Croquis parisiens

LES
FOLIES-BERGÈRE
EN 1879

I


Quand après avoir subi les cris de marchands de programmes et les invites de négociants s’offrant à vous cirer les bottes l’on a franchi le comptoir où, parmi des Messieurs assis, un jeune homme debout, à moustaches rousses, porteur d’une jambe de bois et d’un ruban rouge, prend les cartes, assisté d’un huissier à chaîne, la scène du théâtre vous apparaît coupée au milieu du rideau par la masse plafonnante du balcon. L’on voit le bas de la toile, ses deux yeux grillés et devant elle le fer à cheval de l’orchestre plein de têtes, un champ inégal et remuant où, sur la lueur monotone des crânes et le glacé des cheveux pommadés d’hommes, les chapeaux de femmes rayonnent avec leurs plumes et leurs fleurs partant de tous les côtés, en gerbe.

Un grand brouhaha s’élève de la foule qui se tasse. Une vapeur chaude enveloppe la salle, mélangée d’exhalaisons de toute sorte, saturée d’une âcre poussière de tapis et de sièges qu’on bat. L’odeur du cigare et de la femme s’accentue ; les gaz brûlent plus lourds, répercutés par des glaces qui se les renvoient d’un bout du théâtre à l’autre ; c’est à peine si la circulation devient possible, à peine si l’on peut apercevoir au travers de la haie touffue des corps un acrobate qui se livre en cadence sur la scène à des exercices de voltige sur la barre fixe.

Un moment, dans le créneau formé par deux bouts d’épaules et par deux têtes, on l’entrevoit, courbé en deux, les pieds arcboutés et cramponnés au bois, accélérant son mouvement de rotation , tournant furieusement sans forme humaine, crachant des étincelles comme ces soleils d’artifice qui virevoltent, en pétillant, dans une pluie d’or ; puis, peu à peu, la musique qui se roule avec lui ralentit sa volute et, peu à peu aussi, la forme du clown reparaît, le rose du maillot tranche sur l’or qui, moins vivement secoué, fulgure par places seulement, tandis que, sur ses pieds, l’homme salue des deux mains la foule.

II
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À Ludovic De Francmesnil




Alors qu’on monte à la galerie supérieure de la salle, escaladant au milieu de femmes dont les traînes bruissent, en serpentant sur les marches, un escalier où la vue d’une statue de plâtre, tenant en main des becs à gaz, rappelle immédiatement l’entrée d’une maison suspecte, la musique s’engouffre à votre suite, affaiblie d’abord, puis éclatante et plus nette qu’autre part au tournant de la cage. Une bouffée d’air chaud vous saute au visage et là, sur le palier, on voit le spectacle contraire, la vision complétée du bas, le rideau tombant du haut de la scène, coupé au milieu par le rebord rouge des loges découvertes tournant en demi-lunes autour du balcon suspendu à quelques pieds sous elles.

Une ouvreuse, dont les rubans roses bouffent sur le bonnet blanc, vous offre un programme qui est une merveille d’art tout à la fois spiritualiste et positiviste : Indien qui maquille les cartes, dame qui s’intitule chiromancienne et graphologue, magnétiseur, somnambules, pythonisses au marc de café, locations d’ocarinas et de pianos et vente à forfait de musiques pleurardes, voilà pour l’âme. — Réclame de bonbons, de corsets et de bretelles, guérison radicale des affections secrètes, traitement tout spécial des maladies de la bouche, voilà pour le corps. — Une seule chose interloque : une annonce de machines à coudre. On comprend encore celle d’une salle d’armes, il y a des gens si bêtes ! Mais la Silencieuse et la Singer ne sont pas les outils dont se servent d’ordinaire les travailleuses d’ici  ; à moins pourtant que cette annonce ne soit placée là comme un symbole d’honnêteté, comme une invite aux labeurs chastes. C’est peut-être, sous une autre forme, la brochure morale que les Anglais distribuent pour ramener les créatures viciées à la vertu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’imagination est décidément une bien belle chose ; elle permet de prêter aux gens des idées encore plus sottes que celles qu’ils ont eues sans doute.

III
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À Léon Hennique




Elles sont inouïes, et elles sont splendides, lorsque dans l’hémicycle longeant la salle, elles marchent deux à deux, poudrées et fardées, l’œil noyé dans une estompe de bleu pâle, les lèvres cerclées d’un rouge fracassant, les seins projetés en avances sur des reins sanglés, soufflant des effluves d’opopanax qu’elles rabattent en s’éventant et auxquels se mêlent le puissant arome de leurs dessous de bras et le très fin parfum d’une fleur en train d’expirer à leur corsage.

On regarde, ravi, ce troupeau de filles passer en musique sur un fond de rouge sourd, coupé de glaces, dans un tournoiement ralenti de chevaux de bois courant en rond, au son d’un orgue, sur un bout de rideau écarlate orné de miroirs et de lampes ; l’on regarde les hanches remuer dans des robes bordées en bas comme d’un remous d’écume par le blanc jupon qui se roule sous la queue de l’étoffe. L’on hennit, en suivant le travail de ces dos de femmes se coulant entre les poitrines d’hommes qui, venant en sens inverse, s’ouvrent et se referment sur elles, laissant entrevoir, par les interstices des têtes, des derrières de chignons, allumés de chaque côté par le point d’or d’un bijou, par l’éclair d’une pierre.

Puis, cet inépuisable quart, sans cesse battu par les mêmes femmes, vous lasse et l’on dresse l’oreille à la rumeur qui, se levant de la salle, salue, l’entrée du chef d’orchestre, un grand maigre connu par ses polkas de barrière et par ses valses. Une salve d’applaudissements part des pourtours du haut et du bas des loges où des blancheurs suspectes de femmes s’entrevoient dans la pénombre ; le maëstro s’incline, relève son chef coiffé d’une tête de loup, ses moustaches de chinois poivre et sel, son nez chaussé d’un binocle et, le dos tourné à la scène, il conduit en habit noir et cravate blanche, remuant tranquillement de la musique, ennuyé et comme pris de sommeil, puis tout à coup, se tournant vers les cuivres, il tient son bâton ainsi qu’une ligne, pêche le coup de gueule de la reprise, extrait d’un geste sec des notes comme on arrache des dents, bat l’air en haut et en bas, pompe enfin de la mélodie comme on pompe d’une machine à bière.

IV
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À Paul Daniel.




Le morceau de musique est terminé, un silence lui succède et un coup de timbre retentit. La toile se lève, la scène reste pourtant vide, mais des hommes vêtus de blouses de toile grise à parements et à collets rouges courent dans tous les coins de la salle, tirant des cordes, défaisant des crampons, arrangeant des nœuds. Le vacarme reprend, deux ou trois hommes se démènent sur la scène, tandis qu’un mieux mis les regarde. On s’apprête à tendre un immense filet, au milieu de la scène, par-dessus l’orchestre. Le filet oscille, quitte les parois du balcon où il est roulé, puis, courant sur ses anneaux de cuivre, il bruit comme une mer qui joue avec des galets.

Des bravos crépitent dans toute la salle. L’orchestre moud une valse de clowns ; une femme et un homme entrent, habillés de maillots chair, avec des hausse-cols et des caleçons d’allure japonaise, bleu indigo et bleu turquoise, lamés d’argent, à franges ; la femme, une Anglaise, fardée à outrance sous ses cheveux jaunes, un plantureux derrière saillant sur des jambes robustes, l’homme plus grêle en comparaison, la tête très peignée, les moustaches en crocs. Le fixe sourire des sydonies tournantes des coiffeurs erre sur leurs faces nettoyées d’hercules. L’homme s’élance sur une corde, se hisse jusqu’au trapèze qui pend devant la toile, au milieu de cordages et de vergues, entre des lustres, au plafond, et, assis sur la barre qui lui refoule la chair des cuisses, il exécute rapidement quelques tours de passe-passe, s’essuyant de temps à autre les mains à un mouchoir attaché à l’une des cordes.

La femme monte à son tour jusqu’au filet qui plie sous elle, le traverse d’un bout à l’autre, renvoyée à chaque pas comme un tremplin, ses nattes couleur soufre lui dansant en lumière sur la nuque, et, grimpée sur une petite plate-forme pendue au-dessus du balcon, posée en face de l’homme, séparée de lui par toute la salle, elle attend. Tous les yeux sont braqués sur elle.

Les deux jets de lumière électrique dardés sur son dos du fond des Folies l’enveloppent, se brisant au tournant de ses hanches, l’éclaboussant de la nuque aux pieds, la gouachant pour ainsi dire d’un contour d’argent, passant de là séparément au travers des lustres, presque invisibles dans leur trajet, réunis et épanouis à leur arrivée sur l’homme au trapèze en une gerbe d’une lumière bleuâtre qui allume les franges de son caleçon de micas scintillants comme des points de sucre.

La valse continue plus lentement avec des ondulations ralenties de hamac, des remuements presque insensibles de berceuse, accompagnant la mesure douce du trapèze, l’ombre double de l’homme projetée par les deux rayons de lumière électrique sur le haut de la toile.

Penchée un peu en avant, la femme saisit, elle aussi, un trapèze d’une main et se retient de l’autre à une corde. L’homme dégringole pendant ce temps, reste suspendu par les pieds, à la barre de son trapèze, immobile, la tête en bas, les bras tendus.

Alors la valse s’arrête net. Un grand silence se fait, coupé tout à coup par la détonation d’une bouteille de champagne. Un frémissement court dans le public, un « all right » traverse la salle ; la femme, lancée à toute volée, file sous la lumière des lustres, tombe, lâchant le trapèze, les pieds en avant, dans les bras de l’homme qui, au coup fracassant d’une cymbale, à la reprise de la valse montant triomphale et joyeuse, la balance, une minute par les jambes, et la jette dans le filet où elle rebondit avec son maillot d’azur et d’argent comme un poisson qui roule et saute dans un épervier.

Des trépignements, des claquements de mains, des chocs de cannes contre le plancher, accompagnent, pendant leur descente, les acrobates. Une fois disparus entre des portants, des cris s’élèvent plus tumultueux, l’homme et la femme reviennent l’un, saluant très bas, l’autre, envoyant des baisers à pleines mains, puis, avec un petit saut d’enfants, ils se retirent de nouveau dans les coulisses.

Le filet qu’on ramène remplit encore la salle de ses bruits de lames qui déferlent.

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Et voilà que je songe à Anvers maintenant, au grand port où dans un roulement pareil s’entend le « all right » des marins anglais qui vont prendre le large. C’est ainsi pourtant que les lieux et les choses les plus disparates se rencontrent dans une analogie qui semble bizarre, au premier chef. On évoque dans l’endroit où l’on se trouve les plaisirs de celui où l’on ne se trouve pas. Ça fait tête-bêche, coup double. C’est la courte joie que le présent inspire, déviée à l’instant où elle lasserait et prendrait fin et renouvelée et prolongée en une autre qui, vue au travers du souvenir, devient tout à la fois plus réelle et plus douce.

V
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LE ballet commence. Le décor représente un vague intérieur de sérail, plein de femmes encapuchonnées qui se dandinent comme des ourses. Un Ottoman de mardi-gras, la tête couverte d’un turban et la bouche munie d’un chibouck, fait claquer son fouet. Les capuchons tombent, montrant des almées, racolées dans le fond d’une banlieue, en train de sautiller, au son d’une musique de bastringue égayée de temps à autre par l’air de la « casquette au père Bugeaud » introduit dans la mazurke pour justifier sans doute l’arrivée d’une fournée de femmes costumées en spahis.

C’est, à un moment, sous les jets de lumière électrique qui inondent la scène, un tourbillon de tulle blanc, éclaboussé de feux bleus avec du nu de chair sautant au centre ; puis, la première danseuse, reconnaissable surtout à son maillot de soie, apparaît, fait quelques pointes sur les talons, remue ses faux sequins qui l’enveloppent comme d’une ronde de points d’or, bondit et s’affaisse dans ses jupes, simulant la fleur tombée, les pétales en bas et la tige en l’air.

Mais tout cet oriental de mi-carême éclatant dans un fracas d’apothéose n’a pu faire oublie, aux connaisseurs que, parmi ces grandes bringues secouant en cadence leurs puces, une seule fut intéressante, celle costumée en officier de spahis, avec un large pantalon bleu flottant, de mignonnes bottes rouges, le spencer à soutaches d’or, le petit gilet écarlate collant, moulant le sein, dessinant la pointe tenue droite. Elle dansait comme une chèvre, mais elle était adorable et ignoble, avec son képi galonné, sa taille de guêpe, son gros derrière, son bout de nez retroussé, sa mine gentiment canaille et luronne. Telle quelle, cette fille évoquait des barricades et des rues dépavées, exhalait un fumet de trois-six et de poudre, dégageait un épique de populace et une emphase de guerre civile, mitigée par des noces crapuleuses, en armes.

Invinciblement, on a songé devant elle à ces époques surexcitées, à ces soulèvements où la Marianne de Belleville lâchée se rue pour délivrer une patrie ou défoncer une tonne.

VI
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UN cimetière au fond ; à droite, une tombe avec cette inscription : ci-gît... tué en duel. — La nuit ; un peu de musique en sourdine ; personne.

Soudain, par les portants de droite et de gauche, s’avancent lentement, suivis de leurs témoins, deux pierrots en habits noirs : l’un, grand, maigre, rappelant le type créé par Deburau, une longue tête de cheval, enfarinée, des yeux clignotants sous des paupières blanches, l’autre plus ramassé, plus boulot, le nez court, goguenard, la bouche crevant d’un trou rouge le masque blême.

L’impression produite par l’entrée de ces hommes est glaciale et grande. Le comique tiré de l’opposition de ces corps noirs et de ces visages de plâtre disparaît ; la sordide chimère du théâtre n’est plus. La vie seule se dresse devant nous, pantelante et superbe.

Les pierrots lisent l’inscription de la tombe et reculent d’un pas ; ils détournent en tremblant la tête et voient un médecin en train de dérouler des bandes de toile et de préparer tranquillement sa trousse.

L’angoisse d’un visage qui se décompose passe sur leurs faces blafardes ; cette maladie nerveuse terrible, la peur, les cloue, vacillants, sur place.

Campés vis-à-vis l’un de l’autre, les voilà qui, à la vue des épées qu’on tire des serges, s’effarent davantage encore. Le tremblement de leurs mains s’accentue, les jambes flageolent, le cou suffoque, la bouche remue, la langue bat sans salive et cherche haleine, les doigts errent et se crispent sur la cravate qu’ils doivent défaire.

Puis, la terreur grandit encore et devient si impérieuse et si atroce, que les nerfs déjà rebellés se détraquent d’un coup et s’emportent sans qu’on puisse les tenir. Une idée fixe surgit dans le cerveau bouleversé de ces hommes, prendre la fuite, et ils se précipitent, culbutant tout, poursuivis et ramenés par les témoins qui les remettent face à face, et l’épée au poing.

Alors, après une dernière révolte de la chair qui s’insurge contre le carnage qu’on attend d’elle, une énergie de bêtes acculées leur vient et ils se jettent, affolés, l’un sur l’autre, tapant et piquant au hasard, soulevés par d’incroyables bonds, inconscients, aveuglés et assourdis par l’éclat et le cliquetis du fer, tombant brusquement, à bout de force, comme des mannequins dont le ressort casse.

Terminée en une pantalonnade excessive, en une charge désordonnée, cette cruelle étude de la machine humaine aux prises avec la peur a fait se tordre et pouffer la salle. De l’examen attentif de ces rires, il est résulté pour moi que le public ne voyait dans cette admirable pantomime qu’une parade de funambules, destinée à rendre plus complet sans doute l’aspect de foire que prennent les Folies-Bergères, dans ces coins où elles arborent des tourniquets et des jeux de boules, des femmes à barbe et des tirs.

Pour les esprits plus réfléchis et plus actifs, la question est autre. Toute l’esthétique de l’école caricaturale anglaise est de nouveau mise en jeu par les scénarios de ces désopilants et funèbres acrobates, les Hanlon-lees ! Leur pantomime si vraie dans sa froide folie, si férocement comique dans son outrance, n’est qu’une incarnation nouvelle et charmante de la farce lugubre, de la bouffonerie sinistre, spéciales au pays du spleen et déjà exprimées et condensées par ces merveilleux et puissants artistes : Hogarth et Rowlandson, Gillray et Cruikshank.

VII
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IL existe pour les Folies deux séries de valses nécessaires et charmantes : l’une pirouettante et joyeuse, rendant le balancé des trapèzes, les culbutes prestigieuses des clowns, le rythme du corps qui se hausse et se baisse à la force des bras, dodeline, retenu seulement par les jambes, remonte, la tête longeant l’estomac et le ventre, les bras reprenant la place des pieds qui rebattent l’air de leurs souliers frottés de craie ; l’autre maladivement voluptueuse, montrant l’œil injecté et les mains tremblantes des polisonneries interrompues, les élans arrêtés par la présence d’un tiers, la paillardise avortant en plein trafic faute de souffle, les corps crispés et attendant, aboutissant enfin par le fracas triomphal des cymbales et des cuivres, au cri de douleur et de joie de la chose venue.

C’est un non-sens par exemple de jouer dans cette salle du Robert le Diable. Ça détonne comme une tête de père noble dans une partie fine. Il faut ici de la musique pourrie, canaille, quelque chose qui enveloppe de caresses populacières, de baisers de la rue, de gaudrioles à vingt francs la pièce, le lancé des gens qui ont copieusement et chèrement dîné, des gens las d’avoir brassé des affaires troubles, traînant dans ce pourtour l’ennui de saletés qui peuvent tourner mal, inquiétés par leurs courtages louches de valeurs et de filles, égayés par des joies de forbans qui ont réussi leurs coups et se grisent avec des femmes peintes, au son d’une musique d’arsouilles.

VIII
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CE qui est vraiment admirable, vraiment unique, c’est le cachet boulevardier de ce théâtre.

C’est laid et c’est superbe, c’est d’un goût outrageant et exquis ; c’est incomplet comme une chose qui serait vraiment belle. Le jardin avec ses galeries du haut, ses arcades découpées en de grossières guipures de bois, avec ses losanges pleins, ses trèfles évidés, teints d’ocre rouge et d’or, son plafond d’étoffe à pompons et à glands, rayé de grenat et de bis, ses fausses fontaines Louvois, avec trois femmes adossées entre deux énormes soucoupes de simili-bronze plantées au milieu de touffes vertes, ses allées tapissées de tables, de divans de jonc, de chaises et de comptoirs tenus par des femmes amplement grimées, ressemble tout à la fois au bouillon de la rue Montesquieu et à un bazar algérien ou turc.

