Gangloff (p. 153-156).

Le Réveil d’un Roi.

Le jeune roi vient de s’éveiller, un peu fatigué de ses soucis et de ses plaisirs d’hier. Le dernier de ses paysans a mieux dormi que lui.

Les rois ont cette mauvaise chance de ne pouvoir se réveiller seuls, et les courtisans encombrent leur alcôve dès qu’ils ouvrent les yeux. Oh ! la sotte et dangereuse engeance !

Vous connaissez ce vieux proverbe normand : « Il y a de braves gens partout. » J’ai cru longtemps qu’on ne pouvait t’appliquer aux courtisans, mais vous allez voir combien je me trompais.

Le vieillard qui baise en ce moment la main de son souverain avec un respect si profond, ce serviteur dévoué donne un démenti à mon pessimisme.

Il a vu naître le Roi, il l’a fait sauter sur ses genoux, il lui a appris ses prières. Pour tout dire en un mot, qui est superbe en sa simplicité, il l’a élevé.

Un jour il lui a fait cette promesse solennelle de ne lui dire jamais que la vérité. Chose étonnante, il a tenu parole.

Ce matin le Roi est de méchante humeur ; il est mécontent de lui et, par conséquent, des autres :

« Que compte faire Sa Majesté ? demande le vieux duc.

— Ce matin je chasse à courre et ne serai de retour qu’à la nuit.

— Eh ! Sire, y pensez-vous ? Et votre Conseil des ministres ? Et le roi voisin qui est sur votre frontière ? Et votre armée. qui a besoin de vous ? Il faut rester, Sire. Votre peuple avant tout.

— Soit. J’irai voir le château que je me fais construire et qui m’a déjà coûté si cher. Mon architecte est venu hier, et me demande quelques millions de plus.

— Vous allez, Sire, imaginer encore quelque impôt nouveau pour couvrir tant de folles dépenses. Songez qu’il y a dans votre seule capitale plus de dix mille misérables qui meurent de faim. Allons, allons, congédiez votre architecte et défendez-vous de tout ce méchant luxe. Votre peuple avant fout.

— Soit. Mais, au moins, ce soir, vous me permettrez bien d’assister, dans ma salle de spectacle, à cet Opéra nouveau dont je veux être le seul auditeur. Je n’aime pas les plaisirs partagés, et mes chanteurs ne se feront entendre que pour moi.

— Sire, c’est mal. L’Art est fait pour tous, et non pas pour vous seul. Cette Salle de spectacle me désole : elle vous ruine et vous gâte. Je n’aime pas d’aussi égoïstes et d’aussi frivoles plaisirs. Si Sa Majesté le voulait, j’aurais à lui offrir quelque chose de plus sérieux. Le grand poète que vous avez reçu l’autre jour vient d’achever l’œuvre qu’il vous dédie. Il sollicite l’honneur de vous la lire.

— Mais que ferai-je de mes chanteurs ?

— Convoquez-les demain à chanter dans votre chapelle ; puis, envoyez-les chez votre voisin. Un dernier mot, mon enfant et mon roi. Vous allez vous lever. N’oubliez pas votre prière. »