JULES DE GLOUVET




CROQUIS DE FEMMES



LE ROSIER


i



Vers la quatrième heure de relevée, les habitants du Haut-Plessier étaient réunis dans la cour d’une ferme abandonnée. Le mercier ambulant arrivait de la Fère ; à sa vue, tous d’accourir pour avoir des nouvelles. Depuis la veille, le canon tonnait dans le lointain ; les colonnes prussiennes se repliaient en hâte vers Soissons : que se passait-il ? Les vieux paysans, que la conscription avait épargnés, se pressaient, les pieds dans la boue ; allongeaient la tête pour mieux entendre et d’un regard avide interrogeaient le colporteur, qui, souillé de terre détrempée et son aune sous le bras, se reposait debout contre une charrette. Les portes des étables étaient ouvertes ; la grange vide présentait sa baie morne au soleil couchant ; des barattes renversées, des harnais informes gisaient sur l’aire ; pas une volaille dans la cour. Tout en ces lieux offrait le spectacle de la désolation et de la fuite.

Une femme, jeune encore, demeurait accroupie sur le seuil du logis, les mains ramenées sous son tablier, pâle et immobile comme son siége de pierre. Un grand rosier, grimpant contre la façade, agitait au-dessus d’elle ses branches grêles dépouillées par l’hiver.

— Tout ton monde est parti, la Jaquette, dit un vieillard en passant près d’elle ; nos femmes sont tantôt prêtes aussi, elles : pourquoi ne fais-tu pas comme les autres !

— Je n’ai plus rien à perdre, moi ; je mourrai ici, répondit la femme d’une voix sourde. Mon homme avait planté devant cette porte le rosier du jour de nos noces ; j’y ai pris racine en même temps et je ne m’éloignerai jamais. C’est là qu’il viendra me quérir quand Dieu l’aura permis.

L’interlocuteur, saisi de compassion, voulut ajouter quelques mots ; mais la Jaquette se leva brusquement, et lui serrant le bras avec force, murmura :

— Écoutez !

Le colporteur, pressé de questions, élevait à ce moment la voix.

— Oui, mes garçons, il y a du nouveau. Aujourd’hui, 1er mars 1814, on peut dire que nous sommes sauvés. Les maudits qui ont osé paraître chez nous en pillards ne reverront pas leur pays.

— On ne peut pas tout tuer, fit quelqu’un. Ils sont trop !

— Que chantes-tu là, toi ? On les battra l’un après l’autre : c’est la manière du petit Tondu. Je dois même vous dire qu’il marche lui même en ce moment sur eux d’un côté, pendant que Mortier, qui s’y connaît, les rabat de l’autre ; et les Prussiens, qui ont perdu courage, se laissent refouler sur la rivière d’Aisne. Ils y boiront tous leur dernier coup. Les Kaiserliks et les Cosaques seront réglés ensuite, soyez tranquilles.

— A-t-on coupé les ponts ?

— Il n’en reste plus qu’à Soissons ; mais le canon garde ceux-là, et du bon canon encore ! Les gueux sont dans la souricière ; nos peines vont finir.

— Que Dieu vous entende, marchand ! car les malheurs sont grands au jour d’aujourd’hui !

— Douteriez-vous de la délivrance quand les Prussiens traînent débandés sur tous nos chemins, et que les hussards du Tondu les ramassent par centaines comme du bétail ? N’en voyez-vous pas tous les jours qui rôdent, égarés, loin des colonnes ?

— Ça, c’est vrai.

— Eh bien, enfants, c’est signe de déroute ; la victoire est à nous. Mais songez à aider nos soldats ; les troupes isolées, c’est votre affaire. Écoutez, voici l’ordre. Prenons d’abord le bulletin du Maréchal Mortier.

Le colporteur lut au milieu d’un profond silence :

« Habitants des campagnes, levez-vous contre l’envahisseur. Saisissez-vous des armes abandonnées par un ennemi aux abois ; défendez vos maisons ; arrêtez les convois, coupez les ponts ; luttez avec nous pour la défense de la patrie. »

Ce n’est pas tout, ajouta l’homme. L’Empereur vous commande (voilà la feuille imprimée) de sonner le tocsin comme signal, de fouiller les bois, d’assaillir la queue des colonnes, de vous battre comme de vrais Français contre l’étranger. Pour chaque paysan fusillé, il fera passer un Prussien par les armes.

Les auditeurs se regardaient l’un l’autre, troublés et hésitants. Le petit marchand s’écria :

— Êtes-vous donc sourds ! Avez-vous moins de cœur que les autres ! On se bat partout ; nos laboureurs occupent les bois de Dôle, les gens de Brenelles gardent leurs taillis. Et vous auriez peur, vous ?

— Non, on n’a pas peur, repartit rudement un journalier aux mains calleuses ; mais il faudrait avoir un chef.

— On s’en passe, dans les embuscades. Le plus crâne va devant, et tout suit.

— Croyez vous qu’on ait des armes ? Dix fusils et de la poudre mouillée pour vingt-trois que nous sommes !

— Ah ! Et vous n’avez donc pas de faux, de haches, de pelles de fer bien emmanchées ? Oh ! misère ! Est-il donc besoin qu’une femme vous enseigne comment des hommes doivent se venger ?

