissent ces magiques oraisons, et voici pourquoi : celui qui sait une ou plusieurs de ces prières, ordinairement fort courtes, n’en retrouve plus aucune trace dans sa mémoire, du moment qu’il les a apprises à un autre. Elles ne se transmettent guère que de père en fils et au lit de la mort ; ce qui fait qu’il s’en est déjà perdu un grand nombre. — M. Ribault de Laugardière, membre de la Commission historique du Cher, a publié, en 1856, une intéressante notice sur les Prières populaires du Berry. On trouvera, au besoin, dans ce recueil, la prière de la brûlure, la prière du tonnerre, la prière des aspics, celle des araignées, etc., etc.

Mais reprenons notre thème.

La science du langage des oiseaux a toujours beaucoup préoccupé les populations de l’Orient. Dès la plus haute antiquité, les Arabes, et surtout les Arabes Scénites, ont possédé le don de comprendre ce langage. Aujourd’hui encore, ceux de leurs descendants qui habitent l’Afrique, passent pour être doués de cette merveilleuse aptitude. Leur habileté semblerait même surpasser celle de leurs pères, car ils vont jusqu’à interpréter les cris des quadrupèdes.

M. le général Daumas, dans ses Mœurs et coutumes de l’Algérie, cite un remarquable exemple de leur savoir-faire en ce genre. Voici ses paroles : elles révèlent tout le grandiose de la scène où se passe la vie errante de ces peuples et donnent une belle idée de l’essor majestueux de leur imagination.

« Une croyance populaire montre la grandeur du rôle que joue le lion dans la vie et l’imagination arabes. Quand le lion rugit, le peuple prétend que l’on peut facilement distinguer les paroles suivantes : « Ahna ou ben el mera (moi et le fils de la femme). » Or, comme il répète deux fois ben el mera (le fils de la femme), et ne dit ahna (moi) qu’une seule fois, on en conclut qu’il ne reconnaît au-dessus de lui que le fils de la femme. »

C’était des Arabes Scénites que le thaumaturge Apollonins de Tyane, philosophe de l’école de Pythagore, et si célèbre par ses prodiges, aux temps de Néron et de Domitien, se vantait d’avoir appris le langage des oiseaux[382], et les Arabes eux-mêmes assurent que cette science était connue du roi Salomon et de la reine de Saba, qui surent très-habilement la mettre à profit en choisissant pour messager de leurs amours un certain oiseau appelé huddud, qui ne serait autre que la huppe, au rapport de dom Calmet[383].

Lactance pensait que les bêtes avaient non-seulement un langage, mais encore qu’elles étaient susceptibles de rire[384]. — Artéphius, philosophe hermétique, qui florissait vers la trentième année du douzième siècle, parle assez longuement du chant des oiseaux dans l’un de ses traités. Enfin l’intelligence du langage des animaux est l’objet de plusieurs contes chez tous les peuples slaves[385].

Parmi les modernes, et sans compter du Bartas, qui a burlesquement travesti le joli gazouillement de l’alouette dans les vers suivants :

La gentille alouette avec son tire-lire,
Tire-lire-à-liré, et tire-lirant, tire
Vers la voûte du ciel ; puis son vol vers ce lieu
Vire, et désire dire : Adieu Dieu, adieu Dieu…

parmi les modernes, disons-nous, nous ne voyons guère que Dupont, de Nemours, qui se soit occupé particulièrement du langage des oiseaux. Il a écrit sur ce sujet des pages fort intéressantes, et son interprétation du chant du rossignol est connue de tout le monde. Longtemps après lui, en 1856, M. Garcin de Tassy a publié une brochure intitulée le Langage des oiseaux : c’est une analyse savante et curieuse du poème persan d’Attar.

Pour ce qui est du langage des animaux, en général, plusieurs savants américains vont bien plus loin que nos truchemans berrichons. Quelques-uns d’entre eux ont émis tout nouvellement, sur cette matière, des opinions de la dernière hardiesse. « M. Agassiz, particulièrement, dit M. de Quatrefages[386], a assimilé les cris des animaux aux langues humaines, au point d’affirmer qu’il serait facile de faire dériver les grognements des diverses espèces d’ours, les uns des autres, de la même manière et par les mêmes procédés que les linguistes emploient pour démontrer les rapports du grec avec le sanscrit. »

D’un autre côté, le docteur prussien Pfeil, « qui a fait un séjour de douze années au milieu des marais de la Pologne, et qui est arrivé, dans son pays, au grade le plus élevé de la hiérarchie forestière, déclare qu’une des choses les plus intéressantes à étudier, c’est le langage des animaux. Ce savant docteur, après s’être mis, tous les jours, pendant plusieurs mois, en embuscade auprès d’un étang sur lequel venait s’ébattre une bande de canards sauvages, est parvenu à deviner l’énigme de leurs discours peu harmonieux. Il affirme y avoir réussi au point de reconnaître à leur accent ceux qui venaient d’un pays étranger, et assure, ce que nous n’avons pas trop de peine à croire, que leur langage était devenu plus intelligible pour lui que celui des philosophes de sa patrie[387]. » — Au reste, l’assertion du docteur prussien en ce qui concerne les divers accents du langage des canards, se trouve confirmée par ce passage de Montaigne : « La différence de langage qui se voit entre nous, selon la différence des contrées, elle se trouve aussi aux animaux de même espèce : Aristote (Histoire des animaux, liv. IV, ch. ix) allègue, à ce propos, le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux[388]. »

À ceux qui désireraient comprendre les discours de la première bête venue, quadrupède ou volatile, bien entendu, et qui n’auraient pas le temps de se livrer à d’aussi longues études que le docteur Pfeil, nous indiquerons les deux moyens suivants. Autrefois, du temps d’Apollonius de Tyane, les « Arabes acquéraient le talent de comprendre les animaux en mangeant, selon les uns, le cœur, selon les autres, le foie d’un dragon[389] », et, d’après les Eddas, cette recette était aussi connue des anciens Scandinaves[390]. — Mais comme, de nos jours, il serait fort difficile de se procurer l’un ou l’autre de ces viscères, on fera beaucoup mieux d’avoir recours à l’expédient que voici : — Il existe en Bretagne une plante dont les habitants de ce pays font le plus grand cas. Elle s’appelle l’herbe d’or, parce que, de loin, elle a tout l’éclat de ce métal. Or, « si quelqu’un, par hasard, la foule aux pieds, il s’endort aussitôt et entend la langue des oiseaux, des chiens, des loups, etc. On ne rencontre ce simple que rarement, et au petit point du jour : pour le cueillir, il faut être nu-pieds, en chemise, et tracer un cercle alentour ; il s’arrache et ne se coupe pas, car l’herbe d’or ne peut être atteinte par le fer sans que le ciel se voile et qu’il arrive un grand malheur. Au reste, il n’y a que les saintes gens qui trouvent cette herbe, avec laquelle le sélage de Pline n’est pas sans rapport[391]. »

LIVRE TROISIÈME

SORCELLERIE ; — MÉDECINE ; — MAL-À-SAINT, ETC.


CHAPITRE PREMIER

SORCELLERIE :
LES COURTILIERS ; — LES CAILLEBOTIERS,
LE DEVIN.



Le Berry, comme toutes les autres provinces de France, a compté, de tout temps, un grand nombre de sorciers. Dans le Cher, indépendamment des sorciers d’Herry, dont la réputation est restée proverbiale, « la petite contrée de Bué, Menetou-Ratel et Verdigny, était autrefois célèbre pour ses sorciers. La chronique maligne fait remonter ce fait à l’établissement, dans le pays, d’une bande de Bohémiens mal convertis au christianisme[392].  » Au dire de notre vieux jurisconsulte Jean Chenu, la paroisse de Quantilly était encore un foyer de magiciens. — Dans l’Indre, la Brenne[393], surtout, « vieux pays des meneux de loups, des loups-garous, et des sorts, » fut toujours en grande renommée de sorcellerie. On disait et l’on répète encore aujourd’hui :

Paunay, Saunay, Rosnay, Villiers,
Quatre paroisses de sorciers[394].

Toutes les variétés de cette sorte de thaumaturges se rencontrent encore dans nos campagnes.

Nous ne nous occuperons, pour le moment, que des courtiliers, des caillebotiers, des meneux de nuées et d’une espèce de jetteux de sort qui rappelle le jettatore des Napolitains et l’aaïn, ou mauvais œil des Arabes[395].

Généralement on attribue au courtilier l’infernale faculté de flétrir en un clin d’œil, et par le seul effet de son souffle, l’arbre le plus vigoureux, la splendide végétation du jardin le plus verdoyant, et, ce qui est bien plus désastreux, d’annihiler en une seconde la récolte de tout un canton, en séchant le raisin sur le cep et le blé dans l’épi. — Les Eddas signalent ce fléau en ces termes : « Les sortiléges atteignent les épis[396]. »

C’est encore cette espèce de sorcier que désignent les lois des Douze Tables (450 ans avant J.-C.), lorsqu’elles disent : — Qui fruges excantassit, etc… — Dix-neuf cents ans plus tard, vers la fin du quinzième siècle, le pape Innocent VIII avait encore en vue les courtiliers, lorsque, dans une bulle fulminée contre la magie, il s’exprimait en ces termes : « Il nous est revenu que nombre de personnes ne craignent pas de s’entendre avec le Diable et d’anéantir, par leurs maléfices, les blés des champs, les raisins des vignes, les fruits des jardins et les foins des prés, etc., etc… » Partant de là, le saint-père autorise l’inquisition à poursuivre et condamner les sorciers de tout genre, et, par suite de ces ordres, la ville de Genève voit brûler, dans l’espace d’un an, un grand nombre de ces malheureux !

Allez dire au paysan qui se croit victime du courtilier que les chaudes et fréquentes ondées du mois de juin, en alternant trop promptement avec les rayons d’un brûlant soleil, ont seules occasionné la ruine de ses espérances, il vous répondra : « C’est possible », mais ne tiendra pas moins aucun compte de votre plausible explication ; car ce n’est pas pour lui que Virgile a dit :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas.

et, à tout prendre, le pouvoir fantastique du courtilier parle bien plus à son imagination que l’influence toute naturelle du soleil et de la pluie.

Le mot courtilier vient du grec chortos (pâturage), qui primitivement signifiait lieu, enclos, entouré d’arbres ou de haies. De chortos le latin fit hortus, et le vieux français courtil (jardin). Courtilier ne veut donc dire autre chose que jardinier, et c’est par antiphrase que l’on a donné ce nom à ce genre de sorcier, vrai fléau de toute culture. — Ainsi s’explique le nom de la courtilière, cette ennemie acharnée de l’horticulture.

L’art diabolique du caillebotier n’a pas d’aussi fâcheuses conséquences que celui du courtilier, et puis on peut au moins le combattre, tandis que l’on n’indique aucun moyen de parer les coups de ce dernier.

Les pratiques du caillebotier tendent à soustraire à son profit, ou au profit de celui qui le paie, tout le lait des vaches, tout l’embonpoint du bétail du premier venu. Pour cela faire, il met en œuvre une foule de procédés dont voici les principaux.

Le jour de la Saint-Jean, quelque temps avant le lever du soleil, il parcourt tous les prés, tous les pâtis de son voisinage, recueille dans chacun une certaine quantité de rosée, et, à son retour, en asperge les lieux où paît d’habitude son bétail.

À minuit, encore la veille de la Saint-Jean[397], il se transporte dans trois paroisses connues par la richesse de leurs gras pâturages, coupe dans chacune trois poignées de foin et les met en réserve pour les faire manger à ses aumailles, la veille des trois plus grandes fêtes de l’année.

Enfin, dans la matinée du premier jour de l’an, il fait en sorte de se trouver, avant tous ses voisins, à la fontaine ou à l’abreuvoir du hameau. Alors, il écrème avec soin la surface du liquide, et de ces précieuses prémices compose un merveilleux breuvage grâce auquel ses vaches deviennent en peu de temps les meilleures laitières des environs.

Le caillebotier ne s’en tient pas toujours à ces pratiques plus ou moins innocentes ; quelquefois, pour arriver à ses fins, il a recours aux maléfices et aux enchantements. Les personnes victimes de ces sortes de sortiléges s’en aperçoivent bientôt à l’amaigrissement rapide de leurs bœufs, à l’altération ou à la disparition subite et totale du lait de leurs vaches ou de leurs chèvres. D’ailleurs, les bêtes sur lesquelles le sort a été jeté portent presque toujours trois marques apparentes.

L’un des procédés employés par les caillebotiers qui ne cherchent qu’à nuire sans bénéficier ou faire bénéficier un tiers de leur méchanceté, est celui-ci : Ils se postent en vue de l’étable où est la vache ou la chèvre dont ils veulent faire tarir le lait, et, tout en prononçant certaines paroles, ils tracent avec un escargot un cercle dans l’intérieur d’une égotasse, — c’est ainsi qu’on appelle le pot sur lequel on met égoutter les fromages, — et ce cercle, plus ou moins rapproché du fond du vase, détermine la quantité de lait que donnera désormais la bête ensorcelée.

Ordinairement il suffit, pour rompre le charme, quel qu’il soit, de conduire à une foire l’animal maléficié, et aussitôt qu’il a été marchandé trois fois, il revient à son état normal. S’il s’agit d’une vache ou d’une chèvre dont le lait a été simplement altéré, on est presque sûr de remédier au mal en donnant aux pauvres le lait de la bête pendant trois vendredis consécutifs.

Mais souvent l’œuvre ténébreuse du caillebotier résiste à ces deux expédients ; alors, il devient nécessaire d’avoir recours à un panseux de secret qui soit en même temps devin. — Nous entendons par panseux de secret une personne qui fait métier de guérir bêtes et gens par des moyens magiques[398]. — Ces précieux personnages, quoique de plus en plus rares dans nos campagnes, n’y sont pourtant pas introuvables.

Pour bien faire comprendre au lecteur la manière dont opère, en cette circonstance, le devin panseux de secret, nous allons lui rapporter une vieille histoire qui se raconte encore quelquefois dans nos bergeries, pendant les longues veillées de décembre.

LE DEVIN.

La ferme des Raimonds a toujours été renommée, dans le canton de la Châtre, pour la beauté de ses aumailles. Que cela tienne à l’excellence de ses herbages ou aux soins intelligents du métayer, toujours est-il que ce domaine a, de tout temps, sous le rapport de l’élève des bêtes à cornes, fait la joie et l’orgueil de ceux qui l’ont possédé. — On garde encore le souvenir de l’un des anciens propriétaires de cette métairie, qui, devenu vieux, se faisait apporter un fauteuil dans la mangeoire[399] de ses bœufs, et y passait, disait-il, les plus doux instants de sa vie à voir ces superbes animaux prendre leur réfection.

Mais les colons de ce beau domaine étaient, s’il est possible, encore plus fiers de cette magnifique bouverie que les propriétaires eux-mêmes. — Il fallait voir, les jours de marché, le maître métayer des Raimonds déboucher sur la grande place de la Châtre avec son colossal attelage ; il fallait le voir s’avancer, triomphant, à la tête de ses dix grands bœufs, égaux de taille, pareils de robe, et les faire lentement défiler sous les regards émerveillés d’une double haie de spectateurs, composée des plus fins connaisseurs du pays et sur la figure desquels se peignaient tous les signes d’une admiration profonde et réfléchie à laquelle se mêlait quasi du respect. C’était au point qu’en ces occasions solennelles, certains d’entre eux se surprenaient à porter la main à leur chapeau. — Notons, en passant, que ce goût pour les bœufs semble être la passion dominante des populations qui habitent le sud-est du bas Berry. Ailleurs, c’est l’amour des chevaux, de la chasse ou du jeu, qui ruine ; dans cette partie de notre province, c’est l’amour des bœufs. Cela s’explique parfaitement du reste par le haut degré de considération dont jouissent, dans nos foires, les riches éleveurs. Aussi, il est tel de nos gros bourgeois terriens qui est certainement plus fier d’avoir fourni un bœuf villé à la métropole de Bourges, que s’il avait sculpté le fronton du Panthéon ou noté la partition du Guillaume Tell.

Hélas ! il arriva — mais il y a de cela bien longtemps — qu’un jour François Naubin, pour lors métayer du domaine des Raimonds, s’aperçut que ses bœufs dépérissaient à vue d’œil et que ses vaches ne donnaient plus qu’un lait bleuâtre et aqueux, dont on ne pouvait tirer ni beurre ni fromage. Comme leur nourriture était aussi abondante et d’aussi bonne qualité que de coutume, il ne tarda pas à avoir la certitude qu’un caillebotier avait passé par là.

Ce ne fut pas sans un certain sentiment de terreur que François Naubin fit cette découverte ; mais comme il était très-emporté de son naturel, un violent désir de vengeance eut bientôt remplacé son effroi. Sans s’amuser à conduire ses aumailles en foire et à les faire marchander, il s’en fut aussitôt trouver un vieux devin qui demeurait du côté de Montgivray et qui, sorcier lui-même, se faisait un malin plaisir de contre-carrer ses confrères.

Ce sorcier-devin était depuis longtemps connu pour tel dans le pays ; mais comme il employait sa science moins à nuire qu’à rendre service, il n’était pas en trop mauvaise odeur auprès de ses voisins. On savait, par exemple, que lorsqu’il lui revenait qu’un meunier des bords de l’Indre volait un peu trop ses pratiques, il faisait aussitôt tourner à l’envers la roue de son moulin ; ce qui déconcertait complétement le voleur et le forçait à aller trouver le devin, qui ne consentait à lever le charme qu’après lui avoir fait promettre de ne plus tirer d’un sac deux moutures. — On savait encore que lorsqu’il connaissait de pauvres diables qui, tout en se tuant au travail, avaient de la peine à gagner le pain de leur famille, il leur procurait gratis de merveilleux collets à prendre gibier de toute espèce, qu’il suffisait de tendre au premier endroit venu, fût-ce dans une cour, dans une rue, sur une place, voire même au faîte d’un clocher, pour que lièvres ou perdrix s’y prissent à foison[400].

— Je parie que tes bêtes sont ensorcelées, s’écria le devin, en voyant paraître François Naubin.

— Vous l’avez dit, père Billard, et je me rends à vous, répondit le métayer ; mais, ajouta-t-il, la voix accentuée par la colère, je veux savoir, et vous me ferez connaître, n’est-ce pas, quel est le scélérat qui veut me ruiner ?

— Rien de plus aisé, mon garçon ; mais cela te coûtera un peu cher.

— Coûte que coûte, reprit François Naubin, dites-moi son nom.

— Son nom, je ne puis te le dire, car je ne le sais pas ; mais je te le ferai voir en personne.

— Bien ! bien ! s’écria François, ça revient au même ; mais dépêchez-vous, je vous en prie.

Alors, le sorcier prit le métayer par la main, lui fit descendre une dizaine de marches et l’introduisit dans une espèce de cellier voûté, beaucoup plus long que large et fort obscur. Après en avoir soigneusement verrouillé la porte à l’intérieur, il le conduisit, à travers deux rangs de vieilles futailles, près d’un baquet rempli d’une eau limpide, dont la surface était argentée par un mince faisceau de lumière qui tombait d’un abat-jour étroit et élevé.

Une baguette de coudrier, dont l’une des extrémités se recourbait en crosse[401], reposait en travers sur les bords du baquet[402]. Le père Billard la saisit et, après avoir fait placer le métayer en face de lui, de l’autre côté du cuvier, il la fit d’abord rouler lentement entre ses mains, et tout en lui imprimant un mouvement de plus en plus rapide, il adressa brusquement ces mots au métayer :

— C’est bien toi, toi, François Naubin, qui veux connaître celui qui te cause du dommage ?

— C’est moi-même, répondit François d’une voix ferme.

— Tu vas le connaître !… tu vas le connaître !… mais je n’en prends rien sur moi !… je n’en prends rien sur moi !… s’écria le devin en jetant des regards effarés dans l’angle de la cave auquel François tournait le dos.

Cependant la baguette avait atteint, dans son mouvement de rotation, un degré de vitesse tellement accéléré qu’on ne l’apercevait plus entre les mains du sorcier. Ce fut en cet instant qu’il la laissa choir perpendiculairement dans le baquet. Au bruit grésillant, aux mille bulles pétillantes qui soudain s’échappèrent du sein du liquide frémissant, vous eussiez dit que l’on venait d’y plonger une verge de fer incandescente.

Aussitôt le devin se pencha sur le cuvier en murmurant quelques mots à voix basse.

— Prends ma place, et regarde, dit-il, un instant après, en se relevant, à François Naubin.

Celui-ci s’était à peine baissé vers le miroir magique qu’il s’exclama les traits bouleversés par la fureur, la haine et la soif de la vengeance :

— C’est lui !… c’est le père Claude !… le métayer de Riola !… C’est bien lui !… d’ailleurs, ce ne pouvait être que lui !… Ah ! vaurien !… ah ! brigand !… Je vais

— Halte-là ! dit le père Billard, en saisissant le bras de François Naubin, qui s’élançait, bouillant de rage, vers la porte du caveau. On ne se quitte pas comme cela, mon garçon ; j’ai auparavant quelques petites conditions à te faire… Mais où allais-tu donc de ce pas-là ?

— J’allais… je vais éreinter ce misérable ! s’écria le métayer, qui cherchait vainement à s’échapper de l’étreinte du sorcier.

— Apaise-toi, mon garçon, apaise-toi, et fais bien attention à ce que je vais te dire : — Quand tu auras éreinté, comme tu te le proposes, celui qui t’a fait tort, cela ne remettra pas tes aumailles en état et pourra t’attirer plus que des désagréments. — Écoute-moi donc, moi qui peux, seul, rendre la santé à tes bœufs et le lait à tes vaches ; écoute-moi donc, moi qui peux, seul, te procurer une jolie petite vengeance dont tu n’auras pas à craindre les suites.

— Eh ! quelle vengeance me promettez-vous ? demanda tout à coup le métayer ; vaudra-t-elle jamais celle que je projette et que j’aurais tant de plaisir à… ?

— Elle vaudra mieux, interrompit le devin ; elle sera plus sûre, et tu n’auras pas à t’en repentir.

Il l’entraîna, à ces mots, vers le baquet, et lui montrant du bout de sa baguette l’image de son ennemi :

— Je puis, à ton gré, ajouta-t-il, lui faire pousser au front une corne, lui empreindre sur la joue une griffe de chat, ou lui crever un œil[403].

— Éborgnez-le !… cria avec un accent de joie mêlée de rage François Naubin.

— C’est fait !… dit le sorcier, en plongeant l’extrémité de la verge dans l’œil droit de l’image.

L’eau du cuvier ondula sous le coup de baguette, puis elle prit une teinte terne et sanguinolente sous laquelle s’effaça et disparut peu à peu la face grimaçante et mutilée.

À la vue de cette lâche exécution, un sentiment de profonde pitié remplaça tout à coup, dans le cœur de François Naubin, la haine et le ressentiment qui l’avaient animé.

— Dieu m’est témoin que ce n’est pas là ce que j’aurais voulu ! dit tristement le métayer.

Cependant, le père Billard, en proie à la plus grande exaltation, s’écria derechef, par trois fois, en agitant sa baguette et en jetant ses regards vers le fond de la cave :

— Je n’en prends rien sur moi !… je n’en prends rien sur moi !…

Les yeux de François Naubin ayant pris machinalement la même direction que ceux du devin, il aperçut, non sans une certaine émotion, un grand bouc noir, au regard impudent, aux cornes effrontées, qui stationnait dans la pénombre, assis sur son derrière.

— Ah ! çà, mon garçon, reprit vivement le devin, qui avait déjà recouvré tout son calme, motus sur tout ce qui s’est passé, sur tout ce qui s’est dit, sur tout ce que tu as vu céans aujourd’hui. Au reste, tu dois comprendre que tu es pour le moins aussi intéressé que moi à bien tenir ta langue.

Ils remontèrent les degrés du cellier, et, quand vint le moment de se séparer, le père Billard dit au métayer :

— Au revoir, François ! Dans cinq heures d’ici, sur le coup de minuit, je serai chez toi, et je lèverai le sort qu’on a jeté sur tes bêtes.

Il faisait presque nuit lorsque le métayer reprit, tout soucieux, le chemin des Raimonds.

— Qu’ai-je fait là, bonne sainte Vierge, qu’ai-je fait là !… murmurait-il en cheminant et en poussant de gros soupirs. — Aussi, pourquoi ce maudit homme a-t-il toujours cherché à me nuire depuis ma plus petite jeunesse ?… Pourquoi voulait-il achever ma ruine et celle de mes enfants ?… — Oui ; mais c’est une indigne action, une action pire cent fois que la sienne, que j’ai commise là… Non ! non ! encore une fois, ce n’est pas là ce que j’aurais voulu !… Je l’aurais estropié, tué même d’un coup de poing, que j’en aurais moins de regret… — Bah !… après tout… cela est-il bien croyable ?… Non !… non !… cela n’est pas possible… et le père Billard…

Il en était là de ce monologue, lorsqu’il entendit, au loin, bien loin, devant lui, le galop d’un cheval lancé à fond de train, et qui semblait venir à sa rencontre.

Bientôt il vit briller dans les ténèbres les nombreuses étincelles qui jaillissaient du sabot de l’animal.

— Qui va là ?… criait-il un instant après.

Le cavalier, qui était un tout jeune homme, presque un enfant, s’arrêta à peine et répondit rapidement d’une voix émue :

— C’est moi, Tiennet, le boiron[404] du domaine de Riola. Je vas à la Châtre chercher un médecin pour le père Claude, mon maître, à qui l’un de nos bœufs vient de crever l’œil droit d’un coup de corne.

Lorsque le père Billard arriva aux Raimonds, l’horloge de la ferme sonnait encore minuit.

Tout reposait dans la maison, dans les cours et dans les chézaux[405] environnants.

Les chiens de garde, d’ordinaire si redoutables aux étrangers, et dont la vigilance, jamais en défaut, aurait éventé et signalé un rôdeur de nuit à deux lieues à la ronde, se réfugièrent, à l’approche du devin, sous le hangar aux voitures, et s’y blottirent immobiles et craintifs.

Le seul bruit qui se faisait entendre partait de la bouverie. Il était produit par l’incessante et fiévreuse agitation des aumailles et par le heurt fréquent et saccadé de leurs chaînes contre les poteaux des crèches.

Au moment où le père Billard levait la main pour ouvrir l’étable, François Naubin en sortit ; car il n’en bougeait guère depuis qu’il avait remarqué le dépérissement de son bétail.

— Tenez, entrez, dit-il au devin, voyez à quoi elles ressemblent mes chères bêtes ! Sans comparaison du saint baptême[406], n’est-ce pas comme de pauvres âmes en peine ?

— Quel dommage ! s’écria le père Billard, à la vue de ces grands corps décharnés ; quel dommage ! répéta-t-il à plusieurs reprises, en étudiant de l’œil, en indiquant de la main la parfaite harmonie de leur gigantesque charpente ; quels vaillants animaux[407] tu devais avoir là !

— Ah ! père Billard, ce n’est rien de le dire, il faudrait les avoir vus en santé… Et le malheureux métayer sanglota comme un enfant.

— Si vous ne venez pas à mon secours, reprit-il un instant après, j’en deviendrai fou… Tenez, voyez comme elles me regardent, toutes ces pauvres bêtes, avec leurs grands yeux pleins de larmes !… N’est-ce pas à fendre le cœur ?… Eh bien, depuis hier surtout, c’est toujours comme ça.

— Il faut que cet homme…, dit lentement le devin ; mais il n’acheva pas sa pensée et se mit à tourner, pensif, inquiet et visiblement contrarié, autour de chaque aumaille.

Le métayer, qui cependant ne le perdait pas de vue, fut frappé de son air hésitant et soucieux.

— C’est fait de moi, pensa-t-il en lui-même ; le charme est plus fort que le père Billard.

Et il s’accouda sur l’un de ses bœufs, en proie aux plus cruelles appréhensions.

— Il y a bien du mal… bien du mal !… dit enfin, en hochant la tête et comme s’il se parlait à lui-même, le père Billard.

— C’est-à-dire, s’écria le métayer qui se redressa tout à coup, l’œil étincelant et la rage dans le cœur, c’est-à-dire que je suis un homme ruiné, perdu !… — Ah ! ah ! père Billard, continua-t-il en éclatant d’un rire effrayant, vous lui avez déjà crevé un œil à ce brigand, — j’en suis sûr, son boiron vient de me le dire, — eh bien, moi, je vais lui arracher l’autre !…

— Toujours le même ! toujours le même ! dit, en se jetant en travers de la porte, le sorcier. — Ah ! çà, maître François, as-tu confiance en moi, oui ou non ?

— Oui ! répondit le métayer en détournant les yeux, comme s’il eût voulu cacher au devin un reste de doute.

— Patience ! alors, mon garçon, patience ! reprit le père Billard. Et, ce disant, il lui frappait doucement sur l’épaule pour mieux calmer la fougue de cette nature emportée.

— Dis-moi, ajouta le devin, as-tu une bonne monture ?

— J’ai ma pouliche grise qui va comme le vent.

— Eh bien, va la seller ; surtout serre bien la sangle et n’oublie pas les éperons. Pendant ce temps, je vais m’enfermer un instant ici, tout seul. Dans un quart d’heure, au plus, trouve-toi à cheval à la porte de l’étable, lorsque je l’ouvrirai.

Moins de dix minutes s’étaient écoulées, que François Naubin, monté comme un Saint Georges, stationnait au poste assigné.

Il fut frappé des bruits qui, en ce moment, partaient des étables, tant ils avaient complètement changé de nature. C’étaient des beuglements tantôt aigus, tantôt graves qu’accompagnaient des trépignements à faire trembler le sol. C’étaient les cris retentissants du sorcier, poussés, tour à tour, sur le ton de la menace ou du commandement.

Enfin, après quelques : Ah ! ah ! prononcés d’un accent victorieux, les portes de la bouverie s’ouvrirent, et tous les animaux qu’elle contenait, — quatorze bœufs, douze taureaux et autant de vaches, — se précipitèrent dans la cour, bondissants et pêle-mêle.

D’abord, cette troupe effarée aspira longuement l’air frais de la nuit, puis elle interrogea un instant, de l’œil et du flair, les différents points de l’horizon, et, s’ébrouant soudain avec violence, elle franchit les barrières de la cour et s’élança dans la campagne.

— Alerte ! alerte ! cria le sorcier, en sautant en croupe derrière François Naubin, ne perds pas tes bêtes de vue et ne ménage pas l’éperon.

Alors commença, à la lueur rougeâtre de la lune, dont le disque sanglant sortait des brumes de l’horizon, une sorte de course au clocher durant laquelle le troupeau déchaîné, obéissant à je ne sais quelle mystérieuse impulsion, se précipita en ligne droite dans la direction du couchant.

Ravins, cours d’eau, buissons, halliers, aucun obstacle ne détournait ni ne ralentissait sa fougue.

Tantôt le rapide tourbillon passait, silencieux, dans la nuit, et ne laissait entendre que le souffle haletant des aumailles et le bruit sourd des pas qui dévoraient le sol.

Tantôt la trombe mugissante jetait soudain aux échos endormis toutes les clameurs de la tempête, et les habitants des rares chaumines qui se trouvaient sur son passage, se réveillant en sursaut, se demandaient, pleins d’épouvante, d’où pouvaient provenir de pareilles effamées[408].

Cependant, la jeune cavale, entraînée comme par un courant magnétique, suivait de près la bande effrénée ; mais son allure était tellement impétueuse que le métayer et le devin se trouvaient dans l’impossibilité d’échanger une parole.

Enfin, l’ouragan sembla tournoyer sur lui-même, et cette espèce de remous alentit peu à peu son essor.

Les deux cavaliers purent respirer.

— Où sommes-nous ? demanda le devin.

— Je n’en sais rien, répondit d’abord François Naubin, qui cherchait en vain à se reconnaître à travers les ténèbres et les flots de poussière que soulevait le bétail ; mais il ajouta bientôt après : — Dieu me pardonne ! nous sommes près du domaine de Riola, et nous tournons depuis un instant autour des murs de clôture… Tenez ! voilà que les grandes portes de la cour s’ouvrent toutes seules !… Qu’est-ce que cela veut dire ? finit par s’écrier le métayer en se signant coup sur coup.

— Ah ! ah ! fit le père Billard d’un air sàtisfait, voilà qui va bien, mon garçon, voilà qui va bien ! — Plaçons-nous au milieu de la cour, et voyons faire tes bêtes.

