PRÉFACE.


Le drame qu’on va lire n’a rien qui le recommande à l’attention ou à la bienveillance du public. Il n’a point, pour attirer sur lui l’intérêt des opinions politiques, l’avantage du veto de la censure administrative, ni même, pour lui concilier tout d’abord la sympathie littéraire des hommes de goût, l’honneur d’avoir été officiellement rejeté par un comité de lecture infaillible.

Il s’offre donc aux regards, seul, pauvre et nu, comme l’infirme de l’évangile, solus, pauper, nudus.

Ce n’est pas du reste sans quelque hésitation que l’auteur de ce drame s’est déterminé à le charger de notes et d’avant-propos. Ces choses sont d’ordinaire fort indifférentes aux lecteurs. Ils s’informent plutôt du talent d’un écrivain que de ses façons de voir ; et, qu’un ouvrage soit bon ou mauvais, peu leur importe sur quelles idées il est assis, dans quel esprit il a germé. On ne visite guère les caves d’un édifice dont on a parcouru les salles, et quand on mange le fruit de l’arbre, on se soucie peu de la racine.

D’un autre côté, notes et préfaces sont quelquefois un moyen commode d’augmenter le poids d’un livre et d’accroître, en apparence du moins, l’importance d’un travail ; c’est une tactique semblable à celle de ces généraux d’armée, qui, pour rendre plus imposant leur front de bataille, mettent en ligne jusqu’à leurs bagages. Puis, tandis que les critiques s’acharnent sur la préface et les érudits sur les notes, il peut arriver que l’ouvrage lui-même leur échappe et passe intact à travers leurs feux croisés, comme une armée qui se tire d’un mauvais pas entre deux combats d’avant-postes et d’arrière-garde.

Ces motifs, si considérables qu’ils soient, ne sont pas ceux qui ont décidé l’auteur. Ce volume n’avait pas besoin d’être enflé, il n’est déjà que trop gros. Ensuite, et l’auteur ne sait comment cela se fait, ses préfaces, franches et naïves, ont toujours servi près des critiques plutôt à le compromettre qu’à le protéger. Loin de lui être de bons et fidèles boucliers, elles lui ont joué le mauvais tour de ces costumes étranges qui, signalant dans la bataille le soldat qui les porte, lui attirent tous les coups et ne sont à l’épreuve d’aucun.

Des considérations d’un autre ordre ont influé sur l’auteur. Il lui a semblé que si, en effet, on ne visite guère par plaisir les caves d’un édifice, on n’est pas fâché quelquefois d’en examiner les fondements. Il se livrera donc, encore une fois, avec une préface, à la colère des feuilletons. Che sara, sara. Il n’a jamais pris grand souci de la fortune de ses ouvrages, et il s’effraye peu du qu’en dira-t-on littéraire. Dans cette flagrante discussion qui met aux prises les théâtres et l’école, le public et les académies, on n’entendra peut-être pas sans quelque intérêt la voix d’un solitaire apprentif de nature et de vérité, qui s’est de bonne heure retiré du monde littéraire par amour des lettres, et qui apporte de la bonne foi à défaut de bon goût, de la conviction à défaut de talent, des études à défaut de science.

Il se bornera du reste à des considérations générales sur l’art, sans en faire le moins du monde un boulevard à son propre ouvrage, sans prétendre écrire un réquisitoire ni un plaidoyer pour ou contre qui que ce soit. L’attaque ou la défense de son livre est pour lui moins que pour tout autre la chose importante. Et puis les luttes personnelles ne lui conviennent pas. C’est toujours un spectacle misérable que de voir ferrailler les amours-propres. Il proteste donc d’avance contre toute interprétation de ses idées, toute application de ses paroles, disant avec le fabuliste espagnol :


Quien haga aplicaciones
Con su pan se lo coma
.


À la vérité, plusieurs des principaux champions des « saines doctrines littéraires » lui ont fait l’honneur de lui jeter le gant, jusque dans sa profonde obscurité, à lui, simple et imperceptible spectateur de cette curieuse mêlée. Il n’aura pas la fatuité de le relever. Voici, dans les pages qui vont suivre, les observations qu’il pourrait leur opposer ; voici sa fronde et sa pierre ; mais d’autres, s’ils veulent, les jetteront à la tête des Goliaths classiques.

Cela dit, passons.

Partons d’un fait : la même nature de civilisation, ou, pour employer une expression plus précise, quoique plus étendue, la même société n’a pas toujours occupé la terre. Le genre humain dans son ensemble a grandi, s’est développé, a mûri comme un de nous. Il a été enfant, il a été homme ; nous assistons maintenant à son imposante vieillesse. Avant l'époque que la société moderne a nommée antique, il existe une autre ère, que les anciens appelaient fabuleuse, et qu'il serait plus exact d'appeler primitive. Voilà donc trois grands ordres de choses successifs dans la civilisation, depuis son origine jusqu’à nos jours. Or, comme la poésie se superpose toujours à la société, nous allons essayer de démêler, d’après la forme de celle-ci, quel a dû être le caractère de l’autre, à ces trois grands âges du monde : les temps primitifs, les temps antiques, les temps modernes.

Aux temps primitifs, quand l’homme s’éveille dans un monde qui vient de naître, la poésie s’éveille avec lui. En présence des merveilles qui l’éblouissent et qui l’enivrent, sa première parole n’est qu’un hymne. Il touche encore de si près à Dieu que toutes ses méditations sont des extases, tous ses rêves des visions. Il s’épanche, il chante comme il respire. Sa lyre n’a que trois cordes. Dieu, l’âme, la création ; mais ce triple mystère enveloppe tout, mais cette triple idée comprend tout. La terre est encore à peu près déserte. Il y a des familles, et pas de peuples ; des pères, et pas de rois. Chaque race existe à l’aise ; point de propriété, point de loi, point de froissements, point de guerres. Tout est à chacun et à tous. La société est une communauté. Rien n’y gêne l’homme. Il mène cette vie pastorale et nomade par laquelle commencent toutes les civilisations, et qui est si propice aux contemplations solitaires, aux capricieuses rêveries. Il se laisse faire, il se laisse aller. Sa pensée, comme sa vie, ressemble au nuage qui change de forme et de route, selon le vent qui le pousse. Voilà le premier homme, voilà le premier poëte. Il est jeune, il est lyrique. La prière est toute sa religion : l’ode est toute sa poésie.

Ce poëme, cette ode des temps primitifs, c’est la Genèse.

Peu à peu cependant cette adolescence du monde s’en va. Toutes les sphères s’agrandissent ; la famille devient tribu, la tribu devient nation. Chacun de ces groupes d’hommes se parque autour d’un centre commun, et voilà les royaumes. L’instinct social succède à l’instinct nomade. Le camp fait place à la cité, la tente au palais, l’arche au temple. Les chefs de ces naissants états sont bien encore pasteurs, mais pasteurs de peuples ; leur bâton pastoral a déjà forme de sceptre. Tout s’arrête et se fixe. La religion prend une forme ; les rites règlent la prière ; le dogme vient encadrer le culte. Ainsi le prêtre et le roi se partagent la paternité du peuple ; ainsi à la communauté patriarchale succède la société théocratique.

