Frères des écoles chrétiennes (p. 103-110).


L’ÎLE-AUX-COUDRES





LA CROIX DE L’ISLETTE


C
e n’est pas une île, pas une îlette non plus, mais un rocher relié à la côte de l’Île-aux-Coudres par un épais cordon littoral de débris et de gravier. De très loin, sur la terre et sur l’eau, s’aperçoit le bouquet d’épinettes qui marque le lieu et dérobe la croix, la très vieille croix, souvenir de la première messe dite ici pour les colons par le célèbre Père de la Brosse.

Un sentier fréquenté mène à l’Islette. Il suit la crête de l’alluvion, au milieu d’une broussaille souffreteuse de berces et de harts-rouges. Par cet après-midi de dimanche, je m’y engage avec mon

ami Albert. L’heure, livrée au soleil ardent, au calme et au silence, est véritablement délicieuse. Perçant la verdure du talus, un rocher, rongé de lichens rouges, surplombe. Nous nous y asseyons pour regarder et pour rêver. Il a neigé autour de nous, ou bien ce sont les céraistes et les graciles arabettes qui font leur humble vie de fleur dont toute l’affaire est d’adoucir les angles, de couvrir les nudités et de parfumer les vents. Le village est loin déjà, et l’on n’entend plus rien que le bruissement des mouches ivres de la sanie des marsouins morts, couchés sur le flanc, là-bas.

Au nord, la ligne brutale des Câpes Raides dessine sur le ciel pâle un monstre noir accroupi dans la mer. Par un effet de mirage, la côte sud paraît toute proche ; la courbe onduleuse des collines bleues y chemine sous la solide banquise des nuages éclatants. Des groupes de points blancs que le soleil allume, marquent les villages. Voici Montmagny, plus bas le Cap Saint-Ignace, L’Islet, Saint-Jean-Port-Joli, Saint-Roch-des-Aulnaies. Ils dorment les villages, les beaux villages, enivrés de lumière et de paix. Entre eux et nous, au loin, sur l’eau miroitante, tremblent les fines perches de la pêche aux marsouins ; elles encerclent un espace immense où demain, effrayés par cet obstacle imaginaire, viendront s’enfermer pour mourir, les pourceaux de la mer, stupides et doux !

Devant nous, au ras des crans couverts de varech gluant, s’incline le vol noir des corneilles en maraude. L’une d’elles se pose un instant sur une épave, fouille du bec les algues brunes et reprend sa course oblique vers une goélette à l’ancre tout près. Combien jolie la petite goélette, avec sa coque verte et son bordage noir, immobile sur l’eau qui se ride un peu autour ! Je l’imagine fine marcheuse, et, sans le petit canot blanc qui, à cent pas, la garde comme un bon chien, elle profiterait — j’en suis sûr — du petit souffle qui se lève pour ouvrir d’elle-même ses ailes blanches, s’enfuir et courir de libres bordées sur le vaste fleuve bleu !

Mais le centre du paysage est bien la croix, la vieille croix noire qui rêve dans son petit enclos, entre les pyramides sombres des épinettes. Elle rêve un rêve silencieux et profond que fleurissent discrètement les églantiers épanouis sur ses pieds. Les bras étendus vers l’occident, elle attend, semble-t-il, le retour de l’apôtre au cœur de feu.

Le lieu n’a guère changé depuis les jours lointains où le Père de la Brosse célébrait ici, dans l’ombre des arbres verts, le rite eucharistique. C’est le même horizon, le même cri aigu des goélands, le même flot qui chante, tout pareil, sur les crans limoneux. Ces campanules bleues qui secouent dans le vent leurs grelots silencieux descendent en droite ligne de celles que le missionnaire cueillit pour en orner son autel rustique.

Pendant que je la regarde, la bonne croix, profilée sur le fond fuyant de la falaise du Cap-à-la-Branche, j’entends parler derrière moi, et, au bout d’une minute, cinq fillettes, se tenant sous le bras, passent en folâtrant. Les rires fusent au travers du grasseyement prononcé des gens d’ici. Elles descendent à la course le petit monticule et s’arrêtent à la Croix ! Que vont-elles faire ? Je les observe du coin de l’œil. À ma surprise elles ouvrent la petite barrière à claire-voie et pénètrent dans l’enclos. Elles s’agenouillent sur la saillie des pierres brutes qui forment le très simple piédestal et, — quelque vieille coutume sans doute, — elles prient, le front appuyé sur la Croix ! J’entends le murmure alterné des « Notre Père » et des « Je vous salue Marie », et il me semble voir les prières anciennes et divines monter doucement dans les bras de la Croix qui leur font un bout de conduite sur la route bleue du ciel. Que demandent-elles là, les jeunesses de l’île-aux-Coudres ? Je fais un effort pour pénétrer la prière obscure et puissante des simples. Les mots toujours les mêmes, suggèrent invinciblement la solution victorieuse de Lacordaire au sujet de l’amour qui n’a qu’un mot, toujours redit et jamais répété. Oui ! Il y a cela ! Mais il y a autre chose aussi, et les formules, les Pater, les Ave, ne sont que l’accompagnement en sourdine de la prière profonde qui, comme une source, jaillit à travers le sable mouvant des âmes. Et voici ce qu’elle dit, la prière des fillettes de l’Île-aux-Coudres :

« Notre Père qui êtes aux cieux, donnez-nous du beau temps pour finir de semer les pétaques ; donnez-nous une bonne récolte et préservez-nous de la gelée ! Ainsi soit-il ! »

« Sainte Marie Mère de Dieu, guérissez Marie-Anne, qui est malade au lit depuis si longtemps ! La vie n’est pas bien drôle pour elle ! Faites qu’elle puisse sortir, rôder et bardasser comme nous autres ! Ainsi soit-il ! »

« Notre Père qui êtes aux cieux, ayez pitié du grand Joseph qui navigue sur les bâtiments à voiles, faites qu’il ne lui arrive pas de malchance ! Ainsi soit-il ! »

« Sainte Marie, Mère de Dieu, je vous prie bien fort pour Élie Dufour, mon fiancé, qui travaille en ville ! Faites qu’il pense toujours à moi ! Ainsi soit-il ! »

Elle dit cela la prière des fillettes de l’île-aux-Coudres, et bien d’autres choses encore, et cette prière monte vite et droit parce que pour elles Dieu est tout, n’étant rien autre que le Père qui est aux Cieux ! Et tandis qu’elles s’en retournent par où elles sont venues, je songe que celles-là sont pleinement heureuses dans leurs robes d’indienne bleue à gros pois blancs, et que leur rire franc rend le son clair de l’âme simple et bonne que leur conserve cette terre toute de tradition, de lumière et de paix.