La Jaquette avait ainsi parlé. Pâle, transfigurée, les bras étendus en croix, elle se tenait debout auprès du colporteur. Les villageois frissonnèrent au souffle de ses paroles enflammées.

— Je ne refuse pas d’affûter les Prussiens, moi ! grommela l’un.

— Moi non plus, fit un autre. Après tout, si je n’ai pas de fusil, ils en ont. Le premier que je rencontrerai face à face m’en fournira.

— Les gens d’Oulchy ont bien enfermé quinze traînards dans une écurie, pas plus tard qu’hier.

— Et le petit Fromont, de Lannoy, a tué un officier derrière sa haie.

— Nous n’avons pas plus froid aux yeux que ceux-là, peut-être !

Ils s’excitaient ! les voix se faisaient plus rudes. Quelques-uns cependant hochaient la tête d’un air soucieux. La femme s’élança vers ces derniers, au milieu du groupe :

— Vous reculez, vous autres ? Ça ne vous fait donc rien, la honte, le pillage, la vue de l’étranger dans vos sentes ? Quoi ! notre terre, notre terre à nous, qui fait pousser le blé de France, porte la marque des souliers prussiens, et la rage n’allume pas votre sang ? Ah ! mon Jacques, tu es bienheureux d’avoir reçu le coup de la mort à Leipzig, sur le terrain de nos victoires, puisqu’il n’y a plus de braves gens au pays à cette heure !

— Mille diables ! Tu crois ça, pour de bon, la Jaquette ? Attends un peu. Ohé ! vous autres, les enfants du Plessier : en route ! On ne meurt qu’une fois, allons-y !

L’homme qui avait prononcé ces mots brandit un long pic à deux dents et le fit tournoyer au-dessus de sa tête. Il était de haute taille : ses cheveux incultes se hérissaient comme une crinière ; une énergie furieuse étincelait dans son regard. Tous ses compagnons, électrisés, dressèrent leur poing vers le ciel :

— En avant ; nous sommes prêts ! Les gens du Plessier ne sont pas des fainéants… Gare aux soldats de Blücher !

ii

La nuit avait depuis longtemps étendu ses ombres sur le village silencieux ; une nuit funèbre de mars, lourde et pluvieuse. La buée du dégel s’élevait lentement, en brouillard opaque et gluant ; les gouttes d’eau tombaient une à une du toit dans les rigoles pleines, avec un bruit triste. Des chats abandonnés se plaignaient au bord des lucarnes. La veuve était seule, ramassée sur une chaise basse, devant le feu expirant : elle songeait. Jaquette avait aidé ses voisines, jusqu’à la dernière, à remplir les carrioles, à atteler les juments, à tourner le coin de la mare. Plus personne au hameau. Les hommes étaient partis de leur côté, chargés d’armes disparates, d’un pas résolu. Elle avait voulu les suivre, portant une fourche ; ils l’avaient renvoyée de bonne amitié, n’admettant pas de femmes parmi eux, et s’étaient mis à battre au loin la campagne dans la direction du passage de l’arrière-garde ennemie. Elle devait seulement les avertir, dans le bois avant l’aube, si quelque mouvement suspect se produisait autour du village.

Dans cette effrayante solitude la veuve demeurait calme et recueillie. Le monde extérieur n’existait pour ses yeux ni pour ses oreilles : elle se souvenait. Jacques l’avait aimée ; tous deux avaient été heureux là, entre la vieille mère et les jeunes sœurs. Puis, à peine cueillaient-ils les premières fleurs du rosier de noces, que le tambour des grandes levées avait battu. Sac au dos, et pas accéléré ! Ils s’étaient embrassés une dernière fois au bout du jardin, devant le grand hêtre. Jacques riait, tout en s’essuyant les yeux à la dérobée, et disait :

— Que tu es donc bête ! Ne crains rien… J’ai toujours eu de la chance, moi, d’abord ! Je ne veux pas que tu pleures… Pense bien à moi tous les matins et tous les soirs : il n’en faut pas davantage pour me porter bonheur. Souris-moi donc, mignonne ? Je t’aime bien, va ! Tu n’as point de chagrin, dis ? Vois comme je suis tranquille… Allons, encore un bon baiser !

Oui, encore un. Elle lui en envoyait encore d’autres, tandis qu’il longeait la haie d’épines, se retournant, puis s’arrêtant indécis. Advenu à l’extrémité du champ, il obliqua à gauche pour gagner le chemin creux. Ce maudit talus trop élevé, Jaquette ne voyait plus ; elle se mit à courir jusqu’à une brèche : Jacques avait déjà disparu derrière le guéret en pente. Elle l’appela : il était sans doute trop loin pour l’entendre. Elle se hissa sur une grosse pierre, se suspendit d’une main aux basses ramées d’un chêne, afin de mieux voir : rien. Alors elle regarda plus haut, vers l’horizon ; se dit que Jacques allait dépasser la ligne bleue et ne rentrerait pas comme d’habitude à la tombée du jour… Les larmes à ce moment l’étouffèrent, et elle se coucha, sans courage, sur les feuilles mortes. Elle revint le lendemain, et encore les jours suivants, reconnaissant les moindres buissons qu’il avait frôlés ; le bruit doux de ses dernières paroles était encore dans l’air, autour du hêtre : « Je t’aime… encore un bon baiser… » Et, chaque soir, Jaquette comptait tout haut en se déshabillant : Voilà quinze jours, voilà un mois qu’il est parti. Comme elle se souvenait bien de tout cela ! Elle revoyait toute la scène d’adieux : le paquet du jeune homme ballant au bout du bâton ; le petit nuage allongé en fuseau qui passait dans le couchant, derrière les trois ormeaux ; la fourmilière au pied du talus, les touffes d’herbes sèches… Elle revoyait les moindres choses ; et le soldat la visitait chaque nuit, à l’instant des rêves.

