Croquis vendéens
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 328-334).
POÉSIES[1]

CROQUIS VENDÉENS


LA ROUTE DE TRIAIZE


Cette route que je veux dire,
Qui va de la mer à Luçon,
Aussi loin qu’on peut voir, s’étire
Sans un arbre, sans un buisson.
Elle file, tourne, biaise,
Presque nue et vide à peu près ;
Qui ne connaît dans le Marais
La vieille route de Triaize ?

Apre et d’un pâle coloris,
La campagne alentour étale
Sa perspective horizontale
Sous un immense voile gris.
Parfois, un peu de soleil nargue
La sombre épaisseur de ce dais :
Supposez un jour de Camargue,
Sur un paysage hollandais.


Certes, cette étrange nature
Déconcerte un peu les regards.
Des genêts, pour toute culture ;
Pour toute maison, des hangars.
On devine, aux troncs qui les longent,
L’entrelacement des canaux.
Au-dessus, les vols de vanneaux,
Interminablement, s’allongent.

Les barrières, aux longs verrous.
D’un double trait coupent la brousse ;
A peine, dans cette herbe rousse,
Distingue-t-on les troupeaux roux.
Ils errent, beuglant aux étables,
Pleins d’ennui, les fanons traînants…
— Il est des lieux moins lamentables :
Je n’en sais pas de plus prenants.

L’hiver, dans la lande noyée,
Quand les larges fossés sont pleins,
Les barques, voile déployée,
Vont porter les sacs aux moulins ;
Elles semblent surgir du chaume
Et les gens qui rentrent au soir.
S’ils les rencontrent, pensent voir
S’avancer le vaisseau-fantôme.

Puis, l’eau découvre les bouquets
Que font la mauve et la moutarde ;
L’air tiédit ; la dernière outarde,
Un matin, quitte ses piquets ;
Sur la route, une fièvre règne ;
L’on voit sortir les javeleurs ;
Tout sourit ; le marais s’imprègne
De l’odeur des fèves en fleurs.

Un étourneau boit dans l’ornière ;
Les poulains, au bord des fossés,
Dressés, le vent dans la crinière,
Hennissent lorsque vous passer.

Cabriolets et carrioles
S’en vont vers les marchés prochains ;
Les chapeaux noirs des maraîchins
Glissent, au mouvement des yoles

Après quoi, la triste saison
Répand sa teinte vespérale ;
Le clocher de la cathédrale
Se renfonce dans l’horizon,
Et bientôt se ferme la voûte
D’où tombent les vols hésitants,
L’eau, le silence et — goutte à goutte
Le long suintement du temps…


LA « GRÉGOIRIÈRE »


Aux confins du raz et de la presqu’île,
Dans le ciel fuyant, la ferme défile
Ses murs bas et blancs ;
Tout autour, s’étend le damier tranquille
Des marais salants.
 
C’est ici la fin de la terre ferme ;
L’horizon se tend que le soleil ferme
De son paie sceau…
L’on cherche de loin si c’est une ferme
Ou bien un vaisseau.

Qui peut habiter ce morne royaume ?
Aucune étincelle au-dessus du chaume,
Sous le seuil, nul rais ;
L’hôte n’est-il pas un sorcier, un gnome,
Ou Gilles de Retz ?

Pourtant, lorsqu’on passe, à travers la brèche,
On voit dans la cour du linge qui sèche,
Un soc, un vieux break ;
Et, près du pailler, monte l’odeur fraîche
D’un tas de varech.


Dans les trous sableux qui vont sur Saint-Gille,
Une vigne tord sa vrille fragile ;
Sur le champ voisin,
Un millet chétif dispute l’argile
A du sarrazin.

Le soir, on distingue un murmure étrange :
Un bœuf à l’étable, un van dans la grange,
Des abois — et puis
Le volet qu’on met, la herse qu’on range
Et le cri du puits.

Mais l’on cherche en vain, au pas de la porte.
Un enfant qui joue, un valet qui sorte
Ou le long profil
Mince et défendant du vent qui l’emporte
La coiffe de fil.

La maison se meurt contre sa barrière ;
L’on m’a dit son nom : la Grégoirière, —
Le nom reste bien,
Mais de ce Grégoire et de sa carrière
L’on ne sait plus rien !…

Son œuvre est muette, ainsi qu’une aïeule ;
L’âme du logis, pleurant sur l’éteule
Un ancien tourment.
Erre, au long des jours, désolée et seule.
Eternellement.