Les aumailles, de plus en plus affolées, firent, à plusieurs reprises, le tour du vaste enclos. Chaque fois, elles s’arrêtèrent à l’entrée de chacun des bâtiments qui bordaient la cour, flairant avec avidité le seuil et les poteaux des huisseries, et faisant entendre par moment des ébrouements énergiques et prolongés. Bientôt, taureaux, bœufs et vaches s’assemblèrent en tumulte devant les portes fermées de la bouverie comme s’ils eussent voulu en faire le siége, et alors le troupeau tout entier poussa par trois fois et à intervalles égaux un immense mugissement qui avait tout l’accent d’un cri de délivrance et auquel répondit, aussi par trois fois, un long et lamentable beuglement qui partait des profondeurs des étables.

— Tes bêtes sont sauvées ! s’écria le père Billard, en sautant à bas de la pouliche. — À présent, tu n’as plus qu’à les ramener tranquillement chez toi, et dans huit jours elles auront repris tout leur embonpoint. Aie soin, à l’avenir, de placer dans ta bouverie une petite fiole d’eau qui aura été bénite deux fois, le jour de Pâques[409] et le jour de la Pentecôte : cela suffira pour que la malfaisance, ne puisse rien sur tes bêtes, tant qu’elles garderont l’étable. Quand viendra la saison de les envoyer au pacage, fais-leur un trou à la corne et remplis-le avec un peu de cire provenant d’un cierge pascal[410]. — Ces précautions prises, tu n’auras plus à craindre ni le père Claude, ni les autres.

— À propos du père Claude, demanda François Naubin, comment se fait-il que ni lui, ni les siens ne se soient pas montrés pendant tout ce remue-ménage ?

— Ils n’ont rien entendu, répondit indifféremment le sorcier.

Cependant les aumailles étaient redevenues silencieuses et tout à fait calmes. — Les unes s’étaient couchées sur la litière des cours et ruminaient paisiblement en fixant sur la lune leurs grands yeux placides. Les autres, restées debout, promenaient lentement leur langue sur toutes les parties de leur corps et lustraient avec soin leur robe trop longtemps négligée.

— Il faut que je sois rendu chez moi avant le jour, dit le père Billard au métayer, mais je ne veux pas te quitter sans t’aider à rassembler ton bétail et à le faire sortir de la cour.

Ils se mirent donc à chasser le troupeau devant eux, et la dernière aumaille venait de franchir la porte de l’enclos, lorsque François Naubin se retourna pour remercier le devin et lui dire adieu ; mais il ne le vit plus… seulement, il crut apercevoir un énorme loup qui sortait de la cour en sautant par-dessus le mur, du côté opposé à celui de la porte, et qui, après avoir disparu un instant dans les chènevières, gagnait pays dans la direction de Montgivray.

François Naubin ne douta pas un instant que ce ne fût le père Billard, qui avait jugé à propos de se transformer ainsi pour se rendre incognito et d’un pas plus rapide dans ses foyers.


François Proton, de la paroisse de Lacs, qui nous a raconté la légende que l’on vient de lire, nous a assuré que le procédé employé par le père Billard, pour rendre la santé et le lait aux aumailles de François Naubin est celui auquel ont ordinairement recours, en pareil cas, la plupart de nos sorciers. — D’après un célèbre démonographe, ce procédé était autrefois usité en Prusse : — « Je ne puis que je ne fasse mention, en ce lieu, d’un remède étrange que pratiquoit Christine, chambrière de Théodore-Lopers, vicaire de l’hôpital de Creveld. Lorsque ses vaches perdoient leur lait, elle les envoyoit devant la maison de la personne qui étoit soupçonnée de le leur avoir fait perdre, et les faisoit, au préalable, sortir au nom de dix mille diables, et, étant devant la maison, elles y demeuroient quelque temps, beuglant continuellement, et puis s’en retournoient avec leur lait. » (Boguet, Discours des sorciers, avec six avis en fait de sorcellerie.)

CHAPITRE SECOND

SORCELLERIE (suite) :
LE FEU DU TEMPS ; — LES MENEUX DE NUÉES
OU GRÊLEUX.

Quum libet aestivo convocat orbe nives.
(Tibulle.)

Nos paysans sont convaincus que l’incendie qui provient de la chute du feu du temps, — c’est ainsi qu’ils appellent la foudre, le feu du ciel, — ne peut s’éteindre avec, de l’eau. Les personnes qui possèdent le secret de barrer le feu ont seules le pouvoir de mettre fin aux incendies de cette nature[411].

Barrer le feu, c’est, au moyen d’une patenôtre secrète[412], accompagnée de certains gestes, en arrêter subitement les progrès. On cite des exemples prodigieux de cette faculté surnaturelle ; malheureusement, l’on tient pour certain que ceux qui barrent le feu risquent leur âme ; ce qui fait que ces précieux thaumaturges deviennent excessivement rares, et c’est vraiment dommage, car les villes où l’on entretient à grands frais des compagnies de pompiers trouveraient avantage et économie à prendre simplement à louage un ou deux de ces individus, qui savent, sans pompe et sans fracas, maîtriser instantanément l’incendie le plus intense. — Toutefois, nous devons remarquer qu’il est de saintes personnes qui ne risquent rien du tout à barrer le feu. L’événement suivant le prouve de reste : — Une nuit, tout un quartier de Rome était en flammes ; le pape, saint Léon IV, se met à la fenêtre, étend la main et l’incendie s’arrête. C’est ce fait merveilleux qui a inspiré à Raphaël son admirable fresque de l’Incendie del Borgo, que tout le monde peut voir au Vatican, et dont il existe une belle copie dans l’une des grandes salles du Louvre.

Les Scandinaves savaient aussi barrer le feu en employant des paroles secrètes. L’un des personnages des Poëmes d’Odin, dans les Eddas, s’exprime ainsi : « Je sais un chant au moyen duquel, si je vois une haute salle brûler au-dessus des habitants de la maison, je la sauverai, en arrêtant l’incendie ; je sais-ce chant magique[413]. »

On a conservé l’habitude, dans nos campagnes, de sonner les cloches toutes les fois qu’il fait de l’orage, afin que leurs voix bénies, comme on dit aussi en Bretagne, préservent la paroisse du feu du temps et de la grêle, et l’on est persuadé que certaines cloches ont plus de vertu que d’autres pour conjurer ces désastreux fléaux. C’était aussi le sentiment de maistre Janotus de Bragmardo ; rappelez-vous la harangue qu’il adressa à Gargantua pour recouvrer les cloches de Notre-Dame[414].

Par suite de ces croyances, les trois cloches de Saint-Pierre, Saint-Laurian et Saint-Clair, que fit fondre, en juin et juillet 1731, le chapitre de Saint-Laurian, à Vatan (Indre), portent chacune l’une des inscriptions suivantes :

Mitte procul nobis hostiles, Petre, procellas.
Nostras, alme pater, Lauriane, segetes a grandine serva.
Arce, Clare, potens ignitor, fulminis ictus.

On lit sur une autre vieille cloche de l’église de Saint-Genou (Indre), les mots suivants :

Voce mea fugiant pestes, prospera fiant.

De là encore cette inscription que l’on trouve si fréquemment sur les cloches du moyen âge : — « Vivos voco, mortuos plango, fulgura frango. (Je convoque les vivants, je pleure les morts, je brise les foudres.)  » — Le pontifical romain dit positivement, à propos de la bénédiction des cloches, que leur son a le pouvoir d’éloigner la foudre et tous les désastres qu’enfantent les tempêtes : — « Procul recedat… percussio fulminum, læsio tonitruum, calamitas tempestatum, omnisque spiritus procellarum. »

La sonnerie de la Châtre était autrefois célèbre par sa puissance préservatrice ; aussi cette ville avait-elle à sa solde des sonneurs pour les temps d’orage :

« Le 10 novembre 1750, Hubert Fraison est choisi et nommé par messieurs les échevins de la Châtre, pour sonneur au temps des orages, tonnerres et tempêtes, aux gages de cinq livres par année[415]. »

Trente ans plus tard, un arrêt du parlement ayant fait défense de sonner les cloches pendant les orages, à cause des inconvénients qui en résultaient, les échevins de la Châtre cessèrent, en 1781, de payer des sonneurs pour les temps d’orage ; mais le hasard ne tarda pas à donner tort au bon sens contre la superstition, car, l’année suivante, le 22 août 1782, le feu du temps tomba sur le clocher de Saint-Germain et détruisit la haute et belle spirale en pierre qui le surmontait. — Au reste, il est bon de savoir qu’à peu près à la même époque « en 1785, un savant allemand publia une dissertation sur l’attraction de la foudre et le danger de sonner les cloches pendant l’orage, et qu’il établit que, dans l’espace de 33 ans, le tonnerre était tombé sur 386 clochers et avait tué 120 sonneurs[416]. »

Mais, de toutes les sonneries du Berry, les cloches de saint Phalier, patron de Chabris, étaient sans contredit celles qui avaient le plus de vertu. Il ne s’agit, pour s’en convaincre, que de lire le livre du prêtre François Bruneau, intitulé : Vie admirable du glorieux saint Phalier[417]. Ces cloches avaient un tel pouvoir « à l’encontre des diables, tempêtes et orages », qu’on les avait surnommées les chiens de saint Phalier. Voici une curieuse anecdote que raconte à ce sujet, d’après le prêtre Bruneau, M. Just Veillat, à la page 212 de ses Pieuses légendes du Berry :

« Dans un pèlerinage que Louis XI accomplissait à Chabris, il y arriva par un orage épouvantable, et tandis que les cloches étaient toutes en branle pour conjurer la tempête :

» — Brave homme, dit-il à un vieux pâtre qui était sur la route, quel est ce clocher qu’on voit là-bas et d’où vient cet assourdissant carillon ?

» — Messire, répondit le paysan, ce clocher est celui de Chabris, et vous entendez les aboiements des bons chiens de saint Phalier lâchés sur le Diable.

» — Qu’appelles-tu les chiens de saint Phalier ?

» — Nous nommons ainsi les cloches de la paroisse, qui, mieux que limiers suivant la piste, savent chasser les démons et les tempêtes. Aussi, chaque fois qu’un orage éclate, on les met en branle, et l’on voit aussitôt les nuages se crever et se disperser, comme vous avez pu en juger vous-même…

» Non-seulement les cloches ou les chiens de saint Phalier dissipaient par leurs sons ou leurs abois la grêle et la tempête, mais elles prévalaient encore contre toutes les malices du démon. Après avoir parlé d’un possédé qui dut sa délivrance au son des cloches de Chabris, et par la bouche duquel le Diable, qu’il avait au corps, s’écria : « Oh ! oh ! les gros mâtins de saint Phalier !… arrêtez-les ! arrêtez-les !… », le prêtre Bruneau fait cette sage réflexion : « Les philosophes, qui attribuent tout à la nature, diront icy que c’est la véhémence du son qui, esbranlant l’air, dissipe ou destourne les nues… mais vous voyez que cet ennemy de l’honneur de Dieu et des saincts est icy contraint d’advouer cette seule raison, sçavoir : que ce sont les chiens de saint Phalier, c’est-à-dire les cloches, qui repoussent ce désastre. »

Cette coutume de sonner les cloches aux approches de l’orage, a donné lieu, chez nous, à une plaisante locution proverbiale encore fort usitée dans le sud-est du département de l’Indre. Lorsque, dans ces contrées, une réunion de personnes est surprise par un contre-temps subit, par une alerte quelconque, il n’est pas rare d’entendre l’une d’elles s’écrier en riant : Aux riotes ! Guersaut, le temps s’effoire !

Les anciens expliquent ce dicton de la manière suivante :

Il fut une époque où la fabrique de l’église de la Buxerette, dans le canton d’Aigurande (Indre), avait si peu de ressources, que la corde de son unique cloche était composée de riotes (menues branches d’arbre tordues) ; or, aussitôt qu ’un nuage d’une mauvaise nature lâchait sur la paroisse ses premières bordées, le curé de l’endroit avait coutume de crier à son sacristain, nommé Guersaut : Aux riotes ! Guersaut, le temps s’effoire ! c’est-à-dire : L’orage est prêt à fondre.

Dans nos bourgs, les sacristains remplissent tous l’office de sonneurs pour les temps d’orage. Ils n’ont point de traitement fixe comme en avaient ceux de la Châtre, mais leurs émoluments n’en sont que plus beaux.

Lorsque toutes les récoltes sont rentrées, ils parcourent les hameaux et les métairies de la paroisse et perçoivent en nature leurs appointements de l’année. Ils acceptent tout ce qu’on peut leur offrir : blé, vin, laine, chanvre, œufs, fromages, noix, pruneaux, etc., etc., tout leur est bon.

Dans la commune de Cluis, où l’on n’a cessé de sonner les cloches par les temps d’orage qu’en 1858, on permettait au sacristain, dans chaque domaine, de se composer une gerbe de blé aussi grosse qu’il le jugeait à propos.

Cette fructueuse tournée des sacristains dure quelquefois plus de quinze jours pendant lesquels ils reviennent, chaque soir, au logis, en poussant devant eux un cheval ou un âne chargé de denrées de toute nature, car personne ne les refuse. — Quel audacieux oserait ne pas accueillir la demande d’un homme qui croit et qui est réputé faire la pluie et le beau temps dans sa commune ?

N’est-ce pas le sacristain qui, lorsqu’un orage point à l’horizon, devine, à l’instant même, s’il part de la main de Dieu ou s’il est l’œuvre d’un sorcier ? — N’est-ce pas le sacristain qui, à mesure que le météore grandit, s’élève et s’avance, reconnaît à sa couleur, à sa forme et à la nature de ses rugissements, si de ses flancs doivent sortir la pluie et l’abondance, ou la grêle et la ruine ? — Car tout le monde sait qu’il n’est guère de canton où il n’existe quelques-uns de ces êtres malfaisants qui, par suite de leurs accointances avec Georgeon, ont le pouvoir de faire les nuées et de diriger la tempête et le feu du temps au gré de leur caprice. Personne n’ignore, dans nos campagnes, que lorsque les gréleux ont quelque vengeance particulière à exercer, ils enfourchent la plus noire de leurs nuées, et, chevauchant par les airs, la lancent à toute vapeur sur les récoltes de leurs ennemis. — Henri Boguet, le grand dénicheur de sorciers, connaissait parfaitement toutes ces manœuvres. Il savait bien « qu’après avoir battu l’eau, les gréleux sont guindés en l’air avec les vapeurs et les fumées qui s’en élèvent et que, par après, ils se trouvent couverts de nuées épaisses et obscures d’où se fait une grêle qui tombe en quel endroit qu’il plaît à tels sorciers, lesquels sont toujours assistés de leurs maîtres démons, en cette moyenne région de l’air[418]. »

Or, le sacristain peut, seul, grâce à son expérience et à sa cloche, déjouer à propos les infernales machinations des grêleux et des meneux de nuées.

Cette croyance aux promoteurs d’orages et à la puissance des cloches est générale en France. — Les meneux de nuées, désignés sous le nom de tempestarii, dans les Capitulaires de Charlemagne, étaient bien connus de nos pères. — Dans un vieux code espagnol du treizième siècle, sorte de compilation des lois des Goths, appelée Fuero juzgo, on trouve des peines contre ceux qui font tomber la grêle sur les vignes et les moissons. — Enfin, la magicienne dont parle Tibulle, dans les vers suivants, était certainement une meneuse de nuées :

Quum libet haec tristi depellit nubila cœlo
Quum libet sestivo convocat orbe nives[419]

C’est ainsi que les Gaulois étaient persuadés que les druidesses ou vierges de l’île de Sein pouvaient, par leurs chants, soulever ou apaiser les tempêtes.

Mais il existe de nos grêleux ou meneux de nuées des traces encore plus anciennes. Nos plus lointains ancêtres, les Aryas, les appelaient asouras. Tantôt les asouras passaient pour engendrer les mauvaises nuées et pour les habiter ; tantôt ces mauvaises nuées personnifiaient les asouras eux-mêmes : « L’Arya, dit M. Alfred Maury, se représentait les nuées épaisses, qui portent souvent dans leur flanc l’orage, comme des êtres méchants, des esprits malfaisants, s’efforçant d’éteindre la lumière du jour, comme des agents de destruction par lesquels la nature était mise en péril et qu’Indra (le soleil) avait incessamment à combattre[420]. »

On raconte, dans nos villages, à propos des meneux de nuées, des histoires bien extraordinaires ; nous nous contenterons de rapporter celle qui suit :

LES MENEUX DE NUÉES.

Au temps où le bourg de Thevet, près la Châtre, comptait deux paroisses, l’une sous l’invocation de saint Julien, l’autre sous celle de saint Martin[421], souvent il arriva que la première fut ravagée par la grêle et le feu du temps, tandis que sa voisine n’éprouvait aucun dommage.

Ce phénomène, croyaient les uns, tenait au pouvoir du desservant de Saint-Martin, qui, maintes fois, avait hautement annoncé que, pourvu qu’il eût un pied sur le territoire de sa paroisse, au moment de l’orage, il était certain de la préserver de tout désastre. D’autres pensaient que ce miracle devait tout simplement être attribué à la puissance de Martin ; c’est ainsi que l’on appelait la plus grosse des deux cloches de l’église de ce nom, parce que, lors de son baptême, on lui avait donné pour parrain le patron de l’endroit ; et les partisans de cette opinion rapportaient à l’appui de leur dire une foule de particularités dont voici la plus significative :

Par une chaude et étouffante journée de mois de juin, les habitants de Thevet virent s’élever dans la direction de la Châtre deux nuages énormes, aux flancs cuivrés, qui, lentement poussés par le vent d’ouest, se dirigeaient vers les hauteurs que couronne leur bourg.

À cet aspect, les sacristains des deux paroisses coururent à leur poste, et bientôt les cloches de Saint-Julien et de Saint-Martin, sonnant à toutes volées, donnèrent l’alarme au pays d’alentour et réveillèrent les voix argentines des clochers de Vic-sur-Aubois, de la Berthenoux, de Verneuil et de Lourouer.

Cependant les deux nuées, se suivant de près, s’avançaient de plus en plus menaçantes, et semblaient braver cet assourdissant carillon, lorsque, parvenues au-dessus des limites de la commune de Thevet, on les vit tout coup s’arrêter.

Alors, et pendant un de ces silences pleins de solennité, qui parfois précèdent les grandes crises de l’orage, une voix, sortie des profondeurs du dernier des nuages, fit entendre ces paroles :

— Nous arrivons !… Avance ! avance !…

— Pas possible, Martin parle ! répondit une autre voix qui partait du nuage le plus avancé.

— Eh bien, prends sur la gauche et écrase tout ! reprit la première voix, en accompagnant ces mots d’un blasphème effroyable.

Aussitôt, les deux météores, s’illuminant de tous les feux de l’enfer et retentissant de tout le fracas de la tempête, firent un brusque détour, cernèrent peu à peu la paroisse de Saint-Martin, et, planant, immobiles, sur la contrée environnante, l’assaillirent d’un torrent de feu et de grêle, et anéantirent en moins d’un quart d’heure toutes les récoltes de l’année.

Pas un épi ne resta debout sur le territoire de Saint-Julien ! — Pas un grain de grêle n’était tombé sur celui de Saint-Martin !

On avait parfaitement reconnu, du reste, les voix sorties du sein des nuages : c’étaient celles de deux grêleux ou meneux de nuées des environs, le père et le fils, qui moururent de male mort dans le cours de l’année.


On vous montrera, en Sologne et dans la Brenne, certains étangs sur les bords desquels ont l’habitude de se rendre les fabricateurs d’orages, pour battre la grêle et procéder à leurs infernales machinations. Souvent des familles entières se vouent à ce genre d’industrie, qui ne s’exerce guère qu’au sein des plus profondes ténèbres. — Armés de longues perches ou d’énormes pelles de bois, les grêleux, toujours au nombre de trois, battent vigoureusement et en cadence la surface du liquide. Bientôt, sous l’action frénétique de leurs bras, qu’accompagnent d’horribles imprécations entrecoupées de cris sauvages, l’eau du lac s’élance en sifflant dans les airs ; ses parties les plus ténues se volatilisent, gagnent les hautes régions de l’atmosphère, s’y rassemblent, s’y condensent, et, quand paraît le jour, l’ouragan, le fléau, est enfanté.

Ces étangs de la Brenne et particulièrement de la Sologne, que fréquentent les grêleux, rappellent la fontaine d’Armorique dont il est question dans les Romans de la Table Ronde[422], ainsi qu’un certain lac de Catalogne dont parle Gervasius Tilberiensis[423] ? Il suffisait, paraît-il, d’en troubler les eaux pour qu’à l’instant même il éclatât une effroyable tempête suscitée par la colère des génies aquatiques de l’endroit. Chez les Gallois, ce sont des fées qui, lorsque l’on trouble les eaux qui leur sont consacrées, font surgir de violents orages ; ce qui doit nous remettre en mémoire que près d’Henrichemont (Cher), se trouve le lac aux Fées et que l’un des nombreux étangs de la Brenne porte le nom d’Effe à la Dame, c’est-à-dire d’Eau à la Fée[424].

CHAPITRE TROISIÈME

SORCELLERIE (suite) :
LA MAUVUE[425], OU LE MAUVAIS ŒIL ;
LE SORCIER MALGRÉ LUI.

Quant aux sorciers, on les dict avoir des yeulx offensifs et nuisants.
(Montaigne, Essais, liv. I, ch. xx)

On sait que, d’ordinaire, toutes les espèces de sorciers tiennent directement leur pouvoir de l’éternel ennemi du genre humain, du Diable ; aussi les a-t-on généralement et à bon droit en grande abomination. Cependant, on connaît en Berry une sorte de jetteux de sort, qu’il serait injuste d’envelopper dans le même anathème, car ils n’ont pas toujours la conscience du mal qu’ils peuvent faire à leur prochain. Leur fatale influence gît, assure-t-on, dans leur regard ; ils ont ce que l’on appelle le mauvais œil, ou ce que l’on nomme, dans quelques-uns de nos cantons, la mauvue, c’est-à-dire que sciemment ou à leur insu, leur regard porte malheur.

Ces sorciers-là, avons-nous dit plus haut, ont beaucoup de ressemblance avec les jettatori du royaume de Naples ; ils rappellent aussi ces enchanteurs illyriens dont le regard, suivant Pline (liv. VII, ch. 13), fascinait et même faisait mourir ceux sur lesquels il s’arrêtait trop longtemps. — Au reste, les Illiriens passent encore aujourd’hui pour avoir le regard mortel, parce qu’ils ont, dit-on, deux prunelles dans chaque œil. — John Mandeville, voyageur du quatorzième siècle, parle, de son côté, d’une île « où il y a moult diverses femmes et cruelles, qui ont pierres précieuses dedans les yeux, et ont telle vue que, si elles regardent un homme par dépit, elles le tuent seulement du regard comme fait un coq basilic. » — Ceci rappelle que « l’antiquité a dit de certaines femmes en Scythie, qu’animées et courroucées contre quelqu’un, elles le tuaient du seul regard. » (Montaigne, Essais, liv. 1, ch. xx.)

On peut, à ce qu’il paraît, reconnaître jusqu’à un certain point les individus auxquels le ciel a départi cette funeste faculté. De mœurs sombres et bizarres, ils cherchent constamment la solitude. Autant ils parlent et gesticulent lorsqu’ils sont seuls, autant ils se montrent tranquilles et silencieux lorsqu’ils se trouvent en compagnie. Ils ont l’œil perçant et subtil ; mais, comme si la nature eût voulu atténuer ce que leur regard a de pernicieux, ce n’est que par éclair, disent nos villageois, qu’ils envisagent les gens, car, d’habitude, ils regardent en dedans.

Le mendiant Gilbert Fourneau, qui fut, en 1619, condamné, pendu et brûlé comme sorcier, à Menetou-Salon, en Berry, avait certainement le mauvais œil, car il est dit dans son procès, dont le bailli Jean Chenu, l’un de ses juges, nous a conservé les détails, qu’une femme qui donnait le sein à un enfant et sur laquelle ce sorcier avait jeté sa vue grandement pénétrante, tomba tout à coup sans connaissance, après s’être écriée : « Je suis morte ! tenez mon enfant, je ne puis plus me soutenir ! »

Ce scélérat, assure Jean Chenu, « confessa, à la mort, qu’il avait baillé du sort à cette femme par l’aspect et regard des yeux. » Chose incroyable ! ce même Gilbert Fourneau, qui, comme on le voit, ne péchait pas par ignorance, poussa l’audace jusqu’à chercher à bailler du sort au père jésuite qui l’assistait à ses derniers moments ! Mais, dit M. Raynal[426], il s’attaquait à trop forte partie ; le brave père déjoua sa tentative, le convertit a et sauva cette pauvre âme. »

Une tentative semblable de fascination ou de magnétisme s’est produite, en 1865, dans le département du Var. Un nommé Castellan, après avoir abusé d’une honnête jeune fille qu’il avait préalablement magnétisée, fut traduit devant les assises de Draguignan et condamné à douze ans de travaux forcés. Ce misérable fit preuve, en présence de ses juges, d’une incroyable effronterie. Il poussa l’impudence jusqu’à proposer au président des assises d’expérimenter sur lui son talent magnétique. Il fit plus : pendant le réquisitoire du procureur impérial, il tenta, par la fixité de son regard, de magnétiser ce magistrat, qui dut, à plusieurs reprises, le contraindre de baisser les yeux[427].

Nous donnons, dans quelques-unes de nos contrées, le nom de mauveu à tout infortuné sur lequel le mauvais œil ou la mauvue a exercé son fatal pouvoir, et Jean Chenu, qui est fort expert en la matière, interprète ainsi cette expression : — « Nos paysans, en Berry, quand ils veulent signifier être ensorcelés, disent qu’ils sont mauveuz, c’est-à-dire qu’ils ont été mal veuz d’un mauvais regard, et leur bestial, par les bergers sorciers et guenaus[428] que l’on appelle au pays, et desquels le nombre est grand[429]. » — Cette citation nous prouve que le bétail est, tout aussi bien que les chrétiens, exposé aux pernicieuses atteintes du mauvais œil. Les anciens avaient la même croyance ; ce vers de Virgile l’atteste :

Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.

On prétend que, pour échapper à la maligne influence de la mauvue, il suffit de rompre, par un simple geste de la main, le rayon visuel qui nous met en rapport avec le sorcier. — Les Arabes, en pareil cas, n’emploient pas d’autre expédient. Lors de la grande fête militaire du 14 août 1859, au retour de la campagne d’Italie, on remarquait sur les guidons des turcos (tirailleurs algériens) le croissant de l’Islam accompagné de la main ouverte, préservatif du mauvais œil. Cette main ouverte se voit encore sculptée sur la clef de voûte de la principale porte de l’Alhambra. — C’était également et par un léger mouvement des doigts que les anciens Romains conjuraient les funestes effets de la mauvue. Mais le meilleur préservatif contre ce genre de maléfice est, à ce qu’il paraît, celui dont quelques-uns de nos vieux paysans font encore usage et qui consiste à fixer à son chapeau les cornes d’un cerf-volant (lucanus cervus[430]). C’est ainsi que, de nos jours, les Napolitains et les Florentins se mettent en garde contre la jettatura en portant sur eux un bijou, un objet quelconque, façonné en forme de corne. — Mentionnons encore les recettes suivantes contte la maître ; il est bon de toutes les connaître. Les Juifs, qui désignent le mauvais œil sous le nom de gnayen aragn, en repoussent les atteintes en portant tout simplement sur eux une petite branche de rue. Les Hindous, qui se servent d’un mot qui signifie œilade pour nommer la mauvue, se mettent à l’abri de ce sortilége au moyen d’un cercle magique dont ils se ceignent la tête. Enfin, ils détruisent l’effet de l’œillade en déchirant en deux un morceau d’étoffe devant les yeux du maléficié.

Permettez-nous de vous raconter, lecteur, une aventure qui, dans ces derniers temps, s’est passée presque sous nos yeux et qui semble confirmer de point en point ce que nous venons de dire sur les jettatori berrichons, sur ceux du moins qui le sont sans le savoir.

LE SORCIER MALGRÉ LUI.
I.

S’il vous advient, quelque jour, d’entreprendre le voyage de la Châtre à Bourges, et que vous ayez du temps à perdre, lorsque vous serez parvenu au sommet de la montée d’Étaillé, arrêtez-vous un peu au pied du vieil orme Marmouër, dont le registre-terrier des révérends pères Carmes de la Châtre a seul conservé le nom[431], et, alors, jetant vos regards par delà les mélancoliques pâturages qui bordent la route du côté de l’est, vous apercevrez au penchant d’un riant coteau, et à la distance d’un quart de lieue dans les terres, un petit groupe de maisons rustiques que des noyers séculaires protégent de leurs longs bras feuillus : vieux amis qui, pendant le jour, prodiguent aux enfants du hameau de l’ombre pour leurs jeux, et qui, quand vient le soir, leur murmurent les mille bruits de la brise pour les endormir.

Cosnay est le nom de cette champêtre colonie.

Il y a soixante ans, une chapelle dont vous pouvez encore distinguer les ruines s’élevait en avant du village. Deux élégantes ogives à jour, qui lui servaient de clocher, se miraient alors dans les eaux de l’Igneraie, qui coule au bas du coteau ; aujourd’hui, une touffe vivace d’églantier remplace ces légères et gothiques arcades, et couronne, chaque mois de mai, de ses gracieuses guirlandes, le front ravagé de l’antique édifice.

En face, et sur l’un des côtés de cette humble et sainte ruine, s’étend une vaste pelouse qui, les jours de fête, sert de gymnase au village, et qui, de temps immémorial, porte le nom de Paraquin, mot celtique dont nous serions parfaitement à même, si nous ne craignions de trop vous ennuyer, de vous donner l’explication.

Tout, dans ce petit coin de terre, respire un parfum d’antiquité. Si vous sondez les entrailles du vert Paraquin, vous y trouverez, parmi d’innombrables ossements, la hache en silex de Gaëls, la brique à rebords des Romains et de nombreuses médailles dont les inexplicables empreintes font le désespoir de la numismatique[432].

On retrouve aussi, dans les mœurs des habitants une foule d’usages et de superstitions qui datent des temps les plus reculés. Presque tous, par exemple, croient à l’existence des sorciers ; mais ils n’osent plus guère en convenir qu’entre eux, soit que leur foi en ces êtres diaboliques commence à s’ébranler, soit plutôt parce que toute croyance aveugle a peur de rencontrer le doute.

Quoi qu’il en soit, il paraît incontestable que Cosnay possédait, il n’y a pas encore fort longtemps, deux ou trois sorciers bien avérés. De ces deux ou trois, il en était un qui le fut pendant bien des années sans le savoir, et c’est de ce dernier que nous allons nous entretenir.

II.

Quand viennent les longues nuits de décembre, lorsque le givre revêt d’un blanc linceul le mystérieux Paraquin, le voyageur attardé qui se trouve traverser ce rustique forum, quelques heures après les derniers tintements de l’Angelus de Thevet, est frappé d’un spectacle aussi étrange que lugubre ; car alors, et presque au même instant, toutes les portes coupées[433] du village s’entr’ouvrent, et de chaque chaumière s’échappent en silence, comme des ombres, les paysans que le froid chasse de leurs foyers, et qui enveloppés, les femmes du chéré antique[434], les hommes de la biaude gauloise[435], se rendent tous, en grelottant, dans les tièdes bergeries de quelque métairie voisine.

Or, c était le soir du 28 décembre, jour des Saints-Innocents. Depuis le premier dimanche de l’Avent, une épaisse couche de neige couvrait la terre, et la misère était d’autant plus grande dans les campagnes, que, la récolte de l’année ayant été mauvaise, les ménageots[436] étaient contraints de se morfondre au logis à ne rien faire, faute de trouver à battre[437] dans les granges d’alentour. Aussi n’avaient-ils guère plus de pain dans leur arche[438] que de bourrées à leur fagotier[439].

Ce soir-là, à l’exception de quelques jeunes mères qui allaitaient et qui s’étaient couchées près de leurs nourrissons pour les préserver du froid, tout le village de Cosnay s’était réfugié, selon sa coutume, dans l’une des étables de Silvain Bonnin, cultivateur et fermier du domaine de la Chaume.

Jamais la réunion n’avait été plus nombreuse ; jamais aussi elle n avait été moins animée et moins bruyante. C’est qu’à aucune autre époque, le fantôme décharné de la misère ne s’était présenté sous des traits plus menaçants à l’esprit effrayé de tous ces pauvres souffreteux, d’ordinaire si résignés, si endurcis !