Le temps avait marché, laissant Jaquette à sa peine et ne lui apportant rien en échange. Puis, plus tard, des récits de grands massacres d’hommes et de batailles perdues coururent confusément dans la contrée : les peuples coalisés arrivaient, disait-on, en armes sur nos frontières. Le cœur de la femme se serra. Mais non ; le rouge gorge du court il continuait à chanter : c’était bon signe. Comment serait-il arrivé malheur à Jacques, qui n’avait jamais fait de mal à personne ? Les nouvelles circulèrent peu à peu, plus précises et plus sinistres : nos soldats débandés refluaient jusqu’en Champagne. Jaquette ne dormait plus ; mais le jour, quand le soleil avait dissipé son cauchemar, elle se disait : C’est impossible ; et, les yeux fixés sur la haie d’épines, espérait encore ; parfois elle s’efforçait de dire bien haut, d’une voix ferme, pour se persuader :

— Je sens qu’il va arriver ce soir…

Mais souvent un sanglot coupait la phrase à moitié ; et la jeune épouse, effarée, fermait les yeux pour échapper à quelque vision horrible. Le colporteur, qui était son cousin, eut pitié d’elle :

— Il passe de petites troupes par chez nous qui vont renforcer le corps de Marmont sur l’Ourcq ; je questionnerai les gradés et les vétérans.

Le petit jeune homme interrogea tant, qu’à la fin un sergent, natif de Mareuil, le renseigna du premier coup :

— Jacques, du Haut-Plessier ? Il est mort. Je l’ai vu tomber à Leipzig, quand les Saxons nous tirèrent dans le dos. Il n’a pas seulement remué un doigt. Les coups de traître, mon vieux, c’est comme ça.

Jaquette avait un cœur vaillant. Elle apprit la chose un matin sans y être préparée, et toutefois resta vivante. Sa mère avait besoin d’elle jusqu’au mariage de la cadette : la jeune veuve garda donc pour elle seule son désespoir et s’acharna au travail. Son désespoir ? Non. Malgré tout, elle doutait encore. Tant qu’il n’y a pas de croix plantée dans le cimetière, se résigne-t-on à croire qu’on a perdu ce qu’on aime ? L’ami cher n’était peut-être que blessé. On en voyait alors tous les ans revenir au pays, des disparus et des prisonniers. Lui, si beau, si fort, il se guérirait là-bas ; tout le monde s’empresserait à le soigner, car on l’aimait partout, rien qu’à le voir, le vaillant garçon ! Et il arriverait par la brèche du chemin creux, tout pâle encore, mais la joie dans les yeux, et crierait du bout de la haie :

« Ma Jaquette, c’est moi.., Je t’aime. »

Hélas ! elle se disait cela ; mais le rouge-gorge ne chantait plus ; les branches du rosier de noces devenaient sèches ; le vieux chien de garde avait été tué par la pouliche. Que de signes de mort ! Le colporteur lui répétait, lorsqu’elle parlait du soldat ?

— Le sergent l’a vu tomber. Il n’a seulement pas remué un doigt…

Elle recouvrit enfin de crêpe noir sa petite coiffe, fit dire une messe chantée pour Jacques le tué, et se mit à vivre d’une vie nouvelle, au fond d’elle même.

En face de l’invasion qui déjà semait les ruines et promenait ses horreurs, mille pensées confuses germaient dans les ténèbres de cet esprit. Le souvenir de son bonheur brisé, l’image de son bien-aimé percé de balles, lui inspiraient une haine sauvage. Elle voyait à toute heure ces étrangers tuant son homme et faisant d’elle, du même coup de fusil, un corps sans âme. Des idées de vengeance la hantaient. Cette irruption de hordes étranges au milieu des incendies et du sang lui causait d’énormes tressaillements. Tout ce monde était passé sur le cadavre de Jacques pour venir ! Oh ! elle ne voulait pas, à présent, que le pays de l’époux fût souillé par ses meurtriers ; non, oh ! non ! La veuve ne pensait pas à elle-même, sa vie n’était plus rien ; mais venger le pauvre grenadier, défendre le coin de terre où il l’avait aimée ! Toute son humble histoire était là, faite d’un été de bonheur et d’un hiver de larmes. Le désespoir ne l’avait ni écrasée ni soumise ; dans son cœur à jamais brisé luisait une flamme.