Alhambra-Poret, Duval-Moresque, avec une vague senteur en plus de ces estaminets-salons ouverts dans l’ancienne banlieue et ornés d’orientales colonnades et de glaces, ce théâtre, avec sa salle de spectacle dont le rouge flétri et l’or crassé jurent auprès du luxe tout battant neuf du faux jardin, est le seul endroit à Paris qui pue aussi délicieusement le maquillage des tendresses payées et les abois des corruptions qui se lassent.

LE BAL
DE LA
BRASSERIE EUROPÉENNE



LE BAL DE LA BRASSERIE EUROPÉENNE À GRENELLE
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JE m’installai devant une table de café, près de deux dames qui causaient entre elles. L’une, rougeaude et gaie, l’œil clair sous ses cheveux gris, plissait d’une main courte le nœud de sa cravate caroubier ; l’autre, jaune et un peu tirée, prisait obstinément dans un sabot de corne.

Chaque fois qu’elles se parlaient, ces dames se désignaient par leur nom ; la rougeaude interpellait sa voisine Mme Haumont et elle était à son tour appelée Mme Tampois.

De la place où j’étais assis, sur une petite plateforme à laquelle accédaient deux marches, je dominais le bal.

Un peu au-dessus de moi, à droite, s’étageait l’orchestre ; à gauche, surplombant un bassin d’eau morte, se hérissaient les rocailles d’une fausse grotte où trois statues de plâtre rose se dressaient dans des péplums écornés contre un mur sur lequel était peinte une vallée suisse. Le bal de la Brasserie Européenne était divisé en deux parties que coupait une balustrade : la première, formant un large couloir étayé par des colonnades de fonte, parquetée d’asphalte, garnie de tables et de chaises, plafonnée de toiles jadis vertes et maintenant pourries par les feux du gaz et les suintements de l’eau ; la seconde, s’étendant, ainsi qu’une grande halle, également soutenue par des piliers et coiffée d’un toit vitré, en dos d’âne. On eût dit d’une petite gare de chemin de fer de cette halle aux murs crevassés et déteints et la ressemblance était encore accentuée par un triste éclairage, semblable à celui des salles d’attente, par les trois lumières rouges et vertes qui flambaient, dans la fumée, au fond de la salle, de même que des feux de disques, par une immense cloison vitrée séparant le bal d’une brasserie, une cloison qui tremblotait au gaz dans un flot de vapeur et qui donnait l’incertaine vision d’une voie, à peine éclairée, fuyant dans le brouillard de la nuit, au loin.

Dans ce débarcadère de banlieue, une foule énorme bouillonnait et, sous les sifflets stridents des flûtes, sous le roulement continu de la grosse caisse, des riz-pain-sel, des commis d’administration, des infirmiers, des secrétaires d’état-major et de recrutement, toute une armée d’épaulettes à franges blanches, s’agitait, jetant des bras bleus au ciel, lançant sur le plancher des jambes rouges ; ceux-ci nu-tête, le crâne ras et trempé de sueur, simulaient les branches de ciseaux qu’on ouvre et qu’on referme, avec leurs jambes ; ceux-là, le képi écrasé sur la nuque, se déhanchaient en tenant avec deux doigts, ainsi que des danseuses qui pincent leurs jupes, les basques de leur capote ; d’autres encore, la main sur le ventre, semblaient moudre du café ou tourner une manivelle, pendant qu’esquissant un cavalier seul, bondissait un infirmier dont les tibias se contournaient comme des manches de veste et dont les bras tordus et les poings crispés paraissaient vouloir déboucher le parquet comme une bouteille.

Les femmes étaient, pour la plupart, moins lancées et plus calmes. Presque toutes sautaient convenablement, exhibant des tournures de mijaurées, sortant en même temps que leur robe de fête, une distinction endimanchée que maintenait la présence des parents assis sur des bancs de bois, contre le mur.

Quelques-unes, bien mises, parées de prétentieux bijoux, avaient conservé l’ancienne élégance des tabatières du Gros-Caillou dont elles faisaient partie ; elles étalaient de longs gants à huit boutons, achetés quinze sous chez le dégraisseur et deux d’entre elles, serrées dans des costumes de cachemire de l’Inde, d’un noir mat, avec colliers de jais pleuvant en gouttes brillantes autour du cou, se dandinaient avec des mines de pies-grièches, au bras de bouchers de l’abattoir de Grenelle, de solides gaillards au teint de viande crue, aux voyants foulards attachés par des noeuds régate sur des gilets de tricot, à manches.

Ceux-là n’avaient ni le geste déluré, ni l’attitude faraude des militaires. Plus populaciers mais moins canailles, ils soulevaient en dansant d’abondantes panses, se gonflaient la bouche, jouant les gens essoufflés, et de même que les cochers par les temps de froid, ils s’enlevaient pesamment, les pieds joints comme à la corde et ils se jetaient les bras en croix sur les épaules.

— Tiens, v’là Ninie, ohé, Ninie !

Ce cri traversa les rafales de l’orchestre ; dans un groupe de fantassins, un trou se creusa d’où jaillit une petite boulotte qui se rua en plein quadrille et, troussée jusqu’au ventre, gigota, montrant, sous le blanc madapolam de ses culottes, du nu de cuisses.

— Eh ! aïe donc, Titine, criait-elle à son vis-a-vis, une morveuse de seize ans, la bouche en avance, découvrant sous un nez rentré de courtes dents un peu écartées et comme limées, qui levait sans discontinuer, en l’air, au milieu d’un cercle de danseurs, une maigre jambe encore effilée par le rouge clair d’un bas en fil d’Écosse. — Elle a vraiment un laisser-aller dégoûtant quand elle danse ; dit Mme Tampois, en désignant Ninie qui, les poings en poissarde sur les hanches et oscillant maintenant du buste, roulait des yeux morts au plafond, et sortait et rentrait, avec célérité, de sa bouche, un bout pointu de langue.

— Et cette gamine, avec ses bas, voyez-la donc, répliqua Mme Haumont, en joignant les mains, à cet âge-là, croyez-vous ? Non, vraiment, il suffirait de deux monstres pareils pour empêcher les honnêtes gens d’amener leur fille au bal !

Les deux vieilles dames burent une gorgée de bière, puis elles rétablirent l’équilibre de manteaux et de chapeaux placés en tas, sur une chaise.

— Dites donc, il y en a un de monde !

— Oh ! ne m’en parlez pas..., on étouffe !

— Et les affaires, Madame Tampois, ça marche ?

— Bien doucement, Madame Haumont, vous savez dans la mercerie, l’on ne gagne pas des mille et des cents.

— Ah ça ! que diable devient Léonie, soupira Mme Haumont, vous ne l’apercevez pas ? Mais Mme Tampois lui faisait signe qu’elle ne l’entendait plus. Le quadrille touchait à sa fin, et comme pris de démence, les clarinettes ventaient à fracasser leur bois, les cuivres cinglaient la salle à toute volée de leur grêle de sons, tandis que la grosse caisse grondait dans un cliquetis de verre brisé, secoué furieusement par les cymbales.

Enfin les musiciens s’arrêtèrent exténués ; les uns s’épongèrent le front et le cou, les autres vidèrent, en haletant, la salive perdue dans leurs trombones ; jaunes et tachées de plaques noires comme de grandes crêpes, les cymbales se reposèrent près de la mailloche sur le dos de la caisse.

— C’est vraiment pas trop tôt, les voilà ! dit Mme Haumont apercevant sa fille, qui se dirigeait vers elle, au bras d’un sergent d’état-major. Allons, Léonie, emmitoufle-toi bien, et elle lui jeta un manteau sur les épaules. Tiens, bois un peu ; et elle lui tendit un verre de vin tiède qu’elle avait commandé pendant la danse. Mais sa fille protestait, elle avait soif et désirait boire quelque chose de frais.

— Quand on est en nage, on boit chaud, dit sa mère, et elle essuyait le front de sa fille tout en lui portant le verre aux lèvres.

— Et toi, Jules, dit Mme Tampois, veux-tu boire ce bock ?

— Ma foi, ma tante, répondit le sergent, ce n’est pas de refus, car il fait fièrement chaud. Il claqua sa langue, entre ses lèvres. Vrai, ça fait du bien par où que ça passe, poursuivit-il, en s’essuyant les moustaches. Tiens, v’là Cabannes, hè, par ici, ma vieille, et comment que ça va ?

— Ça boulotte, articula d’une voix de nez, Cabannes, un sergent d’infirmiers, à la face parsemée de son et aux cheveux carotte ; poliment il s’inclina devant les dames et après un instant de silence, il ajouta :

— Il fait soif, ici.

Personne ne parut se soucier de l’observation du nouveau venu.

— Qu’est-ce qu’il faut servir ? s’écria le garçon, en courant.

Personne ne souffla mot.

— Rien, dit enfin Mme Tampois.

— Comme cela, ce sera plus tôt servi, fit Cabannes, avec une mélancolie dans laquelle pointait un peu d’aigreur. — Juste, Auguste, répliqua tranquillement la bonne dame qui tira sa tabatière, l’offrit a Mme Haumont, puis se déposa sur la paume de la main une prise qu’elle huma longuement, en sifflant du nez.

Une polka commençait, remuant les carreaux qui grelottaient ainsi qu’au passage d’un camion chargé de tôle. Jules offrit le bras à Léonie. Cabannes jeta un regard circulaire sur la table, sur les deux vieilles femmes, pivota sur ses talons, et, sans saluer, se perdit, à son tour, dans le courant du bal.

— Il n’y a pas moyen de s’entendre avec leur sacrée musique, gémit Mme Tampois. Des explosions de cuivre lui partaient dans les oreilles ; elle se retourna et dévisagea furieusement un vieux trombone, au pif chaussé de lunettes, aux joues tendues, enflammées comme un derrière épluché de singe, qui s’entrait et se retirait avec grand bruit de l’estomac des tuyaux de cuivre.

— Si c’est Dieu possible ! hein, croyez-vous, ma chère ? mais son amie ne l’écoutait plus ; elle suivait des yeux, au loin, sa fille dans la foule, et elle ne la voyait que de dos, son visage étant collé contre celui du sergent ; alternativement, du rouge de pantalon et du blanc d’épaulettes, puis du noir de robe et du blanc de jupes, apparaissaient et disparaissaient dans un tournoiement. Bientôt elle perdit complètement Léonie de vue ; une poussière rousse s’élevait du plancher et se mêlait à une buée d’étuve en suspens sous le toit. Au-dessous d’elle, çà et là, dans un fourmillement, l’éternelle culotte rouge galopait, des basques de tuniques d’un noir bleu sautaient dessus, mouchetées par leurs boutons de points d’argent ou d’or ; de tous les côtés près des figures, les franges des épaulettes grouillaient ainsi que des vers blancs.

La salle semblait vaciller ; les feux des disques clignotaient lentement dans la brume ; les silhouettes des soldats et des filles s’agitaient maintenant comme brouillées, dans une eau chaude et trouble.

Des gouttes tombèrent du plafond où se résolvait la buée ; Mme Haumont leva le nez en l’air.

— Comprend-on qu’on laisse un toit ? Ah ! Thérésa, et comment allez-vous ? et elle interrompit sa réflexion pour serrer la main à une grande belle fille qui montait les marches, suivie d’un cuirassier.

Fanée et malgré tout jolie sous sa couche d’empois rose, sous ses cheveux taillés en dents de peigne sur le front, elle se pavanait, dans une robe, panier, de pékin rayé satin et faille, noir suie, sous laquelle miroitait un jupon de satin bleu bouillonné, garni de dentelles crème. Un haut de bas bleu-paon et des bottines mordorées parurent, lorsqu’elle ôta, en se renversant un peu en arrière, un immense chapeau d’Artagnan, en peluche grenat, épinglé d’une colombe grise, à gauche.

— Et ça va toujours comme vous voulez ? fit-elle en s’asseyant et en mettant en évidence des doigts chargés de bagues, munis d’ongles polis, en forme de cuiller, d’un rose factice.

— Toi, dit-elle, d’un ton bref, au cuirassier, qu’est-ce que tu veux, du vin ou de la bière ?

— Du vin !

— Garçon, une bouteille ! puis sans plus s’occuper du cuirassier, elle continua :

— Et Léonie ? et sa toux ?

— Ça ne change guère ; on a beau se dire que ce n’est rien, on s’inquiète tout de même ; avec cela, elle n’est pas raisonnable, elle aime trop à danser... du reste, tu vas la voir, elle est là.

Thérésa jeta un regard de côté sur l’énorme soldat qui buvait, silencieux, près d’elle ; lourdement, il portait sur un cou de taureau, un crâne tondu à la mal-content, un front bas, une épaisse moustache jaune. Elle sembla soupeser, d’un coup d’œil, la force de ses épaules, la puissance de ses jarrets et de ses reins, les promesses de son air de fauve et de brute, puis elle se leva et, les yeux plantés dans le couloir qui longeait l’enceinte du bal, elle parut jauger la carrure et la mine bestiale des autres cuirassiers qui emplissaient les tables ; elle sourit, satisfaite, retomba sur sa chaise, et commanda une autre bouteille.

— Thérésa, dit Mme Haumont, en la tirant doucement par sa manche, voilà Léonie.

— C’est égal, quelle rien du tout que cette femme-là, dit à voix basse Mme Tampois, elle ne connaît même pas ce militaire...

Mais Mme Haumont prit un ton pincé :

— C’est la fille du père Gillet, vous savez bien, celui qui a demeuré longtemps sur notre palier, le mécanicien de chez Cail. Thérésa peut s’amuser, ça la regarde, mais cette femme-là, voyez-vous, elle n’a pas sa pareille pour l’honnêteté ; elle ne ferait tort d’un sou à personne. Et puis, vous savez, c’est d’un luxe chez elle, si vous voyiez cela ; elle est entretenue, du reste, par un Monsieur bien...

Et, d’un ton confidentiel elle ajouta :

— Un homme de la noblesse, ma chère. — Bah, fit Mme Tampois et elle contempla Thérésa avec respect. C’est ce qu’on peut appeler une figure distinguée, dit-elle, assez haut pour être entendue. Thérésa sourit et, encouragée, Mme Tampois se préparait à entrer de biais dans la conversation de Thérésa et de Léonie qui jacassaient à qui mieux mieux, quand son neveu le sergent attira son attention. Au-dessous d’elle, dans le bal, il l’interrogeait des yeux et simulait avec la main le geste d’un homme qui vide un verre.

— Non, non, fit la vieille dame ; tu te passeras bien de licher pour une fois ; a-t-on jamais vu !

Jules n’insista pas ; il tourna bride et rejoignit une bande de camarades qui, pendant les repos de l’orchestre, se promenaient dans l’enceinte réservée aux danses. Ils paradaient, les mains dans les poches qu’ils évasaient en se renversant, riaient aux éclats, arrêtaient les femmes, se livraient, avec les ouvrières des tabacs et les petites blanchisseuses, à des courses effrénées, se poursuivant de même que des moutards, jetant dans la poussière de leur galop de grands cris et s’allongeant pour s’amuser des claques. Éparpillés dans les régiments, les civils méprisés demeuraient calmes : à part quelques souteneurs échappés du Salon de Mars ou du bouge de l’Ardoise, quelques calicots, quelques ouvriers de précision habillés de complets comme eux mais reconnaissables à leurs ongles plus usés, à leurs doigts plus noirs ; à part quelques bouchers de Grenelle, quelques ouvriers des tabacs, quelques employés de Ministère, appartenant aux services de la Guerre surtout, toutes les troupes de l’Intendance dominaient, relevant les crocs en bataille de leurs moustaches, essayant des effets de torse, dévisageant les spectateurs d’un air résolu, en gens adorés de la jeunesse féminine du Gros Caillou et de Grenelle, en gens maîtres absolus d’un pays conquis.

Mais, à côté du camp bruyant et gai des fantassins s’étendant de la petite gare devant l’orchestre sous le toit vitré, un autre plus silencieux, plus sombre s’était établi dans le pourtour plafonné de toiles. Là buvaient des détachements de dragons, d’artilleurs et de tringlots, des escadrons entiers de cuirassiers. Leurs pesants costumes et la défense affichée, en plein bal, de danser avec des éperons même mouchetés, leur interdisaient de se mêler aux polkas et aux quadrilles. Ils regardaient d’ailleurs avec dédain l’infanterie et les tabatières, méprisant ces pousse-cailloux et ces fillettes qui n’appréciaient pas leur haute stature, attendant les femmes plus avancées, plus riches d’argent et de vices qui reviennent, à minuit, de l’autre côté de l’eau, afin de retrouver les délices crapuleuses du quartier natal.

— Je danse, s’écria Thérèsa, en se levant. Toi, tu as encore du vin, bois, dit-elle, s’adressant au cuirassier qui fumait immobile, et elle se jeta hors de l’estrade, et s’enfonça dans l’infanterie.

— Ah ! cette rencontre ! dit-elle, s’arrêtant devant un homme vêtu d’un ignoble paletot noisette, d’un pantalon crasseux de cheviote, de bottines claquées et vernies aux talons éculés, d’un foulard groseille bordant la graisse du collet et cachant le linge.

Mais une immense clameur couvrait sa voix. Un vis-à-vis, un vis-à-vis !’ ce cri s’élevait par toute la salle.

— Reste là, chérie, dit Mme Haumont à Léonie. Tu es fatiguée, et il est tard.

— Oh ! rien qu’une figure, dit-elle, apercevant Jules qui s’approchait d’elle, et entraînée par le sergent, elle disparut dans la fumée.

— Il est presque minuit, soupira la mère d’un ton contrarié, c’est aujourd’hui dimanche, bal de nuit. J’aurais pourtant bien voulu partir avant l’entrée des bousins. Tenez, Madame Tampois, quand je vous disais, les v’là qu’arrivent !

Et, en effet, par la porte grande ouverte, jaillissait, en chahutant, tout un tohu-bohu de chapeaux et de jupes ; sous des buissons de panaches et des taillis de plumes, sous des feutres mousquetaire aux ailes extravagantes, des ronds de pâte rose se renversaient, creusés de trous bordés d’écarlate d’où s’échappaient des hurlements. Des hourras forcenés répondaient en même temps que roulait sur le plancher un bruit lourd de bottes. Les escadrons de la cavalerie s’ébranlaient et chargeaient, les bras en avant, les filles. Ce fut une foison de tuniques et de robes, une cohue de rouge, de noir et de blanc, un remous de corps où des bras nus s’apercevaient enlacés aux cous des cuirassiers dont les nuques tondues dominaient encore les panaches et les plumes. Le couloir où s’entassait la cavalerie disparut dans un nuage de poussière d’où s’échappait un ronflement de machine en chauffe ; puis cette trépidation de la salle cessa, couverte par l’ouragan d’un quadrille.

