Croquis du vice/Texte entier

P. Fort (p. Ill.-248).

Ce dessin de Heindbrinck, fait pour illustrer les Croquis du Vice, parus dans le Courrier Français, est extrait de cette publication artistique (numéro du 20 avril 1890).

LA PETITE NANA

À M. Fort

« Elle est gentille, la petite Nana. Qui veut voir Nana ? »… chantait ainsi derrière lui une voix d’ange : elle n’avait pas treize ans.

L’enfant tendit une main bien petite où souriait le sang rose en la transparence des chairs délicates, et passant devant l’homme, elle lui dit, avec dans le regard des attirances de démon et sur les lèvres le rire des chérubins :

— Monsieur, donnez-moi dix sous.

Comme il ne répondait rien, la petite

Nana eut un plissement des lèvres en une moue perceptible à peine, et, les yeux mi-clos, dans un mouvement de tête, sec, rapide, elle insista : « Allons ! dépêchez-vous. »

Elle avait des yeux noirs profonds comme les gouffres, sinistre comme l’ombre des ponts le soir où la lune s’endort par delà les nues, doux comme le duvet des oiselets, charmeurs comme les mélodies que joue le vent les soirs d’automne dans les grands bois. Le vice en avait fait sa demeure et regardait par ces yeux noirs, profond comme les gouffres.

— Monsieur, donnez-moi dix sous.

Il restait, sur place, indécis, avec des envies de fuir et des désirs de rester.

Machinalement, il lui jette une pièce blanche.

Elle est un instant sans remuer, fixant toujours l’homme qui la regarde. Elle fait un pas et se retourne : sa tête a le même mouvement sec, rapide et ses lèvres reprennent aux chérubins leur sourire. L’homme ne bouge pas. Et les yeux de l’enfant s’emplissent d’étonnement… Cependant elle part lentement, jouant à « pile ou face » avec la pièce de cinquante centimes… pour s’arrêter…

Soudain, l’homme a peur. En une vision rapide, l’abîme s’est ouvert devant lui. Il craint sa faiblesse, il craint les yeux de l’enfant, les yeux qui, de loin, le suivent et qu’il voit. Tel un halluciné, ne voulant plus les voir, ces yeux charmeurs comme les mélodies que joue le vent les soirs d’automne dans les grands bois, il s’enfuit par la rue Saint-Vincent, descend l’escalier de la rue du Mont-Cenis, court, court toujours, et dégringole d’étage en étage la butte Montmartre… Il s’arrête rue Marcadet. La brise lui semble être plus fraîche qu’au sommet du mont, mais les gens ont des airs de savoir qu’il vient de donner dix sous à la petite Nana.

Elle lui a mis du feu dans la tête : son cerveau bout et ses tempes ont des pulsations violentes.

Les femmes qui passent ont, toutes, les yeux sinistres et doux comme les yeux sinistres d’Elle… oh ! être seul !

Il suit la route, à gauche. Bientôt plus rien, personne, pas de maisons, des terrains vagues que protègent des palissades, le long de la rue des cailloux entassés en trapèze.

Maintenant, il pense à la petite Nana : « Elle est charmante ; charmante aussi sa façon de relever sa jupe sur le côté, dans un déhanchement de petit voyou ; gracieuse, sa démarche de traîneuse pâle et vicieuse ; et ses yeux… ses yeux !… »

Tout à coup, des rires éclatent et cinglent l’air, le sable de la rue nouvellement pavée a des crissements prolongés, quelques pierres roulent : C’est la sortie de l’école ; les gamins se lancent des cailloux ; les filles, peureuses, longent les palissades ; d’autres, derrière, se bousculent, arrachent la jarretière d’une gamine qui remontait son bas et la jettent bien loin pour se mieux bousculer dans une course joyeuse.

Elles ont aperçu l’homme, et se l’indiquent du doigt. Les grandes ont un sourire, le sourire de la petite Nana ; les « petites » traversent la chaussée ou prennent la main des premières. Certaines vont de groupe en groupe et chuchotent : « Il y a un homme sur le tas de pierres. »

Et les conversations s’engagent.

— C’est le même qu’hier.

— Nous allons bien rigoler.

— Non, ce n’est pas le même.

— Je te dis que si.

— Je te dis que non : l’autre avait de la barbe et un pantalon marron.

— Tu veux toujours avoir raison.

— Oh ! non, moi, j’approche pas si près.

— Il se lève… eh ! Augustine !

— Il tourne à droite… Viens-tu ?

— Oui, mais sur l’autre trottoir.

Et pourquoi allaient-elles sur l’autre trottoir ? Comment pouvait les intéresser un homme sur un tas de pierres ? Qui leur avait appris… quoi ?

Les névrosés, las des petites Nana trop faciles, allaient donc aux sorties des écoles chasser la fillette plus rétive ? Les sensations de ces malades[1] sont donc en raison inverse de la faiblesse de leurs victimes ? Est-ce la faute de nos mœurs coupables, agitant en notre cerveau tout un monde de lubriques folichonneries devant un jupon relevé par un temps de pluie ?

L’homme s’était levé, ne pouvant plus supporter les regards d’enfants, ayant honte de lui, sans savoir pourquoi, agacé, énervé, obsédé par la voix grêle et inviteuse qui lui avait chanté dans les oreilles : « Elle est gentille la petite Nana. » Il se dirigea vers la butte, précipitant le pas pour s’éloigner des rires qui le narguaient.

Enfin lassées, les gamines reprirent le chemin de la maison.

« Que faire, se demanda-t-il. » Vingt fois il prit la résolution de rentrer chez lui sans passer par la butte. « Oui, mais cela lui faisait perdre vingt minutes… Bah ! vingt minutes !… Eh ! eh ! vingt minutes, c’est près d’une demi-heure, sans compter la fatigue. …Il valait mieux que de se retrouver nez à nez avec cette môme de Nana qui… que… Après tout, zut ! la rue Clignancourt est aussi encombrée que la rue Montmartre ; on ne peut y marcher tranquille… il passerait par la butte et s’il apercevait Nana, il ferait un petit détour… et pourquoi faire un détour ? »

Cette dernière résolution le soulagea. Il souhaitait même rencontrer la gosse aux yeux noirs, lui parler, savoir. « Ce serait un document, pas quelque chose de propre, sans doute, mais, enfin, quelque chose. »

Par ci, par là, des garçons, sur les fesses, les pieds en avant, les mains arquées servant de frein, glissaient le long des rampes ; pelotonnés, la tête entre les genoux, d’autres roulaient sur l’herbe des talus. Plus loin un vieillard voûté tapotait la joue d’une fillette.

Devant lui, passèrent deux petites filles, marchant vite et causant à voix basse. Il les suivit, sans curiosité, ne pensant à rien ; de même, il aurait suivi un homme, un chien…

Les petites filles s’arrêtèrent au sommet de la butte en riant d’un rire nerveux, intermittent, puis elles avancèrent, lentement, avec précaution et disparurent par la rue Saint-Vincent.

Il les suivait toujours, un peu distancé par elles. À son approche, une enfant, qui faisait le guet, s’enfuit. Il aperçut, entre les étais de la rue, un homme d’une soixantaine d’années, la face congestionnée, entouré de petites filles qui gambadaient et riaient. Il voit Nana. Troublé, il recule de quelques pas, derrière la palissade…

Tout à coup un grand cri — un râle — eut pour écho des cris de frayeur, des cris aigus d’enfants qui fuirent rapides, devant lui, courant dans toutes les directions. Il ne fit qu’un bond de sa place à la rue.

Pâle, tremblant, terrifié, il reste sans avoir la force d’un souffle : devant lui gisait, dépoitraillé, sur le dos, les yeux blancs regardant le ciel bleu, l’homme à la barbe et au pantalon marron, mort dans un dernier spasme.



LA PIERREUSE

À Steinlen

Quatre heures du matin.

Pas d’air, une chaleur d’étuve sous un ciel sombre tigré de flocons de ouate qu’argente une moitié de lune. Telles, des étoiles usées près de s’éteindre, se meurent en leurs prisons de verre les lumières des gaz. Les maisons font tache sur le ciel et, devant, se découpent en une traînée d’ombres les arbres du boulevard. Glissant sur les trottoirs en une promenade lente, des hommes passent vêtus de loques, le pantalon frangé, zigzagué près des chaussures sans talon ; ils ont la même démarche incertaine et tremblante, tous courbent la tête et point ne se regardent : misère coudoyant la misère dans la honte d’être vue.

Devant le café Julien, une vieille femme s’estampe dans l’ombre du kiosque ; sa robe s’effile et tombe en plaques de boue sur des chaussons lie de vin ; flasque et crasseuse sa poitrine soulève un caraco bleu, déchiré dans le dos et laissant voir la peau rocailleuse des coudes. Elle a la physionomie particulière aux clientes des bouges de la rue Galande et des Grandes-Carrières : la peau terreuse striée de rides profondes s’affalant en graisse luisante aux bajoues ; le nez petit, nerveux, coloré jusqu’aux cils roux rendant encore plus jaune le blanc des yeux, la prunelle presque effacée. Le reste de la tête disparaît dans un mouchoir exhalant l’âcreté du tabac humide.

Elle surveille sa fille à peine âgée de douze ans, assise sur un banc.

Bientôt du café Julien sortent trois jeunes gens. La fillette s’est levée. D’une voix lente, s’adressant au premier, elle dit :

« Monsieur, achetez-moi mon petit bouquet ? »

Il regarde l’enfant et demande :

What do you do ?

— Achetez-moi mon petit bouquet ?

— No… allez !

Le groupe part, fredonnant dans le silence de la nuit, sur l’air d’En r’venant de la revue :

Guy and content
In triumph thus we bent
Our steps towards Longchamps ;
Our hearts at ea…a… ase,
Right…

« Veux-tu y aller ! cria la vieille femme.

— Y comprend pas ce qu’on y dit.

— Tu vois pas le vieux qui te regarde ! T’à l’heure j’vas t’foute mon pied au cul, tu vas voir ça ! »

On n’entendait plus que faiblement le murmure qui rythmait leurs pas :

…And compliment
The French army…y…y…

La vieille appela : « Pst ! pst ! » et montrant du doigt le café Américain :

« Patine-toi ! tu vas encore rater celui-là. »

La petite traversa la chaussée.

« Monsieur, achetez-moi mon bouquet ? »

L’homme fit un pas, puis s’arrêtant :

— Ton bouquet ? Où est-il ton bouquet ?

Elle avait trois ou quatre fleurs fanées qu’elle présenta :

— Le v’là.

— C’est ça ? Combien ?

— C’que vous voudrez.

— Tu n’en as pas un autre ?

L’enfant eut un sourire qui fit se creuser des rides jusqu’aux yeux ; elle resta la bouche mi-ouverte sans rien répondre, fixant l’homme.

— Tu en as bien un autre plus joli ?

Elle hésita :

— J’ai qu’celui-là.

— Vrai ?… Je vais te l’acheter parce que tu es bien gentille… Sais-tu que même tu es jolie ?

Et comme la petite ne répondait pas, il ajouta :

— À domicile combien ?

— Chez vous ?

— Oui.

— Vingt francs.

— Soit !… Suis-moi, sans en avoir l’air.

Près d’un réverbère l’enfant releva sa jupe, fit mine d’ajuster son bas : La vieille comprit ce signal et, quittant le kiosque en se frottant les mains, partit dans une autre direction.

Point n’est besoin dans ces croquis de prendre parti contre ceux qui trouvent leur plaisir dans la satisfaction de vices, monstrueux pour les uns, fin de siècle pour les autres. Il n’y a qu’à constater ce qui existe en laissant agir les détenteurs de la morale publique.

Certes, les révélations de la Pall-Mall Gazette ne sont que l’œuvre d’un fumiste à côté de ce qui se passe. La nymphomanie règne en maîtresse et Tout-Paris connaît la Marquise, nouvelle Gamiani, tuant ses amantes. Sodome et Gomorrhe ont leurs temples où l’infidèle n’entre pas, mais regarde, dans l’obscurité des chambres noires, derrière la vitre d’une porte ou le trou d’un voyeur, accomplir les sacrifices. Certains, en écoutant, meurent pâmés dans les chambres d’hôtel à téléphone. : c’est le petit opéra — de la petite musique, les chansons d’amour ! — D’autres… mais pourquoi anticiper ?

L’homme qui recherche les petites filles les choisit entre neuf et treize ans. Plus jeunes leur curiosité n’est pas assez vicieuse et devant les plus âgées souvent il a honte. Sa passion prend sur lui, petit à petit, un tel pouvoir que bientôt elle le domine, commande, et lui crée sans cesse de nouveaux besoins auxquels il lui est impossible, ou presque, de ne pas satisfaire. Il ne faut pas le croire impuissant quoiqu’il devienne de moins en moins viril et cela rapidement, un abattement profond suivant chacune de ses actions et pouvant durer de huit à quinze jours. Suit également une espèce de tranquillité morale qui n’est, à vrai dire, qu’une léthargie cérébrale.

Les fillettes peuvent se classer en plusieurs catégories bien distinctes : 1o La petite mendiante, sale, dégoûtante, exploitant les boulevards extérieurs, les environs des Buttes-Chaumont, les fortifications, principalement entre les portes de Vitry et de Gentilly, les Carrières et Vincennes ; extérieurement : les Moulineaux, Bicêtre, Gentilly, Vincennes, les Quatre-Chemins, Saint-Ouen Clichy, etc. Elles sont en général directement exploitées par les parents.

2o La petite bouquetière voyage dans tous les quartiers ; le meilleur terreau pour la faire éclore se trouve dans les endroits où fleurissent les brasseries à femmes (souvent débauchée par ces femmes). Elles sont un peu plus propres, sans recherche spéciale.

3o La petite nymphe choisit les beaux quartiers. On la rencontre, le jour, sur les grands boulevards, aux Champs-Élysées, dans les avenues conduisant au bois de Boulogne, près des gares du Nord et de l’Est, sur la place faisant face au Trocadéro, sur le boulevard Henri-Martin et dans le bois de Boulogne le long du fossé des fortifications. Signe particulier : jupe courte, cheveux tombant dans le dos et noués, près de la nuque, d’un ruban de couleur voyante, nœud de la même couleur sur la tête, presque toujours bas et rubans de même nuance. Sa mise est propre ; sa démarche est celle d’une petite femme ; elle est plus rapide sur les grands boulevards où elle ne s’arrête que devant les magasins lorsqu’elle croit avoir derrière elle un michet à faire. Elle va à domicile et dans certains hôtels, ou fait la voiture pour de deux à trois louis en moyenne. En fiacre, elle monte en disant à haute voix (pour le cocher) : « Papa, monte le premier. »

Elle ne se donne pas la peine d’offrir un bouquet de fleurs. D’un coup d’œil rapide elle juge de la valeur du michet, le suit ou s’en fait suivre sans échanger un mot. Son âge est de treize à quinze ans. Des industriels (?) les exploitent à moins qu’elles n’appartiennent à de vieilles grues plusieurs fois retraitées. 4o La Pierreuse, d’une mise qui tient le milieu entre la mendiante et la bouquetière, ne travaille que la nuit.

Pour ne pas attirer l’attention des agents, elle ne porte aucun signe apparent ; la même raison la fait accompagner par une vieille femme. Elle connaît toutes les maisons de nuit, tous les tripots et ne confond jamais un brave citoyen avec un agent des mœurs. Le jour, elle promène sa petite sœur, ce qui ne l’empêche pas de turbiner, le cas échéant, pour s’acheter des gâteaux. On pose sa petite sœur à terre, dans un coin, et l’affaire est faite.

Toutes ces petites malheureuses sont intelligentes, les imbéciles se faisant prendre et enfermer dans une maison de correction. On ne peut imaginer ce qu’elles ont de ruse, de roublardise devant un commissaire de police, prenant des petits airs contrits, pleurant, disant entre deux sanglots : « Faut pas le dire à maman » et ne voulant pas avouer que leur mère est la cause de leur honteux trafic. Les parents sont appelés, font les étonnés, miment une bonne correction et la petite pleurniche : « Je ne le ferai plus. » Le commissaire n’en croit pas un mot, mais par respect pour la loâ relâche l’enfant.

L’homme s’arrêta rue Le Peletier ; il attendit un instant que la petite l’eût rejoint, après s’être assuré que personne ne le voyait.

— Que fais-tu ?

— Je jette mon bouquet, j’en ai plus besoin, maintenant.

Ils montèrent jusqu’au premier. Une porte s’ouvrit. L’homme fit jouer une batterie électrique et les pièces de l’appartement s’éclairèrent.

— Mets-toi là, sur le fauteuil… Et ton bouquet ?

— Oh ! là là ! y rigole dans le ruisseau.

— Ha… oui… C’est drôle, ce soir j’ai la tête lourde, j’aurai trop bu… Ça ne t’arrive pas de trop boire ?

— Moi ? j’prends des bitures avec maman. … Dites donc ! vous me donnerez vingt francs, hein ?

— Oui. Nous allons d’abord boire un verre.

L’homme alla chercher des liqueurs pendant que la petite fille regardait de tous côtés s’il ne se trouvait pas un objet bon à prendre. Il revint en titubant ; le changement brusque de température, l’enfant blanche et rose qu’enjolivaient de grands yeux noirs et le velours d’une bouche vicieuse, le grisaient. Il se laissa tomber sur le fauteuil, près de la petite.

— Tiens, bois !

— C’est trop fort… Quand est-ce que vous m’donnerez mes vingt francs ?

— Attends… je vais te les donner… Moi, j’en bois encore un… Bois donc !

— T’à l’heure… et pis j’serais saoule.

— Écoute. On entend le pas des sergents de ville dans la rue… Ils ne t’ont jamais rien dit, les sergents de ville ?

— Bah ! je m’en fiche ! y m’ont emmenée chez le commissaire rudement de fois.

— Ha !… Et que t’a-t-il dit, le commissaire ?

— Y voulait que j’y dise que c’était maman qui m’envoyait truquer. Pas si bête ! y l’aurait foutue en prison et pis moi aussi. Y m’connaît bien, l’commissaire de mon quartier. Quand y m’voit y m’dit : « Veux-tu rentrer chez toi, ou j’te fais enfermer ! »

— Qu’est-ce que tu lui réponds ?

— J’y réponds rien, y m’ficherait dedans… Dites donc ! si vous ne me donnez pas mes vingt francs j’vas m’en aller.

— Qu’elle est bête ? Laisse-moi boire un verre… Est-ce que cela t’amuse, de faire ça ?

— Oui, c’est rigolo. Y en a qui sont rien rigolos, allez !

— Qu’est-ce qu’ils font ?

La face congestionnée, les traits tirés, convulsés, l’œil brillant, il la fixait. Et comme il voulait s’approcher, la petite eut peur.

Elle recule et l’homme tombe sur le tapis, contre les pieds du fauteuil. Lentement, avec effort, il se relève :

— N’aie pas peur… C’est pour m’amuser que je tombe… Je ne suis pas méchant avec les petites filles.

— Non, j’veux m’en aller…

— Écoute !… Viens !… Bois ce… ce verre, ça… ça… sera le dernier. »

Sa main tremble, il verse dans les soucoupes, fait un pas en arrière, un pas en avant. Perdant l’équilibre, il saisit le guéridon qu’il entraîne dans sa chute, et roule jusqu’aux boiseries de la fenêtre. La petite veut fuir, mais elle a vu de la poche s’échapper un porte-monnaie. Elle le ramasse et le met dans son mouchoir, pendant que l’homme, qui ne fait aucun effort pour se relever, murmure, de la bave plein les dents : « Viens me déshabiller, je veux me coucher. »

Et, elle sort en lui criant :

— Sale cochon !



L’ENTREMETTEUSE

à Michel Zévaco.

I

— Tant mieux ! c’est donc pour…

— Demain, baron. Un coup de pouce est encore nécessaire.

La veuve Bérold jeta, sur ses épaules trop grasses un vieux cachemire qui rarement la quittait et sortit non sans avoir eu la prétention d’un salut de grande dame.

Elle connaissait les filles — pour avoir passé par là — et savait que pour ce soir le coup de pouce nécessaire serait le bal de l’Élysée-Montmartre.

Elle n’était pas sans ignorer toutes les attentions délicates que demande, qu’exige même la dégradation lente mais par cela certaine d’un cerveau de quinze ans. Quinze ans, les avait-elle ? Les jambes à peine dessinées, très blanches, mi-voilées par la flanelle d’une robe crème à volant bleu tombant sur les mollets délicats, conservaient discrètement l’incognito des hanches. Peu de poitrine si ce n’est deux pointes roses perçant la dentelle d’un col ajouré. Ses bras un peu maigres avaient déjà des parfums de femme. Légèrement estompés, ses yeux révélaient des fatigues précoces, ses yeux bleu pâle, pâles comme ses lèvres.

Aussi, pourquoi le baron avait-il demandé une fille maigre ?

Au bruit infernal d’un orchestre diabolique, les hommes tournent, sautent, se trémoussent atteints d’épilepsie ; les femmes, les jupes relevées, tendent le ventre, écartent les jambes avec, de la main, des gestes obscènes, invitateurs ; leur bouche s’ouvre grande en des grimaces de pâmoisons, d’un coup de reins les jupes volent, les pantalons craquent, et courbées en une pose lubrique, baignées dans la lumière des lampes électriques, elles se frappent sur les fesses.

Et le quadrille continue. Les filles « ramassent » leurs jupes comme elles ramasseraient un paquet de linge sale, sans grâce, en des gestes lourds, les jambes bien tendues. Et l’obscénité recommence de plus en plus répugnante.

Les inspecteurs courent de quadrille en quadrille, mais, sitôt disparus, les filles, sous le prétexte d’une danse du ventre, miment maintenant une scène d’amour, pendant que le Père la Pudeur surveille les amoureux enlacés dans les jardins. Les hommes, le cou tendu, regardant avec, dans les yeux, une fixité de mâle congestionné, entourent les danseuses.

Dans la cohue des spectateurs et des spectatrices serrés les uns contre les autres, les mains tombantes et s’égarant parfois, en face d’une gousse embrassant sa danseuse, la petite maigre du baron regarde.

