Croyances et légendes du centre de la France/Tome 1/Livre 02/06

CHAPITRE SIXIÈME

LA COCADRILLE.

On trouve quelquefois dans les poulaillers de petits œufs de la grosseur de ceux des merles et presque ronds. Ces œufs, qui n’ont jamais de jaune et qui sont produits par quelque poule malade ou trop jeune, passent, dans nos villages, pour avoir été pondus par de vieux coqs ; c’est pourquoi on les appelle œufs de jau[1], ou coquards. Nos paysans attribuent à ces coquards une foule de propriétés magiques et malfaisantes, et en cela ils sont d’accord avec les sorciers d’autrefois, qui recherchaient avidement ces sortes d’œufs, mais particulièrement ceux qui avaient été pondus dans le pays des infidèles, comme possédant une remarquable puissance évocatrice[2]. — Les magistrats de Bâle qui firent brûler publiquement, au moyen âge, un misérable coq atteint et convaincu d’avoir pondu un de ces œufs, savaient donc parfaitement ce qu’ils faisaient.

Les œufs dépourvus de coquille que la couleuvre dépose assez souvent dans les tas de fumier des fermes sont également réputés œufs de jau.

Or, c’est d’œufs semblables que sort la Cocadrille ou Cocodrille, espèce de serpent qui, avec le temps, devient dragon, et qui, sous ces deux formes, passe pour le plus terrible et le plus pernicieux des animaux connus. Heureusement, il existe un moyen sûr de charmer les coquards ou œufs de jau, c’est-à-dire de neutraliser leur maligne influence. Ce moyen consiste tout simplement à placer, le premier jour du mois de mai, dans les juchoirs et sur les fumiers des basses-cours, des rameaux de charme garnis de leur feuillage. En quelques localités, ce sont des frênes que l’on plante à demeure et dans la même intention, autour des fosses à fumier, et nous remarquerons, à ce propos, que Pline assure que le serpent a une antipathie invincible pour ces arbres. — Du reste, le frêne était un arbre mystique et sacré chez les Hindous, ainsi qu’en Pologne et en Écosse.

Le nom de la Cocadrille, ou Cocodrille, doit signifier né d’un œuf, ou né d’un coq[3], car le radical coco, qui constitue l’essence de ce mot, est tout à la fois le nom que nous donnons à l’œuf et le diminutif de coq, que nous prononçons co[4]. Quant à drille, il doit être là pour enfant, fils, garçon ; nous disons encore en français, un jeune drille pour un jeune enfant, un bon drille pour un bon garçon[5].

Dans le nord du Berry, en Sologne, la Cocadrille est connue sous le nom de Codrille[6]. L’œuf qui la renferme s’appelle, en Vendée, dans le Maine et le Poitou, œuf cocatrice. Ce dernier adjectif, en Espagne, est le nom même de la Cocadrille. Notons encore que, dans ce dernier pays, le crocodile, animal ovipare, se nomme cocadriz et cocodrilo. — Au reste, la citation suivante prouve que le mot cocadrille était autrefois français :

Par grans serpens et par dragons gouluz,
Par coquadrilles et par crapaulx veluz,
Dévorés soyent comme gens malheureuses
Ces gros souillars et infâmes Angloys[7].

Tant que la Cocadrille n’est pas sortie de l’œuf, elle y vit sous la forme d’un serpent très-délié, mais fort long[8]. Si vous avez l’imprudence de casser cet œuf pour en connaître le contenu, et que le serpent qu’il renferme vienne à vous apercevoir avant que vous le voyiez, vous tombez aussitôt raide mort ; si le contraire arrive, c’est la mort du reptile qui est instantanée. Mais la subtilité de son regard est telle qu’il y a toujours folie à tenter cette expérience.

La Cocadrille n’acquiert tout son développement qu’au bout de sept années. Au sortir de l’œuf, ce n’est toujours qu’un serpent dont le regard a conservé sa propriété homicide. Un peu plus tard, il lui vient des pattes, ce qui accroît encore son funeste pouvoir ; à tel point, qu’il lui suffit alors de passer sous le ventre d’un bœuf pour l’éreinter.

À l’époque de cette première transformation, la Cocadrille est assez souvent confondue, tl tort ou à raison, par quelques-uns de nos paysans, avec le Tac[9], ou le Môron, espèce de salamandre dont la malfaisance est inimaginable.

Indépendamment de ces deux derniers noms, la salamandre porte encore, en Berry, ceux de Sourd (comme en Bretagne) et de Soufflet. — Quoique de mœurs fort inoffensives, ce reptile n’en passe pas moins pour très-redoutable dans nos campagnes. Cette croyance est attestée par deux de nos proverbes :

Après le Tac,
Le drap.