— Quelle fumée, on ne se voit plus ! fit Mme Tampois, pour sûr, demain, je vas moucher noir.

— Et quel vacarme ! dit Mme Haumont en se bouchant les oreilles.

Sans s’occuper des charges de la cavalerie, les régiments de l’Intendance donnaient à leur tour l’assaut et enlevaient par la taille les tabatières. À l’écart, Ninie s’attachait avec des épingles son pantalon dont la fente bâillait et de larges plaques de sueur couraient sous ses dessous de bras et gagnaient sa gorge. À la violente odeur de crottin et de graisse rance s’échappant des vêtements remués de la cavalerie, se mêlaient maintenant le pestilentiel bouquet des godillots tièdes et des bottes chaudes, le fétide parfum des aisselles négligées et des bas fards. La mâtine, soupira Mme Haumont, cherchant des yeux sa fille. Ah ! tu te décides, c’est vraiment pas trop tôt. Allons, voyons, puisque te voilà, dépêchons-nous, car il est tard. Les femmes s’habillèrent, pendant que le petit sergent embrassait sa tante et serrait vivement la main à toutes, à tour de rôle ; puis elles descendirent de l’estrade et tâchèrent de se faufiler dans le camp des cuirassiers ; mais, dès les premiers pas, elles durent s’arrêter.

— Retournons sur nos pas et gagnons la salle de danse, proposa Mme Tampois, Léonie, suis-moi, je tiens la rampe. Et elle longeait la balustrade séparant en deux compartiments la salle, mais de ce côté-là, la retraite était maintenant fermée ; elles ne pouvaient plus ni avancer, ni reculer. Un jour se fit, dans lequel s’élança Mme Tampois ; Mme Haumont et sa fille se précipitèrent sur ses traces, mais elles butèrent du nez contre son dos ; le corps de la mercière touchait complètement la fissure où elle était entrée ; Mme, Tampois était prise ainsi qu’entre deux portes. Furieuse, elle pesa de tout son poids sur les gens qui l’entouraient ; à coups de coudes, elle se fraya un passage dans un groupe, entraînant Léonie que poussait sa mère et que je suivis à l’arrière-garde, et dans les huées des femmes bousculées, dans les injures des garçons de café dont les plateaux de bocks vacillaient au-dessus des têtes, dans les cris de cannibales jetés par les troupes, elles atteignirent la porte de la brasserie.

— Ferme bien ton manteau, fillette, dit la mère ; mais le café regorgeait de militaires ; aucune issue n’était libre.

Là, cavalerie et infanterie buvaient pêle-mêle, en masse ; les deux courants distincts du bal se fondaient dans une immense salle, garnie de billards et de banquettes. Des tas de soucoupes et de verres s’amoncelaient sur des tables. Partout étaient fichés des porte-manteaux et des patères auxquels étincelaient des trophées d’armes ; les casques aux plumets pourpre, aux crinières noires des cuirassiers, les casques aux queues vermillon des trompettes, des schakos avec des étoiles de cuivre sous la cocarde, des képis garance, des gibernes, des sabres-baïonnettes, de longues lattes dont les poignées de cuivre et les fourreaux d’acier éclairaient, pendaient partout, au-dessus des sièges ; et, sous le vent des portes qui s’ouvraient, les armes bruissaient, les crinières frissonnaient et sur les cimiers couraient de longues ondulations qui rebroussaient les plumes.

Un brouhaha continu s’élevait dans la vapeur des soupes à l’oignon et des choucroutes ; par instants, des sifflets saccadés de flûtes arrivaient dans le café, en même temps qu’un grondement lointain de caisse.

— Eh ! Léonie.

Les trois femmes se retournèrent ; dans un renfoncement, une jeune fille, toute habillée de velours noir frappé, les lobes des oreilles allumés de deux points de feu, était assise en face d’un infirmier.

— Tiens ! c’est Louise, dit Léonie, en la baisant sur les deux joues.

— Et comment ça va, Madame Tampois ?

— Mais bien.

— Vous venez donc du bal ?

— Mais certainement.

— Que je vous embrasse, Madame Haumont. Tenez, il y a encore de la place, asseyez-vous.

— Mince ! c’en est des purées de gueugueules, murmura l’infirmier.

— Dites donc, vous, tâchez d’être un peu convenable, n’est-ce pas, dit Mme Tampois.

— Voyons, Casimir, tais-toi, commanda Louise.

— Non, ma chère, non, il est trop tard. Nous allons coucher, dit Mme Haumont, en repoussant la chaise qu’on lui tendait.

Mais la jeune fille insista.

— À demeurer ainsi debout, dans un courant d’air, entre la porte s’ouvrant sur le bal et la porte donnant sur la rue, Léonie attrapera froid. Voyons, Madame Haumont, asseyez-vous et prenez un verre.

— Soit, répliqua la vieille dame. Seulement Léonie boira quelque chose de tonique, du vin chaud, par exemple. — Ah ! non, s’écria Léonie. J’en ai assez de votre vin chaud, je veux boire de la bière.

Vivement elles se querellèrent.

— Pourquoi que Mademoiselle ne boirait pas des deux ? proposa l’infirmier.

D’un regard qui le toisa du haut en bas, Mme Haumont apprit à ce soldat à ne point s’immiscer dans ses affaires. Le garçon de café passa.

— Un bock ! dit Léonie.

Mme Haumont hocha la tête.

— Ah ! cette jeunesse, soupira-t-elle.

Puis s’adressant à Louise :

— Eh bien, Louise, et les tabacs, quoi de neuf ?

— La même chose, Madame Haumont, toujours du même tonneau pour ne pas changer. On trime du matin au soir, et l’on gagne à peine.

— Le fait est, reprit la vieille dame en inspectant la toilette de la jeune fille, le fait est que si c’était l’argent du gouvernement qui devait payer du velours comme celui-là... et elle tâta, pleine d’envie, l’étoffe entre l’index et le pouce.

— Je t’écoute ! dit Louise en riant. Ah bien ! il en faudrait rouler des cigarettes !

— Ah ça, et Berthe, comment va-t-elle ?

— Mais, à la douce.

— Elle est toujours aux cigarettes à la main ?

— Mais non, vous ne savez donc pas ; elle travaille maintenant aux cigarettes à la mécanique. — Bah ! — à propos, vous savez que Thérésa est dans le bal !

— Tiens, le vlà encore celui-là, interrompit Mme Tampois en montrant le sergent Cabannes qui rôdait autour des tables. Va donc, feignant ; si t’as faim, mange ton poing, si t’as soif...

Elle ne trouva pas le reste de la phrase.

— Mes enfants, dit-elle, changeant de conversation et humant une prise, on étouffe ici.

— Pour sûr, fit à la cantonade, Louise intéressée par les fastueuses toilettes de deux filles, aux yeux caves, aux cils bordés de noir d’allumette battant sur deux plaques de carmin collées aux joues, aux robes élégantes mais fripées, rattachées par des bouts de cordons et des épingles sur du linge dur, deux filles visiblement échappées des maisons de l’autre côté de l’eau. Elles faisaient, à elles seules, un terrible vacarme ; elles avaient demandé une bouteille de bière et le garçon, ahuri par les appels, les avait laissées, là, devant la bouteille sans l’ouvrir. Aussi s’égosillaient-elles à le héler et, de loin, il gueulait : voilà ! et portait des plateaux de bocks, à l’autre coin de la salle.

— En vlà un cul ! dit l’une d’elles ; elle empoigna résolument le goulot de la bouteille et voulut enlever le bouchon avec ses dents ; mais elle tirait en vain, les traits contractés dans le blanc gras de sa face. — Pas plan, fit-elle, s’essuyant avec son mouchoir ses lèvres décolorées, remettant en place la bouteille dont le haut du bouchon s’était teinté de rose.

Partout, maintenant, les tables étaient chargées de mangeailles et de boissons et les chaises pleines de troupiers et de femmes.

Ici, une fille vautrée sur les genoux d’un dragon lui enlaçait furieusement les jambes avec ses cuisses et frottait, à moitié pâmée, ses légers bas contre les basanes ; là, une autre se faisait écraser les doigts dans la large patte d’un cuirassier qui lui broyait ses bagues et elle pleurait et s’évanouissait presque de douleur et de besoin. Deux rangées de tables plus loin, une grande femme, coiffée d’un boléro de satin merveilleux, couleur prune, empanaché d’un large bouquet de plumes jaunes, mangeait tranquillement près d’un artilleur abruti, bavant des filets de salive entre ses deux bottes, une soupe à l’oignon, et elle tenait sa cuiller très haut, pour rattraper le fromage, en le suçant. — Seule, abandonnée sans doute, une fillette regardait fixement devant elle et, pensive, mâchait des bouts d’allumettes.

Une boule sauta d’un billard, chassée par le coup maladroit d’un infirmier, et roula sous une banquette ; des grincements de chaises dérangées des trépignements de pieds, des exclamations saugrenues de femmes retentirent. Un soldat malade, ramené par ses camarades, s’affaissa sur une banquette, la face décomposée, infectant la vinasse aigre et l’ammoniaque ; une fille pocharde s’endormit devant son plat de choucroute que picorait lentement un riz-pain-sel.

Bientôt, dans la soûlerie de ce Satory en fête, des vociférations commencèrent. Les colères de l’esprit de corps, les instincts de querelles, les désirs de brutalités, les souffles de batailles s’éveillèrent ; des disputes s’échangèrent à une table d’abord, puis se propagèrent à toutes les autres. Déjà, un cuirassier, debout, vu de derrière, les bras retenus par des amis moins ivres, insultait un soldat assis qu’on me voyait point, tandis que, derrière un billard, la pêche de Grenelle se menaçait d’une voix traînante de coups de couteaux, à la sortie du bal.

— Ça devient ignoble, allons, allons, filons pendant que le chemin est libre, commanda Mme Haumont.

Ça devenait, en effet, ignoble, et j’avais suffisamment humé la pestilence militaire et le suint charnel pour ardemment désirer de cordiales bouffées d’air silencieux et pur. Je fis comme ces braves dames dont j’avais scrupuleusement épié les dits et les gestes, je sortis.

Une fois sur l’avenue de Lowendal, au milieu de la nuit, dans la solitude de ce quartier mort, je recensai les notions que j’avais acquises ; elles me semblèrent pouvoir se coaliser et se fondre en cet axiome : au Gros Caillou et à Grenelle, l’amour commence pour les très jeunes filles avec les secrétaires d’état-major et les riz-pain-sel et s’achève, pour les femmes très mûres, avec les puissants cuirassiers et les tringlots.

Puis, très souvent, dans l’espoir d’absinthes payées sur les vieux gains des anciens bas, des capitaines retraités de toutes armes, ramassent et épousent ces fausses Madeleines, alors que leur maturité est devenue telle qu’en dépit même d’une sûre prébende, la grosse cavalerie s’effare !

TYPES DE PARIS

LE CONDUCTEUR D’OMNIBUS

— Arrêtez, arrêtez !

— Ding !

— Ouf — et hautement retroussée et la face rouge comme une pivoine, la grosse mère, tenue sous les bras par le conducteur, trébuche dans la voiture et va s’échouer avec un ahan sourd, entre les deux petites barres d’acajou qui limitent sa place.

Le conducteur fouille dans son escarcelle et rend la monnaie à l’énorme dondon qui déborde de la banquette, puis il escalade le toit de l’omnibus où, tassés sur du bois, des corps d’hommes assis s’agitent péniblement derrière le dos d’un cocher dont le fouet claque. Appuyé sur la rampe de l’impériale, il touche ses trois sous et redescend puis s’assied sur un petit banc mobile qui barre l’entrée de la voiture. Plus rien à faire. C’est alors que notre homme regarde négligemment les malheureux qui roulent cahotés dans un bruit de ferrailles, de vitres secouées, de pétarades de chevaux et de coups de timbre. Il écoute le ronchonnement d’un gosse assis sur les genoux de sa mère et dont les jambes battent en mesure les rotules voisines ; puis, fatigué de voir ces deux rangs de passagers qui se saluent à chaque secousse, il se détourne et contemple vaguement la rue.

À quoi peut-il songer alors que la carriole court de guingois toujours dans les mêmes ruisseaux, toujours dans les mêmes routes ? Il a pour se divertir les écriteaux qui se balancent au vent et indiquent les logements à louer, les boutiques fermées pour cause de décès et de mariage, la litière qui croupit devant la porte d’un malade riche. Cela est bon, le matin, quand le seau roulant commence son travail des Danaïdes, recevant et rejetant tour à tour le flot des voyageurs, mais dans la journée, après qu’il a épelé les affiches, agacé le chien de la fruitière qui jappe dès qu’il l’aperçoit, que faire ? à quoi penser ? La vie serait d’une monotonie insupportable si, de temps à autre, on ne pinçait un filou, la main dans une poche qui n’est pas la sienne. Et puis cette assemblée de femmes et d’hommes ne lui donne-t-elle pas un spectacle vieux comme le monde mais toujours réjouissant ? Une petite dame est assise et ferme les yeux, un jeune homme est en face. Quel manège pour que ces deux êtres, qui ne se sont jamais vus, arrivent, sans dire mot et d’un commun accord, à descendre à la suite l’un de l’autre, et à tourner au même coin de rue. Ah ! à défaut de la voix et du geste, quelle phrase ardente ou rêveuse peut exprimer une jambe qui s’approche furtive, frôle celle de la voisine comme une chatte amoureuse qui caresse et fait son ronron, se retire un peu sentant l’autre se dérober à son étreinte, revient et trouvant la résistance moins vive, se hasarde à serrer doucement le pied !

Que de souvenirs de jeunesse, hein, conducteur ? te rappelles-tu tes jeunes années avant qu’un monsieur bien mis et l’abdomen ceint d’une écharpe, t’ait, au nom de la loi, uni par des liens indissolubles, à la tourmente de ta vie, à ta Mélanie de malheur ! ah ! tu as le temps de penser à cette gothon qui te bouscule, te fait manger froid et te traite de propre à rien et de feignant, si tu as bu le divin reginglat à coups plus pressés que de coutume !

S’il y avait seulement moyen de divorcer et d’en reprendre une autre, d’être comme Machut qui est si heureux en ménage, la vie serait moins dure, la marmaille mieux élevée et mieux nourrie, on supporterait moins impatiemment les reproches de ses chefs ; et le mari déçu contemple une apprentie modiste en train de regarder, au fond de la voiture, au travers des vitres et par-dessus la croupe galopante des chevaux, le fourmillement de la rue. Elle a l’air doux, cette petite, elle a encore les mains rouges, on serait heureux avec une telle jeunesse, oui, mais...

— Les voyageurs pour Courcelles !

— Y a-t-il des correspondances ?

— Montez, numéros 8, 9, 10.

— Ding ! ding ! ding !

Et la voiture repart avec sa cargaison de bras, de têtes, de jambes. La fillette est descendue et trottine au loin, avec sa caisse de toile cirée. Le conducteur ne peut se défendre de penser à elle et il passe en revue les qualités qu’elle aurait pu avoir.

Il lui semble la voir rougissant sous la douce piqûre de sa moustache ; oh ! bien sûr qu’elle ne serait point comme sa femme quinteuse et revêche ! Il est à cent lieues de la réalité et il vit en plein dans le pays des rêves, quand le cri bien connu le rappelle de nouveau aux exigences du service.

— Arrêtez, arrêtez !

— Ding !

L’AMBULANTE

Le vice a pour elle comme pour les autres rempli sa tâche coutumière. Il a affiné et rendu désirable la laideur effrontée de son visage. Sans rien perdre de la grâce faubourienne de son origine, la fille est devenue avec ses parures emphatiques et ses charmes audacieusement travaillés par les pâtes, apéritive et tentante pour les appétits blasés, pour les sens alentis qu’émoustillent seulement les véhémences des maquillages et les tumultes des robes à grand spectacle.

Elle a atteint à cette distinction dans le canaille si délicieuse chez les filles décrassées du peuple. La souillon a perdu son hâle et son faguenas de pauvresse sale ; alors la cendre des conchas remplace le culot des pipes, le verre en tulipe, le godet, les bouteilles de hauts crus, veloutées de poussière, les grossiers litrons de picolo et de vin bleu, la couchette de fer se change en un large lit capitonné et plafonné d’étoffes et de glaces, l’ambulante éblouit maintenant avec sa façade de chairs soigneusement réparée au bichlorure d’hydrargyre et aux plâtres, puis la débâcle vient brutalement un soir. Polyte qui lui servait en cachette un amour salé de coups de bottes s’est imprudemment attardé et le sérieux et bienfaisant caissier quitte la place et retourne dans sa famille où il reproche quotidiennement à ses fils le désordre de leurs mœurs.

Les hauts et les bas se succèdent maintenant ; une garnison de tout âge a logé chez elle ; aux aguets devant la porte d’un café, son œil, reculé par du bistre, tend des gluaux, mais le sourire impudent et douloureux de sa bouche épouvante le vulgaire chaland qui ne demande le bonheur qu’aux baisers réguliers et aux grimaces prévues.

Sa beauté mystérieuse et sinistre passe donc incomprise et, par le chaud, par le froid, pendant des soirées entières, pendant des nuits, elle demeure à l’affût, braconnant, tirant sur le gibier qui détale, abattant des pochards, dans ses nuits de chance.

Mais la plupart du temps elle rentre bredouille, le ventre vide, l’estomac trompé par l’alcool, la pituite faisant rage, et elle se couche, accablée, seule, pensant à l’horrible goujat qui l’a perdue, à ses impatients rendez-vous dans ce cabaret de la place Pinel dont l’ignoble fronton se pavoise de ces mots : « Buvons un rigolboche ».

Si lointaine et si effacée que puisse être cette époque, l’ambulante la revit dans ces lucides insomnies que procurent les soûleries incomplètes et les grandes fatigues. Vidée et rendue, elle tressaille encore au souvenir des câlineries et des régalades dont elle abreuvait cet homme. Des détails d’un émouvant et stupide intérêt lui reviennent ; elle revoit ses cheveux effilés sur l’oreille comme des cornes de bœufs, ses chemises de couleur à pois, ses cravates qu’elle lui nouait elle-même, ses bécots et ses enjôleries quand il voulait de l’argent pour offrir à ses autres conquêtes un verre de rigolboche, ce jus rose vanillé au foin, ce marasquin des chiffortonnes !