Ils avaient dit adieu aux branles[440] joyeux et aux dolentes et amoureuses chansons qui, en des temps meilleurs, donnent à ces veillées une physionomie tout originale. Plus de ces vieux et naïfs récits, enfants de l’ignorance, dont notre imagination est toujours si friande. La médisance elle-même était morte, la médisance, si vivace au village ! et c’était là peut-être le signe le plus caractéristique de leur profonde détresse : ils en étaient réduits à n’avoir plus rien à s’envier.

Un morne silence régnait dans la bergerie ; il n’était interrompu que par la crépitation monotone de la pétrille résineuse[441] qui brûlait le long de la muraille, ou bien par la toux cassée de quelque brebis asthmatique.

Les hommes s’occupaient, les uns à tisser des chapeaux, des paniers ou des corbeilles, les autres à tordre des crins de saunées[442] pour prendre des alouettes ; les femmes filaient à la quenouille, ou raccommodaient les hardes de la famille.

— Le père Tiennon Corbois est-il là ? — dit lentement une vieille femme, sans ôter les yeux de dessus un fond de cayenne[443] qu’elle était après piquer.

— Non, non ! répondirent, un moment après, plusieurs voix qui s’élevèrent de différents points de la vaste étable.

— Ah ! reprit la vieille femme, d’un air d’étonnement satisfait, — c’est donc bien vrai qu’il est revenu, dans le jour, tout malade de Champillet ?

— Qu’y allait-il donc faire, à Champillet, un vendredi, et par de pareilles neiges ? demanda François Bléron, dit le Laboureux-fin[444], l’un des garçons de la ferme.

— Ce qu’il y allait faire, répliqua la mère Guite Charôt, un chacun s’en doute bien ici, et toi le premier, maître François. Il y allait pour assister au service mortuaire de ce pauvre Jean Blaisot de Champillet, qui a fait la moisson, l’an passé, pour la dernière fois, chez le père Bonnin.

Ce fut en vain que François Bléron demanda, à plusieurs reprises à la mère Guite pourquoi Tiennon Corbois avait fait deux mortelles lieues par un temps aussi rude pour se trouver au service funèbre d’un homme qui, de son vivant, n’avait eu ni parent, ni ami dans le village. À chaque question, la vieille se contenta de répondre, en hochant la tête, et d’un air de mystère : « Qu’on ne pouvait pas être bien tout à la fois avec le bon Dieu et le Maufait[445], et qu’il y avait toujours plus de profit à avoir affaire à l’un qu’à l’autre. »

— Pour vous prouver ce que je dis, ajouta-t-elle, — sans doute afin de mettre un frein à la curiosité incessante et maligne du garçon de ferme, — je vais vous conter une histoire que je tiens de ma grand’mère, et qui s’est passée, il y a bien longtemps, dans le village même de Cosnay.

À cette annonce, vous eussiez vu ces pauvres diables interrompre leurs divers travaux et bannir de leur esprit toute soucieuse pensée, pour se livrer avidement au plaisir si souvent goûté d’entendre la mère Guite ; car nul, dans les environs, ne devisait mieux que cette femme. Son grand âge, sa voix grave et lente, les vieilles locutions qui lui étaient familières, la tournure un peu mystique de son esprit et surtout sa crédulité presque enfantine, donnaient à ses récits les plus fantastiques une incroyable apparence de vérité. Son talent, au reste, était apprécié dans tous les hameaux d’alentour, et maintes fois les gens des Baudins, de Cremeu, de Fontenay et de Riola, s’étaient rendus aux veillées de Cosnay pour lui entendre raconter les légendes de l’Âme en peine, de l’Oiseau de la mort, de la Chasse à Bôdet, et mille autres traditions plus merveilleuses encore.

Voici quel fut, ce soir-là, le récit de la vieille Guite.

« C’était la veille du bon jour de Noël, au moment de la messe de minuit ; la mère de ma grand[446] sortait de la bergerie où nous voilà tous rassemblés, et s’en retournait chez elle, portant le plus petit de ses enfants à son cou. En passant au coin de la chapelle, elle vit reluire au fond d’un grand trou qui s’enfonçait sous l’un des piliers un gros tas de pièces d’or et d’argent. Elle mit bien vite son petit par terre et devala dans le souterrain.

« Quand elle eut bien rempli d’argent son devanteau[447], elle remonta ; mais elle ne trouva plus son drôle[448]

« Elle alla au Grand Prêtre de la Châtre[449], qui lui dit de porter la pitance et les gages[450] de son petit, tous les jours, à l’endroit où il avait disparu.

« Au bout d’une année, jour pour jour, aussi pendant la nuit de Noël, et au moment où les cloches de la ville sonnaient l’élévation de la sainte messe de minuit, la mère de ma grand, encore plus chagrinée que de coutume, regagnait son logis, au sortir de la veillée, lorsqu’elle rencontra son cher enfant, assis, comme elle l’avait posé, un an auparavant, au coin de la chapelle… mais il n’avait pas produit[451]…. Il était tout maigre et il avait une marque[452] ;… aussi ce ne fut qu’à force de messes, de prières et d’évangiles que le Grand Prêtre parvint à le reprendre[453].

« De tout son argent, il y avait longtemps que la mère de ma grand n’avait plus un sou. »

Depuis un instant, la vieille Guite avait cessé de parler, et son muet auditoire était encore préoccupé du mystérieux récit, lorsque, soudain, une voix étrangement accentuée, et qui certainement ne partait pas de la bergerie, fit entendre ces paroles :

— Mais, mère Guite, dites donc pourquoi Tiennon Corbois a assisté, ce matin, au service mortuaire de défunt Jean Blaisot !…

— Je ne le dirai pas !… s’écria la vieille en se signant.

Elle était debout, et tout son corps tremblait comme sa voix.

Mais l’heure était avancée : l’assemblée se leva en grand émoi et se hâta confusément de sortir de l’étable.

À peine le maître de la ferme venait-il de donner à la porte le dernier tour de clef, que les éclats d’un rire moqueur et prolongé partirent de l’intérieur de la bergerie. — Tout le monde l’entendit, personne n’osa en faire hautement la remarque.

— C’est le Follet ! se dit chacun d’eux mentalement.

Non, ce n’était pas le Follet, mais bien le Laboureux-fin, qui, pendant le récit de la mère Guite, était monté sans bruit se coucher dans le fenil de l’étable, et qui, en ce moment, riait de la frayeur qu’il avait jetée dans l’assemblée et surtout dans l’âme de la vieille Guite, devenue si discrète par la crainte des sorciers. Car ce que cette femme et ses voisines s’étaient conté vingt fois, à voix basse, sous les grands noyers du Paraquin, elle n’avait osé prendre sur elle de le redire à la veillée, devant tout le village réuni.

Or, nous, que ne retiennent pas les mêmes scrupules, nous allons vous dire enfin « pourquoi Tiennon Corbois avait assisté au service funèbre de défunt Jean Blaisot.  »

III.

Tout à fait à l’orée de la verdoyante oasis que forme, vers l’orient, le massif de hauts noyers qui ombrage les humbles habitations de Cosnay, à l’entrée de l’une de ces antiques et larges voies de communication qui, dans les plus grasses parties du Berry, servaient jadis de routes royales à nos pères, il existe, isolée de ses sœurs, et comme proscrite de la famille, une vieille chaumine dont les mousses et les joubarbes ont depuis longtemps envahi la toiture délabrée. Vis-à-vis cette masure, et de l’autre côté du grand chemin, se trouve la chènevière, compagne inséparable de toute habitation rurale. Entouré de vigoureux pieds de vigne, dont les longs bras tortueux s’appuient sans façon sur de pauvres pruniers qui souffrent un peu de cette familiarité, ce petit enclos, quand vient la belle saison, est sans contredit l’un des plus riants, l’un des plus coquets du hameau.

Parfois, un murmure de paroles confuses et inintelligibles frappe l’oreille du passant qui côtoie cette chènevière. Si ce passant est un habitant du village, il hâte le pas en dépêchant un signe de croix ; si, au contraire, il est étranger au pays, et que la curiosité le porte à regarder à travers les pampres, il ne manque pas d’apercevoir, dans quelque coin du verger, un homme de stature moyenne, aux membres amaigris par le travail et dont le regard vif et tant soit peu ironique indique l’intelligence et l’activité.

Cet homme singulier, cet homme aux paroles mystérieuses, n’est autre que Tiennon Corbois.

Près de lui se tient d’ordinaire une grande chienne maigre, au poil fauve et hérissé, à l’œil inquiet et sauvage, et qui, malgré son aspect repoussant, n’en porte pas moins le doux nom de Charmante[454].

Or, le 15 août 18.., une bande de varinaux-tâcherons[455], auxquels Silvain Bonnin avait donné ses blés à moissonner en gros, venaient de terminer leur rude corvée. Malgré la fatigue et la chaleur accablante de cette jounnée, ils escortaient en chantant, au son de la musette, la dernière charretée de froment qui rentrait au village et que surmontait une énorme gerbe ornée de rubans, de fleurs et de vertes ramées.

Tous se proposaient de passer une bonne partie de la nuit à faire la gerbaude, réjouissance traditionnelle et gastronomique qui, dans nos campagnes, couronne tout labeur d’une certaine importance[456].

Jean Blaisot, le roi[457] ou le chef des tâcherons, celui qui, durant la moisson, avait mené la rége[458], marchait, ce soir là, toute besogne faite, à la suite de ses gais compagnons.

C’était un homme d’une trentaine d’années à peine, robuste et patient comme un bœuf. La lenteur un peu pesante de sa démarche et le calme puissant de son regard lui donnaient même quelque ressemblance avec cet honnête animal ; ce qui, au demeurant, ne l’empêchait pas d’être un fort beau garçon.

Comme il longeait la chènevière du vieux Tiennon, il avança machinalement la main et détacha quelques feuilles de la treille qui bordait le chemin. Au même instant, le propriétaire de l’enclos, qui était aux aguets, pensant qu’on lui dérobait quelque fruit, se dressa derrière la haie, et fixant ses yeux flamboyants de colère sur le moissonneur :

— Tu t’en repentiras !… lui dit-il, d’une voix sourde et brève.

— Il y a bien de quoi, — lui répondit tranquillement le varinau, en lui montrant les deux ou trois feuilles de vigne qu’il plaçait au fond de son chapeau pour se rafraîchir le front.

IV.

— Vous serez bien heureux d’en être quitte pour la fièvre, mon pauvre Blaisot, disait en entrant dans la cour de la ferme le Laboureux-fin, qui avait été témoin de cette scène.

— Comment cela ? — demanda le moissonneur.

— Ma foi ! parce que le vieux Tiennon n’a pas son pareil pour jeter un sort.

— Bah ! — fit le varinau d’un air quelque peu troublé.

— Oh ! il y est mauvais[459] !… — dit, en s’éloignant, le Laboureux-fin.

Cependant, une longue table, garnie de larges gamelles, était dressée dans la cour du domaine. Tous les moissonneurs y prirent place, Jean Blaisot comme les autres. Mais il avait à peine porté quelques morceaux à sa bouche, qu’il se leva en disant :

— Je suis malade… il y a encore une heure de soleil, je vais aller coucher à Champillet… Adieu, vous autres !

Il jeta sa faucille en sautoir sur son épaule et s’éloigna.

— Tiens !… fit entre ses dents François Bléron, le Laboureux-fin.

V.

Huit jours après, le père Bonnin apprenait au marché de la Châtre que Jean Blaisot était dangereusement malade.

Six semaines plus tard, Jean Blaisot était recommandé aux prières de sa paroisse.

Bref, il resta ainsi quatre grands mois, gisant sur son lit, toujours en délire, et parlant sans cesse, dans son égarement, du vieux Corbois, de feuilles de vigne et de sort jeté.

Enfin, le 28 décembre 18.., il passa de vie à trépas.

Cette mort et les particularités qui raccompagnèrent eurent du retentissement dans la contrée. À Cosnay, les commères du village en firent d’interminables récits. Elles se rappelèrent une foule de circonstances qui ne laissaient dans leur esprit aucune incertitude sur le pouvoir diabolique de Tiennon. La mère Guite fut jusqu’à dire que, partant un jour à deux heures du matin pour se rendre à la loue[460] des vendanges de la Châtre, elle avait rencontré sur son chemin, près de la Croix-Mort, le père Corbois qui revenait du Moulin-Barbot, ayant à sa suite une nombreuse troupe de loups[461].

La vieille Guite, selon sa coutume, était de bonne foi tout en se trompant. Son dire, au reste, était trop plausible pour qu’il vînt à l’idée de ses voisines de lui opposer le moindre doute ; et puis, elles n’étaient pas obligées de savoir que la peur seule avait fait prendre à la mère Guite pour une bande de loups, la meute villageoise que les corpuscules amoureux de la vieille Charmante, compagne fidèle de son maître, avaient attirée, ce matin-là, sur ses traces.

À force de courir par le village, ces bruits étranges finirent par arriver, nous ne savons comment, à l’oreille de Tiennon Corbois’. Il s’attendait si peu à cette accusation, qu’il se contenta, dans le premier moment, de lever les épaules en souriant à sa manière. Il ne chercha pas à se disculper autrement ; les protestations verbeuses étaient peu, d’ailleurs, dans son caractère : silencieux et réservé, même avec les siens, il n’était bavard que lorsqu’il se trouvait seul à son travail.

Mais quand cet homme eut acquis la certitude que de la menace sortie de sa bouche était réellement résultée la mort de l’un de ses semblables, son cerveau si actif ne fut plus préoccupé que de ce fatal événement.

Bientôt, un doute affreux, un doute vraiment satanique, obséda son esprit.

— Si j’étais sorcier !…. en vint enfin à se dire ce pauvre songe-creux.

Oh ! ce fut là pour lui, je vous assure, une effrayante pensée. Ce fut une cruelle torture pour cette imagination aussi effrénée qu’aveugle.

Dès ce moment, le jour, durant son travail ; la nuit, dans ses veilles, il ne cessa de murmurer ce sinistre refrain : « Si j’étais sorcier !… »

Il chercha longtemps dans la prière quelque allégement à son supplice, mais l’idée dont sa pauvre tête était emplie ne lui permettait même pas de saisir le sens des mots sacrés.

Un soir, qu’entouré de sa vieille mère, de sa femme et de ses enfants il s’efforçait de prendre part à la prière commune, on le vit tout à coup bondir comme un possédé, et, l’œil hagard, la chevelure hérissée, il s’écria en se heurtant la poitrine : « Je suis sorcier !… je suis sorcier !!… »

Ce fut en hurlant ces lugubres paroles qu’il franchit le seuil de sa chaumière et disparut dans les ténêbres qui couvraient déjà le village.

On ignora longtemps ce qu’il était devenu. Sa famille, désolée envisageait déjà l’avenir avec effroi ; car trop souvent dans ces pauvres ménages, l’existence d’un grand nombre d’individus dépend du travail d’un seul, espèce de machine vivante qui fonctionne incessamment pour subvenir aux besoins de la communauté. Encore si cette précieuse machine ne se détraquait jamais ! si les infortunés auxquels le sort a départi cette voie de douleur étaient assurés de verser leurs sueurs chaque jour de leur vie !

L’indigence avait donc pénétré sous le toit du père Tiennon. — Depuis sa disparition, la porte de la cabane était restée constamment fermée, et les souffrances de ses habitants étaient un secret pour tout le village.

Vers la fin du sixième jour qui suivit le départ de Tiennon, au moment où toute la famille, sans doute pour tromper la faim, venait de se coucher plus de bonne heure que de coutume, on entendit au dehors les aboiements d’un chien.

— C’est Charmante qui revient !… dit l’un des enfants, le père n’est pas loin !…

Tout le monde aussitôt se leva ; le chalin[462] fut allumé, et un instant après, le vieux Tiennon était au milieu des siens, et s’écriait en les pressant tour à tour dans ses bras :

— Que le bon Dieu et la bonne sainte Solange[463] soient bénis ! j’ai enfin retrouvé le repos que j’avais perdu !…

À son chapeau brillait un énorme bouquet composé de fleurs artificielles bizarrement coloriées, de globules métalliques et de petits miroirs aux rayonnantes facettes. Il était facile de reconnaître, à ce signalement classique, un pèlerin de sainte Solange, et de deviner à quelle source cet homme avait puisé les puissantes consolations qui avaient si miraculeusement rasséréné son âme.

À partir de ce moment, le calme ne quitta plus l’esprit du vieux Tiennon, et il reprit ses anciennes habitudes sans s’inquiéter désormais des propos de ses voisins. Seulement chaque fois que revenait le 28 décembre, il ne manquait pas de se rendre à Champillet pour « assister au service funèbre du défunt Jean Blaisot. »

CHAPITRE QUATRIÈME

SORCELLERIE (suite) :
PRÉSERVATIFS CONTRE LES SORTS.


Il nous semble assez à propos de faire suivre ces histoires de sorciers de quelques indications sur les moyens le plus ordinairement employés pour se mettre personnellement en garde contre toute espèce de maléfices.

On assure que la plupart du temps on atteint ce but en chaussant tout simplement à l’envers un de ses bas ; ou assure encore que si l’on a la mauvaise chance de rencontrer en son chemin une personne que l’on soupçonne de sorcellerie, il suffit, pour conjurer tout danger, de dire trois fois mentalement : Je te doute ! c’est-à-dire : Je te tiens pour suspect[464].

Mais on préconise surtout comme de très-bons préservatifs, les suivants : un os de taupe que l’on porte en tout temps sous l’aisselle gauche ; une tête de cerf-volant ou lucane (lucanus cervus), muni de ses cornes, que l’on attache, ainsi que nous l’avons déjà dit (p. 269), au cordon du chapeau. — Il y a soixante ans, on ne rencontrait guère un paysan berrichon sans ce dernier amulette. Comme la larve de ce coléoptère vit dans l’intérieur du chêne, cette circonstance est bien suffisante pour que les Gaulois nos pères se soient persuadé que cet insecte devait participer de la nature de l’arbre qui, au rapport de Maxime de Tyr, passait, parmi les tribus gaéliques, pour la Divinité suprême[465]. Ainsi s’expliquerait encore l’espèce de culte que les druides rendaient au gui de chêne, plante parasite qui, de même que la lucane, se nourrit de la substance de cet arbre. Notre assertion est d’ailleurs confirmée par Pline, qui dit positivement que les Gaulois « regardaient comme un présent du ciel tout ce qui naissait, tout ce qui croissait sur les chênes. Quidquid adnascatur illis e cœlo missum putant[466]. »

Nous remarquerons, à ce propos, que le chêne, si honoré dans les Gaules, fut aussi en grande vénération chez les Grecs, qui l’avaient consacré à Jupiter. Les Romains, sous ce rapport, partageaient leur manière de voir : Glandiferi maxime generis omnes, quibus honos apud Romanos perpetuus[467]. — Le chêne n’aurait-il pas été en aussi grand respect chez tous ces peuples, que parce que ses fruits passaient pour avoir servi de première nourriture à l’espèce humaine ? — « Nous faisons fi des glands du chêne, dit notre compatriote Jules Néraud, mais une très-vieille tradition nous apprend que les premiers hommes s’en régalaient très-bien… Du reste, en Espagne, en Italie, en Grèce, dans l’Asie Mineure, précisément dans les pays où la tradition place les anciens mangeurs de glands, on rencontre plusieurs espèces de chênes dont les fruits sont très-bons à manger. Les meilleurs sont ceux du chêne bellote, dont on fait le commerce en Espagne, comme chez nous des marrons[468]. » On sait qu’un motif de gratitude semblable portait les Égyptiens, les Lotophages, à regarder le lotos comme une plante sacrée. En effet, il y a deux espèces de lotos qui toutes deux donnent de très-bons fruits : la première, le zyzyphus lotos, est une variété du jujubier. Ce lotos est fort commun dans le royaume de Tunis et principalement aux environs de la petite Syrte. Son fruit, de la grosseur d’une olive, a le goût des figues ou des dattes. L’autre lotos, le lotos égyptien, connu des botanistes sous le nom de netumbo, est un nénuphar qui ressemble beaucoup à celui de nos rivières. Ses fruits, dit encore Jules Néraud, à qui nous continuons d’emprunter ces détails, renferment une vingtaine d’amandes excellentes à manger. — On sait aussi que si les Japonais professent une sorte de culte pour l’awabi, c’est que ce coquillage fut longtemps l’unique aliment des premiers habitants de leur île. — Ce sentiment de reconnaissance se retrouve chez beaucoup de nations : ainsi, le palmier dattier, dont les poëtes arabes parlent comme d’un être animé qui fut créé par Dieu le même jour que l’homme ; le bananier (musa paradisiaca), cette plante nourricière par excellence, que certains théologiens ont placée dans le paradis terrestre pour y tenter notre première mère ; l’assouata, espèce de figuier que les Brahmanes invoquent, dans leurs prières, comme une divinité, tous ces arbres jouissent, chez les Arabes et les Indiens, d’honneurs équivalents à ceux dont jouissaient les chênes à Dodone, le palmier à Délos, l’olivier à Athènes ; et ces honneurs expriment la profonde gratitude de ces différents peuples pour les végétaux auxquels ils durent leur premier aliment. — Le respect vraiment religieux de nos paysans pour le blé et le pain du bon Dieu[469] ; la tendre sollicitude du Limousin pour sa castagna (châtaigne) et sa raba (rave), qu’il place, dans ses affections et ses prières, bien au-dessus de sa femme[470], ont évidemment la même origine, et cette unanimité de sentiments en matière pareille montre à quel point les sociétés ont toujours été préoccupées de leur existence matérielle, et combien, dans les premiers âges, cette existence fut incertaine et précaire.

Mais revenons.

Les Romains, toujours au dire de Pline, faisaient aussi porter à leurs enfants des cornes de lucane en guise d’amulette : Scarabœorum cornua grandia denticulata, adalligata infantibus, amuleti naturam obtinent[471].

Enfin, un brin de trèfle à quatre feuilles suffit, non-seulement pour nous mettre à l’abri de toute espèce de sorts, mais encore pour nous attirer toute sorte de bonheurs et nous procurer l’accomplissement de tous nos désirs. — Le trèfle à quatre feuilles est mentionné par quelques-uns de nos vieux auteurs et, entre autres, par Noël du Fail, page 200 de ses Propos rustiques : — « Les sorciers de Rétiers, dit-il, cherchaient du trèfle à quatre feuilles pour aller à l’aguillaneuf. » — Mme Sand, de son côté, parle de cette plante dans les termes suivants : — « Comme c’était le dimanche, la petite Fadette ne cousait ni ne filait en gardant ses ouailles. Elle s’occupait à un amusement tranquille que les enfants de chez nous prennent quelquefois bien sérieusement. Elle cherchait le trèfle à quatre feuilles qui se trouve bien rarement et qui porte bonheur à ceux qui peuvent mettre la main dessus[472]. »

Cette plante précieuse n’est pas moins renommée en Allemagne qu’en Berry, et le fait suivant, rapporté par un journal anglais, le Times (août 1866), ne doit laisser aucun doute sur ses bienfaisantes propriétés : — « Lors de la bataille de Kœniggraetz, au moment où le combat avait atteint son plus haut degré de rage, un jeune soldat autrichien aperçut à terre, presque sous ses pieds, une tige de trèfle à quatre feuilles. Pour le soldat, comme pour tout bon Allemand, cette humble plante était un gage de bonheur ; aussi s’empressa-t-il de s’en emparer, et, il venait à peine de se baisser pour la cueillir, qu’un boulet passa en sifflant au-dessus de sa tête. Évidemment, sans le trèfle à quatre feuilles le jeune homme était perdu. Après la bataille, ajoute le journal, l’heureux soldat adressa à sa fiancée le rameau sauveur, et celle-ci le conserve comme l’instrument de salut de son bien-aimé. »

Au reste, le trèfle à quatre feuilles est moins rare que l’herbe du pic, car, au dire des botanistes, on peut quelquefois le rencontrer ; mais on assure qu’il ne possède toutes ses vertus que lorsqu’il a été cueilli par une fille vierge, dans la nuit qui précède le jour de la Saint-Jean.

La verveine, le buis, passent pour avoir les mêmes propriétés que le trèfle à quatre feuilles, ce qui tait que nos vieux paysans portent souvent encore un brin de ce dernier arbuste, fixé à la ganse de leur chapeau.

Que si un sorcier, venant à vous prendre sans vert, vous gratifie de l’une de ces maladies interminables qui déroutent si fréquemment la science académique, telles que certaines diarrhées ou certaines lièvres, ne désespérez pas pour cela de votre guérison ; il vous reste encore bien des ressources.

S’il s’agit d’une fièvre, vous pouvez sans scrupule opposer sorcier à sorcier. Alors, celui que vous aurez choisi pour médecin, tenant en sa main une baguette de coudre (coudrier), prononce sur vous une certaine prière ou formule magique, à laquelle il mêle votre nom, et lançant, par-dessus son épaule, bien loin derrière lui, la baguette, il vous délivre à l’instant même de vos frissons. — Cette pratique doit nous rappeler que les anciens, dans diverses opérations magiques, jetaient derrière eux certains objets. Par exemple, les Romains prétendaient que pour faire disparaître les verrues on devait prendre des pois, en toucher chaque excroissance, puis les enfermer dans un nouet de linge[473], et les jeter pardessus son épaule[474]. — Lorsque Amaryllis procède à l’enchantement qui doit ramener près d’elle son volage amant, elle jette des cendres derrière elle :

Fer cineres, Amarylli, foras, rivoque fluenti
Transque caput jace ; ne respexeris
[475].

Au cinquième livre des Fastes d’Ovide, l’observateur du rite antique des Lémurales lance des fèves noires derrière lui : aversusque jacet. Dans le même auteur, liv. Ier des Métamorphoses, Deucalion et Pyrrha repeuplent le monde en jetant des pierres par-dessus leur tête. — Les juifs sont, encore à présent, dans l’usage, après l’inhumation d’un mort, d’arracher du sol trois poignées de gazon qu’ils lancent derrière eux en répétant ce poétique verset du psaume lxxii : — « Et ils fleuriront dans la vie comme l’herbe fleurira sur la terre. » — Enfin, lorsque, de nos jours, on renverse le sel sur la table, il suffit, assure-t-on, pour éloigner tout malheur, d’en ramasser quelques grains et de les jeter par-dessus son épaule gauche.

Vous répugne-t-il, pour vous débarrasser de votre fièvre, de recourir à la magie ? — Vous portez au bout de vos doigts un remède non moins efficace. Recueillez les rognures de vos ongles, rendez-vous, de nuit, dans un bois, faites choix, entre les plus vigoureux, d’un jeune bouleau ou d’un jeune tremble, pratiquez un trou dans leur tronc, déposez-y vos rognures d’ongles et bouchez le trou. Le bouleau ou le tremble prendra la fièvre, et vous serez guéri. — Le mobile feuillage de ces arbres, que le moindre vent fait frissonner, a sans doute induit à penser qu’ils étaient, plus que tout autre, susceptibles de contracter la fièvre. — Les Romains avaient recours à un moyen à peu près semblable pour combattre les fièvres : — « Pour chasser la fièvre, dit Pline[476] qu’elle soit quotidienne, tierce ou quarte, on prend des rognures d’ongles aux pieds et aux mains du malade, et après les avoir pétries avec de la cire, on applique ce mélange, avant le lever du soleil, à la porte d’un voisin auquel on transmet ainsi la maladie. »

On voit que le procédé romain était moins innocent que le nôtre ; aussi Pline, après avoir rapporté cette recette, s’écrie-t-il : — « Quelle absurdité, si cette pratique est fausse ! Quel crime, si, en réalité, le mal peut se transmettre ainsi ! » — Mais, afin que le bénéfice de ce remède ne soit pas perdu pour les malades scrupuleux, le même auteur nous apprend que l’on peut déposer les rognures d’ongles aux abords d’une fourmilière : alors, on s’empare de la première fourmi qui touche à ces rognures et on l’attache au cou du fiévreux, qui ne tarde pas à guérir !!…

Enfin, vous avez encore la ressource de l’œuf, dont il est parlé à l’article Carroir[477], et, à ce propos, observez bien qu’il ne faut jamais ramasser les œufs et les baguettes de coudrier que vous pouvez trouver entre quatre chemins ; cela est malsain.

Les jetteux de sorts donnent parfois certaines maladies contre lesquelles nos médecins à diplôme n’ont pu jusqu’à présent découvrir de remède. Il en est ainsi de ces diarrhées opiniâtres que les sorciers réservent à leurs plus cruels ennemis, et qu’ils parviennent à engendrer en répandant des charbons ardents sur les lieux retirés où la personne, objet de leur haine, s’est arrêtée. Dans ces circonstances, il n’y a que deux manières de conjurer le mal ; voici la première : — Vous vous procurez un cœur de bœuf, et, tout en prononçant certaines paroles d’imprécation, vous enfoncez des clous sur toute sa surface, et le mettez cuire, sans eau, dans un vase de terre qui n’ait jamais servi. À peine l’odeur de cette préparation magique se répand-elle dans la maison, qu’un homme se présente devant votre porte. Il est silencieux, son air est triste, sa contenance embarrassée, suppliante, et de sa poitrine s’échappent de profonds soupirs.

Cet homme n’est autre que le sorcier, auteur de votre mal. — Il dépend de vous de prolonger son supplice aussi longtemps que vous le désirerez ; mais comme il vous tarde sans doute de sortir vous-même d’embarras, vous n’avez alors qu’à jeter à ses pieds le cœur de bœuf encloué, et le sort sera levé.

Cette étrange opération rappelle un peu les envoûtements auxquels Catherine de Médicis avait recours pour se défaire de ses ennemis. Ces pratiques datent de loin, car Pline a dit : « Defigi quidem diris deprecationibus nemo non metuit[478]. — Il n’est personne qui ne redoute l’effet des imprécations accompagnées de perforations. »

Il vous reste encore, avons-nous dit, un autre expédient ; c’est de faire dire une messe du Saint-Esprit. Cette messe, que l’on célèbre en employant un rite particulier et quelque peu sacrilège, et qui, au besoin, a dit-on pour effet de contraindre le ciel à exaucer les vœux les plus insensés, les plus criminels, forcera votre persécuteur à courir, toutes les nuits, le loup-garou, par les hameaux, les brandes et les carroirs, et à se battre avec les chiens de toutes les métairies des environs, jusqu’à ce qu’il vous ait rendu la santé.

La messe du Saint-Esprit est surtout connue dans le canton d’Eguzon (Indre). — Nous nous rappelons avoir beaucoup entendu parler autrefois d’un frère carme de la Châtre, assez mauvais sujet d’ailleurs, qui, avant la révolution, se procurait de jolis bénéfices par sa complaisance à dire de ces sortes de messes, complaisance qui répugna toujours, on le conçoit de reste, au clergé séculier.

Nous terminerons ce chapitre par une recommandation fort importante ; c’est qu’il faut nous garder d’oublier que ces oiseaux de proie, ces chats-huants, ces têtes de loups et d’animaux cornus, qu’à l’exemple des Gaulois nous sommes dans l’habitude de clouer aux grandes portes de nos maisons de campagne et de nos granges, et que nous ne considérons plus guère que comme des trophées de chasse, ne figurent là qu’à seule fin d’éloigner de nos demeures et de nos récoltes les pernicieux effets de la sorcellerie. Les Romains, sur ce point, savaient parfaitement à quoi s’en tenir : Veneficiis rostrum lupi resistere inveteratum aiunt, ob idque villarum portis prœfigunt[479]. Les chefs gaulois plaçaient même de ces dépouilles sauvages sur leurs grands boucliers carrés et jusque sur leurs casques de bataille, et l’on doit croire, après l’explication de Pline, que ces mufles de bêtes féroces, ces cornes d’élans et d’urus, ces ailes d’aigles, ces crinières hérissées, figuraient sur leurs armes défensives autant au moins comme talismans que comme épouvantails[480].