C’est-à-dire : si le Tac vous touche, qu’on apprête votre linceul.

Si le Tac entendait,
Si l’anœil voyait,
Le monde bientôt finirait.

Ou bien encore :

Si le borgne[10] voyait,
Si le sourd entendait,
Bientôt le monde finirait.

Un fruit que la salamandre aura touché peut, au dire de nos paysans, donner la mort à celui qui le mange ; une source où elle a bu est pour longtemps empoisonnée. Mais c’est aux bestiaux qu’elle est surtout pernicieuse : sa morsure les tue ; son souffle, même à une grande distance, suffit pour les faire enfler. Tous les jours, on entend parler, dans nos métairies, d’animaux qui ont été bouffés ou soufflés par le Tac. — Chez les Romains, la salamandre était encore, s’il est possible, en pire réputation que chez nous. Pline va jusqu’à dire qu’elle peut tuer des peuples entiers : Salamandra populos pariter necare improvidos potest[11].

Au reste, notre Tac ou Soufflet est la même chose et n’est pas moins décrié que le Mirtil du Poitou, la Blande de la Provence, la Plavine du Dauphiné, le Laberne du Lyonnais, le Mouron de la Normandie, le Sourd de la Bretagne,  etc.,  etc.

Tant que la Cocadrille n’est que serpent ou salamandre, tout regard de chrétien[12] qui prévient le sien peut la faire mourir ; aussi vit-elle retirée et invisible soit dans d’humides souterrains, soit au milieu de vieilles masures envahies par les ronces, soit au fond d’anciennes citernes abandonnées, soit dans les murs lézardés ou sous les tombes ruinées des cimetières. — La Cocadrille, à l’état de salamandre, a souvent fait entendre ses sifflements dans la partie des fossés du vieux château de Saint-Chartier (Indre), qui touche l’ancien cimetière de la paroisse.

Sa septième année à peine révolue, la Cocadrille prend un accroissement énorme : il lui pousse subitement des ailes ; elle devient dragon, et, quittant aussitôt sa retraite, elle se dirige d’un vol puissant vers la tour de Babylone, réceptacle impur de tous les monstres qui désolent la terre.

Il est singulier que cette bizarre croyance, qui existe également en Sologne, concorde parfaitement avec les paroles d’Isaïe, lorsqu’il prophétise l’avenir de Babylone : — « Les oiseaux de mauvais augure hanteront ses demeures… ses châteaux et ses tours seront le repaire des dragons…, etc., etc.[13]. » — Il n’est pas moins curieux de rapprocher cette tradition du passage suivant que nous trouvons dans le Dictionnaire de la Bible de dom Calmet[14] et qui est extrait d’une relation de voyage, publiée par l’Allemand Rauwolf, dans le courant du seizième siècle : — « Assez près de ses fortifications en ruines, était la tour de Babylone… on la voit encore et elle a une demi-lieue de diamètre ; mais elle est si ruinée, si basse et si pleine de bêtes venimeuses qui ont fait des trous dans ses masures, qu’on n’en ose approcher d’une demilieue… Il y en a surtout une espèce dont le poison est fort subtil et qui est plus grosse que nos lézards. »

Cette tour de Babylone ou de Babel, qui, comme on sait, servit d’observatoire aux prêtres chaldéens, inventeurs de l’astronomie, avait 307 pieds d’élévation. Elle était consacrée à Belus (c’est-à-dire au seigneur, au roi) qui très-probablement est le même que Bel, Baal, ou le Soleil. Or, l’enchanteur Merlin, dans l’une de ses prophéties, appelle le Diable le grand dragon de Babylone ; ce qui porterait à croire que Merlin, qui professait le christianisme, se sert de cette appellation pour désigner le dieu Bel, ou le soleil, dont le dragon, ou le serpent, dans plusieurs anciennes théogonies, symbolisait la toute-puissance.

Lorsque le départ de la Cocadrille a lieu en plein jour, l’aspect hideux de son grand corps, suspendu entre ciel et terre, et le bruit horrible de ses ailes dont la vaste envergure intercepte parfois les rayons du soleil, consternent pour longtemps les populations. Presque toujours ce départ est signalé par des épidémies que l’on attribue aux poisons qu’exhale dans les airs le souffle empesté du monstre.

La sarpent volante[15], sortie des ruines de la chapelle de Riola, dans le canton de la Châtre, et à laquelle un militaire, qui passait par là, en regagnant ses foyers, abattit une aile ; l’énorme dragon qui, par un jour de foire, s’élança, en plein midi, des souterrains du château de Culan (Cher), et qui a laissé dans la contrée de si terribles souvenirs, qu’était-ce, sinon la Cocadrille partant pour Babylone ? — La Gargouille de Rouen, la Tarasque de Tarascon, la Grand’Gueule de Poitiers, le Graouilli de Metz, le Dragon de Saint-Spire de Corbeil, le Dragon de l’Ascension à Bourges[16], etc., etc., qu’était-ce encore ? — Toujours la Cocadrille.

