Croquis de province

CROQUIS DE PROVINCE

UN GRAND INNOCENT

Tout au bout de Fourquières, à l’endroit où les dernières maisons de la ville commencent à s’espacer comme les retardataires d’un troupeau, on peut voir une maisonnette bien simple, toute blanche, veuve des tuiles rouges et des volets verts, qui égayent si bien les descriptions romanesques ; elle est couverte en ardoises bleuâtres, un peu moussues, et ses fenêtres s’abritent derrière des contrevents gris. Un enclos l’entoure, avec quelques bons vieux arbres touffus, un petit potager, grand comme un mouchoir de poche, et deux ou trois grosses perruques de chèvrefeuille et de vigne vierge. L’ensemble est terne, tranquille et doux. Quand le soleil est beau, la maison ne paraît pas s’éclairer, comme ses voisines, en grands reflets crus. Les oppositions d’ombre sont moins vives. Les ardoises ne flamboient pas sous les rayons tombant d’aplomb. Quand le temps est sombre, en revanche, elle jouit du privilège de tout ce qui est effacé ; elle garde son apparence personnelle en dépit des circonstances extérieures. Elle n’est pas gaie par les beaux jours ; mais par les jours sombres elle n’est pas triste.

Je ne sais si les êtres vivants communiquent à ce qui les entoure quelque chose d’eux-mêmes, ou si, au contraire, ce sont les objets environnants qui réagissent sur les gens dont ils accompagnent l’existence, mais on ne peut nier qu’il y ait une concordance sympathique entre la vie et le milieu où elle se meut. Ainsi, il y avait peut-être dans Fourquières une seule maison comme celle que je viens de dépeindre. Il y avait peut-être, dans le chef-lieu de la Haute-Garrière, un seul original comme M. Abraham : l’habitation avait-elle été prédestinée à l’abriter ? Ce qui est certain, c’est que l’homme avait déniché le seul palais qui lui convînt.

M. Abraham vivait là, avec sa femme.

Lui, grand, un peu maigre ; sa tête présentait cette bizarrerie qu’elle était absolument privée de tout poil, sauf les sourcils. Par ci, par là, sur le crâne poli, un cheveu, honteux de sa solitude, n’osait pas s’allonger au delà de deux centimètres. La face présentait le plus étrange contraste de jeunesse et de maturité. Les sourcils, épargnés dans la Saint-Barthélémy des cheveux et de la barbe, étaient absolument blancs et surmontaient des beaux yeux bleu clair. La figure rosée offrait un tissu de petites rides, fondues en un fin réseau, tellement serré, qu’elles se confondaient et présentaient à courte distance l’illusion de l’uni. Il y avait sur cette physionomie un peu d’intelligence, beaucoup de bonhomie, et surtout une expression de placidité, parfois éclairée d’un reflet de raillerie douce, qui s’effrayait en dedans de sa hardiesse.

Elle, petite, ni grasse ni fluette, grise de cheveux sous ses bonnets d’intérieur, et blanche de peau, d’une blancheur sans brillant et sans velouté, d’une blancheur de vieille religieuse. Sa figure, à elle, n’exprimait qu’un sentiment, reflété dans ses yeux gris : l’admiration chronique de son mari.

M. Paul Abraham remplissait quatre emplois : c’est beaucoup pour un seul homme. Il y suffisait pourtant.

Il était à la fois officier, auteur dramatique, professeur de belles-lettres, et chanteur comique.

Officier dans l’administration des pompes funèbres de Fourquières, il portait avec majesté le manteau noir à collet et la culotte courte, et savait donner à sa démarche un léger balancement plein de calme grandeur, quand, le claque sous le bras, et l’épée au côté, il suivait le convoi d’un défunt notable, en soutenant respectueusement les décorations sur le coussin de velours noir. Cette situation lui faisait des loisirs. Il les avait consacrés à l’art dramatique. Abraham faisait des pièces ; et, comme tous les grands esprits, il s’était adonné à un genre spécial. Il est juste de dire qu’il avait choisi ce genre indépendamment de toute préoccupation d’école. Les cléments lui eussent manqué, d’ailleurs, pour établir les termes d’un choix comparé et raisonné. Paul Abraham était allé au théâtre une seule fois dans sa vie. Sa maman l’avait conduit au Pied de mouton. Et encore ne l’avait-il pas vu jusqu’au bout, attendu que la respectable dame, outrée du décolletage du corps de ballet, était sortie en faisant une scène aux contrôleurs ahuris, et en déclarant qu’il était désormais impossible de mener ses enfants au spectacle. Or, à cette époque, Abraham avait quarante-deux ans : c’était juste trois ans avant son mariage.

