Frères des écoles chrétiennes (p. 67-76).

Le Rocher Panet

La grève de la côte sud du Saint-Laurent, vers Montmagny et l’Islet manque parfois de relief. Point de falaises ni de pointes hardies, mais une plage herbeuse où frissonne un peuple immense de zizanies et de scirpes, toujours glauques de la fine argile des marées. L’horizon est vaste vers le nord où les Laurentides courent lorsque le temps est clair. Le matin, la brume les dérobe et les noie dans l’ouate fuyante qui monte de l’eau, et la nuit tombée, on les devine aux phares illusoires que l’incendie allume toujours ici ou là à leurs flancs granitiques.

L’Islet est un très vieux village, un « bourg » comme on dit là-bas, qui dort paisiblement le long des flots tranquilles, gardé séculairement par son rocher, « l’Islette » des premiers habitants. Le « bourg » a conscience de son aristocratie et, comme les vieux seigneurs d’antan, déteste le bruit. Son quai, qui frôle « l’Islette », est généralement désert. À peine si d’aventure, une goélette vient s’y amarrer : quelques barriques descendues, quelques planches embarquées, et c’est tout.

Les l’Isletains, vieilles gens, ont force légendes, et nulle n’est mieux accréditée que celle du rocher Panet. Et d’abord, qu’est-ce donc que le rocher Panet ? C’est le pendant de « l’Islette », le sommet émergé d’une petite montagne enfouie sous la vase, que la marée entoure, et qui, dans les grandes eaux, disparaît presque. C’est vraiment peu de chose, mais ce peu de chose a sa légende, qui est peut-être une histoire. Tout le monde là-bas la sait par cœur ; on l’a écrite et j’ai devant moi une brochurette signée : J. T. Jemmat, qui la narre avec enthousiasme. Écoutez :

« Une misérable dont la légende a étouffé le nom et la honte, avait osé vendre au démon, en échange de déshonorantes passions, son âme immortelle, et ses éternelles félicités. L’esprit impur ne parut pas satisfait du marché ; il voulut aussi posséder le corps de son infortunée victime. Abusant de sa puissance, son infernale malice la jeta sur le rocher qui ne présentait pas l’aspect triste d’aujourd’hui : on eut dit une émeraude flottant sur les ondes, étalant la verdeur des arbrisseaux et les teintes de ses fleurs. Mais sitôt que le pied maudit la vint toucher, les corolles se replièrent flétries, les arbrisseaux périrent desséchés !

« Depuis plusieurs semaines, semaines d’angoisse et d’épouvante, elle était là, cheveux épars, secouant des bras noircis, clamant plus fort que les vagues. Souvent dans l’exaltation et les crises de désespoir, la malheureuse se précipitait éperdue au milieu des flots, et les flots effrayés la remettaient soudain sur son rocher et s’enfuyaient d’horreur !

« La paroisse entière fut le témoin atterré de ces scènes lugubres ; nul ne les pouvait envisager sans frémissement, et quelques-uns moururent de convulsions de terreur. Les mères défendaient aux enfants de regarder le rocher maudit et les grandes personnes se signaient à son aspect. Le saint Curé, lui, paraissait seul ne pas savoir le fait, ni s’en émouvoir ; mais dans son intention, il suppliait le ciel qu’un si exemplaire châtiment vint enraciner au fond des cœurs la répulsion et la haine du vice ignominieux.

« Cependant, un jour, un groupe consterné accourut le conjurer de rendre la paix au village, en adjurant le diable de livrer sa victime et de retourner à son éternel supplice. Un instant le pasteur se recueille, lève au ciel des yeux calmes qui s’emplissent de larmes ; puis joignant ses mains longues et décharnées : « J’y vais, mes enfants, dit-il ; mais vous, priez, priez encore, priez toujours ! » À ces mots il s’embarqua sur les vagues houleuses, guidant lui-même son esquif.

« Les paroissiens échelonnés en longue file sur la rive, le front dans le sable, récitaient avec ferveur les psaumes de la pénitence. En voyant approcher d’elle la barque, la malheureuse se prit à se tordre sur le roc, poussant des hurlements à faire peur et pitié à la fois. Le prêtre cependant avait laissé l’embarcation et, pieds nus, lentement gravissait le rocher, lorsque soudain il se voit en face du hideux personnage, à l’œil enflammé, à la respiration entrecoupée ; une main se crispait dans sa chevelure humide, l’autre, d’un geste menaçant montrait les flots en courroux ; la lutte allait s’engager entre l’ange de Dieu et Satan invisible.

« La peur circule à travers les rangs, au rivage. Par un de ces pressentiments qui lui sont habituels, le saint vieillard en est averti, et, se retournant vers ses fils, il trace un long signe de croix qui fait rugir la possédée mais rend aux enfants la confiance : ils se remettent à prier.

« Le prêtre aussitôt récite avec force les foudroyantes formules de l’exorcisme auxquelles le diable terrorisé se voit contraint d’obéir en maudissant. Cette fois, il se décide pourtant à la résistance, et une scène terrible se déroule sur le rocher qui tremble d’abord, puis bondit comme un vaisseau qui va sombrer ; d’affreux hurlements échappent de tous les antres, et l’infortunée, se frappant la tête contre les pierres, vomit des propos d’enfer ; quand tout à coup elle disparaît au sein des flots amoncelés. Aussitôt un énorme nuage voile le ciel de noir, le tonnerre roule les échos de sa grande voix, et les éclairs agitent dans les nues des épées de feu.

« Ô Dieu ! venez à notre aide ; Seigneur ! hâtez-vous de nous secourir, » criait la foule du rivage : « Ô Christ, qui avez délivré Madeleine des sept démons qui tenaient son âme captive, écoutez ma prière, » soupirait le blanc vieillard sur le rocher.