Cependant les nations commencent à être trop serrées sur le globe. Elles se gênent et se froissent ; de là les chocs d’empires, la guerre. Elles débordent les unes sur les autres ; de là les migrations de peuples, les voyages. La poésie reflète ces grands événements ; des idées elle passe aux choses. Elle chante les siècles, les peuples, les empires. Elle devient épique, elle enfante Homère.

Homère, en effet, domine la société antique. Dans cette société, tout est simple, tout est épique. La poésie est religion, la religion est loi. À la virginité du premier âge a succédé la chasteté du second. Une sorte de gravité solennelle s’est empreinte partout, dans les mœurs domestiques comme dans les mœurs publiques. Les peuples n’ont conservé de la vie errante que le respect de l’étranger et du voyageur. La famille a une patrie ; tout l’y attache ; il y a le culte du foyer, le culte des tombeaux.

Nous le répétons, l’expression d’une pareille civilisation ne peut être que l’épopée. L’épopée y prendra plusieurs formes, mais ne perdra jamais son caractère. Pindare est plus sacerdotal que patriarchal, plus épique que lyrique. Si les annalistes, contemporains nécessaires de ce second âge du monde, se mettent à recueillir les traditions et commencent à compter avec les siècles, ils ont beau faire, la chronologie ne peut chasser la poésie ; l’histoire reste épopée. Hérode est un Homère.

Mais c’est surtout dans la tragédie antique que l’épopée ressort de partout. Elle monte sur la scène grecque sans rien perdre en quelque sorte de ses proportions gigantesques et démesurées. Ses personnages sont encore des héros, des demi-dieux, des dieux ; ses ressorts, des songes, des oracles, des fatalités ; ses tableaux, des dénombrements, des funérailles, des combats. Ce que chantaient les rapsodes, les acteurs le déclament, voilà tout.

Il y a mieux. Quand toute l’action, tout le spectacle du poëme épique ont passé sur la scène, ce qui reste, le chœur le prend. Le chœur commente la tragédie, encourage les héros, fait des descriptions, appelle et chasse le jour, se réjouit, se lamente, quelquefois donne la décoration, explique le sens moral du sujet, flatte le peuple qui l’écoute. Or, qu’est-ce que le chœur, ce bizarre personnage placé entre le spectacle et le spectateur, sinon le poëte complétant son épopée ? Le théâtre des anciens est, comme leur drame, grandiose, pontifical, épique. Il peut contenir trente mille spectateurs ; on y joue en plein air, en plein soleil ; les représentations durent tout le jour. Les acteurs grossissent leur voix, masquent leurs traits, haussent leur stature ; ils se font géants, comme leurs rôles. La scène est immense. Elle peut représenter tout à la fois l’intérieur et l’extérieur d’un temple, d’un palais, d’un camp, d’une ville. On y déroule de vastes spectacles. C’est, et nous ne citons ici que de mémoire, c’est Prométhée sur sa montagne ; c’est Antigone cherchant du sommet d’une tour son frère Polynice dans l’armée ennemie (les Phéniciennes) ; c’est Évadné se jetant du haut d’un rocher dans les flammes où brûle le corps de Capanée (les Suppliantes d’Euripide) ; c’est un vaisseau qu’on voit surgir au port, et qui débarque sur la scène cinquante princesses avec leur suite (les Suppliantes d’Eschyle). Architecture et poésie, là, tout porte un caractère monumental. L’antiquité n’a rien de plus solennel, rien de plus majestueux. Son culte et son histoire se mêlent à son théâtre. Ses premiers comédiens sont des prêtres ; ses jeux scéniques sont des cérémonies religieuses, des fêtes nationales.

Une dernière observation qui achève de marquer le caractère épique de ces temps, c’est que par les sujets qu’elle traite, non moins que par les formes qu’elle adopte, la tragédie ne fait que répéter l’épopée. Tous les tragiques anciens détaillent Homère. Mêmes fables, mêmes catastrophes, mêmes héros. Tous puisent au fleuve homérique. C’est toujours l’Iliade et l’Odyssée. Comme Achille traînant Hector, la tragédie grecque tourne autour de Troie.

Cependant l’âge de l’épopée touche à sa fin. Ainsi que la société qu’elle représente, cette poésie s’use en pivotant sur elle-même. Rome calque la Grèce, Virgile copie Homère ; et, comme pour finir dignement, la poésie épique expire dans ce dernier enfantement.

Il était temps. Une autre ère va commencer pour le monde et pour la poésie.

Une religion spiritualiste, supplantant le paganisme matériel et extérieur, se glisse au cœur de la société antique, la tue, et dans ce cadavre d’une civilisation décrépite dépose le germe de la civilisation moderne. Cette religion est complète, parce qu’elle est vraie ; entre son dogme et son culte, elle scelle profondément la morale. Et d’abord, pour premières vérités, elle enseigne à l’homme qu’il a deux vies à vivre, l’une passagère, l’autre immortelle ; l’une de la terre, l’autre du ciel. Elle lui montre qu’il est double comme sa destinée, qu’il y a en lui un animal et une intelligence, une âme et un corps ; en un mot, qu’il est le point d’intersection, l’anneau commun des deux chaînes d’êtres qui embrassent la création, de la série des êtres matériels et de la série des êtres incorporels, la première, partant de la pierre pour arriver à l’homme, la seconde, partant de l’homme pour finir à Dieu.

Une partie de ces vérités avait peut-être été soupçonnée par certains sages de l’antiquité, mais c’est de l’évangile que date leur pleine, lumineuse et large révélation. Les écoles payennes marchaient à tâtons dans la nuit, s’attachant aux mensonges comme aux vérités dans leur route de hasard. Quelques-uns de leurs philosophes jetaient parfois sur les objets de faibles lumières qui n’en éclairaient qu’un côté, et rendaient plus grande l’ombre de l’autre. De là tous ces fantômes créés par la philosophie ancienne. Il n’y avait que la sagesse divine qui dût substituer une vaste et égale clarté à toutes ces illuminations vacillantes de la sagesse humaine. Pythagore, Épicure, Socrate, Platon, sont des flambeaux ; le Christ, c’est le jour.

Du reste, rien de plus matériel que la théogonie antique. Loin qu’elle ait songé, comme le christianisme, à diviser l’esprit du corps, elle donne forme et visage à tout, même aux essences, même aux intelligences. Tout chez elle est visible, palpable, charnel. Ses dieux ont besoin d’un nuage pour se dérober aux yeux. Ils boivent, mangent, dorment. On les blesse, et leur sang coule ; on les estropie, et les voilà qui boitent éternellement. Cette religion a des dieux et des moitiés de dieux. Sa foudre se forge sur une enclume, et l’on y fait entrer, entre autres ingrédients, trois rayons de pluie tordue, tres imbris torti radios. Son Jupiter suspend le monde à une chaîne d’or ; son soleil monte un char à quatre chevaux ; son enfer est un précipice dont la géographie marque la bouche sur le globe ; son ciel est une montagne.