Donc, il s’était adonné aux pièces de distribution de prix. Les droits d’auteur étaient minces. Parfois, une comédie à succès lui rapportait une paire de lunettes d’or de rechange. Un drame sombre lui valut un jour une tabatière niellée. Mais il y avait en lui l’étoile d’un véritable homme de lettres épris de l’art. Il se payait en gloire. Pourquoi sourire ! Tout n’est-il pas relatif ? Si vous l’aviez vu dans son cabinet de travail du rez-de-chaussée, se promener au cours des veilles laborieuses qu’il prolongeait parfois jusqu’à des dix heures du soir ! Si vous l’aviez vu, à ses heures d’enfantement, se frapper le front, écrire, raturer, marcher, s’asseoir, et finalement se frotter les mains ! Quels regards triomphants il jetait autour de lui : sur sa cheminée ornée de deux vases en feuilles de palmier ; sur les gravures retraçant le long des murailles immaculées la Fuite d’Énée et Molière et sa Servante ; et sur sa bibliothèque, vieux meuble d’acajou contenant bien cent volumes, qu’il voulait léguer à sa ville natale. Et les jours de première ! Affairé, en habit noir, souffleur, régisseur, directeur, metteur en scène, costumier, machiniste, comme il savourait derrière les coulisses les applaudissements de son indulgent public.

C’est au début de sa carrière dramatique, à quarante-cinq ans, qu’il prît femme. Elle en avait quarante-trois. Ces deux êtres étaient évidemment deux moitiés d’un même tout, séparées par les hasards de la naissance, et qui se retrouvaient. Si quelqu’un eût pu pénétrer dans leur âme, il eût été surpris de la candeur virginale qui subsistait dans ces deux cœurs oubliés ou dédaignés par le vent du siècle. Dieu sait quelles rougeurs teignirent le front pur du grand enfant chauve, quand il dut, la veille de la cérémonie, implorer les conseils expérimentés de l’amitié, pour éclaircir les côtés restés mystérieux pour lui de l’union conjugale. Toujours est-il que ces vieux jeunes époux furent heureux, tranquillement et doucement heureux.

Or, il fallait augmenter les ressources de la communauté. Car enfin, comme il le disait à un ami, avec une expression de gaillardise sous laquelle il dissimulait la confusion de cette confidence, car enfin, nous ne serons peut-être pas toujours deux seulement ! Les pensions reconnaissantes lui offrirent deux chaires de littérature française à l’usage des demoiselles de huit à dix ans. Sa place et ses leçons suffisaient au besoin du couple. Il apprit alors des chansonnettes comiques pour se reposer l’esprit, et il les chanta aux réceptions des jours de fêtes de pensionnats, en calquant religieusement la gravure dans ses attitudes, et en ne dépassant jamais les limites tracées par la morale. Il renonça à l’une de ses plus chères créations, — un Anglais volé par un pick-pocket sur la colonne Vendôme, — parce qu’il avait cru découvrir qu’à certain endroit il pourrait bien y avoir matière à un sous-entendu qu’il ne s’expliquait pas absolument, mais qu’il flairait.

Abraham traversa la vie ainsi, tranquillement, au bras de sa femme. Dieu sait si l’on se moquait autour de lui ! les moqueries ne parvenaient pas jusqu’à lui, dans ses hauteurs sereines et dans son naïf orgueil. Il n’eut qu’un seul chagrin, la mort de sa maman ; et il donna toujours son superflu aux pauvres. On dit même que, parfois, le nécessaire y passa.

Puis, un jour, il s’éteignit tout doucement, dans la petite maison grise, la main dans les mains de sa femme, en lui recommandant de faire prévenir le lendemain, à la pension Beghin, de chercher un autre professeur. Après avoir satisfait à ce devoir d’honnêteté, il reçut pieusement les secours du prêtre, consola sa femme et lui dit :

— Après tout, ma pauvre amie, j’ai eu une belle place dans la vie ; j’ai eu ton affection d’abord, mes heures de triomphe ensuite, et du pain tous les jours ; console-toi et viens me retrouver. Moi, je vais là-haut rejoindre ma pauvre bonne femme de mère. Je crois qu’elle ne sera pas mécontente de moi.