Le dragon ou le serpent était aussi et est encore, en plusieurs pays, considéré comme un génie custode. De là vient qu’il fut préposé en tout temps à la garde des trésors et autres choses précieuses, telles que la Toison d’or, les pommes du jardin des Hespérides, etc., etc. ; de là vient que l’on voit à Pompéi, en beaucoup de maisons, un serpent peint sur la muraille, et devant lequel brûlait continuellement une lampe[481] ; de là encore ces monstrueuses gargouilles qui s’élancent des murs de nos vieilles églises, et dont les gueules de dragon vomissent les eaux qui tombent sur les combles de ces édifices. Les figures de lions, de griffons, etc., que l’on remarque à l’entrée de plusieurs églises et châteaux du moyen âge, n’ont pas d’autre destination : ce sont autant de sentinelles qui protègent, nuit et jour, les abords de ces monuments contre un ennemi invisible. Il est impossible d’en douter, puisqu’une charte du treizième siècle dit positivement que les lions sculptés qui se voient aux portes de la cathédrale de ***, ont été placés là pour la préserver de l’invasion des mauvais esprits[482]. — Il en était de même chez les Hindous, car M. Daniélo[483], en parlant d’un temple indien, s’exprime ainsi : « Une porte basse, que soutiennent deux lions, sentinelles immobiles et éternelles, vous introduit dans une caverne obscure, espèce de sanctuaire où vous…, etc., etc. » — Les peuples de la Chine et du Japon sont, encore aujourd’hui, guidés par une croyance semblable, lorsqu’ils peignent ou sculptent sur les vantaux de leurs portes, sur leurs vases et ustensiles de ménage, et jusque sur les arêtes de leurs toits, des légions de monstres ailés, armés de dards et de griffes. On retrouve même, chez les Chinois, la coutume qu’avaient les guerriers gaulois de placer sur leurs armes défensives divers objets effrayants. Notre armée expéditionnaire a pu voir, en 1860, des têtes de tigres, des figures de dragons, d’hydres et de chimères, peintes sur leurs boucliers, et jusque sur les fourreaux où ils mettent leur fusil, leur arc, ou toute autre partie de leur équipement militaire[484].

CHAPITRE CINQUIÈME

MÉDECINE :
PANSEUX DE SECRET ; — REMÉGEUX, ETC.

Les premiers médecins n’ont été que des sorciers conjureurs des mauvais esprits, ces mauvais esprits étant regardés comme les auteurs des maladies. De là le nom de ἰατρό-μαντις (médecin-devin), que reçoit Apollon dans Eschyle[485]. (Alfred Maury.)

À Rome, s’ingérait de la médecine qui voulait.

(Montesquieu.)

Une transition bien naturelle nous conduit des sorciers aux médecins, car, en tout temps, par tout pays, la médecine et la magie ont eu beaucoup d’affinité. La magie se mêlait à tout autrefois : à l’astrologie, à la philosophie, à la physique, aux mathématiques, etc., mais surtout à l’art de guérir. D’anciens médecins, ont composé des poëmes où sont décrits tous les remèdes magiques connus de leur temps.

La Gaule, bien avant et longtemps encore après l’occupation romaine, était infestée de sorciers-médecins. Au rapport de Pline, Tibère tenta de supprimer hoc genus vatum medicorumque[486] ; mais ses efforts furent impuissants et, quoique traquée et persécutée de siècle en siècle, cette race de charlatans, dont l’art trompeur a pris naissance dans l’Inde, s’est perpétuée jusqu’à nous au moyen d’affiliations et d’initiations secrètes.

Nos villages abondent en médecins qui, tous, n’ont pris leurs degrés que dans la tradition de famille. Leur savoir-faire a tout à la fois pour objet la santé de l’homme et celle du bétail ; mais de même que, dans l’ancienne Égypte, chaque médecin se consacrait au traitement d’une maladie particulière, de même chacun de nos esculapes a sa spécialité et s’y renferme strictement ; de manière que la jalousie de métier leur est inconnue.

L’un panse du varin (venin) ; l’autre panse des endarces (dartres) ; un troisième du résipère (érysipèle) ; celui-ci de l’enchappe ; celui-là du javart, de la vertaupe, du caterre, etc., etc. — Panser, dans toutes ces expressions, a la valeur de guérir, traiter.

Nos médecins peuvent se diviser en trois classes. L’une qui fait usage, dans sa médication, des moyens ordinaires, c’est-à-dire de drogues plus ou moins efficaces ; l’autre qui panse du secret, ce qui consiste à n’employer dans le traitement des maladies que des paroles magiques et secrètes accompagnées de certains signes ; enfin la troisième classe qui pratique l’une et l’autre de ces deux méthodes.

Les secrets, ou les paroles secrètes, sont de deux natures bien différentes. Par les uns, le panseux opère au nom de Dieu ou d’un saint ; par les autres, il agit au nom de Georgeon ou de l’un de ses suppôts. Dans les deux cas, le secret contraint la puissance surnaturelle invoquée, quelle qu’elle soit, à intervenir. Or, si c’est l’assistance de Dieu que le panseux requiert, il commet un grand péché, parce que, disent nos paysans, agir ainsi, c’est commander à Dieu. — Il va sans dire que celui qui se sert du pouvoir du Diable pour panser du secret a déjà perdu son âme.

Cette vertu effrayante du secret, qui, ainsi que celle de la messe du Saint-Esprit, met à la disposition du premier sorcier, du premier vaurien venu, le pouvoir des-bons et des mauvais esprits, n’était pas inconnue des anciens. Ils donnaient à cette sorte de magie le nom de théurgie. L’art de la théurgie pouvait aussi forcer les dieux à exaucer certaines prières, à obéir, en un mot, à la voix de l’homme. Le ton vif et pressant des hymnes d’Orphée leur donnait, au sentiment des Grecs et des Romains, un caractère tout à fait théurgique. Cette science occulte se pratiquait également dans l’ancienne Perse. — « De la doctrine des mages, dit Creuzer[487], sortit cette croyance superstitieuse qui donne à la prière le pouvoir de contraindre et de lier en quelque sorte les dieux et les esprits. On retrouve la même superstition chez les Chaldéens et chez beaucoup d’autres peuples. De là ces formules mystérieuses et purement magiques qu’on rapportait aux dieux eux-mêmes, et qui balançaient leur puissance. Les Égyptiens, à ce qu’il paraît, en avaient aussi de pareilles qu’ils employaient dans des espèces de conjurations, » — Au reste, ce miracle ne se reproduisit-il pas tous les jours dans nos églises ? Chaque matin, à la voix du plus humble de nos prêtres, Dieu lui-même ne descend-il pas sur l’autel ? — « Quoique le prêtre, dit notre illustre compatriote le P. Bourdaloue, ne soit, dans le sacrifice de la messe, que le substitut de Jésus-Christ, il est certain néanmoins que Jésus-Christ se soumet à lui, qu’il s’y assujettit, et lui rend tous les jours sur nos autels, la plus prompte et la plus exacte obéissance. Si la foi ne nous enseignait ces vérités, pourrions-nous penser qu’un homme pût jamais atteindre à une telle élévation et être revêtu d’un caractère qui le mît en état, si je l’ose dire, de commander à son souverain seigneur et de le faire descendre du ciel ? »

Le secret fait ordinairement partie, et, la plupart du temps, est le lot le plus précieux de l’héritage paternel. Il passe de père en fils, et toujours du père à l’aîné des enfants. En dehors de la famille, le panseux ne peut apprendre son secret qu’à une personne plus vieille que lui. — Quant à la transmission du secret par hérédité, il en est de même chez les sauvages de l’Amérique. Le voyageur Mackensie, en parlant d’un Pawny-Loup qui guérit les yeux de mistress Campbell, nièce du président Webster, dit que cet homme possédait un secret héréditaire. — Au reste, ces mêmes sauvages, lorsqu’ils pansent du secret, emploient, comme nos villageois, certaines herbes ainsi que des mots et des passes magiques.

Nos panseux de secret doivent être considérés comme les docteurs du corps médical de nos campagnes.

Nous allons donner ici un échantillon des moyens curatifs préconisés et mis en œuvre par quelques-uns de nos meilleurs praticiens :

Pour guérir l’érysipèle, il n’est besoin que de sang de lièvre.

Pour combattre les accidents que détermine la dentition chez les enfants, on leur suspend au cou une dent de loup ou trois pattes de taupes. — Les Romains ne faisaient pas autrement : Dens lupi adalligatus infantium dentienti morbos prohibet. — Dente talpæ vivæ exempto, sanari dentium dolores adalligato adfirmant[488].

Pour panser du venin, il faut avoir étouffé trois taupes dans sa main gauche et savoir certains mots de cabale pratique. — Or, en fait de cabale pratique, le secret consiste dans une combinaison particulière de paroles ordinairement tirées de l’Écriture sainte.

Avez-vous des verrues, voici le moyen de vous en défaire : — Choisir treize pois de l’année, en envelopper six dans un linge noir, sept dans un linge blanc, et les porter pendant treize jours sur sa poitrine, en guise d’amulette ; attendre un vendredi, et, à minuit, sans témoin, se rendre au bord d’un puits, dire sept Pater, et, à la fin de chacun d’eux, jeter un pois dans le puits ; de là, se transporter près d’une taupinière, réciter six Ave Maria, et, après chaque Ave, faire un trou avec le petit doigt de la main gauche dans la taupinière et y enterrer un pois, — Cette recette est la reproduction textuelle d’une note insérée dans le Moniteur de l’Indre du 8 mars 1856, note dans laquelle on assure qu’une jeune femme, après avoir suivi cette prescription, vit disparaître ses verrues. — Au reste, Pline, au livre XXII, ch. 72, de son Histoire naturelle, indique contre ces sortes d’excroissances un remède qui n’est pas sans analogie avec celui que nous venons de faire connaître. — Remarquez, en passant, que si l’on s’avise de compter les verrues de quelqu’un, on est sûr de les attraper.

La vertaupe est une affection très-connue dans quelques contrées du Berry, surtout dans le canton de Châtillon-sur-Indre. — On appelle ordinairement de ce nom, tantôt un engorgement glanduleux, tantôt une douleur rhumatismale, tantôt un abcès froid. — « La vertaupe, disent nos paysans dans leur langue naïve et pittoresque, produit l’effet de taupes qui boutent[489] dans l’endroit douloureux. Pour guérir cette maladie, il faut laisser presser la partie malade en plusieurs sens par une personne à laquelle, dans son enfance, on a fait étouffer sept taupes avant qu’elle ait mangé de la soupe à la graisse. Nos paysans admettent sept espèces de taupes, et par contre sept variétés de la maladie qu’ils désignent sous le nom de vertaupe. L’enfant, par exemple, qui n’aurait étouffé que trois ou quatre taupes de différentes espèces, ne pourrait guérir que trois ou quatre variétés de la maladie[490]. » — On voit que la taupe joue un grand rôle dans la médication de nos docteurs de campagne ; il en était de même dans la médecine occulte des Romains, où ce petit quadrupède tenait le premier rang parmi les remèdes animaux. « Ce qui montre combien est vaine la science des magiciens, dit Pline, c’est qu’ils mettent les propriétés médicales de la taupe bien au-dessus de celles de tous les autres animaux. — Quelques malades, ajoute un peu plus loin le même auteur, font un onguent avec du foie de taupe, écrasé dans leurs mains,  etc.[491]. »

Pour panser de l’enchappe, — c’est ainsi que l’on appelle l’engorgement des glandes axillaires, — il faut être ou avoir été meunier de père en fils. Tout meunier, dans cette condition, panse de l’enchappe au moyen de trois légers coups donnés sur la partie malade avec le marteau à piquer les meules. Saint Martin, patron des meuniers, guérissait, à ce qu’il paraît, en son vivant, cette infirmité, exactement de la même manière.

Le caterre ou catarne est une espèce de congestion cérébrale qui atteint les enfants et qui détermine des convulsions suivies ou non de paralysie.

« Aussy voyez comme les catherres vous surprennent… »
(Satire Ménippée, Supplément du Catholicon.)

Voici de quelle façon on panse de cette maladie dans la commune de Lacs, près de la Châtre. — Aussitôt qu’on s’aperçoit que le malade dévire des yeux (roule les yeux) et que ses membres se roidissent, on empoigne vivement sa coiffure et on la jette au feu ; puis, on se hâte d’appeler une personne qui ne soit pas parente du patient, on la charge de lui piquer le petit doigt de la main gauche, de mêler le sang qui sort de la blessure avec de l’eau bénite consacrée le jour de la Pentecôte, et de lui faire avaler le tout.

Le décrochement de l’estomac se guérit de la manière suivante. — Le malade étant couché sur les reins, le remégeux ou panseux de secret lui arrache un cheveu au-dessus de la tempe droite, et, après le lui avoir placé au haut de la région épigastrique, il pose son artou (orteil) sur ledit cheveu et fait des signes en forme de croix.

Ceux de nos praticiens qui remédient à la chute de la toile du ventre, la relèvent au moyen d’une écuelle ou poêlette en terre, que l’on promène de haut en bas sur le ventre du patient. — Tout cela, bien entendu, est accompagné de paroles consacrées.

Le javart est une espèce de scorbut. Pour le traiter, il n’est pas besoin de voir le malade ; il suffit de connaître les noms et prénoms de ses parrain et marraine.

On guérit l’entorse avec les paroles suivantes : « Anté, anté, super anté, super anté té. — Le nom du médecin Antée, dont parle Pline, au livre XXVIII, chap. 2, de son Encyclopédie, et qui prétendait guérir les morsures de chien enragé avec une décoction de crâne de pendu, serait-il pour quelque chose dans cette formule ? — Tout en prononçant ces mots, le panseux de secret fait des parsignons ou signes de croix sur le membre affligé avec l’artou (orteil, du latin artus) de son pied gauche, agissant ainsi, sans s’en douter, comme Pyrrhus, roi d’Épire, qui guérissait aussi certaines maladies avec son orteil[492]. — Les mots anté, anté, super…,  etc., sont employés ailleurs qu’en Berry pour guérir l’entorse ; ils sont notamment en usage dans le département des Hautes-Pyrénées. Au mois d’août 1865, le tribunal correctionnel de Tarbes condamne comme escroc un nommé Rigues à trois mois de prison pour avoir pansé des entorses avec ces paroles.

Au reste, il existe des formules magiques pour les plus petits maux. Par exemple, si une épine vous est entrée dans le doigt, vous n’avez besoin, pour vous en débarrasser, que de prononcer trois fois sur la blessure le quatrain suivant, qui est aussi connu dans les Vosges :

Para fara gara,
Épine, tu sailliras (sortiras),
Et mon mal guérira
Par saint Jean et Nicolas.

Mais la supériorité de nos panseux de secret sur tous les médecins à diplôme éclate principalement dans la pratique suivante : — En tombant ou en se battant, une personne a reçu un ou plusieurs coups qui la font horriblement souffrir ; elle va trouver aussitôt le panseux de secret, dont la spécialité est de tirer les coups, et celui-ci enlève instantanément la douleur qu’elle ressent, au moyen de signes et de paroles magiques à lui connus. Les coups s’enlèvent avec le pouce, et le panseux de secret a soin, à fur et à mesure qu’il en débarrasse le patient, de les déposer, non pas sur un être animé auquel il transmettrait infailliblement les souffrances du malade, mais sur un objet inerte et insensible, tel qu’un morceau de bois, une pierre, etc., etc. Cette singulière précaution s’explique parfaitement, du reste, par ce que l’on rapporte de certains magnétiseurs d’une classe plus éclairée, que leur manière maladroite d’opérer expose parfois à contracter le mal dont ils délivrent leur client. — « M. X… m’a assuré, dit l’un des rédacteurs du Journal pour tous, que magnétisant un jour un militaire, il prit une douleur névralgique pour avoir, par inadvertance, dirigé vers lui les passes qu’il faisait pour l’enlever à ce militaire[493], » — Dans l’ordre moral, cette manière de procéder rappelle la cérémonie du bouc Hazazel, sur la tête duquel Aaron déposait toutes les iniquités des enfants d’Israël[494].

Avant d’aller plus loin, parlons un peu des mots ou formules magiques employées par nos panseux de secret. Ces paroles, qui ne sont autre chose que le secret, et qui semblent former la base de toute science occulte, constituent ce que les anciens appelaient l’incantamentum, ou mieux encore le carmen :

Carmina vel coelo possunt deducere lunam…
Ducite ab urbe domum, mea carmina, ducite Daphnin.

Les mots : Anté, anté, super anté, super anté té, que nous avons cités plus haut, sont un véritable carmen. Cette formule, ainsi que la plupart des paroles prononcées en pareille circonstance, est complètement inintelligible. Cela n’en produit que plus d’effet sur l’imagination du malade, et il est probable que le baragouin barbare des médecins du siècle de Molière ne visait pas à un autre but. Cette manie de charlatan remonte à des époques très-reculées, car les magiciennes de l’antique Thessalie se servaient également de formules composées de termes baroques et estropiés qui n’offraient aucun sens[495]. Le vénérable Caton[496] nous a transmis le carmen suivant, employé de son temps à remédier à certaines dislocations : — Vœta donata, Daries, Dardaries, Astataries. Pline le naturaliste parle de cette espèce d’argot, qu’il qualifie de externa verba atque ineffabilia[497]. Il nous a même conservé un carmen assez curieux, en ce sens qu’il consiste en un vrai calembour : — « On connaît, dit-il, aux environs d’Ariminum, une certaine plante qui porte le nom de reseda ; elle passe pour dissiper toute sorte d’humeurs et d’ inflammations. En l’employant, on prononce ces mots : Reseda, morbos reseda, scisne, scisne quis hicpullus egerit radices ?… Cette conjuration se répète trois fois, et, à chaque fois, l’on crache par terre[498]. » — Le fameux abracadabra était un carmen ; il suffisait pour éloigner toutes les maladies vulgaires. — Le mot sicucuma, autre carmen, arrêtait l’hémorrhagie. — Le moyen âge connaissait également une foule de formules magiques où s’entassaient pêle-mêle, et plus ou moins défigurés, des termes latins, grecs, chaldéens, etc., etc.

À propos du carmen : Anté, anté, super anté…, etc., M. le comte Jaubert a très-judicieusement fait observer que l’allitération, — figure de mots qui consiste dans la répétition affectée des mêmes lettres ou des mêmes syllabes, — se remarque dans toutes les circonstances où nos panseux de secret veulent donner à leurs paroles et à leurs opérations une sorte de solennité. C’est ainsi qu’en pansant de la forçure (effort de muscles, tour de reins), ils prononcent l’incantation suivante : Forçure, reforçure, je te force et reforce ! — Ils ne font, en cela, que marcher sur les traces des panseux de secret romains qui, comme le démontrent les antiques formules recueillies par Pline et Caton, se plaisaient aussi à répéter les mêmes mots ou les mêmes syllabes. Au reste, l’allitération est fréquente dans l’ancienne poésie italienne, dans les vieux chants bretons[499], ainsi que dans les vers des bardes gallois antérieurs au dixième siècle. Homère, lui-même, en fait souvent usage. Enfin, cette figure de mots se retrouve jusque dans les Védas, le plus ancien monument des fastes humains ; témoin cette invocation à la déesse Cali, dans le Kalica Pourana : — « Cali ! Cali ! détruis, détruis tout ce qui est mauvais ; saisis, saisis ; enchaîne, enchaîne ; déchire, déchire ; sauve, sauve-nous. Salut, Cali[500] ! »

Les formules dont se servent nos panseux de secret sont toujours accompagnées de passes ou signes magiques. Ces signes, qui portent, chez nous, le nom de parsignons[501], sont très-variés. Le plus habituellement employé est le signe de la croix ; mais jamais on ne doit le faire sur le corps d’un animal. On n’y a recours qu’en pansant un chrétien, et, à cette occasion, nous dirons qu’un panseux de secret qui emploierait son savoir à panser un chien perdrait irrévocablement, par ce seul fait, le pouvoir de guérir un chrétien. Après le signe de la croix, l’action de cracher trois fois de suite est la démonstration préservatrice la plus fréquemment usitée. Les Romains, dans beaucoup de pansements magiques, agissaient de même, et Pline explique cet usage de la manière suivante : « Lorsque nous prions les dieux de nous pardonner un espoir trop ambitieux, nous crachons dans notre sein ; c’est la même raison qui nous porte à cracher trois fois pour éloigner le mal, lorsque nous voulons activer l’effet d’un remède quelconque ; nous crachons ainsi, autant pour repousser la contagion que pour détruire les enchantements[502]. » C’était dans ce dernier but que les Carthaginois, qui professaient la religion chananéenne, crachaient trois fois sur un amulette, non-seulement pour en annuler l’heureux effet, mais pour attirer la mort sur celui qui le portait. — Enfin, toutes les fois qu’un panseux de secret est obligé, dans ses conjurations, de prononcer le nom de l’esprit malin, il n’oublie jamais non plus de cracher trois fois par terre. Les Péruviens avaient la même habitude lorsqu’ils prononçaient le nom de Cupaï, leur Diable[503]. Chez les Russes, au moment où l’on baptise un enfant, le parrain et la marraine sont dans l’usage de cracher aussi trois fois, ce qui indique, dit M. Léouzon-Leduc[504], que le nouveau chrétien renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.

Mais revenons. — Tout panseux de secret a le pouvoir de barrer le mal, quel qu’il soit, et alors même que ce mal n’est point de sa compétence. Barrer le mal, ce n’est pas le guérir, c’est seulement en arrêter subitement les progrès. Votre plaie, votre fièvre une fois barrées, vous pouvez toujours en souffrir ; mais elles n’augmentent plus, et vous n’avez plus à en redouter les suites, fussiez-vous vingt ans sans trouver qui vous guérisse.

Chez les Gaulois, chez les Germains nos pères, les femmes pratiquaient la médecine. Les vierges de l’île de Sein guérissaient les maux incurables. — Ad matres, ad conjuges, dit Tacite, en parlant des Germains, vulnera ferunt, nec illæ numerare aut exsugere plagas pavent. (Germania, cap. 7.) — Dans les Eddas, les épouses des héros scandinaves, des reines même, savent panser les blessures et composer des baumes propres à soulager tous les maux. — Dans l’ancienne Grèce, Agamède, fille d’Augias, Hélène, Médée, et bien d’autres, passaient pour très-habiles dans l’art de guérir. Après elles, et lorsque la Grèce eut des facultés de médecine, les femmes furent admises à en suivre les cours[505], ainsi que cela a lieu aujourd’hui dans l’Amérique du Nord[506]. Des déesses mêmes de la mythologie grecque cultivèrent cette science salutaire. Énée, blessé, fut soigné, dans le temple de Pergame, par Diane et Latone. Les filles d’Esculape profitèrent si bien des leçons de leur père que l’une d’elles, Hygie, mérita d’être invoquée comme déesse de la santé, et qu’une autre, Panacée, inventa un remède à tous maux auquel elle donna son nom.

Au temps de la chevalerie, il n’était guère de belle dame qui ne fût habile remégeuse (chirurgienne) : — « À tant, dit une des héroïnes du roman de Perceforest, beau neveu, il me semble que vous avez votre bras à mal aise ? — Par ma foy, respondit Norgal, chère dame, il est ainsi ; si vous prie que garde y veuillez prendre. » — Lors la dame appela une sienne fille qui se nommait Hélaine, laquelle fist grand chère à son cousin, puis print garde à son bras, et trouva qu’il estoit hors de son lieu, et fist tant qu’elle lui remist. » — — Voy. de plus La Curne de Sainte-Palaye, t. I, p. 14.

En vain, depuis, a-t-on cherché à déprécier les aptitudes médicales du beau sexe par des locutions dénigrantes telles que celles-ci : remèdes de bonnes femmes, recettes de commères, les femmes en Berry se sont adonnées de tous temps et s’adonnent encore à l’art de guérir.

Sans parler de cette orde vieille, si habile à confectionner les restrinctifs, qui, lors de la naissance de Gargantua, vint du hameau de Brisepaille, près Saint-Genou (Indre)[507], tout exprès pour assister Gargamelle en gésine, et qui, au dire de Rabelais[508], avoit réputation d’estre grande médicine, les annales de notre province ont conservé le souvenir d’une femme de Levroux qui, en 1263, osait marcher sur les brisées d’un saint, en s’ingérant de panser du mal de saint Silvain, c’est-à-dire de la lèpre, maladie dont s’occupait spécialement ce bienheureux et qui ne portait son nom que parce que son habileté à la combattre était généralement reconnue. Le chapitre de l’endroit, plus préoccupé de sauvegarder les priviléges de son saint, qui étaient la source d’un excellent casuel, que de donner de l’extension au soulagement des malades, fit jurer à cette femme, sur les saints Évangiles, de ne plus guérir aucun malade, et cela, sous peine, en cas de contravention, de payer audit chapitre dix livres de monnaie courante[509].

Dans ces derniers temps, la Baigneuse de Clavières, non loin de Châteauroux, passait pour avoir « un grand jugement sur toutes les maladies du corps et de l’esprit… elle était regardée comme la femme la plus savante du canton. » — Tel est, en propres termes, l’éloge que fait Mme Sand de cette célèbre praticienne, au ch. xxxi de la Petite Fadette.

Enfin, tout récemment, en avril 1856, le tribunal correctionnel de Bourges condamnait à six mois de prison et cinquante francs d’amende la fille Petit, si renommée un instant, dans nos campagnes, par ses cures merveilleuses, et que l’on connaissait, à vingt lieues à la ronde, sous le nom de la Somnambule de Chârot. — Voici l’une de ses consultations textuellement extraite des pièces du procès : — « Aller à Sainte-Solange, en pèlerinage, le 24 avril ; prendre un bain d’eau bénite à quatre heures du matin, y rester dix-huit minutes ; se mettre dans un lit bien chaud pendant six heures ; prendre une bouteille de vin de trente ans, y faire fondre onze petites saintes blanches en sucre, faire bouillir le tout et le boire à certains temps marqués,  etc.[510] »

Nos docteurs de village semblent avoir observé dans leur clinique plusieurs maladies qui pourraient très-bien être endémiques parmi nous, car les dictionnaires de médecine n’en parlent point. Nous citerons, entre autres, le décrochement de l’estomac et la chute de la toile du ventre[511], dont il a été question plus haut. Ces dénominations ne nous paraissent pas indiquer des affections ordinaires ; telle est aussi l’opinion de nos médecins de ville. À la vérité, les appellations baroques par lesquelles nos paysans désignent quelquefois certains maux suffiraient souvent pour fourvoyer Hippocrate lui-même.

Il n’en est pas ainsi des noms insolites donnés à plusieurs drogues par les guérisseurs villageois dans leurs ordonnances. Le moindre apprenti de nos pharmacies sait très-bien qu’il entre dans leurs habitudes d’appeler les mouches cantharides, mouches catholiques ; l’huile de ricin, huile d’hérisson ; la petite centaurée, herbe sainte-oreille, ou herbe sainte-honorée, etc.

« La petite centaurée, que nos paysans appellent sainte-honorée, prenant un centaure pour une sainte, n’est pas rare dans nos campagnes. » (Jules Néraud, la Botanique de l’enfance.)

Nous remarquerons, à l’occasion de ces quiproquo, que nos paysans s’ingénient toujours à donner un sens aux mots qu’ils ne comprennent pas, à trouver aux termes qui leur sont le plus étrangers une signification quelconque. Ils sont guidés, dans ce travail, autant par la consonance des mots que par la forme des objets que le terme à traduire rappelle à leur esprit. Les Grecs, paraît-il, usaient du même procédé. « Ils étaient, remarque M. Alfred Maury, dans l’habitude d’altérer les noms étrangers dont le sens leur échappait, de façon à les ramener à des noms qui leur fussent intelligibles[512]. » C’est ainsi que, dans la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, le peuple traduit par Trou aux rats les mots Tu, ora, gravés au-dessus de la cellule où était enfermée la Sachette.

Nous avons connu un jardinier campagnard qui, par suite de ce système d’interprétation, appelait les primevères plumes vertes ; les ognons de crocus, gros culs ; les sycomores, sitôt morts. Cette dernière traduction lui avait été suggérée non-seulement par l’onomatopée, mais encore par le judicieux raisonnement que voici : son maître lui ayant, à plusieurs reprises, fait planter des sycomores dans un terrain calcaire d’une mince épaisseur, et ces arbres n’ayant pas tardé à mourir, il avait naturellement été conduit à traduire sycomore par sitôt mort. — Autre exemple : Dans nos campagnes, la femelle du porc s’appelle treue et non truie[513] ; or, le même paysan dont nous venons de parler, revenant un dimanche du village, qui était peu éloigné de la demeure de son maître, celui-ci lui demanda :

— Qu’est-ce que cette musette que l’on entend ?… Il y a donc un bal au village ?

— Oh ! non, nout’Monsieu ; c’est ceux mâles qui s’amusont en attendant les fumelles[514].

— Ils dansent donc entre eux ?

— J’vous dirai pas si c’est en treues ou en cochons, mais i dansont sans fumelles.

Et cette réponse fut faite de la meilleure foi du monde et sans la moindre intention de jouer sur les mots. Ce n’est pas que le calembour soit chose inconnue dans nos villages. En voici un qui est de toute force et qui fut commis, nous présent, par un journalier de la commune de Lacs. — Un jour qu’un vigneron se plaignait à lui de son âne en disant : — « J’n’ai jamais rien vu de si mou que c’t animau ; i s’lasse tout d’suite. — Eh bien, reprit en riant le journalier, il faut l’appeler Stanislas (c’t âne i s’lasse). »

Les remégeux sont les chirurgiens de nos villages. Le vieux mot mège qui signifiait, en ancien français, médecin opérateur, entre dans la composition de ce terme. Encore aujourd’hui, dans le canton de Vaud, mèze a le même sens que notre mot remégeux. — « Vous êtes une grande remégeuse et vous savez charmer la maladie. » (George Sand, la Petite Fadette.)

Les remégeux sont aussi connus en Berry sous les noms de ermieux, eumieux, rebouteux[515].

L’art du remégeux consiste principalement à réduire les fractures, à guérir les luxations et les contusions de toute espèce. — Il est inutile de dire que les remégeux pansent aussi du secret.

Ce serait ici le lieu d’indiquer les plantes aussi nombreuses que salutaires qui entrent dans la matière médicale de nos panseux, en général ; mais cette nomenclature nous entraînerait trop loin ; nous nous contenterons d’en nommer quelques-unes.

L’ail figure en premièréligne dans la thérapeutique de nos docteurs[516]. L’ail et la thériaque se suppléent l’un l’autre, et ces deux succédanés sont généralement regardés comme de vraies panacées. Nos villageois sont, en cela, d’accord avec le grand-père de Henri IV, qui, dit l’Estoile, « bailla pour première viande à son petit-fils, qui venoit de naître, une pillule de la thériaque des gens de village, qui est un cap (une tête) d’ail. » Montaigne, de son côté, savait également apprécier l’ail « de quoy les paysans de ses domaines avoient apprins à chasser toutes sortes de maulx, pour aspres et extrêmes qu’ils feussent[517] ». — Pour ce qui est de la thériaque, ce remède royal, comme on dit en Vendée, fut inventé par un médecin de l’empereur Néron. C’est un monstrueux mélange composé de soixante-douze substances, parmi lesquelles on compte 73 grammes de chair de vipère sur 8,409’6. — Les pharmacopées modernes donnent la recette de ce barbare médicament, ce qui doit faire penser qu’il n’est pas encore improuvé par nos facultés de médecine et que certains vieux préjugés se perpétuent aussi bien dans le domaine de la science que dans nos métairies-berrichonnes.

Entre tous les simples à leur usage, nos médecins font encore le plus grand cas de la verveine, si renommée dans l’ancienne Gaule. Les remégeux vantent particulièrement l’herbe à la forçure, et prétendent que les racines de cette herbe, qui n’est autre chose que la plante connue en botanique, sous le nom de sceau de Salomon, représentent toutes les parties du corps humain. Ils s’en servent pour guérir les distensions violentes des nerfs ou des muscles, et chaque fois qu’ils en font usage, ils ont soin d’employer le fragment de cette racine qui a le plus de rapport par sa forme avec le membre malade. — Ceci concorde tout à fait, avec les idées de la vieille médecine officielle qui croyait que « les plantes avaient une ressemblance avec les maladies qu’elles étaient destinées à guérir ou les différents organes sur lesquels elles devaient exercer une action salutaire[518] ». Ainsi la pulmonaire guérissait le poumon, parce que ses feuilles sont marquées de taches blanches semblables à celles d’un poumon malade ; ainsi la vipérine, dont la graine ressemble à la tête d’une vipère, était réputée souveraine contre les morsures de serpent, etc., etc. — Cette méthode médicale était connue sous le nom de médecine des signatures, et c’est par suite de ce système que, dans nos campagnes, tant de végétaux portent le nom d’une foule d’affections contre lesquelles on les emploie comme des remèdes infaillibles.