III

Ses voisins n’avaient pu consentir à ce qu’elle se battit avec eux. Elle savait pourtant que son bras eût valu celui d’un homme. Enfin elle irait au-devant d’eux, le lendemain matin, sous les gaulis, puisque c’était leur point de ralliement. S’ils faisaient des prisonniers, ainsi qu’ils l’avaient juré, elle verrait ceux-ci de près. Des gens de Leipzig ! Sa fourche était là toute prête, au coin de la huche : elle s’en armerait pour aller au bois, car son Jacques, à sa place, l’aurait prise. Son Jacques ! L’avaient-ils seulement déposé en terre sainte ! Les guerres finies, elle irait là-bas. Le sergent de Mareuil l’accompagnerait ; en vendant sa part du bien, c’était possible. Ce vieux témoin lui montrerait la place où l’époux était tombé. Elle pourrait s’y traîner sur les genoux, l’appeler, lui porter de plus près son cœur et sa pensée. Elle en rapporterait une fleur qu’elle coucherait à côté d’elle dans le lit nuptial… Le mort serait content, et peut-être qu’alors il paraîtrait en disant :

— Viens me rejoindre, sois délivrée !

Les heures de la nuit s’envolaient ; elle était là, toujours devant les cendres froides, dans l’engourdissement de sa veille enfiévrée. Un bruit de pas se fit entendre dans la cour ; plusieurs hommes marchaient d’un pas pesant, rasant les murailles et parlant bas. Les ténèbres étaient si profondes, que l’un d’eux heurta rudement le moyeu de la charrette ; une arme d’acier cliqueta sur le bois sec.

Jaquette redressa vivement la tête.

— Quoi ! nos gens reviennent déjà ? Eux qui devaient garder les deux routes jusqu’au matin !

Elle se pencha et attendit, ne vit rien, le sourd tapage avait cessé.

— Non, ils auront seulement traversé le village pour changer de poste. Amis, bonne chance ! La jeune femme s’affaissa de nouveau sur sa chaise et s’engourdit dans ses pensées. Quelques instants plus tard, le craquement d’un bois cassé éclata devant l’écurie. Elle courut à la fenêtre, essuya un carreau, regarda et découvrit un spectacle extraordinaire. Des soldats revêtus de costumes bizarres allumaient du feu dans la grange. Des lueurs incertaines et rapides éclairaient vaguement leurs visages. Quelques-uns, le genou relevé, brisaient des branches mortes ; d’autres les entassaient sur le foyer, puis, couchés à plat ventre, soufflaient ; d’autres encore, debout et secouant leur manteau mouillé, allongeaient des mains rouges au-dessus de l’épaisse fumée. Çà et là dans la cour, des sentinelles immobiles, éclairées par derrière, émergeaiant de l’ombre avec des profils démesurés. Une ligne brillante se détachait dans l’angle obscur de la grange : c’étaient des fusils en faisceau. La veuve contempla longtemps cet étrange tableau, le cœur serré, la sueur au front. Un mouvement s’était produit parmi ces hommes ; une patrouille sortit, s’approcha d’une maison voisine ; des coups de crosse retentirent dans la porte. Épouvantée, elle écoutait… Un des soldats parla, d’une voix gutturale, prononçant des mots inconnus.

Saisie d’une inexprimable angoisse, Jaquette murmura :

— L’ennemi ! les Prussiens !

La patrouille frappait successivement aux portes, les brisait, entrait dans chaque logis et poursuivait sa marche circulaire. Elle faisait une ronde afin de s’assurer que le village était sans habitants. « Ils vont venir ! » songea la veuve. Elle allait se trouver toute seule, à leur merci. D’odieux récits, répétés aux veillées, lui vinrent aussitôt à la mémoire ; le rouge de la pudeur brûla ses joues.

— Oh ! Jacques, balbutia-t-elle, c’est pour ne pas quitter notre maison d’amour que je me suis exposée à la honte ; pardonne-moi !

Ils s’approchaient. L’imminence du danger rendit quelque sang-froid à l’infortunée. Elle rangea précipitamment sa chaise, recouvrit les tisons du foyer et, gagnant à pas muets la laiterie, se laissa couler quasi morte au pied de la table. Presque aussitôt plusieurs Silésiens pénétrèrent dans le logis avec précaution, appelèrent, fouillèrent les recoins à la baïonnette, tâtèrent le lit, qui n’était pas défait. L’un d’eux sans doute à ce sujet décocha quelque plaisanterie, car les autres en écoutant exhalèrent un rire épais. Après quoi, ils sortirent, chargés du matelas et de la couverture, et laissèrent la porte grande ouverte. Lorsque ces hommes eurent disparus, Jaquette s’éloigna lentement de sa cachette, revint jusqu’à l’entrée de la chambre et, perdue dans les ténèbres, observa l’ennemi. C’était peut-être un de ces brigands-là qui avait tué son Jacques ? Maudits ! Ils avaient profané sa couche, souillé son aire… Ils étaient là, chez le pauvre mort, en larrons arrogants ! Nul ne l’aiderait donc à se venger !… Ah ! si seulement les garçons du Plessier revenaient !