Et le matin emplit la chambre, et l’après-midi se passe ; il faut se lever pourtant et s’atteler de nouveau à la dure vie qu’on lui a faite. Semblable à la veille, le jour s’écoule, pareil au lendemain qui va suivre. Les acheteurs diminuent encore ou ils lui filoutent lâchement le prix de ses peines.

Grugée de nuit, grugée de jour, rongée par une inextinguible soif, elle ne peut qu’étancher celle de Polyte qui lui délivre en récompense d’extraordinaires roulées de coups de bottes.

Puis l’impérieuse débine s’accentue, car ces amours et ces raclées, ces famines et ces noces creusent les yeux qui capotent maintenant dans la face meurtrie. Sous peine de mourir complètement de faim, il faut désormais combler les gouffres des épaules ou contenir dans les barrières du corset l’ampleur débordée des chairs ; les bourres, les digues de baleines, le vernissage des traits et la sauce des fards mettent la bourse de l’ambulante à sec. La moisson de ses vices est mûre et la brême menace. Eh houp ! le tombereau et aux greniers de Lourcine.

LA BLANCHISSEUSE

Depuis Nausicaa d’homérique et ennuyeuse mémoire, les reines ne lavent plus leur linge elles-mêmes, et si j’excepte ces déesses élues à la mi-carême, dans le clapotis des litres et le cahot des verres, le nettoyage des jupons et des bas est depuis longtemps confié à de bonnes soussouilles dont les gros bras font marcher le fer. Depuis nombre d’années, les blanchisseuses ne sont plus parfumées au benjoin et à l’ambre comme les roses lavandières de Lancret ou, si celles-ci existent encore, elles n’exercent leur métier que par intermittences et leur véritable profession est sans doute plus lucrative mais moins avouable.

Ah ! leur réputation est mauvaise… Ah ! les vieilles rôdent comme des chiennes, briffent et boissonnent, assoiffées par le feu des poêles… Ah ! les jeunes gourgandinent, enragées d’amour et courent de longues prétentaines au sortir des lavoirs !… Eh bien quoi ? Pensez-vous donc que leur vie soit gaie et qu’elles n’aient point le droit d’enterrer au fond des chopines ou des lits, la tristesse des journées longues ? Eh ! qu’elles aiment et qu’elles boivent ! car travailler debout, sous la pluie qui tombe des linges pendus aux fils, sentir l’eau qui glisse sur les frisons de la nuque et coule lentement dans le ravin du dos, respirer à pleine bouche la buée des lessives, avoir les reins brûlés par le feu de la mécanique, brimballer sur l’épaule des charretées de draps, se déhancher à soutenir un panier énorme, marcher, courir, ne jamais se reposer, tremper les chemises dans l’eau bleue, les tordre, les faire essorer, les repasser au fer chaud, amidonner les manchettes, tuyauter le linge ou le perdre, le détériorer, se le faire rendre sans payement de la note par les femmes et le faire accepter contre argent par les hommes, c’est là leur effroyable tâche, leur effroyable vie !

Et combien d’entre elles passeront encore par les dernières étapes de la Passion ! Leur chemin de croix commence au tisonnement du poêle et finit au baquet des rivières ! Quand l’âge a éteint les rumeurs de leurs chairs et fait se dresser devant elles comme consolation suprême le verre de casse-gueule, alors qu’elles ont inutilement erré jusqu’à neuf heures du matin, dans le marché de la rue aux Ours, en quête d’une patronne pressée d’ouvrage, elles vont s’échouer, catarrhales, dans ce quartier que la Bièvre, trempe de ses eaux malades, couleur de cachou et de nèfle. Accroupies, là, depuis les rougeurs de l’aube jusqu’aux fumées du crépuscule, auprès de monstres, vêtues de guenilles, coiffées de marmottes et enterrées jusqu’aux aisselles dans des futailles, elles savonnent à tour de bras, frappent à tour de battoir le linge qui s’égoutte sur la planche.

Vues de dos, quand elles sont enfoncées dans des bouillons d’eau sale, leurs échines font saillie sous le canezou crasseux, des brindilles de tignasse courent à la débandade sur leur peau vernissée comme la pelure des oignons et elles sont là, efflanquées et mornes, abritant leurs chefs moussus sous de vieux parapluies rouges, hurlant comme des louves après les gamins qui les insultent, redressant leur squelette courbé sous la hotte de linge, un poing sur la hanche, l’autre à la bouche, en guise de porte-voix, jetant sur tous ceux qui passent ces gueulées d’injures qui leur ont mérité le surnom de l’argot « les baquets insolents ».

LE GEINDRE

Ô Mélancolique inventeur des yeux noirs qui brûlent sans flammes et des lèvres tout à la fois irritantes et froides, peintre des Cydalises désarmées qui reflètent leur traîne de moire rose dans le bleu des lacs, Watteau ! j’ai, par l’une de ces dernières et froides nuits, songé à ton Gille goguenard dont le blanc visage s’allume de prunelles inquiètes et se troue d’une bouche arrondie comme un O rouge dans l’ovale laiteux des chairs.

Flânant sur le boulevard des anciennes banlieues, alors que dans un bain de lune les grilles des tripiers jettent sur la boue des rues les raies cassées de leurs ombres, j’entrevis un fantoche démesurément long, qui filait le long des boutiques, un litre dans une main, une pipe dans l’autre.

Je ne doutai point que cet étrange personnage ne fût ce folâtre et rusé compère, grand brasseur de filles et dépuceleur de bouteilles, l’éternel rival d’Arlequin : Pierrot. Il rasait les murs, preste et le regard sournois. Soudain, il fit halte devant une maison, poussa une petite porte, tomba dans un trou noir comme un lys plongé jusqu’à la tige dans un baquet d’encre, puis il reparut dans une cave qui s’alluma au ras du trottoir.

Je vis alors au travers des grillages qui faisaient ventre et dont mainte maille détraquée tordait ses fils en révolte, un carreau poudré de blanc, une rangée de sacs, une hache, une pelle, un pétrin sur lequel s’agitaient, hurlants et blêmes, sans chemises et sans vestes, deux hommes se ruant sur un monceau de pâte qui claquait sourdement, alors qu’elle retombait sur le bois de l’auge.

Ils grondaient, geignaient, criaient des mots inarticulés, poussaient des gémissements à fendre l’âme, battaient à grands coups la purée flasque. Han ! han ! han ! han ! clac ! paf ! h ... an ! et comme une couleuvre dont les anneaux roulent le mastic se tordait sous leurs poings ! Les corps ruisselaient, les boules des biceps dansaient dans les bras, de grosses gouttes de sueur perlaient au front et buvaient la farine amassée aux tempes.

Ils tapaient dans le tas comme des furieux, puis après un dernier cri qu’ils s’arrachèrent des entrailles, les bras cessèrent leurs moulinets ; les hommes se frottèrent les doigts au-dessus du pétrin et, saisissant les litres, ils burent à outrance, la tête renversée, la pomme d’Adam sautant, affolée, dans la peau du cou.

D’un mouvement brusque, ils se jetèrent en avant, retirèrent le goulot de leurs lèvres, et de chaque côté de la bouche des rigoles coulèrent, s'épaississant à mesure qu’elles s’empoicraient dans les tournants poudreux du menton.

Ah ! je le reconnaissais, ton type de larron et d’ivrogne, Watteau ! je le retrouvais enfin, ce sacripant et ce goinfre, mais ce ne fut vraiment lui que pendant quelques secondes. Le glouglou harmonieux des gorges prit fin. Les bouteilles étaient vides, les hommes reprirent leur besogne acharnée dans le fournil.

L’un d’eux modela la pâte et l’autre l’enfourna dans un vaisseau de brique dont la gueule, grande ouverte, rougeoyait comme un incendie, avec son bûcher de bouleaux en flammes.

Ô pierrots harassés, geindres ! Vous, qui, à l’heure où les noirs fifis s’apprêtent à pomper dans les fosses, vous qui à cet instant solennel où les uns crochètent les portes des autres, et où les autres achètent à beaux deniers la maîtresse des uns, suez, rognonnez et soufflez ; commencez votre chant de guerre et vos danses de cannibales autour du pétrin qui crie ! Bâfrez, hurlez comme des loups et buvez comme des sables, vous partagez avec le Dieu des pauvres l’élan des oraisons : Donnez-nous notre pain quotidien, ô blancs lutteurs ! tout blé et pas d’avoine, hein ? Ainsi soit-il.

LE MARCHAND DE MARRONS


Les pavés tressaillent déchaussés par le roulis des fardiers et des haquets ; les chiens détalent à toutes pattes, les hommes hâtent le pas, assourdis et aveuglés par une furieuse bourrasque de pluie et de grêle. Les girouettes des maisons tournent et grincent affolées, les fenêtres mal closes gémissent à fendre l’âme, les gonds oxydés des portes crient affreusement tandis que seul au coin de la rue, dans une niche contiguë ; au comptoir d’un marchand de vins, le débitant de marrons demeure impassible, hurlant aux passants transis : eh ! chauds, chauds, les marrons !

Que d’événements frivoles ou graves, cet homme est à même de voir, alors que le ventre au feu et la face au vent, il fait grêler dans sa poêle à jour, les marrons aux coques d’or ou qu’il remue les châtaignes qui mijotent sous le torchon de toile bise ! que de comédies, que de drames, que de prologues de romans, que d’épilogues de nouvelles il entend les matins d’hiver, alors, que, frileuse ou glacée, l’aube se lève !

Il est là, dans son échoppe, allumant la braise, attisant avec son soufflet les charbons du fourneau, écoutant de toutes ses oreilles les papotages, les parlotes, les cancans des laitières et des concierges.

Devant lui passent toutes les infirmités corporelles du quartier, tous les vices des maisons voisines. Aux ragots des offices et de la loge, révélant le cocuage du Monsieur qui demeure au premier, précisant l’heure et le jour où sa femme le trompe, par semaine, une fois, s’ajoutent les doléances des bonnes se plaignant de leur ration de vin, racontant les besoins de leurs maîtresses, les tentatives de leurs patrons, les goûts épuisants et précoces de leurs enfants.

Quelle chronique d’ordures il eût pu amasser depuis le jour où il a revêtu le tablier à deux poches et consenti à éventrer les grands sacs de toile ! que de mots câlins ou aigres il a entendus, murmurés ou glapis par les couples qui le frôlaient, que d’ivrognesses, que de fausses amoureuses, que de pochards, que d’aimables grinches il a vu happés au collet par les sergents de ville ! que de chutes, que d’accidents de voitures, que de côtes défoncées, de jambes déboîtées, d’épaules luxées, que de rassemblements de foule devant les pharmacies il a regardés, tout en fendant d’un coup de tranchet la robe brune des châtaignes, tout en remuant avec son couteau de bois les marrons qui se craquèlent et pètent !

Et cependant la vie n’est pas couleur de rose dans ce chien de métier ; vent, bruine, pluie, neige, s’en donnent à cœur joie ; le fourneau tressaille et geint sous les rafales qui le bousculent, épandant à flots la fumée qui pique les yeux et éteint la voix ; le charbon brasille et s’use vite, les chalands passent rapides, engoncés dans le collet de leur paletot, aucun ne s’arrête devant l’échoppe et derrière le malheureux, au travers des vitres qui le séparent de la piscine aux vins, s’alignent, vives, engageantes, scintillant sur une planchette posée devant une glace, des régiments de bouteilles, hautes en couleur et larges en ventre. Quelle attirance, quelle fascination ! oh ! qui dira le charme des canons et du tafia ? Ne les regarde point, pauvre hère, oublie froid, faim, bouteilles et chante, nasillard, ta complainte obstinée : eh ! chauds, chauds, les marrons !

Va, éreinte-toi, gèle, gèle, souffle sur les fumerons qui puent, aspire à pleine bouche la vapeur des cuissons, emplis-toi la gorge de cendre, trempe dans l’eau tes mains bouillies et tes doigts grillés, égoutte les châtaignes, écale les marrons, gonfle les sacs, vends ta marchandise aux enfants goulus, aux femmes attardées ; hue ! philosophe, hue ! entonne à tue-tête, jusqu’à la pleine nuit, au clair du gaz, sous le froid, ton refrain de misère : eh ! chauds, chauds, les marrons !

LE COIFFEUR

L’on s’assied devant une psyché d’acajou qui contient sur sa plaque de marbre des lotions en fioles, des boîtes à poudre de riz en verre bleu, des brosses à tête aux crins gras, des peignes acérés et chevelus, un pot de pommade ouvert et montrant la marque d’un index imprimé dans de la pâte jaune.

Alors l’exorbitant supplice commence.

Le corps enveloppé d’un peignoir, une serviette tassée en bourrelet entre la chair du cou et le col de la chemise, sentant poindre aux tempes la petite sueur de l’étouffement, l’on reçoit la poussée d’une main qui vous couche le crâne, à droite, et le froid des ciseaux vous fait frissonner le derme.

Au bruyant cliquetis du fer que le tondeur agite, les cheveux s’éparpillent en pluie, tombent dans les yeux, se logent dans les cils, s’attachent aux ailes du nez, se collent aux coins des lèvres qu’ils chatouillent et piquent, tandis qu’une nouvelle poussée de main vous couche subitement le crâne à gauche.

Tête à droite, tête à gauche, fixe. Et ce va-et-vient de Guignol continue, aggravé par le galop des cisailles qui manœuvrent autour des oreilles, courent sur les joues, entament la peau, cheminent le long des tempes, barrent l'œil qui louche ébloui par ces lueurs claires.

— Monsieur, veut-il le journal ?

— Non.

— Un beau temps, n’est-ce pas, monsieur ?

— Oui.

— Il y a des années que nous n’avons eu un hiver aussi doux.

— Oui.

Puis un temps d’arrêt ; le funèbre jardinier s’est tu. Il vous tient l’occiput maintenant entre ses deux poings et le voilà qui, au mépris des éléments les moins contestés de l’hygiène, vous le balance, en haut, en bas, très vite, penchant sa barbe sur votre front, haleinant sur votre figure, examinant dans la glace de la psyché si les crins tondus sont bien de longueur égale ; le voilà qui émonde, par-ci, par-là, encore, et qui recommence à faire cache-cache avec votre tête qu’il tente en appuyant dessus de vous rentrer dans l’estomac pour mieux juger de l’effet de sa coupe. La souffrance devient intolérable. — Ah ! où sont-ils donc les bienfaits de la science, les anesthésiques vantés, les pâles morphines, les fidèles chloroformes, les pacifiants éthers ?

Mais le coiffeur halète, épuisé par ses efforts, souffle comme un bœuf, puis se rue de nouveau sur votre caboche qu’il ratisse maintenant avec un petit peigne et rabote sans trêve avec deux brosses.

Un soupir de détresse vous échappe, tandis que déposant ses étrilles, il secoue votre peignoir.

— Monsieur veut-il une friction ?

— Non.

— Un shampooing alors ?

— Non.

— Monsieur a tort, cela raffermit le cuir chevelu et détruit les pellicules.

D’une voix mourante, l’on finit par accepter le shampooing, las, vaincu, n’espérant plus s’échapper vivant de cet antre.

Alors une rosée coule, goutte à goutte, sur votre tignasse que l’homme, les manches retroussées, récure, puis bientôt cette rosée qui pue l’orangeade se change en mousse et, stupéfié, l’on s’aperçoit dans la glace, coiffé d’un plat d'œufs à la neige que de gros doigts crèvent.

Le moment est venu où le supplice va atteindre son acuité suprême.

Brutalement, votre tête voltige comme sur des raquettes entre les bras du pommadin qui rugit et se démène ; votre cou craque, vos yeux jaillissent, la congestion commence, la folie menace. Dans une dernière lueur de bon sens, dans une dernière prière, l’on implore le ciel, l’adjurant de vous accorder un genou, une tête de veau, de vous rendre chauve !

L’opération se termine pourtant. On se lève chancelant, pâle, comme au sortir d’une longue maladie, guidé par le bourreau qui vous précipite le chef dans une cuvette, vous le saisit à la nuque, l’asperge à grands flots d’eau froide, puis le comprime fortement, à l’aide d’une serviette et le reporte dans le fauteuil où pareil à une viande échaudée, il gît sans mouvement, très blanc.

Il ne reste plus, après les cruelles souffrances endurées, qu’à subir le dégoût des manipulations finales, l’enduit de poix écrasé dans les paumes et plaqué sur le crâne écorché de nouveau par les dents des peignes.

C’est fait, on est dégarroté, debout, libre ; l’on écarte les offres de savon et de lubin ; l’on paye et l’on fuit à toutes jambes, de la périlleuse officine, mais, au grand air, l’égarement s’efface, l’équilibre revient, les pensées reprennent tranquillement leur marche.

On se trouve mieux portant, moins mûr. En même temps qu’il vous sarclait le poil, le merlan vous a comme par miracle allégé de plusieurs ans ; l’atmosphère semble plus clémente et plus neuve, des fraîcheurs d’âme éclosent, mais elles se fanent, hélas ! presque aussitôt car les démangeaisons que procurent les cheveux coupés, tombés dans la chemise, se font sentir. Et lentement, couvrant un rhume, l’on retourne chez soi, admirant l’éternel héroïsme des religieux dont les chairs sont, nuit et jour, volontairement grattées par l’âpre crin des durs cilices.

PAYSAGES

LA BIÈVRE

À Henry Céard

LA nature n’est intéressante que débile et navrée. Je ne nie point ses prestiges et ses gloires alors qu’elle fait craquer par l’ampleur de son rire son corsage de rocs sombres et brandit au soleil sa gorge aux pointes vertes, mais j’avoue ne pas éprouver devant ses ripailles de sève, ce charme apitoyé que font naître en moi un coin désolé de grande ville, une butte écorchée, une rigole d’eau qui pleure entre deux arbres grêles.

Au fond, la beauté d’un paysage est faite de mélancolie. Aussi la Bièvre, avec son attitude désespérée et son air réfléchi de ceux qui souffrent, me charme-t-elle plus que toute autre et je déplore comme un suprême attentat le culbutement de ses ravines et de ses arbres ! Il ne nous restait plus que cette campagne endolorie, que cette rivière en guenilles, que ces plaines en loques et on va les dépecer ! L’on va pendre aux crocs chaque quartier de terre, vendre à l’encan chaque écuellée d’eau, combler les marécages, niveler les routes, arracher les pissenlits et les ronces, toute la flore des gravats et des terres incultes ; la rue du Pot-au-Lait et le chemin de la Fontaine à Mulard qui enlacent toute une lande engorgée de mâchefer et de plâtras, bossuée par des bourrelets et des culs de pots de fleurs, semée, çà et là, de fruits pourris et mangés de mouches, de cendre et de flaques, empuantie par les entrailles mouillées des paillasses et les amoncellements dans la bouillie des fanges, vont disparaître et cette vue mélancolisante d’un puits artésien et de la Butte aux Cailles, ces lointains où le Panthéon et le Val-de-Grâce arrondissent, séparés par des tuyaux d’usines, leurs deux boules violettes sur la braise écroulée des nuages, vont faire place aux jolies bêtes, aux banals galas des maisons neuves !