Par sa forme, autant que par sa malveillance, notre Cocadrille a beaucoup d’analogie avec le basilic, animal fabuleux que les anciens rangeaient au nombre des lézards, des serpents ou des dragons, et dont le regard donnait également la mort. D’un autre côté, la Bible assure que le basilic de l’Écriture avait des ailes. — Remarquez de plus que cockatrice est le nom vulgaire du basilic, lacerta basilicus[17].

Au reste, il paraît que le basilic se trouve encore de nos jours dans le Jura, où l’on affirme qu’il sort d’un œuf de coq couvé par un crapaud ; ce qui fait qu’au moyen âge on lui donnait le nom de coq-basilic. Le basilic jurassin a un autre point de ressemblance avec notre Cocadrille, c’est qu’il « se tient dans les trous de mur et qu’il porte malheur aux maisons dont il habite secrètement les combles[18]. » Cette dernière circonstance est d’ailleurs confirmée par ce que raconte Scaliger du célèbre basilic qui avait établi sa demeure dans l’église de Sainte-Luce, à Rome, et qui, du fond d’un humide et sombre caveau, empestait de son haleine la ville éternelle, lorsque, fort heureusement, le pape saint Léon éteignit par ses prières cet infernal reptile.

Notez encore et surtout que le basilic portait sur la tête une manière de couronne qui lui valut son nom (petit roi), et que la Cocadrille a souvent pour diadème une brillante escarboucle. À propos de ce splendide diamant qui presque toujours étincelle au front de la Cocadrille, Mlle Amélie Bosquet, dans son savant et intéressant ouvrage intitulé : la Normandie romanesque et merveilleuse[19], prétend que la superstition du Codrille ou de la Cocadrille se rattache à la célèbre tradition druidique de l’ovum serpentinum ; mais cette vieille tradition gauloise se reconnaît bien plus évidemment dans la légende suivante.

LE SERPENT AU DIAMANT.

Nos conteurs populaires sont loin d’être d’accord sur le lieu où se passa l’événement dont nous allons parler. Le domicile des narrateurs influe beaucoup sur le choix du théâtre qu’on lui donne. Tantôt on en place la scène à Lacs, près de la Châtre ; tantôt au milieu de l’étang de Villiers, dans le Cher ; tantôt, et le plus souvent, à Sablançay, Sainblançay, localité qui nous est inconnue, mais qui existe ou a dû exister, assurent les conteurs, du côté de Bourges. Quoi qu’il en soit, à quelques variantes près dans les détails, le fond de l’histoire est partout le même, et voici, en somme, ce que l’on rapporte.

Il y a de cela bien des siècles, un pauvre bûcheron, qui habitait près d’un vaste étang au milieu duquel s’élevait un bois de chênes, avait l’habitude de se rendre de loin en loin dans cette île pour y recueillir des branches mortes dont il composait son bûcher. Un jour donc qu’il se livrait à cette occupation, il ne fut pas peu étonné de rencontrer dans une clairière de la forêt un énorme amas de serpents, dont les corps emmêlés, noués les uns aux autres, formaient une boule vivante, affreuse à voir, qui se mouvait lentement et au hasard, et de laquelle partaient des sifflements stridents et continus.

Un point brillant scintillait à la surface de cette sphère inextricable, et il semblait qu’il allait toujours grossissant à mesure que les sifflements des reptiles augmentaient d’intensité. Lorsque ce point brillant eut atteint le volume d’un œuf, tout bruit cessa ; les corps des serpents se détendirent, s’allongèrent et se laissèrent aller, un à un, sur le sol, comme brisés par la violence de l’exercice auquel ils venaient de se livrer.

Bientôt il ne resta plus de cette boule hideuse qu’un serpent monstrueux qui, roulé sur lui-même, en formait le noyau. Sur son front resplendissait un énorme diamant. À la vigueur avec laquelle il développa les interminables spirales de son corps, il était aisé de voir qu’il ne partageait pas l’énervement de ses frères. Loin de rester comme eux étendu sur la terre, il déploya rapidement les ressorts nerveux de ses anneaux, et se dirigea, tête levée, vers le lac. Arrivé là, il laissa tomber son diamant sur le gazon qui tapissait le rivage, plongea sa tête dans les flots, et but avidement et longtemps.

Cela fait, et le globe lumineux ayant repris sa place sur son front, le monstre gagna l’orée de la forêt et disparut dans ses noires profondeurs. Il était déjà loin que l’œil, guidé par les feux qui jaillissaient de sa couronne, pouvait encore suivre, à travers l’épaisseur des halliers, les sinuosités de sa marche.