Cette pensée avait à peine effleuré son esprit, que la veuve fut agitée d’un long frisson, car elle comprit aussitôt que les partisans, tombant sans défiance au milieu de ce camp militaire, seraient infailliblement perdus. Il fallait, au contraire les avertir, empêcher leur retour au village. Le lendemain, tout serait changé, puisque l’Empereur arrivait, sûr comme autrefois de la victoire. Mais cette nuit… Oh ! comme cette nuit serait longue ! Si les amis allaient tomber dans l’embuscade ? … Eux qui contaient sur elle pour avoir les nouvelles avant le lever du soleil ! Non, cela ne serait point : veuve d’un soldat, une femme de France saurait faire son devoir ; et peut-être, en révélant les dispositions du bivouac prussien, aurait-elle pour récompense cette suprême joie de voir son monde exterminer les hommes sanglants de Leipzig. Mais que faire ! Ils étaient là partout, gardant les issues ; elle en comptait quinze au moins, et dix encore ; et le brouillard peut-être en cachait d’autres. Qu’importe ! elle envoya une dernière pensée au bien-aimé couché là-bas sur la terre froide, gagna le seuil rampant et, s’allongeant sur le sol visqueux, s’aventura sans trembler dans la grande cour. Ses mains balayaient la boue, se déchiraient aux pierres aiguës ; elle se traînait sur les genoux, la tête baissée, retenant sa respiration. Le brouillard l’enveloppait ; la chute cadencée des eaux couvrait le faible bruit de sa jupe traînée. Deux sentinelles allaient et venaient devant la grange ; elle les évitait et passait, s’effaçait davantage, s’arrêtait pour reprendre haleine et poursuivait sa route tortueuse. Toujours invisible, elle advint à la barrière, la dépassa et se jeta aussitôt hors du sentier. Cent pas plus loin, elle se redressa et prit sa course obliquement. Ses pieds nus s’enfonçaient dans la terre délayée des sillons ; une sensation insupportable de froid l’envahissait… Mais elle courait toujours plus fort, impatiente, heureuse. Les champs succédaient aux champs, les squelettes des grands arbres aux dentelures des haies rabougries ; une chouette miaulait dans la nuit. Haletante, elle aperçut enfin une grande bande noire devant elle : c’était la lisière du bois. Encore un guéret ; plus qu’un fossé à franchir ; le ruisseau du pré n’est pas large : courage ! Jaquette enfin pénètre dans le gaulis.

IV

Pas un feu ; pas un bruit dans l’air, pas d’ombres humaines au pied des cépées. Où sont les hommes du Plessier ? Elle s’avance, marche au hasard, les bras étendus, au fond des ténèbres ; appelle tout bas ses amis, les nomme, les supplie de répondre ; sa voix s’élève… Le bois est désert ; un souffle d’hiver fait craquer les rameaux noircis ; la pluie dégoutte sur les houx rigides ; des oiseaux inaperçus s’envolent, et le silence retombe, plus morne et plus pesant, sur cette lugubre solitude. Ils ne sont pas là ! Jaquette, en proie à une terreur superstitieuse, va plus vite ; les arbres lui barrent le chemin ; sa main d’épouvantée glisse sur des suintements d’écorce. Puis l’espace s’élargit, la nuit est, moins noire ; une large ligne forestière s’ouvre devant elle. La route de Soissons ! Oh ! c’est par ici qu’ils ont dû s’embusquer. Elle va, trébuchant dans les ornières.

— Mais répondez-moi donc ; je suis des vôtres ; la veuve de Jacques !

Une forme confuse se détache sur le revers du talus ; quelqu’un parle bas. Elle s’arrête, tressaille, écoute…

— Est-ce vous, la Jaquette ?

La paysanne bondit de surprise, s’éloigne, hésite et revient :

— Qui êtes vous ?

— C’est bon, je vous ai reconnue à la voix. Et maintenant que j’ai parlé, est-il besoin que je me nomme ?

— Mon Dieu, c’est le colporteur. Où sont les autres ?

— Je ne les ai pas vus, mais on se battait il y a deux heures dans le marais. Les Prussiens sont partout, cette nuit.

— Que faites-vous donc là, vous ?

— Mon service, tiens !

La veuve s’était approchée de cet homme dont elle connaissait l’honnêteté, et tous les deux, ensevelis dans l’ombre, pouvaient se parler sans crainte. Le colporteur se pencha et dit tout bas :

— C’est moi qui renseigne l’armée.

Il aurait dit avec orgueil : « Je suis espion », si le mot était venu à ses lèvres. Il jouait sa vie et défendait le pays natal : c’était assez pour sa conscience.

— J’arrive de Vierzy où l’on m’apportait les nouvelles. Elles sont tristes, ma pauvre amie !… En entendant venir sous bois, je me suis caché ; mais je pars à présent, l’Ourcq est loin et la nuit s’avance.

— Ah ! marchand, allez vite pour préparer la délivrance, et soyez béni de nous avoir annoncé tantôt que nous sommes sauvés.

Il lui saisit la main, et parlant plus bas encore :

— Tout est bien changé, fit-il. Je te dis maintenant que nous sommes perdus !

— Perdus ?

— Oui. Le petit Tondu arrivera trop tard. Soissons vient d’être livré par des traîtres ; les Prussiens vont s’évader et se joindre aux Russes. Tout est fini. Soissons rendu, c’est la France finie. Les misérables !

— Seigneur, Seigneur ! Et quand on pense que les brigands sont au Plessier, cette nuit !

— C’est sans doute un détachement qui rabat les traînards et se replie vers la ville maudite. Tu as bien fait de te sauver, ma fille. Viens chez nous ; ma femme te gardera.