À propos de l’herbe à la forçure ou du sceau de Salomon, nous rappellerons que l’historien Flavius Josèphe dit positivement[519] que le roi Salomon pansait aussi du secret, qu’il savait charmer toute espèce de maladies et tenait directement de Dieu ce pouvoir surnaturel. Le même auteur ajoute que cette manière de guérir était encore pratiquée de son temps (en l’an 40 de Jésus-Christ), et qu’un Juif, nommé Éléazar, son contemporain, faisait sous ce rapport des merveilles au moyen d’un anneau dans le chaton duquel était enchâssée une racine indiquée par Salomon, racine qui, selon toute probabilité, était la même que celle de notre herbe à la forçure. — Tout le monde sait, du reste, que le roi Salomon était un grand botaniste, qui connaissait, dit le premier livre des Rois, « depuis le cèdre qui croît sur le Liban jusqu’à l’hysope qui vient sur les murailles ».

Généralement nos panseux savent manipuler une foule d’onguents auxquels les substances les plus étranges, les plus hétérogènes, les plus inouïes, servent de condiments : l’urine humaine, la fiente de poule, la graisse de loup, la graisse de chrétien surtout, à laquelle on attribue des vertus sans pareilles, jouent un grand rôle dans ces mixtures incroyables.

La pharmaceutique de nos docteurs villageois n’est pourtant pas la partie de leur science la plus arriérée. En effet, il ne serait guère difficile de prouver que leur matière médicale est identiquement la même que celle qu’admettaient, il y a beaucoup moins d’un siècle, les médecins officiels. — Combien y a-t-il donc d’années que ces derniers ont renoncé à la graisse de chrétien, à la râpure de crâne humain, aux eaux distillées du cerveau des pendus, à la poudre de crapaud, aux scorpions, aux petits chiens,  etc.,  etc. ? —, N’écrivait-on pas encore, en 1812, dans le Dictionnaire des sciences médicales, la page suivante ? — « En quelques occasions, l’on prescrit toujours les bouillons de vipères… l’on a cru appliquer avec succès quelques excréments, comme l’album græcum[520], la fiente humaine, celle de l’hirondelle[521], l’urine humaine, etc. L’on peut même tirer parti de la punaise, des araignées, etc., etc.[522]. » — C’est d’hier seulement que la chimie moderne, par son habileté à décomposer les différents corps de la nature, est parvenue à isoler, à signaler ceux de leurs principes qui peuvent, seuls, être utiles à la santé de l’homme ; par conséquent, c’est d’hier seulement que la raison, éclairée par la science, a fait justice de tout le barbare attirail que l’ancienne médecine traînait encore après elle.

Au moment d’en finir avec nos médecins de village, nous avouerons qu’il existe des panseux de secret qui ne se contentent pas de faire de la thérapeutique plus ou moins savante, plus ou moins occulte, mais qui allient à l’art de soulager l’humanité et le bétail une science autrement transcendante, et qu’ils puisent, suivant le degré de leur capacité, dans les pages mal famées du Grand et du Petit Albert.

Naturellement ces praticiens-là passent autant pour sorciers que pour médecins.

Nos paysans désignent par les noms de Petit et de Grand Albert deux anciens livres de magie qui très-probablement furent rédigés par le fameux docteur Albert le Grand, ce savant théologien, qui florissait sous le règne de saint Louis, et qui poussa, si loin l’art de la sorcellerie. On sait qu’il était parvenu à fabriquer un homme d’airain doué de la parole, et que saint Thomas d’Aquin, dont les nerfs étaient suragacés par le babil de cet androïde, le brisa dans un moment d’impatience.

Au dire de nos villageois, les recueils du Grand et du Petit Albert donnent un pouvoir immense à ceux qui sont à même d’y lire et qui, au moyen d’une initiation préalable, savent s’en servir. — C’est ainsi que, chez les Grecs, les formules qu’employaient les devins ou sorciers, dans leurs opérations magiques, étaient consignées dans de vieux rituels qui portaient les noms d’Orphée ou de Musée[523]. Or, personne n’ignore qu’Orphée était un sorcier-poëte, dont les chants opéraient des prodiges. On pense que Musée fut son disciple. Tous les deux étaient de Thrace et vivaient dans les temps héroïques ou fabuleux.

L’un des plus anciens monuments de la littérature sanscrite, l’Atharva-Véda, peut être considéré comme une espèce de Grand Albert, car il renferme une foule de formules et d’invocations qui toutes ont trait à la magie noire. Ce livre, qui très-probablement donna naissance à tous les formulaires, à tous les grimoires de ce genre, était et est encore, chez les Indiens, le manuel des sorciers. « De là vient, dit l’abbé Dubois, dans son intéressant ouvrage sur les Mœurs, les Institutions et les Cérémonies des peuples de l’Inde, que les brahmanes voudraient faire croire que ce Véda a tout à fait disparu. Le fait est qu’il existe, mais qu’on le tient encore plus caché que les autres, parce qu’il enseigne la magie, et que celui qui serait reconnu pour l’avoir en sa possession ne manquerait pas de s’attirer l’imputation odieuse de sorcier. »

Ceux de nos sorciers-médecins qui possèdent le Grand Albert, autrement dit le Grand Gôt, sont bien plus puissants que ceux qui n’ont que le Petit. Rien, dit-on, ne leur est impossible. — Ce Grand Gôt aurait-il quelque rapport avec ce roi des Goths qui, au dire du démonographe de Lancre, n’avait qu’à placer son bonnet d’une certaine façon pour soulever un orage ? ou bien désignerait-il quelqu’un de ces grimoires traitant de la magie goéfique, la pire des sorcelleries ?

Quoi qu’il en soit, c’est à force de consulter ces diaboliques formulaires que plusieurs de nos sorciers-médecins arrivent non-seulement à guérir une foule de malades réputés incurables par la science ordinaire, mais qu’ils parviennent à composer des poudres d’un effet aussi merveilleux que terrible.

Il est telles de ces compositions infernales dont une seule pincée, répandue sur un champ de foire, suffit pour occasionner ces émotions effroyables et soudaines qui s’emparent, sans cause apparente, de la masse entière du bétail, la rendent furieuse et entraînent parfois de grands désastres[524].

Un atome de telle autre de ces substances, soufflé par un amant rebuté sur les vêtements de la beauté la plus revêche, lui enlève aussitôt toute sa cruauté et l’amène à faire les avances les plus significatives à celui auquel elle ne témoignait, un instant auparavant, que le plus parfait dédain.

Enfin, certaines de ces poudres, dispersées dans l’air, passent pour jeter la perturbation dans l’atmosphère et pour engendrer l’orage.

En terminant ce qui concerne les panseux de secret, remarquons que leurs traces se retrouvent dans les temps les plus reculés. Nous avons déjà parlé du roi Salomon, qui excella dans cette science comme en tant d’autres ; nous citerons, pour dernier exemple, les fils d’Autolycus, ces habiles remégeux, qui, selon Homère, arrêtèrent par enchantement le sang qui jaillissait de la blessure d’Ulysse[525], et nous rappellerons que Jeanne d’Arc, dans une circonstance semblable, répondit à des hommes d’armes qui lui proposaient de charmer sa blessure : « Plutôt mourir que de consentir à une chose que je sais être un péché ! »

CHAPITRE SIXIÈME

MÉDECINE (Suite) :
MAL À SAINT ; — SAINTS GUÉRISSEURS.


Indépendamment des secours matériels de toute espèce que l’humanité souffrante trouve autour d’elle, dans nos villages, elle sait encore combattre les maux auxquels elle est en butte par des remèdes spirituels. Le jeûne, par exemple, s’emploie aussi bien pour le salut du corps que pour celui de l’âme. S’il arrive que le malade n’ait pas la force de supporter, ou le temps de s’imposer cette pénitence hygiététique, alors il a recours à un voisin ou à une voisine qui se charge de jeûner à sa place, moyennant finance. Il en coûte ordinairement cinquante centimes par jeûne, juste le prix de la journée de nourriture d’un journalier. Nous avons, au reste, quelques personnes qui font métier de jeûner, d’accomplir des vœux, ou d’aller en pèlerinage pour leur prochain. C’est ainsi qu’au moyen âge, il existait des quéreurs de pardons, dont l’unique profession était de faire des pénitences et d’aller au loin quérir non-seulement des indulgences, mais de la santé pour ceux qui les payaient. Cet usage existe encore en Bretagne ; il existe même chez les musulmans, où l’on voit beaucoup de pèlerins mercenaires entreprendre, tous les ans, le voyage de la Mecque et accomplir cette pénitence par procuration.

Mais ce qui surtout contribue à rassurer nos pauvres villageois, lorsque la maladie les atteint, c’est l’assistance qu’ils sont certains de trouver auprès d’un grand nombre de saints. — Ce n’est pas à eux que le prophète eût adressé le reproche qu’il faisait au roi Asa : Nec in infirmitate sua quæsivit Dominum, sed magis in medicorum arte confisus est[526].

Ordinairement, on donne le nom de mal à saint ou de mal de saint à une infinité d’affections graves contre lesquelles on peut se contenter d’implorer le secours d’un saint, ce qui coûte bien moins cher que les soins d’un médecin. Pourtant, dans quelques-uns de nos cantons, la locution mal de saint désigne particulièrement le catarne (voy. p. 299) et parfois les convulsions en général. — Cette expression était autrefois française :

Si c’estoit mal de sainct, ou de fièvre quartaine…,

dit le vieux satirique Régnier, sat. xi.

À l’exemple de nos panseux de secret, presque tous nos saints ont une spécialité en médecine, et cette spécialité est indiquée, tantôt par quelque circonstance de la biographie du bienheureux, tantôt, — et c’est le cas le plus ordinaire, — par un rapport de consonance entre le nom du saint et le nom de la maladie.

Ainsi, sainte Anne, à Nohant-Vic, près la Châtre, est invoquée par les nourrices qui n’ont point de lait, parce qu’elle allaita la sainte Vierge.

Sainte Apolline guérit du mal de dents, parce que on les lui cassa, à Alexandrie, durant son martyre.

Saint Eutrope soulage les hydropiques ; saint Aignan (saint Teignan) les teigneux.

Ceux qui ont des orbillons (orgelet, maladie des paupières), vont à Mers (Indre), pour invoquer saint Orban (Urbain).

Le Précieux sang, à Neuvy-Saint-Sépulcre, arrête le saignement de nez et la dysenterie[527].

Sainte Claire ou saint Clair, à Vatan (Indre), guérit de la cécité[528] ; saint Ouen des affections de l’ouïe.

Saint Boniface remédie au marasme qui amaigrit la face.

Saint Genou, dans l’Indre, préserve de la goutte, maladie qui atteint surtout les articulations.

Saint Phallier, à Chabris (Indre), rend les femmes fécondes. (Voy. les Esquisses pittoresques de l’Indre, p. 263.)

Saint Acaire tempère l’humeur acariâtre de certaines femmes quand on peut les lui mener. — « Nicot, en son Dictionnaire, dit Ménage, dérive le mot acariâtre du nom de saint Acaire, qu’on appelle en latin Acarius, et auquel, dit-il, on meine les acariastres. » — D’un autre côté, saint Raboni met à la raison les maris peu endurants. Sa chapelle, située dans la vieille église de Montmartre, près Paris, était autrefois très-fréquentée par les épouses incomprises et maltraitées, qui s’y rendaient de fort loin, et la tradition rapporte que l’une d’elles apprenant, au retour d’un semblable pèlerinage, que son mari venait de mourir, s’écria en levant au ciel ses yeux baignés de larmes… de joie : — « Que ta bonté est grande, ô saint Raboni ! toi qui accordes bien au delà de ce que l’on ose espérer ! »

Saint Langouret, non loin de Palluau (Indre), rend la santé aux enfants affligés de maladies de langueur. — Voyez, à propos de ce saint, tout à fait inconnu dans la légende officielle, le mot saint dans le Glossaire du Centre. — Les Normands, en pareille circonstance, mènent leurs enfants à saint Pâti (de pâtir) de Fatouville.

Saint Firmin, près de Bourges, guérit de la fièvre, parce que l’on a besoin d’être affermi lorsqu’elle nous fait trembler. — La source médicinale de Saint-Firmin était autrefois si fréquentée que l’on avait été obligé de placer une sentinelle à la porte de la fontaine, de crainte que la foule des buveurs n’en épuisât les eaux et pour que chacun d’eux pût entrer à son tour[529].

L’église d’Orsan, dans le Cher, posséda longtemps et possède peut-être encore le cœur de Robert d’Arbrissel. Ce viscère, que l’on vénérait sous le nom de Monsieur Saint-Cœur, opérait une foule de guérisons miraculeuses, mais soulageait spécialement les personnes affectées de maladies de cœur[530].

Saint Fiacre, à Chassignolle, près la Châtre, est invoqué contre les fics (hémorrhoïdes) et le fleur de sang[531]. — Au reste, Baillet, dans sa Vie des saints, t. IX, p. 26, assure que saint Fiacre a réellement le don de guérir les hémorrhoïdes.

Enfin, au dire de notre vieux polygraphe Nicolas Catherinot (Sanctuaire du Berry), les pauvres malingreux qui ne peuvent ni vivre ni mourir et que le mal étreint trop fort, s’adressent à saint Genefort[532], en s’écriant :

Grand saint Genefort !
À la vie ou à la mort !

Remarquons, à propos de ces analogies de consonnance, qu’une règle semblable a guidé les corps de métiers dans le choix de leurs patrons : — Les cordonniers invoquent saint Crépin, parce que son nom a de la ressemblance avec le mot latin crepida, qui signifie chaussure. — Les couvreurs et les charpentiers, qui travaillent sur les combles des bâtiments, fêtent l’Ascension. — Les cabaretiers ont pour patron saint Laurent à cause de son gril. — Les boulangers, saint Michel, parce qu’ils font des miches. — Les paveurs, saint Roch, parce qu’ils emploient des fragments de roches. — Les meuniers, saint Martin, parce qu’ils font un fréquent usage du marteau pour piquer leurs meules ;  etc.,  etc. — Ces préjugés onomatiques n’étaient pas étrangers aux anciens. Ainsi, Pline, en parlant de l’influence de la voie lactée sur les moissons, s’exprime en ces termes : Lactei circuli de fluvio, velut ex ubere aliquo, sata cuncta lactescunt.

Parmi tous nos saints guérisseurs, il en est deux surtout qui ont une clientèle considérable : ce sont saint Marien, patron d’une paroisse située près de Boussac, et saint Marin, qui possède un petit oratoire champêtre non loin d’Argenton-sur-Creuse. Saint Marin et saint Marien guérissent les rechignoux, c’est-à-dire les enfants que des maladies de langueur rendent criards, grognons ou marris (du latin mœrere, mœrens). — On voit dans l’église de Saint-Marcel, située non loin de la chapelle de Saint-Marin, une inscription gothique où il est question des rechignoux. Ce terme répond au vieux mot réchin, qui signifiait chagrin, maussade. Au onzième siècle, un comte d’Anjou, Foulque IV, était surnommé le Réchin, à cause de sa mauvaise humeur et de sa mine rechignée.

Voici de quelle manière on procède à la cure de l’infirmité des rechignoux : — Arrivés au but de leur pèlerinage, les parents déshabillent leurs enfants, qui d’ordinaire, pendant cette opération, manifestent par un redoublement de pleurs et de cris tous les symptômes de leur affection. Puis, au moyen d’une perche, le sacristain du lieu porte et fait toucher aux mains et à la figure du saint, dont la statue est haut placée, la coiffure et la chemise des rechignoux, qui, cette formalité accomplie, et leur toilette remise en ordre, sortent du saint lieu, pleins de bonne humeur et de mièvrerie. — Ces miracles sont tellement connus de nos populations que, si nous venons à parler d’une personne bourrue et grondeuse, nous ne manquons jamais de dire : — « Elle aurait besoin d’aller à saint Marin. »

Dans le Perche, c’est à saint Criard, saint tout local, que l’on conduit les rechignoux en pèlerinage. — « À un jour donné de l’automne, quel que soit l’état du temps, quel que soit l’état de santé des enfants, toutes les nourrices apportent leurs nourrissons devant l’image vénérée de saint Criard, dont la chapelle est située dans un hameau très-retiré de l’arrondissement de Nogent-le-Rotrou[533]. »

Quant à la coutume de porter aux mains et à la figure du saint la défroque des rechignoux, elle semble être de tous les temps et de tous les pays. On n’agit pas autrement en Italie, en Espagne et ailleurs encore, lorsqu’on implore le secours d’un bienheureux. C’est ainsi que les Grecs touchaient avec des rameaux garnis de laine les genoux, les mains et la figure des dieux qu’ils invoquaient ; c’est ainsi que « les mouchoirs et les linges qui avaient été en contact avec le corps de saint Paul acquéraient la propriété de guérir les malades et de délivrer les possédés de l’esprit malin[534]. »

Lorsqu’un malade est en danger de mort, et que l’on pense qu’une messe de saint peut le tirer d’affaire, on porte l’argent de cette messe au saint qui passe pour guérir la maladie dont le moribond est atteint. Si le cas est pressant, et que l’église ou la chapelle du saint soit trop éloignée, on obtient le même résultat en levant l’offrande au saint, c’est-à-dire en donnant à un pauvre l’argent que l’on destinait au saint. Si l’on n’a pas de pauvre sous la main, on lève simplement l’argent de la messe, ce qui consiste à faire porter immédiatement cet argent hors de la paroisse.

Malheureusement, il est des maladies qui, quoique de nature différente au fond, présentent absolument les mêmes symptômes ; alors, il devient très-difficile de deviner à quel saint on doit avoir recours. Dans cette circonstance, après avoir remarqué le point de l’horizon vers lequel se portent avec le plus de persistance les regards du moribond, vous pouvez être assuré que c’est dans cette direction que se trouve le domicile du saint libérateur.

Si, néanmoins, il vous restait encore quelque incertitude, comme il existe presque toujours une fontaine dans les dépendances de ces lieux vénérés, rendez vous sur ses bords et déployez sur sa surface une chemise du malade. Descend-elle rapidement au fond de l’eau, vous n’avez pas besoin d’aller plus loin. — Vient-elle, au contraire, à surnager, cherchez ailleurs, car le saint de céans ne s’occupera pas le moins du monde de la guérison de votre malade ; il n’y peut rien. — Mais il n’y a pas de temps à perdre, peut-être ? — Alors, levez une messe à l’intention de tous les saints.

N’oublions pas de remarquer qu’en fait d’expédients sanitaires, nos villageois comptent pour beaucoup la chemise. Ainsi, pour rendre la santé à un malade, il suffit quelquefois de faire bénir l’une de ses chemises, de la lui faire porter pendant neuf jours et de la donner ensuite à un pauvre.

Pour ce qui est de l’oracle des fontaines, on sait que chez les Celtes, ainsi que, chez les Romains, les sources étaient regardées comme des divinités. En vain, plus tard, les Capitulaires de Charlemagne disaient : — « Si, lorsqu’il se trouve dans une paroisse des infidèles qui allument des flambeaux et qui rendent un culte aux arbres, aux fontaines ou aux pierres, le curé ne redresse pas ces abus, il doit savoir qu’il se rend coupable d’un vrai sacrilège » ; en vain, depuis cet avertissement, les canons de l’Église tonnèrent-ils cent fois contre ces coutumes païennes, la vieille croyance celtique, bravant et Capitulaires et canons, s’est perpétuée jusque dans notre siècle de lumières.

Nous connaissons, dans nos pays, un grand nombre de fontaines dont les eaux sont certaines (efficaces) contre les fièvres et une foule d’autres maux. Nous citerons, entre autres, celle de Saint-Pantaléon, près Cours-les-Barres, dans le Cher, et celles de Saulot, près Saint-Benin-d’Asy, et de Huez, près Bôna, dans la Nièvre. « Le fiévreux., dit M. le comte Jaubert, dans le Glossaire du Centre, après y avoir bu, ne manque pas de déposer aux alentours une pièce de menue monnaie. Malheur au passant qui s’avisera de la ramasser ! il attrapera à son tour la fièvre, et le premier en sera à jamais débarrassé ».

L’Italie possède également de ces sources merveilleuses. À Naples, dans la belle église de San Francisco, existe une chapelle dédiée à saint Blaise, dont les murs et les piliers sont tapissés de cols en cire. Ces cols sont autant d’ex voto appendus en ces lieux par les malades qui ont été guéris de maux de gorge après avoir bu de l’eau d’un puits qui se trouve dans ladite chapelle. On peut s’y procurer, moyennant finance, des carafes pleines de cette eau bienfaisante, et sur le verre desquelles sont représentés, en couleur rouge, des cols de toutes Jes formes.

Ainsi que nous l’avons dit, nos pères les Gaulois étaient imbus de croyances semblables que leur avaient léguées leurs aïeux les Aryas, qui, eux aussi, étaient dans l’habitude d’invoquer les eaux « comme venant du ciel, comme augmentant la force et protégeant contre la maladie[535] ». Dans une prière des Védas, on trouve le passage suivant : « Sachez, vous tous, ô brahmanes ! que l’eau contient l’immortalité, que l’eau contient les remèdes médicaux… Le dieu Sama (la lune) a dit que toute médecine existe dans les eaux[536] ». — Encore de nos jours les eaux du Gange, le fleuve sacré par excellence des Indiens, guérissent, au dire de ces peuples, de tous les maux, et purifient de toutes les souillures. — Ajoutons que les Turcs de Constantinople s’adressent aussi très-souvent aux génies des fontaines pour en obtenir la santé, et que les hadjis, qui font le pèlerinage de la Mecque, ne manquent jamais d’en rapporter de l’eau d’un puits sacré appelé Zemzem. Cette eau a une vertu bien précieuse ; non-seulement elle vous délivre de tous les maux du corps, mais elle affranchit votre âme des taches du péché : « une seule goutte, prise au moment même de la mort, vous épargne cinq cents ans de purgatoire. Aussi cette eau miraculeuse, contenue dans de petits vases, est-elle transportée par les pèlerins dans tous les pays mahométans[537] ».

Quelque déraisonnables que soient les pieuses pratiques que nous venons de rapporter, elles sont pourtant loin de l’être autant que celles auxquelles on se livrait, il n’y a pas encore très-longtemps, dans les plus hautes classes de la société, et dont Saint-Simon, dans ses Mémoires (t. II, ch. c), nous fournit un curieux exemple : — « Tous les vœux, dit-il, et toutes les dévotions singulières que fit la duchesse d’Albe pour obtenir la guérison de son fils, surprirent fort ici, jusqu’à lui faire prendre des reliques en poudre par la bouche et par lavement. Enfin il mourut… » — Dans ces derniers temps, en 1864, la reine d’Espagne, étant très-fatiguée par suite d’une grossesse, « fit transporter le bras droit de saint Jean d’une église de Catalogne dans sa propre chapelle, où il a dû rester jusqu’à l’accouchement de Sa Majesté[538] ».

Nos saints ne s’occupent pas seulement de la santé de l’homme ; plusieurs d’entre eux daignent aussi donner leurs soins à celle du bétail. — Si, dans le cours de l’année, les aumailles, les bêtes à laine, etc., sont attaquées de badauderie[539], de convulsions ou de toute autre maladie qui se termine ordinairement par la mort, on lève l’argent d’une messe, ni plus ni moins que pour un chrétien, et l’on se hâte de porter cet argent au desservant de l’église ou de la chapelle dont le saint traite particulièrement du mal que l’on veut combattre. — Les bonnes ménagères savent parfaitement aussi à quel bienheureux s’adresser pour assurer la santé de leur basse-cour et même pour accroître la fécondité de leurs poules. Mais lorsqu’il s’agit de volailles, on se contente de lever un sou pour faire dire un évangile.

Entre tous nos saints vétérinaires, saint Antoine est assurément le plus en renom. À Mouhers, dans le canton de Neuvy-Saint-Sépulcre (Indre), c’est à ce bienheureux que l’on s’adresse pour tout ce qui concerne la conservation du bétail en général. Dans le même département, l’ancienne commanderie de la Lande, commune de Prissac, possède une chapelle où, le 17 janvier, jour de la fête de Saint-Antoine, on célèbre une grande messe à laquelle on se rend de fort loin, particulièrement dans l’intérêt de la race porcine. Or, « il y a une dizaine d’années, le curé de là paroisse, qui était nouvellement arrivé et qui ne connaissait pas encore cet usage, s’étonnait de voir une vieille femme réclamer douze évangiles de suite, et ne put s’empêcher de lui demander pourquoi elle en faisait dire une aussi grande quantité. La vieille lui répondit : — « Monsieur le curé, sauf votre respect, c’est que notre truie a amené cette nuit douze petits cochons, et je pourvoyons les petits et la mère[540] ».

Au reste, dans la capitale du monde chrétien, à Rome même, saint Antoine est également regardé comme le patron des quadrupèdes. Un religieux de son ordre s’exprime ainsi dans un conte de Boccace (IVe journée, Nouvelle X) : « Vous savez, Messieurs et Mesdames, que vous êtes dans l’habitude de nous donner, tous les ans, une part de vos revenus, afin que le bienheureux saint Antoine ait soin de votre bétail. » — « Auprès de Sainte-Marie-Majeure, à Rome, et devant l’église de Saint-Antoine, s’élève une colonne érigée en mémoire de l’abjuration d’Henri IV. Au pied de ce monument se pressent, le 17 janvier, tous les chevaux du pape, des cardinaux et des princes romains, la queue et la crinière ornées de fleurs. La messe achevée, un prêtre, placé devant la petite porte de l’église et armé d’un goupillon, leur donne la bénédiction. À mesure qu’il asperge les chevaux, les harnais et les postillons, les domestiques entrent dans l’église pour baiser une croix rouge peinte sur le buste de saint Antoine, et déposer l’offrande de leurs maîtres au bas de ce buste richement colorié… Cette cérémonie rappelle les fêtes des mulets et des chevaux de Rome ancienne[541]. » — Encore à présent, à Naples, le jour de la Saint-Antoine, les bestiaux sont conduits à la bénédiction. Cet usage était très-commun au moyen âge.

S’il existe, en Berry, une foule de lieux saints[542] que s’empressent de visiter, chaque année, les personnes dévotieuses de nos campagnes, on y trouve également de pieux rendez-vous où s’assemblent, à de certaines époques, les honnêtes quadrupèdes qui partagent les labeurs incessants de l’agriculteur, ou qui, tout en menant une vie oisive, n’en contribuent pas moins à son bien-être journalier.

La Chapelle-du-Fer, mentionnée sur les cartes de Cassini sous le nom de Chapelle-Saint-Jean-aux-Fers, est, tous les ans, le but d’un pèlerinage qu’accomplissent, dans l’intérêt de leur conservation, tous les bestiaux de l’extrémité méridionale du bas Berry. La Chapelle-du-Fer, véritable Mecque au petit pied pour toutes les bêtes des alentours, est située près des limites du département de l’Indre, sur le territoire de la paroisse de Saint-Plantaire en un lieu désert, et aux abords de la grande forêt de Murat.

La veille de la Saint-Jean, tout possesseur de bétail conduit son troupeau à ce lieu vénéré. Les aumailles, les chevaux et les ânes, la plupart décorés de rubans et de vertes ramilles, précèdent les moutons et les brebis fraîchement tondus et soigneusement lavés. Guidée pieusement et en silence par ses maîtres, cette immense multitude, irréprochable dans sa tenue, et comme pénétrée d’un instinct religieux, défile processionnellement autour de la chapelle.

Le lendemain, le jour même de la Saint-Jean, une grande messe est célébrée pour attirer la bénédiction du ciel sur les bestiaux de toute espèce. Pendant le saint sacrifice, la foule des assistants, qui sans cesse se renouvelle, lance de tous les points de l’enceinte, du côté de l’autel et en guise d’offrandes, une innombrable quantité de poignées de laine[543]. Comme on envie la bonne chance de ceux dont les toisons tombent le plus près de l’autel ou viennent à toucher les ornements sacerdotaux, souvent il arrive qu’à la fin de la cérémonie le desservant se trouve littéralement enseveli sous une montagne de laine. — À la Chapelotte, dans le haut Berry, c’est à la tête du saint de la paroisse que les fidèles jettent la dépouille de leurs brebis. — Ce genre d’offrande rappelle les présents que l’on faisait, dans le vieux temps, aux patrons des églises, et dont Grégoire de Tours parle en ces termes : « Multitudo rusticorum… exhibens lanas, vellera, formas ceræ,…,  etc.[544]. »

Notons, en passant, que l’intérieur de la Chapelle-du-Fer était très-anciennement tapissé d’ex-voto de toute sorte. On y voyait, suspendus aux murailles, des têtes, des yeux, des bras, des jambes, des cœurs, des poupées humaines, des chevaux, des bœufs, des moutons, des cochons, etc. ; le tout en cire de plusieurs couleurs.

Dans le département de la Loire, c’est saint Ennemond « qui a la spécialité de guérir les animaux malades et sur l’autel duquel les paysans font dire des messes pour le rétablissement d’une vache, d’un âne ou d’un porc. Outre les messes, les desservants du sanctuaire vendent des petits pains à 25 centimes, qui guérissent non-seulement les bestiaux, mais encore les enfants[545]. »

Ailleurs, c’est saint Éloi qui s’occupe de la guérison du bétail. En 1862, il se vendait une petite brochure, imprimée à Vouziers par Aug. Lapie et intitulée le Médecin des pauvres, dans laquelle, entre mille prières spécifiques contre une foule de maladies, se trouve l’oraison suivante contre les tranchées des chevaux : « Cheval noir ou gris (il importe de désigner la couleur de la bête), appartenant à N…, si tu as les avives de quelque couleur qu’elles soient, ou tranchées rouges ou en trente-six sortes d’autres maux, de cas qu’ils y soient (sic), Dieu te guérisse et le bienheureux saint Éloi. »

Ne savoir à quel saint se vouer est, comme on le voit, une locution proverbiale tout à fait inapplicable dans notre heureux pays, car, non-seulement pour tous nos maux, mais encore pour tous les besoins, pour toutes les contrariétés de la vie, nous avons un saint à invoquer.

Les vieilles femmes de nos villages connaissent une foule de saints qui, pour la plupart, il est vrai, ne figurent point dans la légende, sans doute parce qu’ils tirent leur origine de quelque divinité païenne, mais qui n’en mettent pas moins de complaisance à les aider dans les plus vulgaires de leurs occupations domestiques. Il en est de même en Bretagne où, selon Émile Souvestre, « saint Herbot, par exemple, fait prendre le beurre et saint Yves fermenter la pâte[546]. »

Chez nous, saint Abdon (tape donc) et saint Sennen (nous disons sener pour semer), lorsque nous les invoquons à propos, préservent nos récoltes de la grêle[547]. — Avez-vous égaré quelque tête de bétail, récitez cinq Pater et autant d’Ave, puis allez jeter deux ou trois centimes dans la chapelle de Saint-Hubert, près d’Aigurande, et ce saint aura bientôt ramené votre bête à l’étable. Saint Hubert non-seulement ramène au bercail les bestiaux égarés, mais c’est encore à lui que l’on s’adresse pour se prémunir contre la rage et, en général, pour éloigner de soi les atteintes de toute espèce de bêtes malfaisantes. On rencontre dans la plupart de nos foires et assemblées des charlatans que nous nommons Saint-Hubert ou marchands de saint Hubert, qui promènent dans une petite boîte l’image de ce saint, à laquelle ils font toucher des bagues, des chapelets bénits, qui acquièrent à ce contact de grandes vertus préservatrices. Lorsque vous êtes muni d’un pareil talisman, et lorsque vous savez par cœur la fameuse oraison de saint Hubert qui commence par ces mots :

Grand saint Hubert qu’étez glorieux,
Du fils de Guieu (Dieu) qu’étez amoureux ;
Que Guieu nous garde en ce moument
Et de l’aspic et d’ la sarpent[548],
Du ch’ti chin et du loup maufait[549],
Etc.,  etc.,

vous pouvez entreprendre, sans crainte d’encombre, les plus lointains voyages et braver les jaguars, les tigres et les boas de l’ancien et du nouveau monde.