Ce spectacle merveilleux lit, on le croira sans peine, une impression bien vive sur l’esprit du pauvre bûcheron. Il abandonna aussitôt son travail, s’achemina vers le batelet qui l’avait amené dans l’île, le détacha de la rive et reprit tout rêveur le chemin de sa cabane.

À partir de ce moment, il n’eut plus qu’une idée en tête, celle de s’emparer du diamant. Il ne se préoccupa plus d’autre chose, s’ingéniant, nuit et jour, à trouver le moyen de mettre son projet à exécution ; mais plus il y songeait, plus cette conquête lui paraissait pleine de dangers, sinon impraticable. Retrouvât-il jamais le serpent dans des circonstances pareilles à celle où il ne l’avait encore rencontré qu’une seule fois, nul doute qu’il lui serait impossible de mettre la main sur le diamant sans être aperçu par le monstre qui alors le poursuivrait jusque sur le lac, ferait chavirer sa barque aussi facilement qu’une coquille de noix, et le dévorerait infailliblement.

Quelque tristes, quelque désespérantes que fussent les conclusions de tous ses calculs, de toutes ses combinaisons, il n’en persista pas moins dans son hardi dessein. À force de le ruminer, de le sasser et ressasser, il en arriva à se persuader qu’au moyen d’un grand et solide tonneau auquel il adapterait une porte, qu’il pourrait ouvrir et fermer à volonté, il viendrait à bout de mener son entreprise à bonne fin.

Il se mit sans retard à l’œuvre, et aussitôt que cette singulière embarcation fut terminée, il la hissa sur son bateau, la dirigea vers l’île et l’amarra sous le vent qui soufflait de ses bords. Après quoi, il s’enfonça dans le bois, se mit en quête des serpents, battit, fouilla dans tous les sens et fourrés et clairières, sans parvenir à trouver ce qu’il cherchait.

Combien d’excursions il fit ainsi dans l’île, — toutes aussi infructueuses les unes que les autres, — nul ne saurait le dire. Loin, toutefois, de perdre espoir, il s’acharna tellement à son idée que bientôt il ne se passa plus une journée sans qu’il se rendît dans la forêt.

Enfin, au bout d’un an, jour pour jour, après celui qui lui avait enlevé tout repos, ses vœux furent exaucés : — il revit les serpents !…

L’étrange spectacle auquel il avait déjà assisté se reproduisit dans ses détails les plus minutieux : serpents enlacés en boule, sifflements aigus, diamant radieux, rien n’y manqua.

Aussitôt qu’il vit le serpent-roi se détacher du groupe et s’avancer majestueusement vers le lac, il le suivit avec résolution, tout en cherchant à dissimuler sa présence en se glissant derrière le tronc des chênes.

À peine le dragon a-t-il confié son diamant à la verte pelouse et dardé sa langue enflammée vers les flots, que le bûcheron s’élance, se saisit du trésor tant désiré et s’enfuit à pas précipités vers son tonneau.

Au moment de s’embarquer, il embrasse d’un coup d’œil rapide et inquiet tout ce qu’il peut découvrir des contours de l’île, et remarque avec surprise et satisfaction qu’il n’est point poursuivi. Il n’en met pas moins de hâte à s’éloigner de ces bords, car déjà il entend sortir de la forêt des sifflements épouvantables auxquels un puissant bourdonnement sert de basse continue. Bientôt aussi l’horrible tête du dragon apparaît au-dessus de la cime des plus grands arbres : elle s’agite dans tous les sens et vomit des torrents de flamme et de fumée. Mais il est aisé de juger, aux mouvements saccadés et incertains du monstre, qu’il ne sait de quel côté se diriger, et qu’en lui enlevant son diamant, on lui a ravi la vue.

Le bûcheron arriva donc chez lui sain et sauf. Aussitôt qu’il fut un peu remis de son émotion, il pensa à ce qu’il ferait de son diamant. Comme il ne manquait pas d’intelligence, il eut bientôt compris que personne, dans la contrée, n’était à même de lui compter le prix d’un pareil joyau ; c’est pourquoi il se décida sur le champ à le porter au roi.

Or, il paraît que ce prince, jaloux de consacrer tous ses moments au bonheur de ses peuples, était tellement avare de son temps, qu’il avait coutume de condamner à une prison perpétuelle toute personne qui, admise à l’une de ses audiences, ne l’avait entretenu que de matières frivoles.

Cette circonstance n’était pas ignorée de notre bûcheron ; aussi lui donna-t-elle à réfléchir. Mais, rassuré bientôt par l’importance de l’objet de sa démarche, il se rendit résolûment au palais du roi et demanda à lui parler.