Aussi le paganisme, qui pétrit toutes ses créations de la même argile, rapetisse la divinité et grandit l’homme. Les héros d’Homère sont presque de même taille que ses dieux. Ajax défie Jupiter. Achille vaut Mars. Nous venons de voir comme au contraire le christianisme sépare profondément le souffle de la matière. Il met un abîme entre l’âme et le corps, un abîme entre l’homme et Dieu.

À cette époque, et pour n’omettre aucun trait de l’esquisse à laquelle nous nous sommes aventuré, nous ferons remarquer qu’avec le christianisme et par lui, s’introduisait dans l’esprit des peuples un sentiment nouveau, inconnu des anciens et singulièrement développé chez les modernes, un sentiment qui est plus que la gravité et moins que la tristesse : la mélancolie. Et en effet, le cœur de l’homme, jusqu’alors engourdi par des cultes purement hiérarchiques et sacerdotaux, pouvait-il ne pas s’éveiller et sentir germer en lui quelque faculté inattendue, au souffle d’une religion humaine parce qu’elle est divine, d’une religion qui fait de la prière du pauvre la richesse du riche, d’une religion d’égalité, de liberté, de charité ? Pouvait-il ne pas voir toutes choses sous un aspect nouveau, depuis que l’évangile lui avait montré l’âme à travers les sens, l’éternité derrière la vie ?

D’ailleurs, en ce moment-là même, le monde subissait une si profonde révolution, qu’il était impossible qu’il ne s’en fît pas une dans les esprits. Jusqu’alors les catastrophes des empires avaient été rarement jusqu’au cœur des populations ; c’étaient des rois qui tombaient, des majestés qui s’évanouissaient, rien de plus. La foudre n’éclatait que dans les hautes régions, et, comme nous l’avons déjà indiqué, les événements semblaient se dérouler avec toute la solennité de l’épopée. Dans la société antique, l’individu était placé si bas, que, pour qu’il fût frappé, il fallait que l’adversité descendît jusque dans sa famille. Aussi ne connaissait-il guère l’infortune, hors des douleurs domestiques. Il était presque inouï que les malheurs généraux de l’état dérangeassent sa vie. Mais à l’instant où vint s’établir la société chrétienne, l’ancien continent était bouleversé. Tout était remué jusqu’à la racine. Les événements, chargés de ruiner l’ancienne Europe et d’en rebâtir une nouvelle, se heurtaient, se précipitaient sans relâche, et poussaient les nations pêle-mêle, celles-ci au jour, celles-là dans la nuit. Il se faisait tant de bruit sur la terre, qu’il était impossible que quelque chose de ce tumulte n’arrivât pas jusqu’au cœur des peuples. Ce fut plus qu’un écho, ce fut un contre-coup. L’homme, se repliant sur lui-même en présence de ces hautes vicissitudes, commença à prendre en pitié l’humanité, à méditer sur les amères dérisions de la vie. De ce sentiment, qui avait été pour Caton payen le désespoir, le christianisme fit la mélancolie.

En même temps, naissait l’esprit d’examen et de curiosité. Ces grandes catastrophes étaient aussi de grands spectacles, de frappantes péripéties. C’était le nord se ruant sur le midi, l’univers romain changeant de forme, les dernières convulsions de tout un monde à l’agonie. Dès que ce monde fut mort, voici que des nuées de rhéteurs, de grammairiens, de sophistes, viennent s’abattre, comme des moucherons, sur son immense cadavre. On les voit pulluler, on les entend bourdonner dans ce foyer de putréfaction. C’est à qui examinera, commentera, discutera. Chaque membre, chaque muscle, chaque fibre du grand corps gisant est retourné en tout sens. Certes, ce dut être une joie, pour ces anatomistes de la pensée, que de pouvoir, dès leur coup d’essai, faire des expériences en grand ; que d’avoir, pour premier sujet, une société morte à disséquer.

Ainsi, nous voyons poindre à la fois et comme se donnant la main, le génie de la mélancolie et de la méditation, le démon de l’analyse et de la controverse. À l’une des extrémités de cette ère de transition, est Longin, à l’autre saint-Augustin. Il faut se garder de jeter un œil dédaigneux sur cette époque où était en germe tout ce qui depuis a porté fruit, sur ce temps dont les moindres écrivains, si l’on nous passe une expression triviale, mais franche, ont fait fumier pour la moisson qui devait suivre. Le moyen-âge est enté sur le bas-empire.

Voilà donc une nouvelle religion, une société nouvelle ; sur cette double base, il faut que nous voyions grandir une nouvelle poésie. Jusqu’alors, et qu’on nous pardonne d’exposer un résultat que de lui-même le lecteur a déjà dû tirer de ce qui a été dit plus haut, jusqu’alors, agissant en cela comme le polythéisme et la philosophie antique, la muse purement épique des anciens n’avait étudié la nature que sous une seule face, rejetant sans pitié de l’art presque tout ce qui, dans le monde soumis à son imitation, ne se rapportait pas à un certain type du beau. Type d’abord magnifique, mais, comme il arrive toujours de ce qui est systématique, devenu dans les derniers temps faux, mesquin et conventionnel. Le christianisme amène la poésie à la vérité. Comme lui, la muse moderne verra les choses d’un coup d’œil plus haut et plus large. Elle sentira que tout dans la création n’est pas humainement beau, que le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l’ombre avec la lumière. Elle se demandera si la raison étroite et relative de l’artiste doit avoir gain de cause sur la raison infinie, absolue, du créateur ; si c’est à l’homme à rectifier Dieu ; si une nature mutilée en sera plus belle ; si l’art a le droit de dédoubler, pour ainsi dire, l’homme, la vie, la création ; si chaque chose marchera mieux quand on lui aura ôté son muscle et son ressort ; si, enfin, c’est le moyen d’être harmonieux que d’être incomplet. C’est alors que, l’œil fixé sur des événements tout à la fois risibles et formidables, et sous l’influence de cet esprit de mélancolie chrétienne et de critique philosophique que nous observions tout à l’heure, la poésie fera un grand pas, un pas décisif, un pas qui, pareil à la secousse d’un tremblement de terre, changera toute la face du monde intellectuel. Elle se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit ; car le point de départ de la religion est toujours le point de départ de la poésie. Tout se tient.

Ainsi voilà un principe étranger à l’antiquité, un type nouveau introduit dans la poésie ; et, comme une condition de plus dans l’être modifie l’être tout entier, voilà une forme nouvelle qui se développe dans l’art. Ce type, c’est le grotesque. Cette forme, c’est la comédie.

Et ici, qu’il nous soit permis d’insister ; car nous venons d’indiquer le trait caractéristique, la différence fondamentale qui sépare, à notre avis, l’art moderne de l’art antique, la forme actuelle de la forme morte, ou, pour nous servir de mots plus vagues, mais plus accrédités, la littérature romantique de la littérature classique.

