Gangloff (p. 39-45).

Le vieux Fermier.

On a fête, l’autre jour, le centenaire d’un grand savant ; mais on ne songera jamais, j’en ferais le pari à fêter le centenaire d’un bon fermier.

Au reste, le brave homme, que j’ai l’honneur de vous présenter, se soucie fort peu que l’on célèbre ou qu’on ne célèbre point son centenaire. Il désire seulement arriver jusqu’à cent ans, et n’en a encore que quatre-vingt-dix.

Son existence a été des plus simples, et ressemble à celle de mille autres fermiers.

Il est né à la ferme du Haut-Chemin, là-bas, près de la Gauteraye. Ils étaient onze enfants, il était le onzième.

Quoiqu’il fut le dernier, il ne fut pas gâté. Dès que sa mère l’eut sevré, on le mit à la soupe. La soupe deux fois par jour. De la viande, une fois par mois.

À quatre ans il conduisait déjà les chevaux à l’abreuvoir. À dix ans, il aidait à la charrue et piquait les grands bœufs.

Puis, au lendemain de sa première, communion, vlan ! garçon de ferme jusqu’à vingt ans.

Levé toujours avec l’aurore, et souvent avant elle, labourant, semant, sarclant, bêchant, fanant, moissonnant, battant, vannant, peinant.

Pour lit, un pauvre matelas près d’une fenêtre sans carreaux ; pour nourriture, l’éternelle écuellée de soupe aux choux verts ; pour boisson, un méchant petit cidre trempé de beaucoup d’eau.

Malgré ce régime, ou plutôt à cause de ce régime, c’était, a vingt ans, un beau gars, bien planté sur ses jarrets d’acier, avec un teint hâte qui faisait mieux ressortir ses yeux bleus, grand, fort, nerveux, et capable, comme on dit, « de corriger un bœuf d’un revers de main ».

C’est alors qu’il vit pour la première fois Jacqueline, et l’aima. Jacqueline aussi l’aima, et ils se dirent « Ce sera pour « après le service. »

Donc il fit ses sept ans, et l’on sut ce que c’était qu’un bon soldat.

Franc, joyeux, la verve et l’entrain mêmes, chantant volontiers la chanson du pays, ne se laissant pas gouailler par les camarades, vif à la riposte, brave comme son sabre, point « chapardeur », point ivrogne ni jureur, et toujours bon chrétien.

Quand il revint, la première personne qu’il aperçut sur le chemin, ce fut Jacqueline qui l’attendait. Il l’épousa trois semaines après, et il est avec elle, depuis plus de cinquante ans, le fermier du Haut-Chemin.

C’est une forte et rude ferme qui occupe cinq garçons et six filles. Il faut gouverner tout ce monde-là ; il faut leur distribuer la besogne, l’encouragement, le blâme ; il faut les mettre sur la bonne route ; il faut surtout leur donner l’exemple.

Un fermier, un vrai fermier, c’est un Roi.

Le notre pourtant a un grand défaut, et qui paraîtra irrémissible à la plupart de nos lecteurs.

Sa ferme l’a enrichi, c’est vrai ; ses affaires vont bien, c’est encore vrai ; mais…

Eh bien ! je préfère vous le dire sans plus tarder

Il ne sait pas lire !!

C’est ce qui l’a empêché d’arriver sergent à l’armée ; mais c’est ce qui ne l’a pas empêché d’être un brave homme, et, qui plus est, un homme souverainement intelligent, gouvernant fort sagement son petit royaume et le faisant prospérer à merveille.

« Savoir lire », c’est bien ; mais ce n’est pas tout, et il y a peut-être, dans l’âme humaine, certaines facultés, de premier ordre, qui se développent sans le secours de la lecture.

L’Instruction est une grande chose, sans doute ; mais l’Éducation, dans la vie sociale, est d’un bien autre poids. On l’oublie trop.

Les aïeux de notre fermier ; ont, durant cinq cents ans, servi avec fidélité et amour une seule et même famille de seigneurs qui ont toujours été bons pour eux. C’est leur rude et obstiné labeur qui a fécondé ce sol jadis rebelle. Ces braves gens travaillaient jusqu’à quinze heures par jour ; mais jamais on ne les a entendus se plaindre, et il ne leur est jamais venu à l’idée de porter envie à leurs maîtres.

Ils ont eu de nombreux enfants auxquels ils ont enseigné la crainte Dieu et dont pas un n’a jamais forligné. Il y a eu dix prêtres et vingt religieuses dans la famille, et ce sont les seuls peut-être qui aient su leur alphabet. En revanche, ces illettrés se sont fait tuer pour la France sur nos champs de bataille, glorieux ou néfastes. Les jeunes continuent aujourd’hui la tradition : l’un d’eux a conquis la médaille militaire au Tonkin et l’autre au Soudan. Le plus petit rêve d’être missionnaire au Dahomey.

Telle est l’histoire des ancêtres de notre fermier il en est de plus éclatantes, mais je n’en connais pas de plus belles. Et voilà pourquoi, l’autre jour, j’ai porté un toast de si bon cœur au centenaire de cet excellent homme… qui ne sait pas lire.