À son grand étonnement, le roi le reçut de la façon la plus amicale, lui prit affectueusement les mains et l’interrogea de l’air le plus gracieux sur le but de sa visite.

— Sire, dit le bûcheron tout confus, je ne suis venu céans qu’à seule fin de vous faire un cadeau.

Alors il sortit de sa poche le diamant. — Le roi en fut d’abord ébloui ; puis il le prit dans sa main et dit aussitôt au bûcheron :

— Je sais ce que c’est, mon ami ; mais, vous, connaissez-vous toute la vertu de cette pierre précieuse ?

— Je soupçonne seulement, sire, qu’elle est d’un grand prix, et c’est pourquoi l’idée m’est venue de l’offrir à Votre Majesté.

— Ce diamant, reprit le roi en souriant, a deux propriétés très-remarquables : l’une, c’est de bien faire accueillir par tous les puissants de la terre celui qui le porte sur soi, et vous lui devez la réception que je vous fais en ce moment[20] ; la seconde, la voici :

Le prince, à ces mots, détacha des parois de l’appartement une lourde masse d’armes tout en fer et, la touchant avec le diamant, elle fut à l’instant même changée en or. Des haches, des coutelas, des fers de lance, éprouvèrent une transformation semblable.

L’étonnement du bûcheron était à son comble.

Cependant le roi, qui s’était recueilli et qui réfléchissait sans doute au trouble profond qu’un pareil talisman, s’il venait à s’égarer, pourrait jeter dans le système monétaire de son gouvernement, ne tarda pas à prendre une résolution héroïque.

— Mon ami, dit-il au paysan, votre fortune et celle de votre famille sont assurées. Mais comme je pense que le fer est plus utile que l’or, et qu’il pourrait se faire qu’un jour ce diamant tombât entre les mains d’un vaurien qui, alors, serait à même d’abuser des bonnes grâces du pouvoir, je vous ordonne d’aller sans retard le jeter dans le lac qui environne l’île où vous l’avez trouvé. — Allez…, je vous le répète : je me charge de votre sort et de celui des vôtres.

Le paysan, qui, au bout du compte, n’avait jamais rêvé rien de mieux, et ne pouvait rien désirer de plus, s’empressa d’exécuter l’ordre du roi.

Ici, la tradition varie, et cela nous semble tenir à la différence d’aspect qu’offrent les lieux que l’on assigne à la scène.

Les uns disent qu’aussitôt que le diamant eut touché les eaux de l’étang, elles disparurent à jamais au milieu d’un tremblement de terre.

D’autres prétendent qu’au moment où le bûcheron lança le diamant dans le lac, d’effroyables détonations partirent des profondeurs de ses abîmes, dont les ondes bouillonnantes s’élancèrent vers les cieux en immenses colonnes, tandis que de gigantesques gerbes de flammes, jaillissant de tous les points de l’île, dévoraient tout ce qui était à sa surface et n’y laissaient que des cendres.

Il existe en France, et même sur quelques points du Berry, bien d’autres versions de cette légende. Celle que nous venons de rapporter nous a été racontée par Chartier-Langlois, maître charron de la commune de Lacs. Loin d’y avoir ajouté le moindre incident, nous en avons, au contraire, retranché plusieurs détails qui nous ont paru oiseux ou trop puérils.

Dans notre Sologne berrichonne, on assure que, le 13 du mois de mai de chaque année, tous les serpents du pays, quelle que soit d’ailleurs leur espèce, s’assemblent entre Ardon et Jouy, dans la Sologne orléanaise, près des bords étang, et procèdent à la formation d’un diamant qu’ils coassent avec une matière brillante et visqueuse qui découle de dessous leur langue[21].

Dans d’autres parties de notre province, on vous parlera de la Vouivre, dragon monstrueux qui porte sur sa tête une plaque étincelante ; on vous dira que parfois cette plaque se détache, et que celui qui a le bonheur de la trouver voit désormais tous ses vœux accomplis[22].

En Normandie, en Lorraine, en Franche-Comté et ailleurs, on s’entretient aussi beaucoup d’un dragon aveugle, dont la marche ou le vol est éclairé par une brillante escarboucle qu’il porte sur le front et qu’il ne quitte jamais qu’au moment où il éprouve le besoin d’étancher sa soif. Celui qui parviendrait à s’emparer de ce diamant, pourrait, dit-on, se vanter de posséder un trésor incomparable, car il lui procurerait pour toujours et santé et richesse[23].

Dans les Contes des anciens Bretons, publiés par M. de la Villemarqué, il est question d’un dragon qui porte, non pas sur la tête, mais au bout de la queue, une pierre précieuse dont la vertu est telle, que « quiconque la prend dans une main, a dans l’autre, à l’instant même, autant d’or qu’il en peut souhaiter ».

