Croquis du vice/La Fille-Garçon

P. Fort (p. 181-189).

LA FILLE-GARÇON

I

À Georges d’Espagnat.

Louise était toute blonde, très ferme ; son corsage bien garni de friandises, faisait une courbe en demi-cercle qu’égalait seule la puissance de ses hanches qui devaient — hélas ! receler de bien affolantes choses. Et tout cela était façonné avec un soin extrême. Ses lèvres un peu fortes, un peu rouges, ébranlaient tout mon être et j’aimais à me reposer parmi le myosotis de ses yeux.

Aujourd’hui, Louise a perdu ses couleurs de fleur vivante ; ses cheveux sont toujours un ruissellement d’or sur la nacre des épaules, mais ses lèvres se sont décolorées sur les lèvres d’un joli bébé.

C’est une femme très heureuse d’avoir un nouveau jouet qui pleure, crie et tette. Son bonheur serait parfait si nous avions tous les mêmes goûts, mais le jour de la descente en ce monde du baby, son amant disparut, sans doute ne trouvant pas les mêmes joies dans une paternité que lui aurait certainement reprochée son père.

J’aurais bien voulu consoler Louise, surtout le matin où je pénétrai dans sa chambre, rue du Bac, numéro… — Imbécile ! j’allais vous donner son adresse. — La clé était dans la serrure.

Je frappai discrètement, et, n’ayant pas de réponse, j’entrai.

Dans un écrasement fripé de dentelles et de batiste. Louise dormait sur son lit.

Une chaleur lourde, orageuse, l’avait déshabillée ; sa chemise, par une large échancrure, laissait voir un sein d’une irradiante blancheur qu’avidement suçait un enfant dont les petits doigts glissaient sur les chairs trop fermes pour céder.

Je voulus sortir mais j’étais hypnotisé par ce sein, par une jambe fine, nerveuse, échappée de dessous la chemise qui ondulait amoureusement et se plaquait sur les parties saillantes en larges taches roses.

Un instant, il me sembla que Louise souriait : la situation devenait critique.

Pourquoi souriait-elle ? car elle souriait encore, toujours…

Elle ne dormait donc pas ? elle m’avait donc vu ? Quelle triste opinion de moi lui faisait continuer un sourire plein de malice ?

Soudain, un éclat de rire, puis un grand cri : Louise se soulevait à demi, confuse, interdite ; le petit se mit à pleurer. Je ne savais quelle contenance tenir.

Après un moment :

— Vous ici ! me dit-elle.

— Oui, moi, bégayai-je, je… je…

— Vous auriez dû me réveiller.

— Vous dormiez ?

— Si je dormais ! je ne vous ai même pas entendu entrer.

— Pourquoi avez-vous souri lorsque j’étais là, debout, devant votre jolie frimousse.

— Je souriais ?… ah ! peut-être. Je rêvais.

— Bien vrai ?… ce sourire…

— Ce sourire est mon secret ; je rêvais à une petite farce que je vais faire à des messieurs bien malins. Vous connaissez Adèle ?

— Laquelle ?

— La grande, au long nez.

— Oui.

— Elle est venue ce matin, et, comme je vais demander un secours, elle m’a dit que l’Assistance publique donnait aux mères une somme de quinze francs pour une fille et de vingt francs pour un garçon. Je trouve cela monstrueux.

— Pourquoi !

— Pourquoi ? voilà bien les hommes ! Pourquoi ? Alors, vous admettez cette différence de cinq francs à notre désavantage ?

— Pardon, je n’admets rien.

— Admettez tout ce que vous voudrez, ma fille Gabrielle aura vingt francs, comme pour un garçon.

— Que ferez-vous ?

— C’est mon secret. Ah ! vous voulez avilir notre sexe !