Nous avons déjà parlé, page 229, de quelques-unes de nos prières populaires. Il n’est guère de maladies ou d’accidents contre lesquels il n’en existe au moins une. — Nos paysans commençaient un peu à oublier toutes ces pratiques ; mais, si l’on en croit l’Union médicale (année 1861), voici que maintenant l’on s’efforce de les remettre en vogue « en imprimant à des milliers d’exemplaires des petits livres de prières pour guérir le mal de dents, les rhumatismes, la colique, pour arrêter les hémorrhagies, pour couper les fièvres, en un mot pour toutes les maladies des hommes et des animaux, car les chevaux aussi participent aux bienfaits de ces oraisons. L’une d’elles a été trouvée sur le sépulchre de Notre-Dame, en la vallée de Josaphat ! »

Quelques personnes possèdent encore des clefs de saint Hubert, qu’il suffit d’appliquer sur toute morsure suspecte pour en prévenir les suites. — La clef de saint Hubert sert principalement à panser les animaux.

Enfin, le dirons-nous ? les saints poussent si loin pour nous la complaisance, que nos vœux, même les plus criminels, trouveraient un appui dans les cieux !

Il existe aux environs d’Argent, dans le département du Cher, une fontaine consacrée à saint Mauvais, près de laquelle se rendent et prient les misérables qui désirent la mort d’un ennemi, d’un rival en amour, d’un parent à succession, etc., etc. Mais, par une heureuse compensation, non loin de la fontaine de saint Mauvais, s’élève la chapelle de saint Bon, dont les honnêtes gens ne réclament jamais en vain la protection[550]. — Saint Mauvais rappelle le saint Séquayre des Basques, auquel on recommande ses ennemis pour les faire sécher[551] ; il rappelle encore la Notre-Dame de la Haine des Bretons, « superstition bizarre et vraiment celtique, dit Émile Souvestre ; vestige éloquent de l’énergie farouche des vieux adorateurs de Teutatès[552]. » Enfin, saint Mauvais, saint Séquayre et Notre-Dame de la Haine nous font naturellement ressouvenir que les Hindous, dont le panthéon ne compte pas moins de trois cent trente-trois millions de divinités, trouvent aussi, au besoin, un dieu prêt à les assister chaque fois qu’ils ont une mauvaise passion à satisfaire.

Quant à la coutume de s’adresser à un saint pour être guéri de la maladie qui est de son ressort, elle nous a été transmise par les païens qui, comme nous, avaient un dieu à invoquer contre chacune de leurs infirmités. Les Romains, particulièrement, en vinrent à personnifier, à diviniser les maladies même des plantes[553]. Ce polythéisme effréné avait certainement pris naissance dans l’Inde, et l’on voit que le dogme de l’unité de Dieu, proclamé et propagé par Moïse, ne l’a pas encore entièrement vaincu.

Quelque puérils, quelque absurdes que soient les préjugés médicaux que nous venons de passer en revue, nos paysans sont loin d’égaler, sur ce point, la crédulité des anciens. Parmi nous, du moins, il n’y a aujour<fhui que la population la plus pauvre et la plus ignorante de nos campagnes qui ajoute foi à ces sottises[554] ; mais chez les Romains, aux siècles les plus brillants de leur histoire, ces superstitions étaient accréditées jusque dans les hautes classes de la nation, et l’historien le plus complet de ces sortes d’erreurs, Pline l’Ancien, qui, en maints endroits de sa vaste Encyclopédie, se montre esprit fort et même incrédule en face de croyances plus ou moins acceptables, Pline lui-même, disons-nous, admet et préconise bon nombre de ces folles idées.

Voici, entre mille, quelques-unes des recettes indiquées par cet auteur :

Pour guérir les tumeurs, faites frotter le côté droit du malade par trois personnes de nations différentes avec un onguent composé d’axonge et de reine des prés (spiræa ulmaria) que l’on aura pilée sans employer le fer. Que le malade crache trois fois à sa droite pendant la friction. (Liv. XXIX, ch. 112.)

Autre remède pour le même mal : — Une jeune fille nue et à jeun, ainsi que le malade, touche la partie affligée avec le dos de la main, en disant : « Apollon s’oppose à l’invasion du mal qu’une vierge nue a conjuré. » Puis la jeune fille retourne sa main et répète trois fois les mêmes paroles en crachant à chaque fois ainsi que le patient. (Liv. XXVII, ch. 106.)

Pour calmer sur-le-champ la migraine, on recueille dans un pan de sa toge la mousse qui croît sur la tête des statues, et, après l’avoir enveloppée dans un morceau de linge de couleur rousse, on la suspend autour du cou du malade. (Liv. XXIV, ch. 106.)

On remédie aux luxations en employant de l’herbe sur laquelle les chiens ont l’habitude de lâcher leur urine, et que l’on arrache du sol sans le secours du fer[555]. (Liv. XXIV, ch. 111.)

Pour chasser un rhume de cerveau, il suffit de s’envelopper l’un des doigts de la main ou du pied avec un morceau de peau de chien. (Liv. XXX, ch. 15.)

Voulez-vous hâter la délivrance d’une femme en mal d’enfant ? — Jetez un crible, au hasard, sur un chemin ; prenez les brins d’herbe qui se trouveront avoir passé à travers les trous dudit crible et attachez-les au cou de la malade. (Liv. XXIV, ch. 109.)

Remède contre la toux : — Procurez-vous une de ces petites grenouilles vertes qui juchent sur les arbres, et qui, de là, font entendre leur voix criarde ; crachez-lui dans la bouche et lui rendez la liberté ; vous êtes sûr de ne plus tousser. (Liv. XXXII, ch. 28.)

Remède contre les piqûres de scorpions : — On assure qu’il suffit de confier à un âne, en lui parlant de très-près dans l’oreille, que l’on a été piqué par un scorpion, pour que, à l’instant même, le mal cesse. (Liv. XXVIII, ch. 81.)

Remède contre le hoquet : — Celui qui ramassera et mettra de côté un morceau de terre sur lequel un cheval aura laissé l’empreinte de l’un de ses pieds, — ce qui se trouve aisément, — n’aura qu’à songer au lieu où il le tiendra en réserve, pour se débarrasser du hoquet. (Liv. XVIII, ch. 42.)

Il n’est guère possible, on en conviendra, que l’imagination en délire aille plus loin, et l’on s’étonne tout d’abord qu’un écrivain tel que Pline ait enregistré des rêveries aussi déraisonnables ; mais comme, après tout, ce sont là autant de renseignements curieux sur les défaillances où peut tomber l’esprit humain et sur l’état de la civilisation d’un grand peuple à l’une des plus florissantes époques de son histoire, on n’ose blâmer l’éloquent naturaliste d’avoir grossi son recueil de ces incroyables inepties ; seulement on regrette de ne pas le trouver supérieur à son siècle par la manière dont il accueille et apprécie la plupart de ces extravagances.

FIN DU PREMIER VOLUME.

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rue bergère, 20, à paris. — 2625-4.


TABLE DES CHAPITRES


TOME PREMIER

Pages

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  1. Le plus grand éloge qu’un paysan puisse faire d’un bourgeois est celui-ci : « Il n’est pas fier. »
  2. On trouvera dans les pages de ce recueil beaucoup de passages textuellement extraits du Glossaire du Centre, sans indication de sources ; les lignes suivantes d’une lettre que voulait bien nous adresser, en août 1858, l’auteur du Glossaire, M. le comte Jaubert, donneront l’explication de ce fait : — « J’ai achevé la lecture attentive de votre manuscrit… Vous y avez réuni sous une forme attrayante tous les documents qu’une parfaite connaissance du pays vous a permis de rassembler pendant de longues années et dont le Glossaire du Centre a déjà et si amplement profité. Au fur et à mesure de ma lecture, j’ai noté avec soin, en fait de philologie, tout ce qui avait pu m’échapper précédemment, et j’en tirerai encore parti dans un futur supplément au Glossaire. Si vous faites imprimer votre volume, il faudra que, dans la préface, soient consignés de ma main, si vous le permettez, les services que votre travail a rendus au mien, afin que personne ne puisse croire que vous avez copié le Glossaire, quand c’est au contraire le Glossaire qui, très-souvent, a inséré textuellement vos rédactions. Je l’ai déjà reconnu sans doute en diverses circonstances, mais la justice veut que cela soit répété. »
  3. Nous disons cosse (codex) pour souche :

    « Il les recueillait et les cachait dans un trou d’arbre ou sous une cosse de bois. » (George Sand, la Petite Fadette.)

    Et Nau, chez nous, signifie Noël. Ce mot était employé en ce sens par nos pères et par Rabelais :

    Au sainet Nau chanteray……
    Car le jour est fériau
    Nau ! Nau ! Nau !
    Car le jour est fériau.
    (Anciens Noëls. — Bibl. imp., cot. y.)

    « Nau ! Nau ! Nau ! le jour est fériau, dist Epistemon. » (Pantagruel.)

    Dans quelques contrées du Berry, on connaît encore la cosse de Nau sous le nom de Tréfoué, comme en Normandie, Trouffiau, Trufau. — Voy. ces deux derniers mots dans le Glossaire du Centre, de M. le comte Jaubert.

  4. Traité des droits seigneuriaux, p. 645 de l’édition de 1775.
  5. M. Raynal, Histoire du Berry, t. II, page 209.
  6. Voy. Rathery, des Chansons populaires et historiques en France. — M. Ribault de Laugardière, la Bible des Noëls, p. 15.
  7. Le petit Jésus. (Voy. plus bas, p. 12.)
  8. De la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. 9, 19 ; — Henri Martin Histoire de France, t. I, p. 71 et 72 ; — d’Eekstein, le Catholique, oct. 1829, p. 156.
  9. Mémoires de l’Académie celtique, t. IV, p. 458 ; — Statistique du département du Calvados, par Chanlaire, p. 33.
  10. La Fête de Noël en Suède.
  11. Daniel Stauben, Scènes de la vie juive en Alsace.
  12. « La religion des Aryas nous représente le culte et les croyances de nos plus lointains ancêtres », dit M. Alfred Maury — Voir sur les Aryas et les Védas, les pages 7, 8, 16 et 17 des Croyances et Légendes de l’antiquité par cet auteur.
  13. Rig-Véda, sect. V, lect. 2, h. 11, v.2, trad. Langlois, t. III, p. 44 ; — M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 59 et 60.
  14. M. Daniélo, Histoire et Tableau de l’univers, t. III, p. 25.
  15. T. IV, p. 315 et 487 de la traduction de M. Langlois.
  16. « Crainte de pulmonie », disent-ils. — C’est ainsi que les Slaves croiraient commettre un péché s’ils crachaient dans le feu (M. Chodzko, Contes des paysans et des pâtres slaves, p. 377) ; c’est ainsi que, chez les anciens Perses, nul ne se serait permis de souffler le feu sacré avec sa bouche,
  17. En Berry, on dit toujours aumaille pour bête à cornes. — Dans le patois romand des cantons de Vaud et de Fribourg, on dit armaille pour aumaille. Ce mot vient, selon toute probabilité, du latin armentalis. Il est fréquemment employé par notre vieil historien Chaumeau : — « La ville de Linières est assise en pays de varenne et mesgre, néantmoins abondant en seigle, avoine et prayries plaisantes et délectables, où l’on fait grande nourriture d’aumailles et de bêtes à laine. »
  18. Jérémie, XLIV, 19. — Voy. plus loin, p. 93.
  19. Nouvelles recherches sur les patois.
  20. Traditions populaires comparées, p. 216.
  21. Dans notre province, comme en beaucoup d’autres, ajoute M. Raynal, on donne encore les noms de guilané, guilaneu, à de certaines aumônes spéciales ou à de certains présents que l’on distribue aux premiers jours de l’année. » — Les mots guilané, guilaneu ou guillanneu, signifient, dit-on, gui-l’an-neuf. Voy., sur le peu de certitude de cette étymologie, le Barzaz-Breiz de M. de la Villemarqué , t. I, p. 396. et la préface des Derniers Bretons d’Émile Souvestre ; voy. encore le mot Guilanné dans le Glossaire du Centre et la page 55 du présent volume.
  22. Voy. la Bible des Noëls de M. Ribault de Laugardière, page 15 ; Bourges, 1857.
  23. Histoire de la comédie, Période primitive, p. 434.
  24. Westphalius, Monumenta inedita Mecklemburgensia, t.I, préf., p.17.
  25. « In sacellum Ditis aræ Saturni cohærens oscilla quædam pro suis capitibus ferre (docuisset). » (Macrobe, Saturnaliorum l. I, ch. 11.) — « Pilæ et viriles et muliebres effigies in compitis suspendebantur Compitalibus ex lana, quod esse deorum inferorum hunc diem festum, quos vocant Lares, putarent ; quibus eo die tot pilæ quot capita servorum, tot effigies quot essent liberi, ponebantur : ut vivis (sic enim invocantur) parcerent, et essent his pilis et simulacris contenti. » (Festus, p. 207, éd. de Lindeman.) — « Et sciendum in sacris simulata pro veris accipi ; unde quum de animalibus quæ difficile inveninntur, est sacrificandum, de pane vel cera fiunt. » (Servius, ad Æneidos, l. II, v. 116, et l. IV, v. 512.) — « Sic pro bove, sic pro equo, sic pro ove, oscilla templis ponimus. » (Cato, de Re rustica). — « Sic Romanorum moris fuit, pro bobus, ut valerent, vota facere. » (Polydore Virgile, de Inventoribus rerum, l.V, c. 1.) — Voy. aussi Plutarque, de Iside et Osiride, ch. 30 et 50 ; voy. encore Lucullus, ch. 10 ; Suidas, t. I, p. 2, col. 1026. — Toutes ces sources sont indiquées dans l’Histoire de la comédie, par M. du Méril.
  26. Histoire de la comédie, Période primitive p. 432 et suivantes.
  27. Campbell, l. I, p. 73 et Edinburgh Review, t. CXXII, p. 392.
  28. La Monnoye dit, dans son patois bourguignon, en parlant du jour de Noël :

    Ce jor, le Diale at ai cu.
    Randons an graice ai Jésu.

    c’est-à-dire : Ce jour-là, le Diable est acculé, est vaincu ; rendons-en grâce à Jésus.

  29. Vastes carrefours dans la campagne. Voy. liv. II, ch. III, l’article les Carroirs.
  30. Le Diable. Voy. p. 126.
  31. La Fête de Noël en Suède et en Finlande.
  32. Voy. sur les différents noms que nous donnons au Diable, à la p. 126.
  33. On appelle boiron le jeune garçon qui touche ou aiguillonne les bœufs pendant le labourage. On dit aussi boyer, dans le même sens, et ces deux mots sont depuis longtemps des noms propres en beaucoup de provinces. — Boiron ou bouvier se dit boaro en italien.
  34. Nous donnons ordinairement ce nom aux bœufs de couleur noire. — Voy. à la table alphabétique : Nom des bœufs.
  35. Espèce de vin de dessert dans lequel on faisait infuser des épices.
  36. Mémoires de Saint-Simon, ch. LXXX du t. Ier.
  37. M. Raynal, Histoire du Berry, t. III, p. 191.
  38. M. Raynal, Histoire du Berry. t. III, p. 191, 194, 195 et 197.
  39. Aveu et dénombrement du marquisat de Presle [canton de la Châtre Indre)] ; Paris, 1758.
  40. Magasin pittoresque, 1833, p. 414. — Musee des familles, 1848, p. 98.
  41. La Fête des Rois à Azy (Cher), p. 2.
  42. Regna vini, comme disaient les Romains. Cette royauté se tirait au sort par le moyen des dés ou des osselets. C’était le point le plus élevé, le coup de Vénus, qui y donnait droit. — « Quand tu ne seras plus de ce monde, dit Horace, dans une ode adressée à Sextius, les osselets ne te donneront plus la royauté du vin : Nec regna vini tiere talis. » — « Qui Vénus investira-t-elle du droit de porter les santés ? — Quem Venus arbitrum dicet bibendi ? » dit ailleurs le, même poète.
  43. Quitard, Dictionnaire étymologique des proverbes. Paris, 1842, p. 387 p. 388.
  44. Voy. la Fête des Rois à Azy (Cher) et la Bible des Noëls du même auteur, p. 54 et suiv.
  45. Que notre coq ait chanté ; — Nouter pour notre ; on voit que la terminaison latine er a été conservée sur quelques points du Berry. C’est la prononciation germanique des Francs qui changea la désinence er en re. — Voici l’explication de quelques-uns des autres termes de cette chanson : — Fred, froid ; — Calons, noix ; — Tric et trac, troc pour troc.
  46. M. Ribault de Laugardière. la Bible des Noëls, p. 57. Voy. dans la Fête des Rois à Azy du même auteur, le chant qui était en usage, il y a une vingtaine d’années, dans cette commune, pour demander la part à Dieu.
  47. Ce vaste sombrerazo servait tour à tour de parapluie et de parasol. C’était la plus ample coiffure de France : — « Les paysans de la Saintonge, dit la France pittoresque, t. I, p. 250, ne le cédaient qu’aux habitants du Berry pour l’ampleur de leur coiffure. »
  48. Orange est ici pour oranger ; c’est ainsi que nous appelons le genévrier genièvre. (Voy. ce mot dans le Glossaire du Centre.) Nos paysans disent encore, en 1860, une poume d’orange, comme disait, en 1393, l’auteur du Ménagier de Paris. — La vieille expression fleur d’orange, qui, dans ces derniers temps, a soulevé, entre deux savants philologues, une discussion si acerbe et si peu appropriée à la matière, date de la même époque.
  49. France pittoresque, t. I, p. 195.
  50. Archives du Cher, Inventaire ancien des titres de Saint-Sulpice, t. I, p. 310.
  51. Généalogies historiques : Famille Palluau ; par M. le vicomte Ferdinand de Maussabré.
  52. Glossaire du Centre de la France : au mot Bœuf.
  53. Voy. plus loin.
  54. Essais sur la ville de la Châtre, manuscrit du milieu du dix-huitième siècle, donné par nous aux Archives de l’Indre.
  55. Æliaui Varia hist., lib. V, c. 15 ; — Terentius Varro, de Re rustica, lib. II, c. 5 : — Samuel Petit, Lois d’Athènes.
  56. Pausanias, Grœciœ Descriptio.
  57. Les Gaulois avaient emprunté ce dernier emblème des Macédoniens à la suite de leurs conquêtes en Grèce, 278 ans avant J.-C.
  58. M. de la Villemarqué, Bardes bretons du sixième siècle, p. 161.
  59. Auson., Profess. IV ; — la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. 23.
  60. On sait que les Kimris étaient une branche de la grande famille, gaélique, et qu’ils envahirent l’ouest de l’Europe longtemps après les Gaulois, leurs frères…
  61. Plutarch., in Mario.
  62. Voy., pour tous ces derniers renseignements, l’Histoire de France de M. Henri Martin, t. I. p. 53, 57, 472, etc.
  63. Les Évangiles des quenouilles, P. 41 de l’édition elzévirienne de Pierre Janet.
  64. Les Évangiles des quenouilles, idem.
  65. Histoire naturelle, liv. XVIII, ch. 70.
  66. Traduction de Tissot.
  67. « Sortez de là, sortez mulots ! » — Saillir, dans ce sens, était autrefois français :

    Il (le lion) est du bois sailli,
    Tout droit s’en vient à li,
    Braiant de grant fierté…

    (Ysopet, II, fable xix.)

    Mesmes les grandz, de noble lieu sailliz,
    De leurs subjects se verront assailliz.

    (Rabelais, Gargantua.)

    Ailà se dit aussi pour en roman. Les Espagnols disent ala, alla.

  68. Mlle Bosquet, la Normandie romanesque et merveilleuse, P. 296.
  69. Beignets, crêpes.
  70. Lychnis agrostemma githago de Linnée.
  71. Fumelles, pour filles, femmes ; — Voy. à la table alphabétique : Fumelles.
  72. Molène, bouillon-blanc. — À Doullens (Somme), les jeunes gens, en pareille circonstance, parcourent aussi les rues en portant des torches de molène qui ont été trempées dans l’huile. Cette plante joue également un rôle, chez les Poitevins, lors de la cérémonie des feux de la Saint-Jean.
  73. On peut en dire autant de plusieurs autres couplets brandonniers.
  74. Glossaire du Centre, 1re édition, au mot Brandons.
  75. C’est-à-dire : pour ce que nous avons de gagné.
  76. J’ai retrouvé, nous écrit M. de Laugardière, quelques couplets de ce chant, tantôt le premier et le deuxième, tantôt le troisième, tantôt le cinquième, à Preuilly-sur-Cher, à Ignol, à Bengy-sur-Craon.
  77. « Si ton offrande est un gâteau cuit dans la poêle, dit le Lévitique, II, 7, il sera fait de fine farine, pétrie dans l’huile, sans levain. » — Des beignets figuraient aussi parmi les offrandes des Hindous « O Indra ! reçois ces beignets que nous t’offrons avec ce plat de caillé, ces gâteaux et ces hymnes… », est-il dit dans le Rig-Véda, t. II, P. 75.
  78. Les fèves jouaient un rôle, chez les anciens, dans plusieurs cérémonies superstitieuses. En quelques circonstances, on en offrait aux dieux. — Voy., dans Macrobe, ce qu’il entend par fabariæ calendæ ; — voy. aussi liv. III, ch. iv du présent ouvrage, l’article : Préservatifs contre les sorts.
  79. Théoc., Idyll. I, v. 123 ; — Callim., in Dian., v. 88.
  80. L’urbet, urbère ou dur-bec, est un coléoptère que les savants appellent Attelabe Bacchus.
  81. Cette tour énorme, aujourd’hui complétement ruinée, était située sur une éminence voisine de Levroux. On prétend qu’il existe sous les fondations de la tour du Bon-An un singulier trésor : ce serait une poule et ses douze poussins en or massif.
  82. M. A. Desplanque, l’Église et la Féodalité dans le bas Berry au moyen âge.
  83. Voy. le Courrier de Bourges du commencement de mars 1856.
  84. Histoire des Français des divers états, t. VIII, 1re édition.
  85. Mémoires de la Société des antiquaires, t. IV, année 1823.
  86. Le concile de Nicée fixa définitivement la fête-de Pâques au dimanche qui suit le quatorzième jour de la lune de mars. D’où notre proverbe :
    — D’heure ou tard.
    Pâque est toujours en pleine lune de mars.
    (Voy. liv. V, ch. ii : Locutions locales, Dictons).
  87. Charlemagne fit commencer l’année à Noël. Cet usage s’observa jusqu’au dixième siècle. À partir de cette époque, certaines provinces ouvrirent de nouveau l’année le 25 mars ; mais la plupart, et Paris fut de ce nombre, fixèrent le premier jour de l’an au samedi saint. Ce ne fut que bien plus tard, en 1563, qu’un édit de Charles IX décida, d’une manière définitive, que l’année commencerait au 1er janvier.
  88. On sait que, du temps de Romulus, l’année romaine était lunaire et qu’elle commençait en mars. Sous Numa, ainsi que sous César, elle s’ouvrit au solstice d’hiver, parce que l’on regardait cette époque comme la fin de la révolution du soleil ; aussi nommait-on le 25 décembre sol novus. De là, ainsi que nous l’avons dit plus haut (p. 9), le nom de Noël, que nous prononçâmes d’abord Novel, puis Nouel, comme cela a encore lieu en Berry, et enfin Noël.
  89. Idibus est Annæ festum geniale Perennae,
    Haud procul a ripis advena, Tibri, tuis…
    Neu dubites, primæ fuerint quin ante kalendæ
    Martis ; ad hæc animum signa referre potes,
    Laurea flaminibus, quæ toto perstitit anno,
    Tollitur ; et frondes sunt in honore novæ…
    Nec miht parva fides, annos hinc isse priores
    Anna quod hoc cœpta est mense Perenna coli…

    (Fastes, liv. III, v. 136, 146 et 524.)

  90. Quæ tamen hæc Dea sit, quoniam rumoribus errat,
    Fabula proposito nulla tegenda meo.
    (Fastes, liv. III, v, 544.)

  91. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 96. — Les Slaves du paganisme ne comptaient aussi que trois saisons.
  92. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 226 et 227.
  93. Alfred Maury.
  94. Avaricum, Argentomago et Mediolano se trouvent sur la carte théodosienne, et des voies romaines dont on reconnaît encore très-bien les traces, existaient entre ces trois villes. (Voy. l’Histoire du Berry de M. Raynal, t. I, p. 97 et suiv.)
  95. Fastes, liv. V, v. 622 et suiv. — Cette fête des Argées (Argei, Grecs) devait être d’origine hellénique.
  96. Livre I, ch. 2.
  97. Livre I, no 33.
  98. Mythologie de Banier, t. IV, p. 277 ; — Boulanger, l’Antiquité dévoilée.
  99. « L’astronomie gauloise compte par nuits et non par jours, par lunaisons et non par mois solaires… Le sixième jour de la lune est un jour solennel pour les Gaulois : il commence toujours le mois, l’année et la période trentenaire qui est leur siècle… C’était par suite de savantes observations astronomiques que les druides avaient adopté cette période… » (M. Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 68 et 69.) — « Leur mois, dit M. Amédée Thierry, commençait, non à la syzygie ou nouvelle lune, ni à la première apparition de cet astre, mais au premier quartier, lorsque près de la moitié de son disque est éclairée, phénomène invariable, tandis que la syzygie dépend toujours d’un calcul et que le temps de la première apparition est sujet à des variations…, etc. » (Histoire des Gaulois, t. II, p. 79.)
  100. Histoire de France, t. I, p. 71, 84 et passim, quatrième édition, 1855. — M. Désiré Monnier prétend que Mediolanum a été formé des mots celtiques mey ou maid (vierges) et lan (sanctuaire), et qu’alors Mediolanum ou Meylan signifie sanctuaire des vierges.
  101. Strabon, IV. p. 198 ; — Dionysius Periegeta, p. 565 et suiv. Oxoniæ, 1710 ; — M. Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 72.
  102. Voy. ce que dit de la déesse Anahid, M. Alfred Maury, p. 181 de ses Croyances et Légendes de l’antiquité.
  103. Voy. liv. III. ch. iv, l’article : Préservatif contre les sorts.
  104. Pline, liv. XVI, ch. 95 de son Histoire naturelle.
  105. Les Bretons appellent le gui, huel-var, c’est-à-dire l’herbe qui vient en haut. (Émile Souvestre, le Foyer breton.)
  106. Histoire naturelle, liv. XXVI, ch. 95.
  107. Voy., sur la relation emblématique du gwydd-plante et du gwydd-dieu, l’article Druidisme de J. Reynaud, dans l’Encyclopédie nouvelle, et les p. 68 et suiv. du t. Ier de l’Histoire de France de M. Henri Martin. Voy. en outre, comme source de ces inductions, les chants bardiques publiés par M. de la Villemarqué.
  108. Voy., liv ; IV, ch. iii du présent ouvrage, à l’article : Funérailles, ce que l’on dit de la branche de buis que l’on met dans la main des morts.
  109. Voy. ce que dit Jean Reynaud de ces plantes sacrées, dans l’Esprit de la Gaule, p. 228 et suiv.
  110. Pline, Histoire naturelle, liv. XVI, ch. 95.
  111. Il est à notre connaissance qu’un chêne situé près du domaine de la Grimauderie, commune de Néret, canton de la Châtre, en produisait encore il n’y a pas longtemps.
  112. « Les arbres sur lesquels on a trouvé le gui parasite, dit M. Fée, sont les suivants : le sapin, le mélèze, l’oxycèdre, dont l’espèce distincte est connue sous le nom de Viscum oxycedri ; l’érable, le bouleau, le châtaignier, plusieurs espèces de chênes, le coudrier, le cognassier, le rosier-églantier, le cormier, le noyer, l’olivier, l’azérolier, le pommier, les poiriers et les pruniers sauvages ou domestiques, le térébinthe, le tilleul, le peuplier et le frêne. » — On voit que l’aubépine n’est pas mentionnée sur cette liste ; cependant nous avons rencontré quelquefois le gui sur cet arbuste. « Quoique implanté sur une foule d’arbres différents, ajoute M. Fée. le gui ne varie point. Il est absolument le même sur le pommier, sur le mélèze, sur le peuplier, etc. »
  113. Voy. ce que dit Pline de la foudre et de l’aubépine, liv. XV, ch. 17.
  114. Voy. liv. IV, ch. ii, l’article : Mariage.
  115. Voy. liv. V, ch. IV, dicton XXII.
  116. Mémoires de l’Académie celtique, t. II, p. 212.
  117. Histoire naturelle, liv. XVI.
  118. Mémoires de l’Académie celtique, t. IV.
  119. ix, Juges.
  120. Voy. plus loin, livre III, ch. v. l’article : Panseux de secret.
  121. On appelle ménageot, dans les environs de la Châtre, le journalier qui ne possède pour tout bien qu’une chétive maison, une petite chènevière et quelques boisselées de terre : — « Ce pays de silence et d’immobilité est très-peuplé ; dans chaque chemin de traverse le petit troupeau du ménageot est pendu aux ronces de la haie… » (George Sand, la Vallée noire.)
  122. Le champ de blé surtout est l’objet des plus vives sollicitudes. Aussi, quand viennent le 3 mai et le 14 septembre, jours de l’invention et de l’exaltation de la sainte Croix, fait-on bénir encore, dans beaucoup de nos églises de campagne, une grande quantité de petites croix que nos villageois s’empressent de planter dans l’enclos qui doit leur donner leur pain quotidien.
  123. Exode, xx, 25 ; — Deutéronome, XXVII, 5< etc.
  124. Apud Jul. Afric., éd. J. Scaliger.
  125. Mœurs et coutumes de l’Algérie, p. 43.
  126. Proct. Chrestom., apud Photium, p. 988.
  127. Plutarque, in Thes. ; — Eustathe. ad Iliad.
  128. Histoire naturelle, liv. XV, ch. 39.
  129. Métamorphoses, v. 1569, Tristes, Élégie i, 39.
  130. Pline, liv. XXIV, ch. 72 ; Dioscoride, I, 119 ; — Diogène Laërce, in Vita Bion., et Nicandre, in Ther.
  131. Ovide, Fastes, liv. III, v. 136.
  132. Voy. p. 46.
  133. Petits pâtres.
  134. Voy. ces mots dans le Glossaire du Centre.
  135. Lampride emploie pasco dans le sens de traiter, donner à manger, et pastus, qui n’est que le participe de pasco, désigne, dans Pline, aussi bien la nourriture de l’homme que la pâture des animaux.
  136. Froment cuit dans du lait. — Voy. à la table alphabétique : Fromentée.
  137. Carrefours champêtres. — Voy. liv. II, chap. iii : les Carroirs.
  138. Buisson planté sur un ados ou talus :

    Les oiseaux dans la traîne encor sont assoupis…
    (H. de la Touche, la Rège de Marie.)