Et le grand innocent mourut.


PERMISSION DE LA NUIT

C’est une pauvre garnison que Sauville. Les régiments de cavalerie sont voués de toute éternité à ces petites villes de province : Castres, Pontivy, Sauville, etc. Vous voyez cela d’ici : un cours désert, avec des arbres et une immense place au bout ; au milieu de la place, la statue d’un grand homme local, perché sur un piédestal et étendant le bras vers une grande caserne enveloppant dans ses trois corps aux fenêtres uniformes la vaste cour où les cavaliers en petit bonnet blanc et gros sabots donnent, par les beaux jours, leurs soins aux vaillants coursiers à eux confiés par l’État. Au demeurant, six mille âmes ; six mille bonnes âmes, s’abîmant un peu les unes les autres pour se distraire, et cassant, derrière les innocents volets verts des blanches maisonnettes, assez de sucre sur le dos du voisin pour sucrer toutes les mielleuses calomnies de France et de Navarre.

Nous étions là, au 21e chasseurs à cheval, une quinzaine de volontaires d’un an, qui prenions nos douze mois en patience, tâchions de nous consoler en faisant le plus de visites possibles à la grande ville de Lorges, qui n’était qu’à une heure de chemin de fer. Vous connaissez évidemment Lorges, grand port de mer, célèbre par son commerce et son industrie, et on voit défiler dans ses bassins formés par l’embouchure de la Varenne, des milliers de navires. Il y a à Lorges de très grandes fortunes, de riches armateurs, d’opulents propriétaires, deux ou trois banquiers millionnaires. Tout ce monde-là s’amuse, et, dans la saison, c’est une succession de grands bals pour lesquels on fait construire des jardins d’hiver, démolir des corps de bâtiments, édifier des marquises qui sont des monuments. On en parle pendant tout le reste de l’année.

Celui des bals qui s’annonçait comme devant être le plus oriental, comme destiné à éclipser les merveilles des Mille et Une Nuits, devait avoir lieu chez le receveur général de Lorges, M. Bonnereau. Sa femme, la charmante Mme Bonnereau, avait bien voulu m’envoyer une invitation. Mon colonel, l’excellent marquis Graslin de la Puisaye, m’avait accordé à cet effet une permission de la nuit ; j’avais revêtu une tenue de fantaisie dans laquelle, bafouant effrontément l’ordonnance, j’allongeais voluptueusement mes jambes dans un pantalon de drap soyeux dépourvu de toutes bazanes ; j’avais emprisonné ma taille dans un fin dolman bleu muni de baleines et agrémenté d’un tressage de soie. Puis j’étais parti et j’avais fait au bal une entrée qui, modestie à part, avait été remarquée.

Je ne vous décrirai pas les magnificences de la fête ; on s’entretient encore à Lorges, à Sauville et à dix lieux à la ronde, des gigantesques palmiers, répandus partout, des douze valets de pied en riche livrée débarrassant les invités dans l’antichambre, du luxe des soupers servis à huit cents personnes, sur de petites tables à quatre, et terminant ainsi la grande fête par une multitude de parties carrées. C’est surtout du souper que je ne vous parlerai pas, attendu que je n’y ai pas assisté ; et voici pourquoi : j’avais bien la permission de la nuit, mais je devais être rentré à six heures, le lendemain matin, pour les classes à pied. Le premier train partant de Lorges à sept heures, j’étais obligé de prendre le train de minuit. C’était dur ; mais la discipline avant tout, n’est-ce pas ? Oh oui, c’était dur : d’autant plus que j’avais dansé tout le temps avec une très, très jolie brune de dix-huit ans, qui valsait très bien, et qui répondait au doux nom d’Estelle, Estelle Barillier. Cette assiduité avait même paru contrarier singulièrement un personnage devant qui, moi, simple cavalier de deuxième classe, j’aurai du m’effacer : un jeune lieutenant de mon régiment, nommé Garin de Peltreau. Mais je me disais que, somme toute, nous étions deux hommes du même monde, habillés différemment, et je me faisais des théories sur l’égalité devant l’orchestre. Comme conclusion, je dansais encore avec Estelle ; nous causions, nous rions, et la maman me faisait des gros yeux terribles. À minuit moins un quart, je dis adieu à mon rêve, et m’esquivai à la façon de Cendrillon. À une heure, j’étais de retour à Sauville. Toujours comme Cendrillon, je dépouillai à regret mon coquet uniforme ; je revêtis mes jambes d’éléphant et mon gros dolman que j’agrémentai de l’immense sabre, et, comme je n’avais pas la moindre envie de dormir, je m’en allai frapper à l’hôtel de France où j’avais vu de la lumière.