Ces dernières traditions, ainsi que celles qui concernent notre Cocadrille et notre serpent au diamant, ont la plus grande analogie avec ce que l’on rapporte de la Vouivre gauloise, autre dragon aveugle qui a été rangé par quelques savants au nombre des divinités celtiques.

Nous allons transcrire ici le passage que Pline a consacré à l’ovum anguinum des Gaulois, et l’on y reconnaîtra l’origine de la plupart des croyances que nous venons de mentionner.

« L’œuf de serpent, si renommé dans les Gaules, est produit par une quantité prodigieuse de serpents qui, pendant l’été, se réunissent en boule, s’étreignent et se collent les uns aux autres au moyen de la sueur et de la bave qui suintent de leurs corps et de leurs gueules. Au dire des druides, les serpents lancent, en sifflant, cet œuf dans les airs. C’est alors que ceux qui désirent s’en emparer doivent, avant qu’il ait touché terre, le recevoir dans un sagum, sauter aussitôt en selle, et fuir à bride abattue jusqu’à ce qu’ils aient mis un fleuve entre eux et les reptiles. On attribue à l’anguinum la merveilleuse vertu de faire gagner les procès et de rendre accessibles les puissants de la terre. On le reconnaît à cet indice : chargé de chaînes d’or et jeté dans un cours d’eau, il surnage et remonte vers la source. Les druides, toujours habiles à envelopper de mystère leurs vaines pratiques, prétendent que l’on ne peut se procurer cet œuf que pendant certaine phase de la lune, comme s’il dépendait d’un homme de faire concorder l’opération des serpents avec le mouvement des astres. — J’ai eu occasion, ajoute Pline, de voir l’un de ces œufs ; il avait la forme et le volume d’une pomme de moyenne grosseur ; sa surface cartilagineuse, criblée de mille trous, ressemblait à un polypier[24]. »

Le fait suivant, que nous puisons dans un article de M. Alfred Maury, n’est pas non plus sans rapport avec notre vieille tradition berrichonne : — « M. Ernest Renan, envoyé, en 1860, par S. Exc. le ministre d’État, pour explorer au point de vue archéologique la côte de Phénicie, a trouvé dans une cella d’origine phénicienne, située dans un marais près d’Aïn-el-Hâyat (la Fontaine des Serpents), un globe ailé, entouré d’aspics dont la tête est surmontée d’un disque… Ce globe est sculpté à la voûte de la cella, qui est d’un style qui fait penser à l’Égypte. »

Les dracontides dont parle Philostrate dans son Histoire d’Apollonius de Tyane, ont encore quelque analogie avec le diamant de notre légende : « Les dragons des montagnes, dit Philostrate, ont dès crêtes d’un rouge plus ardent que celui d’aucune lampe… On dit que la tête de ces dragons renferme des pierres brillantes auxquelles sont attachées des propriétés merveilleuses[25]. » — « Oléarius, dans son édition de Philostrate, avertit qu’il ne faut pas confondre ces pierres avec les yeux mêmes du dragon, qui sont aussi appelés, par Philostrate, des pierres précieuses, et qui entraient dans diverses préparations magiques[26]. »

En définitive, c’est encore dans les livres sacrés des Aryas et des Hindous, ces antiques répertoires qui recèlent les origines les plus reculées des langues et des croyances européennes, que l’on découvre les traces les plus anciennes de l’anguinum gaulois et de notre serpent au diamant.

Parmi les relations si variées que nous ont transmises sur la création du monde, les religions hindoues, on trouve le récit suivant : — Lorsque l’Auteur de toutes choses voulut mettre fin au chaos, il commença par créer les eaux, puis il y déposa sous la forme d’un œuf d’or aussi brillant que le soleil, une semence féconde. Brahmâ prit naissance dans cet œuf divin, qui flotta pendant un an sur les eaux. Au bout de ce temps, Brahmâ sortit de l’œuf en le partageant en deux parties égales, dont il forma le ciel et la terre,  etc.,  etc.[27]. — Dans une autre cosmogonie hindoue, il est question de huit serpents portant, chacun sur sa tête, une escarboucle dont les feux étincelants servent à éclairer les régions inférieures du monde[28]. — N. Muller[29] mentionne une peinture religieuse du même pays, qui semble reproduire d’une manière assez précise l’opération à laquelle se livrent les serpents au commencement de la précédente légende. Cette peinture offre aux regards le groupe amoureux de Brahm et de Parasacti. Devant eux, au bas du tableau, se voit un œuf qu’un serpent enserre de ses replis ; — ce qui rappelle le globe entouré d’un serpent que la symbolique chrétienne place quelquefois sous les pieds de la Vierge ; ce qui rappelle encore le serpent Jordmungand, dont le corps, d’après la mythologie Scandinave, forme un cercle autour de la terre.