Ah ! les gens qui ont décidé le pillage et le sac de ces rives, n’ont donc jamais été émus par l’inertie désolée des pauvres, par le gémissant sourire des malades ? ils n’admirent donc la nature que hautaine et parée ? ils ne sont jamais, par les jours de spleen, montés sur les coteaux qui dominent la Bièvre ? ils ne l’ont donc jamais enfin regardée cette étrange rivière, cet exutoire de toutes les crasses, cette sentine couleur d’ardoise et de plomb fondu, bouillonnée çà et là de remous verdâtres, étoilée de crachats troubles, qui gargouille sur une vanne et se perd, sanglotante, dans les trous d’un mur ? Par endroits, l’eau semble percluse et rongée de lèpre ; elle stagne, puis elle remue sa suie coulante et reprend sa marche ralentie par les bourbes. Ici, des huttes pelées, des hangars borgnes, des murs salpêtrés, des briques tartreuses, tout un assemblage de teintes mornes sur lesquelles, pendant à la croisée d’une chambre, un édredon de percale rouge jette comme un réveil sa note éclatante ; là, des cages sans volets pour les mégissiers, des brouettes, les quatre fers en l’air, un trident, un râteau, des vagues figées de laine morte, une colline de tan sur laquelle picore une poule à crête écarlate et à queue noire. En l’air, des toisons secouées par le vent, des peaux râclées qui s’étirent et se détachent avec leur blancheur crue sur la pourriture verdie des claies, par terre, des baquets hydropiques, des futailles énormes où marine dans des teintes de feuille morte et de bleu sale la croûte liquéfiée des cuirs, plus loin enfin des peupliers piqués dans une boue de glaise et un tas de masures qui s’escaladent et se haussent les unes par-dessus les autres, étables sordides où toute une population de gosses fermente aux fenêtres pavoisées de linge sale.

Eh ! oui, la Bièvre n’est qu’un fumier qui bouge ! mais elle arrose les derniers peupliers de la ville, oui, elle exhale les fétides relents du croupi et les rudes senteurs des charniers, mais jetez aux pieds de l’un de ses arbres un orgue qui crachera en longs hoquets les mélodies dont son ventre est plein, faites s’élever dans cette vallée de misères la voix d’une pauvresse qui lamentablement chantera devant l’eau une de ces complaintes ramassées au hasard des concerts, une romance célébrant les petits oiseaux et implorant l’amour, et dites si ce gémissement ne vous prend point aux entrailles, si cette voix qui sanglote ne semble pas la clameur désolée d’un faubourg pauvre !

Un peu de soleil — et, merveilles des joies navrées — des grenouilles coassent sous des roseaux, un chien s’étire, les pattes écartées, la queue en l’air, une femme passe un petit panier au bras, un homme en casquette chemine, le brûle-gueule aux dents et, sous la garde de mioches qui se roulent dans la boue, un fantôme de rosse blanche pâture dans les terrains vagues.

Les travaux sont commencés. Le remblai de la rue de Tolbiac barre l’horizon déjà ; le lait de chaux va masquer de son uniforme blancheur les ulcères diaprés du quartier souffrant, les grands ciels gris sur lesquels se découpent encore les séchoirs à jour des peaussiers et des chamoiseurs seront prochainement bouchés. Bientôt sera à jamais terminée l’éternelle et charmante promenade des intimistes, au travers de la plaine que sillonne, en travaillant, l’active et misérable Bièvre.

LE CABARET DES PEUPLIERS

LA plaine s’étend, aride et morne. Les grandes cultures des orties et des chardons la couvrent, rompues, çà et là, par les mares séchées de la Bièvre morte.

Le bout d’un étang scintille, à gauche, au soleil comme un éclat de verre, le reste moisit, glacé de vert pistache par les lentilles d’eau.

Au loin, une ou deux cabanes branlantes avec des matelas pendus aux fenêtres et des fleurs plantées dans des boîtes au lait et dans de vieilles marmites ; des arbres aux sèves affaiblies siègent à d’inégales distances, montrant comme des mendiants leurs bras paralysés, hochant des têtes qui bégaient dans le vent, courbant des troncs, chétivement nourris par la lésine d’un incurable sol.

Le long de cette plaine, à droite, la rivière coule en un mince ruban, bordant la route qui s’engage sous une arche de pont jusqu’à la poterne ouverte dans les remparts. Des cultures maraîchères verdoient par places dans une terre moins pauvre, huit vigoureux peupliers éventent une maisonnette dont les murs se dressent, mettant les jolies taches de leur crépi rose sous la guipure jaune et verte des feuilles. On lit, en haut, près du toit, cette inscription : « Débit de vins » et devant cette coquetterie de couleurs, devant ces tonnelles qui se penchent sur l’eau, l’on songe involontairement au plaisant décor des auberges de théâtre ; malgré soi, l’on songe aussi à une salle poudrée de grès, à une armoire de noyer, ornée de ferrures, de pichets d’étain, de vaisselles à coqs et à fleurs ; l’on se dit qu’il serait bon de boire sur un coin de table le petit vin suret, de couper une vaste miche dans le pain rond de ménage, de manger, tout en l’arrosant d’amples rasades, de solides omelettes, persillées de petite ciboule ou bardées de lard.

Puis on s’approche, on franchit l’immobile rivière sur une passerelle, et alors ce cabaret si pimpant et si bonhomme s’assombrit comme un repaire, comme un coupe-gorge.

Le sourire de ses murs roses a fui ; une vieillesse hâtive et ignoble a voûté les chevrons et courbé le toit. Le teint éraillé est d’un rouge atroce. On pense immédiatement devant cette cahute à une épouvantable pierreuse qui détrousse et surine dès que la nuit tombe.

Des tatouages de peinture noire apparaissent sous l’horrible épiderme du plâtre meurtri, des lettres mangées par le passage des saisons, faisant des mots intelligibles encore : « Lapins sautés, bières et vins, au rendez-vous des peupliers. » — Un silence inquiétant plane au-dessus du bouge, les vieux réverbères à poulies qui pendent le long de la route prennent des allures lugubres et louches ; l’on frissonne à l’idée qu’on pourrait se trouver attardé là, tout seul, un soir.

Assis sous une tonnelle, devant une table bâtie avec une planche posée sur quatre lattes, vous voyez, après des appels furieux, une servante poindre au bout de l’allée, le ventre en avant, la tête embobinée de linge, les yeux caves, les joues vides et tachées de son.

Elle apporte, après avoir consulté la patronne qui hésite, défiante, craignant la rousse, des verres massifs gardant encore des places mal essuyées de bouches. Elle verse le pissat d’âne fabriqué dans cette immense bâtisse qui s’élève au-dessus de la plaine, la brasserie de l’ancienne barrière Blanche et l’on découvre, si l’on suit le regard de cette fille, au travers des feuilles, dans un bosquet voisin, un ouvrier qui dort, la chemise de percale ouverte au cou et bouffant de la culotte serrée à la taille par une ceinture de cuir. Il se retourne sacrant après les mouches et un hideux côté de visage se montre, barbouillé comme les murs du bouge d’une large tache de lie de vin et de sang.

Aucune carriole et aucun haquet ne passent, troublant le repos de la ruelle déserte ; le roulement du chemin de fer retentit, seul, par instants ; des flocons de vapeurs blanches s’envolent et viennent nicher dans le plafond de la tonnelle, un coq claironne, agitant son rouge cimier, brandissant le panache de sa queue, plumée de vert bouteille et d’or, une troupe de canards se précipite avec d’affreux couins-couins dans la Bièvre qui se réveille et souffle son haleine de purin gâté ; alors si, vous tournant vers les remparts, vous contemplez l’horizon rayé par la voie de ceinture, d’inconsolantes et de salutaires pensées vous viennent.

En haut, tout en haut, couvrant le ciel, Bicêtre dresse sa masse énorme, dominant tout Paris comme une menace, rappelant aux factices énergies de nos sens surmenés, aux dépenses inconsidérées de nos cervelles, aux douleurs de nos amitiés et de nos ambitions déçues, la fin désastreuse qui les attend.

Bouée formidable et grandiose, signalant les brisants de la ville, Bicêtre complète cette désolante image de la vie, qu’évoque déjà en nous la Bièvre, si joyeuse et si bleue à Buc, plus malingre, plus noire à mesure qu’elle s’avance, épuisée par les constants labeurs qu’on lui inflige, impotente et putride alors qu’ayant terminé sa lourde tâche, elle tombe, exténuée, dans l’égout qui l’aspire d’un trait et va la recracher au loin, dans un coin perdu de Seine.

LA RUE DE LA CHINE

À Jules Bobin

POUR les gens qui haïssent les bruyantes joies retenues toute la semaine et lâchées dans Paris, le dimanche ; pour les gens qui veulent échapper aux fastidieuses opulences des quartiers riches, Ménilmontant sera toujours une terre promise, un Chanaan de douceurs tristes.

C’est dans l’un des coins de ce quartier que s’étend la si extraordinaire et si charmante rue de la Chine. Encore qu’elle ait été tronquée et mutilée par la construction d’un hôpital qui ajoute le douloureux spectacle des souffrances humaines errant au-dessus de la route sur des préaux sans arbres et sans fleurs, à l’aspect discret et recueilli de ses maisonnettes encloses de palis et de haies, cette rue a néanmoins conservé la joyeuse allure d’une ruelle de campagne tout enluminée par des jardinets et par des bicoques.

Telle qu’elle existe encore, cette rue est la négation de l’ennuyeuse symétrie, l’opposé du banal alignement des grandes voies neuves. Tout va de guingois chez elle ; ni moellons, ni briques, ni pierres, mais de chaque côté, bordant le chemin sans pavé creusé d’une rigole au centre, des bois de bateaux, marbrés de vert par la mousse et plaqués d’or bruni par le goudron, allongent une palissade qui se renverse, entraînant toute une grappe de lierres, emmenant presque avec elle la porte visiblement achetée dans un lot de démolitions et ornée de moulures dont le gris encore tendre perce sous la couche de hâle déposée par des attouchements de mains sucessivement sales.

C’est à peine si la maisonnette à un étage perce sous sa cannetille de vigne vierge dans un fouillis de valérianes, de roses trémières et de grands soleils dont les têtes d’or se dépouillent et montrent de noires calvities, pareilles aux ronds des cibles.

Puis, c’est invariablement derrière la haie des planches un réservoir en zinc, deux poiriers reliés par des ficelles, pour le linge et un bout de potager avec des courges aux fleurs d’un jaune clair, des carrés d’oseille et de choux que dentellent et quadrillent avec leurs ombres des vernis du Japon et des peupliers.

Et la rue va ainsi, laissant à peine entrevoir par de vertes éclaircies des bouts de toits violets et rouges ; elle va plus resserrée à mesure, se démanchant, se tortillant, grimpant, plantée, çà et là, de vieux réverbères à huile, jusqu’à la navrante et interminable rue de Ménilmontant.

Dans cet immense quartier dont les maigres salaires vouent à d’éternelles privations les enfants et les femmes, la rue de la Chine et celles qui la rejoignent et la coupent, telles que la rue des Partants et cette étonnante rue Orfila, si fantasque avec ses circuits et ses brusques détours, avec ses clôtures de bois mal équarri, ses gloriettes inhabitées, ses jardins déserts revenus à la pleine nature, poussant des arbustes sauvages et des herbes folles, donnent une note d’apaisement et de calme unique.

Ce n’est plus comme dans la plaine des Gobelins une chétivité de nature en rapport avec l’impitoyable détresse de ceux qui la peuplent ; c’est, sous un grand ciel, un sentier de campagne où la plupart des gens qui passent semblent avoir mangé et avoir bu, c’est le coin souhaité par les artistes en quête de solitude ; c’est le havre imploré par les âmes endolories qui ne demandent plus qu’un bienfaisant repos loin de la foule ; c’est pour les déshérités du sort et pour les écrasés de la vie, une consolation, un soulagement qui naît de l’inévitable vue de l’hôpital Tenon dont les hautes prises d’air crèvent le ciel et dont toutes les croisées s’emplissent de figures pâles, penchées sur la plaine qu’elles contemplent avec les yeux profonds et avides des convalescents.

Ah ! cette rue est clémente pour les affligés et charitable pour les aigris, car à la pensée que de pauvres gens sont couchés dans ce gigantesque hôpital aux longues salles pleines de lits blancs, l’on trouve bien enfantines et bien vides ses souffrances et ses plaintes, puis l’on rêve aussi devant ces cottages cachés dans la ruelle à un délicieux refuge, à une petite aisance qui permettrait de ne travailler qu’à ses heures et de ne pas hâter par besoin la confection d’une œuvre.

Il est vrai qu’une fois rentré dans le cœur de la ville, l’on se répète avec raison peut-être qu’un accablant ennui vous opprimerait dans l’isolement de la maisonnette, dans le silence et dans l’abandon du chemin ; et pourtant, chaque fois que l’on vient se retremper dans la douce et triste rue, l’impression reste la même ; il semble que l’oubli et que la paix cherchés au loin dans la contemplation de monotones plages se trouveraient là, réunis au bout d’une ligne d’omnibus, dans ce sentier de village perdu à Paris, au milieu du joyeux et du douloureux tumulte de ses grandes rues pauvres.

VUE DES REMPARTS DU NORD-PARIS

DU haut des remparts, l’on aperçoit la merveilleuse et terrible vue des plaines qui se couchent, harassées, au pied de la ville.

À l’horizon, sur le ciel, de longues cheminées rondes et carrées de briques vomissent dans les nuages des bouillons de suie, tandis que plus bas, dépassant à peine les toitures plates des ateliers couverts de toiles bituminées et de tôle, des jets de vapeur blanche s’échappent, en sifflant, de minces tuyaux de fonte.

La zone dénudée, s’étend, renflée de monticules sur lesquels des marmailles, en groupe, enlèvent des cerfs-volants fabriqués avec de vieux journaux et ornés de ces images en couleurs que la réclame distribue aux portes des magasins ou aux coins des ponts.

Près des cahutes dont les tuiles d’un rouge pâle bordent les lacs clairs des toits vitrés, de monumentales charrettes dressent leurs bras munis de chaînes, abritant, ici une idylle faubourienne, là une maternité dont un enfant pompe avec acharnement la gorge sèche. Plus loin, une chèvre broute attachée à un piquet ; un homme dort, renversé sur le dos, les yeux abrités par sa casquette ; une femme assise répare longuement l’avarie de ses pieds.

Un grand silence couvre la plaine, car le grondement de Paris s’est éteint peu à peu et le bruit des fabriques aperçues arrive hésitant encore. Parfois on écoute cependant, comme une horrible plainte, le sourd et rauque sifflet des trains de la gare du Nord qui passent cachés par des talus plantés d’acacias et de frênes.

Au loin enfin, tout au loin, une large route blanche monte se perdant dans le ciel, mettant à son sommet comme un nuage lorsqu’une invisible carriole soulève, masquée par la courbe du terrain, des flocons de poussière.

Vers la brune, par ces temps où les nuées charbonneuses se roulent sur le jour mourant, le paysage s’illimite et s’attriste encore ; les usines ne montrent plus que des contours indécis, des masses d’encre bues par un ciel livide ; les enfants et les femmes sont rentrés, la plaine semble plus grande et, seul, dans le chemin poudreux, le mendiant, le mendigo, comme l’appelle la mouche, retourne au gîte, suant, éreinté, fourbu, gravissant péniblement la côte, suçant son brûle-gueule pour longtemps vide, suivi de chiens, d’invraisemblables chiens superbes de bâtardises multipliées, de tristes chiens accoutumés comme leur maître à toutes les famines et à toutes les puces.

Et c’est alors surtout que le charme dolent des banlieues opère ; c’est alors surtout que la beauté toute-puissante de la nature resplendit, car le site est en parfait accord avec la profonde détresse des familles qui le peuplent.

Créée incomplète dans la prévision du rôle que l’homme lui assignera, la nature attend de ce maître son parachèvement et son coup de fion.

Bâtisses somptueuses aidant à l’aspect des quartiers habités par les gens riches, villas tachant de jaune beurre et de blanc frais des campagnes reposées et joyeuses, Parcs-Monceau maquillés comme les femmes qui s’y posent, hauts fourneaux et grandes forges se dressant dans des paysages épuisés et grandioses comme eux, telle est l’immuable loi.

Et c’est pour l’appliquer, c’est pour réaliser l’instinct d’harmonie qui nous obsède, que nous avons délégué les ingénieurs afin d’assortir la nature à nos besoins, afin de la mettre à l’unisson avec les douces ou pitoyables vies qu’elle a charge d’encadrer et de réfléchir.

FANTAISIES
ET PETITS COINS

BALLADE EN PROSE DE LA CHANDELLE DES SIX

À Gabriel Thyébaut

ALORS que la Carcel dominait, illuminant les chambres des familles à l’aise, toi seule éclairais ces galetas où la fille encore impubère du pauvre suppute, en rêvant, la valeur de ses charmes qui poussent, ô chandelle des six, grésillante chandelle !

Puis le corps se gâte, mûri par les noces ; déjà le ventre persienne et la gorge flotte ; l’argent gagné à la sueur des charmes tarit et la faim ordonne. Ce n’est plus Mme Julia, c’est la vieille mère Jules qui se pocharde et te mouche, ô chandelle des six, grésillante chandelle !

Ce sont des évocations plus personnelles et plus intimes que ta vue réveille maintenant en moi ; devant ta mèche qui champignonne et rougeoie dans un lac de suif, je revois mon enfance, ces longues soirées d’hiver où, fatiguée par mes pleurs et par mes cris, ma mère me renvoyait à la cuisine près de la bonne épelant à haute voix le gros livre des songes, ô chandelle des six, grésillante chandelle !

Puis ces rappels lointains s’effacent peu à peu aussi et les lamentables souvenirs des idéals à jamais défoncés me reviennent. Je songe, cette fois, à ce garni lugubre où, attendant l’arrivée d’une maîtresse, je regardais, atterré, l’oreille aux guets, me répétant qu’elle ne viendrait point, les mouches latrinières danser, en cuisant sur ta pointe, ô chandelle des six, grésillante chandelle !