Le père Morissel n’était pas couché. Il me servit un poulet froid et se mit à se chauffer au coin de la cheminée. Moi je mangeais et je pensais à ces fameux soupers à quatre où j’aurais si bien tenu une place entre deux paires de blanches épaules. Tout à coup, j’entendis un grand brouhaha de jupes de satin, un bruit de petits talons, je me retournai :

C’était Estelle !

Estelle, et, derrière elle, M. de Peltreau. Estelle encore en toilette de bal, toute émue, toute rouge, une mantille de laine sur la tête, une sortie de bal de satin blanc sur les épaules, et M. de Peltreau, ému aussi, qui courait à l’hôtelier et lui disait :

— Monsieur Morissel, avez-vous une chambre bien cachée ?… Eh ! mais, il y a quelqu’un ici ! s’écria-t-il d’un ton peu tendre en me voyant.

Ô vertu de l’uniforme ! Vous auriez été embarrassé, vous lecteur, n’est-ce pas ? Moi point : un militaire a toujours un moyen de se tirer de peine. Je saisis ce moyen : je pris la position du soldat sans armes, et, fixe, les yeux à quinze pas, la main sur le passepoil bleu, j’attendis.

— Ah ! c’est vous ? dit M. de Peltreau, les sourcils froncés.

— Oui, mon lieutenant, c’est… c’est moi.

— Oh ! une idée. Mon ami, mon cher ami, vous devez avoir une chambre ?

— Moi, mon lieutenant ! mais c’est défendu !

— Allons bon ! vous n’en avez pas ?

— Heu ! heu !

— Vous en avez ! Il en a, Estelle !

— Oui, mon lieutenant.

— Mon bon ami, vous êtes homme du monde, nous sommes hommes du monde… Laissez-nous, M. Morissel… Voici : J’aime mademoiselle… Elle veut bien de moi pour mari. Sa mère ne veut pas. Alors, vous comprenez…

— Pas du tout.

— Eh bien nous sommes partis pendant le bal ; comment cela.

— Il sera difficile aux parents de mademoiselle de refuser.

— Précisément. Seulement, on va nous courir après. Nous avons commis une étourderie. Nous avons oublié que le train de minuit n’allait que jusqu’à Sauville. Chez mes camarades, on y courra ! les hôtels, on les fouillera ! Votre chambre, on n’y pensera pas…

Diable ! diable. Un lieutenant est un lieutenant ; mais enfin le respect de la hiérarchie n’exige peut-être pas d’une manière absolue qu’on prête sa chambre comme cela à un lieutenant et à une jeune fille.

— Vous hésitez ! Il hésite, Estelle, parlez.

— Monsieur… fit la jeune fille, les yeux baissés…

— Oh ! mademoiselle, mademoiselle !

Tout ce que la morale outragée peut souffler d’indignation dans le cœur d’un volontaire d’un an avait vibré dans cette apostrophe. Ce fut un trait de lumière pour le pauvre lieutenant.

— Mais vous resterez avec nous, mon cher ami, vous resterez. Nous passerons la nuit à causer. Nous ferons de bonnes lectures. Hein ! voyons, est-ce dit ?

Sur ce terrain-là, je n’avais pas de raison pour refuser. Ça m’ennuyait bien un peu. J’avais déjà bâti tout un petit roman nuageux sur la tête de ma danseuse. Mais enfin, tant pis. Je consentis.

On passa la nuit tant bien que mal dans ma chambre ; heureusement, j’avais emporté le poulet froid. Le poulet froid est un vrai talisman. On ne saura jamais combien il aide à rompre la glace dans un tête-à-tête à trois. Néanmoins, malgré conversations, pilons, carcasses et lectures, nous dormions chacun sur notre chaise devant le feu mourant, quand le réveil les trompettes sonnant dans l’obscurité, au quartier, nous rappela à nous.