— Pouvez-vous croire que j’aie fui ? Je cherche nos gens pour les avertir, voilà tout. Il faut bien que je les trouve, que je les sauve du danger. Je rentrerai ensuite chez moi ; j’ai promis à Jacques de ne jamais quitter la maison. — Malheureuse, que Dieu te conduise ! Mais tu rencontreras plutôt la mort que les hommes du Plessier, par une nuit pareille. Je t’en prie, viens.

— Non, non, fit-elle avec une sombre résolution ; je ne laisserai pas tuer ceux de mon village. Je ne déserterai pas non plus.

— Alors adieu, ma pauvre Jaquette. Tu es un brave cœur. Il avait bien choisi en te prenant.

L’espion sauta sur le chemin et s’éloigna rapidement.

— Maintenant où puis-je aller ? se demanda la veuve.

Elle frissonnait sous la rafale ; la souffrance physique et l’inquiétude s’ajoutaient à son instinctive épouvante. Où étaient les voisins, les chers amis du Plessier ? Comment les trouver et les avertir ? Par instants elle pleurait.

— On n’entend rien, bégayait-elle. Ils sont loin, sans doute ; je ne saurai les le joindre. Je dois pourtant, dussé-je périr, leur apprendre que les étrangers sont au Plessier. Comment donc faire ?…

Soudain sa respiration s’arrêta, elle se renversa à demi, la face livide et l’œil agrandi, en face de quelque pensée subite qui l’épouvantait… Elle se prit le front à deux mains, en proie à une violente lutte intérieure.

— Non, s’exclama-t-elle ; je ne pourrais !

Son regard incertain se fixa sur le noir du ciel, et il lui sembla que l’image du trépassé lui apparaissait derrière le rideau confus des nuages. Elle perçut alors la vision des jours perdus ; la haine de l’envahisseur lui monta au cœur. Ceux-là lui avaient apporté le malheur en croupe. À cette heure ils se reposaient paisiblement dans la cour de Jacques. Même ils avaient ri ! Demain l’épée de la France ne serait plus assez longue pour les clouer sur la terre violée, avait dit le colporteur. Eh bien ! soit. On allait voir. Les habitants du Plessier, à tout le moins, ne mourraient pas. Elle se leva, calmée et terrible.

— Si : je le ferai. Ma main ne tremble plus. Partons.

Elle reprit sa route en courant.

— Si les voisins, mon Dieu ! arrivaient avant moi, désarmés, devant les canons de fusil ! Allons ; plus vite.

Nul obstacle ne l’arrêtait ; elle se précipitait, affolée, comme dans un rêve. Le dernier champ enfin fut traversé ; la route familière déroula devant les sillons inondés sa bande unie et grisâtre ; elle se reprit à ramper et traversa la cour comme la première fois.

Les soldats de l’armée de Silésie, cédant à cette torpeur irrésistible qui terrasse à l’approche du jour, dormaient pêle-mêle dans la grange. L’averse redoublait de violence ; les sentinelles oubliées s’étaient assises sous la saillie du toit, à l’entrée, et le corps allongé vers le foyer, sommeillaient lourdement.

La veuve regagna sans peine son logis. Elle respira longuement, s’avança dans l’obscurité et promena une main prudente sur le haut manteau de la cheminée, chargé d’ustensiles de toute espèce. Elle découvrit et retira successivement le briquet, l’amadou, deux chandelles enveloppées de papier jaune. Dans le tiroir de la table, elle prit des paquets de filasse, enveloppa tous ces objets dans un tablier qu’elle décrocha derrière la porte. Alors sa pensée l’obséda :

— À la besogne, maintenant.

Oui, elle était décidée à mettre le feu. Au moins, quand tout flamberait, les voisins verraient la chose de loin, qu’ils fussent dans le marais ou sur le coteau ; comprendraient le signal et pourraient se dire l’un à l’autre : « L’ennemi est au Plessier. » Et de ces soldats qui dormaient si pesamment, n’en resterait-il pas quelques-uns sous les cendres, lorsque la charpente s’effondrerait ? Les autres ? car tous ne mourraient pas… Eh bien ! tant mieux pour ceux-là, mais du moins les premiers auraient servi de victimes expiatoires… D’ailleurs, elle ne pouvait faire davantage ! Mais elle goûterait la joie de les chasser tous, de les voir secoués par la peur, de les mettre en fuite. Ce serait pour elle comme une revanche de Leipzig. Elle songea d’abord à brûler sa maison, afin de ne pas nuire à ses amis du village ; mais les Allemands étaient de l’autre côté ; et puis le courage lui manqua : non, jamais sa main n’allumerait l’incendie sous le toit de Jacques. Et enfin son rosier de noces qui poussait là, planté par lui, et que le feu ferait périr.

— Je resterai là, fit-elle ; si le vent y conduit les flammes, c’est que Dieu l’aura voulu ; mais ce ne sera du moins pas mon ouvrage ; si le sort fait brûler notre plante, je brûlerai avec elle. Maintenant à l’œuvre. Pour le salut des amis et pour le châtiment de l’envahisseur, je vais brûler le village. Que le Seigneur me pardonne un si gros péché. Allons…

Debout devant la porte, indécise, elle cherchait. Le temps pressait, car une vague blancheur éclairait déjà le dessous des nuages ; avant une heure le jour poindrait. La cour commune, vaste et irrégulière, était inégalement flanquée de petits logements, tous en torchis et couverts de chaume. Les femmes avaient emporté leurs meubles, il ne restait plus que le foin dans les greniers. La grange et les écuries, surmontées d’un immense fenil, occupaient un des côtés.