Si, dépossédée par les pétroles et les schistes, tu es aujourd’hui abandonnée du pauvre même, tu auras été du moins adulée comme jamais reine ne le fut, ô chandelle fumeuse ! Rembrandt, Gérard Dow, Schalken, t’ont célébrée dans d’immortelles pages ; il t’ont fait éclairer la neige rose des chairs, les torsades couleur paille de ces belles des Flandres qui t’abritaient de la main contre le souffle des brises, ô chandelle des six, grésillante chandelle !

ENVOI.


Princesse, que d’autres chantent les lueurs phosphoriques des lunes, les flammes rouges des lampes, les feux jaunes des gaz, c’est toi seule que j’aime, toi seule que je veux exalter, éclairage idéal des tableaux de grands maîtres, ô chandelle des six, grésillante chandelle !

DAMIENS

À Robert Caze

L’ACUITÉ de ces douloureux délices m’arracha un cri ; mes oreilles s’emplirent de bourdonnements et mes yeux se fermèrent ; il me sembla que mes nerfs se retournaient et que ma tête allait se fendre ; je perdis à peu près connaissance, puis, à la longue, mes sens se ranimèrent — l’ouïe d’abord — et au loin, très au loin, ainsi que dans un rêve, je perçus une rumeur d’eau et un bruit de porte.

J’ouvris enfin les yeux et regardai autour de moi ; j’étais seul. Dans la chambre tendue de papier rouge, des rideaux de mousseline voilaient la croix des fenêtres ; au-dessus d’un canapé recouvert d’une guipure au crochet, une glace ronde, à tailles un peu inclinée sur le mur, répercutait, en la penchant, la partie de la pièce à laquelle je tournais le dos, et je voyais une cheminée surmontée d’une pendule ne marchant pas et de candélabres sans bougies, deux fauteuils évasés très bas, placés au-dessous de deux becs de gaz qui flambaient, en sifflant, dans le silence de la chambre, des deux côtés d’un lavabo de marbre.

Comme un plant d’aveuglantes tulipes rangées tout autour d’un bassin clair, des flammes de couleur s’allumaient, en cercle, autour de la glace ronde, dans les biseaux qui longeaient le bois doré du cadre. Mes yeux fascinés brûlaient ; je voulus les arracher de cette margelle d’ardentes fleurs et les plonger, pour les rafraichir, dans l’eau même de la glace ; mais, au milieu des images d’ameublement dont elle était pleine, un point d’or jaillit de la cheminée et scintilla, piquant mes prunelles excédées de ses feux secs.

Vivement, dans un suprême effort, je détournai les yeux et les levai au-dessus de ma tête vers le ciel, implorant un secours d’énergie, un ressaut de force.

Alors je vis un affreux spectacle.

Immobile sur un lit, les jambes nues et les pieds crispés, les bras roides, collés au corps, un homme gisait, le chemise ramenée sur les genoux. L'œil noyé, comme liquoreux, semblait prêt à s’égoutter dans l’ornière des joues ; les traits tirés, très pâles, creux, le nez pincé rejoint à la bouche par de grandes rides, décelaient d’irréparables fatigues, d’inconsolables douleurs, de laborieux désastres.

Et sur ce cadavre qui haletait encore couraient à fleur de peau de longs frissons.

Il me parut que j’avais déjà, quelque part, contemplé ce malheureux, agonisant sur une couche. En vain, j’errais dans les brumes de ma mémoire quand soudain, au travers d’une éclaircie, mes souvenirs s’élucidèrent. C’était, rue Bonaparte, à la vitrine d’un marchand d’estampes ; là, dans un fouillis d’images, une vieille et naïve gravure m’avait surpris. Elle représentait un homme étendu sur un matelas, ligoté par des sangles, roulant dans un visage ravagé des yeux morts. Près de lui, des soldats à perruques, coiffés de tricornes, vêtus de justaucorps galonnés et de culottes bouclées aux genoux, se tenaient, attentifs, l’épée au poing, tandis que derrière eux, deux juges à petits rabbats d’abbé, regardaient, une plume en main, d’un air recueilli, la voûte du cachot où se passait la scène.

Et du coup, je me rappelai le titre écrit au crayon sous l’antique estampe : Damiens. — Et mes pensées remontèrent, au travers des âges, jusqu’à cet homme qui avait si puérilement tenté d’exterminer avec une pointe de canif un Roi. J’assistai au solennel interrogatoire rappelé par la gravure, puis je me figurai le coupable écartelé comme il le fut, par quatre chevaux, sur la place de Grève. — Et je tremblai, car son image que j’apercevais, au-dessus de ma tête, était la mienne réfléchie par le miroir encastré dans le ciel du lit sur lequel j’étais couché, la face défaite, les yeux hâves, les bras roides, collés au corps, la chemise ramenée sur le genoux.

Un bruit de porte et un va-et-vient rapproché de pas, rompirent l’obsession qui me hantait. Je me dressai sur mon séant, dérangeant le lamentable portrait réverbéré par le ciel du lit, reprenant ma physionomie personnelle, rentrant enfin dans ma propre peau.

Je me levai et, me dirigeant vers la cheminée sur la tablette de laquelle brillait l’or d’une pièce de vingt francs que j’y avais préalablement mise, je me souris, me disant :

Cette analogie physique que je relève entre l’attitude d’un maladroit assassin et la mienne est peut-être, au point de vue spirituel, plus juste encore.

Et, en effet, n’avais-je pas moralement enduré un supplice identique à celui qui tortura le corps du régicide ?

N’avais-je pas été, moi aussi, tiré, cahoté, sur une idéale Grève, par quatre réflexions diverses ; écartelé en quelque sorte : — d’abord par une pensée de basse concupiscence ; — puis par une désillusion immédiate du désir dès l’entrée dans cette chambre ; — ensuite par le pénitentiel regret de l’argent versé ; — enfin par cette expiatrice détresse que laissent, une fois commis, les frauduleux forfaits des sens.

LE POÈME EN PROSE DES VIANDES CUITES AU FOUR

À Alexis Orsat.

Ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l’âme ulcérée des vieux garçons.

Le moment est venu où la viande tiède et rose, sentant l’eau, écœure. Sept heures sonnent. Le célibataire cherche la table où il se place d’habitude dans sa gargote coutumière et il souffre de la voir occupée déjà. Il retire du casier pendu au mur sa serviette tachée de vin et, après avoir échangé des propos sans intérêt avec les clients voisins, il parcourt l’invariable carte et s’assied, morose, devant le potage que le garçon apporte, en y lavant, tous les soirs, un pouce.

L’humble dépense de son dîner s’accroît maintenant, pour agacer l’appétit interrompu, d’inutiles suppléments de salades durement vinaigrées et d’un demi-siphon d’eau de Seltz.

C’est alors qu’après avoir avalé sa soupe, tout en roulant dans une quotidienne sauce rousse les tronçons filandreux d’un aloyau sans suc, le célibataire cherche à endormir l’horrible dégoût qui lui serre le gosier et lui fait lever le cœur.

Une première vision l’obsède tandis qu’il regarde, sans le lire, le journal qu’il a tiré de ses poches. Il se rappelle une jeune fille qu’il aurait pu épouser, il y a dix ans ; il se voit uni avec elle, mangeant de robustes viandes et buvant de francs bourgognes, mais le revers se montre aussitôt et alors se déroulent devant son esprit chagrin les étapes d’un affreux mariage. Il s’imagine assister, au sein de sa nouvelle famille, à l’échange persistant des idées niaises et aux interminables parties de loto égayées par l’énumération des vieux sobriquets qu’on donne aux chiffres. Il se voit aspirant après son lit et supportant, une fois couché, les attaques répétées d’une épouse grincheuse ; il se voit, en habit noir, au milieu d’un bal, l’hiver, arrêté dans le somme qu’il préparait par le coup d’œil furieux de sa femme qui danse ; il s’entend reprocher, une fois rentrés, la maussade attitude qu’il a tenue dans le coin des portes, il s’entend tout d’un coup enfin traité justement par le monde de cocufié...... et le dîneur absorbé frémit et mange avec plus de résignation une bouchée de l’affligeant fricot qui se fige sur son assiette.

Mais, tout en mâchant l’insipide et coriace viande, tout en souffrant des aigres renvois que procure l’eau de Seltz, la tristesse du célibat lui revient et il songe, cette fois, à une bonne fille qui serait lasse d’une vie de hasard et qui voudrait s’assurer un sort ; il songe à une femme déjà mûre dont les amoureuses fringales auraient pris fin, à une maternelle et rustaude compagne qui accepterait, en échange de la pâtée et de la niche, toutes ses vieilles habitudes, toutes ses vieilles manies.

Pas de famille à visiter, pas de bals à subir, le couvert mis tous les jours chez soi à la même heure, le cocuage devenu sans importance, peu de chances, en somme, d’enfanter des mômes qui piaillent sous le prétexte qu’ils font des dents et, accélérée par le dégoût sans cesse croissant du repas pris au dehors, l’idée d’un collage devient plus impérieuse et plus fixe et le célibataire sombre, corps et biens, apercevant dans un lointain mirage un joyeux tourne-broche, rouge comme un soleil, devant lequel passent lentement, jutant à grosses gouttes, de tout-puissants rumsteck.

Ce sont les fallacieux rosbifs et les illusoires gigots cuits au four des restaurants qui développent les ferments du concubinage dans l’âme ulcérée des vieux garçons.

UN CAFÉ

Près d’une gare de chemin de fer, à l’angle d’un square, se trouve un musée d’histoire naturelle où l’on joue et où l’on boit.

L’endroit est somnolent et placide. C’est le café d’abonnés, sans clients de passage, le café dont la porte ne s’ouvre que sur des visages connus qui provoquent, dès leur entrée, des hourras et des rires ; c’est le café où dix rentiers réunis tous les soirs autour d’une table échangent, en battant les cartes, de médiocres aperçus sur la politique et s’intéressent longuement aux grossesses de la patronne et de la chatte ; c’est l’estaminet où chacun possède une pipe avec son nom émaillé, une pipe de jour de l’an offerte par le garçon qui dormasse, d’invariable mémoire, le nez sur un journal et jette un piteux et traînant « voilà » quand on lui commande un nouveau bock.

L’aspect de la salle est étrange ; au-dessus de divans à boutons, capitonnés de cuir chocolat, deux vitrines aux boiseries grises, rechampies de filets bleu pâle, se dressent le long des murs, bondées du haut en bas d’oiseaux empaillés et repeints.

L’une d’elles, située en face de la porte d’entrée, contient dans son rayon du bas des cygnes au bec de bois jaune, aux ventres crevant de foin, aux cous rétrécis, inégalement bourrés, dessinant des S blanches et des ibis sacrés, aux pattes ciragées à tour de brosses, aux têtes de ce rouge sale qu’a la confiture de groseille bue par le pain.

Puis, sur les planches échelonnées jusqu’en haut, s’étage une tiolée d’oiseaux, des grands, des moyens, des petits, des tortus, des bancroches, des droits, des volatiles aux airs de bons enfants ou de mauvais bougres tendant des becs courbés en fer de pioches, allongés en pointes de clous, des becs simulant des canules et des pinces à sucre, et tous ont le même œil en cocarde, orange et noir, le même regard idiot et fixe, tous ont des habits couleur de muscade et de poivre, des plumages atrocement fanés, des dégaines bêtement satisfaites d’acteurs.

Vue de près, la large et lugubre tache que jette dans les armoires vitrées cet assemblage de teintes mornes montre, en se décomposant, rangés sans distinction d’amitié et de caste, dans une promiscuité de misère et de vermine, des combattants aux nez en becs de seringues, regardant avec des mines hargneuses et chipies de petites cailles, l'œil au ciel, implorantes et douces, égarées dans des dynasties de barges rousses et de bihoreaux, dans des familles entières de hérons attendant on ne sait quoi, fichés sur une patte, rêvant peut-être à d’invraisemblables poissons empaillés comme elles.

Trois oiseaux essaient pourtant de rompre la pleurarde harmonie de ce tableau avec leurs plumes qui vibrèrent jadis de tons vifs : un oisillon d’un soufre sali qui a perdu son étiquette, un rollier figé tout gambadant dans son costume d’un affreux vert passé et un faisan sentimental et lyrique, l’or et le feu de ses plumes éteints.

En dépit de la triste et burlesque allure de ses hôtes, uniformément campés en rang d’oignons, au port d’armes, les pattes trop vernies, collées sur des plateaux de bois noir ou perchées sur des branches ornées de fausse mousse, cette vitrine contraste magnifiquement avec l’autre qui semble le décrochez-moi-ça d’une oisellerie de mélodrame.

Là, en effet, s’accumule sur une série de planchettes tout un ramas de bêtes sinistres et laides, des groupes de hiboux, ensevelis sous des couches de poussière, courbant des becs en sécateur, fronçant des ailes couleur d’amadou et de cendre, des chouettes nébuleuses, prétentieusement étiquetées sous le vocable latin « Strix nebulosa », des chouettes de l’Oural, avec des airs réfléchis d’aveugles, des grands ducs aux faces narquoises et féroces, des corbeaux mélancoliques et abêtis, des gentlemen râpés, grelottant sous leurs minces habits de plumes noires.

Un peu plus haut, ce cimetière de volatiles se complète encore d’un lot de bêtes qui ont dû traîner à la salle des ventes, d’un paquet acheté dans une faillite, de choucas et de corneilles, plus aimables et plus mondains, regardant dégoûtés leur voisinage, une société de vieux milans, désossés et bougons, se prélassant dans leurs loques mangées aux mites, un clan de faucons aux allures de chenapans et de matamores, de busards aux grimaces de grincheux et de pète-sec.

Et le patron de cet établissement, l’inventeur de ce café-museum, semble avoir été poursuivi par une idée fixe ; non content d’avoir bourré ses armoires de carcasses d’oiseaux conservés dans des aromates et dans du camphre, il a encore décoré ses fenêtres de stores jaunes pareils à du sparadrap dégommé, arborant, par hasard sans doute, les armes de la ville de La Haye : une cigogne tenant un serpent dans le bec ; il a enroulé autour des colonnes de son estaminet des pythons vernissés et gonflés d’étoupe, tapissé son plafond de vagues esturgeons fixés à des crochets, de grands poissons plats, semblables à d’énormes peignes et enfin, comme œuvre de choix, d’un vieux crocodile, les pattes écartées, la gueule ouverte, retapée avec du cuir de bottes, sans bouts de chicots ni dents, envahie par une armée de mouches qui manœuvrent et fientent, cavalcadant entre les semelles de cette mâchoire.

L’étonnement du garçon que des curieux consultent sur la provenance et sur la raison d’être de ce café est extrême. Croyant qu’on se moque de lui, il garde le silence d’abord, puis se rendant compte de l’innocence des gens qui-l’interrogent, il répond, apitoyé et méprisant : oh ! il y en a un bien plus beau à Bar-le-Duc !

Et, satisfait de cette réponse, l’on embrasse d’un dernier coup d’œil, en achevant de vider son verre, la laideur de toutes ces livrées d’oiseaux, n’éprouvant aucun désir d’aller visiter Bar-le-Duc, songeant simplement devant ces tables de vieux rentiers, figés le nez sur leurs cartes, immobiles et comme conservés dans ce milieu funèbre, à un Versailles de pacotille, à une Égypte de camelote, à une nécropole de volailles et d’hommes.

RITOURNELLE

DÉFUNT son homme la roua de coups, lui fit trois enfants, et mourut tout imprégné d’absinthe.

Depuis ce temps, elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête : il arrive ! il arrive !

Elle est ineffablement laide. C’est un monstre qui roule sur un cou de lutteur une tête rouge, grimaçante, trouée d’yeux sanglants, bossuée d’un nez dont les larges ailes, des soutes à tabac, pullulent de boutons et de plaques.

Ils ont bon appétit, les trois enfants ; c’est pour eux qu’elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête : il arrive ! il arrive !

Sa voisine vient de mourir.

Défunt son homme la roua de coups, lui fit trois enfant, et mourut tout imprégné d’absinthe.

Le monstre n’a pas hésité à les recueillir.

Ils ont bon appétit, les six enfants ! À l’ouvrage ! à l’ouvrage ! Sans trève, sans relâche, elle patauge dans la boue, pousse la charrette, hurle à tue-tête : il arrive ! il arrive !

LE GOUSSET

À Guy De Mupassant

IL est des odeurs suspectes, équivoques comme un appel dans une rue noire. Certains quartiers du Paris laborieux les dégagent lorsqu’on s’approche, l’été, d’un groupe. L’incurie, la fatigue des bras qui ont peiné sur d’accablants travaux expliquent l’âpre fumet de bouc qui s’élève des manches.

Plus puissant encore et plus rude, je l’ai suivi ce fleur à la campagne sur un peloton de faneuses passant en plein soleil. C’était excessif et terrible ; cela vous piquait les narines comme un flacon d’alcali, ou vous les saisissait, irritant les muqueuses par une rude senteur tenant du fauve relent du canard sauvage cuit aux olives et de l’odeur pointue de l’échalote. Somme toute, cette émanation n’avait rien de répugnant et de vil ; elle se mariait comme une chose attendue à l’odeur formidable du paysage ; elle était la note pure, complétant par le cri de chaleur de la bête humaine, la mélodie odorante des bestiaux et des bois.

Mais laissons cela ; aussi bien, je ne veux pas m’occuper des goussets négligés, de l’humanité bestiale, populacière et campagnarde, sans souci d’ablutions et sans moyens de repos, je veux simplement parler de l’exquis et divin fumet préparé par les femmes de nos villes, où qu’elles se trouvent et chauffent, dans un bal, l’hiver, ou dans une rue, l’été.

Moins tamisé par la batiste ou par la toile qui le raffinent en le vaporisant comme fait d’ailleurs le mouchoir de l’essence qu’on y verse, le parfum des bras féminins est moins clarifié, moins délicat et moins pur dans la robe ouverte du bal. Là, l’arôme du valérianate d’ammoniaque et de l’urine s’accentue brutalement parfois et souvent même un léger fleur d’acide prussique, une faible bouffée de pêche talée et par trop mûre passe dans le soupir des extraits de fleurs et des poudres.

Mais, c’est au moment où la Parisienne est la plus charmante, au moment où sous un soleil de plomb, par un de ces temps où l’orage menaçant suffoque, elle chemine, abritée sous l’ombrelle, suant ainsi qu’une gargoulette, l’œil meurtri par le chaud, le teint moite, la mine alanguie et vannée, que sa senteur s’échappe, rectifiée par le filtre des linges, tout à la fois délicieusement hardie et timidement fine !