— Enfin ! vont dire ici les gens qui, depuis quelque temps, nous voient venir, nous vous tenons ! vous voilà pris sur le fait ! Donc, vous faites du laid un type d’imitation, du grotesque un élément de l’art ! Mais les grâces… mais le bon goût… Ne savez-vous pas que l’art doit rectifier la nature ? qu’il faut l’anoblir ? qu’il faut choisir ? Les anciens ont-ils jamais mis en œuvre le laid et le grotesque ? ont-ils jamais mêlé la comédie à la tragédie ? L’exemple des anciens, messieurs ! D’ailleurs, Aristote... D’ailleurs, Boileau... D’ailleurs, La Harpe... — En vérité !

Ces arguments sont solides, sans doute, et surtout d’une rare nouveauté. Mais notre rôle n’est pas d’y répondre. Nous ne bâtissons pas ici de système, parce que Dieu nous garde des systèmes. Nous constatons un fait. Nous sommes historien et non critique. Que ce fait plaise ou déplaise, peu importe ! il est. — Revenons donc, et essayons de faire voir que c’est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes, si inépuisable dans ses créations, et bien opposé en cela à l’uniforme simplicité du génie antique ; montrons que c’est de là qu’il faut partir pour établir la différence radicale et réelle des deux littératures.

Ce n’est pas qu’il fût vrai de dire que la comédie et le grotesque étaient absolument inconnus des anciens. La chose serait d’ailleurs impossible. Rien ne vient sans racine ; la seconde époque est toujours en germe dans la première. Dès l’Iliade, Thersite et Vulcain donnent la comédie, l’un aux hommes, l’autre aux dieux. Il y a trop de nature et trop d’originalité dans la tragédie grecque, pour qu’il n’y ait pas quelquefois de la comédie. Ainsi, pour ne citer toujours que ce que notre mémoire nous rappelle, la scène de Ménélas avec la portière du palais (Hélène, acte I) ; la scène du phrygien (Oreste, acte IV). Les tritons, les satyres, les cyclopes, sont des grotesques ; les sirènes, les furies, les parques, les harpies, sont des grotesques ; Polyphème est un grotesque terrible ; Silène est un grotesque bouffon.

Mais on sent ici que cette partie de l’art est encore dans l’enfance. L’épopée, qui, à cette époque, imprime sa forme à tout, l’épopée pèse sur elle, et l’étouffe. Le grotesque antique est timide, et cherche toujours à se cacher. On sent qu’il n’est pas sur son terrain, parce qu’il n’est pas dans sa nature. Il se dissimule le plus qu’il peut. Les satyres, les tritons, les sirènes sont à peine difformes. Les parques, les harpies sont plutôt hideuses par leurs attributs que par leurs traits ; les furies sont belles, et on les appelle euménides, c’est-à-dire douces, bienfaisantes. Il y a un voile de grandeur ou de divinité sur d’autres grotesques. Polyphème est géant ; Midas est roi ; Silène est dieu.

Aussi la comédie passe-t-elle presque inaperçue dans le grand ensemble épique de l’antiquité. À côté des chars olympiques, qu’est-ce que la charrette de Thespis ? Près des colosses homériques, Eschyle, Sophocle, Euripide, que sont Aristophane et Plaute ? Homère les emporte avec lui, comme Hercule emportait les pygmées, cachés dans sa peau de lion.

Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge ; c’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris. C’est lui, toujours lui, qui tantôt jette dans l’enfer chrétien ces hideuses figures qu’évoquera l’âpre génie de Dante et de Milton, tantôt le peuple de ces formes ridicules au milieu desquelles se jouera Callot, le Michel-Ange burlesque. Si du monde idéal il passe au monde réel, il y déroule d’intarissables parodies de l’humanité. Ce sont des créations de sa fantaisie que ces Scaramouches, ces Crispins, ces Arlequins, grimaçantes silhouettes de l’homme, types tout à fait inconnus à la grave antiquité, et sortis pourtant de la classique Italie. C’est lui enfin qui, colorant tour à tour le même drame de l’imagination du midi et de l’imagination du nord, fait gambader Sganarelle autour de don Juan et ramper Méphistophélès autour de Faust.

Et comme il est libre et franc dans son allure ! comme il fait hardiment saillir toutes ces formes bizarres que l’âge précédent avait si timidement enveloppées de langes ! La poésie antique, obligée de donner des compagnons au boiteux Vulcain, avait taché de déguiser leur difformité en l’étendant en quelque sorte sur des proportions colossales. Le génie moderne conserve ce mythe des forgerons surnaturels, mais il lui imprime brusquement un caractère tout opposé et qui le rend bien plus frappant ; il change les géants en nains ; des cyclopes il fait les gnomes. C’est avec la même originalité qu’à l’hydre, un peu banale, de Lerne, il substitue tous ces dragons locaux de nos légendes, la gargouille de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chairsallée de Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de Tarascon, monstres de formes si variées et dont les noms baroques sont un caractère de plus. Toutes ses créations puisent dans leur propre nature cet accent énergique et profond devant lequel il semble que l’antiquité ait parfois reculé. Certes, les euménides grecques sont bien moins horribles, et par conséquent bien moins vraies, que les sorcières de Macbeth. Pluton n’est pas le diable.

Il y aurait, à notre avis, un livre bien nouveau à faire sur l’emploi du grotesque dans les arts. On pourrait montrer quels puissants effets les modernes ont tirés de ce type fécond sur lequel une critique étroite s’acharne encore de nos jours. Nous serons peut-être tout à l’heure amené par notre sujet à signaler en passant quelques traits de ce vaste tableau. Nous dirons seulement ici que, comme objectif auprès du sublime, comme moyen de contraste, le grotesque est, selon nous, la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l’art. Rubens le comprenait sans doute ainsi, lorsqu’il se plaisait à mêler à des déroulements de pompes royales, à des couronnements, à d’éclatantes cérémonies, quelque hideuse figure de nain de cour. Cette beauté universelle que l’antiquité répandait solennellement sur tout n’était pas sans monotonie ; la même impression, toujours répétée, peut fatiguer à la longue. Le sublime sur le sublime produit malaisément un contraste, et l’on a besoin de se reposer de tout, même du beau. Il semble, au contraire, que le grotesque soit un temps d’arrêt, un terme de comparaison, un point de départ d’où l’on s’élève vers le beau avec une perception plus fraîche et plus excitée. La salamandre fait ressortir l’ondine ; le gnome embellit le sylphe.