— Oh ! oh ? Cinq heures ! dit Peltreau. Je vais chercher une voiture pour gagner Castel-Blanc où nous prendrons le train. Nous filerons sur la Belgique et, de là, nous parlementerons.

— Et la permission ?

— J’en ai une de quinze jours. Mon ami, je vais chercher la voiture. Je vous confie ma fiancée, veillez sur elle !

Et il descendit.

J’avais à peine eu le temps de remettre deux bûches, qu’une trombe se précipitait dans ma chambre. La trombe, c’était Mme Barillier mère, ornée de Barillier père, de deux oncles et d’une tante ! Vous voyez cela d’ici, n’est-ce pas ?

La forte dame se planta devant moi.

— Ah ! c’est vous, monsieur ! je m’en doutais.

— Madame…

— Maman !…

— Chut ! Qui êtes-vous ?

— Anatole Percier… mais…

— Avez-vous une situation, au moins ?

— Pardon. Je…

— Ah mais ! Répondez !

Et tout le cœur reprit :

— Répondez ! Avez-vous une situation ?

— Je suis orphelin et j’aurai cinquante mille francs de rente, là. Seulement…

— Alors monsieur, vous réparerez votre faute, j’espère.

— Mais sapristi, je n’ai pas commis de faute, moi !

— Comment ! ma fille disparaît enlevée par un militaire, en plein bal, je cours, je cherche, je m’informe, j’arrive chez vous, je l’y trouve, et… oh ! oh ! oh ! !

Je ne sais comment je me serais délivré de ces énergumènes quand mon lieutenant revint.

Voyez-vous sa tête quand il tomba au milieu de cette petite réunion de famille ? Imaginez-vous qu’on voulait à toute force qu’il me donnât huit jours de salle de police pour commencer, et ce qu’il y a de plus fort, c’est qu’il dût me les donner pour obtenir le silence. À la fin, on parvint à s’expliquer. Il déclara qu’il n’avait commis le crime que pour le réparer, qu’il adorait Estelle, et que de sourdes hostilités, sans doute, ayant empêché Mme Barillier} de la lui accorder — puisque rien dans sa situation ne s’opposait à ce mariage — il avait pris le grand parti de l’enlever.

On devine la fin ; les parents se décidèrent à prendre des informations plus sérieuses sur le compte de M. de Peltreau, et le mariage fut célébré un mois après. On s’empressa de ne pas m’y inviter. Seulement, quand mon lieutenant revint de son voyage de noce, il m’avisa un dimanche où, boutonnant mes gants, je m’apprêtais à sortir.

— Venez ici, chasseur !

Bon, pensai-je, il va me remercier.

— Deux jours de salle de police : vos gants ne sont pas d’ordonnance, Allez !

DÉJEUNER IMPROMPTU

Le marquis de Querelles, ce matin-là, se réveilla de méchante humeur. Il savait que le service ferait totalement défaut au château jusqu’à l’heure du dîner, Or, le marquis était d’essence particulière. Grand voyageur, il explorait les contrées les plus invraisemblables avec un bidon de rhum chauffé par le soleil et une boîte de pemmican moisi. Mais, rentré chez lui, ce coureur de grandes routes, sobre et simple devenait un raffiné, et poussait des cris si le valet de chambre oubliait de lui changer à temps son assiette. Aussi, la jolie marquise Georgette avait-elle dû déployer une diplomatie féline pour obtenir un congé général à son personnel, et lui permettre d’assister aux noces du premier cocher.

Grâce à son intervention, une file éblouissante s’était, dès le matin, dirigée vers la mairie de Feugerolles : forts gaillards à favoris, sanglés dans des habits luisants, gantés de fil blanc et cravatés en notaires ; belles dames, serrées à éclater dans les robes abandonnées par la châtelaine. Tout le monde y était, depuis les palefreniers jusqu’à la cuisinière. Ajoutons, à la louange du cordon-bleu, qu’avant de partir elle avait préparé pour ses maîtres un déjeuner sommaire auquel Négous, le seul valet qui restât, pouvait mettre la dernière main. Négous était un jeune nègre abyssinien ramené par le marquis. Dressé comme un singe, il ne comprenait pas un mot de français.