Jamais femmes ne furent plus désirables qu’à ces instants où les robes d’oxford les moulent de pied en cap, collantes comme les chemises mouillées qui les emprisonnent dessous. L’appel du baume de leurs bras est moins insolent, moins cynique que dans le bal où elles sont plus nues, mais il décage plus aisément la bête chez l’homme.

Diverse comme la couleur des cheveux, ondoyante comme les boucles qui la recèlent, l’odeur du gousset pourrait se diviser à l’infini ; nul arôme n’a plus de nuances, c’est une gamme parcourant tout le clavier de l’odorat, touchant aux entêtantes senteurs du seringat et du sureau, rappelant parfois le doux parfum des doigts qu’on frotte après y avoir tenu et fumé une cigarette.

Audacieux et parfois lassant chez la brune et chez la noire, aigu et féroce chez la rousse, le gousset est flottant et capiteux ainsi que certains vins sucrés chez la blonde, et l’on pourrait presque dire qu’il est en complète accordance avec la façon qu’ont les lèvres de distribuer le baiser, plus appuyée et plus colère chez les brunes, plus fervente, plus personnelle peut-être chez les blondes.

Mais que la couleur des toisons poussées dans les dessous de bras soit foncée ou claire, que leur bouquet ondule comme une moustache, ou frise comme de minces copeaux d’acajou et de palissandre, il faut avouer que la nature est maternelle et prévoyante, car elle a distribué ces boîtes à épices pour saler et relever l’amoureux ragoût que l’habitude rend si indigeste et si fade même à ces résignés de la chair qui ont sciemment consenti à abdiquer, dans une commune alcôve, leur goût absolu de repos et de diète.

L’ÉTIAGE

DANS une boutique, rue Legendre, aux Batignolles, toute une série de bustes de femmes, sans têtes et sans jambes, avec des patères de rideaux à la place des bras et une peau de percaline d’une couleur absolue, bis sec, rose cru, noir dru, s’aligne en rang d’oignons, empalée sur des tiges ou posée sur des tables.

On songe tout d’abord à une morgue où des torses de cadavres décapités seraient debout ; mais bientôt l’horreur de ces corps amputés s’efface et de suggestives réflexions vous viennent, car ce charme subsidiaire de la femme, la gorge, s’étale fidèlement reproduit par les parfaits couturiers qui ont bâti ces bustes.

Ici, ce sont les poitrines anguleuses des garçonnes, les petites cloques perlées d’une goutte de vin rose, les mignonnes ampoules percées de pointes naines.

Et ces pubertés en pousse éveillent en nous la libertine inquiétude des choses entamées et dont on veut la suite.

Là, ce sont les seins des femmes mûres et décidément maigres, de modiques navets tapotés de lilas, des planches rabotées de sapin à nœuds ; là encore ce sont les galettes à fèves des dévotes usées par la médisance et la prière, les boutons de guêtre des filles que le célibat a laminées et rendues plates.

À l’écart, plus loin, les dégâts de la vie commencent ; la misère apparaît des inconsistants tôt faits, des molles brioches, des pauvres mitons à jamais abattus par les désastres de l’allaitement, à jamais gâtés par le massacre des noces.

Mais, à ce début de la croissance et à cette étisie de la chasteté et de la luxure succèdent, dans la boutique, le long des tables, la sage bourgeoisie des corsages mi-pleins, des gorges moyennes, auréolées de bleu d’hortensia, bouclées, autour de leur clou violet, d’un halo de bistre.

Puis, après l’imperceptible embonpoint du ni gras ni maigre, après la grâce du bien en chair, la corpulence s’accentue, et alors s’affirme la terrifiante série des boursouflures et des graisses : les fanons énormes, les bonbonnes crêtées de rouge brique ou de bronze des grosses nounous, les cyclopéennes outres des femmes colosses, les formidables vessies à saindoux des bonnes dondons, les monstrueuses gourdes, les gourdes à pitons olive des vieux poussahs !

À regarder cet étiage des gorges, ce musée Curtius des seins, l’on songe vaguement à ces caves où reposent les sculptures antiques du Louvre, où le même torse éternellement répété fait la joie apprise des gens qui le contemplent, en bâillant, les jours de pluie.

Mais, combien grande est la différence qui existe entre ces marbres inhumains et la percaline rebondie de ces terribles pièces. Les poitrines grecques, taillées suivant une formule stipulée par le goût des siècles, sont désormais mortes ; aucune suggestion ne peut plus maintenant émaner pour nous de ces formes convenues, sculptées dans une froide matière dont nos yeux sont las. — Puis, disons-le, quel dégoût ce serait si la Parisienne étalait au déshabillage d’impeccables appas et s’il nous fallait baladiner, les jours de fautes, des gorges monotones et des seins pareils !

Combien supérieurs aux mornes statues des Vénus, ces mannequins si vivants des couturiers ; combien plus insinuants ces bustes capitonnés dont la vue évoque de longues rêveries : — rêveries libertines en face des tétons éphébiques et des pis talés — rêveries charitables, en face des mamelles vieillies, recroquevillées par la chlorose ou bouffies par la graisse ; car on pense aux douleurs des malheureuses qui désespérément regardent leurs formes se sécher ou s’accroître, et sentent l’indifférence prochaine du mari, l’imminente désertion de l’entreteneur, le désarmement final des charmes qui leur permettaient de vaincre, dans ces nécessaires batailles qu’elles livrent au porte-monnaie contracté de l’homme.

L’OBSESSION

À Edmond De Goncourt

Les consolidés sont en hausse, les valeurs industrielles tiennent, le Panama fléchit et le Suez est ferme. — Mots en croix blanche et métagramme ; solutions justes : Paul Ychinel, le père Spicase, Astre à Caen, lady Scorde, miss Tigry, les oedipes du café du Grand-Balcon. — Rowland’s macassar et goudron Guyot. Coricide russe et papier Wlinsi. — Nourrice sèche demande place. — Plus de crâne chauve ! repousse certaine et à forfait, on jugera ! Malleron. — Affections secrètes, ulcères, ecoulements, dartres : Chable, Emmanuel, Péchenet, Albert !

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Ces réclames lues sur la dernière page d’un journal déchiré que je retrouve dans un fond de poche, au bord d’une route, dans une campagne perdue au loin, abattent l’apaisement tant imploré qui s’était fait en moi. Ce papier me ramène à Paris, et les appréhensions de ma vie réelle, enfin rompue ! me reviennent.

Fatalement je compte les jours. Encore une semaine et il faudra reboucler les malles, gagner la ville et chercher des fiacres. Puis ce sera l’étourdissante trémie d’un wagon gorgé d’un tas d’êtres dont les faces répugnent ; ce sera la rentrée dans Paris, et, après un somme dépaysé, le lendemain, recommenceront tous les dégoûts d’une existence meurtrie par les douloureux trafics de la pensée, par les conjectures sans cesse trompées des sens, par les perspicaces antipathies qu’il faudra tâcher de vaincre pour manger du pain et payer un terme.

Ah ! dire qu’il y aura toujours un Avant et un Après et jamais un Maintenant qui dure.

Et voilà que les souvenirs des retours jadis effectués s’éveillent ; je me rappelle la tristesse des arrivées en gare, la pestilence oubliée des rues ; je me rappelle le malaise spirituel du logement refroidi par l’absence, l’impossibilité, les jours qui suivent, de s’asseoir en soi-même et de se soustraire à l’insupportable distraction des bavardages éjaculés d’une foule qui ne peut se taire.

Tout me revient ; je compte les courses en quête d’argent ; je prévois les offres avides, les refus presque courtois, les généreux conseils, toute la lente sentine de l’inexorable existence dans laquelle je dois à nouveau plonger.

Et pourtant on est bien sur le talus du chemin où je vais m’étendre ; la vie des champs est interrompue par la nuit qui tombe, la vieille église se profile au-dessus de la vallée que l’ombre illimite et creuse et l’on voit, au travers de sa nef, par les blanches verrières placées en face, les sombres fumées du firmament qui passent !

Mais la vision du présent ne s’arrête plus en moi ; alors, je cherche à ramener ma pensée en arrière, à me remémorer seulement les pacifiantes impressions éprouvées, la veille, sur une hauteur déserte où, seuls, parmi des blocs de granit, des genévriers poussaient au soleil leurs vertes aiguilles et leurs grains bleus.

Je ne puis amarrer non plus mon souvenir sur cette image, qui à peine évoquée s’efface. Je m’efforce enfin de rentrer en moi-même, de me visiter, d’étancher les soucis qui jaillissent, de refouler les angoisses que je sens sourdre, mais c’est en vain que je recours à de spécieuses croyances, à d’insinuantes raisons, à d’insidieux espoirs. Le pauvre. Maintenant, enfin exaucé, est déjà fini ; la sieste de mes souffrances est faite et toutes les haines, tous les mépris dont je suis abreuvé se lèvent et sonnent furieusement le boute-selle, alors que m’assaillent et me dominent ces obsédantes réclames de l’odieux journal :

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Les consolidés sont en hausse, les valeurs industrielles tiennent. Le Panama fléchit et le Suez est ferme. — Mots en croix blanche et métagramme ; solutions justes : Paul Ychinel, le père Spicace, Astre à Caen, lady Scorde, miss Tigry, les oedipes du café du Grand-Balcon. — Rowland’s macassar et goudron Guyot. — Coricide Russe et papier Wlinsi. — Nourrice sèche demande place. — Plus de crâne chauve ! repousse certaine et à forfait, on jugera ! Malleron. — Affections secrètes, ulcères, écoulements, dartres : Chable, Emmanuel, Péchenet, Albert !

NATURES MORTES

LE HARENG

À Alfred Alavoine

TA robe, ô hareng, c’est la palette des soleils couchants, la patine du vieux cuivre, le ton d’or bruni des cuirs de Cordoue, les teintes de santal et de safran des feuillages d’automne !

Ta tête, ô hareng, flamboie comme un casque d’or, et l’on dirait de tes yeux des clous noirs plantés dans des cercles de cuivre !

Toutes les nuances tristes et mornes, toutes les nuances rayonnantes et gaies amortissent et illuminent tour à tour ta robe d’écailles.

À côté des bitumes, des terres de Judée et de Cassel, des ombres brûlées et des verts de Scheele, des bruns Van Dyck et des bronzes florentins, des teintes de rouille et de feuille morte, resplendissent de tout leur éclat les ors verdis, les ambres jaunes, les orpins, les ocres de ru, les chrômes, les oranges de mars !

O miroitant et terne enfumé, quand je contemple ta cotte de mailles, je pense aux tableaux de Rembrandt, je revois ses têtes superbes, ses chairs ensoleillées, ses scintillements de bijoux sur le velours noir, je revois ses jets de lumière dans la nuit, ses traînées de poudre d’or dans l’ombre, ses éclosions de soleils sous les noirs arceaux.

L’IMAGE D’ÉPINAL

À Eugène Montrosier.

C’était une petite ville près de Bruxelles, en Brabant. Les maisons délimitées par un trait d’encre pâle ne se détachaient que bien faiblement sur un ciel de papier gris.

Il y avait des pignons, une église surmontée d’une croix, des toits en dents de scie, en poivrières, en cornets renversés, en éteignoirs, un donjon percé de meurtrières.

Il y avait aussi une grande tourelle, couleur de chair, avec un bonnet tout rouge. Cette tourelle s’arrondissait au coin d’une auberge et d’un balcon jaune sur lequel se penchait une dame, avec une collerette tuyautée et une robe du même rouge que le toit de la tourelle.

La petite ville semblait bien étonnée, car il y avait au moins six personnes sur la place qui interpellaient un vieillard. Deux beaux messieurs, vêtus de costumes Louis XIII, un gros, à figure poupine, rebondie, un vrai visage de joyeux compère, de bon raillard, de franc gaule-bon-temps, sans barbe, habillé d’un justaucorps du vermillon le plus cru, d’un grand col qui trempait ses pointes blanches dans le rouge de l’habit, tenait d’une main un chapeau de feutre gris, taché du bleu qui avait servi à peindre sa culotte, et désignait de l’autre au vieillard un pot de bière qui moussait sur une table barbouillée de vert et ornée de quatre pieds jaunes. Les jambes de cette table devaient être lumineuses, car elles épandaient tout autour d’elles de larges plaques de la même couleur.

Le vieillard refusait les offres du gros joufflu, et ses doigts qu’il étendait vers lui, comme pour repousser des présents d’Artaxercès, touchaient l’habit et en gardaient des reflets pourpre.

L’autre monsieur était plus maigre et il avait au-dessus de la bouche deux petites moustaches. N’était cette différence, ils se ressemblaient fort.

Tous deux avaient le visage rosâtre et, lèvres, yeux, oreilles, cheveux, tout se confondait dans la même teinte ; parfois même, la couleur avait sauté des figures et coulait sur les vêtements et les maisons. Le monsieur aux moustaches souriait d’un air aimable et tenait à la main un grand chapeau dont le jaune déteignait sur ses doigts. Tous deux disaient au vieillard qui semblait bien vieux et bien fatigué et qui était sordidement revêtu d’un vieux bonnet é carlate, d’un tablier de cuir, d’une robe verte, ramagée de pièces brunes et rousses, émaillées de reprises et de coutures, barbelée du bas comme une queue d’écrevisse, d’un grand manteau bleu sur lequel tombait à flots une longue barbe, si blanche, si blanche, qu’on eût dit de flocons de vapeur qui lui sortaient de la bouche et du nez et déroulaient leurs ondes jusques à terre : « Bonjour, maître, accordez-nous la satisfaction d’être un moment en votre compagnie. »

Et lui qui semblait si vieux et si fatigué leur répondait : « Messieurs, j’ai bien du malheur, jamais je ne m’arrête, je marche incessamment. »

Et ils reprenaient en chœur : « Entrez dans cette auberge, asseyez-vous, venez boire un pot de bière fraîche ; nous vous régalerons le mieux que nous pourrons. »

Et le vieillard leur répétait : « En vérité, messieurs, je suis confus de vos bontés, mais je ne puis m’asseoir, je dois rester debout. »

Alors les beaux messieurs s’étonnèrent fort, et le gros lui dit : « De savoir votre âge nous serions curieux ? » Et le maigre ajouta : « N’êtes-vous point ce vieillard de qui l’on parle tant, celui que l’on nomme le Juif-Errant. »

Et le vieillard dont la barbe était si blanche, si blanche, qu’on eût dit de flocons de vapeurs qui lui sortaient de la bouche et du nez, leur répondit : « Isaac Laquedem est mon nom et j’ai dix-huit cents ans ; oui c’est moi, mes enfants, qui suis le Juif-Errant. » Puis il leur raconta ses longs voyages à travers le monde, ses courses incessantes, par monts et par vaux, par terre et par mer, et il s’écria quand il eut fini sa lamentable histoire : « Le temps me presse, adieu, messieurs, grâce à vos politesses, je vous en remercie. » Et il s’en fut appuyé sur sa longue canne, tandis qu’un petit ange, vêtu d’une robe rouge et d’ailes vertes, une épée dans une main, un rayon de gomme-gutte s’échappant de l’autre qu’il tenait ouverte, lui faisait signe de marcher, de toujours marcher !

Cet ange planait au-dessus d’une petite ville près de Bruxelles, en Brabant. Il planait au-dessus de maisons délimitées par un trait d’encre pâle et qui ne se détachaient que bien faiblement sur un ciel de papier gris.

Il planait au-dessus de pignons et d’une église surmontée d’une croix, au-dessus de toits en dents de scie, en poivrières, en cornets renversés, en éteignoirs, au-dessus d’un donjon percé de meurtrières.

(Imagerie d'Épinal. — Ch. Perrot, imp. lit.)

PARAPHRASES

CAUCHEMAR

CE fut tout d’abord une énigmatique figure, douloureuse et hautaine qui surgit des ténèbres, çà et là percées par des rais de jour : — une tête de mage de la Chaldée, de roi d’Assyrie, de vieux Sennachérib ressuscité, regardant, désolé et pensif, couler le fleuve des âges, le fleuve toujours grossi par les emphatiques flots de la sottise humaine.

Il pose sur ses lèvres une main fine et maigre, semblable à la main fuselée d’une petite infante, et il ouvre un œil où semblent passer les éternelles douleurs qui se transmettent et se répercutent dans l’âme des couples, depuis la Genèse. Est-ce le primitif pasteur d’hommes contemplant le défilé des immortels troupeaux qui se bousculent et se massacrent pour une touffe d’herbe ou un bout de pain ? — Est-ce la figure de l’immémoriale Mélancolie qui convient enfin, devant l’impuissance avérée de la Joie, de l’inutilité absolue de toute chose ? — Est-ce enfin le mythe, une fois de plus rajeuni, de la Vérité qui reconnaît, au passage, sous des oripeaux et des masques divers, le même homme, affligé des mêmes vertus et des mêmes vices, le même homme, dont l’originelle férocité ne s’est nullement amoindrie sous l’effort des siècles, mais s’est simplement dissimulée derrière cette grâce des peuples civilisés, la pénétrante et discrète hypocrisie ?

Quoi qu’il en soit, ce mystérieux visage me hantait ; en vain je voulus scruter son regard perdu au loin ; en vain je tentai de sonder sa face qu’une souffrance seulement personnelle eût été incapable de creuser ainsi ; mais la hiératique et douloureuse image disparut, et, à cette moderne vision des anciens âges, succéda un paysage atroce, un marais d’eau stagnante, morne et noire ; cette eau s’étendait jusqu’à l’horizon fermé par un ciel semblable à un panneau d’ébène d’une seule pièce, sans blanche soudure de Voie lactée, sans vis argentées d’étoiles.

De cette eau enténébrée, sous ce ciel opaque, jaillit soudain la monstrueuse tige d’une impossible fleur.

On eût dit d’une baguette d’acier rigide sur laquelle poussaient des feuilles métalliques, dures et nettes. Puis des bourgeons sortirent, pareils à des têtards, à des chefs commencés de fœtus, à de blanchâtres boulettes, sans nez, sans yeux et sans bouche ; enfin, l’un de ces bourgeons, lumineux et comme enduit d’une huile phosphorée, creva, s’arrondissant en une pâle tête qui se balança silencieuse sur la nuit des eaux.

Une douleur immense et toute personnelle émana de cette livide fleur. Il y avait dans l’expression de ses traits, tout à la fois du navrement d’un pierrot usé, d’un vieux clown qui pleure sur ses reins fléchis, de la détresse d’un antique lord rongé par le spleen, d’un avoué condamné pour de savantes banqueroutes, d’un vieux juge tombé, à la suite d’attentats compliqués, dans le préau d’une maison de force !