— Elle est à moi, la grange, se dit la veuve ; je ne ferai de tort à personne, et les Prussiens sont dessous. C’est là que j’irai.

Elle s’aventura de nouveau dans les ténèbres, contourna la mare et se glissa derrière les tas de fumier. L’échelle conduisant au grenier était à sa place, sur un prolongement abrité de la cour, dans le retour d’équerre. Les soldats, que l’abandon du village avait d’ailleurs remplis de confiance, n’avaient pas cherché à relever les factionnaires, et tous reposaient côte à côte dans la léthargie de brutes harassées. Jaquette put sans peine s’approcher, franchit lentement les échelons, fit jouer sans bruit le crochet de la porte et pénétra dans le fenil. Elle le traversa dans sa longueur, glissant avec précaution sur le fourrage, et, advenue au bout opposé, alluma une chandelle au pied du formidable amoncellement. Jaquette revint alors sur ses pas d’une allure plus précipitée, pour fuir l’incendie naissant. Le plancher craqua faiblement sous ses pieds, et la voix d’un soudard à demi réveillé se fit entendre dans la grange. La jeune femme n’osait bouger ; au moindre mouvement le bruit pouvait la trahir. Cependant d’imperceptibles pétillements crépitaient déjà derrière elle ; une âcre odeur de fumée commençait à se répandre. Tout était devenu péril ; une horrible angoisse l’étreignait. La voix s’éleva une seconde fois, mais l’appel se perdit dans un grognement ; ivre ou las, le lourdaud s’était rendormi. Elle reprit alors, en rampant sur le foin, son périlleux voyage, et gagna sans nouvelle alerte les abords de la lucarne. Là elle dressa son second foyer, inclina d’un doigt tremblant la mèche enflammée, puis alluma la filasse, qu’elle lança au hasard sur le tas. Il fallait descendre : les hommes, assoupis, ne la gênaient certes pas ; mais une épouvante instinctive, née de l’action commise, la paralysait ; ses forces lui faisaient défaut. Les barreaux de l’échelle lui semblaient innombrables ; le brouillard enveloppait la terre à des profondeurs inconnues ; ses jambes se dérobaient sous elle ; elle n’osait plus. La veuve ferma les yeux en s’élançant, afin d’échapper au vertige. Son courage l’avait abandonnée. Elle tomba lourdement sur le sol. Plus que la cour à passer : elle n’osa point. Cette fois, la malheureuse fit le tour extérieur des maisons, traversa les jardinets ; ses mains, déchirées par les épines, pendaient inertes. Elle avait peur. Ses jambes appesanties la portèrent à grand’peine jusqu’à sa maison ; ses tempes battaient. Elle dut s’appuyer au mur pour entrer, Jaquette cependant avait conscience d’elle-même. Une curiosité poignante, effroyable, la secouait tout entière. Incapable de se tenir debout, elle tomba à genoux derrière la petite fenêtre pour voir…

Le jour commençait à poindre. L’incendie couvait dans le foin tassé. Une fumée épaisse et grise s’échappait de la lucarne et sortait en maigres fusées des fissures du toit. Quelques étincelles rapides brillaient sourdement. Les soldats demeuraient immobiles au-dessous, dans la grange, ensevelis dans leur sommeil de plomb. Ces hommes assurément étaient des traînards débandés, sans chef et sans discipline. Ils avaient cherché un refuge là, sans souci de l’heure suivante, tels que des sangliers dans leur bauge. Un tonneau renversé près du faisceau d’armes trahissait le secret de leur insouciance : exténués de fatigue à la suite de longs maraudages et gavés de vin, ils avaient roulé sur le dos et ronflaient. L’incendie cependant se développait, invisible et mystérieux, au-dessus de leurs têtes, dans sa formidable incubation. Jaquette, la sueur au front et haletante, regardait.

À cet instant, un Silésien se leva avec lenteur au milieu de la grange, s’étira, enjamba ses compagnons et s’approcha du feu de bivouac. Elle discernait tous ses mouvements aux pâles clartés du matin. De la pointe de son sabre court, l’homme fouilla les cendres : le foyer éteint resta sans flamme et sans chaleur. Il sortit alors, tout grelottant, rôda le long des bâtiments et ramassa quelques brindilles. Que le bois fût ou non mouillé, il n’en avait cure ; mal dégrisé, il avait froid et suivait son idée fixe. Or les camarades avaient brûlé tout ce qui s’était trouvé à leur portée : il traversa donc la cour afin de chercher plus loin. La veuve tout à coup aperçut cet être maudit qui d’un pas nonchalant venait directement à elle. Le ciel blanchissait. Rejetée dans l’ombre, elle ne pouvait craindre d’être vue. Mais lui, le gros fantassin à barbe rousse, au visage stupide et farouche ; lui, l’étranger, comme il se détachait dans le crépuscule ! Jacquette n’avait aperçu ces êtres là que de loin et pendant la nuit ; enfin elle en avait un sous les yeux, réel, à la distance de quelques pas. Aussi comme elle l’observait avidement ! Il lui paraissait extraordinaire, horrible. C’était peut-être celui-là qui avait tué son Jacques ! Mais sa fatigue et son abattement étaient tels qu’elle ne chercha pas à fuir et resta agenouillée à la même place, disant :

— S’il entre, qu’il me tue ! J’ai assez souffert.

