Frères des écoles chrétiennes (p. 55-58).

Le lac Seigneurial de Saint-Bruno

Avril. Tout frais libéré de la dalle de glace qui pesait sur lui depuis cinq mois, le lac riait hier de toute la joie de ses eaux neuves, bleues d’un bleu d’acier. Les petites vagues léchaient alertement les derniers croûtons de glace poussés sur le rivage, et qui, sur l’autel du printemps, sacrifiaient au soleil leurs âmes fugaces de cristal !

En cette saison, les bois de montagne laissent voir des lignes et des couleurs que le vrai printemps et l’été cèleront sous la prodigalité des frondaisons. Ainsi, sur les flancs du grand vase de basalte au fond duquel palpite le lac, rien ne dérobe le tapis des dépouilles de l’autre saison, laminées et polies par le poids des neiges. La souple marqueterie des feuilles mortes épouse et trahit toutes les vallécules du sous-bois, met en valeur le pied moussu des arbres et les ruines lichéneuses des souches anciennes. Sur ce fond brun, si délicatement nuancé, jaillit en gerbe l’élan gracieux des fins bouleaux qui ont des calus noirs aux aisselles. Plus haut, là-bas, quelque chose me dit que cette vaporeuse teinte grise est faite de la multitude des rameaux encore nus de l’érable.

Les grands pins noirs, les grands pins verts — ils sont l’un et l’autre — saillent dans ce soleil de mi-avril. Rien ne gêne encore leur tête immobile et crépue, qui se silhouette vivement sur ce fond de clarté, comme pétrifiée dans le temps qui passe sur elle, toujours pareil. Mais, tout à l’orgueil de verdoyer quand la vie végétale est encore repliée, cloîtrée sous la capuce du bourgeon, ils oublient, les pins, que leurs feuilles ne sont que des épines dont la pérennité est un leurre ! Ils oublient qu’un à un, et se succédant les uns aux autres, les faisceaux d’aiguilles, les rigides aigrettes s’en iront rougir sur le sol nu, quand les autres arbres feuilleront de toute leur sève accumulée, quand les érables-rois ceindront des couronnes, quand les colonnades des hêtres se feront des chapiteaux. En attendant, ils triomphent, les pins noirs, les pins verts, au cœur des familles de bouleaux, au seuil des temples sans voûte des hêtrières.

Sur la lisière de l’eau, les petits saules émettent timidement la soie beige de leurs chatons. À toutes les branches des aulnes, de longues chenilles végétales secouent dans la brise froide une abondante poussière d’or, premier festin servi par la nature aux perdrix goulues, fatiguées de l’amère pitance des bourgeons résineux.

Au travers des feuilles mortes et des cailloux, les trinitaires, toujours pressées de fleurir, relèvent leur col fin, ployé pour le sommeil hivernal ; elles écartent leurs bractées pour déployer les capricieuses colorations de leurs calices : du blanc pur, du rose, du violet. Elles s’évertuent, semble-t-il, à suppléer toutes seules à l’absence des fraisiers, des violettes et des églantiers. Les abeilles qui font leur première sortie, les sont venues voir et fourragent déjà sans vergogne au fond des fleurs à peine ouvertes. Les villas sont closes ; les berceaux, vides et transparents ; les allées désertes. Les gazons ne verdissent pas encore, pas plus que les vignes vierges enchaînées aux sottes rocailles qui ont la prétention d’en remontrer à la nature. Le soleil joue en silence à travers le vaste parc, et les écureuils festoient sur les gros glands gonflés d’eau qui crèvent sur les pelouses.

Courez en paix, écureuils roux, sur les gazons et sur les branches ! Libres perdrix, gavez-vous du pollen emmiellé des aulnes ! Abeilles besogneuses, frottez-vous les yeux pour chasser les derniers vestiges du sommeil de l’hiver, et ne laissez rien perdre du nectar des trinitaires ! Là-bas, dans la ville bourdonnante, on fait des malles, on emballe des conserves et des chiffons, on graisse des roues et l’on gonfle des pneus. Bientôt les cornes sinistres vous chasseront de vos repaires, écureuils roux ! les lévriers serviles troubleront vos repas, libres perdrix ! la puanteur des huiles, empoisonnera les corolles de vos fleurs familières, abeilles d’or ! Et vous fuirez au loin sur les prés tranquilles quand le trèfle sera venu, ou dans les bois profonds quand le pin fleurira… et vous laisserez ici les pauvres arbres domestiqués, les pauvres fleurs rivées à la terre, et l’eau domptée, harnachée, condamnée à porter des fardeaux, à refléter des toilettes et des ombrelles !…