Ses yeux grands ouverts ne perdent pas un geste érotique que souligne un léger plissement de ses lèvres en une moue faite d’étonnement, de vice qui ne sait pas et de joie d’être là. Elle entend les conversations des grues qui proposent « tout ce que tu voudras pour un louis », les appellations de femme à femme : « Est-ce pas, Berthe, que je suis bougrement chouette ! » ou : « Demande-lui donc combien de fois je lui ai fait dans une nuit ». Elle réprime un rire en surprenant la dispute de deux messieurs très bien sur les splendeurs des reins de Louise ou d’Andrée.

Et la vieille jette sur ses épaules trop grasses un vieux cachemire qui rarement la quitte et sort très contente parce que la petite n’a presque pas rougi, ce soir.

II

« Monsieur le baron,

« À quatre heures, je vous apporterai le bouquet de roses-thé que vous avez bien voulu me demander. Cette fleur est très délicate, ne conservez donc pas avec elle votre allure de vieux guerrier.

« Votre servante,
« Veuve Bérold. »

Pour mieux recevoir ce que la veuve Bérold doit apporter, le baron, dans son cabinet de toilette, change de gilet de flanelle, l’air pensif, se renfermant dans une idée fixe, ce qui est, d’après un docteur de ses amis, le meilleur moyen pour faire affluer le sang à son pauvre cerveau.

— Bonjour, baron.

— Comment allez-vous, Mme Bérold ?… Mais elle est très gentille, votre fille.

— Cette pauvre petite, une orpheline que j’ai adoptée.

— Mademoiselle, prenez cette chaise… vous êtes bien mignonne.

— Oh ! répond Mme Bérold, pendant que la fillette s’assied, je vous crois qu’elle est mignonne… Elle est même forte pour son âge.

Et, relevant la robe déjà courte :

— Regardez ces mollets… Bah ! elle n’a pas peur de les faire voir… Ce n’est plus une enfant, c’est une petite femme, ajoute-t-elle en souriant à la gamine.

— Oh ! quelles jolies jambes !

— Hier, nous en avons vu des jambes, allez ! et autre chose aussi, n’est-ce pas, ma fille ?

— Oui, elles ne se gênent guère.

— Elles ont bien raison, la vie n’est déjà pas trop longue. Chaque fois que l’on trouve le moyen de s’amuser, il faut en profiter.

— C’est bien parlé, Mme Bérold… Voulez-vous prendre un kummel avec votre jolie fille ?

— Oui… Non. Je me souviens que j’ai une petite course à faire dans votre rue, cela ne vous ferait rien, baron, de garder la petite pendant cette courte absence ?

— Avec plaisir… nous allons passer le temps le plus agréablement possible, comme vous dites si bien… Je vais l’embrasser, cette adorable mignonne.

— Vous l’embrasserez tout à l’heure… Je me sauve… Ah ! j’oubliais mon cachemire.

— Je vais vous le donner.



Le baron prend le cachemire pendant que la vieille, penchée à l’oreille de l’enfant, murmure :

— C’est un bien brave homme que ce monsieur ; si tu savais comme on s’amuse avec lui.

— Voici, Madame.

— Merci, baron… Je suis de retour dans une toute petite heure. Prenez soin de ma fille. Distrayez-la.

La vieille sort. Elle entend le vieux demander :

— Vous avez été au bal ?… Alors qu’est-ce qu’elles faisaient voir ces femmes ?…

Les rideaux sont clos.

Sur le palier on peut entendre des petits rires, très joyeux.


LA TRAITE DES FILLES

À Oscar Méténier.

Les prostituées se livrant à la traite des filles se divisent en trois classes : la Procureuse, l’Entremetteuse (variante de la première) et l’Allumeuse.

Avant 1870 les « écartées » actives ou passives n’avaient qu’une même appellation : les « mousseuses » et les « grues » que l’on confondait avec les proxénètes connues, il y a cinquante ans, sous le nom de « panthères » ou de « lionnes », panthères correspondant aux « vrilles » d’aujourd’hui, et lionnes à nos « dégrafées » les mieux en vue.

Les « lionnes, » chassées en 1841 des principaux quartiers de Paris, se réfugièrent dans l’arrondissement de N.-D. de Lorette, dont elles portèrent le nom. La place Blanche, les rues Pigalle, Bréda, N.-D. de Lorette, de la Bruyère, Saint-Georges, Navarin, etc., reçurent près de quatre mille « lorettes », ce qui fit dire à Mürger : Il y pleuvait des spermatozoaires et à Mérimée : Les trottoirs de ces rues sont rincés par l’eau des cuvettes.

Dans les quartiers abandonnés se fondèrent immédiatement des maisons de rendez-vous sous des raisons sociales les plus étranges et les plus incompatibles avec le genre de leur commerce. C’est ainsi qu’on a pu voir dans la rue d’Argenteuil, aujourd’hui disparue, s’étaler en lettres énormes sur la porte d’une boutique d’assez belle apparence :

SUZANNE
Lingerie. — Trousseaux.
on essaie

En effet, on essayait dans l’arrière-boutique où la plantureuse Suzanne apparaissait dans sa presque nudité affolante pour mieux essayer un pantalon que le client déchirait moyennant trois louis.

Suzanne est morte : deux cent mille francs furent l’héritage de sa fille qui n’avait pas contribué que pour un peu au succès de l’entreprise.

Bientôt ce genre de maisons, également connues sous le nom de « boutiques à surprises, » prit des proportions inquiétantes. De pseudo-agences dramatiques affichèrent dans Paris : que les jeunes filles désirant se consacrer au théâtre et gagner de suite n’avaient qu’à se rendre chez M. X… ou Mme V… qui leur faciliteraient les débuts toujours arides dans la carrière.

Des jeunes filles tombaient dans le piège… avec plaisir. Elles allaient faire fructifier le capital dont elles disposent en naissant dans les boutiques nouvellement achalandées ; les récalcitrantes étaient envoyées dans d’ignobles beuglants où les procureuses allaient les chercher lorsque les mœurs des coulisses les avaient rendues plus raisonnables.

Ces maisons, au nombre de cent cinquante avant 1870, voyaient, en moyenne, par an, cinq mille jeunes filles, Lorettes, Belles-de-nuit, Musardines, Cocottes et Grues. En 1890, le chiffre de quatre cents était dépassé par douze à quinze mille Horizontales, Écartelées, Agenouillées, Dégrafées, Vrilles et Gousses. En comptant les soixante-quinze maisons de tolérance de la Capitale (dont deux brasseries jouissant des mêmes prérogatives[2] et recevant une moyenne de neuf cent quatre-vingts femmes, nous avons un chiffre respectable de jeunes et de vieux, de jolis et de repoussants minois qui ne demandent qu’à aimer… notre porte-monnaie.

La nymphomanie, la satyriasie, résultantes de notre siècle de névrose, fournissent à ces maisons et aux boutiques voilant leur commerce clandestin sous les apparences de lingerie, parfumerie, ganterie, marchande à la toilette, d’antiquités, modistes, fleuristes, plumassières et couturières, une clientèle avide de chair souvent renouvelée.

Quelques maisons, comme l’abbaye de la rue de Prony (pour femmes) et l’ignoble théâtre aux loges grillées de la rue de Berry (pour hommes) dédaignent les intermédiaires, des équipages y conduisant les noms les plus respectés et les clients les clientes s’y entr’aidant en une touchante fraternité. Mais il n’en est pas de même pour les maisons d’un autre ordre où le propriétaire doit, lui-même, pourvoir à l’achalandage de son établissement et tenir à la disposition des amateurs quelques fillettes de douze à seize ans et des femmes de vingt à trente : La procureuse se charge de ce détail.

La procureuse prend un air de grande dame, court les ateliers, visite les malheureux, les plaint, leur distribue des secours, en profite pour attirer leurs jolies filles, les envoyer dans un bureau de placement qui n’est que l’antichambre des asiles tels que ceux de la rue Duphot, de la rue Montaigne, de Tilsitt où la police surprenait dernièrement une mineure de quatorze ans amenée par ses parents.

À la sortie des magasins, elle attend les filles « qui en valent la peine » et la conversation, presque toujours la même, commence :

— Ah ! c’est vous, Madame.

— Oui, ma fille, vous êtes si gentille !…

Je venais prendre des nouvelles de votre bonne maman.

— Elle va mieux… Elle vous remercie de ce que vous lui avez envoyé.

— Oh ! ce n’est rien, ma chère fille.

Et, regardant indifféremment la nue :

— Quel beau temps…

— Oui, un peu lourd.

— Il ferait bon dans un joli petit hôtel, sur le bord de l’eau.

— Oui, mais ce n’est pas avec les cinquante sous que je gagne par jour…

Feignant l’étonnement, la procureuse s’écrie :

— Comment !… cinquante sous !

— Oui, Madame, en travaillant onze heures.

— Pourquoi ne m’avoir pas dit cela ?… Cinquante sous ! mais c’est un crime ! aujourd’hui que tout est si cher… Cinquante sous, doux Jésus ! belle comme vous êtes et vous seriez si jolie avec une toilette comme celle que porte cette jeune femme qui passe.

— Ça !… c’est une cocotte.

— Hélas ! que voulez-vous !… elle est plus à plaindre qu’à blâmer. On ne peut lui jeter la pierre, à cette jeune fille, travailler pour ne rien gagner, il faut un courage, pensez donc !… et qui sait si elle n’avait pas aussi une mère malade…

Voyant l’impression produite sur la jeune fille, elle continue avec un geste, comme si elle chassait la tristesse d’une pensée : — Parlons d’autre chose. Je connais une modiste chez qui vous gagnerez le double au moins.

— Madame, que vous êtes bonne !

— Non, ma belle, vous êtes si mignonne… demain n’allez pas à votre magasin, venez me prendre à neuf heures, nous irons, ensuite, chez cette personne… Tenez : voici cent sous pour votre mère… Permettez que je vous embrasse, ma petite.

— Que vous êtes bonne !

Et, plus tard, nous rencontrerons la petite dans l’atelier de Marie de la rue Grange-Batelière ou chez certaine modiste de la rue du Helder, à moins qu’elle ne fasse les délices de la trop connue fleuriste de la rue Richelieu, ou la joie des tribades de Berthe, rue de Provence.

Elle roulera d’ordure en ordure ; le vieillard ataxique conduit par elle viendra étaler sa repoussante décrépitude devant les voyeurs de la rue Pasquier et de la rue de la Victoire. Elle conduira des petites amies chez Mme XXX qui n’aime pas le faisandé, préférant pour ses femmes entretenues et les clients de passage, en son établissement de la rue Duphot, des gamines de treize à quatorze ans. Plus tard elle leur fera choisir entre le confortable de la rue Boudreau et celui de la rue Lavoisier, où, paraît-il, Madame est très bonne pour ses enfants.

Et l’éducation complétée chez la Florina, une gaillarde qui n’avait pourtant pas besoin d’aller prendre domicile rue de la Lune, les petites amies, la main dans la main, heureuses de vivre, enfin ! dédaigneuses des hommes, passeront hautaines et méprisantes devant les anciennes camarades des vrais ateliers « assez bêtes pour, dans un siècle de progrès, mourir lentement à raison de cinquante sous par jour ». Si elles ne font fortune et ne peuvent ouvrir boutique dans un quartier du centre ou recevoir au premier étage d’une maison d’aspect convenable, à leur tour elles seront procureuses, chercheront, fouineront entre les portes mi-closes des ateliers, monteront dans les mansardes où se meurent les mères et fourniront aux maisons de rendez-vous, aux boutiques de prostitution des rues Ambroise, Beaurepaire, Saint-Lazare, du Château-d’Eau, Condorcet, Le Peletier, Rivoli, Saint-Marc, Drouot, pour ne parler que des mieux cotées, les femmes, les filles et les enfants nécessaires à la prospérité de ce répugnant commerce.

Sans scrupule, sans un remords, elles agiront avec la joie de voir tomber les autres où elles sont tombées ; elles agiront avec la suprême jouissance qu’à le faible en se vengeant sur le plus fort.

Car c’est bien une revanche qu’elles prennent : l’homme fit les lois pour lui. Lui seul a légalement le droit au salaire qui permet de vivre ; lui seul a le droit de vie et de mort sur l’adultère ; lui seul, toujours lui.

Et l’homme impeccable, le juge, le souverain maître, va traîner la bave de ses spasmes aux genoux impassibles des filles sans qu’un sincère tressaillement d’elles ne réponde à ses caresses de chien léchant une chienne. Sa dignité croule aux pieds de la femme, à ses pieds blancs et roses sous lesquels se meurtrissent les cœurs.

La femme se venge.

Elle se venge en faisant payer cher, très cher, une chose sacrée qu’elle n’a plus : l’Amour.



LA LISEUSE

à fourmière.

Sa chambre — la chapelle de Notre-Dame d’Amour — est savamment entendue pour les amoureuses joies. En face le lit très large où les corps s’enfoncent et disparaissent dans les ultimes pâmoisons, la grande glace de Saint-Gobain, souvenir d’un amant mort dans un suprême baiser, réfléchit le lit très large, tout fripé de baptiste et jonché de roses thé ; elle s’incline en les positions que nécessite un jeu de miroirs savamment combiné et que commande un bouton électrique dissimulé dans l’ébène du lit. Une lumière douce ne vient pas troubler la quiétude des imaginations paresseuses et rend plus discrets les enlacements et plus sonores les baisers. Tantôt rose, tantôt bleue, ou jaune or ou rouge sang, la lumière douce et parfois violente s’harmonise avec les parfums parmi lesquels se meurent les amants, les parfums que des Amours baignés dans un lac, au milieu de la chambre, soufflent par la lourde tiédeur des nuits pâmées. Le parquet radie les nudités telle que Dieu les fit et le ciel transparent, en un plafond de verre, illumine des visions d’amour.

Il est six heures du matin.

« Eh bien, lui dit-elle, à quoi penses-tu ?

— À toi.

— Il me serait permis d’en douter.

— Crois-tu, toute belle, qu’il faille te mordre de mes baisers pour mieux te prouver l’ivresse que j’éprouve près de toi et que me renfermant en mes pensées, où je te vois plus belle que la Vierge elle-même, je ne savoure pas mieux toutes les délices que les parfums de ta chair ne peuvent me donner.

— Pourquoi cueilles-tu la rose qui t’enivre ? pourquoi manges-tu le fruit qui te tente ? Ne suis-je pas près de toi la fleur qui s’étiole faute de la divine rosée d’amour ? Ne suis-je pas le fruit savoureux à l’enivrant arome ? Cueille-moi, mon amant bien doux ; mange ces seins si blancs et qui s’enflent pour toi. Repose-toi en la tiédeur de mes bras et de mes reins frissonnant du plaisir attendu. »

Mais lui ne répondit rien avec une rougeur de ne pouvoir répondre.

Les nuits d’Augusta étaient célèbres. Tout Paris savait qu’elle avait la puissance des longs spasmes, qu’aucun n’avait résisté à ses supplications énamourées et que le vieillard fourbu était de son temple parti pour l’au-delà éternel.

Prêtresse d’amour sacrifiant pour son orgueil et pour sa jouissance des précieuses choses, elle se révolta soudain à l’idée que là, sur l’autel des incomparables joies, un homme ne croyait pas.

Sans se départir de son calme, étalant toute nue les affolants excitants d’elle, elle dit, avec une larme dans sa voix devenue suppliante et câline :

« Veux-tu, cher adoré, que nous lisions les victoires voulues que d’autres remportèrent sur des amies moins belles que moi ? »

Et comme encore il ne répondait rien, elle sonna.

Une jeune femme entra, aux yeux plus suaves et plus doux que n’était la douce lumière qui estompait le lac de parfums, au milieu de la chambre. Assise près du lit, elle ouvrit un petit livre et en commença, à voix presque basse, la lecture.

Son génial talent consistait, pour les amants qui avaient besoin d’être pris par le cerveau, à lire quelques érotiques indiqués par le Catalogue de Bruxelles, soulignant avec une émotion feinte les passages scabreux, tremblant, haletant, devant certaines énervantes descriptions. Elle baissait le verbe avec dans la voix des chatteries pendant les tendres duos d’amour. Ses joues rosissaient et ses lèvres osaient à peine prononcer les mots trop crus ; elle les disait avec langueur dans un soupir.

Avec les personnages, elle se pâmait, elle criait renversée sur le dossier du fauteuil, les seins saillants hors du corsage dégrafé à point.

Et, de côté, sans en avoir l’air, étudiant son jeu en actrice consommée, elle regardait si le moment du client était venu, mimant, s’il le fallait, une crise d’hystérie, pour l’activer.

Elle lisait…

Mais bientôt, Lui, s’était approché d’Augusta, la Liseuse crut comprendre et sortit.

Augusta dit :

« Comment bien-aimé, se fait-il que… enfin, ce livre ne te dit donc rien ? Pas un de ceux que j’aime et qui ont dédaigné mes troublantes faveurs n’ont cependant résisté à sa lecture.

Et comme elle lisait dans ses yeux un certain orgueil, elle continua :

— Réponds-moi ! Comment es-tu bâti, pour que ce livre ne te dise rien ? Je ne comprends pas ça.

— C’est bien simple… ce fameux livre, c’est moi qui l’ai fait. »





HÉLIOGABE

I

À Dubois

Zim ! zim ! boum ! zim ! bouboum !… Crouac !

Le directeur du cirque des frères Tripoly avait levé la main. Ses trois musiciens, debout sur les tréteaux, cessèrent comme par enchantement le vacarme de leur musicale prétention. Le trombone fut posé à terre pendant que le piston s’accrochait à la balustrade et que disparaissait, dans la profondeur crasseuse d’une poche vaste et flottante, la clarinette fêlée du chef d’orchestre.

S’avançant à pas lents, calme et majestueux, M. Tripoly vint crier à la foule :

« Mesdames et messieurs ! c’est ce soir la dernière représentation d’un spectacle unique, pour la bonne raison qu’il n’y en a pas de pareil… Vous verrez chez nous les choses les plus émouvantes, étonnantes, surprenantes, ahurissantes, jetant l’épouvante et la perturbation chez les personnes les plus douées de sang-froid… Après le travail curieux, gracieux, vertigineux, fabuleux des frères Tripoly et de Mlle Alalah ben Riflard, nous continuerons, au milieu de l’admiration des spectateurs, par les tours extraordinaires de M. Goliath, l’homme le plus fort d’Europe : dans son for intérieur il se fait fort d’aplatir sans effort tous les forts de la Halle… Ensuite, apparaîtra dans ses exercices pyrotechniques un animal phénomène, le seul, messieurs et mesdames, qui vive actuellement dans l’atmosphère que nous respirons. Cet animal, qui pèse deux cent vingt-sept kilos et trois grammes, mesure, de la tête à la queue, un mètre cinquante-deux centimètres ; il est un peu plus long de la queue à la tête, parce que ça va en remontant. Son derrière, mesdames et messieurs, est entouré de pierres à fusil : quand il pète ça fait feu !… Il enflamme un papier à cinquante centimètres de son orifice… Le spectacle, pensez-vous, est déjà conséquent ; eh bien ! ce n’est pas assez pour recevoir dignement la nombreuse et belle société qui m’écoute : aussi terminerons-nous le spectacle par la Mort de Samson, exécutée par toute la troupe. Au deuxième acte, la ravissante Alalah ben Riflard joue de la trompe : à ce son Samson sent son sang se glacer dans ses veines, et meurt, aux applaudissements du public… Après quoi, mesdames et messieurs, nous exhibons le géant cochinchinois Tan-Ho, surnommé la Tour Eiffel respirante… Il est si grand, si grand, qu’il lui est impossible de poser la main sur sa tête… Entrez ! on va commencer ! c’est l’instant, c’est le moment de vous réjouir en vous divertissant. Entrez ! entrez !… En avant la musique ! »

Zim ! zim ! boum ! zim ! bouboum ! huhu, hoha, zim, boum !

Et la foule escalade l’escalier, se bouscule parmi les hurlements des cuivres et l’effroyable grincement de la clarinette.

Une grosse femme, les jambes courtes dans un maillot rouge écrevisse où suinte, entre les mailles, la graisse des cuisses en forme de gigot de mouton trop gras, se tient près de la caisse. Dans un geste lent, en une courbe du bras, elle indique, en soulevant un rideau grenat à grandes fleurs jaunes, l’entrée des premières.

Debout appuyé contre la porte donnant accès aux secondes, Goliath reçoit les billets, écoutant d’un air indifférent les compliments que lui valent ses vingt ans, sa haute stature, son torse souple et vigoureux. Nu jusqu’à la ceinture écarlate qui retient aux hanches un maillot pâle, si pâle qu’en passant bien des femmes s’arrêtent, il porte fièrement sur ses épaules puissantes une tête belle, point banale, une tête de mâle audacieux aux yeux vifs, noirs et profonds, les lèvres, sensuelles et fortement colorées. Pas de barbe, mais une fine moustache brune comme des longs cheveux tombant en boucles sur ses épaules de colosse.

Dans la tente rectangulaire qu’étagent des gradins en bois la foule s’entasse, transpire dans une chaleur lourde, puante de chair surchauffée. Les relents d’une nourriture de guinguette et des vins bus dans un hoquet s’y confondent en une odeur aigre, étouffée, de friture et d’huile à brûler qu’exhalent des lampes, en une fumée grise.

C’est dans cette crasse, dans le coudoiement de cette cohue qu’Héliogabe aimait à venir tous les soirs passer quelques instants. Il arrivait régulièrement au milieu de la représentation, un peu avant que parût en scène Goliath, et partait dès l’hercule disparu.

Doué d’une force peu commune, sans effort et sans qu’un muscle de ses bras ne tressaille, Goliath soulevait une haltère de deux cents livres, jonglait avec des poids énormes, les jetait, les rattrapait en des déhanchements, des contorsions, des effets de torse, qui étaient le signal d’une pluie de bouquets, de petits cris féminins, cependant qu’un roulement de tonnerre partait des galeries extrêmes et se prolongeait en vivats frénétiques.

Ce soir-là, Héliogabe n’avait pas quitté sa place dès la représentation de l’hercule. Il regardait, anxieux, la vieille tapisserie reprisée qui lui masquait la sortie des artistes. Visiblement énervé, agacé, ne tenant pas en place, il se tournait à droite, à gauche, n’écoutant pas la Mort de Samson qui devait, pourtant, mourir « aux applaudissements du public. »

Il fit signe au clown, burlesque, dans son maillot en tire-bouchon.