Le Silésien s’approchait toujours. La femme comme fascinée, n’en pouvait détacher ses regards. Il touchait déjà le seuil, glanant çà et là des brindilles au bord des flaques d’eau, lorsque par hasard il leva la tête. Une branche du rosier rabattue par la pluie avait rudement frôlé sa coiffure. Il examina ses tiges longues et minces, le bois léger de ces ramées, sourit avec satisfaction, fit un pas de côté, se baissa légèrement et, saisissant le tronc d’une main sans prendre garde aux épines, brandit de l’autre main son sabre.

La veuve se redressa subitement, pâle, effarée.

— Oh ! murmura-t-elle les dents serrées ; l’arbre de Jacques ! Notre rosier de noces ! Que veut-il faire…

Le soldat frappa un premier coup ; mais l’arbuste, protégé par un renflement du mur, eut l’écorce déchirée sans être coupé. Le bras du maraudeur fut levé de nouveau.

Jaquette n’était plus lasse, n’avait plus peur ; elle avait oublié ses affres du grenier ; pour elle, les dormeurs de la grange n’existaient plus.

— Malheur ! un Prussien de Leipzig qui tue notre rosier !

Éperdue, affolée, elle se saisit de sa fourche et bondit jusqu’à la porte :

— Arrête ! n’y touche pas ; c’est sacré !

Le sabre de l’étranger s’était abattu pour la seconde fois : le pied du rosier était tranché. La cime gisait dans la cour. les branches traînaient dans la boue. Il était content, le soldat ; il avait du bois pour raviver son foyer. C’est alors qu’il perçut, avec une inexprimable surprise, le bruit d’une voix humaine près de lui, et qu’en se retournant il aperçut une femme au regard terrible qui surgissait, une fourche dans les mains, près de la maison pillée, comme le fantôme de la Vengeance devant l’Invasion. Il voulut fuir ; mais un épouvantable tumulte qui s’éleva tout à coup au fond de la cour le glaça d’effroi, et il demeura cloué sur place.

L’incendie éclatait subitement. Les masses de foin s’étaient graduellement embrasées, sans tapage et sans lueurs ; l’immense foyer couvert avait gardé son secret. Puis la toiture à la fin crevassée laissa le vent s’engouffrer : un courant d’air s’établit ; l’effroyable fumée noire trouva issue et s’échappa. L’épaisse colonne tournoya, bondit et s’éleva, portant dans ses flancs de rouges panaches de flamme. L’éclosion fut instantanée. Le feu de toutes parts se tordit, fusa, courut à travers les charpentes surchauffées. D’énormes craquements annoncèrent la dislocation furieuse : le plancher s’écailla et presque aussitôt s’écrasa dans le vide de la grange avec de sinistres détonations. Une lumière horrible fit violemment sortir des ténèbres crépusculaires le village, les arbres et les champs voisins. Une pluie opaque d’herbes brûlées enveloppa la cour de son linceul noir.

Peu de minutes avaient suffi pour que le fléau sournois fût devenu catastrophe. Quelques routiers allemands, arrachés au sommeil par la chute des plâtras avaient pu saisir à la hâte leur fusil et quitter la grange avant l’effondrement ; ils couraient, croyant à une attaque, et terrifiés ; tous les autres, surpris dans l’insensibilité de l’ivresse, dormaient du dernier sommeil sous les débris vengeurs du grenier fumant. Maintenant l’écurie brûlait. Les flammes montaient en spirale sous le ciel empourpré : les partisans du Plessier étaient désormais avertis.

Jaquette, l’œil hagard, contempla une dernière fois le rosier brisé, et tout à coup, hurlant devant le sacrilége énorme, se rua sur le Silésien. La fourche, à deux reprises balancée, frappa l’homme à la poitrine. Les dents brillèrent au reflet de l’incendie et disparurent sous l’étoffe sombre.

L’homme jeta un appel désespéré, lâcha son sabre et tomba sur la terre molle. La femme vociférait :

— Tu l’as tué, notre rosier ; sois puni, tu l’as tué !

Implacable, féroce, elle frappait encore, toujours, le meurtrier du rosier ; d’un geste sauvage, elle ramenait la fourche et la plongeait furieusement dans la gorge de l’étranger. Celui-ci cessa peu à peu de se débattre et roula inerte sous les coups. Jacquette hurlait :

— Tu l’as tué… À ton tour !

Ceux des envahisseurs que le feu avait épargnés accouraient, exhalant des grognements de fureur et l’arme brandie…

— Venez, s’écria la veuve. Vous pouvez me faire mourir à présent. Jacques et son rosier sont vengés ; nos gens ont leur signal. Je n’ai plus besoin de vivre, moi… Vive la France.

Jules de Glovet.



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