Et il serait exact aussi de dire que le contact du difforme a donné au sublime moderne quelque chose de plus pur, de plus grand, de plus sublime enfin que le beau antique ; et cela doit être. Quand l’art est conséquent avec lui-même, il mène bien plus sûrement chaque chose à sa fin. Si l’élysée homérique est fort loin de ce charme éthéré, de cette angélique suavité du Paradis de Milton, c’est que sous l’éden il y a un enfer bien autrement horrible que le tartare payen. Croit-on que Françoise de Rimini et Béatrix seraient aussi ravissantes chez un poëte qui ne nous enfermerait pas dans la tour de la Faim et ne nous forcerait point à partager le repoussant repas d’Ugolin ? Dante n’aurait pas tant de grâce, s’il n’avait pas tant de force. Les naïades charnues, les robustes tritons, les zéphyrs libertins ont-ils la fluidité diaphane de nos ondins et de nos sylphides ? N’est-ce pas parce que l’imagination moderne sait faire rôder hideusement dans nos cimetières les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles, les goules, les brucolaques, les aspioles, qu’elle peut donner à ses fées cette forme incorporelle, cette pureté d’essence dont approchent si peu les nymphes payennes ? La Vénus antique est belle, admirable sans doute ; mais qui a répandu sur les figures de Jean Goujon cette élégance svelte, étrange, aérienne ? qui leur a donné ce caractère inconnu de vie et de grandiose, sinon le voisinage des sculptures rudes et puissantes du moyen-âge ?

Si, au milieu de ces développements nécessaires, et qui pourraient être beaucoup plus approfondis, le fil de nos idées ne s’est pas rompu dans l’esprit du lecteur, il a compris sans doute avec quelle puissance le grotesque, ce germe de la comédie, recueilli par la muse moderne, a dû croître et grandir dès qu’il a été transporté dans un terrain plus propice que le paganisme et l’épopée. En effet, dans la poésie nouvelle, tandis que le sublime représentera l’âme telle qu’elle est, épurée par la morale chrétienne, lui jouera le rôle de la bête humaine. Le premier type, dégagé de tout alliage impur, aura en apanage tous les charmes, toutes les grâces, toutes les beautés ; il faut qu’il puisse créer un jour Juliette, Desdémona, Ophélia. Le second prendra tous les ridicules, toutes les infirmités, toutes les laideurs. Dans ce partage de l’humanité et de la création, c’est à lui que reviendront les passions, les vices, les crimes ; c’est lui qui sera luxurieux, rampant, gourmand, avare, perfide, brouillon, hypocrite ; c’est lui qui sera tour à tour Iago, Tartufe, Basile ; Polonius, Harpagon, Bartholo ; Falstaff, Scapin, Figaro. Le beau n’a qu’un type ; le laid en a mille. C’est que le beau, à parler humainement, n’est que la forme considérée dans son rapport le plus simple, dans sa symétrie la plus absolue, dans son harmonie la plus intime avec notre organisation. Aussi nous offre-t-il toujours un ensemble complet, mais restreint comme nous. Ce que nous appelons le laid, au contraire, est un détail d’un grand ensemble qui nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.

C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement ; c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dans les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :

grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.

Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour. Plus tard, dans le siècle de l’étiquette, il nous montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant, c’est lui qui meuble le blason, et qui dessine sur l’écu des chevaliers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les institutions du moyen-âge. De même qu’il avait fait bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les lois, il entre jusque dans l’église. Nous le voyons ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quelqu’une de ces cérémonies singulières, de ces processions étranges où la religion marche accompagnée de toutes les superstitions, le sublime environné de tous les grotesques. Pour le peindre d’un trait, telle est, à cette aurore des lettres, sa verve, sa vigueur, sa sève de création, qu’il jette du premier coup sur le seuil de la poésie moderne trois Homères bouffons : Arioste, en Italie ; Cervantes, en Espagne ; Rabelais, en France.

Il serait surabondant de faire ressortir davantage cette influence du grotesque dans la troisième civilisation. Tout démontre, à l’époque dite romantique, son alliance intime et créatrice avec le beau. Il n’y a pas jusqu’aux plus naïves légendes populaires qui n’expliquent quelquefois avec un admirable instinct ce mystère de l’art moderne. L’antiquité n’aurait pas fait la Belle et la Bête.

Il est vrai de dire qu’à l’époque où nous venons de nous arrêter la prédominance du grotesque sur le sublime, dans les lettres, est vivement marquée. Mais c’est une fièvre de réaction, une ardeur de nouveauté qui passe ; c’est un premier flot qui se retire peu à peu. Le type du beau reprendra bientôt son rôle et son droit, qui n’est pas d’exclure l’autre principe, mais de prévaloir sur lui. Il est temps que le grotesque se contente d’avoir un coin du tableau dans les fresques royales de Murillo, dans les pages sacrées de Véronèse ; d’être mêlé aux deux admirables Jugements derniers dont s’enorgueilliront les arts, à cette scène de ravissement et d’horreur dont Michel-Ange enrichira le Vatican, à ces effrayantes chutes d’hommes que Rubens précipitera le long des voûtes de la cathédrale d’Anvers. Le moment est venu où l’équilibre entre les deux principes va s’établir. Un homme, un poëte roi, poeta soverano, comme Dante le dit d’Homère, va tout fixer. Les deux génies rivaux unissent leur double flamme, et de cette flamme jaillit Shakespeare.

Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c’est le Drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle.

Ainsi, pour résumer rapidement les faits que nous avons observés jusqu’ici, la poésie a trois âges, dont chacun correspond à une époque de la société : l’ode, l’épopée, le drame. Les temps primitifs sont lyriques, les temps antiques sont épiques, les temps modernes sont dramatiques. L’ode chante l’éternité, l’épopée solennise l’histoire, le drame peint la vie. Le caractère de la première poésie est la naïveté, le caractère de la seconde est la simplicité, le caractère de la troisième, la vérité. Les rapsodes marquent la transition des poètes lyriques aux poëtes épiques, comme les romanciers des poètes épiques aux poètes dramatiques. Les historiens naissent avec la seconde époque ; les chroniqueurs et les critiques avec la troisième. Les personnages de l’ode sont des colosses : Adam, Caïn, Noé ; ceux de l’épopée sont des géants : Achille, Atrée, Oreste ; ceux du drame sont des hommes : Hamlet, Macbeth, Othello. L’ode vit de l’idéal, l’épopée du grandiose, le drame du réel. Enfin, cette triple poésie découle de trois grandes sources : la Bible, Homère, Shakespeare.

Telles sont donc, et nous nous bornons en cela à relever un résultat, les diverses physionomies de la pensée aux différentes ères de l’homme et de la société. Voilà ses trois visages, de jeunesse, de virilité et de vieillesse. Qu’on examine une littérature en particulier, ou toutes les littératures en masse, on arrivera toujours au même fait : les poètes lyriques avant les poètes épiques, les poètes épiques avant les poètes dramatiques. En France, Malherbe avant Chapelain, Chapelain avant Corneille ; dans l’ancienne Grèce, Orphée avant Homère, Homère avant Eschyle ; dans le livre primitif, la Genèse avant les Rois, les Rois avant Job ; ou, pour reprendre cette grande échelle de toutes les poésies que nous parcourions tout à l’heure, la Bible avant l’Iliade, l’Iliade avant Shakespeare.

La société, en effet, commence par chanter ce qu’elle rêve, puis raconte ce qu’elle fait, et enfin se met à peindre ce qu’elle pense. C’est, disons-le en passant, pour cette dernière raison que le drame, unissant les qualités les plus opposées, peut être tout à la fois plein de profondeur et plein de relief, philosophique et pittoresque.