  139. Iov ! iov ! chez les Grecs, selon Aristophane ; Io ! io ! chez les Romains, était un cri d’allégresse. — Lors des fêtes de Bacchus, les assistants criaient à tue-tête : Eleleu iou iou ! — Notre Iou ! iou ! est également un cri de ioie en Bretagne. (Voy. à la table alphabétique : You ! you !)
  140. Plaisant est là pour aimable, qui plaît. Nous employons souvent ce mot dans ce sens, comme Marie Stuart, lorsqu’elle disait :

    Adieu, plaisant pays de France !…

  141. Millin, Voyage dans le midi de la France.
  142. Konigsmann, de Antiquitate et Usu betulœ pentecostalis, p. 18.
  143. « Maid Marian, as Queen of May, has a golden crown on her head, and in her left hand a red pink, as emblem of summer. » (Brand, Observations on popular Antiquities, t. I, p. 142, éd. d’Ellis.)
  144. Dictionnaire abrégé des mythologies.
  145. Chez les Serbes, Maïa signifie grand’mère.
  146. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 93 et 94.
  147. Masson de Monbéliard, la Nouvelle Astrée.
  148. Béronie, Dictionnaire du patois du bas Limousin, au mot Patsa.
  149. Exode, xii, 11.
  150. Voy. le Moniteur universel du 19 mars 1863.
  151. Dom Calmet, Dictionnaire de la Bible, t. IV, p. 184.
  152. Varro, de Re rustica, lib. I, cap. 2.
  153. Des Droits et des Devoirs de la baronnerie de Chasteauneuf, titre II.
  154. Exode, xii, 7.
  155. Dupuis, Origine de tous les cultes.
  156. Ontologie naturelle, ou étude philosophique des êtres.
  157. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 164.
  158. Voy. liv. II, chap. vi, la fin de l’article : la Cocadrille.
  159. Ri-Véda sect. VIII. lect. III. h. 11, v. 1 et suiv., t. IV, p. 316, 317.
  160. Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 121, 123.
  161. Mémoires de l’Académie celtique, t. IV, année 1809.
  162. À l’exemple des Hébreux et des Romains, l’ancienne Église des Gaules avait fixé le commencement de son année sainte à l’équinoxe du printemps. — Voy. p. 46.
  163. Voy. le chant des séries du Barzaz-Breiz, p. 9, du t. I.
  164. Ibid.
  165. Voy. la Muse historique de Jean Loret.
  166. Harpocrationis Lexicon in Amphridomia.
  167. Hesychii Milesii Opuscula ; — Platon, in Theat.
  168. XVIII 21.
  169. xviii, 10 ; — Jérémie, xxxii, 35 ; et Ézéchiel, xx, 26, parlent aussi de cet usage.
  170. César, Commentaires ; — Guigniaut, Religions de l’antiquité.
  171. Michelet, Origines du droit français.
  172. Voy., sur ces sacrifices abominables, les articles Baal et Moloch dans l’Esprit de la Gaule de Jean Reynaud.
  173. Voy., dans le Kalica Pourana, le chapitre intitulé en sanscrit Rudhiradhyaya, c’est-à-dire le chapitre sanglant.
  174. Fêtes et courtisanes de la Grèce, liv. II.
  175. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III. p. 368.
  176. Ceci rappelle que l’eau lustrale, chez les Grecs, se faisait en plongeant dans de l’eau ordinaire un tison calciné provenant du bûcher sur lequel on avait brûlé la victime. (Euripide, in Herc. fur., v. 928 ; — Athénée, liv. IX, ch. 18.)
  177. Inde française.
  178. jônée
  179. Mémoires de l’Académie celtique, 1828, t. II, p. 78.
  180. Saturnal., I, 9.
  181. Primula veris, la première-née du soleil, pour ainsi dire. — La primevère était comptée au nombre des six plantes merveilleuses que Koridwen (la fée blanche), espèce de Cybèle gauloise, faisait bouillir dans sa chaudière. (Voy. de la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. 19.) — Ces six plantes étaient la primevère, le sélage ou herbe d’or, la jusquiame ou herbe apollinaire, le samolus, la verveine et le trèfle. Les magiques vertus de ces divers végétaux se trouvaient concentrées dans le gui, la plante par excellence. À notre connaissance, trois de ces herbes passent encore, en Berry, pour avoir de puissantes propriétés ; ce sont la verveine, le trèfle (à quatre feuilles) et le sélage, qui paraît n’être autre chose que la sabine, arbuste qui, après le buis, occupe, dans la plupart de nos rustiques vergers, la seconde place d’honneur. — Voy. dans Pline, liv. XXIV, ch. 62, quelles singulières précautions l’on prenait pour cueillir le sélage.
  182. Voy., plus loin, à la table alphabétique : Recarrelage.
  183. Bouchel, Bibliothèque du droit français, au mot Quintaine ; — M. Raynal, Hist. du Berry, t. II, p. 209.
  184. Hist. du Berry, t. III, p. 190.
  185. Voy. le mot cheolare dans le Glossaire de du Cange. — Heol, en celtique, comme hêlios, en grec, signifie soleil ; c’est ainsi que le Bel ou Belen gaulois, est le même que le Bel ou Baal chaldéen et phénicien.
  186. Courtalon, Topographie historique de Troyes, la cathédrale, p. 571 ; — Alexis Monteil, Histoire des Français, t. I, p. 407.
  187. Voy., dans le Mercure de France du mois de mars 1735, la Lettre écrite d’Auxerre à un curieux de la ville de Bourges sur quelques usages des peuples du Berry.
  188. Les Derniers Bretons.
  189. Alexis Monteil, Hist. des Français. t. II, p. 259 et 528.
  190. Noual de la Houssaye, Voyage au Mont-Saint-Michel, p. 82 et suiv.
  191. Voy., pour plus de détails, Strabon, liv. IV ; — Pomponius Mela, liv. IV ; — Pelloutier, Hist. des Celtes, liv. IV, note 208 ; — Deric, Introd. à l’hist. ecclés. de la Bretagne, p. 312 et 313 ; — Marchangy, Tristan, t. II, p. 240 et suiv.
  192. Mlle Amélie Bosquet, d’après un manuscrit de Jean Huynes. — Voy. la p. 368 de la Normandie romanesque et merveilleuse.
  193. Hérodote, 1. VI, ch. 27.
  194. Liv. IV, ch. 35.
  195. Jean Reynaud, l’Esprit de la Gaule, p. 109 et 110.
  196. Ce manuscrit a été composé en 1679, par un M. Villebanois. — La chapelle de Notre-Dame de Vaudouan (Vallis Dianæ) est dédiée à la Vierge. Située sur la paroisse de Briantes, à cinq ou six kilomètres, au sud de la Châtre, cette chapelle est, après Sainte-Solange, le but du plus important pèlerinage du Berry. Sa célébrité était autrefois considérable. Il y a deux siècles à peine, en un temps de désastre public, la ville entière de Châteauroux s’achemina, pieds nus, le cierge au poing, criant miséricorde, vers cet humble sanctuaire. Enfin, un roi de France, Louis XIII, se voyant en danger de mort, envoya trois des plus brillants seigneurs de sa cour intercéder pour lui auprès de la Vierge des champs. (Voy. les différentes Histoires de Notre-Dame de Vaudouan, publiées à la Châtre, à Bourges et même à Paris.) — Le manuscrit Villebanois nous transmet les détails suivants sur l’une des restaurations dont fut autrefois l’objet l’image de Notre-Dame de Vaudouan. C’est, à notre sens, un curieux tableau des mœurs naïves du vieux temps. — En 1625, Louis Gillet, sculpteur et peintre habile de la ville de Troyes, en Champagne, se trouvant à la Châtre, on saisit avec empressement cette occasion pour faire repeindre la statue de la Vierge. Cette opération, à laquelle toute la ville prit le plus vif intérêt, eut lieu en la maison du nommé Sacrotaire, « sise sur la place du marché et, de présent (1679), possédée par maître Antoine Pajot, notaire royal. » Bertrand Gillet, marchand, frère du peintre et qui l’hébergeait, se chargea d’aller à Vaudouan querir l’image de Marie, et l’apporta à la Châtre dans une hotte. Après que Louis Gillet l’eut rajeunie, on l’orna de nouveaux atours, et « elle fut portée voir et vénérer, ajoute le vieux légendaire, par toutes les maisons principales dudit la Châtre, dévotement curieuses. »
  197. Gargantua, liv. I, ch : XXXVIII.
  198. La fontaine de la Grand-Font, qui donne son nom à ce faubourg, abrite, sous sa voûte, construite en forme de chapelle, une image de la Vierge, devant laquelle on fait brûler des chandelles pour la délivrance des femmes en travail d’enfant. (Voy. les Esquisses pittoresques de l’Indre, p. 83.)
  199. Mémoires de l’Académie royale des antiquaires, t. IV, année 1823.
  200. Voy., pour plus de détails sur cette sainte et sur ce pèlerinage, l’Histoire du Berry de M. Raynal ; t. I, p. 311 et suiv., et les Pieuses légendes du Berry de M. Just Veillat.
  201. Le jésuite Philippe Labbe, né à Bourges en 1607, mort en 1667. — « Savant infatigable, dit M. Raynal, il a publié de nombreux ouvrages d’érudition et notamment la grande Collection des conciles. » (Hist. du Berry, t. III, p. 464.)
  202. Jean Reynaud, l’Esprit de la Gaule, p. 109.
  203. Les Eddas, traduction de Mlle R. du Pujet, p. 116.
  204. A. Chodzko, Contes des paysans et des pâtres slaves, {pg|380}}.
  205. Voy. plus haut, p. 7.
  206. M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 244.
  207. Il existe plusieurs biographies de sainte Solange ; l’une des plus remarquables a été publiée à Bourges, en 1828, par l’abbé Oudoul.
  208. Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, ch. xxxiv.
  209. Traditions populaires comparées, p. 166.
  210. Élien, Histor. var., III, 1.
  211. Voy. Noviodunim Biturigum…, par M. H. Boyer. — Paris, Aug. Aubry.
  212. Les Gaulois croyaient que Bel faisait naître les plantes médicinales. — À Cluis (Indre), on cueille toujours la fleur de sureau le jour de la Saint-Jean.
  213. Voy., sur quelques autres merveilleux effets de la Saint-Jean, à la table alphabétique : Caillebotiers ; — Trèfle à quatre feuilles.
  214. Hyacinthe-Joseph-Alexandre Thabaud de la Touche, auteur de Clément XIV et Carlo Bertinazzi et de beaucoup d’autres ouvrages en prose ou en vers, qu’il signa toujours H. de la Touche, est né à la Châtre, rue Bellefont, le 4 février 1785, et mort à Aulnay près Paris, en mars 1851. — Thabaud de la Touche fut l’un des hommes les plus spirituels et peut-être le plus attrayant causeur de son époque. — Remarquons, en passant, à l’honneur de la bonhomie berrichonne, que la Touche a été longtemps, rédacteur en chef du Figaro, qui ne passe pas pour le moins malin des journaux chez la nation que l’on est convenu d’appeler la plus spirituelle du monde.
  215. Korigan, en breton ; Sighe, en gaélique irlandais, signifient fée.
  216. Voy. l’antique poëme de l’Edda.
  217. Voy., sur les fées françaises, le savant et intéressant travail de M. Alfred Maury, intitulé : les Fées du moyen âge ; Recherches sur leur origine, leur histoire et leurs attributs. Paris, 1843. — Voy. aussi le chapitre des Fées, dans la Normandie romanesque et merveilleuse de Mlle Amélie Bosquet.
  218. C’est ainsi que Béelzébuth, le dieu suprême des Philistins, devint pour les Juifs, aux temps évangéliques, le prince des démons (M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 76) et que le mot div, qui, chez les Indiens, signifiait dieu, servit, chez les Perses et les peuples slaves, à désigner le Diable.
  219. Voy. plus loin l’explication de ces termes, à la table alphabétique, le mot : Lu (la).
  220. C’est-à-dire les pierres grises. — Rabelais dit : moynes burs pour moines gris.
  221. Voy. plus loin ce que l’on dit des Pierres du Lu et des Pierres-Las, au mot : Lu (la), de la table alphabétique.
  222. Voy. dans l’Encyclopédie nouvelle, l’article Druidisme de M. J. Reynaud, et la p. 51 du t. i de l’Histoire de France de M. Henri Martin.
  223. Exode, xx, 25 ; — Deutéronome, XXVII, 5 ; — Josué, viii, 31 et 32 ; — Esdras, v, 8, etc.
  224. Voy., plus haut, la p. 62.
  225. Esquisses pittoresques de l’Indre, p. 301 et 303.
  226. Voy., pour tout ce qui concerne les Martes, les p. 107, 139 et 140 des Esquisses pittoresques de l’Indre, par M. de la Tramblais, et la p. 21 du t. I de l’Histoire du Berry, par M. Raynal.
  227. Geoffroi de Monmouth, liv. V, ch. v ; — Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 52.
  228. Voy., sur les anciens Marses, Ovide, Pline, Tacite,  etc.
  229. Histoire de l’enchanteur Merlin, ou Marthin (p. 4 et suiv.), par M. de la Villemarqué, membre de l’Institut.
  230. Voy. la Normandie romanesque et merveilleuse, p. 90 et suiv.
  231. « Griffon, — point d’émergence d’une source, lieu où elle sort de terre : « Les griffons de Néris (eaux minérales). » (Boulanger, Géologie de l’Allier, p. 406; — Glossaire du Centre, au mot Griffon.)

    Il se pourrait, toutefois, que Fontaine du Griffon voulût dire ici Fontaine du Diable. C’est ainsi qu’en Saxe, Griffon-Stein signifie Pierre du Diable. — D’après Cambry (Monum. celt.) les griffons, dans la mythologie celtique, jouent le rôle de démons.

  232. Nous devons ce renseignement à l’obligeance de M. H. Boyer.
  233. Giraldi, entre autres, mentionne ces noms dans son Histoire des Dieux. — Voy. le Dict. de la Fable de Chompré, au mot Parques.
  234. La qualification de Mâtres, que les anciens donnaient encore aux Parques, doit entrer dans la composition du nom Gômâtre, sous lequel sont connues les célèbres pierres druidiques des environs de Boussac (Creuse).
  235. Voy. le mot Fade dans le Glossaire du Centre.
  236. Voy., sur le normand, les p. 96 et 130 de la Normandie romanesque et merveilleuse.
  237. Voy. la note qui suit le conte de Péronnik l’Idiot, dans le Foyer breton d’Émile Souvestre.
  238. Jules Noir, les Arabes.
  239. Mémoires de la Société royale des antiquaires de France, t. VII, p. 42.
  240. X. Marmier, Traditions finlandaises, p. 348.
  241. Et non Beau, comme le porte la carte de Cassini. Bos est là pour bois. Le nom propre de Dubos est le même que celui de Dubois.
  242. Tondailles, pour toute, était autrefois français. Voy. ce mot à la table alphabétique.
  243. Le mot ange est toujours féminin dans la bouche de nos paysans. Ils appellent aussi la Vierge, la sainte Ange. — Au reste, ils sont d’accord, sur cette question de genre, avec M. Alfred de Vigny, qui a dit, dans son poëme d’Éloa.

    C’est une femme aussi, c’est une ange charmante.

  244. Voy. plus loin, ce que l’on dit de ces fils, à l’article de la table alphabétique : Fuseau de la Vierge.
  245. Commission historique du Cher, Bulletin de l’année 1854. p. 70.
  246. M. de la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. xlvi et xlvii de l’Introduction.
  247. Littéralement l'eau à la Fée. — Le zend dit âfs pour eau, et le kimry ew. — Voy. le mot Effe dans le Glossaire du Centre et la p. 174 des Esquisses pittoresques de l’Indre de M. de la Tramblais.
  248. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 32 et 34.
  249. Font est là pour fontaine. — Voy. ce mot dans le Gloss. du Centre.
  250. Aymé Cécyl, Histoire du royaume de Bois-Belle, p. 35.
  251. Chaumoi, grande étendue, en plaine, de terres labourables, où l’on ne voit ni fossés, ni buissons.
  252. Mlle A. Bosquet… la Normandie romanesque et merveilleuse, p. 263.
  253. Voy. le roman de Mélusine de Jean d’Arras ; — les Annales de Jean Bouchet,  etc., etc.
  254. Nodot, Histoire de Mélusine.
  255. Éloge de Louis de Bourbon II. due de Montpensier.
  256. En juin 1644, Louis XIV érigea en comté la terre de Châteaumeillant en faveur de Jean Fradet.
  257. La Font-de-Font (fons fontium) est une magnifique fontaine qui se trouve sur le chemin de Lourouer-Saint-Laurent à Saint-Chartier (Indre).
  258. Voy. liv. II, chap. III, du présent ouvrage : le Carroi-Billeron.
  259. Myvyrian, t. I, p. 17, 18, 36 et 37.
  260. Nous appelons ainsi l’arbre qui sert d’essieu à une roue de moulin.
  261. On nomme ainsi les pratiques d’un meunier ; ceux dont un meunier fait passer le blé sous la meule.
  262. Voy. la note 2 de la p.61.
  263. Voy. le Magasin pittoresque, t. VIII, p. 128.
  264. Sulpice Sévère, de Vita sancti Mart., 10, 12 ; — Labbe, Nova bibliotheca et in Patr. Bitur.
  265. Châteauroux, Ve Migné, imprimeur-éditeur.
  266. « Saint-Souain, Sevain ou Sovein, ancienne variante du nom de Saint-Silvain, bien connue des habitants du pays. » (Just Veillat.) — Il y a une grande affinité entre Saint-Martin et Saint-Silvain. L’une des deux églises de Thevet, bourg situé non loin de celui de Lacs, était aussi sous l’invocation de saint Martin. On y voyait la statue de saint Silvain, qui est resté le patron de l’endroit et dont on célèbre la fête le 15 septembre.
  267. A Arge, com j’oï conter,
    Volt une feiz Martins chanter.
    Si oït raines qui chanteient
    Et joste l’église crieient
    En fossez, qui ilec esteient,
    Où si grant noise li faseient
    Qu’il ne poeit a riens entendre.
    Lors lor manda, sanz plus atendre,
    Par saint Briz, que se teussent.

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Ces vers sont, ainsi que les suivants, extraits de la Vie de Monseigneur saint Martin de Tours, par Péan Gatineau, poëte du treizième siècle, publiée d’après un manuscrit de la Bibliothèque impériale par M. J.-J. Bourassé, chanoine de l’église métropolitaine de Tours. — Tours, Mame, 1860.

  268. Si dist à saint Briz justement
    Que la sentence relaschast
    Et qu’il son asne atachast
    Ilec, quar dormir se voleit.
    Le bordon que porter soleit
    A mis saint Briz joste sa teste
    Le soen as piez, puis ne s’areste…
    Vers le fossé s’est abaissé,
    Si dist : Raine, Martin te mande
    Que tu chantes, et te commande.
    Une, sanz plus, lor en chanta,
    N’onc puis, si cum l’om me conta,
    N’en chanta plus nule saison.
    D’eles plus conte ne faison,
    Fors de saint Briz qui s’entorna.
    Mès en chemin vers nul torna
    Jusque a Martin, qui sans veiller
    Ot puis dormi ; a merveiller
    Se commença quand ot veu
    Que li bordon furent creu,
    Qui en terre fiché esteient,
    Tant creisseient et foillisseient
    Qu’au dessuz tel umbre ot,
    Qui trestrot Martin aumbrot,
    Qui davant se moreit de chaut.
    De lores bordons gaires ne chaut
    A nul d’os ; ainceis s’entornèrent
    Vers saint Souain, ou ils alèrent…

  269. Voy. la p. 3 de l’Enchanteur Merlin de M. de la Villemarqué.
  270. Vita Merlini, éd. de 1837, p. 2. — De là, sans nul doute, le nom de meneux de loups donné à certains de nos sorciers. — Odin, d’après les Eddas, avait toujours aussi près de lui deux loups familiers : Gere et Freke.
  271. L’Enchanteur Merlin par M. de la Villemarqué, p. 19 et 20. — Ces noms ont très-probablement la même origine que le nom Marte, dont il est question plus haut, p. 106.
  272. L’Enchanteur Merlin, p. 20.
  273. Regio S. Martini, d’après Guillaume de Nowbrige.
  274. Le Roman de Lancelot ; Bibl. imp. de Paris, mss. no 6772.
  275. M. de la Villemarqué, Mirdhinn, ou l’Enchanteur Merlin, p. 196 et 201.
  276. L’une des plus anciennes et des plus célèbres foires du bas Berry.
  277. Très-probablement le chat et le bouc n’ont été rangés au nombre des animaux suspects que parce qu’ils jouaient un rôle honorable dans quelques anciennes théogonies. Par exemple, dans la mythologie scandinave, ce sont des chats qui sont attelés au char de Freya la Jolie, la déesse de l’Amour, et des boucs rendent le même office au fils d’Odin, au dieu Thor, surnommé le prince des boucs. — Ce dernier quadrupède avait même des autels à Mendès, en Égypte.
  278. Voy. les Questions de droit, par Jean Chenu, seconde Centurie, in-4o, Paris, 1820, et une relation particulière du procès des sorciers de Brécy, dédiée à M. de Culan, baron de Brécy en Berry.
  279. Histoire du Berry, t. IV, p. 300 et suiv.
  280. M. Raynal, Hist. du Berry, t. IV, p. 302.
  281. M. Raynal, Hist. du Berry, t. IV, p. 303 ; — Questions de droit, par Jean Chenu.
  282. Tels que plusieurs solanées : la belladone, la pomme épineuse, etc. La décoction de cette dernière plante occasionne les plus violents transports, « fait danser à mort, subir mille hontes, dont on n’a ni conscience, ni souvenir. Un jour, des voleurs en firent prendre au bourreau d’Aix et à sa femme, qu’ils voulaient dépouiller de leur argent ; ces deux personnes entrèrent dans un si étrange délire, que pendant toute une nuit ils dansèrent tout nus dans un cimetière. » (Michelet, la Sorcière.) — Voy. Pouchet, Solanées et Botanique générale ; — Nysten, Dictionn. de médecine, article Datura.
  283. Ouvrier qui peigne ou carde le chanvre.
  284. M. Hippolyte Baucheron, Notice sur quelques localités des environs de la Châtre ; manuscrit, 1850.
  285. Tous ces noms de carroirs se trouvent mentionnés dans l’Aveu et dénombrement du marquisat de Presle, déjà cité, et qui a été imprimé en 1752. — Presle est situé dans la commune de Mers (Indre).
  286. Terres communales.
  287. Pour ce que l’on dit de cet usage, voy., à la Table alphabétique des matières, le mot : Funérailles.
  288. Chirurgiens de village — Voy., à la Table alphabétique des matières, le mot : Remégeux.
  289. La corde de pendu passait non-seulement pour procurer d’heureuses chances à celui qui en portait sur soi, mais on s’en servait encore pour combattre plusieurs maladies. — Les Romains, selon Pline (liv. XXVIII, ch. 2,9 et 12), attribuaient également à la corde de pendu certaines vertus médicales. — Les sorciers l’employaient dans leurs conjurations ou leurs opérations évocatrices. Le corps même des suppliciés était souvent mis par eux à contribution. Il en était de même chez les Romains (Pline, lieux cités). — Ces hideux débris figuraient comme ingrédients dans une foule d’onguents, de poudres et de breuvages magiques. « Pour ajouter à l’efficacité de ces restes affreux, dit M. Ch. Louandre, on devait les détacher du gibet à l’heure de minuit, par une nuit sans lune, et surtout à la lueur des éclairs pendant un orage. »
  290. Dans quelques-uns de nos départements, les paysans vont encore trouver le bourreau, qui leur vend à beaux deniers comptants de la graisse de supplicié, qu’ils appliquent sur leurs écrouelles ou sur leurs rhumatismes. — Lors du massacre des protestants, à Lyon, pendant la Saint-Barthélemi, les apothicaires réclamèrent six de ces malheureux, les plus gras, pour en extraire la graisse. (M. Auguste Vacquerie, les Miettes de l’histoire.)
  291. Le Berry était couvert de bois nombreux entre lesquels se distinguaient ceux du duché de Châteauroux qui occupaient encore, il y a soixante ans (1788), une vaste superficie, ainsi qu’on peut en juger par la carte de Legendre, copiée par Fricalet. La forêt de Robert s’étendait, dans cette province, sur tout un canton. » (Mém. de la Société des antiquaires de France, XIXe vol. de la collection, p. 327. — Voy., aussi Alexis Monteil, Traité des matériaux manuscrits, t. I p. 17.)
  292. Myvyrian, t. I, p. 26 et 30.
  293. Barzaz-Breiz, t. I, p. 13, 14 et 69 de l’introduction.
  294. D’après Lucain, les druides s’acquittaient de leur ministère aussi bien la nuit que le jour :

    Cum medio Phœbus in axe est,
    Aut coelum nox atra tenet.

  295. Voy. les Contes des paysans slaves de M. Chodzko, p. 111, 115 et 273
  296. T. I, p. 208. trad. Fauche.
  297. La Normandie romanesque et merveilleuse, p. 78. — Cet ouvrage contient un traité complet des Chasses fantastiques.
  298. Variétés historiques, ou Recherches d’un savant, t. II, p. 416.
  299. Id., id., p. 417.
  300. La Normandie romanesque et merveilleuse, p. 79.
  301. Voy., dans l’ouvrage de Mlle Bosquet, les nombreux noms sous lesquels ces chasses sont connues en Normandie.
  302. Henri Martin, Histoire de France, t. I, p. 72 et 73.
  303. M. Daniélo ; traduit du Padma-Purâna, dans l’Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 455 et 459.
  304. Voy. p. 12 et au chap. iv du liv. V le 18e dicton.
  305. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 78.
  306. Du Cange, Gloss., ve Rex Ribaldorum.
  307. Pasquier, Recherches sur la France, liv. VIII, ch. iv ; — Houard, Lois anglo-normandes, t. I, p. 222.
  308. Paradin, Histoire de Lyon ; — Aimé Guillon, Lyon tel qu’il était et tel qu’il est, p. 125 et 126.
  309. Paris. Lecointe et Pougin, 1830.
  310. Porte à deux vantaux superposés dont le plus élevé sert de fenêtre lorsqu’il est ouvert.
  311. Pour notre Monsieur. — Voy. à la Table alphabétique des matières, le mot : Monsieur.
  312. Les termes Marloup, Mauloup, doivent signifier mauvais loup, loup dangereux. — Mar et mau tiennent ici la place de mal ; c’est ainsi que Maupertuis veut dire mauvais passage, mauvais pas, trou dangereux. — « Mar, dit M. Génin est, à chaque instant, pour mal, dans les poëmes du douzième siècle : mar i fuste… mar i viendrez… » Au reste, le peuple substitue encore assez fréquemment le r au l, et vice versa. Nos paysans disent toujours coronel, colidor, malichau, etc., pour colonel, corridor, maréchal.
  313. Histoire du Berry, t. IV, p. 304.
  314. Pitre-Chevalier, Voyage en Bretagne.
  315. Voy. plus loin, liv. V, chap. ii : Locutions locales.
  316. Mémoires de la Société des antiquaires de France, t. XIX de la Collection, p. 247. — Voy., même page, d’autres détails sur la croyance aux loups-garous, en Berry.
  317. Idem, ibid., p. 237.
  318. On dit encore dans quelques-uns de nos villages :

    Entre Noël et la Chandeleur (2 février),
    Toute sorte de bêtes sont en horreur.

    C’est-à-dire que, durant ce laps de temps, toute bête est suspecte, parce qu’elle peut avoir au corps le Diable ou quelqu’un de ses fauteurs. Rappelons, à propos de ce proverbe, que les Gaulois célébraient le solstice d’hiver par des réjouissances durant lesquelles ils se déguisaient en toute espèce d’animaux. — « Les Germains, dit M. Alfred Maury, étaient aussi dans l’usage, pendant leur fête de Iul (le soleil), qui durait du 19 janvier au 6 février, de se revêtir de peaux de bêtes, et de courir sous un accoutrement bizarre. » — On a retrouvé une coutume semblable chez plusieurs peuplades sauvages de l’Amérique du Nord. — « Les statuettes gallo-romaines d’hommes et de femmes, enveloppées de dépouilles d’animaux, doivent se rattacher à cette fête, appelée mastruca, d’où masque et mascarade. » (H. Martin, Histoire de France, t. I, p. 72.) — Telle est sans doute l’origine de la statuette en fer, de seize centimètres de hauteur, que l’on voit au Musée de Bourges et dont parle M. Raynal, t. I, p. 29 de son Histoire du Berry.

  319. Brioler, c’est chanter pour encourager les bœufs pendant leur travail. — Voy. liv. IV, chap. vii : les Brioleux.
  320. Pour : c’est étonnant. — Nos paysans emploient toujours imaginant, s’imaginer pour étonnant, s’étonner. — Voyez ces expressions dans le Glossaire du Centre, de M. le comte Jaubert.
  321. Bouviers. — Voy. p. 17.
  322. Nos paysans disent bermer, bermée, pour beugler, beuglement. C’est le vieux verbe bramer, qui ne se dit plus qu’en parlant du cri du cerf.
  323. Littéralement, bramant, beuglant à l’effroi. Les aumailles berment à l’effrei, lorsqu’elles sont en grande détresse ou en proie à une extrême épouvante.
  324. Les détenteurs d’un pré, appelé le Pré du Chapitre, et situé dans la commune de la Châtre, donnaient autrefois pour tout impôt aux chanoines du chapitre de cette ville un bouquet de roses à chaque Saint-Jean-Baptiste. — Par acte reçu Michelat, notaire à Jouhel (Indre), le 2 novembre 1759, François Bouchet, laboureur en la paroisse de Saint-Août, reconnaît la redevance suivante : Un bouquet de fleurs ou cinq sols de devoir seigneurial, dû, par chacun an, à chacun jour de Saint-Jean-Baptiste, comme propriétaire d’une maison… etc. (Aveu et dénombrement du marquisat de Presle). — La rose était en grande estime au moyen âge ; on en faisait des chapels ou couronnes pour les convives, dans les festins d’apparat ; on en décorait la table, les flacons et les verres ; enfin, l’eau de rose entrait comme assaisonnement dans une foule de mets. De là, ces bouquets ou boisseaux de roses dont il est si souvent question dans les redevances seigneuriales. (Voy. Brussel, Traité des fiefs, t. II, p. 746.)
  325. Gaston Phœbus ; ch. LXXIX de son livre sur la chasse.
  326. Tuer le ver, c’est boire le vin blanc, le matin, à jeun.
  327. Jau pour coq. — Voy., pour l’étymologie, à la Table alphabétique des matières, les mots : Poule qui chante le jau.
  328. Ch. Louandre, la Sorcellerie, p. 43.
  329. Voy. plus loin, p. 202, ce que l’on dit du coq-basilic.
  330. Voy. la note de la page première du chap. viii du liv. II. — Coco et cocote se disent, chez nous, pour coq et poule ; ce sont aussi des appellations caressantes par lesquelles nous remplaçons les expressions affectueuses poulet et poulette, usitées en français. — Co ou coq vient du celtique coc qui signifie rouge (rouge comme un coq) et qui est de la même famille que le grec kokkos (graine d’écarlate). — Co, coq, dans le sens de rouge, entre dans la composition de plusieurs mots français, tels que cochenille, coquelicot, cocarde, etc. — En Berry, nous appelons cocote une sorte d’ophthalmie qui rend les yeux très-rouges.
  331. Quelques lexicographes tirent le mot drille de l’ancien haut allemand drigil, garçon. — Voy. ce que nous disons du mot drôle, aux mots Drôle, Drôlesse de la Table alphabétique.
  332. Mémoires de l’Académie celtique, t. II, p. 204, et t. III, p. 310.
  333. Maistre L. D… la Folie des Angloys, vers satiriques du seizième siecle, insérés dans la Biblioth. elzévir. de Janet.
  334. Les coquards, ou œufs sans jaune, conservant toujours leurs chalazes ; ce sont ces ligaments que le vulgaire prend pour des serpents.
  335. Prononcez Td.
  336. L’orvet est un serpent dont les yeux sont si petits, que nos paysans le croient aveugle ; aussi ne l’appellent-ils jamais autrement que le borgne ou l’anœil. L’a privatif des Grecs doit entrer dans la formation de ce dernier mot. — Voy. sur l’anœil, ce mot : Anœil (L’), à la Table alphabétique.
  337. Histoire naturelle, liv. XXIX, ch. 23.
  338. Nos paysans disent toujours chrétien pour homme. — Voy. le commencement du chap. ii du liv. V : Locutions locales.
  339. Isaïe, ch. xiii, v. 19 et 20.
  340. P. 405 du t. I.
  341. Nos paysans disent toujours une sarpent pour un serpent. Anciennement, en français, serpent était aussi du genre féminin :

    Dou vilain at de la sarpent
    La sarpent au vilain proia (pria)…

    dit Marie de France, t. ii, p. 267.

  342. Voy., quant à ce dernier dragon, la p. 196 du t. III de l’Histoire du Berry par M. Raynal.
  343. Dictionnaire universel d’histoire naturelle, au mot Cockatrice.
  344. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 126.
  345. Un volume in-8o chez J. Techener, place du Louvre, 12.
  346. Plusieurs gemmes passaient encore, au moyen âges pour avoir des propriétés non moins merveilleuses. Suivant le Lapidaire en françoys de Jehan de Mandeville, auquel se trouve joint le Lapidaire indien et hébreu, celui qui porte une hyacinthe est partout le bien venu et à l’abri de toute maladie contagieuse ; le grenat procure grand soulas et parfait contentement ; la cassidoine, ou calcédoine, fait gagner toute sorte de procès, que l’on ait bon ou mauvais droit : ainsi s’explique la faillibilité de nos cours de justice etc., etc.
  347. Mémoires de l’Académie celtique, t. II. p. 215.
  348. Glossaire du Centre, au mot Vouivre.
  349. Mlle Amélie Bosquet, la Normandie romanesque et merveilleuse, p. 204 et suiv.
  350. Histoire naturelle, liv. XXIX, ch. 12.
  351. Traduction de M. Chassang, p. 101.
  352. Note de M. Chassang, p. 101.
  353. Voy, F. Creuzer, Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, trad. de l’allemand par M. Guigniaut, ch. iii et iv du liv. Ier, et les notes sur ces chapitres.
  354. D’après la mythologie des Basques, dont la langue et le culte primitifs ont tant d’analogie avec les religions et les idiomes les plus anciens de l’Inde, c’est un grand serpent de feu qui, en ébranlant les fondements de la terre, en a soulevé la surface et a donné naissance aux monts pyrénéens. — Toujours d’après les croyances euskariennes, c’est encore un énorme dragon, le Heren-Sugue, aux sept gueules de feu-, qui doit, à la fin des temps, consumer notre globe.
  355. Religions de l’antiquité, t. I, p. 3.
  356. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 246. — M. Henri Martin.
  357. Voy., plus haut, p. 32 et 75.
  358. Saturnales, liv. I, ch, 20.
  359. Contes des anciens Bretons de M. de la Villemaraué, t. II. p. 292.
  360. Histoire de France, t. I. p. 82.
  361. Ag, en sanscrit, signifie également se mouvoir, agir, agere en latin. (M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 39.) — Voy. plus loin ce que l’on dit du serpent, considéré comme génie custode.
  362. Prononcez pi. — En général, dans les monosyllabes, le berrichon, particulièrement dans le sud de notre province, ne fait pas sentir la consonne finale ; il dit la pour lac, pour roc, bé pour bec, bou pour bouc, sé pour sec, sa pour sac, souè pour soif, etc., etc. — C’était l’ancienne prononciation française :

    Li autres ont fait leur parement (parure)
    De gros sas (sacs) et de fros (frocs) à moines.