À l’appel de la cloche agitée par lui, M. de Guérelles descendit à la salle à manger, où se trouvait déjà Georgette. L’aspect de sa femme le dérida quelque peu. Une jolie femme, subitement entrevue au cours de méditations hypocondriaques, produit le même effet qu’un rayon de soleil perçant joyeusement les nuages gris. La jeune marquise était charmante, dans sa toilette très simple, en toile crème, toute semée de petits bouquets pompadour. Comme on était dans la saison chaude, elle avait oublié d’agrafer d’une broche la garniture de dentelles du cou, laquelle s’ouvrait malicieusement au cœur, et estompait d’une ombre mystérieusement légère les premiers contours de sa gorge bien dessinée. Sa jolie tête, casquée de cheveux noirs, se détachait un peu soucieuse, sur le ton clair du costume. Adossée au chambranle de la fenêtre, elle regardait la campagne. Le marquis fit le tour de la pièce sur la pointe des pieds, et trancha sa rêverie d’un gros baiser planté sur la nuque. Elle poussa un léger cri, et se retourna.

— À quoi pensais-tu, lui demanda-t-il en souriant ?

Georgette eut un gros soupir.

— Je pensais, répondit-elle, qu’il nous tombe sur la tête une fameuse tuile !

— Que dis-tu là !

— Regarde.

Et, du doigt, elle lui indiquait l’horizon.

M. de Guérelles se pencha. À ses pieds s’étendait le grand parc plein d’ombre. Le moutonnement des arbres, agités par une brise légère, allait en mourant jusqu’à la rivière. Il fouilla du regard les environs, les pâturages, immense tapis vert jeté à la fois sur la plaine et les collines ; le pont suspendu sur le Coypet, la route. Il sonda l’entrée des villages disséminés au loin, dont les églises neuves tachaient de blanc le ciel bleu. Il poussa jusqu’aux carrières ouvrant de hautes brèches rouges sur les hauteurs, embrumées par la distance, de Villière et de Charmeron. Et il ne trouva rien. Georgette, penchée sur son épaule, tendit sa main fine vers la route qui aboutissait à l’avenue de Guérelles. Il avait fallu ses yeux de vingt ans pour distinguer et démêler le groupe, déjà moins confus qui courait, dans une nuée poudreuse.

Le marquis examina un moment. Le groupe grandissait. Les points noirs prenaient un corps. On distinguait une calèche, escortée de deux cavaliers. Elle était engagée dans l’ombre d’une tranchée. Quand elle en sortit, le soleil donna en plein sur le cortège. On put voir dans la voiture, deux hommes, brillant comme des châsses sous les rayons ardents ; tout un plastron d’étincelantes broderies ; et, dans la poussière soulevée par les pieds des chevaux, les tricornes galonnés et les buffletteries jaunes des deux gendarmes d’escorte.

M. de Guérelles poussa un sacrebleu sourd. Puis il ajouta.

— Oh ! oui, une tuile ! une double tuile !

Georgette n’eut que le temps de disparaître. La voiture officielle était déjà devant le perron, sous la fenêtre. Le préfet sauta à terre et salua le châtelain d’une voix joyeuse.

— Bonjour, Guérelles, dit-il d’en bas. C’est une surprise, hein ! J’avais affaire à côté, mon cher, à Guërs ; la révision, vous savez ; alors je me suis dit : mais sapristi, je suis à deux pas de Guérelles ; je vais aller demander à déjeuner à ce vieil ami. Du coup, j’ai amené M. Pontel, médecin-major au 5e hussards, un de mes bons amis, que j’ai l’honneur de vous présenter. Ah ! ça, Mme de Guérelles m’excusera, n’est-ce pas ! Je m’en rapporte à vous.

— Comment donc, Saint-Senez, comment donc ! Mais c’est-à-dire que c’est une bonne fortune, mon cher ami. La marquise sera enchantée. Je descends, messieurs.

M. de Guérelles avait fait appel à toutes les dissimulations mondaines pour prendre un air cordial. Le diable de préfet passait pour avoir toujours été fort galant auprès de Georgette. Et le marquis était jaloux — même en voyage. Chaque marche de l’escalier fut marquée d’une tonalité différente de son juron favori. Le dernier sacrebleu en basse profonde s’éteignit à grand’peine en haut du perron.