« Qu’est-ce que Monsieur veut ?

— Portez donc cette lettre à Goliath.

— Bien, monsieur. Y a-t-il une réponse ?

— Oui, oui, je l’attends. »

Il jeta, autour de lui, un regard circulaire, comme s’il craignait avoir été entendu.

II

Derrière la toile, au fond du petit espace fier de porter le nom pompeux de coulisses, Goliath faisait sauter sur ses genoux la mignonne Alalah ben Riflard, l’aidait à pirouetter, danser, la jetait dans les bras du géant Tan-Ho qui la lui renvoyait parmi les exclamations joyeuses de la fillette,

« Tiens, y a une lettre pour toi, lui dit le clown.

— Donne que j’vois ça :

« Monsieur Goliath,

« Soyez assez gentil pour rendre réponse à la lettre que j’ai glissée dans mon bouquet. Des amis m’ont dit… Vous devez me comprendre. C’est entendu.
« Héliogabe. »

— Ah ! chic ! c’est une femme qu’en pince ! s’écria Goliath, en glissant la lettre dans sa ceinture.

La petite Alalah avait sauté sur lui, et cherchait la lettre, puis :

— Tu sais ! tu n’iras pas avec cette grue-là !

— As-tu fini, la môme ?

— Moi, je t’aime, et c’est bien assez.

— Mais qu’est-ce qui te dit que j’va y aller !

Et s’adressant au clown :

— Elle est bath, la femme ?

— Ce n’est pas une femme, c’est un homme.

— Un homme ?

— Oui, il est au premier rang, à droite.

— Mince de poire !… Dis donc, la môme, regarde dans les bouquets, tu y trouveras une lettre.

Les bouquets furent vites défaits…

— Il y a trois lettres, dit-elle.

— Donne : « Monsieur, vous êtes si beau, que mon cœur… » C’est une femme. À l’autre : « Cher monsieur, jamais un homme ne m’a,… » Encore une femme, nous verrons ça plus tard… Reluquons la troisième… Ce que je suis bête ! Je l’ai dans ma ceinture… Ah ! dis donc, Tan-Ho !

La voix du géant résonna comme un coup de grosse caisse : « Quoi ! »

— C’est un pante qu’en pince pour moi.

— Allons donc !

— Puisque je te le dis. Lis sa lettre…

— Veux-tu que je lui flanque une de ces raclées…

— Non, laisse-moi faire, répondit Goliath je m’en charge… Une raclée ! ça lui donnerait envie de recommencer… Tu vas voir comme je les retourne, moi, les trufions…

La tête d’un pitre qui travaillait dans les Gugusse et que l’administration avait décoré du nom magique de régisseur, apparut dans l’entrebâillement de la porte :

— Vite ! en scène, ben Riflard, c’est le moment où Samson doit mourir.

— Décampe, la môme, appuya Goliath, t’as justement pas besoin d’être là… et toi, le clown, va dire à ce monsieur que je l’attends.

III

Héliogabe soutenait descendre en ligne directe d’Héliogabale. À l’entendre, des maires ignorants mais forts du droit grammatical attestant que les noms propres n’ont pas d’orthographe, avaient successivement amputé son nom royal et le lui avaient rendu estropié en celui d’Héliogabe.

Par un surcroît d’atavisme, il vivait en la pensée de l’époque où son ancêtre allait cueillir, pour ses orgies immondes, dans les cirques et dans les piscines, les clowns, les athlètes, les mimes et les bateleurs devant crever dans son lit ou râler dans un égorgement final, mais il en dédaignait la fierté hautaine, l’assurance d’être soi.

Petit, la démarche molle et trébuchante, le geste lent, la voix mielleuse et sans timbre, les yeux éteints et langoureux, la lèvre inférieure tombante en un tremblement continuel, il fut accueilli par Goliath avec un sourire de dédain.

— C’est vous Héliogabe ?

— Oui… vous avez reçu mon mot ?

— J’te crois !… T’es un chic type, toi… j’te gobe, c’est pas pour blaguer, mais j’pense à toi depuis deux jours… Si vous voulez pas le croire, demandez-le à Tan-Ho.

Tan-Ho se baissa pour mieux le regarder, et de sa voix de parade :

— Oui, y me disait toujours : ce que je le gobe celui qu’a une si sale gueule, là, dans le fauteuil.

— N’faites pas attention, il est très mal élevé, ce muffe-là…

— Oh ! répondit Héliogabe, je sais bien que les artistes ne choisissent pas leurs expressions.

— C’est vrai… Dis donc, petit, nous allons bien rigoler, va, mais moi j’suis frangin, j’pense aux copains. Si t’es un zigue, tu vas les régaler… Je te présenterai à ces Messieurs, c’en est, tous, et des chouettes.

— Je ne demande pas mieux.

— Tu sais, pas de chiqué, du bon… Envoie le clown, qui vient justement de rentrer.

Un roulement d’applaudissements et les préludes d’une valse innommable annonçaient la fin de la représentation. Les artistes, avertis par la petite Alalah ben Riflard, regardaient curieusement par une déchirure du décor.

Héliogabe et Goliath étaient seuls.

— Mon cher, il n’y a pas une femme qui ait le bras aussi suave, aussi moelleux, aussi blanc que le mien.

Héliogabe, lentement, s’était penché sur le biceps de l’athlète, et lui, plus lentement encore, repliait son bras, maintenant glissé jusqu’au cou.

— Mais tu m’étrangles ! gémit Héliogabe.

Le bras se refermait toujours, sans marquer un temps d’arrêt.

Héliogabe étouffait, la bouche ouverte, les lèvres bleuissantes.

Et le bras, comme un étau mû par une force irrésistible, serrait de plus en plus.

Héliogabe fléchit sur les genoux, ses bras pendirent, son corps resta suspendu, inerte…

Goliath allongea brusquement le bras, Héliogabe tomba sur les planches de la baraque en un bruit sourd, lugubre, qui se répercuta en un gémissement des cymbales.

Et, comme le clown entrait avec un panier de bouteilles, Goliath cria à ceux qui, restés sur la scène, regardaient :

— Ohé ! les camarades ! y a un copain qui régale !


LE GAGA

À PAUL D’ESPAGNAT.
Les mères ont tort d’élever leurs
garçons comme elles élèvent leurs filles.

Jules Simon.

Cet hôtel de la rue Bréda est certainement une des plus originales maisons de nuit. Non de ces maisons de premier ordre, correctes, discrètes, où le mystère de l’incarnation se passe dans l’incognito, sans bruit, sans un soupir échappé des murailles, sans rien qui révèle l’orchestration divine d’un duo d’amour.

Le contraire y est absolu. Dès minuit s’exhalent des cloisons, glissent entre les joints des portes mal closes, les soupirs alanguis d’une Sapho, les râles étouffés d’une mourante d’amour ; soupirs et râles lumineux brûlant l’aile des baisers sonores. Les rideaux de chaque fenêtre violemment éclairée tamisent des ombres qui s’agitent et que suit, congestionné, l’œil trop curieux du désœuvré. Puis, petit à petit, faute de champions, finissent les combats ; le dernier souffle du dernier soupir traverse la cour, les lumières s’éteignent, et la lune, point du tout émotionnée, caresse doucement les murs, maintenant muets.

À cette heure de la nuit, Victor Papayoutamas sonnait discrètement. Il montait, s’appuyant avec effort sur chaque marche en un glissement lent du pied, à demi courbé, tenant la rampe, tâtant le mur. Après cinq minutes de pénibles efforts, il parvenait au premier étage. Sur le palier, dans l’encadrement d’une porte, une femme en pleine saveur lui dit en un plissement de lèvres qui voulaient sourire :

— C’est toi, Victor ?

— Oui, Camille. C’est moi, ma petite Mimille.

Allons ! ne dis pas de bêtises sur le palier, et rentre.

— Oui, Mimillette.

Elle grommela, maussade : « Gaga, va ! » Il prit le bras que lui offrait Camille non sans explorer, de la main restée libre, les régions montagneuses d’une gorge que trahissaient les batistes d’un peignoir plaquant sur les chairs brûlantes en larges tache roses. À peine entré, brusquement, il se laissa tomber sur une chaise longue.

— Eh bien ? Que fais-tu ? demanda Camille. Ne m’as-tu pas dit, dans la dépêche, que tu m’envoyas, n’avoir pas de temps à perdre ?

— Oui… oui… j’ai dit ça… mais laisse-moi respirer… il faut bien que le petit Totor, à sa petite Mimille… son bon petit Totor respire pour mieux l’aimer.

— Respire, mon ami, je ne suis pas pressée.

— C’est vrai, tu ne m’aimes pas.

— Mais si, gros lolo… Quels bas dois-je mettre ?

— Les bas… ah oui. Les violets ; tes bas de soie violette. Si tu savais comme tu es belle avec ceux-là !

— Comme tu voudras.

Par une réaction fatale de son éducation première, éducation faite de sentimentalisme bête par une mère rigide, austère, qui, voulant veiller sur l’âme de son enfant, crut lui faire, des conventions et des préjugés, un bouclier protecteur contre les passions, Victor Papayoutamas, encore vierge à vingt-cinq ans, s’abrutissait lui-même, se névrosait. En son cerveau se perdait tout un monde d’obscénités, de cauchemars lubriques, jusqu’au jour où se gavant d’enfants, il se crut un semblant de virilité. Maintenant, un dégoût profond allant jusqu’à la nausée pour les fruits verts lui faisait préférer les seins puissants de Camille, ses hanches qui tremblaient et ardaient, sa crinière de fauve qui s’arrêtait juste assez bas pour laisser admirer sa croupe de femelle insatiable.

Affalé, comme écrasé sur sa chaise longue, Victor Papayoutamas, la bouche mi-ouverte avec, sur les lèvres, de la bave, et dans les yeux le regard vague, hébété, de l’ataxique, fixait Camille toute nue, dans ses bas de soie violette, avec un sourire bestial qui fleurait le rut. Parfois un éclair dans ses yeux veules trahissait l’ultime joie qu’il avait de voir la splendeur de cette femme dont les chairs blanches moirées du bleu des veines avaient, à chaque pas, un tressaillement, un frisson rose qui le rendait fou.

Victor s’était approché du lit. Soudain, il eut un mouvement brusque, un cri vite réprimé :

Qu’est-ce ? fit-il en montrant à Camille une chemise d’homme roulée, en boule, sous l’oreiller.

Sans se départir de son calme de femme, prête à tous les événements, elle répondit, câline :

— Tu le vois bien, mon gros Lolo, c’est… une chemise d’homme.

Et, rapide, se repassait en elle la scène de l’heure précédente : Son amant, celui qui pouvait savourer toutes les excellentes choses que recelait sa tendresse, l’amant du cœur et du corps, n’avait-il pas eu l’imprudence de laisser, sous l’oreiller, sa chemise de nuit, sa chemise toute parfumée des senteurs de l’homme aimé !

— Oui, une chemise d’homme, reprit-elle.

Papayoutamas suffoquait. Il bégaya, coléreux :

— Ma…dame !

— Voyons ! mon gros lolo, mon petit Totor, ne te fâche pas… tu ne comprends pas la toquade que j’ai eue !… pour toi.

Pour moi ?

— Pour qui veux-tu ?… Si tu savais comme je suis jolie avec une chemise d’homme. Tiens, regarde…

— Ah ! ma petite Mimille, la petite Mimillette à son petit Totor, qu’elle est jolie !… C’est une bonne idée à Mimille.

Elle riait, gambadait devant Papayoutamas, étonné de sentir, en lui, quelque chose d’anormal se passer. Cette femme, dans ce nouveau costume qui la rendait gamine, était une remembrance du passé, une vision des jours déjà bien loin. En son cerveau alourdi le sang affluait, des bouffées de jeunesse le grisaient. Il disait : « C’est drôle… c’est drôle. » Et, tout à coup, épuisant son reste de force, il la prit par la taille et la jeta sur le lit.

Dans une lutte inégale, anhélant, puis soufflant comme une machine en pression, Victor Papayoutamas cherche à relire la bonne vieille page d’amour que son défaut de mémoire rend si pénible. Et volent par la chambre les éclats de rire étonné de Camille, qui, dans un mouvement brusque, saisit les rideaux du lit. Un déchirement, un bruit sourd, et le ciel de lit tombe sur les reins de Papayoutamas.

— Oh, mon mignon, je t’ai fait du mal ?

Il se permit un soupir joyeux avant de répondre, et dit avec un orgueil qu’il ne se donna pas la peine de dissimuler :

— Les proverbes ont toujours raison, Mimille : Aide-toi, le ciel t’aidera.





DEUX ANS PLUS TARD

À Adolphe Vincenot

I

« Mon cher petit pioupiou,
« Vient dimanche avéque un de tai ca marade je une ami poure
luit et nous feron une deu cest parti don tu gardera lontant le
souvenire.
Je seré a la gar de lion à set heure.
Ta petite poulaite qui te bécote bien, »
« Clémence. »

Joyeux de la lettre qu’il recevait, Lucien courut par toutes les chambrées de la 2e du 3 jusqu’à ce qu’il eût trouvé, près d’une fenêtre, son camarade suant à grosses gouttes sur un ceinturon qui refusait de briller.

Ce soir-là, dans la chambrée, à l’heure où commencent les ronflements sonores des hommes étendus sur les lits, les deux amis causèrent longuement à voix basse, craignant interrompre le solo nasal du caporal. Lucien parlait de Clémence qu’il avait connue à Dieulafait, petit hameau de cinq maisonnettes échelonnées sur les bords de la rivière qui traverse le bois de la Coudraie.

Il conta sa première matinée d’amour, sur l’herbe presque humide, au pied d’un grand cèdre noyé dans l’ombre du bois, sous les feuilles pleines de frémissements pareils aux chuchotements des brises que prolongeait la douce plainte de leur haleine. Le lendemain, les femmes se mettaient aux fenêtres pour les montrer du doigt et les hommes leur tournaient le dos et disaient : « C’est-y-honteux ». Tout cela, parce qu’un gars les avait vus dans la clairière, derrière le bois, enlacés et s’embrassant à bouches goulues.

Depuis, Clémence fut continuellement en butte aux méchancetés des vieux qui l’appelaient : « salope ! » et aux tracasseries des jeunes qui en furent pour leurs frais d’esprit et de courbettes : deux mois durant, les amants supportèrent tout ce que l’imbécilité des jaloux et des envieux pouvait inventer, se dédommageant des affronts dans les épais taillis, loin des regards indiscrets. Mais, trop tôt, hélas ! Lucien, reconnu bon par le conseil de révision, partait à Lyon rejoindre son régiment. Clémence, venue à Paris, entrait au service d’une vieille dame aux trois quarts folle, pour qui la Tour Saint-Jacques n’était autre que le manche sculpté du parapluie d’un homme préhistorique.

Pendant une année, Clémence se trouva très heureuse, restant au lit jusqu’à sept heures du matin, ce qui pour elle était une grasse matinée, préparant les repas de sa patronne et les pâtés du chat. Souvent, elle écrivait à Lucien et signait : « Clémence, cuisinière ». La vieille dame n’était pas exigeante et encore moins embarrassante avec sa douce folie qui s’arrêtait au parapluie tour-Saint-Jacques et la manie de se croire polyglotte parlant dix-huit langues, toutes en français, pour sa commodité personnelle.

Mais la vieille dame mourut en léguant ses rentes à son chat ; l’État s’empara de ses biens, et Clémence se trouva sans place dans ce Paris vaste qu’elle ne connaissait pas, n’ayant jamais dépassé l’Hôtel de ville et le square Saint-Jacques.

En peu de temps, ses petites économies allèrent tomber dans les caisses des bureaux de placement ? son hôtelier la congédia et, cette fois, elle dépassa le square, allant droit devant elle.

Un soir, il fallut dormir et surtout manger ; alors, au premier homme qui lui parla, elle ne répondit rien, et, tremblante, le suivit.

II

Lucien et son ami avaient obtenu la permission de vingt-quatre heures. Le dimanche convenu, à l’heure fixée, ils étaient dans la salle de la gare de Lyon. Clémence les attendait, avec une grande brune aux cheveux plaqués sur un front bas que crevaient deux petits yeux gris ; son nez respectable en sa dimension et son coloris vigoureux était orné de quelques poils roux tombant sur les lèvres épaisses et crevassées ; le menton pointu était perforé d’une fossette et d’un grain dit de beauté qui complétait en broussailles un visage de forme reniée par toutes les géométries.

Lucien ne reconnut pas tout de suite Clémence qu’il n’avait vue depuis près d’un an. Ce n’était plus la grosse fille ronde comme boule, le visage vermillonné ; les roses blanches avaient donné à ses joues les pâles couleurs, la démarche jadis lourde et lente avait maintenant un lascif balancement des hanches sous la taille fine, élancée.

Devant l’ahurissement de son amant, Clémence éclata d’un rire fou, et, sans le laisser réfléchir, sans se soucier des employés et des voyageurs qui regardaient, elle le couvrit de baisers. Ce fut lui qui rougit.

— Donnez le bras à mon amie, dit Clémence en s’adressant au camarade de Lucien.

Machinalement, gauchement, après avoir reculé d’un pas, comme s’il avait peur, le soldat offrit son bras à la grande brune.

— Elle n’est pas jolie, ton amie, dit Lucien, bas à l’oreille de sa maîtresse.

— Oui, mais elle est si rigolote.

— Comme tu parles !

— Oh ! la ! la ! nous ne sommes plus de la province, mon petit… Embrasse-moi.

— Tu n’y penses pas : dans la rue ?

— Bah ! si tu crois que je vais m’épater ?

Ce disant, elle l’embrassa, et ses baisers claquèrent comme des coups de fouet. Puis, elle demanda :

— Es-tu en fonds ?

— En fonds ?

— Oui. As-tu de la galette ? des pélos, quoi !

— Des pélos ? fit Lucien en ouvrant des grands yeux.

— Que t’es godiche ! As-tu de l’argent !

— Ha !… Oui, ma tante m’a donné dix francs, parce que, tu vois, je suis passé premier soldat.

— Garde-les, c’est moi qui casque.

Et sans attendre une réponse, elle l’entraîna dans le couloir d’un restaurant devant lequel ils passaient.

L’ami de Lucien suivait avec la grande brune.

— Garçon ! cria Clémence, le cabinet rouge ?

— Il est libre, Madame.

Et, tous quatre montèrent parmi les odeurs de musc et de fleurs étiolées. Des portes entr’ouvertes s’échappaient des bouffées tièdes et des rires stridents de filles qu’un baiser étouffait. Les garçons allaient, venaient, portant des plats surchargés de cristaux ; d’autres écoutaient aux portes si l’on pouvait entrer.

En sortant, ils remarquèrent que la terre avait accéléré son mouvement rotatoire. Aucun d’eux ne pouvait se tenir dans un équilibre parfait. La grande brune chantait :

Dansons la ronde
Des marmites de Paris.

Clémence pleurait d’attendrissement.

— Va, disait-elle à Lucien, tu ne manqueras de rien, c’est pas le trimard qui me fait peur !

— Je t’en prie, sois raisonnable, et puis… parle français.

— Que t’es crevant, mon petit homme ! Ça ne fait rien, je te gobe ainsi… tu travailleras pas, c’est moi qui turbinerai.

Et s’adressant à la grande brune :

— Dis donc, la Perche !

— Quoi ?

— Dis-lui qu’il n’y en a pas une pour me faire la pige sur le Sébastopol.

— Ça, c’est vrai.

— Tu m’as jamais vu, toi, Lucien, faire un pante.

— Clémence ! je vais me fâcher…

— Eh bien, cogne, je m’en fous !

— Veux-tu te taire !

Et, devenant caressant, Lucien ajoute :

— Mignonne, pourquoi as-tu bu tant ?… Viens, rentrons.

Elle, sans écouter, continuait :

— À pas peur ! si tu n’as plus le rotin, je vais lever un gonze, je suis pas une feignasse, moi !… Tiens, regarde la tronche à celui qui passe, je parie que c’est un miché sérieux.

La grande brune s’avançait, Clémence cria :

— Laisse-le-moi, la Perche !

Lucien allait lui saisir le bras lorsqu’il recula sous la poussée de son camarade qui, en titubant, avait failli tomber.

Clémence avait pris le passant par la manche de son pardessus :

— Chéri, viens-tu chez moi ?… Viens…

Mais l’inconnu l’ayant repoussée brutalement, elle le suivit en criant :

— Va donc, eh, bouffi !… On t’en fichera des femmes comme moi !… A-t-on vu un idiot comme ça, avec une tronche à pomper de la…

— De la boîte, je vais t’en faire pomper, dit un agent de police. Et, pendant qu’il l’entraînait parmi la foule qu’avaient ameutée ses insultes, Clémence vociférait : « Eh ! la Perche, prends soin de mon homme ! »

Affaissé, la tête sur les genoux, les bras pendants, Lucien sanglotait.



LE NUMÉRO 7

À Frédéric Jacque.

Les modulations lentes de la valse que rythmait la cadence des pas l’avaient, un moment, assoupie, mais, la danse terminée, elle revint brusquement à elle, avec dans les yeux l’étonnement d’un rêve subitement interrompu. Et se tournant vers Raoul, assis dans un coin du fumoir :

Je ne sais que penser de l’absence de M. d’Espalier, dit-elle.

— D’Espalier… Ah ! oui !… répondit Raoul en bâillant.

Puis, croyant s’excuser, il ajouta :

— Je bâille, mille excuses, cela tient de famille, et, vous le savez, la musique, la danse, c’est d’un assommant !

— Je vous remercie.

— Entre nous, chère Yvonne, pourquoi des compliments ? Vos soirées sont toujours charmantes, mais enfin, ce sont des soirées, ou, si vous aimez mieux, un mélange de sons langoureux, pleurnichards, que gémit un orchestre sans conviction, un essaim de jeunes filles peu décolletées et de femmes maigres dépoitraillées à l’excès ; d’excellents pères de famille marchant posément derrière leur ventre, des groupes de jeunes blancs-becs faisant tapisserie ou discutant sur la valeur de Rhamsès III, qui, paraît-il, a gagné de deux longueurs la pouliche d’Ephrussi…

— Vous êtes méchant.