Rien n’est plus vivant, dans ce cadre vide.
Que la fleur de dune et le vent humide
Ou les goélands,
Liant au ciel bas la plaine liquide
Des marais salants.


DIMANCHE


Les sillons désertés où rien ne s’intercale
Dans l’uniformité de leur repli lointain.
Ont revêtu déjà l’âme dominicale
Sous le jeune matin.


Nul ne doit aujourd’hui fouler leur robe grise,
Le coutre, au bord du champ, gît auprès de l’outil,
Sur l’herbe de l’enclos, le temps s’immobilise,
La paix du Créateur baigne l’humble courtil.

A l’aube, les six bœufs, sortis un peu plus vite,
Sont, en file indécise, allés boire au marais ;
Peut-être sentent-ils ce jour qui leur évite
La rudesse des traits.

Les filles ont donné la graine et rempli l’auge.
Au grouillement de la couvée et des troupeaux,
Puis, ayant arrosé les soucis et la sauge.
Ont rendu le logis à son large repos.

C’est le sommeil de toute chose, — hors la semence.
Heure étrange : on dirait que l’antique Merlin
A figé la batteuse et cloue au ciel immense
Les bras morts du moulin !




Et tout à coup, voici qu’éparpillant leurs gammes,
Les clochers d’alentour ébranlés à la fois,
Sur la douce nature et sur les douces âmes.
Versent l’ample réveil et l’appel de leurs voix.

Les chrétiens accourus à cette rumeur d’anges,
Un par un, se hâtant, les nomment en chemin :
Saint-Martin des Noyers et Saint-Vincent Sterlanges,
Saint-Mars et Saint-Germain.

Partout, les groupes noirs piquent le paysage.
On dirait les tronçons d’une procession.
Et les épis frôlés s’inclinent au passage
Comme pour se mêler à l’adoration.

Déjà l’église est pleine et l’oraison s’installe ;
Le vitrail fait danser des rayons violets
Et l’on entend tinter au chêne de la stalle
Le buis des chapelets.

Dans l’unanime amour le rite se déroule.
Le Verbe se fait chair ; au rythme du saint lieu,
Les coiffes s’ébattant d’un mouvement de houle
Oscillent, blanche mer, sous le souffle de Dieu.




On sort, on se salue et chacun se retire
Par le sentier bordé de cormiers et d’ajoncs,
On retrouve au logis le vieux chien qui s’étire
Au milieu des pigeons.

L’après-midi se passe en liesses rurales :
Les hommes, décrochant les fusils bosselés,
Battent les champs de choux d’où s’échappent les râles ;
Les vieillards lentement longent le bord des blés ;

Des femmes, chevauchant l’ânesse qui va paître.
Voisinent ; tous font là ce qu’ont fait les aïeux.
Pas de bal ni d’auberge : un beau loisir champêtre.
Grave, religieux.

Dieu visite vraiment ces doux vallons sévères
Où de la tâche humaine on n’aperçoit plus rien.
Seuls, parmi le repos qui plane, les calvaires
Accomplissent encor le geste quotidien.
 
Ainsi coule au soleil, dans la campagne plate,
Cet entr’acte du ciel, fugitif et sans heurt,
Vêpre silencieuse où quelquefois éclate
Un coup de feu qui meurt.




Mais l’Angélus du soir dit la fin de la trêve.
L’homme alors que son chant surprend aux carrefours
Songe qu’il va falloir, après la halte brève,
Continuer demain le long sillon des jours.


A pas pesants, vers la maison qu’il réintègre
Il marche, interrogeant aux profondeurs de l’air
Les nuages, les tons changeants et le vent aigre
Qui souffle de la mer.

La table, vernissée au frottement des manches,
Va réunir encor le maître et le valet,
Et les enfants riront au régal des dimanches :
Les rillots, la fressure et le vin de Vallet.

Puis c’est la nuit ; l’ombre dans l’alcôve progresse ;
Les gens ont tout rangé, dit la prière ; alors.
Pour un dernier salut à la terre maîtresse,
Ils retournent dehors,

Et sur le banc du seuil, assis, les lèvres closes,
Leurs yeux calmes levés vers le ciel poitevin,
Dans l’assoupissement des hommes et des choses,
Reposés des six jours, goûtent le soir divin.

RÉGIS DE BREM.

  1. Copyright by Régis de Brem, 1919.