Ce globe ou cet œuf, disent les savants, est l’œuf primitif, l’œuf du monde, l’œuf du serpent cosmogonique dont est sorti l’univers créé ; le serpent est l’éternité, et l’ensemble du tableau représente, à la manière orientale, le mystère de la création du monde[30].

Quant à l’ovum anguinum proprement dit, on le retrouve encore dans une image sacrée des Japonais où figure un œuf flottant sur un fleuve[31], et il n’est probablement pas sans analogie avec l’œuf mystérieux qui, chez les Mages, était l’emblème du monde, et que les Égyptiens plaçaient dans la bouche de Kneph ; leur dieu-serpent.

Toutes ces vieilles traditions ne durent être, dans le principe, que des allégories. Comme presque toujours, la clef s’en est perdue, et le merveilleux seul est resté dans la mémoire des peuples. Il est donc bien difficile aujourd’hui de deviner ce que ces fictions peuvent signifier au juste. Nous sommes loin, pour notre compte, d’avoir la prétention de les expliquer. Nous nous contenterons donc simplement de rappeler quels furent, dans l’antiquité, les principaux caractères symboliques du serpent, et nous laisserons au lecteur le soin d’en tirer telles inductions qu’il lui plaira.

Sans admettre, comme le pensent plusieurs savants anglais, que la terre fut couverte, dans les premiers âges, de dracontia ou temples du dragon, on peut croire que chez la plupart des peuples primitifs, tels que les Indiens, les Perses, les Chaldéens, la Divinité suprême eut pour emblème le serpent, ou même le dragon, si comme le prétend M. Spring, de l’Académie des sciences de Bruxelles, l’homme a coexisté avec les dragons et, en général, avec les grands reptiles survivants des temps tertiaires.

Chez les Égyptiens, Osiris et Isis (le soleil et la lune) étaient figurés par deux serpents portant sur leur tête une fleur de lotos, plante dédiée à Apollon. — Le dieu Fo, dans les Indes, était symbolisé par un dragon. — À Babylone, les prêtres adoraient Baal, ou le soleil, sous la forme d’un grand serpent qu’ils nourrissaient dans les temples. — Les Romains des premiers siècles, selon Macrobe[32], représentaient aussi le soleil, alors appelé Janus, sous la forme d’un serpent. Ce reptile, roulé en cercle et se mordant la queue, symbolisait à leurs yeux, l’année et l’éternité ; il en était de même sur les monuments consacrés à Mithra, le dieu du soleil en Orient. Les Romains regardaient aussi le serpent comme l’emblème de la santé, de la vie et de l’immortalité ; ce qui rappelle que le mot hevah, en hébreu, a la double signification de vie et de serpent. — D’après les poésies bardiques, il est hors de doute que les druides, à l’exemple des mages de Babylone, nourrissaient des serpents sous les cairns et sous les dolmens :

Le serpent s’avance dehors en rampant vers les vases du sacrificateur…

est-il dit dans le Chant d’Uther-Pen-Dragon[33]. « Le serpent, dit M. Henri Martin, est un des emblèmes mystiques du druide, et, plus généralement, il est, par sa faculté de changer de peau tous les ans, le symbole de l’existence toujours renouvelée, de l’immortalité. C’est pour cela qu’il fait si grande figure dans les rites du druidisme. Il y tient la première place après le gui[34]. »

Le symbole du serpent mystique existe aussi bien dans les religions primitives du nouveau monde que dans celles de l’ancien. Il y personnifie le dieu-soleil et y est regardé comme le principe de toute chose. — Enfin, le mot Ag, dans le plus vieil idiome connu, le sanscrit, signifie tout à la fois serpent et soleil[35].

Précisément parce que le serpent ou le dragon avait représenté, dès la plus haute antiquité, tantôt la Divinité suprême, tantôt Apollon ou le soleil, la Bible et le christianisme durent en faire le génie du mal, le prince des ténèbres, l’ennemi du genre humain, Satan, en un mot. Toutefois, il paraît avoir également joué ce dernier rôle dans les théogonies persane, égyptienne, grecque, Scandinave,  etc.

Remarquons en terminant ce chapitre, que Dupuis est le premier savant qui ait donné un sens astronomique à toutes ces fables de dragons et de serpents. (Yoy. son Origine de tous les cultes ; voy. aussi Eusèbe Salverte, des Sciences occultes, t. II, p. 190 et suivantes.)