— Non, je suis malade. Je dis ce que je pense, et c’est une terrible maladie de dire ce que l’on pense… C’est comme votre poète. Vous feignez la surprise ?

— On le serait à moins.

— Je m’en doutais, un poète c’est sacré…

Des vers ! parce qu’il fait des vers !

J’ai mangé ma soupe hier (e)
Et bu dans ma soupière.

Ce que c’est d’un malin !… Eh bien, votre poète ne me dit rien qui vaille. Je déteste les jeunes gens qui accaparent les jeunes filles, les rassemblent dans un coin pour leur conter un tas de bêtises… Votre poète ! savez-vous ce qu’il disait, il y a dix minutes, au milieu du groupe, là-bas, près du piano ?

— Non.

— Il leur narrait une ballade de sa composition : Les horribles détails sur la mort d’un hippopotame en train de téter une grenouille. Et voilà !

— Mon cher, vous êtes ce soir de fort mauvaise humeur. Tout est mal, rien ne vous plaît, vous prenez en grippe mon poète sans vous demander si, dans un instant, il ne va pas me tirer d’un grand embarras.

— Lui ?

— Parfaitement. Asseyez-vous sur ce fauteuil, là, près de moi, et veuillez m’écouter sans m’interrompre… Pour une affaire de la plus haute importance, une question de vie ou de mort pour moi, j’ai besoin de cinq mille francs. Vous connaissez ma situation mieux que personne et vous savez très bien que je ne dois pas songer à les emprunter… Que faire ? J’étais plongée dans ce : que faire ! lorsqu’une religieuse vint me solliciter pour une tombola de bienfaisance. J’avais trouvé. Cet ange envoyé du ciel me montrait le salut. Le salut, c’était une tombola, et, séance tenante, j’organisai une loterie… Oh ! mais une loterie !… répondez franchement : Quelqu’un donnerait-il cinq mille francs pour coucher avec moi !

— Oh ! Yvonne !… si je les avais.

— Oui, oui, mais vous ne les avez pas, et je ne puis donc compter sur vous.

— Hélas ! hélas !

— Et puis, avouez que vous donneriez plus facilement vingt-cinq louis que deux cent cinquante.

— Dame !…

Aussi voilà mon idée : le gros lot, c’est moi ; je me suis mise en loterie.

— Ah ! très ingénieux.

— Mais oui ; voyez plutôt : je donne dix billets à vingt-cinq louis, mes billets placés, on tire la tombola, et l’heureux gagnant devient mon seigneur et maître pendant vingt-quatre heures, il choisira lui-même le jour. Passé huit jours, le lot ne pourra plus être réclamé. Est-ce bien organisé ?… Répondez donc ! vous avez l’air tout ahuri.

— Il y a de quoi… Et les autres ?…

— Qui ça, les autres ?…

— Eh bien ! ceux qui n’auront pas gagné.

— Eh bien, ceux qui n’ont pas gagné ont perdu, comme dans toutes les tombolas.

— Vous n’y pensez pas.

— J’y pense beaucoup, au contraire : comprenez donc, mon ami, que le côté original de la chose en détruit l’effet… comment dirais-je ?…

— Désastreux.

— Désastreux, tout en me rapportant cinq mille francs… Mes billets, au fond, ne sont pas publics ; je respecte trop la mémoire de mon mari… mort à la tâche ! celui-là !… et pour ce, parmi mes amis, j’ai dû choisir dix hommes d’une grande discrétion. Il me reste en main le numéro 7 réclamé depuis hier par M. d’Espalier.

— Et la loterie se tire ?

— Ce soir, en petit comité… J’attends M. d’Espalier.

— S’il ne vient pas ?

— Je vous chargerai, mon cher Raoul, d’une mission délicate.

— Je le remplace !

— Avez-vous vingt-cinq louis ?

— Non.

— Eh bien, mon cher ami, je compte un peu sur vous pour me trouver preneur.

— Je n’en vois pas, dans le salon, d’assez, je ne dirais pas : généreux, mais d’assez gourmet pour savourer les succulences d’Yvonne.

Très bien, vous redevenez galant… J’ai pensé à tout. L’homme est un animal dompté lorsqu’il s’emballe… Il suffit d’en emballer un, le prendre à part et lui glisser, oh ! bien doucement, l’histoire dans l’oreille. Mon poète nous sera d’une grande utilité.

— Comprends pas.

— Si. Je lui dirai de nous réciter quelque chose de pimenté, de poivré, de…

— Assez, j’y suis.

— Il est beau garçon, grand, svelte, une figure très douce, la voix caressante et des yeux bleus qu’il prétend être verts.

— Une idée de poète.

— En un mot, tout pour le rendre sympathique et le faire écouter.

— Il va vous faire du tort !… les étrangers…

— Que vous êtes bête !

— Et vous le nommez ?

— Édouard Dubus.

— Dubus ?… Attendez donc… j’ai vu ce nom quelque part… Beaucoup d’esprit, de talent… Croyez-moi, Yvonne, méfiez-vous, c’est un fumiste, un farceur à froid… Si vous lui demandez du pimenté, prenez garde !

— Que vous a donc fait ce garçon ?

— Rien.

— Voulez-vous lui dire de venir, puisque M. d’Espalier brille par son absence ?… Surtout, pas un mot du pourquoi.

— Entendu… Où diable est-il… Ah ! le voilà, toujours avec un sérail de fillettes.

À la demande d’Yvonne, Édouard Dubus répondit en un plissement de lèvres qui terrifia Raoul :

— Avec plaisir, Madame. Le pimenté, c’est mon affaire, rien n’est plus âcre que le fade…

Yvonne l’arrêta et dit :

— Malgré cela, n’abusez pas.

— Oh ! Madame…

— Pardon… Passons au salon.

Debout, accoudé au piano, l’air fatal, inspiré, sur les lèvres ce sourire singulier, terrifiant pour Raoul, Édouard Dubus commença :

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ

Un ivrogne urina, sans le moindre respect,
Très longuement, devant l’église Saint-Sulpice ;
Dévotes et dévots fuyaient à son aspect.
Survint le sacristain : « C’est ailleurs que l’on pisse ! »

S’écria l’homme noir… blanc d’indignation,
« Vade rétro, cochon ! »
Et sans émotion,
Silencieusement le poivrot le contemple,
Lui désigne du doigt la façade du temple

Où ces trois mots étaient peints en noir : Liberté, Égalité, Fraternité.

Son geste, son maintien, son air, ses yeux humides
Rappelaient Bonaparte au pied des Pyramides.
Puis il dit sur un ton rempli de dignité :
« Liberté ! donc je pisse ici si bon me semble,
Égalité ! tu peux bien pisser aussi, toi,
Si ça te fait plaisir, mon vieux, pissons ensemble.
Fraternité !… Si t’es un frère soutiens-moi ! »

Raoul exultait. Sa gaieté bruyante contrastait étrangement avec l’air abruti des invités, et se tournant vers Yvonne :

— Madame, dit-il, ne vous ai-je pas averti ? Puis-je constater que ce farceur de Dubus ne m’avait pas trompé ? Où voulez-vous, maintenant, dénicher l’amateur absent ?

Il jouissait de son triomphe lorsqu’un valet annonça :

— Madame, oh demande le no 7.

— Mes salutations, dit tout à coup d’Espalier, j’arrive d’un petit trou pas cher, en Bretagne, pour vous, douce belle.

Dubus lui demanda :

— Vous n’étiez pas là, Monsieur ; Écoutez :

Un ivrogne urina, sans…

Yvonne interrompit :

— Inutile, cher maître, Monsieur est à point.





LES SOUTENEURS

À René Émery.

I

Boulevard de la Villette : Hôtel des Amis. Comme entrée, un couloir étroit ; dans le lointain, fume la flamme d’une veilleuse ; les murs sont tapissés de crasse et suent la misère. Une odeur âcre de ragoût et de poissons frits vous prend à la gorge et vous serre les narines.

Au fond, la loge du propriétaire faisant fonction de concierge : Un lit orné de rideaux à pois rouges, l’inévitable armoire à glace, quatre chaises sur les barreaux desquelles sèchent des chaussettes.

Un chat et des chromos allemands plaqués sur les placards complètent l’ameublement.

Près de la porte s’étagent des clefs soigneusement numérotées.

Au-dessus, bien en vue, l’écriture banale :

CRÉDIT EST MORT
LES MAUVAIS PAYEURS L’ONT TUÉ

Parfois, dans la nuit, une dispute éclate, des bruits de vaisselle et de verres qui se brisent, troublent le silence assoupi dans une odeur de rut, mais les patrons d’hôtel, habitués à ces sortes de scènes, se contentent de penser : « Tiens ! voici le 23 qui s’engueule ! » et laissent faire. Souventes fois un homme monte, frappant de son poing la rampe de l’escalier, butte à chaque marche, entre précipitamment dans une chambre, bouscule le divan, et, s’adressant à une jeune femme étendue sur le lit, d’une voix rauque, gouailleuse :

« Eh ben ! quoi ! c’est comme ça que t’es venue chez Lafritte, à quatre heures ?

Peureuse, n’osant regarder l’homme, elle hésite à répondre, puis :

— Je n’avais pas le sou.

— Quoi ! pas le sou ? Qu’est qu’tas fait hier ?… T’es pas rentrée hier…

— Non.

— Et t’as pas le sou ?… J’vais bien t’en faire trouver, moi, sale feignasse ! Alors, comme ça, c’est à l’œil… Tiens ! en v’là deux à l’œil…

Clic ! Clac !

— Tais-toi, gueule pas, j’te fous encore un pain pour t’apprendre à vivre… saleté, va ! trumeau !… Ah ! si j’me retenais pas…

— Je te jure, mon Julot, c’est pas de ma faute…

— C’est de la mienne !… T’a encore été tout claquer avec Andréa. Si jamais j’te revois avec cette gonze-là, j’te boyotte aux petits oignons, aie pas peur !

— J’ai pas vu Andréa.

— Oui… tu la suis comme un chien. Hier, j’l’ai encore pigée dans ta chambre, qu’est-ce qu’elle vient faire dans ta chambre ?… Je l’sais bien, moi, ce qu’elle vient faire !… salope !… Alors, t’as pas le sou ?…

— Non.

— Pas un pelo ?

— Non.

— Où qu’tas coucher ? j’vas y aller, et puis s’il n’paye pas, j’me payerai sur ta peau ! ta sale peau !

— Ce n’est pas de ma faute ; il m’a dit qu’il me donnerait trois louis à la fin du mois… je ne pouvais rien dire, c’était un sénateur.

— Un sénateur !

— Oui, un homme chic qui est au Sénat, même qu’il ne pouvait pas rentrer chez lui prendre de l’argent parce que sa femme croyait qu’il était occupé à voter la loi sur le Panama.

— Panama ! as-tu fini… j’les connais ces sénateurs-là ; un sénateur qu’éteint les becs de gaz à la sortie, comme moi quand j’étais à l’Opéra… Faut-il se donner du mal pour éduquer une oie comme toi, et que tu sois encore aussi dinde !… Allons ! lève-toi.

— Mais il n’est que trois heures.

— Lève-toi, j’te dis… tu vas aller chez ce vieux-là ; il m’a donné sa carte hier, après t’avoir attendue à la sortie d’Élysée… j’y ai dit que tu étais ma frangine et que tu faisais le truc pour nourrir ma mère qu’est amputée de tous ses pieds : il a l’air d’une bonne tête… Et tu sais, fais-toi payer d’avance.

— Oui.

— Et radine avec la galette chez Lafritte à midi ou j’te casse la gueule !

— Oui.

— Dépêche-toi… tiens, v’là ta chemise… tes bas ; allons ! patine !… tu te laveras là-bas, mets tes jarretières… allons ! plus vite que ça… prends ton tire-bouton… As-tu ta poudre ?

— Oui.

— Bon. Fous le camp !

Et comme elle partait, il entr’ouvre la porte et lui crie, dans l’escalier :

— Et retiens c’que j’tai dit : À midi, chez Lafritte avec de la galette, ou sans ça, gare au tabac. »

II

Le succès d’un drame de Dumas fit donner le prénom de « Alphonse » aux souteneurs, connus à cette époque sous le nom de « maquereau », d’où est venu le qualificatif « dos vert », à cause des jolies couleurs qui zèbrent le dos de ce poisson. Pourquoi a-t-on nommé « maquereau » l’exploiteur de femme ? c’est ce qu’on n’a jamais pu savoir[3]. Certains érudits prétendent que, dès l’éclosion de ces individus, leur signe distinctif fut une cravate verte. Aujourd’hui on revient au premier mot : « souteneur » ; expression fausse, le souteneur ne soutenant rien, au contraire.

S’est également transformé l’individu. Nous sommes loin du souteneur classique au pantalon à pattes d’éléphant (serré aux genoux et tombant amplement sur les chaussures). Les débutants dans la carrière sont les seuls qui le portent. La plupart, des gamins de seize à dix-huit ans, fiers d’être remarqués, et qu’on rencontrait au Moulin-de-la-Galette les jeudis principalement au bal du Grand-Turc aujourd’hui, concert de la Fourmi, dans les taudis de l’ancienne route de la Révolte, entre les buttes Chaumont et les fortifications, boulevard Garibaldi, et, les jours de soleil, sur les bancs de la place du Maine et du boulevard de Vaugirard, derrière la gare Montparnasse, et généralement dans les quartiers excentriques.

Quelques-uns le portent encore à Grenelle, mais cette espèce se fait rare. Le souteneur moderne s’habille comme tout le monde ; il dédaigne la casquette, la fameuse casquette à six ponts qui était son plus bel ornement ; les guiches ont également disparu. Il affectionne le pantalon droit, la jaquette de préférence au veston et le chapeau rond. Il est généralement bookmaker, marchand de cartes dites transparentes, de contre-marques ; emplois à prétextes en cas d’arrestation.

Dans la journée, ils jouent au billard, se rassemblent dans l’arrière-boutique de certains marchands de vins ou vont flâner sur les bords de la Seine, au Point-du-Jour, à Boulogne, à Vincennes. Le soir on les trouve en nombre près des lieux de plaisir : à côté du Moulin-Rouge, dans les débits de la rue Saint-Jacques, derrière le bal Bullier. L’entrée de ces établissements étant interdite aux souteneurs reconnus pour tels, ils y attendent, seul, leurs « marmites » avec ou sans miché. Si elle est prise, la femme fait un signe et l’homme part tranquillement avec la joie d’avoir une « gonzesse qui ne flanche pas sur le turbin ».

Ceci dit pour les souteneurs de deuxième et de troisième catégorie qui pullulent dans les hôtels des rues Croix-Nivert, Petit, Lamartine, Bréda, des Martyrs, Belhomme, Clauzel, d’Orsel, Saint-Jacques, Saint Merri, Saint-Antoine, Vavin, boulevards de Vaugirard, de La Chapelle, et les petites rues adjacentes du faubourg Saint-Martin.

Leur façon de se procurer des femmes productives par la persuasion, abusant de leur naïveté, de leur crédulité pour ensuite se les attacher par la crainte, la terreur qu’ils savent leur inspirer, est si multiple, qu’elle fera l’objet d’une étude spéciale.

Bien curieux également est l’homme chic, souteneur prenant l’apéritif à l’Américain, soupant chez Lapeyrouse, jouant au cercle et perdant l’argent que son partenaire remettra quelques instants plus tard, et sans le savoir, sur la cheminée de sa femme.





CHÈRE MIGNONNE

À Marie Garnier.

Bien las est votre corset, chère mignonne. Dénouez ces rubans lilas et laissez échapper vos seins dans mes mains infatigables. Je les ferai si douces que jamais caresses n’auront tant fait éclore de boutons pareils à ceux que je vois dans les dentelles, au-dessus du satin de votre corset, et j’irai glaner les lis frissonnants dans la neige qui tombe de votre gorge, en des baisers si maladroits que rougiront toutes les roses écloses dans l’haleine de votre chair. Dénouez ces rubans lilas.

Et maintenant, chère mignonne, puisque plus rien ne retient cette chemise qui voile à peine ce que vous ne voudriez point cacher, laissez-la et venez. Venez puisque l’amour est à la femme ce que la rosée est aux fleurs, et que déjà, je vois un peu pâlies par une trop longue attente, vos lèvres.

Daignez que, dans l’affolante et mélodieuse musique de vos soupirs, j’aie la suprême agonie des amoureux spasmes…

Mais, vous tremblez ! Auriez-vous peur ? Pourtant aucun nuage ne vient ternir la sérénité bleue de vos yeux faits d’un coin du ciel.

Vous venez de parler, je crois : Vos lèvres, semblables aux délicats pétales que fait frémir un souffle, se sont ent’rouvertes…

Vous disiez ?

— Qu’il me faut dix louis pour payer ma modiste.




LE SECRÉTAIRE

À George Bonnamour.

C’était un homme à qui le courage d’atteindre deux mètres avait manqué, un courage de quelques millimètres, car il était très grand. Point gras, pas trop maigre, mais nerveux et doté d’un tempérament bilieux sanguin qui lui rendait difficile la moindre résistance à ses désirs ; non des désirs bestiaux qui nous font rechercher de la bonne charcuterie faite avec du cochon ou de larges biftecks de vrai bœuf : il n’était pas gourmand, mais simplement gourmet.

Ses désirs étaient de ceux qui font hausser les épaules de celles qui n’osent pas. Vous savez ? ces haussements d’épaules dédaigneux qui ont l’apparence d’un soupir gros de regrets et qui veulent dire : « Si je pouvais ! » ou encore : « Quel imbécile ! au lieu de tant parler… » Mais il avait un défaut : il était poète — quelle idée ! — à une époque où tout se paye, même le vin, tout, excepté les vers. — (Et l’eau donc ! Il y a quelque dix ans, les Auvergnats venaient à domicile nous demander cinq centimes pour « un gros cheau d’eau fraîche » ; aujourd’hui, l’Hôtel de Ville représente les Auvergnats, et les Auvergnats représentent le Mont-d’Or, « plus cha change, plus ch’est la même choche. »)

Louis Messade était donc poète. Ses livres, d’une intransigeance naturelle — subtils états d’âme ou amples fictions insaisissables pour l’épicier du coin, où devenaient pourtant palpables ses rêveries fantastiques, terrifiantes en leur logique serrée — étaient peu goûtés par ceux qui achètent et ne comprennent rien, et beaucoup discutés par ceux qui comprennent et n’achètent pas.

Malgré ses livres qui, jusque-là, ne lui avaient rapporté que de nouvelles espérances, il aurait pu se tirer d’affaire, et très bien, sans l’appétit formidable d’un tempérament qui le contraignit, en maintes occasions, à faire des effets pour couvrir son tailleur.

Cette situation ne pouvait durer. Déjà le restaurateur rognait les rosbifs, comptait les haricots sans qu’il fût possible à Louis Messade de risquer la moindre observation. Hier, ne lui avait-il pas dit : « Vous venez toujours avec des femmes, monsieur Émile, j’peux pourtant pas nourrir toutes les grues qui vous plaisent… si encore c’était toujours la même, mais franchement !… » Et la blanchisseuse, la grosse Mme Mochet, une dégrafée retraitée, « que c’est pas son homme qui lui aurait mangé sa galette, » se plaignait aussi, ne comptant pour rien les sérieux acomptes donnés à la petite blonde qui portait le linge de « ces messieurs ».

Comme le pensait Louis Messade : « Ça craque ! ça craque ! » Il est juste de dire qu’il se consolait : « Il faut que ça pète ou que ça casse ! »

Et, ainsi, il continuait une existence sans ennui, car toutes ces petites choses-là n’étaient pour lui que des accidents, des contrastes qui lui faisaient trouver douces les soirées en la solitude de sa pensée, dans la confection d’un livre où la vie n’était qu’un idéal passager conduisant au suprême idéal, où les hommes n’étaient que des marionnettes très drôles faites pour le distraire du divin mensonge des femmes, créées par le diable, pour lui faire oublier qu’il existait.

Une nuit qu’il était à sa fenêtre, riant et pensant avec les étoiles, il lui vint une idée géniale.

Il se souvint d’un ami, poète comme lui, mais poète à l’envers, s’il est permis de s’exprimer ainsi, un poète qui rimait rarement parce que, disait-il, la poésie n’est plus qu’un casse-tête chinois chargé d’allonger outre mesure la pensée humaine ; et comme ce poète était sans emploi, il ne demanderait certainement pas mieux que d’accepter toutes les propositions que pouvait lui faire l’imaginatif cerveau de Louis Messade.

Le lendemain matin, il alla donc trouver Raoul Bithume et lui dit :

— Veux-tu gagner cent cinquante francs par mois ?

— Comme caissier à la Morgue ?

— Je ne plaisante pas. C’est sérieux.

— Est-ce toi qui es sérieux ou les cent cinquante francs ?

— L’un et l’autre, puisque je te prends comme secrétaire.

— Ton secrétaire !… ah ! par exemple, voilà qui est curieux ! n’ai-je pas rêvé cette nuit que, dans mon jardin aux phosphorescents ombrages, se promenait un ours, sans poils, et tenant entre ses bras de devant une énorme citrouille.

— Mais tu es fou !…

— Non pas. Voici la Clef des Songes que m’a prêtée ma concierge, regarde, ou plutôt lis, page 25 : « … Si l’ours tient une citrouille, vous recevrez une lettre chargée, et dans le cas où cet ours n’aurait pas de poils, ce sera un buffet, un secrétaire ou une commode. » Tu vois : il y a un secrétaire.

— Allons ! soyons sérieux. Viens tout de suite et laisse là ta Clé des songes. Tu vas entrer en fonctions.

Ils descendirent la rue des Martyrs, se dirigeant vers le Luxembourg, tout près d’où demeurait Louis Messade. Raoul Bithume reçut de son ami des instructions précises concernant ses nouvelles fonctions…

Et, depuis, tous les soirs, neuf heures, les voyaient déambuler vers le boulevard, scrutant les rues adjacentes, regardant, toisant les femmes, fouinant entre les rideaux mal clos des brasseries. Lorsque Louis Messade avait jeté son dévolu sur une blonde, une brune ou bien une rousse, maintenant trois ils allaient prendre un café, le plus souvent une menthe jusqu’à l’heure où, s’accompagnant mutuellement, ils entraient dans la chambre ou le boudoir de la blonde, de la brune ou bien de la rousse.

