Frères des écoles chrétiennes (p. 40-42).

Le rocher erratique

Il est là depuis des siècles, des centaines de siècles peut-être, au flanc du coteau herbu, non loin de la vieille grange. Abandonné par les glaciers en fuite devant le soleil plus chaud, l’énorme granit a gardé la pose de hasard qu’il avait avant l’histoire. Pour lui, les jours et les nuits ne nombrent pas. Il a vu, lentement, la terre se couvrir de verdure et de fleurs, et la forêt monter, grandir et se refermer sur lui. Sous l’ombre des grands pins qui le gardaient humide de la rosée du ciel, il accueillit les mignonnes légions des mousses, et laissa le polypode capricieux grimper sur ses flancs.

Des peuples insoupçonnés, que l’histoire ignore, l’ont frôlé, et des générations d’enfants des bois ont dormi dans le retrait de sa base ; le soleil et l’ombre lui ont dispensé l’éternelle alternance de leur insensible caresse, et, sans l’entamer, la vague tranquille des siècles a passé sur lui.

Un jour pourtant, la forêt surprise entendit un idiome inconnu et très doux… C’était l’homme blanc, l’homme de France, et de suite, quelque chose fut changé…

Trois siècles.

Des coups de hache, que se renvoient les échos étonnés ! Des couplets de chansons, de francs éclats de rire !… Et le soleil à grands flots, viole le mystère séculaire, fouille les secrets de la mousse et des feuilles mortes ! Autour du rocher dégagé, de bonnes figures énergiques et brunes, ruisselantes aussi, entourent un prêtre colossal, aux yeux d’enfant.

— Toi, Jacques Legault, voici ton lot. La terre est riche, la rivière est tout près. Bonne chance ! Si tu as de la misère, tu sais, le curé Labelle est là !…

Hier, je suis passé près du bloc erratique lavé de la pluie récente et brillant de toutes les paillettes de son mica. À quelques pas, les portes de la grange, grandes ouvertes, laissaient voir les tasseries vides et la grand’charrette agenouillée sur ses brancards. Sur la croupe de pierre, deux agneaux tout blancs jouaient dans le petit vent parfumé de trèfle et de marguerite…

Et je songeais à la vanité de toute vie, celle des agneaux et celle du passant qui les regarde. Posée ainsi en numérateur sur la durée du granit éternel, elle nous apparaît bien telle que l’a comprise avec une infinie variété d’expression, la sagesse de tous les temps : un court portage entre un berceau et une tombe. Et, vraiment, le mystère de la vie me serait apparu plus profond que jamais, si, à l’heure même, le son atténué d’un Angélus lointain ne m’avait rappelé à la solution splendide de la foi chrétienne !…