J’eus beau protester, certifier que je ne voulais rien avilir, Louise, que la colère dominait, criait plus fort :

— Ah ! vous voulez avilir notre sexe ! avec cent sous ! Et se sont des hommes qui font ça, des hommes qui sont heureux de nous offrir leur fortune ; des hommes qui font toutes les bassesses, toutes les platitudes pour avoir la permission, longtemps attendue, de nous baiser le petit doigt du pied !… Ah ! comme nous prenons notre revanche alors qu’ils sont à nos genoux, tressaillant à notre moindre souffle, les yeux allumés, d’une fixité étrange, cherchant à percer la fine chemisette qui ne laisse qu’entrevoir ce que nous ne voulons point cacher. Ah ! mon Dieu ! qu’ils sont bêtes, comme ça !…

Louise s’étant un peu calmée, je lui demandai :

— Quand pourrai-je revenir ?

Elle me répondit :

— Quand vous voudrez ; pas avant trois jours.

— C’est bien long.

— Oui, mais c’est nécessaire ; trois jours, ce n’est pas de trop pour ce que je veux faire.

II

Louise, en entrant dans les bâtiments de l’Assistance publique, demanda le bureau des secours. Des employés y écrivaient en cadence et ne levaient le nez que pour jeter un regard farouche sur le public.

Après une heure d’attente, un bureaucrate lui répondit :

— C’est bien, Madame. J’enverrai aux renseignements et vous recevrez probablement quinze francs.

— Quinze francs ! Et pourquoi quinze francs ?

— Madame, nous n’accordons que cette somme à la mère qui ne nourrit pas sa fille.

— Une fille !… Une fille ! !

Et, laissant tomber les langes qui enveloppaient sa fille, elle montre son garçon.

— C’est un garçon ! exclama le bureaucrate étonné.

— Certainement.

— Comment se fait-il que le bulletin de la clinique porte : une fille, Gabrielle avec deux l.

— Avec deux l il se peut, répondit Louise, j’ai voulu nommer ainsi mon garçon.

— Il y a : sexe féminin.

— Quant à ça, c’est… c’est la faute de… Moi, je n’ai pas à rentrer dans ces détails.

— Dans ces détails ! vous appelez ça un détail !… Mais ce n’est pas une petite affaire, c’en est même une grosse… Bigre ! un garçon, une grave erreur… faudra voir… Madame, je vous écrirai, à moins que vous ne receviez une visite… Bigre ! une erreur grave !

En sortant des bureaux de l’Assistance publique, Louise était inquiète ; elle n’avait pas pensé à ce malencontreux bulletin qui venait compliquer étrangement la situation. Elle n’osait revenir sur sa déclaration. Le mieux, pensa-t-elle, était d’aller jusqu’au bout ; plus tard, elle expliquerait comment Gabrielle était devenue femme, soit par suite d’une frayeur, ou dans un moment d’orage.

« Ma fille deviendra phénomène, s’expliquait-elle ; l’Académie de médecine, pour mieux étudier ce nouveau cas, est capable de lui acheter son corps, ce qui lui constituera une dot d’un genre également nouveau. »

Comme tout dépend de la façon d’envisager les choses, Louise se trouva satisfaite, et, patiemment, attendit les événements.

Quelques jours plus tard, elle recevait la visite d’un médecin, flanqué d’un employé de l’Assistance publique.

Soigneusement, elle démaillote sa fille et présente un beau garçon tout rose et bien dodu.

— C’est inexplicable, dit le docteur ; voici un garçon parfaitement constitué… ; d’où peut bien venir une telle erreur ?… oui, c’est bien un garçon, et richement bâti ! Sapristi ! il ne faut pas être sorcier pour s’en apercevoir !

Louise exultait.

Tout à coup, un besoin bien naturel et dont le tout jeune âge use sans réserve fit pousser des cris perçants à Gabrielle.

Et le liquide, abusant de sa propriété de dissoudre la colle, fit tomber, aux yeux ébahis du docteur, ce qui permettait à Gabrielle de changer de sexe.

Un formidable éclat de rire du docteur eut pour écho le rire argentin de Louise ; mais l’employé, de jaune devint vert, et dit :

— C’est bien, Madame ; vous voulez tromper l’autorité ; en son nom je vais vous poursuivre pour falsification de pièces à conviction.