Et là, toujours la même scène se renouvelait : Louis Messade s’approchait de Bithume :

— Raoul, donnez-moi deux louis.

— Hein ?

— Donnez-moi deux louis.

— Mais je n’ai plus un sou.

— Allons, dépêchez-vous, ne faites pas attendre Madame.

— Je vous assure que je n’ai plus un sou. J’ai pris cinq louis avant de partir… on voit bien que vous ne comptez pas.

— Vous avez dépensé cinq louis ?

— Pas moi, mais vous… Et toutes les pièces blanches que vous avez données à toutes les femmes rencontrées !… vous n’êtes pas raisonnable, rentrons, cela vaudra mieux.

Louis Messade se retournait vers la blonde, la brune ou bien la rousse :

— Vous entendez, c’est mon secrétaire qui, maintenant, va me donner des conseils.

Et la jeune femme, d’abord anxieuse, de l’espoir dans les yeux, répondait :

— Envoyez-le chez vous.

— Certainement, chère belle.

Se retournant vers Bithume :

— Allez chercher deux louis.

— Je veux bien, mais vous avez tort.

— Prenez une voiture, et revenez vite.

— Deux, ou trois louis ?

La dame, répondait toujours : « Trois. »

Raoul Bithume sortait, maugréant presque inintelligiblement, mais assez haut pour qu’on l’entendit : « C’est stupide ! à cette heure-ci !… dépenser de l’argent comme ça ! » Ce qui faisait dire à la blonde, à la brune ou bien à la rousse, tout en fermant sa porte : « Mon chéri, il n’a pas l’air content, ton secrétaire… en voilà un grincheux ! »

Puis, dans l’alcôve, on attendait, jusqu’au matin, le fameux secrétaire.

— Cet animal de Raoul qui n’est pas revenu !

— Moi, si j’étais à ta place, je lui donnerais son compte.

— C’est ce que je vais faire ; c’est la première fois qu’il me joue ainsi, mais ce sera bien la dernière.

— En v’là un pignouf !

— Je vais être obligé de revenir.

Surtout reviens… mon petit chéri.

— Sois tranquille.

— Oh ! toi ! tu m’inspires confiance, mais ton sale déplumé de secrétaire ! si je le tenais !

— À tout à l’heure, mignonne !

— Reviens vite ; je t’attends.

Et la blonde, la brune ou bien la rousse attend encore.

Ce charmant et inoffensif petit truc aurait dû économiser quatre à cinq cents francs par mois à Louis Messade, si Louis Messade n’était revenu de chaque excursion hanté de brûlants remords.

— Mon cher, disait-il à Bithume qui riait et se trémoussait dans un fauteuil, j’ai eu tort, si tu savais comme elle a été gentille… envoie-lui deux louis.

— Nous n’avons que quinze francs !

— Eh bien, prends son adresse, au premier argent tu lui enverras trois louis.

— Où demeure-t elle ?

— Ah ! sapristi ! où demeure-t-elle ? Je crois que c’est rue Blanche…

— Le numéro ?

— C’est près d’un marchand de marrons, bigre ! Il faudra que tu la retrouves, entends-tu ?… elle est si gentille !

Bithume se navrait. C’était bien la peine de dépenser tant de sagacité, de ruses, d’airs étonnés, contrits et furieux pour en arriver à payer double et même triple une marchandise qui, après tout, n’avait pas cours sur le marché. Allez donc faire faire des économies à semblable tempérament ! Ce n’est pas lui, Raoul Bithume qui se serait « emballé » après.

Car tous les jours impairs, Louis Messade, reconnaissant des services rendus, prenait le rôle de secrétaire et la même scène, toujours la même, puisqu’elle réussissait si bien, se renouvelait au profit de Raoul qui se prélassait, savourait longuement ce qu’il y a de délicieux dans la femme, lui, sans un remords.

Il advint qu’une nuit princièrement arrosée de vins royaux, tous deux voulurent être maître et pas un ne voulut être simple secrétaire. La petite en valait la peine, car elle était petite, et si étrange et si bizarre avec ses grands yeux qui, constamment, tournaient autour de leur orbite, mus par les vapeurs des vins, et ses cheveux ni blonds, ni bruns, ni roux, presque verts, presque jaunes, parfois bleus tombant d’un jet jusqu’au talon d’un pied si petit que Bithume avait dit : « Faut se baisser pour le voir. »

— Allez me chercher trois louis, dit Messade.

— Tiens… tiens… mon secrétaire, qui m’envoie chercher de l’argent.

— Comment ça ?

— Aujourd’hui, c’est vous qui êtes mon secrétaire.

— Pas de bêtises, vous êtes saoûl.

— Non, non, je ne laisse pas ainsi passer mon tour.

— Ah ! Bithume, ce n’est pas bien.

— Ce n’est pas chic, Messade.

Pendant cette conversation, commencée à un bout de la chambre, finie à l’autre bout, en une traînée de zigzags, la petite ni blonde, ni brune, ni rousse avait pressenti quelque chose de grave. L’esprit de conservation lui fit entrevoir toute l’horreur d’une situation qui pouvait devenir anormale. Elle sonna. Un garçon vint.

— Baptiste ! Fichez-moi ces deux hommes à la porte.

— Hé, laquais ! ne me touchez pas ! je vous brûle l’endroit où vous devriez avoir une cervelle… Bithume, sortez le premier.

— Oui, cher maître.

— Pardon, cher maître, soutint encore Louis Messade, c’est moi le secrétaire aujourd’hui.

— Jamais de la vie ! c’est moi, après tout, tu peux t’en flatter, ça te fait une belle jambe !




LES SEINS DE NOÉMIE

I

Au peintre Jacque

Ahmed-Ben-Biskra, notable commerçant d’Oran, se sentant près de mourir — il mourut cinq minutes après — fit venir son fils Mohammed et lui dit :

« Tu te croyais mon fils unique et tu avais raison, mais désabuse-toi : Ta brave femme de mère, plus généreuse que moi, t’avait donné une sœur sans mon consentement. Chose étrange, ta sœur, quoique ne portant pas ma marque de fabrique, avait une grande ressemblance avec moi… Enfin, passons ! La science n’a peut-être pas dit son dernier mot… Tu sais que du côté paternel nous descendons, en zigzag, il est vrai, des Mohammed-Haçan-Khan, et du côté maternel, en droite ligne des Mohicans. Noblesse oblige : je ne pouvais pas laisser épanouir au foyer conjugal la fleur d’un autre. Tu as donc une sœur ; et cette sœur il te la faut retrouver ; il faut que tu lui remettes les cent mille francs amassés, pour elle, par ta mère… Si tu es généreux, tu peux ne faire qu’un lot de vos fortunes respectives et le diviser en deux parts égales. »

Mohammed répondit :

« Je partagerai. »

Et Ahmed-Ben-Biskra, après un grand soupir, demanda :

« Veux-tu le jurer ? je porterai ce serment à ta mère. »

Mohammed jura.

Le vieillard eut des éclairs dans les yeux :

« Ta sœur a dix-huit ans, dit-il, elle est certainement à Paris, je ne sais où. Elle est brune et très jolie. Tu la reconnaîtras à un grain de beauté qu’elle porte sur chaque sein. C’est tout ce que je connais d’elle. »

Et, satisfait, il expira.

II

Depuis quinze jours qu’il était à Paris, Mohammed avait visité les théâtres, les concerts, les bals, les restaurants de nuit, les tripots, les souterrains des Halles, les repaires de Belleville.

Il avait fréquenté des femmes d’officiers, de notaires, d’huissiers, de commerçants, de boursiers, de camelots et de souteneurs, espérant trouver les deux grains de beauté.

Il y avait tant de Noémies brunes et jolies, et très jolies !

C’était une bien lourde tâche que celle d’inspecter les seins de Paris, en débarquant d’Afrique avec du soleil brûlant sous la peau.

Comment Mohammed aurait-il pu résister aux agacements d’un sein bien tendu, à la courbe pure, gracile, prenant naissance à un petit bouton de rose attirant effrontément le regard, acceptant tous les défis ?

Et à celui-ci : rond et dur comme une pomme, et blanc, et moiré de veines bleues ?

Et à cet autre : plus allongé comme une belle poire, vigoureux, presque rosé sous la pression du sang qui le gonfle ?

Quel était de par toute la terre d’Afrique le fruit délicieusement succulent qui pouvait rivaliser avec l’enivrante saveur des fruits éclos dans le corsage des Parisiennes ?

Quel était l’homme assez fort pour avoir le courage de ne pas mordre à tous ces fruits, petits ou moyens, ou gros ou bien énormes ?

De tous ces seins, blancs, roses, rouges, cuivrés ou bruns, pas un n’avait le grain de beauté cherché avec tant d’amour.

Si dans huit jours Mohammed n’avait pas retrouvé sa sœur, c’en était fait de lui ; il n’avait plus qu’à boucler ses malles pour patiemment attendre son passage dans l’Éden de son homonyme où, certainement, il finirait de s’achever.

Ce soir, Mohammed était rentré seul.

Il se préparait à goûter les douceurs d’un repos bien mérité, lorsqu’un garçon d’hôtel entra :

— Je vous dérange, Monsieur ?

— Non.

— Je vas vous dire, Monsieur, j’ai votre affaire : une Noémie superbe !

— A-t-elle un grain de beauté sur chaque sein ?

— Dam !… si ça fait plaisir à Monsieur…

— Que m’importent vos Noémies ! voilà plus de trente fois que vous m’induisez en erreur.

— Monsieur, je vas vous dire que je me suis laissé dire qu’elle était algérienne, même qu’elle se faisait voir à la fête de Neuilly, dans une baraque où qu’il y avait au-dessus… attendez, Monsieur, je vas vous lire la chose que j’ai copiée :

LA BELLE ALGÉRIENNE
NOÉMIE ! ! !
Venez la voir ! Elle a dix-huit ans !
Sa poitrine, de la dureté du sol africain,
Pèse dix-huit kilos et demi.
VENEZ VOIR LES PLUS GROS SEINS DE LA TERRE
Les plus ronds !
Les plus beaux !
25 centimes les premières (il n’y a pas de secondes pour
la commodité des premières).
VISIBLE POUR LES HOMMES SEULEMENT

Mohammed était épouvanté. Il regardait le garçon d’hôtel, la bouche ouverte, incapable de prononcer un mot.

Et le garçon continuait :

— Ça doit être la sœur de Monsieur. Si Monsieur veut aller la voir, voici sa carte… Monsieur n’a besoin de rien ?

— Si : de votre absence.

Et Mohammed se coucha avec la secrète joie d’avoir retrouvé sa sœur.

III

Noémie va se mettre au bain. Sa femme de chambre entre et lui remet une lettre :

— Madame, on attend la réponse.

— C’est bien.

Elle déchire l’enveloppe et lit :

« Mademoiselle,

« Je recherche une sœur qui n’a jamais connu son frère. Comme vous, elle est Algérienne et porte le nom de Noémie. Je désirerais donc vous parler.

« Agréez, Mademoiselle, mes respectueuses salutations.

« Mohammed-Ben-Biskra. »

Elle froissa la lettre et demanda :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— C’est une lettre.

— Je le vois bien, mais le type ? il doit être fou ?

— Non, il a l’air très sérieux.

— C’est encore moins drôle. Donnez-moi ce peignoir et faites entrer.

Les clairs yeux bleus de la jeune femme clouèrent Mohammed dans une immobilité pleine d’admiration béate. Et comme il restait debout devant elle, assise sur un pouf, au milieu de la chambre, elle lui dit :

— Ne vous gênez pas, Monsieur. Prenez cette chaise et contez-moi votre petite affaire.

Il balbutia :

— Mademoiselle, la lettre que… Mais savez-vous que vous êtes vraiment jolie ?

— Oui. Il y en a qui me trouvent bien ; d’autres, très bien… Et votre sœur ?

— C’est une affaire très délicate : Je recherche ma sœur, une jeune fille algérienne, de votre âge, portant votre nom, et très jolie, comme vous.

— Je n’en doute pas.

— Voudriez-vous répondre à mes questions ?

— Vous êtes de la police ?

— Oh ! Mademoiselle ! je suis le frère de ma sœur.

— C’est ainsi que ça se passe en Algérie… Je répondrai à toutes vos questions ; vous voyez que je suis bonne fille.

— Charmante, Mademoiselle. Quel est le nom de Monsieur votre père ?

— J’ai dû en avoir un, c’est tout ce que je sais.

— Comme ma sœur.

— Et Madame votre mère ?

— Ma mère doit être en Algérie. J’étais toute petite lorsqu’on m’expédia à Paris, au couvent de la Miséricorde.

— Vous avez été saltimbanque ?

— Comme tout le monde ; nous le sommes tous un peu plus ou un peu moins.

— Ah !… J’aborde la question délicate.

— Abordez, Monsieur.

— Ma sœur a sur chaque sein un grain de beauté ; ce sont les seules signes qui puissent me la faire reconnaître… Avez-vous ces petits grains de beauté ?

Noémie eut un sourie. Elle répondit :

— Nous allons voir.

Et brusquement, son peignoir glissait et laissait poindre deux seins vigoureux caressés par les boucles folles de ses cheveux.

Mohammed était comme pétrifié.

— Eh bien ? Êtes-vous mon frère ?

Mohammed se leva d’un bond et s’approchant d’elle.

— Non… et tant mieux !

Mais, d’un geste, Noémie l’arrêta :

— Regardez bien, dit-elle.

Mohammed regardait. Il humait l’air en faisant un bruit de locomotive qui lâche sa vapeur. Il bégaya :

— Mais je ne… vois pas de… grain de beauté.

Noémie baissa les yeux, eut une petite moue et répondit doucement :

— On m’avait toujours dit que ces deux petits boutons, que jalousent les plus belles roses, étaient les plus jolis grains de beauté… On m’avait donc trompée ?

Mohammed se recueillit, puis, prenant délicatement la tête de Noémie, il la baisa chastement sur le front, en soupirant :

— On ne vous avait pas trompée, c’est moi qui n’avais pas compris, ma sœur !



LA GRANDE ÉPOPÉE

À Alex. Boutique.

Hélène Richardoys, petite brunette de dix-sept ans, venait d’épouser le baron des Thermopyles. Elle le connaissait à peine, ne l’ayant qu’entrevu deux ou trois fois derrière la grille du couvent de la Rédemption les jours très rares où M. Richardoys daignait s’absenter de son magasin de sangsues.

Point jeune était le baron : soixante hivers avaient dépouillé son crâne, ne lui laissant — telle une oasis perdue dans le désert — qu’une touffe de cheveux blancs, mais son titre nobiliaire avait hypnotisé M. Richardoys qui, pour un peu, aurait écrit sur les glaces de sa boutique où figuraient ses fameuses sangsues angoras, source d’une belle fortune :

maison RICHARDOYS, de père en fils
fournisseur de la
NOBLESSE.

Un matin, le baron des Thermopyles, enfin las d’avoir passé trois semaines dans le magasin de Richardoys en la contemplation des bocaux de sangsues, demanda la main d’Hélène. Richardoys resta quelques minutes sans mouvement, incapable de répondre, suffoquant, halenant d’émotion. Tout à coup, se laissant tomber dans les bras du baron, il larmoya : « Mon gendre ! mon cher gendre ! » Le soir même il retirait sa fille du couvent — comme on retire un colis resté en consigne.

Le baron des Thermopyles se montra vaillant les premières nuits de ses noces, et bien courtes parurent les longues heures d’insomnie tant il conta de fois ses vieux souvenirs d’histoire et tant il mit d’ardeur aux récits des batailles du premier Empire (sa lecture favorite après souper) : Joignant l’action à la parole, il livra d’inoubliables combats. Superbe à l’assaut du mont Saint-Bernard, l’œil en feu, son oasis se redressant comme électrisée, il contait ce passage, imitait le canon glissant le long des mamelons, rampait pour mieux expliquer les difficultés d’une telle ascension, et parlait deux langues en approchant d’Italie.

À l’entrée dans Berlin, Hélène se pâma — certainement émotionnée par les succès de nos armes — et lorsque Moscou brûla, elle eut une crise de nerfs…

Des Thermopyles avait sonné ses gens : La femme de chambre, armée d’une carafe, asperge, inonde Hélène, cependant que le baron lui frappe dans les mains. Et, radieuse, souriante, avec dans les yeux l’ineffable douceur des âmes compatissantes, la petite baronne revient à elle, toute prête à relire la grande épopée…

Mais, hélas ! trop tôt ce fut la retraite de Russie, retraite navrante où le soldat sans force, pâle, glacé, baissait mollement la tête.

il restait bien quelques faits historiques très intéressants, ne serait-ce qu’une simple escarmouche, mais le baron des Thermopyles avait pour toujours perdu la mémoire et préférait, après dîner, jouer une partie de dominos qu’Hélène trouvait toujours trop longue, et lui toujours trop courte. L’heure du coucher l’obsédait comme un cauchemar, et dans le lit, lorsqu’il sentait frôler contre lui les cuisses d’Hélène, des cuisses blanches et roses et douces aux affolantes senteurs, il entrait dans un état de surexcitation profitable à personne, sa mémoire restant rebelle aux supplications et aux avances de sa jeune femme. Elle aurait tant voulu entendre le récit d’une petite bataille, « rien qu’une toute petite », ou l’histoire d’une patrouille, ou celle d’un factionnaire grelottant dans sa guérite et pleurant au souvenir de sa payse… Le baron ne

contait rien, tournait le dos et dormait.

Maintenant, tous les soirs, des Thermopyles sortait prendre son café sur les boulevards en fumant un « havane », ne voulant pas, disait-il, incommoder Madame par l’odeur du tabac. Il s’absenta une heure, puis deux, puis trois. Le cercle, abandonné depuis son « ménage » avec « l’ancienne » — une grosse fille débordante de graisse amollie aux durs combats des sommiers — le revit ponté au baccarat jusqu’à des cinq heures du matin. C’est là qu’il renoua connaissance avec Gontran du Tournage, le fils de son ami de collège.

Grand coureur de filles, ne comptant plus les succès que lui valaient son air doucereux et l’insignifiante régularité d’une tête sans caractère ; avec cela élancé, beau parleur, d’une galanterie peut-être recherchée mais point niaise, Gontran sut plaire à la baronne, un soir qu’il dînait chez les Thermopyles.

Le baron des Thermopyles passait la plus grande partie de ses nuits devant le tapis vert, rentrant le matin avec les rayons du soleil qui léchaient le plafond de sa chambre en une longue traînée venant des rideaux mal clos. Souvent, il entrait chez Madame, la regardait dormir perdue dans un écrasement de batiste, poussait un soupir et sortait. Plus jamais elle ne le grondait, le matin, lorsqu’il rentrait avec les premiers bruits de la rue ; elle n’avait plus sa moue triste avec, sur les lèvres, des reproches ; elle était redevenue câline, coquette en sa toilette inviteuse et pimpante. À quoi attribuer ce changement qui ravissait le baron et le navrait de ne pouvoir récompenser tant d’abnégation ?

Gontran, reconnaissant les devoirs qu’impose l’hospitalité, consacrait ses nuitées à l’éducation d’Hélène, si anormalement interrompue. En professeur expérimenté, sachant que la géographie est le complément de l’histoire, Gontran, le plus heureux des trois, qui doublait si bénévolement celui de Gibraltar, faisait remarquer à la petite baronne l’importance des mamelons irradiants de blancheur en la neige desquels grelottent les roses écloses dans la troublante moiteur des chairs, pointant leur flèche au-dessus des plaines perdues en la nacreur bleue et rouge des myosotis et des coquelicots pâlis dans la trop longue attente des rosées. Il dit ce qu’avaient d’intéressant les vallées cachées au plus profond des forêts, et se reposa dans l’énervante et pourtant bien douce griserie des sources odorantes.

Lorsque Hélène fut initiée aux beautés de la mappemonde, Gontran ouvrit le grand livre de l’Histoire à la page où l’orgueil du baron avait sombré.

Et ce fut un galop infernal sur tous les champs de bataille. Ça divertissait beaucoup Hélène, qui s’y prêtait en jouant à la forteresse, à la redoute, même aux fortifications, se servant pour cela de l’indiscrète et fine malines d’une petite chemise s’arrêtant à mi-jambes. Et s’enlevèrent les redoutes ! et croulèrent les forteresses ! jusqu’à Waterloo.

À Waterloo, le combat fut terrible : Déjà quelques positions étaient enlevées lorsque tout à coup Gontran balbutia, s’arrêta comme cherchant en ses souvenirs.

« Eh bien ? demanda la petite baronne.

— C’est curieux, mais… je n’y comprends rien.

— Comment, vous perdez la mémoire, vous aussi !

— Je vous certifie, toute belle, que Napoléon espérait Grouchy et qu’il vit venir les Prussiens.

— Eh bien ?

— Eh bien… je vois les Anglais. »




MONSIEUR ET MADAME TOPINAMBOURG

À Louis Richard.

I

Mme Topinambour est de mœurs sévères et de port majestueux. Ses pieds longs, larges et puissants, fiers de soutenir un poids formidable, lui permettent de marcher modestement derrière son ventre sur quoi s’appuient les extrémités d’une gigantesque poitrine pesant dans les quarante-cinq kilos. Rien qu’en s’asseyant dessus, elle aplatit un homard, mais ce n’est pas assez : la généreuse nature l’a, en plus dotée d’yeux couleur chiasse de poule et d’un nez vaste s’élargissant en « marquise » pour mieux abriter le soupirail où se jettent, deux fois par jour, les quinze assiettées de soupe aux poireaux qui lui servent d’apéritifs.

Timoléon est le portrait tout craché — pourquoi dit-on tout craché ? — d’un kanguroo, moins la queue, ce qui nous évite d’en dire plus sur le remarquable mari de Mme Topinambour.

La pendule sonne, Madame fait un effort, puis deux, puis trois et parvient à soulever sa masse, lentement mais sûrement. Le plancher craque et Madame dit :

— Timoléon, il est deux heures.

— Nous avançons de dix minutes.

— Je dis qu’il est deux heures, il vous faut aller chez le propriétaire payer votre terme.

— Bon, bon, j’y vais.