« L’heure est à l’angoisse commune, mais le ciel exauce les vœux. Dieu, par un prodige, vient fortifier l’espérance de son serviteur. Le roc, s’amollissant comme l’argile, garde l’empreinte de son pied droit, et, au même lieu, jaillit une source pure et intarissable.

« L’âme de l’apôtre, touchée d’une main invisible, se sent frémir et est inondée de douceur : Seigneur, vous lui ôterez son cœur de pierre pour lui en donner un qui soit docile ; vous ouvrirez dans ses yeux la source des saintes larmes qui appellent le pardon, et son pied s’affermira dans vos voies. »

« Aux accents de la prière la rosée descend des cieux. Soudain une vague écumante jette aux pieds du prêtre le corps de la jeune fille. A-t-elle péri ? Non, non ! Un frisson secoue les membres, les paupières s’ouvrent toutes grandes et le regard s’attache au bienfaiteur ; quel regard ! il se baigne d’une gratitude infinie ! Heureuse, elle se relève vivement et murmure une prière de foi et d’amour. Tandis que le prêtre baisse sa haute stature, et que ses cheveux blancs ombragent comme un voile pudique la tête de la pécheresse, elle fait les aveux du repentir. Aux premières larmes qui jaillissent de ce cœur renouvelé, le ciel reprend ses teintes d’azur, le soleil déverse des gerbes lumineuses, et le rocher et les deux personnages paraissent comme nimbés d’or : les anges voient la main du prêtre se poser pour effacer les dernières taches d’une honte qui n’est plus.

« Là-bas, sur la rive, les larmes coulaient réconfortantes. Et lorsque la lionne rugissante, devenue brebis docile, se mit à suivre pas à pas le pasteur, un long cri de triomphante admiration jailli de toutes les poitrines, alla expirer jusqu’au rocher.

« Un siècle a passé, et les paroissiens de l’Islet, sauvegardent de l’oubli, dans un souvenir fait de respect et d’admiration, la vie et l’œuvre du héros de ce drame. Sa mémoire survit dans l’appellation du rocher qu’ils vous montrent : le Rocher Panet.

« Ô prodige ! l’œil du touriste aperçoit encore la mystérieuse empreinte ; sa main puise à la source qui n’a pas tari : est-ce une attestation d’en haut en faveur du saint Curé ? Si la foi antique semble trop crédule, n’est-elle pas la sève qui alimente dans les foyers chrétiens, la simplicité des mœurs pures, la verdeur des pratiques religieuses, la floraison des vertus, la maturité des œuvres charitables ? Que Dieu protège et développe une foi vigoureuse dans ces âmes chrétiennes, tendres et fortes ! Que leur piété place encore, dans un coin de la plus belle armoire, à côté de l’Évangile et de l’imitation, l’urne traditionnelle : Eau du Rocher Panet ! »

Et voilà !

J’ai voulu voir par moi-même la mystérieuse empreinte et la source légendaire. Il faut un certain courage pour affronter la boue mucilagineuse que le baissant laisse autour de l’îlot. J’ai examiné avec soin et mis beaucoup de bonne volonté à me pénétrer de l’esprit de la légende.

Vraiment, j’ai honte de porter la main sur la croyance chère aux l’Isletains et de contribuer pour ma part à ruiner l’une de « ces délicieuses histoires du peuple » dont parlait Nodier ! Tout de même, voici, pour ceux que la vérité préoccupe plus que la légende.

Le Rocher Panet appartient aux groupes de strates cambriennes dites de Kamouraska. Ces strates sont des quartzites, ou des conglomérats dont la matrice contient de nombreuses inclusions calcaires ou granitiques. La forte inclinaison des couches détermine la formation d’auges, de replis qui drainent et retiennent l’eau de pluie. La célèbre source n’est autre chose qu’un de ces replis où l’eau séjourne… aussi bien qu’ailleurs ! Elle n’a rien d’impressionnant, et j’avoue qu’il a fallu que l’on me dise :

— C’est ça, la source !

Les prétendues empreintes s’expliquent encore plus facilement par la disparition des inclusions dolomitiques, qui, de par leur nature calcaire, sont beaucoup plus entamées par les agents atmosphériques que la silice du quartzite. Une fois en contact avec l’air, ces nodules se détruisent et laissent dans la roche des cavités de formes diverses. En l’espèce, l’empreinte du pied du bon Curé Panet et de celui de son chien s’expliquent particulièrement bien. Un nodule hémisphérique placé de champ a donné le talon ; adjacent à ce dernier un nodule elliptique a donné la semelle. Deux autres accolés tangentiellement ont laissé par leur disparition une cavité analogue à la piste non d’un chien, mais bien — d’un ruminant, animal à sabot bifide.

Je dois ajouter que ces cavités sont présentes partout sur les quartzites de la formation de Kamouraska, sur les îles Pèlerins, où elles ont parfois des dimensions suffisantes pour être visibles de loin. Il n’y a là rien de surnaturel, il faut en convenir. Il va sans dire que cela ne prouve rien contre le fait lui-même de l’exorcisme, qui paraît du domaine de l’histoire.

Mais à quoi bon s’insurger contre ces croyances naïves qui dorent d’un peu de poésie la vulgarité des choses, et atténuent le relent trivial de la vie. Laissons aux l’Isletains leur source et leurs empreintes : nous n’avons rien pour les remplacer. Et puis, après tout, n’est-ce pas la science qui radote ? La poésie, comme la jeunesse, n’a-t-elle pas toujours raison ?…