    (Roman de Fauvel, par François des Rues ; manuscrit de la Bibliothèque nationale, 1310-1314.)

    Or, de ces coqs, de ces nids, de ces lacs,
    L’amour a formé Nicolas. (Boufflers.)

    — Voy. M. Génin, des Variations du langage français, p. 44, 46 et 310.
  363. Voy., sur l’emploi du fer dans certaines opérations, la p. 62.
  364. Histoire naturelle, liv. XXV, ch. 2, et liv. X, ch. 18.
  365. Voyez ces différents mots dans le Glossaire du Centre de M. le comte Jaubert.
  366. Histoire naturelle, liv. XXVI, ch. 62.
  367. Voy. l. V, ch. v, le xxe proverbe, et, pour le chant du coq, à la Table alphabétique, l’article : Pigeons (les), de M. Longbôt.
  368. Petit-lait. — Voy. le mot Begaud dans le Glossaire du Centre.
  369. Cette précocité est signalée dans plusieurs de nos proverbes. (Voy. l. V, ch. iii. le xxxive proverbe.)
  370. Ce passage est extrait d’un travail fort intéressant inséré dans le Compte rendu des travaux de la Société du département de l’Indre, première année, et où M. Arthur Ponroy, d’Issoudun, passe en revue tous les oiseaux qui séjournent en Berry.
  371. Voy. liv. V, ch. iv, le xxxvie proverbe : voy. Glossaire du Centre. ve Pleue.
  372. Nous disons fauter pour pécher, faire une faute, un péché.
  373. Barzaz-Breiz, t. I, p. 45, et t. II, p. 448.
  374. Ibid., t. I, p. 216.
  375. Frères, il faut mourir ! — C’étaient les frères du bien mourir, et non les trappistes, comme on le croit généralement, qui s’adressaient ces paroles.
  376. C’est-à-dire en chartre. — On est en misère lorsque ; par suite d’une maladie quelconque, on va toujours dépérissant.
  377. La joubarbe, que nos paysans appellent moure-jamais, — traduction littérale de son nom latin sempervivum, — passe pour porter bonheur à la maison sur laquelle elle croît, et pour faire vivre longtemps ceux qui l’habitent ; aussi se garde-t-on bien de la détruire.
  378. Beaucoup de nos paysans se servent encore d’un coffre pour mettre leurs hardes et ce qu’ils ont de plus précieux. — On sait que l’usage du coffre était général au moyen âge. — Les armoires commencent, dans nos villages, à remplacer ce meuble incommode.
  379. Bête malfaisante, bête féroce. De fera et de minax, sans doute.
  380. Rig-Véda, sect. V, lect. 7, h. 4, v. 19, t. III, p. 181.
  381. Voy. p. 254.
  382. Porphirius, de Vita Pithagoræ.
  383. Dictionnaire de la Bible, t. I, p. 474.
  384. Inst. Divin., iii, 10.
  385. A. Chodzko, Contes des paysans et des pâtres slaves, p. 78.
  386. De l’Unité de l’espèce humaine.
  387. J. Clavé, dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1861, p. 939.
  388. Essais, liv. II, ch. xii.
  389. Philostrate, Vie d’Apollonius de Tyane, liv. I, § 20 (trad. de M. Chassang).
  390. Voy. le Poëme sur Rig, dans les Eddas.
  391. M. de la Villemarqué, Barzaz-Breiz, t. I, p. 102 et 187.
  392. M. le comte Jaubert, Glossaire du Centre, au mot Carroir.
  393. Le nom de cette partie du bas Berry vient, selon toute apparence, du mot barren, qui, en anglais et en allemand, signifie stérile. — Notre terme varenne, par lequel nous désignons un sol maigre et sablonneux, a la même origine. La vieille expression française bréhaigne, brehenne, encore usitée en vénerie, est de la même famille et a la même signification que tous les mots ci-dessus :

    « Il est vrai que les bréhaignes sont plus heureuses que les fécondes. »
    (Béroalde de Verville, le Moyen de parvenir.)
    Enfin, le mot breine, dans le patois rouchi, se traduit par stérile.

  394. M. de la Tramblais, Esquisses pittoresques de l’Indre.
  395. Le général Daumas, Mœurs et coutumes de l’Algérie, p. 51.
  396. Voy. le Poëme d’Odin dans l’Edda.
  397. En Berry, comme ailleurs, on connaît plusieurs plantes qui, lorsqu’on les cueille dans la matinée qui ouvre le jour de la Saint-Jean, acquièrent des propriétés merveilleuses. Les unes, telles que l’hièble, le frêne, l’aune,  etc., sont employées par les sorciers dans l’exercice de leur art infernal ; les autres, au contraire, servent à éloigner ou à détruire les maléfices : de ce nombre sont le trèfle à quatre feuilles (voy. p. 86 et 288), l’aubépine, le buis, etc… — On sait que c’est cette croyance, autrefois assez générale, qui a donné lieu à la locution française : employer toutes les herbes de la Saint-Jean, c’est-à-dire avoir recours à tous les moyens, ne rien négliger, pour sortir de quelque embarras ; pour réussir en quelque entreprise : — Voy. p. 96 et 289.
  398. Voy., plus loin, les p. 295 et suiv.
  399. On appelle ainsi la large allée qui règne entre deux rangs de bœufs à la crèche, et sur laquelle on dépose la nourriture de ces animaux. Crèche se dit particulièrement des poteaux qui forment colonnade le long de la mangeoire, et entre lesquels les bœufs passent leurs têtes pour prendre leurs repas.
  400. Tout piége ordinaire peut, dit-on, acquérir des propriétés semblables, si l’on entend la messe de minuit en le tenant de la main gauche, et si, au moment de l’élévation, on le plonge dans le bénitier. (Voy. les Chroniques populaires du Berry, t. I, p. 186.)
  401. Cette baguette doit être faite d’un jet de l’année. On a soin de la couper avec un couteau qui n’ait point encore servi, la veille de la Saint-Jean au moment où sonne minuit. — On sait que le lituus des augures était aussi recourbé par le haut.
  402. Les devins de Rome employaient des bassins pleins d’eau pour leurs évocations (Pline, liv. XXX, ch. 2). — Au rapport de Plutarque, les devineresses germaniques pratiquaient aussi l’hydromancie. — « Quelquefois le démon que l’on consultait traçait à la surface du liquide l’image de la personne au sujet de laquelle on l’avait interrogé. (Dom Calmet, Dictionnaire de la Bible, t. II, p. 171.)
  403. Ce sont là, au dire des paysans des environs de la Châtre, les trois propositions de vengeance que font invariablement les devins à ceux qui les consultent. — Au reste, nous affirmons, une fois pour toutes, que rien n’est de notre invention dans les faits, dans les détails que renferment ces récits. Inventer, en matière semblable, serait une absurdité.
  404. Nous avons déjà dit que l’on appelle ainsi le jeune garçon qui aiguillonne les bœufs pendant leur travail. — Voy., plus haut, la note 3 de la page 17.
  405. On donne ce nom à de petits enclos, à des chènevières ou jardins attenants à des bâtiments ruraux. — Du latin casalia. — Lequel suzeau (sureau) provient autour des chesaulx et masures. » (Rabelais, Pantagruel, liv. IV, ch. lxii.)
  406. Voy., pour l’explication de cette expression, liv. V, ch. iii, le 5e prov.
  407. Le mot vaillant s’emploie fréquemment, dans nos campagnes, en parlant d’un animal ou d’une chose remarquable dans son espèce et qui a du prix : — « Voilà un vaillant cheval, une vaillante terre ; — c’est du vaillant vin que vous avez là. » — Ce terme est la traduction littérale du latin valens.
  408. Grands cris de détresse on d’effroi. — Ce terme expressif, en usage dans les environs de la Châtre, dérive des mots latins fama (phama, en grec, bruit), effari, effamen ; ce dernier appartient à la basse latinité.
  409. L’eau bénite qui se fait à Pâques passe pour avoir beaucoup plus de vertu que celle qui se fait à toute autre époque de l’année. Heureux surtout celui qui peut se procurer les prémices de cette eau bénite, lorsqu’on la distribue aux fidèles !
  410. Les Morlaques fixent aussi aux cornes de leur bétail des zapis ou talismans ; ils en portent eux-mêmes à leur coiffure.
  411. Voy. la page 229.
  412. Les Etrusques inscrivaient sur les portes de leurs maisons, comme un préservatif infaillible contre le feu, en général ; ces deux mots : Arse verse. (Festus.)
  413. Les Eddas, traduction de Mlle du Puget, p. 180.
  414. Rabelais, Gargantuas liv. Ier, ch. xix
  415. Registres de l’hôtel de ville de la Châtre.
  416. Eugène d’Auriac.
  417. Paris, Michel Blageart, 1643 ; — Voy. aussi la Nova bibliotheca, {{t.|II, p. 435.
  418. Discours des sorciers.
  419. Elegiar. liv. I, eleg. II. v. 51.
  420. Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 96, 97 et 100.
  421. Les églises de Saint-Martin et de Saint-Julien existent encore ; mais on ne célèbre plus le service divin que dans cette dernière. — Voici quelques petits faits d’histoire locale qui concernent l’église de Saint-Martin et qui, tombés depuis longtemps dans l’oubli, n’ont été relevés par aucun des historiens du Berry.
    En 1410, Marie de la Châtre, dame de Breuilbault, fit son testament devant l’autel de la Vierge de Saint-Martin de Thevet. — Son fils, Philippe de la Châtre, seigneur de Breuilbaut et de Fontancier, grand fauconnier de France (de 1429 à 1452), choisit sa sépulture (par testament du 14 juillet 1456) dans l’église de Saint-Martin, au tombeau de ses prédécesseurs, et ordonna à Georges, son fils et son successeur dans la charge de grand fauconnier, de faire mettre sur sa tombe cette épitaphe : — Cy gisent noble homme, messire Jean de la Chastre, chevalier, et dame Marie de la Chastre conjoints, et Philippe de la Chastre, écuyer, grand fauconnier de France. — Il ordonna de plus que l’on convertît en chasuble la robbe verte (insigne de son office de grand fauconnier) que le roi Charles VII lui avait donnée, et que l’on en fit présent au prieuré de Thevet. — (Voy. la Généalogie de la maison de France, par le père Anselme, t. VII, p. 364 et suivantes.)
    On voit encore dans le petit vallon de l’Igneraie, à l’ouest du bourg de Thevet, les ruines de la Tour et seigneurie de Breuilbault, dont le nom s’écrivit d’abord Breuil-Ebbo, puis Brueilbaut, Bruilbaud, et enfin Brillebaud. — Les seigneurs de Brillebaud formaient l’une des nombreuses branches de la célèbre maison de la Châtre. Plusieurs d’entre eux furent pourvus par les rois et les princes du temps d’éminentes dignités, ce qui ne paraît pas leur avoir jamais fait oublier le modeste berceau de leur famille.
  422. Publiés par M. de la Villemarqué.
  423. Apud Leibnitz, t. I, p. 782.
  424. Voy. plus haut, page 117 et 118.
  425. Mauvue, pour mauvaise vue ou mauvais œil : — « Mon bétail dépérit, il a la mauvue, c’est-à-dire il est ensorcelé.  » — Voy. le mot Mauvue dans le Glossaire du Centre. Voy. aussi, plus haut, p. 179, note 2, ce qui concerne la signification de la syllabe mau, lorsqu’elle entre dans certains mots composés.
  426. Histoire du Berry, t. IV, p. 300.
  427. Voir les journaux du commencement d’août 1865.
  428. Guenaus, c’est-à-dire : gueux, mendiants. Ce mot a formé le nom propre Guénaud, Guénot. Il se trouve dans Rabelais : — « Les guenaulx de Sainct-Innocent se chauffoient des ossements des morts. » (Pantagruel, liv. II, ch. vii.) — Voy. plus loin, table des matières : Guenillière.
  429. Jean Chenu, bailly de Brécy, Recueil d’arrêts ; — Procès des sorciers. — Voy. les mots Bestial, Mauveux et Guenaus dans le Glossaire du Centre.
  430. Voy., sur cet amulette, la page 285.
  431. On nommait autrefois marmau, marmentau, des arbres que l’on n’abattait jamais et qui servaient d’ornement à une terre seigneuriale. — Voy. ces mots dans le Glossaire de la langue romane de Roquefort.
  432. Nous nous décidons à donner ici, pour les curieux, l’étymologie du mot Paraquin : — Parc, que nos paysans prononcent par, est un terme d’origine celtique par lequel on désigne une enceinte, un enclos, un champ. — Haken, aussi en langue celtique, signifie hoquet, dernier soupir des agonisants. (Voy. le t. II, 1re série des Mémoires de l’Académie celtique, p. 136.) Or, d’après ces indications, Par-haken ou Paraquin voudra nécessairement dire champ du hoquet ou champ des agonisants.
    Ce qui nous porte à regarder cette interprétation comme très-vraisemblable, ce sont les fouilles exécutées par nous, à plusieurs reprises, sur différents points du Paraquin. En 1854, nous y avons découvert, sous des espèces de tumulus peu élevés et tous composés de pierres mélangées de terre, un certain nombre de squelettes et, entre autres, celui d’un jeune homme couché la face contre la terre. Cette position, tout à fait insolite, ne saurait s’expliquer que par la précipitation ou le sentiment de haine qui aurait présidé à l’ensevelissement. — Un large anneau d’ivoire, de neuf centimètres d’ouverture, entièrement carbonisé, mais encore très-solide, entourait l’humérus gauche de ce squelette. Un second bracelet de cuivre, revêtu d’une belle couverte, un débris de hache en silex et une monnaie gauloise furent également trouvés parmi les décombres. Tous ces objets ont été envoyés, en 1863, au Musée de Bourges. — En général, le désordre avec lequel furent accomplies la plupart de ces inhumations semblerait indiquer qu’elles durent être faites à la hâte et après un combat dont le Paraquin fut le théâtre. — Ajoutons encore comme renseignements archéologiques, qu’il existe dans un petit enclos situé derrière l’abside de la chapelle de Cosnay, une mardelle considérable dont l’entrée est aujourdhui comblée et qui n’a jamais été qu’imparfaitement explorée. — À un kilomètre de cette chapelle, près du village des Pialets, et dans une pièce de terre appelée le Champ de la Cave, se trouve une autre mardelle.
  433. Portes à deux vantaux superposés, dont le plus élevé sert de fenêtre, lorsqu’il est ouvert. Ces sortes de portes sont encore très-communes dans nos campagnes.
  434. On appelle chéré une espèce de petit manteau de couleur brune, composé d’une pièce de drap, carrée, plus longue que large, que nos bergères portent au champ, et qui joint à la cape ou au capot, sorte de têtière qui pend sur les épaules, forme leur surtout d’hiver. — Le chéré est le sagum des Celtes Ibériens. — Le capot est l’antique bardocucullus des Gaulois, dont il est tant question dans quelques auteurs latins. — Le chéré et le capot deviennent excessivement rares. — (Voy. le mot Capot dans le Glossaire du Centre.)
  435. C’est le mot blaude dont nous mouillons le l à l’italienne, ce qui nous arrive toutes les fois que cette lettre se présente après une consonne.
  436. Journaliers. — Voy. la note 1 de la page 61.
  437. Nous employons ce mot absolument pour dire battre le blé.
  438. Espèce de coffre long où l’on fait et serre le pain. — Du latin, arca (voy. à la table des matières, le mot : Arche.)
  439. Endroit où l’on range les fagots, bûcher.
  440. Airs de danse. — Voy. à la table des matières, le mot : Branles.
  441. On appelle pétrille, pétrelle ou pétrole une grossière bougie de résine avec laquelle s’éclairent les pauvres gens. On la fixe à la cheminée ou contre le mur avec un morceau de bois fendu. Son nom lui a été donné par onomatopée, parce qu’elle pétille en brûlant.
  442. Piège à prendre les petits oiseaux, composé d une longue ficelle à laquelle sont attachés des milliers de crins à nœuds coulants, et que l’on tend à quelques pouces de la surface du sol, en temps de neige :
    « Ils faisaient saulnées à prendre petits oiseaux. »
    (George Sand, la Petite Fadette.)
  443. Espèce de calotte piquée qui sert de charpente à la coiffe de nos villageoises. — Voy. à la table des matières, le mot : Cayenne.
  444. Fin est là pour adroit, habile. — Lorsqu’un individu excelle dans un art, dans un métier quelconque, on le désigne volontiers, dans les environs de la Châtre, par le nom de sa profession, auquel on joint cette épithète.
  445. Le Démon. — Voy. page 127.
  446. Nos paysans disent toujours mon grand, ma grand, pour mon grand-père, ma grand’mère.
  447. Devanteau pour tablier. — Ce mot est dans Rabelais :
    « Elle mist son devanteau sur sa tête, comme les prebstres mettent leur amict… » (Pantagruel.)
    Les Espagnols disent devantal, dans le même sens.
  448. Ce mot s’emploie généralement pour enfant, jeune garçon, et sans aucune idée dépréciante. — (Voy. à la table des matières le mot : Drôle.)
  449. Aux environs de la Châtre, nos paysans désignent toujours ainsi le curé de cette ville.
  450. Gages est là pour hardes, vêtements. — Cette expression date, selon toute apparence, des temps où le salaire des serviteurs d’une maison consistait uniquement ou principalement en vêtements. — De là l’usage où l’on est encore, dans nos domaines, de comprendre, dans le loyer des domestiques, une certaine quantité de laine, de toile, de paires de sabots, etc. — Cette acception du mot gages indique l’étymologie du français gages, pris dans le sens de salaire.
  451. Grandi, profité.
  452. Cette marque qui, au dire de nos commères de village, ressemble ordinairement à l’empreinte d’une griffe de chat, est celle que porte tout individu tombé en la puissance du Diable.
  453. C’est-à-dire : à ravoir, à sauver son âme.
  454. Les noms de chiens sont très-variés dans nos villages ; en voici quelques-uns : Bas-blancs, Bas-rouges, Petit-loup, Tantbelle, Parpilton (Papillon), sont des appellations primitives ; — Taupin, Mauret, Maurette, datent peut-être du temps de l’invasion des Maures ou Sarrasins (voy. à la table des matières, le mot : Maures) ; — Truc (Turc), Surtaine, Sultaine (Sultane), rappellent l’époque des croisades ; — Marche-à-terre, selon MM. Pérémé et Jaubert, est le nom défiguré du chef des cotereaux, Marchader. (Voy. à la table des matières, le mot : Marchader) ; Muscadin est un souvenir de la révolution.
  455. Varinaux, habitants du pays de Varenne, du pays maigre. (Voy. la note 2 de la page 236.) — Tâcherons, — gens qui travaillent en gros, à la tâche.
  456. Voy. à la table des matières le mot : Gerbaude.
  457. Voy. à la table des matières, le mot : Roi des moissonneurs.
  458. Mener la rége, c’est conduire le sillon ou marcher à la tête des moissonneurs pendant le travail. (Voy. le mot Rége dans le Glossaire du Centre.)
  459. Locution très-employée pour dire : Il y est habile, il y est passé maître.
  460. Lieu où se louent les gens de journée.
  461. Les meneux de loups passent essentiellement pour sorciers. Le fameux enchanteur Merlin était habituellement suivi de l’un de ces animaux. (Vita Merlini, éd. de 1837, page 2.)
  462. La lampe. — Nous disons chale, échale, pour écale, coquille. De là le mot chalin, que nous employons à désigner une lampe rustique qui quelquefois consiste en une simple coquille fossile que l’on suspend à la poutre ou à la cheminée. — Nos voisins de la Marche disent châle, chaleu, au lieu de chalin.

    Peut-être le chalé, dans l’obscure chaumière,
    Fera briller pour moi sa mèche en coton blanc…

    (Alfred Rousseau, un An de poésie, 2e éd., p. 108.)


    — Notre chalin est le caleil ou calel des Languedociens, qui appellent le soleil, le grand calel del cel, la grande lampe du ciel.

  463. Sainte Solange, patronne du Berry, est en grande vénération dans nos contrées. Sa fête, qui se célèbre le 10 mai, dans un village situé près de Bourges, et qui porte son nom, attire, dit M. Raynal, beaucoup d’habitants des provinces voisines. — (Voy. pour plus de détails l’Histoire du Berry de M. Raynal, t. I, p. 311 et suiv. ; voy. aussi, plus haut, la page 92 de ce recueil.)
  464. Le verbe douter, dans le vieux français, était actif :

    Il ne doute pluie ne vent,
    Ne nule autre chose grevant.

    (Roman de la Rose, v. 2743.)
  465. « Le Jupiter celtique est un grand chêne », dit Maxime de Tyr. — Voy. Jean Raynaud, l’Esprit de la Gaule, p. 28.
  466. Histoire naturelle, liv. XXVI, ch. 95.
  467. Ibidem, liv. XVI, ch. 2.
  468. Jules Néraud, la Botanique de ma fille, p. 27. — Paris. Hetzel. 1867
  469. Voy. à la table des matières, le mot : Arche.
  470. Voy. à la table des matières, le mot : Fumelle.
  471. Histoire naturelle, liv. XXX, ch. 47.
  472. La Petite Fadette. (Voy. plus haut, la note 4 de la page 85.)
  473. Voy. p. 298
  474. Pline, Histoire naturelle, liv. XXII, ch. 72.
  475. Virgile, Eglogues, VIII.
  476. Histoire naturelle, liv. XXVIII, ch. 23.
  477. Voy. p. 155.
  478. Histoire naturelle, liv. XXVIII, ch. 4.
  479. Pline, Histoire naturelle, liv. XXVIII, ch. 44.
  480. La plupart de ces débris d’oiseaux et de quadrupèdes entrèrent, plus tard, comme emblèmes, dans la composition des armoiries de la noblesse.
  481. Pompéi décrite et dessinée, par M. Ernest Breton.
  482. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 38.
  483. Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 205.
  484. Jules Picard, Forces militaires de la Chine. Paris, chez J. Corréard, 1 vol.  in-8o, 1860.
  485. Euménid., voy. 625.
  486. Histoire naturelle, liv. XXX, ch. 4.
  487. Symbolique, t. I, p. 83.
  488. Pline, Histoire naturelle, liv. XXVIII, ch. 78, et liv. XXX, ch. 7.
  489. Boutent est là pour poussent. — C’est dans le même sens que les marins disent bouter au large, pour pousser au large, et qu’en termes de vénerie, on dit bouter la bête pour lancer la bête, la pousser hors de sa bauge. — Le boutoir d’un sanglier est son poussoir. — Du vin bauté est du vin poussé. — Une bouteroue pousse ou repousse les roues. — Un arc-boutant est un arc-poussant, etc., etc.
  490. M. E. Bauché, médecin à Clion (Indre), Lettre au Moniteur de l’Indre, avril 1855.
  491. Histoire naturelle, liv. XXX, ch. 7 et 12.
  492. Pline, Histoire naturelle, liv. VII, ch. 2.
  493. Journal pour tous, t. III, p. 239.
  494. Le Léviticrue, xvi, 21.
  495. Heliodori Œthiopica, liv. VI.
  496. De Re rustica, art. 160.
  497. Histoire naturelle, liv. XXVIII, ch. 4.
  498. Histoire naturelle, liv. XXVII, ch. 106.
  499. Voyez les Barzaz-Breiz, t. I, p. 59 de l’introduction.
  500. M. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 30 à 40.
  501. Voy. les mots Parsigner. Parsignon dans le Glossaire du Centre.
  502. Pline, Histoire naturelle, liv. XXVII, ch. 106, et liv. XXIX, ch. 112.
  503. Dupuis, Origine de tous les cultes.
  504. La Russie et les Russes.
  505. Robinson, Antiquités grecques p. 235.
  506. Depuis quelque temps (1863), les écoles de médecine de ce pays accordent aux femmes, dans un intérêt de pudeur, le diplôme de docteur, et déjà miss Blackwell, miss Hunt, miss Calborne et bien d’autres passent aux États-Unis pour d’excellentes praticiennes. En France même, l’exemple de Mme Castanier prouve que les femmes peuvent s’y faire recevoir docteurs en médecine.
  507. Cette partie du Bas-Berry est pleine du souvenir de Gargantua, cet Hercule gaulois dont la vieille légende a été à jamais immortalisée par Rabelais. — Voy. à la table des matières le mot : Gargantua.
  508. Gargantua, liv. I, chap. vi.
  509. M. de la Tramblais, Esquisses pittoresques de l’Indre, p. 280.
  510. Moniteur de l’Indre du 24 avril 1856.
  511. Il est question de cette dernière maladie au ch. viii de la Petite Fadette.
  512. Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 336.
  513. Voy. à la table des matières, le mot : Treues (les)
  514. Nos paysans disent toujours mâle pour homme, et fumelle pour femme. — Voy. à la table des matières, le mot : Fumelles.
  515. Voy. ces différents termes dans le Glossaire du Centre.
  516. L’ail est aussi très-préconisé par M. F.-V. Raspail dans son Manuel de médecine.
  517. Essais, liv. II, chap. xxxvii.
  518. James Bouvier, la Science pour tous, 2e année, p. 18.
  519. Antiquitates judaic., liv. VIII, chap. 11, et de Bello judaico, liv. VII, chap. 25.
  520. La partie blanche des excréments du chien.
  521. La fiente d’hirondelle et surtout celle de poule, passe, dans nos campagnes, pour un excellent fébrifuge.
  522. Dictionnaire des sciences médicales, t. II, p. 156, Paris, 1812.
  523. Platon, de Republ., liv. II.
  524. Voyez, à la table des matières, ce mot : Mouche (la), ce que l’on dit de cette terreur panique du bétail.
  525. Odyssée, chant XIX.
  526. Paralipomen., xvi, 12.
  527. « Il est arrivé qu’en la présente année 1639, le ciel faisant paroître son indignation contre la terre par les persécutions des maladies de dissenterie, flux de sang et autres, dont le ravage estoit aussi général que périlleux pour ceux qui en estoient attaquez, le fléau de Dieu s’estant estendu mesme dans ce bourg et paroisse de Neufvic-Saint-Sépulchre, la plus grand’ part des habitans, pour appaiser le courroux du ciel, se résolurent, par un mouvement de piété ; de recourir aux prières vers le Précieux sang qui repose en l’église Sainct-Jacques dudit Neufvic, et de rendre tous les ans pareils culte et adoration à notre bon Dieu sous l’invocation de son Précieux sang, le dimanche immédiat devant le jour de sainct Fiacre… » (Extrait de l’Acte de fondation de la fête du Précieux sang ; — Communication de M. Léon Mauduit de la Châtre.)
  528. Voy. dans le Compte rendu des travaux de la Société du Berry (années 1864-1865), p. 260, d’intéressants détails sur la dévotion à saint Clair de Vatan. On s’y rend en pèlerinage de plus de dix lieues à la ronde ; le quatrième dimanche après Pâques.
  529. Alexis Monteil, d’après Chenu, Antiquités de Bourges.
  530. M. Raynal, Histoire du Berry. t. I. p. 460.
  531. Nos paysans disent toujours fleur de sang pour flux de sang. — Fleur est ici la traduction du mot latin fluor, et nos villageois, en s’exprimant ainsi, sont aussi conséquents que nos docteurs patentés lorsqu’iis appellent les menstrues fleurs, et la leucorrhée fleurs ou flueurs blanches.
  532. Saint Genefort est un saint berrichon dont la fête tombe le 25 février.
  533. Docteur Brochard, de la Mortalité des nourrissons dans l’arrondissement de Nogent-le-Rotrou. Paris, chez J.-B. Baillière, 1866.
  534. Actes des Apôtres, xix, 12.
  535. M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité ; — Rig-Véda, t. I, p. 38.
  536. Traduction de M. Daniélo, Histoire et tableau de l’univers, t. III, p. 243.
  537. Arminius Vambéry, Voyages dun faux derviche, traduite de l’anglais par M. E. Forgues.
  538. Revue germanique du 1er avril 1864.
  539. Nous appelons ainsi l’avertin ou le tournis. — Voy. le mot Badauderie dans le Glossaire du Centre.
  540. M. le docteur Élie de Beaufort, Recherches archéologiques dans les environs de Saint-Benoît-du-Sault (Indre).
  541. Mary-Lafon, Rome et ses environs en 1853 ; — Dionys. Halic., II, 30, 31.
  542. Tels que Sainte-Solange, non loin de Bourges ; Vaudouan, aux environs de la Châtre ; la Trinité, à Cluis-Dessous,  etc.,  etc. — Voy. sur le pèlerinage de Vaudouan, la note 1 de la page 90.
  543. Nous entendons par poignée de laine la toison entière d’une brebis.
  544. De Gloria confess., c. 2.
  545. M. Taxile Delord.
  546. Les Derniers Bretons.
  547. Catherinot, Sanctuaire du Berry.
  548. Voy. sur la sarpent, la note 1 de la page 201.
  549. Ch’ti chin et chin maufait signifient, dans le langage berrichon, chien enragé ; nous disons ch’ti (chétif) pour mauvais, méchant. — Voy., pour maufait, la page 127.
  550. L. Laprade, Erreurs et préjugés des paysans.
  551. Émile Souvestre, les Derniers Paysans.
  552. Les Derniers Bretons.
  553. « Fragilis etlaboriosa mortalitas in partes ista (nu mina) digessit, infirmitatis suae memor, ut portionibus coleret quisque, que maxime indigeret. — Itaque nomina alia aliis gentibus, et numina in iisdem innumerabilia reperimus : inferis quoque in genera descriptis, morbisque, et multis etian pestibus dum esse placatas trepido metu cupimus. Ideoque etiam publiee Febris fanum in Palatio dicatum est… » (Pline, Bist. nat., liv. Il, ch. 6.)

    Le poëte Prudence s’écrie de son côté :

    Par furor illorum quos tradit fama dicatis
    Consecrasse deos febrem scabiemque sacellis.

    Le dieu Crepitus pouvait bien aller de pair avec les dieux de la fièvre et de la gale. — Quant aux divinités à invoquer contre les maladies des plantes, nous ne parlerons que du dieu ou de la déesse Robigo (la rouille des blés). Ce dieu avait deux temples : l’un, entouré d’un bois sacré, était situé dans l’intérieur de Rome ; l’autre s’élevait sur la voie Nomentane, hors de la porte Capène. Les Robigales se célébraient le 25 avril.

  554. Malheureusement cette population est fort nombreuse. Pour ne parler que du sud-ouest de notre province, il résulte d’un travail fort consciencieux de M. Arondeau, chef de bureau de la statistique au ministère de la justice, inséré dans le compte rendu de la Société du Berry (années 1856-57), que le département de l’Indre est l’un de ceux où l’instruction primaire est le plus arriérée. En effet, sur 100 de ses conscrits, 31 seulement savent lire et écrire, tandis que la moyenne, par toute la France, est de plus du double (63), et que dans le Bas-Rhin 97 sur 100 savent au moins lire. — Nous pourrions citer plus d’une de nos communes rurales où le maire seul sait lire et écrire, et encore quel écrivain quel lecteur !
  555. Voy. p. 62, en quelles circonstances l’emploi du fer était encore interdit.