— Et faites vite ! Mettez votre chapeau de soie. En revenant, prenez chez le charcutier deux têtes de cochon et allez chez le tripier…

Ne recevant aucune objection, Mme Topinambour se balance comme pour prendre un élan et tout à coup fait un demi-tour et constate que, déjà, Timoléon est sorti.

Se laissant tomber sur le fauteuil dont les ressorts poussent une plainte en faux bourdon, elle fait un pet et crie : « l’animal ! »

II

Timoléon Topinambour n’est pas positivement d’une intelligence remarquable, mais il est doué d’un manque absolu de mémoire, qualité précieuse pour un imbécile. Comment se ressouvint-il que son propriétaire, M. Leboté, demeurait 18, rue des Pavés-Gras, c’est là un de ces mystères qu’il nous est inutile d’approfondir.

Soufflant, suant, geignant, il monta la spirale d’une maison princière, admirant le moelleux des tapis, se pâmant presque devant les stupides ornements dorés des lustres et de la rampe. Arrivé au cinquième, il tira discrètement le bouton de gauche.

— Vous désirez ?

M. Leboté, s’il vous plaît.

— Trois étages au-dessous, même porte.

Il pensa : « Tiens, tiens ! j’avais cru entendre la concierge me dire cinquième. Bah ! défaut d’oreilles, les tapis assourdissent tous les bruits… » et, il descendit :

M. Leboté, s’il vous plaît.

— Entrez, Monsieur.

Dans un salon tendu de soie crème frangée d’argent, sur un sopha bleu pâle, il vit une jeune femme lui sourire.

— Bonjour, Madame… M. Leboté, s’il vous plaît.

— Je le connais.

— Vous êtes Mademoiselle sa fille, probablement ?

— Moi ? Jamais de la vie ! une vieille crapule comme ce Leboté ! J’aimerais mieux dévisser « mon billard ! »

— Vous avez un billard ?

— Mais non… ma tronche, quoi !

— Comprends pas.

— Ça demande peut-être des explications… Prenez un siège, cher Monsieur.

— Oh !…

— Si. Donnez votre chapeau… Là, près de moi.

Puis, appelant :

— Augustine !

— Madame ?…

— Servez-nous le thé et la fine quatre étoiles.

— Et le propriétaire ? hasarda Timoléon Topinambour.

— Le propriétaire, un vieux serin ! Qu’alliez-vous y faire ?

— Lui payer mon terme !

— Ne faites jamais une boulette de cette trempe. Vous vous êtes déjà mis un doigt dans l’œil en montant au cinquième, la porte à gauche.

— Je ne m’en souviens plus.

— Sufficit ! C’était à la porte de droite qu’il fallait sonner.

— Et…

— Taisez-vous donc ! Chaque fois que l’on frappe à gauche pour demander M. Leboté ! un vieux fou bête comme un boyau, la bonne — celle de gauche — m’envoie le type.

— C’est très joli, mais il me faut aller payer mon terme.

— Que vous êtes godiche ! Ceux qui rentrent ici ont le droit de ne rien donner à ce vieux grippe-sous de proprio. Puis, mon cher ami, vous êtes libre de déguerpir, mais après avoir fait l’honneur à Lolotte de goûter son chic thé.

— Vous êtes vraiment trop aimable.

Topinambour dévisageait cette jeune femme, toute rose dans son peignoir de fine malines aux transparences troublantes. Ses bras avaient une pâleur de nacre veinée d’azur et ses bras l’enveloppaient en de tièdes caresses inconnues de lui. Elle riait, par saccade. Et le regard, involontairement, cherchait un chant d’oiseau.

Tout étonnait Timoléon, même la conversation faubourienne de cette fille, émaillée d’expressions dont il ne comprenait pas le sens. Elle lui parlait, maintenant, à voix basse, collant sa bouche petite, toute petite, de gamine, sur l’oreille de Topinambour, et, lui, haletant, la face vermillonnée, les yeux brillants, ne se connaissait plus la force de résistance.

Lolotte murmure :

— Dis ?…

Il souffle :

— Oui.

Triomphante, Lolotte cria :

— Augustine !

— Madame…

— S’il vient quelqu’un, faites attendre et donnez cent sous à la bonne du cinquième.

III

Un trimestre plus tard, sous forme d’un commandement à payer le terme échu, M. Leboté, respectueux des devoirs propriétoriaux, vint rafraîchir la mémoire à Topinambour. Madame en fut toute pâle.

— Timoléon ! Timoléon ! ! hurla-t-elle.

— Quoi ?

— Que signifie ?

— Quoi ?

— Le terme ! le terme, misérable !

— Sais pas… m’en souviens plus.

— Où es-tu allé ? il y a trois mois.

— Ah zut !

— Comment ! des réminiscences !

— Réminiscences ? Que veut dire cela ?

— Ça ne te regarde pas !… Ah !… Oh !… Uh !… J’y suis, mon Dieu, j’y suis ! ah ! bipède ! dromadaire ! sale personnage ! curaçao ! monstre ! je parie que tu as frappé à gauche et non à droite. Je l’ai fait une fois, moi ! et l’on m’a renvoyée trois étages au-dessous, chez une ignoble créature de mœurs limitrophes.

— Limitrophes ?…

— Oui, limitrophes, de mœurs infâmes, quoi !

— Comprends pas.

— Tais-toi, bouc !… Vous entendez, Monsieur, vous ne souillerez plus le lit conjugal. J’ai dit.

Et la porte de la chambre à coucher claqua brusquement avec, pour écho, le grincement d’une clef indiquant à Timoléon qu’il venait de perdre les appas formidables de Mme Topinambour.

Cette scène eut un résultat funeste ; le rare cerveau du brave homme vida tout à coup son casier à mémoire ; ne pouvant plus se souvenir de la moindre petite chose, il oublia de respirer et en mourut.

IV

Se consoler est une loi que doivent s’imposer les grandes âmes. La vaste « machine » de Mme Topinambour ne pouvait faillir ; déjà elle pensait épouser un sien cousin qui cumulait l’état de parenté avec le commerce en gros de tripes à la mode de Caen, lorsque, par une pluvieuse matinée d’avril, en allant gravement porter son terme à M. Leboté soudain, elle fut prise d’une étrange frayeur, n’eut qu’un cri, agita les bras, comme une éléphant blessé bat des oreilles, fit un faux pas et tomba pour ne plus jamais se relever.

Elle avait vu sortir de chez Lolotte, défunt son mari.

Cet exquis Timoléon Topinambour, qui n’avait plus un gramme de mémoire, avait tout simplement oublié qu’il était mort depuis quatre-vingt-dix jours.



LES LARMES D’AMOUR

À Lacault

Que celle qui n’a jamais péché lui jette la
première pierre.

    

I

« Mademoiselle,

» J’ai oublié quelque chose chez vous : mon cœur, que vous trouverez peut-être caché sous la table ou blotti dans un fauteuil. Oh ! ne lui faites aucun mal, ne le chassez pas, il vous aime tant ! S’il a froid, réchauffez-le près de vous, vous si bonne et si douce.

« Hélas ! passe le temps implacable emportant nos sensations, émiettant notre votre volonté : on oublie.

« Et vous m’oublierez, Mademoiselle… Vous m’oublierez. Cette phrase résonne à mon oreille comme un glas. Et si devait sonner le glas de mon cœur, si votre pensée allait à un autre pour de vos lèvres, plus tard, le mordre de baisers fou, le griser de tout votre amour, vous me rendriez mon pauvre cœur.

« Et je ne le reprendrai que pour pleurer.

« Je vous aime ! Je vous aime !

« Charles. »
Paris, 8 août 1891.
Paris, le 9 août 1891.
« Monsieur,

« Vous me dites : Je vous aime ! que ce mot est doux, mais comme il ment ! Pouvez-vous aimer une pauvre fille comme moi, si malheureuse, et si triste depuis votre lettre. Vous le dites trop facilement ce mot qui nous rend rêveuses : Je vous aime ! Pour vous la femme est un livre ; vous en feuilletez toutes les pages, et, le livre sitôt lu, qu’il se nomme Jeanne ou Louise, vous le jetez sur un rayon de votre bibliothèque ou vous l’oubliez dans un coin poudreux de votre cœur, pour en lire un autre qui se nommera Hélène ou Blanche.

« Il y a des romans qui sont des tragédies, Monsieur ; d’un abandon, moi, j’en mourrais.

« Je sais que j’ai été très imprudente en vous permettant de m’accompagner jusque dans ma chambre. J’ai perdu la tête. Je n’aurais pas dû accepter votre dîner, mais j’avais faim. Si vous saviez comme l’on souffre quand on a faim. Ah ! je suis bien malheureuse ! Je n’ai plus de parents, pas d’amie et suis sans place depuis deux mois. Je n’avais plus rien, rien ! Alors j’ai descendu dans la rue pour… Eh bien, oui, je vous avoue, tout, parce que vous avez été bon pour moi… j’ai descendu dans la rue pour faire la noce. J’y ai vu des filles, elles riaient toutes ; elles sont donc bien heureuses ? elles avaient toutes de belles toilettes, des bracelets, des boucles d’oreilles ; elles buvaient, elles avaient mangé, celles-là ! Je suis rentrée dans leur café, j’avais honte car j’étais la moins bien mise étant la plus honnête. C’est là, Monsieur, que je vous ai rencontré. Pendant le dîner, je riais, mais je vous assure que je ne riais pas ; j’ai essayé de dire des saletés, je n’ai pas pu. Le soir, je n’avais aucune répugnance pour aller avec vous, mais mon rôle m’écœurait, et quand vous m’avez dit : « Eh bien, déshabille-toi ! » j’ai pleuré. Vous avez peut-être compris, puisque vous êtes parti sans rien faire et que vous m’avez donné vingt francs.

« Pardonnez-moi, Monsieur, pardonnez-moi. Si vous saviez comme j’ai souffert ! Non, vous ne pouvez pas m’aimer. Oubliez-moi. Je suis perdue. Je suis une fille. Mon Dieu, mon Dieu, que je voudrais mourir !

« Celle qui se souviendra de vous.

« Yvonne. »
« Chère mademoiselle,

« Votre lettre a jeté en moi toutes les agonies. Pourtant un horizon de lumières roses illumine mon âme triste.

« Comme vous, je suis orphelin. Pourquoi ne pas associer nos deux infortunes et retrouver en nous la famille perdue ?

« Vous êtes pauvre, tant mieux ! j’aurai plus de courage pour augmenter mes ressources. Vous aurez de belles toilettes, de beaux colliers, des diamants, des fleurs. Mais, moi, j’aurai un collier plus joli que le vôtre : vos deux bras. J’aurai des diamants plus brillants : vos yeux. Et des fleurs plus fraîches : vos lèvres.

« J’aurai pour vous des caresses si tendres que s’envolera, bien loin, le souvenir des jours mauvais.

« Yvonne, je vous aime, je vous adore. Et pourquoi ne pourrais-je pas vous aimer ? Non, vous n’êtes pas une fille, vous êtes ma mie, mon cœur, mon âme, ma vie.

« Voulez-vous être ma maîtresse chérie, la maîtresse que j’implore à genoux ? Dites oui, ne désespérez pas votre ami le plus sincère.

« Charles. »
Paris, le 9 août 1891.
Paris, le 10 août 1891.
« Cher Monsieur,

« Que vous êtes bon. Qu’ai-je donc fait pour mériter tant ?

« Je serai ce soir de 4 à 5 heures au bureau des Omnibus, en face de la Madeleine.

« Votre pauvre amie,

« Yvonne. »

II

Dans une chambre d’hôtel, la chambre banale aux meubles que l’on croirait faits exprès, Yvonne se donne à Charles. Elle se donne tout entière, avec la naïveté d’un premier amour, presque impudique tant elle est heureuse. Le silence s’emplit de petits rires discrets. Les baisers joyeux volent par la chambre, il y en a partout, dans tous les coins, sur tous les meubles. En soupirs alanguis, fous de bonheur, Yvonne et Charles chantent leur duo d’amour… Et les deux corps pâmés, n’en pouvant plus, sont encore enlacés, les yeux dans les yeux, les bouches jointes respirant le souffle du dernier cri.

C’est l’heure des confidences sincères, entre deux frissons. Yvonne et Charles causent, voulant mieux se connaître puisque, toujours, ils doivent s’aimer.

. . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . .

— C’est étonnant, répond Charles, nous sommes du même pays. Je suis, comme toi, de New-York. À douze ans, je quittai ma famille pour venir à Paris chez un commissionnaire en soierie. J’ai reçu deux lettres de chez moi, c’est tout. J’appris, plus tard, que les vieux étaient morts. Ce qui m’affecte, c’est de savoir que j’ai une sœur, là-bas, qu’est-elle devenue ? Je n’en sais rien. Sale pays que l’Amérique pour avoir des renseignements.

— Quel âge avait-elle ? ta sœur.

— Qu’importe, si je retrouve chez toi son affection… Viens que je t’embrasse, ma bien-aimée.

— … Chéri !

— Elle avait huit ans quand j’ai quitté le pays.

Yvonne resta, un moment, sans répondre, puis :

— Huit ans ! dit-elle.

— Oui… qu’as-tu donc ? Pourquoi trembles-tu entre mes bras ?

Elle répondit :

— Je ne sais pas… huit ans… J’étais bien petite lorsqu’on m’a dit que j’avais un frère. C’est même pourquoi je suis venue à Paris…

— Toi !

— J’avais huit ans.

— Comment te nommes-tu ?

— Mary Nivaw.

Il fit un saut, cria : « Mary Nivaw ! Nivaw ! »

Yvonne s’était jetée dans la ruelle, toute tremblante, et pendant que Charles s’approchait d’elle, la prenait dans ses bras et chastement la baisait sur le front pour lui dire :

— Tu as seize ans ?

— Oui.

— Pauvre enfant !

Pauvre enfant !… Elle venait de comprendre.

— Toi, tu en as vingt ! cria-t-elle, étranglée, anhélante. Vingt !… Charles ! Charles ! mon frère !

Il ne pouvait répondre. Yvonne rajustait sa chemise, remontait les draps défaits, s’éloignait de lui ; elle aurait voulu s’écraser sur le mur.

Toute rose, n’osant le regarder, elle bégaya :

— Charles… Charles… Et ce que nous venons de faire ?

— Est-ce notre faute ? Les circonstances t’ont fait changer de nom, ma gentille sœur… Reste près de moi, Dieu nous pardonne, Mary. Nous dormions ensemble lorsque nous étions petits, redevenons enfants.

L’un près de l’autre, la main dans la main, les paupières humides des larmes versées, tous deux dorment.



LA FILLE-GARÇON

I

À Georges d’Espagnat.

Louise était toute blonde, très ferme ; son corsage bien garni de friandises, faisait une courbe en demi-cercle qu’égalait seule la puissance de ses hanches qui devaient — hélas ! receler de bien affolantes choses. Et tout cela était façonné avec un soin extrême. Ses lèvres un peu fortes, un peu rouges, ébranlaient tout mon être et j’aimais à me reposer parmi le myosotis de ses yeux.

Aujourd’hui, Louise a perdu ses couleurs de fleur vivante ; ses cheveux sont toujours un ruissellement d’or sur la nacre des épaules, mais ses lèvres se sont décolorées sur les lèvres d’un joli bébé.

C’est une femme très heureuse d’avoir un nouveau jouet qui pleure, crie et tette. Son bonheur serait parfait si nous avions tous les mêmes goûts, mais le jour de la descente en ce monde du baby, son amant disparut, sans doute ne trouvant pas les mêmes joies dans une paternité que lui aurait certainement reprochée son père.

J’aurais bien voulu consoler Louise, surtout le matin où je pénétrai dans sa chambre, rue du Bac, numéro… — Imbécile ! j’allais vous donner son adresse. — La clé était dans la serrure.

Je frappai discrètement, et, n’ayant pas de réponse, j’entrai.

Dans un écrasement fripé de dentelles et de batiste. Louise dormait sur son lit.

Une chaleur lourde, orageuse, l’avait déshabillée ; sa chemise, par une large échancrure, laissait voir un sein d’une irradiante blancheur qu’avidement suçait un enfant dont les petits doigts glissaient sur les chairs trop fermes pour céder.

Je voulus sortir mais j’étais hypnotisé par ce sein, par une jambe fine, nerveuse, échappée de dessous la chemise qui ondulait amoureusement et se plaquait sur les parties saillantes en larges taches roses.

Un instant, il me sembla que Louise souriait : la situation devenait critique.

Pourquoi souriait-elle ? car elle souriait encore, toujours…

Elle ne dormait donc pas ? elle m’avait donc vu ? Quelle triste opinion de moi lui faisait continuer un sourire plein de malice ?

Soudain, un éclat de rire, puis un grand cri : Louise se soulevait à demi, confuse, interdite ; le petit se mit à pleurer. Je ne savais quelle contenance tenir.

Après un moment :

— Vous ici ! me dit-elle.

— Oui, moi, bégayai-je, je… je…

— Vous auriez dû me réveiller.

— Vous dormiez ?

— Si je dormais ! je ne vous ai même pas entendu entrer.

— Pourquoi avez-vous souri lorsque j’étais là, debout, devant votre jolie frimousse.

— Je souriais ?… ah ! peut-être. Je rêvais.

— Bien vrai ?… ce sourire…

— Ce sourire est mon secret ; je rêvais à une petite farce que je vais faire à des messieurs bien malins. Vous connaissez Adèle ?

— Laquelle ?

— La grande, au long nez.

— Oui.

— Elle est venue ce matin, et, comme je vais demander un secours, elle m’a dit que l’Assistance publique donnait aux mères une somme de quinze francs pour une fille et de vingt francs pour un garçon. Je trouve cela monstrueux.

— Pourquoi !

— Pourquoi ? voilà bien les hommes ! Pourquoi ? Alors, vous admettez cette différence de cinq francs à notre désavantage ?

— Pardon, je n’admets rien.

— Admettez tout ce que vous voudrez, ma fille Gabrielle aura vingt francs, comme pour un garçon.

— Que ferez-vous ?

— C’est mon secret. Ah ! vous voulez avilir notre sexe !

J’eus beau protester, certifier que je ne voulais rien avilir, Louise, que la colère dominait, criait plus fort :

— Ah ! vous voulez avilir notre sexe ! avec cent sous ! Et se sont des hommes qui font ça, des hommes qui sont heureux de nous offrir leur fortune ; des hommes qui font toutes les bassesses, toutes les platitudes pour avoir la permission, longtemps attendue, de nous baiser le petit doigt du pied !… Ah ! comme nous prenons notre revanche alors qu’ils sont à nos genoux, tressaillant à notre moindre souffle, les yeux allumés, d’une fixité étrange, cherchant à percer la fine chemisette qui ne laisse qu’entrevoir ce que nous ne voulons point cacher. Ah ! mon Dieu ! qu’ils sont bêtes, comme ça !…

Louise s’étant un peu calmée, je lui demandai :

— Quand pourrai-je revenir ?

Elle me répondit :

— Quand vous voudrez ; pas avant trois jours.

— C’est bien long.

— Oui, mais c’est nécessaire ; trois jours, ce n’est pas de trop pour ce que je veux faire.

II

Louise, en entrant dans les bâtiments de l’Assistance publique, demanda le bureau des secours. Des employés y écrivaient en cadence et ne levaient le nez que pour jeter un regard farouche sur le public.

Après une heure d’attente, un bureaucrate lui répondit :

— C’est bien, Madame. J’enverrai aux renseignements et vous recevrez probablement quinze francs.

— Quinze francs ! Et pourquoi quinze francs ?

— Madame, nous n’accordons que cette somme à la mère qui ne nourrit pas sa fille.

— Une fille !… Une fille ! !

Et, laissant tomber les langes qui enveloppaient sa fille, elle montre son garçon.

— C’est un garçon ! exclama le bureaucrate étonné.

— Certainement.

— Comment se fait-il que le bulletin de la clinique porte : une fille, Gabrielle avec deux l.

— Avec deux l il se peut, répondit Louise, j’ai voulu nommer ainsi mon garçon.

— Il y a : sexe féminin.

— Quant à ça, c’est… c’est la faute de… Moi, je n’ai pas à rentrer dans ces détails.

— Dans ces détails ! vous appelez ça un détail !… Mais ce n’est pas une petite affaire, c’en est même une grosse… Bigre ! un garçon, une grave erreur… faudra voir… Madame, je vous écrirai, à moins que vous ne receviez une visite… Bigre ! une erreur grave !

En sortant des bureaux de l’Assistance publique, Louise était inquiète ; elle n’avait pas pensé à ce malencontreux bulletin qui venait compliquer étrangement la situation. Elle n’osait revenir sur sa déclaration. Le mieux, pensa-t-elle, était d’aller jusqu’au bout ; plus tard, elle expliquerait comment Gabrielle était devenue femme, soit par suite d’une frayeur, ou dans un moment d’orage.

« Ma fille deviendra phénomène, s’expliquait-elle ; l’Académie de médecine, pour mieux étudier ce nouveau cas, est capable de lui acheter son corps, ce qui lui constituera une dot d’un genre également nouveau. »

Comme tout dépend de la façon d’envisager les choses, Louise se trouva satisfaite, et, patiemment, attendit les événements.

Quelques jours plus tard, elle recevait la visite d’un médecin, flanqué d’un employé de l’Assistance publique.

Soigneusement, elle démaillote sa fille et présente un beau garçon tout rose et bien dodu.

— C’est inexplicable, dit le docteur ; voici un garçon parfaitement constitué… ; d’où peut bien venir une telle erreur ?… oui, c’est bien un garçon, et richement bâti ! Sapristi ! il ne faut pas être sorcier pour s’en apercevoir !

Louise exultait.

Tout à coup, un besoin bien naturel et dont le tout jeune âge use sans réserve fit pousser des cris perçants à Gabrielle.

Et le liquide, abusant de sa propriété de dissoudre la colle, fit tomber, aux yeux ébahis du docteur, ce qui permettait à Gabrielle de changer de sexe.

Un formidable éclat de rire du docteur eut pour écho le rire argentin de Louise ; mais l’employé, de jaune devint vert, et dit :

— C’est bien, Madame ; vous voulez tromper l’autorité ; en son nom je vais vous poursuivre pour falsification de pièces à conviction.


L’INNOCENCE DE MA COUSINE

À M. Dujardin.

Nous avions ri toute la journée et nous sentions le besoin d’un délassement en l’audition de récits macabres.