Il serait conséquent d’ajouter ici que tout dans la nature et dans la vie passe par ces trois phases, du lyrique, de l’épique et du dramatique, parce que tout naît, agit et meurt. S’il n’était pas ridicule de mêler les fantasques rapprochements de l’imagination aux déductions sévères du raisonnement, un poëte pourrait dire que le lever du soleil, par exemple, est un hymne, son midi une éclatante épopée, son coucher un sombre drame où luttent le jour et la nuit, la vie et la mort. Mais ce serait là de la poésie, de la folie peut-être ? et qu’est-ce que cela prouve ?

Tenons-nous-en aux faits rassemblés plus haut : complétons-les d’ailleurs par une observation importante. C’est que nous n’avons aucunement prétendu assigner aux trois époques de la poésie un domaine exclusif, mais seulement fixer leur caractère dominant. La Bible, ce divin monument lyrique, renferme, comme nous l’indiquions tout à l’heure, une épopée et un drame en germe, les Rois et Job. On sent dans tous les poëmes homériques un reste de poésie lyrique et un commencement de poésie dramatique. L’ode et le drame se croisent dans l’épopée. Il y a tout dans tout ; seulement il existe dans chaque chose un élément générateur auquel se subordonnent tous les autres, et qui impose à l’ensemble son caractère propre.

Le drame est la poésie complète. L’ode et l’épopée ne le contiennent qu’en germe ; il les contient l’une et l’autre en développement ; il les résume et les enserre toutes deux. Certes, celui qui a dit : les français n’ont pas la tête épique, a dit une chose juste et fine ; si même il eût dit les modernes, le mot spirituel eût été un mot profond. Il est incontestable cependant qu’il y a surtout du génie épique dans cette prodigieuse Athalie, si haute et si simplement sublime que le siècle royal ne l’a pu comprendre. Il est certain encore que la série des drames-chroniques de Shakespeare présente un grand aspect d’épopée. Mais c’est surtout la poésie lyrique qui sied au drame ; elle ne le gêne jamais, se plie à tous ses caprices, se joue sous toutes ses formes, tantôt sublime dans Ariel, tantôt grotesque dans Caliban. Notre époque, dramatique avant tout, est par cela même éminemment lyrique. C’est qu’il y a plus d’un rapport entre le commencement et la fin ; le coucher du soleil a quelques traits de son lever ; le vieillard redevient enfant. Mais cette dernière enfance ne ressemble pas à la première ; elle est aussi triste que l’autre était joyeuse. Il en est de même de la poésie lyrique. Éblouissante, rêveuse à l’aurore des peuples, elle reparaît sombre et pensive à leur déclin. La Bible s’ouvre riante avec la Genèse, et se ferme sur la menaçante l’Apocalypse. L’ode moderne est toujours inspirée, mais n’est plus ignorante. Elle médite plus qu’elle ne contemple ; sa rêverie est mélancolie. On voit, à ses enfantements, que cette muse s’est accouplée au drame.

Pour rendre sensibles par une image les idées que nous venons d’aventurer, nous comparerions la poésie lyrique primitive à un lac paisible qui reflète les nuages et les étoiles du ciel ; l’épopée est le fleuve qui en découle et court, en réfléchissant ses rives, forêts, campagnes et cités, se jeter dans l’océan du drame. Enfin, comme le lac, le drame réfléchit le ciel ; comme le fleuve, il réfléchit ses rives ; mais seul il a des abîmes et des tempêtes.

C’est donc au drame que tout vient aboutir dans la poésie moderne. Le Paradis perdu est un drame avant d’être une épopée. C’est, on le sait, sous la première de ces formes qu’il s’était présenté d’abord à l’imagination du poëte, et qu’il reste toujours imprimé dans la mémoire du lecteur, tant l’ancienne charpente dramatique est encore saillante sous l’édifice épique de Milton ! Lorsque Dante Alighieri a terminé son redoutable Enfer, qu’il en a refermé les portes, et qu’il ne lui reste plus qu’à nommer son œuvre, l’instinct de son génie lui fait voir que ce poëme multiforme est une émanation du drame, non de l’épopée ; et sur le frontispice du gigantesque monument, il écrit de sa plume de bronze : Divina Commedia.

On voit donc que les deux seuls poëtes des temps modernes qui soient de la taille de Shakespeare se rallient à son unité. Ils concourent avec lui à empreindre de la teinte dramatique toute notre poésie ; ils sont comme lui mêlés de grotesque et de sublime ; et, loin de tirer à eux dans ce grand ensemble littéraire qui s’appuie sur Shakespeare, Dante et Milton sont en quelque sorte les deux arcs-boutants de l’édifice dont il est le pilier central, les contre-forts de la voûte dont il est la clef.

Qu’on nous permette de reprendre ici quelques idées déjà énoncées, mais sur lesquelles il faut insister. Nous y sommes arrivé, maintenant il faut que nous en repartions.

Du jour où le christianisme a dit à l’homme : « Tu es double, tu es composé de deux êtres, l’un périssable, l’autre immortel, l’un charnel, l’autre éthéré, l’un enchaîné par les appétits, les besoins et les passions, l’autre emporté sur les ailes de l’enthousiasme et de la rêverie, celui-ci enfin toujours courbé vers la terre, sa mère, celui-là sans cesse élancé vers le ciel, sa patrie » ; de ce jour le drame a été créé. Est-ce autre chose en effet que ce contraste de tous les jours, que cette lutte de tous les instants entre deux principes opposés qui sont toujours en présence dans la vie, et qui se disputent l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe ?

La poésie née du christianisme, la poésie de notre temps est donc le drame ; le caractère du drame est le réel ; le réel résulte de la combinaison toute naturelle de deux types, le sublime et le grotesque, qui se croisent dans le drame, comme ils se croisent dans la vie et dans la création. Car la poésie vraie, la poésie complète, est dans l’harmonie des contraires. Puis, il est temps de le dire hautement, et c’est ici surtout que les exceptions confirmeraient la règle, tout ce qui est dans la nature est dans l’art.

En se plaçant à ce point de vue pour juger nos petites règles conventionnelles, pour débrouiller tous ces labyrinthes scolastiques, pour résoudre tous ces problèmes mesquins que les critiques des deux derniers siècles ont laborieusement bâtis autour de l’art, on est frappé de la promptitude avec laquelle la question du théâtre moderne se nettoie. Le drame n’a qu’à faire un pas pour briser tous ces fils d’araignée dont les milices de Lilliput ont cru l’enchaîner dans son sommeil.

Ainsi, que des pédants étourdis (l’un n’exclut pas l’autre) prétendent que le difforme, le laid, le grotesque, ne doit jamais être un objet d’imitation pour l’art, on leur répond que le grotesque, c’est la comédie, et qu’apparemment la comédie fait partie de l’art. Tartufe n’est pas beau, Pourceaugnac n’est pas noble ? Pourceaugnac et Tartufe sont d’admirables jets de l’art.