Georgette, elle, avait tout de suite pris un parti. Elle dépêcha Négous — appelé par les circonstances à jouer un rôle important et complexe — pour montrer au cocher et à l’escorte le chemin des écuries. Elle gagna du temps en envoyant à ces messieurs, par le même dévoué serviteur, un plateau chargé d’apéritifs variés, qu’ils dégustèrent sous les ombrages de l’allée des platanes. Puis, elle courut à la cuisine et fit l’inventaire des subsistances : Un pâté de foie gras, des asperges et… du gras-double. Le maître raffolait du gras-double, et la cuisinière, désireuse de faire oublier son absence, avait laissé le plat lyonnais mijotant sur le fourneau. Allez donc servir du gras-double à un préfet en uniforme escorté d’un médecin-major en tenue ! Heureusement, Georgette était femme de ressources et excellente maîtresse de maison. Elle retroussa sa robe fraîche, l’attacha par derrière avec une épingle, arbora un tablier à bavette, et se transforma bravement en cuisinière. Dans l’office, elle dénicha un superbe poulet tué la veille, excellente base d’opérations : elle le fit dépecer par Négous, et se mit en devoir de l’accommoder au blanc. Elle leva délicatement de longues languettes roses sur un jambon, attaqua une réserve d’asperges, battit des œufs pour une omelette au kirsch. Au bout de dix minutes, un déjeuner suffisant était en train. Alors, elle s’occupa des hors-d’œuvre, éplucha des radis, ouvrit une boîte d’huîtres marinées. Et, toute gaie de cette situation nouvelle, elle chantonnait en préparant des coquilles de beurre, et se retournait sans gaucherie dans la vaste cuisine bien tenue qu’elle mettait sens dessus dessous, aux regards ébahis de son aide noir, qui ouvrait sa bouche émaillée de dents blanches, dans son énorme et respectueux sourire.

Pendant ce temps, les deux gendarmes, après avoir, en bons cavaliers français, pansé sommairement les chevaux et laissé le cocher à leur garde, tinrent conseil sur la porte de l’écurie. Le résultat de la délibération très brève fut une reconnaissance du côté de la cuisine. Sur le seuil, tous deux s’arrêtèrent. Boudineau, — un vieux troupier replet, grisonnant et coloré, — tomba en arrêt, campé sur ses jambes courtes, la tête en avant, les yeux écarquillés. Morillon, plus jeune et célibataire, tendit son torse d’hercule, remonta ses buffleteries de la main gauche, et tordit de la droite sa moustache rousse de Gaulois. Ils contemplèrent ainsi la marquise, qui, tournée de trois quarts et très absorbée, feuilletait un livre de cuisine. Après une minute d’extase, il se regardèrent, clignèrent de l’œil, et puis, retombèrent en arrêt. Enfin, comme Georgette feuilletait toujours, Morillon poussa un hum sonore. La jeune femme fit un soubresaut.

— Nous nous permettons, mademoiselle ou madame, dit-il, d’envahir militairement le domaine culinaire qui est votre propriété. Mais nous osons espérer que votre pardon sera à la hauteur de vos charmes !

Puis, il s’avança avec une révérence, et baisa galamment la main de la cuisinière.

Celle-ci lança toute une cascade perlée d’éclats de rires. Enchantés d’un tel succès, les gendarmes firent chorus. La cuisine trembla. Les chaudrons réveillés du sommeil qu’ils dormaient depuis les dernières confitures, grondèrent en longues vibrations. Et, devant cette joie franche et bonhomme qui rompait ainsi la glace, la marquise ne se sentait pas le courage de trahir son incognito. Elle les fit asseoir, et leur servit de ses mains une poudreuse bouteille de Saint-Georges. On pense si les troupiers se sentirent mis en belle humeur par cet accueil cordial. Ils battirent le rappel de toutes les galantes traditions de l’armée française. Ils aidèrent Georgette à décrocher ses casseroles, lui passèrent la boîte au sel, souillèrent le feu. Et Morillon, atteint en plein au cœur par le coup de foudre, chercha et trouva, à la faveur de ces menus soins, vingt occasions de manifester ses amoureux sentiments. Encore aujourd’hui, après des années, son regard se perd dans le rêve au souvenir de cette taille ronde et ferme qu’il pinçait en se penchant pour prendre l’écumoire. Et c’est avec émotion qu’il se rappelle les déclarations brûlantes murmurées à une petite oreille nacrée en tendant un bouquet de persil.