Le repos n’est qu’un contraste : fatigué, le voyageur s’épanouit sur un lit, un sopha, sur n’importe quoi ; le bureaucrate, après huit heures de rond de cuir, se grise d’une saine promenade.

Donc, nous voulions pleurer, verser d’abondantes larmes, et, pour ce, nous nous contâmes d’extravagants récits dont l’épouvantable vérité se perd dans ce qui précédait la nuit des temps. Devant nos yeux défilèrent en grimaces sataniques les morts les plus étranges, et loin d’omettre les exquis supplices des orientaux, nous nous complûmes en leur férocité.

Tout à coup, Rœdel nous interrompit :

— Je ne connais pas, dit-il, une mort plus horrible que celle par la clarinette en si bémol… Oui, mes amis : vous placez le pavillon de la clarinette à deux centimètres des pieds de la victime ; à l’extrémité du suave instrument, un prix du Conservatoire bien convaincu exhale l’Hymne russe. Le souffle harmonieux caresse mollement la plante des pieds du patient ; le propriétaire de cette plante sourit, rit, se gondole, se tord, se retord et se regondole… Vous savez que l’excès en tout nuit : bientôt il meurt de rire en d’atroces douleurs.

Nous avions des larmes aux yeux.

Avec attendrissement, Nichette demanda :

Le trombone à coulisse produirait-il le même effet ?

— Oui, mais plus foudroyant.

— Et des morts, qu’en fait-on ?

Il lui fut répondu :

— Les Français les enfouissent ou les brûlent croyant ainsi leur rendre un suprême hommage ; autant vaudrait les couper en minces tranches et les conserver dans quelques boîtes à sardines, harengs marinés ou tomates entières. D’autres, tels que les anthropophages, comprennent mieux ce qu’ils doivent aux défunts : leur touchante sollicitude va jusqu’à les manger et leur permettre ainsi de revivre en eux.

— Et leur âme ? fit Nichette épouvantée.

— Nichette ! tu nous énerves ! Leur âme… eh bien, diable ! cela dépend de l’endroit où l’âme se trouve. Admettons que l’âme soit un peu au-dessous, soit au-dessus, à droite ou à gauche du nombril, l’anthropophage qui absorbera ce morceau avalera l’âme et ne s’en portera pas plus mal.

Nichette, toujours curieuse, demanda : — Et s’il va en enfer ?

Ce furent des rugissements : « À la porte, Nichette ! »

Ayant promis de ne plus interrompre, il lui fut permis de rester, et le charmant récit continua :

— Certains peuples momifient leurs familles en superbes rouleaux de tabac à chiquer en attendant que se propage, chez eux, l’anthropoplastie qui leur permettra de continuer à vivre recouverts d’une couche d’or, d’argent, à moins que les héritiers, trop pauvres, ne les envoient en terre cuite dans l’éternité.

Il y avait cinq minutes que Nichette n’avait pas ouvert la bouche, aussi dit-elle :

— Et la pudeur ?

On la galvanise… Pour trois francs soixante-quinze centimes on peut s’offrir une pudeur nickelée… À ce propos permettez-moi de vous conter une historiette assez curieuse. J’ai une ravissante cousine élevée en de si sévères principes que jamais elle ne voulut manger d’un chou, les garçons venant au monde dans ce légume ; jamais elle ne cueille une rose « pour ne pas faire mourir une petite sœur ». Comme vous, comme moi, ma cousine eut un père, excellent homme adoré de sa femme, et qui, tranquillement, sans rien dire, pour faire ce que firent les autres, mourut un dimanche à cinq heures de l’après-midi. Un instant, ma tante pensa le conserver dans le vinaigre. Elle revint sur cet aigre sentiment, eut une idée que je qualifie de géniale : elle fit argenter son mari… Huit jours plus tard, mon oncle lui revenait plus brillant que jamais. Qu’en faire ? Où le mettre ? Sur la pendule, la majesté de mon oncle écrasait le piédestal. Ma tante jugea sagement qu’un socle en bronze méritait l’honneur du défunt, et, dans l’attente, mon oncle fut posé sur la cheminée.

Défilaient parents et amis, extasiés devant la prestance de l’excellent homme, lorsque soudain, effarée, ma cousine, le bras tendu, le doigt indicateur, s’écria :

— Ah ! maman ! regarde donc ! qu’es-ce qu’ils ont mis à papa ?

Ma tante eut un mouvement, cependant qu’une rougeur subite la rajeunissait. Et ne voulant se départir de la sévérité de ses principes :

— Petite bête, dit-elle, tu ne vois donc pas que c’est une poignée pour le déplacer à volonté !



LE AMOUR

À Saint Pol Roux.
PREMIÈRE NUIT DE NOCE D’UN ANGLAIS
RACONTÉE PAR LUI-MÊME.

Je entrai dans la chambre et je vis Milady dans le blottissement du lit conjugal. Alors, je ôtai le ulster de moâ, le gilet de moâ, le cravate de moâ, et je continuai le dépouillement du dénudement… Jenny qui regardait avec un z-yeux disait : « Very biautifoul » et moâ répondais : « confortable ».

Je glissai mon personne avec suavité près de petite femme à moâ… Aoh délicious !… Oh ! le senteur exquise !… son petite peau, il émanait le benjoin, il jaillissait le sentement de la rose ! et je étais énivré comme par le pale ale… je embrassais Jenny : Oh ! le râpement du pêche ! Je embrassai encore la petite femme et je dis à elle : « Je allai faire goûter à vô le douceur du amour légitime béni par le clergyman dans le temple du Dieu omnipotent… Savez-vous, Jenny ? » Jenny savait pas. Moâ non plus. Mais je avais, avant de entrer dans le temple, demandé au père de moâ le éclaircissement du devoir époustal.

Comme encore plus je embrassai Jenny, elle dit : « Vô énervez moâ. Yes ! je étais aussi dans le énervement. Et, je criai : « Milady !… » Milady répondit : « Vô, il était ’nbécile » et tournait son dos du côté de moâ… Je comprenai : Milady qui était si bôcoup énormément enthousiaste pour le amour, il avait son humeur vexé parce qu’il ne savait rien. Aussi, dans le dedans de moâ, je riai fort et dis à Milady : « Tournez le jolie figuioure de vô du côté du tête à moâ. » Comme Mylady ne tournait rien du tout, je criai : « Alors ! ne bougez plus ! »

Et ayant le ressouvenance du leçon paternelle, je commençai :

Moâ, mis la main droite sur la tête à moâ, et je descendai la main lentement jusqu’à la rencontration de la chose qui devait empêcher la main de passer… Yes ! la chose qui empêchait, ce était ce nez : Je saisis ce nez à moâ et je posai bôcoup délicatement la main gauche sur la tête de Jenny. Je descendai la main gauche doucement jusqu’au contraire du main droite… Oh ! doucement, bôcoup et encore plus, tant le suave bonheur du amour il s’infiltrait dans tous les molécules de moâ. Le sentement du rose et du benjoin, il pénétrait dans mon personne… Ah ! déliciouse !… Je aurais voulu lâcher le nez pour renifler mieux ces sentements… Et je descendais toujours le main gauche… Aoh !… Oh ! je avais trouvé ! je avais compris ! et je dis à Jenny : « Le biautifoul douceur du amour, il va venir », et je mis le nez de moâ à la place du main gauche.

Jenny, il se prit à rire à gorge déployée ; elle déployait sa belle gorge pour rire… Mais je ne avais plus le sentement du rose et du benjoin… Et moâ il ne savait plus combien de temps devait durer le bonheur du amour que Milady il trouvait bôcoup délicious puisque elle riait encore plus que davantage.

Enfin, Jenny dit à moâ : « Vô, il était ridicule. »

Ce devait être la fin : Je étais heureux et retirais le nez de moâ.

Voilà le amour !



L’ENTERREMENT

À Bonnet

Les partis les mieux fortunés avaient été refusés par Honorine : barons, vicomtes, marquis, ducs, français, italiens, anglais, autrichiens, et même le mandarin Kékila-Kilipan-Ho-Né, n’avaient jamais eu son sourire si troublant. Honorine voulait épouser un Espagnol.

Les livres lus au couvent sur les genoux, derrière le pupitre, en cachette de la sœur institutrice, ou le soir au dortoir, dans le petit lit aux blancs rideaux, un coin du drap un peu relevé et laissant échapper les douces et tièdes senteurs des chairs vierges, avaient peuplé son imagination des héros amoureux de Dumas, Méry, Karr et Féval. Mais ces auteurs favoris, vite délaissés pour d’autres qui font rosir les joues et briller les yeux, avaient exalté, en elle, une soif d’amour que ne pouvaient tempérer les exhortations de son confesseur.

Romanesque avec les romantiques, elle était devenue sensationnelle avec Zola, hérétique avec Mendès. Plus tard, quelques traductions de romans espagnols excitèrent son imaginatif cerveau. L’Espagnol jaloux, farouche, lui apparut comme le vrai seul amoureux, non à la manière des Lauzun, des Marmontel, des Chamfort, mais comme Abélard avant la lettre, comme les amants que devaient aimer Jehanne de Baulx, Briande d’Argoult ou Rixende de Puyrard, très impudiques dames de Provence qui ne voyaient dans les prémices que l’apéritif d’un pantagruélique repas.

Et dans ses rêves de fillette qui ne connaît rien mais croit tout savoir, elle avait la vision de combats homériques où sombrait sa pudeur devant l’Espagnol aux yeux noirs, à la peau brune et fine et veloutée comme la peau des belles filles de France.

Honorine allait atteindre ses dix-neuf ans ; telle une oiselle privée de son oiselet, elle dépérissait. Le médecin homéopathe de la famille conseillait le mariage ; c’est ce qu’il conseille toujours aux jeunes filles, et toutes prenaient joyeusement ce souverain remède.

Son père, le marquis de la Verre, consentait, mais Honorine n’avait-elle déjà pas évincé soixante-dix prétendants. Que faire ? Le médecin se dévoua en allant chercher le médicament dans la personne de son client le comte de Torregos y Papayoutamas y Carraco.

C’était un Espagnol qui avait opté pour le boulevard des Italiens et le foyer de la danse. Très affable, d’une aménité toute parisienne, grand joueur faisant courir sur les meilleurs champs, il fit peur à l’austérité sédentaire du marquis de la Verre. Cependant Honorine renaissait en de fraîches couleurs, et M. de la Verre dut accepter une union qui devenait une nouvelle victoire pour l’homéopathie.

Six mois de lune de miel et ce fut tout.

Le comte de Torregos y Papayoutamas y Carraco se lassa vite des longues promenades au bois, de passer rigide et grave devant les regards malicieusement interrogateurs des anciennes connaissances. Les dîners en tête à tête avec Honorine, dans les cabinets des restaurants de marque, comme des amoureux en flagrant délit, devinrent moins fréquents. Il déserta les soirées où des sourires s’échangeaient avec les petites amies venues demander à Honorine bien des choses que trahissait l’estompe de ses yeux.

Après dîner, le comte s’absentait, prétextant une migraine, des névralgies, qui le retenaient dehors, puis ne rentra plus jusqu’au jour levant.

Honorine serait donc restée seule bien des nuits sans l’obligeance du baron André Hock, ami intime de son mari, qui tous les soirs, abandonnait le cercle pour tenir compagnie à la comtesse.

Un soir, Honorine l’attendit vainement. Dix heures : le baron n’était pas venu. Elle ne put dormir, obsédée par de douloureuses pensées : « De tout ce qui arrivait, son mari en était la cause : pourquoi l’avait-il délaissée, elle, si douce, si caressante, si furieusement belle en ses transports… Le cercle ! Le cercle où les femmes n’entraient pas, qu’était-ce donc ?… Maintenant, du même mépris le baron devait la dédaigner, elle s’était donnée, à lui, par énervement, par ennui, et lui, l’heureux, n’avait pas respiré tous les parfums de sa chair troublante, n’avait pas usé toutes les caresses, n’avait pas entendu tous les cris, tous les soupirs ; il n’avait pas… »

Trois coups frappés à sa porte la firent se lever.

Il était huit heures ; le soleil tigrait le tapis en lumineuses taches.

Le baron entra, voulut s’excuser, mais elle l’arrêta :

— Inutile, André, tout ce que vous me direz et rien…

— Mais, très chère, je vous assure…

— Votre présence à cette heure est impertinente, le comte peut rentrer d’un moment à l’autre.

— Soyez tranquille ; Torregos y Papayoutamas a remporté une culotte.

— Une culotte ?

— Oui. Il a perdu toute la nuit ; je le quitte à l’instant ; il tenait la banque pour se refaire Ah ! il est têtu, Torregos y Papayoutamas, y Carraco.

— Partez, André, s’il vous surprenait ici !

— Je vous dis qu’il tient la banque… Embrassez-moi.

— Méchant, va… Je ne suis pas tranquille, mon cher ami.

— Je vous comprends, d’autant mieux que Torregos est très jaloux ; il pourrait soupçonner des chose que… qui… enfin, il vaut mieux le laisser croire qu’il ne croit rien.

— Alors vous partez ?

— Oui, dans un instant. C’est bien simple… Si vous regardiez par la fenêtre, vous le verriez venir et je déambulerais par l’escalier de service. Me voici, comme dans la chanson, prêt à sortir avec ma canne et mon chapeau.

Honorine se pencha sur l’appui.

L’air était tiède, arrivait par bouffées odorantes qui la grisaient.

L’énervement d’une nuit passée sans sommeil la disposait à exagérer les beautés d’un chaud matin de printemps lumineux et doré sous les rayons d’un soleil qui montait lentement.

Elle regardait, tout émotionnée, les arbres vibrer, frissonner en la transparence de leurs feuilles tigrées d’ocre rouge ; elle anhélait devant la grande pelouse verte mi-rosée de diamants ensoleillés, poussait des petits cris, en apercevant, de l’autre côté de la route, des canards dans le bassin du parc, se disputer un morceau de pain qu’un laquais venait de jeter…

Tout à coup, s’adressant au baron Hock :

— André, mon ami, ôte… ôte.

— Quoi ! C’est le comte ?

— Non Ôte… ôte… ôte… ton chapeau, voici un enterrement qui passe.



LA PUDEUR DE Mme POTEAU

Pour A. Reschal.

En un de ses contes va comme je te pousse, le délicieux poète Armand Sylvestre, le chantre des fessiers blonds ou bruns, voulait nous persuader que le tramway « Taitbout-Passy » avait le privilège des rotondités passives de nos femmes : « C’est, disait-il, un continuel échange de belles pétardières entre les ombrages de la Muette et la place de l’Opéra… C’est vraiment la fête des fessophiles… Ces modestes coussins de drap gros vert sont une des terres les plus fécondes que j’aie rencontrées en solides et féminins derrières. Ils y viennent comme des potirons sous la couche naturelle que le vitrage protège comme celui d’une serre. On m’a affirmé que, par les jours de soleil, il y en avait qui grossissaient encore pendant le trajet. Je vous demande si ceux qui attendaient les voyageuses aux stations extrêmes devaient être contents. »

Sans dédaigner ces charmes exquis que Silvestre porterait en breloque, s’il osait, je proteste contre l’augmentation subite de cette chose ravissante. Sans compter avec le grave préjudice qu’elle causerait aux heureuses voyageuses des « stations extrêmes » en donnant lieu à la confusion des physionomies soudainement rendues méconnaissables, nos jolies pécheresses perdraient leur équilibre en roboratifiant leur dernier centre de gravité, le dernier contrepoids nécessaire à leur déjà bien rare stabilité.

Aussi je ne veux pas discuter plus longuement sur les capacités fessiales où se complaisent les joies aventureuses d’Armand Silvestre et de son ami Cadet-Bitard tout le long, le long du chemin de la rue Taitbout à Passy, mais prouver que les « pétards et leurs pétardières » louangés chaque jour par notre spirituel chroniqueur mériteraient un peu de l’attention des dramaturges : Je choisis comme exemple le volumineux derrière de Mme Poteau.

C’était une femme de quarante ans. Son postérieur, inutile de vous le dire, avait le même âge, quoiqu’il parût plus jeune d’une vingtaine d’années. Autant la face extérieure de Mme Poteau était ridée, graveleuse et jaunie, autant l’autre, exquise de forme, était lisse, douce et blanche. Cette face nocturne n’avait jamais été souillée ni par une main sacrilège ni par le regard d’un être quelconque : Mme Poteau détestait les hommes, les femmes et les bêtes. Elle n’était sur cette terre qu’en attendant son passage dans un ciel où, peut-être, si Dieu le lui commandait, de vive voix, elle se résoudrait à sacrifier le capital et les intérêts que toute fille apporte en naissant. Elle pensait souvent que cela ferait bien l’affaire de Saint Pierre. Comme toutes les vieilles femmes, par manie ou par atavisme, par égoïsme plutôt, elle adorait les enfants des autres, n’ayant jamais voulu en faire sans l’opération du Saint-Esprit ou celle de son saint frère, lesquels ne condescendirent jamais à descendre sur sa couche.

Elle affectionnait particulièrement la famille de son cousin, composée de M. Mouillasson, Mme Mouillasson et d’un tas de petits Mouillasson, invités toutes les semaines à venir manger le rôti et la salade.

Dimanche dernier, des volailles énormes, grasses et rondes comme bosses, attendaient les Mouillasson : deux poulets couchés sur une prairie de cresson étaient déjà servis ; dans la cuisine, la bonne surveillait un canard en broche cependant que Mme Poteau, le dos tourné vers la cheminée, se chauffait le phénomène qu’elle réservait à saint Pierre. C’était son unique et nécessaire distraction, même les soirs d’été, car elle avait l’alter ego particulièrement froid.

Soudain, elle cria :

— Suzanne :

— Voilà ! répondit la bonne… Madame désire ?…

— Savoir l’heure, ma fille.

— Sept heures passées, Madame.

— Et les Mouillasson ? que leur est-il arrivé, Saint-Père !

— Ils sont probablement en retard, Madame.

— Probablement… Suzanne, tenez un peu ma robe.

— Le derrière de Madame ne se réchauffe pas ?

— Si, ma fille, mais j’ai les bras fatigués.

Et sans prononcer un mot, pour ne pas distraire les mélancoliques pensées de sa maîtresse, Suzanne se tient sur le côté, n’osant porter un regard profane sur le virginal derrière de Mme Poteau bientôt cuit à point. Le canard également rôtissait et même devait être prêt, puisque la sonnerie d’alarme du tourne-broche se mit à carillonner.

— Suzanne, vous entendez, le canard sonne. Il va brûler, ma fille.

— J’y vais, Madame.

Et, prenant une épingle sur les pelotes naturelles de son opulente poitrine, elle attache le bas de la robe dans le dos de sa maîtresse.

À peine était-elle dans la cuisine que le timbre de la porte d’entrée annonçait l’arrivée des Mouillasson.

— Suzanne ! Suzanne ! Ouvrez, ma fille.

— Un instant, Madame, j’arrose le canard.

— Bien ! ne vous dérangez pas, j’y vais.

Ne pensant plus à la robe relevée tant l’émotion d’embrasser les petits Mouillasson la troublait, Mme Poteau ouvre joyeuse :

— Oh ! vous voici !… Bonjour, Mouillasson, bonjour, Madame Mouillasson ; et toi, mon petit Mouillasson, ma petite Mouillasson ; et le petit bébé Mouillasson, il va toujours bien ? fais risette à maman Poteau… Mais entrez donc, il y a deux poulets et un joli canard des marais… Vous êtes bien en retard…

Mme Poteau s’était retournée, souriant postérieurement d’une façon extraordinaire. Son majestueux arrière-train rayonnait encore les roses que la flamme du foyer lui avait amoureusement offertes. C’était un spectacle magistralement beau. Mais ce fut un cri d’épouvante chez les Mouillasson, et, pendant que le bébé Mouillasson pleurait, sans doute effrayé, le petit Mouillasson criait en piétinant !

— M’ame Poteau qu’a une fluxion !

— Quoi donc ! fit la bonne femme, en portant les mains à son « pôle sud » !…

C’était fini : Avec la transpiration de son pauvre derrière s’envolaient toutes ses vertus… Plus de doute, on l’avait vu.

Elle eut encore la force de bégayer une prière : « Pardon, saint Pierre ! » Puis elle battit l’air de ses bras comme un oiseau blessé bat de l’aile, tourna, tourna encore, et tomba foudroyée la face contre terre et l’autre tournée vers le ciel.


TRILOGIE

I

NOTRE-DAME-D’ESPÉRANCE

Ave Maria, toi que ne fanent ni les soleils ni les lunes, l’une des plus belles d’entre les toutes belles fleurs, toi que dès l’avant-puberté nous déshabillons toute nue dans l’alcôve de nos rêves et que vêtent plus tard nos souvenirs faits de larmes amères, la mère de nos douleurs, salut ! — gratia plena — car tu passes lentement, ainsi qu’une rêverie, en ta candeur florale avec, dans ta démarche triomphale, la fierté qui sied aux impératrices, la tête haute ne regardant pas tes seins qui pointent devant toi, ni la plénitude affolante des courbes serpentines de tes hanches que la spectrale vision de nos rêves n’assouvira jamais ; — dominus tecum — puisque partout, toujours, comme un serviteur énamouré, ton Maître te suit, saturé des griseries d’une douce senteur que vaporise ton irradiante blancheur ; — benedicta tu in mulieribus — parce que voudraient te bénir tous les mendiants d’amour, d’amour assoiffés et de voluptés inconnues même de l’Élu ; parce que les ignorant toujours, tu auras la joie d’être l’éternelle espérée — et benedictus fructus ventris tui amor et de conserver en ta candeur florale avec, dans ta démarche triomphale, la plénitude affolante des courbes serpentines de tes hanches d’où naquirent les brûlantes voluptés inconnues, même de toi.