  1. Jau pour coq. — Voy., pour l’étymologie, à la Table alphabétique des matières, les mots : Poule qui chante le jau.
  2. Ch. Louandre, la Sorcellerie, p. 43.
  3. Voy. plus loin, p. 202, ce que l’on dit du coq-basilic.
  4. Voy. la note de la page première du chap. viii du liv. II. — Coco et cocote se disent, chez nous, pour coq et poule ; ce sont aussi des appellations caressantes par lesquelles nous remplaçons les expressions affectueuses poulet et poulette, usitées en français. — Co ou coq vient du celtique coc qui signifie rouge (rouge comme un coq) et qui est de la même famille que le grec kokkos (graine d’écarlate). — Co, coq, dans le sens de rouge, entre dans la composition de plusieurs mots français, tels que cochenille, coquelicot, cocarde, etc. — En Berry, nous appelons cocote une sorte d’ophthalmie qui rend les yeux très-rouges.
  5. Quelques lexicographes tirent le mot drille de l’ancien haut allemand drigil, garçon. — Voy. ce que nous disons du mot drôle, aux mots Drôle, Drôlesse de la Table alphabétique.
  6. Mémoires de l’Académie celtique, t. II, p. 204, et t. III, p. 310.
  7. Maistre L. D… la Folie des Angloys, vers satiriques du seizième siecle, insérés dans la Biblioth. elzévir. de Janet.
  8. Les coquards, ou œufs sans jaune, conservant toujours leurs chalazes ; ce sont ces ligaments que le vulgaire prend pour des serpents.
  9. Prononcez Td.
  10. L’orvet est un serpent dont les yeux sont si petits, que nos paysans le croient aveugle ; aussi ne l’appellent-ils jamais autrement que le borgne ou l’anœil. L’a privatif des Grecs doit entrer dans la formation de ce dernier mot. — Voy. sur l’anœil, ce mot : Anœil (L’), à la Table alphabétique.
  11. Histoire naturelle, liv. XXIX, ch. 23.
  12. Nos paysans disent toujours chrétien pour homme. — Voy. le commencement du chap. ii du liv. V : Locutions locales.
  13. Isaïe, ch. xiii, v. 19 et 20.
  14. P. 405 du t. I.
  15. Nos paysans disent toujours une sarpent pour un serpent. Anciennement, en français, serpent était aussi du genre féminin :

    Dou vilain at de la sarpent
    La sarpent au vilain proia (pria)…

    dit Marie de France, t. ii, p. 267.

  16. Voy., quant à ce dernier dragon, la p. 196 du t. III de l’Histoire du Berry par M. Raynal.
  17. Dictionnaire universel d’histoire naturelle, au mot Cockatrice.
  18. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 126.
  19. Un volume in-8o chez J. Techener, place du Louvre, 12.
  20. Plusieurs gemmes passaient encore, au moyen âges pour avoir des propriétés non moins merveilleuses. Suivant le Lapidaire en françoys de Jehan de Mandeville, auquel se trouve joint le Lapidaire indien et hébreu, celui qui porte une hyacinthe est partout le bien venu et à l’abri de toute maladie contagieuse ; le grenat procure grand soulas et parfait contentement ; la cassidoine, ou calcédoine, fait gagner toute sorte de procès, que l’on ait bon ou mauvais droit : ainsi s’explique la faillibilité de nos cours de justice etc., etc.
  21. Mémoires de l’Académie celtique, t. II. p. 215.
  22. Glossaire du Centre, au mot Vouivre.
  23. Mlle Amélie Bosquet, la Normandie romanesque et merveilleuse, p. 204 et suiv.
  24. Histoire naturelle, liv. XXIX, ch. 12.
  25. Traduction de M. Chassang, p. 101.
  26. Note de M. Chassang, p. 101.
  27. Voy, F. Creuzer, Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques, trad. de l’allemand par M. Guigniaut, ch. iii et iv du liv. Ier, et les notes sur ces chapitres.
  28. D’après la mythologie des Basques, dont la langue et le culte primitifs ont tant d’analogie avec les religions et les idiomes les plus anciens de l’Inde, c’est un grand serpent de feu qui, en ébranlant les fondements de la terre, en a soulevé la surface et a donné naissance aux monts pyrénéens. — Toujours d’après les croyances euskariennes, c’est encore un énorme dragon, le Heren-Sugue, aux sept gueules de feu-, qui doit, à la fin des temps, consumer notre globe.
  29. Religions de l’antiquité, t. I, p. 3.
  30. Désiré Monnier, Traditions populaires comparées, p. 246. — M. Henri Martin.
  31. Voy., plus haut, p. 32 et 75.
  32. Saturnales, liv. I, ch, 20.
  33. Contes des anciens Bretons de M. de la Villemaraué, t. II. p. 292.
  34. Histoire de France, t. I. p. 82.
  35. Ag, en sanscrit, signifie également se mouvoir, agir, agere en latin. (M. Alfred Maury, Croyances et Légendes de l’antiquité, p. 39.) — Voy. plus loin ce que l’on dit du serpent, considéré comme génie custode.