Boudineau, vieux philosophe, suivait le manège et savourait le vin vieux. Parfois, en passant près de lui, Morillon lui soufflait :

— La crâne femme ! Pristi, la crâne femme !

— Oui, répondait Boudineau en se versant une rasade. Mais tu as trop de flamme.

Et, Morillon haussait les épaules. Est-ce que jamais les conseils de l’expérience ont arrêté l’amour ! Le gendarme ne tenait pas en place. Tout à coup, il prit un parti pendant une courte absence de Georgette, il tira son carnet — le carnet aux procès-verbaux — confia au papier quadrillé le secret de son âme, plia le billet, et, au moment où Georgette ayant mené à bien sa grande œuvre, s’envolait de la cuisine, il le glissa sans qu’elle s’en aperçut dans la pochette de sa matinée. Après quoi, soulagé comme on l’est après tous les actes virils et décisifs, il retrouva son noble appétit et sa belle soif, et fit honneur, en compagnie de son compère, au fameux gras-double et au jambon que leur avait servi Négous. Il va sans dire que l’amoureux ne fut pas sans s’efforcer d’arracher au nègre quelques renseignements sur le séduisant cordon-bleu. Mais il eût plutôt fait parler le premier eunuque noir du Grand Turc. Au demeurant, cela lui était bien égal. Qu’importe le nom de l’idole ? ne l’embellit-elle pas toujours ?

Quand ils se furent bien réconfortés, quand ils eurent dégusté le café et l’armagnac, Boudineau, le vieux limier, entendit de son oreille de soudard le cri de la calèche sur le sable. Tous deux bouclèrent leurs ceinturons et descendirent à l’écurie. Morillon était quelque peu mélancolique de ne pouvoir faire ses adieux à la cuisinière. Mais enfin, elle avait sa lettre. Qui sait ? elle l’avait peut-être lue déjà, sans doute ; c’était ça qui l’empêchait de revenir. Il ne pouvait lui en vouloir de sa pudeur, à cette jeunesse. Et il roulait ses réflexions sous son tricorne tout en tirant son cheval par la bride, quand soudain, Boudineau lui pinça le bras. Il leva la tête. Tout son sang ne fit qu’un tour : il chancela, blanc comme un linge, et dut se cramponner à la crinière de la bête. Devant le perron, la cuisinière, sans tablier, riait entre le marquis et le préfet qui, son chapeau à plumes noires à la main, lui disait des douceurs dans une attitude inclinée. La cuisinière ! C’était la châtelaine. Pauvre Morillon ! Et il avait l’air commode le châtelain ! Qu’avait-il commis là, juste ciel ! Et son billet ! Que faire ! où se fourrer ! où disparaître ! Morillon se sentait devenir fou. Son billet ! dans sa poche droite ! Justement elle y met la main. Elle tire son mouchoir. Il tombe, Seigneur ! ils est à terre, s’il pouvait y rester ! Va te promener, le marquis l’a vu. Il se jette dessus ! il lance un regard courroucé au préfet. Il tend le billet à la marquise ; il lui prend le poignet… Ah ! madame, dit-il d’une voix rauque, vous lirez à haute voix !… et elle lit. Et les paroles arrivent au pauvre gendarme, martelant sa tête de coups de massue … « C’est pour le bon motif, mademoiselle, que je vous écris les présentes, n’ayant pas l’outrecuidance de révéler à tant de grâces, de vive voix, la blessure qu’elles ont cruellement ensanglanté mon cœur, dont le désir invincible serait de vivre indéfiniment près du vôtre, en union légale et légitime, si c’était un effet de votre bonté de faire un signe consolateur à celui qui vous aime pour la vie… Étienne Morillon, gendarme, douze ans de service, cinq campagnes, la médaille, et bientôt brigadier !… »

Un fou de rire s’élevait dan le groupe chamarré. Tous les yeux se tournaient vers lui. M. de Guérelles, remis de son alerte jalouse, se tenait les côtes. Le major étouffait : le préfet cassait le plastron de sa chemise. Le cocher, jusqu’à ce vilain moricaud de Négous, tous se tordaient. Et le malheureux Morillon tombait à genoux, son tricorne sur le sable, tandis que Boudineau stoïquement pétrifié dans la position du soldat sans armes lui mâchonnait sous sa vieille moustache.

— Tu vois bien que tu avais trop de flamme !

Georges Price.