Sancta Maria, mater Dei, ora pro nobis. — Fléchis tes genoux, baisse ta tête et prie ! ne relève pas la pâleur nacrée de tes genoux si blancs ! laisse courbée ta tête si délicieusement belle ! que tes yeux, faits d’un coin du ciel, pleurent ! que tes lèvres mystérieuses, s’entr’ouvrent pour gémir une prière, une prière sans fin, toujours une prière — peccatoribus — parce que j’ai aimé. Ô toi, l’idéale prosternée devant l’idéal, dis-lui qu’il arrache de ma poitrine le cœur que, dans sa vengeance implacable, il m’a donné ; dis-lui que je voudrais vivre et qu’il ne faut pas de cœur pour cela ! dis-lui que, depuis déjà longtemps, mon cœur marque inexorablement les tendresses qui passent, et que, dans un épouvantement de tout mon être, je le vois prêt à marquer déjà les tendresses qui vont fuir : — nunc — encore plus, courbe le satin de tes reins de neige ! que tes cheveux traînent à terre et que tes larmes les inondent ! une prière encore, encore une prière — et in hora mortis nostræ — toujours une prière jusqu’à la mort de mon cœur. — Amen. — Et maintenant, toi que ne fanent ni les soleils ni les lunes, l’une des plus belles d’entre les toutes belles fleurs, toi que dès l’avant-puberté nous déshabillons toute nue dans l’alcôve de nos rêves, relève la tête, haute, ne regardant pas tes seins qui pointent devant toi ni la plénitude affolante des courbes serpentines de tes hanches que la spectrale vision de nos rêves n’assouvira jamais, et va-t’en. — puisque je n’ai plus de cœur…

Mon cœur est un trou.

II

NOTRE-DAME DU MILIEU

Telles les rivières envoient au fleuve l’écume des eaux troublées, on la voit, devenue légion — étant d’une nature très prolifique — descendre des rues sur le boulevard à l’heure où l’épicier ferme sa boutique, cependant que le marchand de vin bâille ou pleure dans son vin.

Qu’elle soit brune ou blonde ou rousse, petite ou grande, grosse ou maigre, ses chairs, aux durs combats des sommiers, se sont amollies ; ses seins s’affaissent et tombent en cascades de tétines sur la gélatine des chairs où les doigts font un creux. Autour des os, les muscles de ses bras et de ses cuisses tournent désespérément, résignés et dégoûtés d’être tassés, mortifiés dans leur sac de peau.

Elle a cette supériorité terrible de n’avoir point de physionomie, n’ayant que des cheveux et des lèvres — car son œil est dévoré de scandales où couvent on ne sait quels avortements.

Elle met de l’odeur et fleure l’exhalation âcre et forte des couches successives de cold cream et de poudre de riz sous lesquelles sa viande faisande,

Qu’importe ! de temps en temps, elle recèle le secret d’une virginité ; elle est la grande consolatrice de ceux que ne veulent point les autres, le tombereau du trop-plein des ivrognes et l’épouvantail du poète noctambule.

III

NOTRE-DAME DU GÎTE À LA NOIX

C’est l’éternellement résignée en sa fonction banale d’orgue de Barbarie de l’amour, la machine aspirante et refoulante que les gouvernements ont brevetée S. G. D. G. pour la fabrication non artificielle de l’espèce humaine. Elle a toutes les physionomies, toutes les structures et tous les ports. Son ventre est un hangar où se remisent les plaisirs légaux ; ses seins, en des complaisances non prohibées, s’étalent orgueilleusement avec l’honorable contentement de faire leur devoir — et ses cuisses ferment les yeux car ça ne les regarde pas.

Elle est susceptible de rêve, s’en va toujours où se noient ses illusions dont elle se souvient comme de ses premières engelures, et pendant la dégustation maritale de la soupe et du bœuf, avec nonchalance et désintéressement, demande : quelle heure est-il ?

Et pourtant, ô Notre-Dame du Gîte à la Noix, benedicta tu in mulieribus et in sæcula sæculorum ! — Car, en dépit de leurs nostalgiques récurrences vers les idéales et les rêvées, malgré le cri lyrique de leurs odes d’amour, c’est toi l’ange véritable des bons poètes. Miranda empêche de manger, Margo fait trop boire, toutes deux ont le tort d’être et dérivent vers elles le génie mieux occupé de soi. Toi seule, assise dans ta chaise auprès de la marmite, ou couchée dans ton lit froid, peux présider, silencieuse bienfaitrice, à l’élaboration délicate, lente, difficile du chef-d’œuvre.



LE DROIT DE JAMBAGE

I

Duponsart, l’honorable commerçant de la rue des Ovipares, propriétaire d’un grand magasin de chaussure, avait comme ami le célèbre Laurençon, fabricant de bas pour varices et de rondelles pour les cors aux pieds.

Duponsart était petit, trapu ; ses jambes torses soutenaient avec peine un ventre d’une rotondité aérostatique ; son crâne avait le fin duvet des marabouts, et ses lèvres minces et serrées disparaissaient dans sa bouche édentée. C’était un vieillard vicieux, la cervelle en ébullition, perpétuellement hantée de cauchemars lubriques.

Laurençon possédait dix ans de moins que Duponsart. Grand, élancé ; sa physionomie n’avait de caractéristique que son manque de caractère, n’étaient de petits yeux d’un vert sombre dissimulés sous d’épais sourcils teints et peignés avec soin.

Dès le premier jour de leur rencontre, ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre, et depuis, tous les soirs après la fermeture de leur magasin, assis dans l’aveuglante clarté de la terrasse d’un grand café du boulevard, ils se narraient leurs exploits de la journée. Laurençon dodelinait de la tête d’un air de fin connaisseur cependant que Duponsart mâchonnait un havane dont la fumée emportée par une brise tiède traînait lentement sous le scintillement de mille bec de gaz. Laurençon disait :

— Ah ! ah ! tu as de la chance !

À quoi Duponsart répondait :

— Oui, mon cher, seize ans tout au plus.

— C’est un morceau de roi.

— Que je pense m’offrir.

— Ah ! ah ! tu as de la chance… Moi je n’ai rien en vue… Les temps sont durs.

— Oh ! ce n’est pas toujours facile ! On trouve des gamines qui ont de ces préjugés que rien ne justifie… Elles sont payées cinquante francs par mois pour douze heures de travail par jour, et par dessus le marché, nous ne demandons qu’à les combler de nos faveurs ! Bigre ! elles devraient être fières !

— Bah ! ça préfère un calicot !

— Un perruquier !

— La tienne te donne donc du fil à retordre ? demanda Laurençon.

— Oui… un peu… Mademoiselle fait des manières. Hier, je lui essaye une paire de bottines ; j’en profite pour explorer les régions qui me sont encore inconnues. Mademoiselle se fâche ! elle voulait tout de suite retourner chez sa mère : c’est à n’y rien comprendre.

— Ah ! ah !

— Demain c’est le grand jour, j’ai un moyen.

— Veinard !… Et ce moyen ?

— Plus tard, s’il réussit.

— Bigre de bigre ! que je voudrais être à ta place… Moi, j’ai demandé au bureau de placement une jeune fille naïve ; c’est plus facile.

Comme Duponsart se levait, Laurençon lui demanda :

— Tu rentres déjà ?

— Oui, mon cher, cette petite me donne la fièvre.

Les deux amis se serrèrent la main avec effusion.

Laurençon acheva lentement sa consommation, puis, avec un soupir : « Veinard de Duponsart ! »

II

Suzanne Meunier avait presque seize ans, petite, la taille serrée dans un jersey d’un brun foncé faisant valoir la blancheur mate de la nuque ; de grands yeux qu’allumait un regard anxieux d’inconnu ; des lèvres peut-être un peu pâles mais très fortes, se plissaient en un continuel sourire ; des cheveux blonds dorés tombant en boucles folles sur un front d’une grande pureté faisaient de Suzanne ce que Laurençon nommait « un morceau de roi. »

Suzanne était employée chez Duponsart depuis quinze jours. Son patron, d’abord plein d’égards pour elle, avait ensuite poussé trop loin les prévenances. La « Petite » comme il la nommait, avait depuis peu, en arrivant un bon chocolat bien chaud que Duponsart lui servait. Il prenait d’abord Suzanne par la taille et l’embrassait chastement sur le front en lui disant : « Ma fille ! »

Suzanne mangeait consciencieusement son chocolat et répondait aux paroles embarrassées du vieux par son doux sourire d’enfant.

Un soir, après la fermeture de la boutique, Duponsart lui fit essayer un nouveau genre de chaussure. La « Petite » s’y prêta sans aucune arrière-pensée.

La bottine allait bien, la main de Duponsart aussi, elle montait toujours, s’arrêtant avec complaisance sur cette jambe fine, nerveuse, et si chaude, si brûlante que Duponsart en était affolé. Mais Suzanne se fâcha. Elle cria, traita Duponsart de « vieux cochon » et s’enfuit en larmoyant :

— Je le dirai à maman !

Duponsart ne se tint pas pour battu : Elle reviendra pensa-t-il.

En effet, Suzanne revenait le lendemain, mais avec la ferme résolution de gifler son patron s’il voulait recommencer.

Le magasin ferma plus tôt que d’habitude et l’heure venue on ne vit point sortir Suzanne…

III

Toutes les boutiques de la rue des Ovipares étaient fermés. Seuls, quelques cafés striaient la chaussée de lumière.

Un piano râlait les notes d’une valse que le dernier omnibus qui passait couvrait d’un bruit de ferrailles et de vitres fêlées.

Une jeune fille passa, péniblement courbée. Elle se cachait dans les renfoncements des portes comme pour éviter les regards. Elle s’arrêtait, essuyait une larme, puis continuait sa route, lentement, osant à peine.

— C’est à cette heure-ci qu’on rentre ! cria, derrière elle, une voix.

La jeune fille eut un tressaillement.

— D’où viens-tu ?

— Je viens… je viens.

Suzanne ne put achever, cachant sa tête dans la vareuse de son père, elle éclata en sanglots.

Meunier se souvint alors de ce que, la veille, Suzanne lui avait dit. Dans une rapide vision, il aperçut sa fille se tordant sous l’étreinte de Duponsart, il entendit ses supplications, il vit ses larmes…

— Ah ! le misérable ! cria-t-il.

Et fou de douleur, écumant de rage impuissante, jusqu’à la porte du magasin il traîne Suzanne.

Entendant frapper, Duponsart demanda : « Tu reviens, mignonne ? »

Meunier répondit par un violent coup d’épaule qui ouvrit toute grande la porte.

— C’est moi, Meunier ! le père de Suzanne ! Entends-tu ! lâche ! salaud !

— Mais… mais… vous… vous trompez !

— Allons ! charogne ! viens donc ! Ah ! il te faut des vierges ! À moi, il me faut ta peau !

Et saisissant Duponsart à la gorge, dans une poussée violente, il l’envoya rouler sous le comptoir.

Duponsart vociférait : à l’assassin ! À l’assassin !…

Les cris, le bruit de la lutte avait attiré quelques noctambules. Et, — c’est à ne pas croire — deux sergents de ville étaient devant la boutique.

Ils eurent bien vite raison de Meunier qui, exaspéré, bégayait :

— Il a… violé ma fille.

— Cet individu, reprit Duponsart, est venu me voler ; j’entendais…

— Vous osez me…

— Allez-vous vous taire ? dit un agent, s’adressant à Meunier ; chacun son tour.

— J’entendais du bruit, je suis descendu et j’ai trouvé ce voleur conduit par sa fille que j’employais, cherchant à ouvrir le tiroir de ma caisse. Alors j’ai crié…

— Misérable menteur !

— Taisez-vous ! chacun son tour. Continuez, monsieur Duponsart.

— J’ai crié ; c’est alors que cette brute s’est jetée sur moi, allait me tuer lorsque…

— Infâme bandit ! cria Meunier : vous m’accusez, lorsque vous avez…

— Violé ma fille continua un agent en ricanant.

— Oh ! ne m’insultez pas !

— Non ; on va prendre des gants… Allons ! au poste !

Suzanne s’était jetée aux pieds des agents, suppliante, les implorant, leur promettant de faire la preuve de ce qu’avançait son père. Et se tournant vers Duponsart, les mains jointes :

— Je vous pardonnerai, Monsieur, si…

— Petite voleuse ! cria Duponsart ; ce qu’elle joue bien la comédie !

— N’ayez crainte, monsieur Duponsart, tout ce qu’elle dit et rien, c’est bien la même chose.

Meunier solidement garrotté et sa fille furent conduits au poste, accompagnés par les clameurs d’une foule stupide qui ne connaissant rien des événements, hurlait derrière ces malheureux :

— À l’eau, les voleurs !

IV

— Ah ! ah ! disait Laurençon, le toupet ne lui manque pas.

— Oui, mais il a vu ce que ça coûte, répondait Duponsart.

— Tu as bien fait… Ces gens-là, il ne faut pas les épargner. On ne serait plus libre chez soi, si ça continuait.

— Parbleu !… Garçon ! appela Duponsart.

— Monsieur ?

— Un journal du soir.

— Voilà le journal demandé.

— Merci… Tiens, Laurençon, lis-moi ça.

— Ça été vite jugé.

— C’était si simple : pas de preuve, pas de témoin, et lui, trouvé par deux agents à côté de ma caisse, à minuit trente-cinq.

Laurençon lut :

L’AFFAIRE DE LA RUE DES OVIPARES

. . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . .

« Meunier a été condamné à cinq années de « prison pour tentative de vol avec effraction » et rébellion aux agents. Quant à sa fille Suzanne, la jolie blonde, elle en sera quitte pour un an de la même peine. »

— C’est pour rien, dit Duponsart.

— Moi, je leur aurais flanqué vingt ans, ajouta Laurençon.


RETOUR D’ÂGE

Au peintre Léandre.

I

Elle se croyait trente ans quoique son acte de naissance affirmât quarante printemps et deux hivers dont la neige avait blanchi quelques fins cheveux d’elle. Assise près d’une table, les manches de sa matinée relevées, laissant voir, en la transparence des dentelles flottantes, la nacre bleutée des veines d’un bras aux chairs pâles d’anémique, elle griffonnait en une écriture un peu lourde, épaisse, affirmant dans le renflement des pleins une sensualité encore loin de s’éteindre. À cinq pas derrière elle, droit, sans un mouvement, les bras inertes le long des cuisses son groom attendait.

— John, dit-elle, portez cette lettre. Vous demanderez une réponse.

— Oui, Madame… S’il n’y avait personne, Madame veut-elle que je laisse la lettre de Madame ?

— Il y aura quelqu’un. Allez !

Jamais à son groom elle n’avait parlé avec tant de sécheresse. Les joue roses de ce gamin de treize ans, ses yeux bleu clair comme les ciels du Bosphore, profonds comme les horizons lointains, lui avaient incité, d’abord, une certaine tendresse, toute de sympathie. Et maintenant, cette sympathie, cette tendresse la terrifiaient. Près de cet enfant, elle ressentait une oppression étrange, un serrement de poitrine, pareils à ceux qu’elle avait, il y a vingt-cinq ans, alors qu’au parloir du couvent elle passait dans sa robe de pensionnaire devant les jeunes gens rougissants. Elle avait peur d’elle et pourtant se complaisait dans cette crainte qui devenait une affirmation de sa vitalité, d’un réveil brutal de ses sens, d’un affolement de tout son être.

Elle quitta la petite table, vint à la fenêtre, regarda longuement la pelouse, voulut sourire en voyant dans le bassin, au-dessous d’elle, les canetons se disputer une croûte de pain qu’un laquais venait de jeter, mais, obsédée par une idée fixe qu’elle croyait lui être venue tout à coup et qui, en réalité, avait pris possession d’elle petit à petit, insensiblement, pour éclater soudain en un désir dont elle avait honte : « Mais je l’aime ! se dit-elle. Suis-je assez folle !… un gamin… dont je pourrais être la mère. »

À cette pensée, son orgueil de femme se révolta : « La mère ! ah ! ah !… un domestique !… Oui, je suis folle, bien folle. »

De la fenêtre, elle vint au lit d’où s’exhalaient des senteurs moites, échappa les regrets d’un soupir, détourna les yeux, fit quelques pas, et, devant la grande glace de Venise, elle dénoua les rubans mauve de sa matinée crème à raies de moire jaune, et telles deux colombes sœurs, heureuses du plein air, s’envolèrent hors du corset dégrafé, ses seins… « S’il était là !… »

Ses tempes avaient des pulsations fortes comme les battements de son cœur.

En son cerveau s’adisait tout un monde d’étranges pensées, d’impérieux désirs : Elle avait la vision du groom, se détournant devant elle, comme gêné, avec sur ses lèvres le sourire d’avoir vu.

À sa porte, trois coups discrets.

Elle eut un tressaillement.

Elle anhéla, étouffant ; on frappait pour la seconde fois :

Elle toussa, ce qui n’était pas une réponse, mais presqu’un appel.

Le groom entra.

Fixement, elle le regarda, bêtement, sans qu’un muscle de son visage put se contracter.

Le groom balbutia, confus :

— Oh ! pardon, Madame… J’avais cru que vous m’aviez dit d’entrer.

Une réaction violente se produisit en elle :

— Sortez ! Je vous chasse !

L’enfant parti, elle sonne sa femme de chambre :

— Madame désire !

— Rien… Si… Que fait le groom ?

— Il vient de sortir de chez vous.

— Je le sais bien.

— Il pleure… ce pauvre petit…

— Pourquoi dites-vous ce pauvre petit ?

— Il est si mignon.

— Dites-lui qu’il vienne, j’ai besoin d’une réponse à ma lettre.

— Bien Madame.

II

Elle avait fait asseoir le groom près d’elle et lui parlait avec dans la voix des caresses de mère.

Oh, comme elle souffrait. Elle aurait voulu l’aimer, telle une amante fidèle ; mais sa conscience soudainement révoltée lui criait toute l’infamie d’un pareil amour.

Elle secoua la tête tristement et lui dit :

« Je n’ai pas d’enfant ; veux-tu être le mien ? » et, chastement, le baisa sur le front.

« Embrasse-moi. N’aie donc pas peur ».

Et comme il ne répondait rien, regardant avec la curiosité troublée, vague, timide, de l’enfant qui se doute mais n’ose pas, elle aperçut ses seins restés hors du corsage.

Et dans une inconsciente révolte pudique, elle le saisit par un bras, et le repoussant :

— Va-t’en petit ! va-t’en ! Je vais commettre un crime !… Va dans le jardin ! reste dans la maison, mais va-t’en ! va-t’en ! je ne veux plus te voir !

Et folle, elle s’ébroua sur le canapé, en une crise de sanglots.



NOS MAÎTRESSES

À Gaston Landreaux.

J’aime la mélancolique tristesse des soirs d’automne, quand la terre grise se tigre du roux des feuilles mortes.

Le soleil est triste et ses rayons sont pâles comme les seins de ma maîtresse qui n’est plus.

Et mon âme, angoissée des remembrances d’amour éternellement finies, pleure avec le soleil pâle, les soirs d’automne, quand la terre grise se tigre du roux des feuilles mortes.

J’aime les énervantes journées d’été à l’heure où le soleil réfléchi par les grands lacs irradie en étincelles brûlantes comme les yeux de ma maîtresse.

La tiédeur caressante de ses soupirs parfume l’air. Les grenades saignent par ses lèvres, et pour la pointe de ses seins mûrissent des roses.

Des murmures passent :

Dans les brouillards lointains les bois murmurent à mon âme agonisante nos chansons d’amour.

À mon âme agonisante depuis que ma maîtresse est morte à l’heure où le soleil réfléchi par les grands lacs irradie en étincelles brûlantes.

J’aime les nuits d’hiver, les nuits froides et spectrales, sans joie.

La neige blanchit la tombe inviolée de ma maîtresse et rend sourd le pas des fantômes blancs comme son cadavre.

Le ciel porte mon deuil avec des larmes d’étoiles. Le vent souffre et gémit et gifle les arbres noircis par l’haleine immonde de la grande ville.

Le vent souffre et gifle et mon cœur gémit depuis que ma maîtresse m’a quitté pour aller, dans un astre que je maudis, ensoleiller les nuits d’hiver froides et spectrales et sans joie.

Maintenant je suis seul, bien seul.

perdu
dans l’immensité.

Ma route est longue, longue et se déroule à l’infini, laissant fuir devant elle les horizons… toujours.

Les lacs sont pleins de larmes, les jours pleins de ténèbres et les ténèbres pleins de souvenirs.

J’erre avec les loups.

II

J’ai vu dans la nue deux étoiles : c’étaient les yeux de ma maîtresse, et ses yeux pleuraient.

Puisque les étoiles sont les yeux des maîtresses mortes, j’aurai les étoiles.

J’ai vu des fleurs belles et roses comme les joues de ma maîtresse, j’ai vu des fleurs blanches et moirées comme ses seins.

Puisque les fleurs se parent des couleurs de nos maîtresses mortes, j’aurai les fleurs.

Dans la brise, j’ai ouï le dernier mot d’amour qu’elle chuchota, les lèvres mi-fermées.

Puisque la brise est faite avec le dernier souffle des amantes défuntes, j’aurai la brise.

Dans les nuits d’hiver, j’ai tremblé et je me suis courbé pour laisser passer l’ouragan.

Je sais que voyagent ainsi les âmes de nos maîtresses, j’aurai l’ouragan.

Non, je n’aurai rien. La route est trop longue, trop longue… elle se déroule à l’infini, laissant fuir les horizons… toujours.

Le grain de poussière brisé dans la rafale tombe et ne se relève qu’emporté dans une nouvelle tourmente. Le grain de poussière, c’est moi.

La route est trop longue… je suis bien las.

J’entends mes os crisser dans leurs glènes, mes lèvres sont des lèvres de spectres. J’ai froid.

Je suis seul, bien seul,

perdu
dans l’immensité.

Mes yeux se fermeront pour ne plus s’ouvrir.

Pour ne plus s’ouvrir et ne plus rien voir. Je m’endormirai dans le souvenir d’Elle, et mes lèvres conserveront éternellement le parfum de son suprême baiser.

Le parfum de son suprême baiser que j’emporte dans l’Au-delà… car j’étouffe…

Mon âme monte, monte, je sens le dernier hoquet.

Mon âme monte, monte… je vais la vomir.

FIN
  1. La médecine légale les regarde comme des malades agissant sous une influence plus forte que leur volonté et les classe sous le nom d’« exhibitionnistes ». Rarement les tribunaux l’entendent ainsi.
  2. Privilèges attachés à certaines dignités (Dictionnaire).
  3. Le surnom de « Maquereau » donné au « souteneur » vient des mœurs de ce poisson qui, paraît-il, se nourrit aux dépens des femelles.
    (Note de l’auteur).