Que si, chassés de ce retranchement dans leur seconde ligne de douanes, ils renouvellent leur prohibition du grotesque allié au sublime, de la comédie fondue dans la tragédie, on leur fait voir que, dans la poésie des peuples chrétiens, le premier de ces deux types représente la bête humaine, le second l’âme. Ces deux tiges de l’art, si l’on empêche leurs rameaux de se mêler, si on les sépare systématiquement, produiront pour tous fruits, d’une part des abstractions de vices, de ridicules ; de l’autre, des abstractions de crime, d’héroïsme et de vertu. Les deux types, ainsi isolés et livrés à eux-mêmes, s’en iront chacun de leur côté, laissant entre eux le réel, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. D’où il suit qu’après ces abstractions, il restera quelque chose à représenter, l’homme ; après ces tragédies et ces comédies, quelque chose à faire, le drame.

Dans le drame, tel qu’on peut, sinon l’exécuter, du moins le concevoir, tout s’enchaîne et se déduit ainsi que dans la réalité. Le corps y joue son rôle comme l’âme ; et les hommes et les événements, mis en jeu par ce double agent, passent tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble. Ainsi le juge dira : À la mort, et allons dîner ! Ainsi le sénat romain délibérera sur le turbot de Domitien. Ainsi Socrate, buvant la ciguë et conversant de l’âme immortelle et du dieu unique, s’interrompra pour recommander qu’on sacrifie un coq à Esculape. Ainsi Élisabeth jurera et parlera latin. Ainsi Richelieu subira le capucin Joseph, et Louis XI son barbier, maître Olivier-le-Diable. Ainsi Cromwell dira : J’ai le parlement dans mon sac et le roi dans ma poche ; ou, de la main qui signe l’arrêt de mort de Charles Ier, barbouillera d’encre le visage d’un régicide qui le lui rendra en riant. Ainsi César dans le char de triomphe aura peur de verser. Car les hommes de génie, si grands qu’ils soient, ont toujours en eux leur bête qui parodie leur intelligence. C’est par là qu’ils touchent à l’humanité, c’est par là qu’ils sont dramatiques. « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas », disait Napoléon, quand il fut convaincu d’être homme ; et cet éclair d’une âme de feu qui s’entr’ouvre illumine à la fois l’art et l’histoire, ce cri d’angoisse est le résumé du drame et de la vie.

Chose frappante, tous ces contrastes se rencontrent dans les poëtes eux-mêmes, pris comme hommes. À force de méditer sur l’existence, d’en faire éclater la poignante ironie, de jeter à flots le sarcasme et la raillerie sur nos infirmités, ces hommes qui nous font tant rire deviennent profondément tristes. Ces Démocrites sont aussi des Héraclites. Beaumarchais était morose, Molière était sombre, Shakespeare mélancolique.

C’est donc une des suprêmes beautés du drame que le grotesque. Il n’en est pas seulement une convenance, il en est souvent une nécessité. Quelquefois il arrive par masses homogènes, par caractères complets : Dandin, Prusias, Trissotin, Brid’oison, la nourrice de Juliette ; quelquefois empreint de terreur, ainsi : Richard III, Bégears, Tartufe, Méphistophélès ; quelquefois même voilé de grâce et d’élégance, comme Figaro, Osrick, Mercutio, don Juan. Il s’infiltre partout, car de même que les plus vulgaires ont mainte fois leurs accès de sublime, les plus élevés payent fréquemment tribut au trivial et au ridicule. Aussi, souvent insaisissable, souvent imperceptible, est-il toujours présent sur la scène, même quand il se tait, même quand il se cache. Grâce à lui, point d’impressions monotones. Tantôt il jette du rire, tantôt de l’horreur dans la tragédie. Il fera rencontrer l’apothicaire à Roméo, les trois sorcières à Macbeth, les fossoyeurs à Hamlet. Parfois enfin il peut sans discordance, comme dans la scène du roi Lear et de son fou, mêler sa voix criarde aux plus sublimes, aux plus lugubres, aux plus rêveuses musiques de l’âme.

Voilà ce qu’a su faire entre tous, d’une manière qui lui est propre et qu’il serait aussi inutile qu’impossible d’imiter, Shakespeare, ce dieu du théâtre, en qui semblent réunis, comme dans une trinité, les trois grands génies caractéristiques de notre scène : Corneille, Molière, Beaumarchais.

On voit combien l’arbitraire distinction des genres croule vite devant la raison et le goût. On ne ruinerait pas moins aisément la prétendue règle des deux unités. Nous disons deux et non trois unités, l’unité d’action ou d’ensemble, la seule vraie et fondée, étant depuis longtemps hors de cause.

Des contemporains distingués, étrangers et nationaux, ont déjà attaqué, et par la pratique et par la théorie, cette loi fondamentale du code pseudo-aristotélique. Au reste, le combat ne devait pas être long. À la première secousse elle a craque, tant était vermoulue cette solive de la vieille masure scolastique !

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue. Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :


Alternis cantemus ; amant alterna Camenæ.


Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ? Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. Au lieu de scènes, nous avons des récits ; au lieu de tableaux, des descriptions. De graves personnages placés, comme le chœur antique, entre le drame et nous, viennent nous raconter ce qui se fait dans le temple, dans le palais, dans la place publique, de façon que souventes fois nous sommes tentés de leur crier : « Vraiment ! mais conduisez-nous donc là-bas ! On s’y doit bien amuser, cela doit être beau à voir ! » À quoi ils répondraient sans doute : « Il serait possible que cela vous amusât ou vous intéressât, mais ce n’est point là la question ; nous sommes les gardiens de la dignité de la Melpomène française. » Voilà !

Mais, dira-t-on, cette règle que vous répudiez est empruntée au théâtre grec. — En quoi le théâtre et le drame grecs ressemblent-ils à notre drame et à notre théâtre ? D’ailleurs nous avons déjà fait voir que la prodigieuse étendue de la scène antique lui permettait d’embrasser une localité tout entière, de sorte que le poëte pouvait, selon les besoins de l’action, la transporter à son gré d’un point du théâtre à un autre, ce qui équivaut bien à peu près aux changements de décorations. Bizarre contradiction ! le théâtre grec, tout asservi qu’il était à un but national et religieux, est bien autrement libre que le nôtre, dont le seul objet cependant est le plaisir, et, si l’on veut, l’enseignement du spectateur. C’est que l’un n’obéit qu’aux lois qui lui sont propres, tandis que l’autre s’applique des conditions d’être parfaitement étrangères à son essence. L’un est artiste, l’autre est artificiel.

On commence à comprendre de nos jours que la localité exacte est un des premiers éléments de la réalité. Les personnages parlants ou agissants ne sont pas les seuls qui gravent dans l’esprit du spectateur la fidèle empreinte des faits. Le lieu ou telle catastrophe s’est passée en devient un témoin terrible et inséparable ; et l’absence de cette sorte de personnage muet décompléterait dans le drame les plus grandes scènes de l’histoire. Le poëte oserait-il assassiner Rizzio ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart ? poignarder Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, toute obstruée de baquets et de voitures ? brûler Jeanne d’Arc autre part que dans le Vieux-Marché ? dépêcher le duc de Guise autre part que dans ce château de Blois où son ambition fait fermenter une assemblée populaire ? décapiter Charles Ier et Louis XVI ailleurs que dans ces places sinistres d’où l’on peut voir White-Hall et les Tuileries, comme si leur échafaud servait dépendant à leur palais ?