Je me demandais de quels maux excessifs cette face blafarde avait pu souffrir et quelle solennelle expiation la faisait rayonner au-dessus de l’eau, comme une bouée éclairée, comme un fanal annonçant aux passagers de la Vie les lamentables brisants cachés sous l’onde qu’ils allaient sillonner en cinglant vers l’Avenir !

Mais je n’eus même point le temps de discerner la réponse qu’il importait de faire à cette question que je me posais. L’effroyable fleur d’ignominie et de souffrance, le fantastique et vivant nelumbo s’était fané et son nimbe phosphorique s’était éteint. Au pâle avoué, à l’exsangue clown, au blême lord, s’était substituée une vision non moins horrible.

Une nappe d’eau, teigneuse et sourde, mais sans firmament cette fois, une nappe d’eau baignait un immense bassin, un gigantesque réservoir à colonnes, tels que ceux de la Dhuis et de la Vanne. Un silence de sépulcre tombait des voûtes ; un jour fade filtrait par le verre dépoli des hublots cachés ; un vent glacé de tunnel vous fripait les moëlles et, dans cette solitude, une peur irrépressible, intense, vous clouait, haletant, sur la banquette de pierre qui s’étendait, ainsi qu’un quai, le long de cette eau morte.

Alors sous ces formidables et muettes voûtes, bondirent tout à coup des êtres étranges. Une tête, sans corps, voleta, ronflant comme une toupie, une tête trouée d’un œil énorme de Cyclope, pourvue d’une bouche en gueule de raie, séparée par une large gouttière, d’un nez, d’un sordide nez d’huissier, bourré de prises ! — Et cette tête échaudée et blanche sortait d’une espèce de coquemar et s’irradiait d’une lumière qui lui était propre, éclairant la valse d’autres têtes presque amorphes, des embryons à peine indiqués de crânes, puis d’indécis infusoires, de vagues flagellates, d’inexacts monériens, de bizarres protoplasmes, tels que le Bathybius d’Haeckel, déjà moins gélatineux et moins informe !

Et voilà que cette formation de la matière vivante disparut à son tour, que le type ignoble de cette tête s’effaça, que l’obsession de cette eau immobile cessa enfin.

Il y eut dans ce cauchemar une courte trêve. — Soudain, un soleil, au noyau d’encre, émergea de l’ombre, éclatant ainsi qu’un crachat de décoration, avec des rais d’or, inégaux et mesurés. En même temps, des pétales de fleurs tombèrent d’un espace inconnu, des caïeux où louchaient d’imperceptibles prunelles bondirent comme des billes et un van de marchand de café resta suspendu dans l’air que rama de son bras nu un jongleur surhumain avec des yeux effroyables, agrandis et travaillés par la chirurgie, des yeux ronds avec une pupille emmanchée ainsi qu’un moyeu, au milieu d’une roue.

Il y avait dans cet homme qui escamotait des planètes, des ustensiles d’épicerie et des fleurs, une cruelle allure de dur Gaulois, une mine impérieuse de sanguinaire barde ; — et l’horreur de son œil dilaté comme par un anneau de fer vous fascinait et vous glaçait le poil.

Enfin une accalmie eut lieu ; l’esprit, emporté dans ces hallucinations, tenta de s’accrocher et de s’amarrer à une rive ; — mais le spectacle parcouru défila encore rappelant un ancien et analogue spectacle presque oublié depuis des ans. Ce fut à la place de la fleur des marais, une autre fleur humaine naguère vue dans une exposition qui revint et s’installa, montrant la variante de cette conception lugubre.

Alors, l’eau, cette eau d’épouvante, se tarit, et à sa place surgit un steppe désolé, un sol disloqué par des éruptions volcaniques, ravagé par des boursouflures et des crevasses, un sol scorifié comme du mâchefer. Il semblait que l’on visitât, en un artificiel voyage accompli sur la carte de Béer et de Maedler, un de ces cirques muets de la Lune, la mer du Nectar, des Humeurs ou des Crises, et que, sous une atmosphère nulle, dans un froid comme on n’en sentit jamais, l’on errât au milieu de ce désert silencieux et mort, effrayé par l’immensité des monts qui dressaient, tout autour, à des hauteurs vertigineuses, leurs cratères en forme de coupes, tels que le Tycho, le Calippus, l’Ératosthène !

Et dans la planète désolée, sortait du sol blanc la même tige qui jaillissait tout à l’heure de l’eau noire, des boutons éclosaient aussi sur des branches métalliques et une tête ronde et pâle se balançait également ; mais sa douleur plus ambiguë ; se fondait dans l’ironie d’un affreux sourire.

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Subitement le cauchemar se rompit tout à fait et le réveil effaré s’opéra, alors que l’inflexible figure de la Certitude apparut, me ressaisissant dans sa main de fer, me ramenant à la vie, au jour qui se lève, aux fastidieuses occupations que chaque nouveau matin prépare.

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Telles les visions évoquées dans un album dédié à la gloire de Goya, par Odilon Redon, le Prince des mystérieux rêves, le Paysagiste des eaux souterraines et des déserts bouleversés de lave ; par Odilon Redon, l’Oculiste Comprachico de la face humaine, le subtil Lithographe de la Douleur, le Nécroman du crayon, égaré pour le plaisir de quelques aristocrates de l’art, dans le milieu démocratique du Paris moderne.

L’OUVERTURE DE TANNHÆUSER


Dans un paysage comme la nature n’en saurait créer, dans un paysage où le soleil s’apâlit jusqu’à l’exquise et suprême dilution du jaune d’or, dans un paysage sublimé où sous un ciel maladivement lumineux, les montagnes opalisent au-dessus des bleuâtres vallons le blanc cristallisé de leurs cimes ; dans un paysage inaccessible aux peintres, car il se compose surtout de chimères visuelles, de silencieux frissons et de moiteurs frémissantes d’air, un chant s’élève, un chant singulièrement majestueux, un auguste cantique élancé de l’âme des las pèlerins qui s’avancent en troupe.

Et ce chant, sans effusions féminines, sans câlines prières s’efforçant d’obtenir par les hasardeuses singeries de la grâce moderne le rendez-vous réservé d’un Dieu, se développe avec cette certitude de pardon et cette conviction de rachat qui s’imposèrent aux humbles âmes du Moyen Âge.

Adorant et superbe, mâle et probe, il déduit l’épouvantable fatigue du pécheur descendu dans les caves de sa conscience, l’inaltérable dégoût du voyant spirituel mis en face des iniquités et des fautes accumulées dans ces redoutes et il affirme aussi, après le cri de foi dans la rédemption, le bonheur surhumain d’une vie nouvelle, l’indicible allégresse d’un cœur neuf éclairé, tel qu’un Thabor, par les rayons de la mystique Superessence.

Puis ce chant s’affaiblit et peu à peu s’efface ; les pèlerins s’éloignent, le firmament s’assombrit, la paille lumineuse du jour s’atténue et bientôt l’orchestre inonde de lueurs crépusculaires l’invraisemblable et authentique site. C’est une dégradation de teintes, une poussière de nuances, un mica de sons, qui se meurent avec le dernier écho du cantique perdu au loin ; — et la nuit tombe sur cette immatérielle nature, créée par le génie d’un homme maintenant repliée sur elle-même dans une inquiète attente.

Alors un nuage irisé des couleurs de la flore rare, des violets expirés, des roses agonisants, des blancs moribonds des anémones, se déroule puis éparpille ses moutonneux flocons dont les ascensionnelles nuances se foncent, exhalant d’inconnus parfums où se mêlent le relent biblique de la myrrhe et les senteurs voluptueusement compliquées des extraits modernes.

Soudain, dans ce site musical, dans ce fluide et fantastique site, l’orchestre éclate, peignant en quelques traits décisifs, enlevant de pied en cap, avec le dessin d’une héraldique mélodie, Tannhæuser qui s’avance ; — et les ténèbres s’irradient de lueurs ; les volutes des nuées prennent des formes cabrées de hanches et palpitent avec d’élastiques gonflements de gorges ; les bleues avalanches du ciel se peuplent de nudités ; des cris de désirs, des appels de lubricités, des élans d’au delà charnel, jaillissent de l’orchestre et, au-dessus de l’onduleux espalier des nymphes qui défaillent et se pâment, Vénus se lève, mais non plus la Vénus antique, la vieille Aphrodite, dont les impeccables contours firent hennir, pendant les concupiscences du paganisme, les dieux et les hommes, mais une Vénus, plus profonde et plus terrible, une Vénus chrétienne, si le péché contre nature de cet accouplement de mots était possible !

Ce n’est plus, en effet, l’immarcescible Beauté seulement préposée aux joies terrestres, aux excitations artistiques et sensuelles telle que la salacité plastique de la Grèce la comprit ; c’est l’incarnation de l’Esprit du mal, l’effigie de l’omnipotente Luxure, l’image de l’irrésistible et magnifique Satane qui braque, sans cesse aux aguets des âmes chrétiennes, ses délicieuses et maléfiques armes.

Telle que Wagner l’a créée, cette Vénus, emblème de la nature matérielle de l’être, allégorie du Mal en lutte avec le Bien, symbole de notre enfer intérieur opposé à notre ciel interne, nous ramène d’un bond en arrière à travers les siècles, à l’imperméable grandeur d’un poème symbolique de Prudence, ce vivant Tannhæuser qui, après des années dédiées au stupre, s’arracha des bras de la victorieuse Démone pour se réfugier dans la pénitente adoration de la Vierge.

Il semble en effet que la Vénus du musicien soit la descendante de la Luxuria du poète, de la blanche Belluaire, macérée de parfums, qui écrase ses victimes sous le coup d’énervantes fleurs ; il semble que la Vénus wagnérienne attire et capte comme la plus dangereuse des déités de Prudence, celle dont cet écrivain n’écrit qu’en tremblant le nom : Sodomita Libido.

Mais bien qu’elle rappelle par son concept les allégoriques entités du Moyen Âge, elle apporte en sus un piment moderne, insinue un courant intellectuel de raffinement dans cette masse de sauvages voluptés qui coulent : elle ajoute, en quelque sorte, des sensations exaspérées au naïf canevas des anciens temps, assure plus certainement enfin, par cette exaltation d’une acuité nerveuse, la défaite du héros, subitement initié aux lascives complications de cervelle de l’époque épuisée où nous sommes.

Et l’âme de Tannhæuser fléchit, et son corps succombe. Inondé d’ineffables promesses et d’ardents souffles, il tombe, délirant, dans les bras des polluantes Nuées qui l’enlacent ; sa personnalité mélodique s’efface sous l’hymne triomphant du Mal. — Puis la tempête de la chair qui rugit, les éclairs cendrés et les jets électriques qui grondent dans l’orchestre s’apaisent ; l’incomparable éclat de ces grands cuivres qui semblent une transposition des aveuglantes pourpres et des somptueux ors s’affaissent ; — et un susurrement d’une ténuité délicieuse, un frôlement presque deviné de sons adorablement bleus et aériennement roses, frissonne dans l’éther nocturne qui déjà s’éclaire. — Puis l’aube apparaît, le ciel hésitant blanchit comme peint avec des sons blancs de harpe, se teint de couleurs encore tâtonnantes qui peu à peu se décident et resplendissent dans le magnifique alléluia, dans la fracassante splendeur des timbales et des cuivres. Le soleil surgit, s’évase en gerbe, crève l’horizon dont la barre s’élargit et monte ainsi que du fond d’un lac dont la moire fulmine sous les rayons qu’elle répercute. Au loin, plane le cantique intercédant, le cantique fidèle des pèlerins, détergeant les dernières plaies de l’âme épuisée par la diabolique lutte ; — et, dans une apothéose de clarté, dans une gloire de Rédemption, la Matière et l’Esprit s’élancent, le Mal et le Bien se lient, la Luxure et la Pureté se nouent avec les deux motifs qui serpentent, mêlant les baisers épuisants et rapides des violons, les éblouissantes et douloureuses caresses des cordes énervées et tendues, au chœur auguste et calme qui s’épand, à la mélodie médiatrice, au cantique de l’âme maintenant agenouillée, célèbrant sa définitive submersion, son inébranlable stabilité dans le sein d’un Dieu.

Et tremblant et ravi, l’on sort de la vulgaire salle où le miracle de cette essentielle musique s’est accompli, emportant avec soi l’indélébile souvenir de cette ouverture de Tannhæuser, de ce prodigieux et initial résumé de la babélique grandeur de ses trois actes.

LES SIMILITUDES

À Théodore Hannon

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LES tentures se soulevèrent et les étranges beautés qui se pressaient derrière le rideau s’avancèrent vers moi, les unes à la suite des autres.

Ce furent d’abord des tiédeurs vagues, des vapeurs mourantes d’héliotrope et d’iris, de verveine et de réséda qui me pénétrèrent avec ce charme si bizarrement plaintif des ciels nébuleux d’automne, des blancheurs phosphoriques des lunes dans leur plein, et des femmes aux figures indécises, aux contours flottants, aux cheveux d’un blond de cendre, au teint rosé bleuâtre des hortensias, aux jupes irisées de lueurs qui s’effacent, s’avancèrent, tout embaumées, et se fondirent dans ces teintes dolentes des vieilles soies, dans ces relents apaisés et comme assoupis des vieilles poudres enfermées, durant de longues années, loin du jour, dans les tiroirs de commodes à ventre.

Puis la vision s’envola et une odeur fine de bergamote et de frangipane, de moos-rose et de chypre, de maréchale et de foin qui traînait çà et là, mettant comme une de ces touches sensuelles de Fragonard, un papillotage de rose dans ce concert de fadeurs exquises, jaillit, pimpante, énamourée, cheveux poudrés de neige, yeux caressants et lutins, grands falbalas couleur d’azur et de fleur de pêcher, puis s’effaça peu à peu et s’évanouit complètement.

À la maréchale, au foin, à l’héliotrope, à l’iris, à toute cette palette de nuances lascives ou calmées, succédèrent des tons plus vifs, des couleurs enhardies, des odeurs fortes : le santal, le havane, le magnolia, les parfums des créoles et des noires.

Après les fluides légers, les glacis vaporeux, les senteurs caressantes et ensommeillées ; après les roses affaiblis et les bleus mourants, après les surjets de couleurs et les réveillons des tropiques, crièrent bêtement les rabâcheries vulgaires : lourdeur des ocres, pesanteur des gros verts, épaisseur des bruns, tristesse des gris, bleuissement noir des ardoises ; et de lourds effluves de seringat, de jacinthe, de portugal, rirent de toute leur face béatement radieuse, de toute leur face de beautés banales aux cheveux noirs et pommadés, aux joues laquées de rouge et plâtrées de talc, aux jupes tombant sans grâce, le long de corps veules et gras. Puis vinrent des apparitions spectrales, des enfantements de cauchemars, des hantises d’hallucination, se détachant sur des fonds impétueux, sur des fonds de vert-de-gris sulfuré, nageant dans des brumes de pistache, dans des bleus de phosphore, des beautés affolées et mornes, trempant leurs appas étranges dans la sourde tristesse des violets, dans l’amertume brûlante des orangés, des femmes d’Edgar Poe et de Baudelaire, des poses tourmentées, des lèvres cruellement saignantes, des yeux battus, par d’ardentes nostalgies, agrandis par des joies surhumaines, des Gorgones, des Titanides, des femmes extra-terrestres, laissant couler de leurs jupes fastueuses des parfums innommés, des souffles d’alanguissement et de fureur qui serrent les tempes, déroutent et culbutent la raison mieux que la vapeur des chanvres, des figures du grand maître moderne, d’Eugène Delacroix.

Ces évocations d’un autre monde, ces embrasements sauvages, ces tonalités crépusculaires, ces émanations surexcitées disparurent à leur tour et un hallali de couleurs éclata, prestigieux, inouï.

Un ruissellement d’étincelles de pourpre, une fanfare de senteurs décuplées et portées à leur densité suprême, une marche triomphale, un éblouissement d’apothéose parurent dans le cadre de la porte et des filles étalant sur leurs jupes somptueuses toute la fougue, toute la magnificence, toute l’exaltation des rouges, depuis le sang carminé des laques jusqu’aux flambes du capucine, jusqu’aux splendeurs glorieuses des saturnes et des cinabres, tout le faste, tout le rutilement, tout l’éclat des jaunes, depuis les chromes pâlis jusqu’aux gommes-guttes, aux jaunes de mars, aux ocres d’or, aux cadmium, s’avancèrent, chairs purpurines et débordées, crinières rousses et sablées de poudre d’or, lèvres voraces, yeux en braises, soufflant des haleines furieuses de patchouli et d’ambre, de musc et d’opopanax, des haleines terrifiantes, des lourdeurs de serres chaudes, des allégro, des cris, des autodafés, des fournaises de rouge et de jaune, des incendies de couleurs et de parfums.

Puis tout s’effaça, et alors les couleurs primordiales : le jaune, le rouge, le bleu, les parfums pères des odeurs composées : le musc-tonkin, la tubéreuse, l’ambre, parurent et s’unirent devant moi en un long baiser.

À mesure que les lèvres se touchaient, les tons faiblissaient, les senteurs se mouraient ; comme les phénix qui renaissent de leurs cendres, ils allaient revivre sous une autre forme, sous la forme des teintes dérivées, des parfums originaires.

Au rouge et au jaune succéda l’orange ; au jaune et au bleu, le vert ; au rose et au bleu, le violet ; les non-couleurs même, le noir et le blanc parurent à leur tour et de leurs bras enlacés tomba lourdement la couleur grise, une grosse pataude qu’un baiser rapide du bleu dégrossit et affina en une Cydalise rêveuse : la teinte de gris-perle.

Et de même que les tons se fondaient et renaissaient différents, les essences se mêlèrent, perdant leur origine propre, se transformant suivant la vivacité ou la langueur des caresses en des descendances multiples ou rares : maréchale, à base de musc, d’ambre, de tubéreuse, de cassie, de jasmin et d’orange ; frangipane extraite de la bergamote et de la vanille, du safran et des baumes de musc et d’ambre ; jockey-club issu de l’accouplement de la tubéreuse et de l’orange, de la mousseline et de l’iris, de la lavande et du miel.

Et d’autres... d’autres... nuances du lilas et du soufre, du saumon et du brun pâle, des laques et des cobalts verts, d’autres... d’autres... le bouquet, la mousseline, le nard, éclataient et fumaient à l’infini, claires, foncées, subtiles, lourdes.

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Je me réveillai — plus rien. — Seule, au pied de mon lit, Icarée, ma chatte, avait relevé son cuissot de droite et léchait avec sa langue de rose sa robe de poils roux.