L’unité de temps n’est pas plus solide que l’unité de lieu. L’action, encadrée de force dans les vingt-quatre heures, est aussi ridicule qu’encadrée dans le vestibule. Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout ! On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire. Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent à leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie. Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette.

Et puis si vingt-quatre heures peuvent être comprises dans deux, il sera logique que quatre heures puissent en contenir quarante-huit. L’unité de Shakespeare ne sera donc pas l’unité de Corneille. Pitié !

Ce sont là pourtant les pauvres chicanes que depuis deux siècles la médiocrité, l’envie et la routine font au génie ! C’est ainsi qu’on a borné l’essor de nos plus grands poëtes. C’est avec les ciseaux des unités qu’on leur a coupé l’aile. Et que nous a-t-on donné en échange de ces plumes d’aigle retranchées à Corneille et à Racine ? Campistron.

Nous concevons qu’on pourrait dire : — Il y a dans des changements trop fréquents de décoration quelque chose qui embrouille et fatigue le spectateur, et qui produit sur son attention l’effet de l’éblouissement ; il peut aussi se faire que des translations multipliées d’un lieu à un autre lieu, d’un temps à un autre temps, exigent des contre-expositions qui le refroidissent ; il faut craindre encore de laisser dans le milieu d’une action des lacunes qui empêchent les parties du drame d’adhérer étroitement entre elles, et qui en outre déconcertent le spectateur parce qu’il ne se rend pas compte de ce qu’il peut y avoir dans ces vides… — Mais ce sont là précisément les difficultés de l’art. Ce sont là de ces obstacles propres à tels ou tels sujets, et sur lesquels on ne saurait statuer une fois pour toutes. C’est au génie à les résoudre, non aux poétiques à les éluder.

Il suffirait enfin, pour démontrer l’absurdité de la règle des deux unités, d’une dernière raison, prise dans les entrailles de l’art. C’est l’existence de la troisième unité, l’unité d’action, la seule admise de tous parce qu’elle résulte d’un fait : l’œil ni l’esprit humain ne sauraient saisir plus d’un ensemble à la fois. Celle-là est aussi nécessaire que les deux autres sont inutiles. C’est elle qui marque le point de vue du drame ; or, par cela même, elle exclut les deux autres. Il ne peut pas plus y avoir trois unités dans le drame que trois horizons dans un tableau. Du reste, gardons-nous de confondre l’unité avec la simplicité d’action. L’unité d’ensemble ne répudie en aucune façon les actions secondaires sur lesquelles doit s’appuyer l’action principale. Il faut seulement que ces parties, savamment subordonnées au tout, gravitent sans cesse vers l’action centrale et se groupent autour d’elle aux différents étages ou plutôt sur les divers plans du drame. L’unité d’ensemble est la loi de perspective du théâtre.

Mais, s’écrieront les douaniers de la pensée, de grands génies les ont pourtant subies, ces règles que vous rejetez ! — Eh oui, malheureusement ! Qu’auraient-ils donc fait, ces admirables hommes, si l’on les eût laissés faire ? Ils n’ont pas du moins accepté vos fers sans combat. Il faut voir comme Pierre Corneille, harcelé à son début pour sa merveille du Cid, se débat sous Mairet, Claveret, d’Aubignac et Scudéry ! comme il dénonce à la postérité les violences de ces hommes qui, dit-il, se font tout blancs d’Aristote ! Il faut voir comme on lui dit, et nous citons des textes du temps : « Ieune homme, il faut apprendre avant que d’enseigner, et à moins que d’être vn Scaliger ou vn Heinsius, cela n’est pas supportable ! » Là-dessus Corneille se révolte et demande si c’est donc qu’on veut le faire desscendre, « beaucoup au dessovbs de Claueret ! » Ici Scudéry s’indigne de tant d’orgueil et rappelle à « ce trois fois grand avthevr du Cid… les modestes paroles par où le Tasse, le plus grand homme de son siècle, a commencé l’apologie du plus beau de ses ouurages, contre la plus aigre et la plus iniuste Censure, qu’on fera peut-être iamais. M. Corneille, ajoute-t-il, tesmoigne bien en ses Responses qu’il est aussi loing de la modération que du mérite de cet excellent avthevr. » Le jeune homme si justement et si doucement censuré ose résister ; alors Scudéry revient à la charge ; il appelle à son secours l’Académie Éminente : « Prononcez, ô mes Ivges, un arrest digne de vous, et qui face sçavoir à toute l’Europe que le Cid n’est point le chef-d’œuure du plus grand homme de Frâce, mais ouy bien la moins iudicieuse pièce de M. Corneille mesme. Vous le deuez, et pour vostre gloire en particulier, et pour celle de nostre nation en général, qui s’y trouue intéressée : veu que les estrangers qui pourroient voir ce beau chef-d’œuure, eux qui ont eu des Tassos et des Guarinis, croyroient que nos plus grands maistres ne sont que des apprentifs. » Il y a dans ce peu de lignes instructives toute la tactique éternelle de la routine envieuse contre le talent naissant, celle qui se suit encore de nos jours, et qui a attaché, par exemple, une si curieuse page aux jeunes essais de lord Byron. Scudéry nous la donne en quintessence. Ainsi, les précédents ouvrages d’un homme de génie toujours préférés aux nouveaux, afin de prouver qu’il descend au lieu de monter, Mélite et la Galerie du Palais mis au-dessus du Cid ; puis les noms de ceux qui sont morts toujours jetés à la tête de ceux qui vivent : Corneille lapidé avec Tasso et Guarini (Guarini !), comme plus tard on lapidera Racine avec Corneille, Voltaire avec Racine, comme on lapide aujourd’hui tout ce qui s’élève avec Corneille, Racine et Voltaire. La tactique, comme on voit, est usée, mais il faut qu’elle soit bonne, puisqu’elle sert toujours. Cependant le pauvre diable de grand homme soufflait encore. C’est ici qu’il faut admirer comme Scudéry, le capitan de cette tragi-comédie, poussé à bout, le rudoie et le malmène, comme il démasque sans pitié son artillerie classique, comme il « fait voir » à l’auteur du Cid « quels doiuent estre les épisodes, d’après Aristote, qui l’enseigne aux chapitres dixiesme et seiziesme de sa Poétique », comme il foudroie Corneille, de par ce même Aristote « au chapitre vnziesme de son Art Poétique, dans lequel on voit la condamnation du Cid » ; de par Platon « liure dixiesme de sa République », de par Marcelin, « au liure vingt-septiesme ; on le peut voir » ; de par « les tragédies de Niobé et de Jephté » ; de par « l’Ajax de Sophocle » ; de par « d’exemple d’Euripide » ; de par « Heinsius, au chapitre six, Constitution de la Tragédie ; et Scaliger le fils dans ses poésies » ; enfin, de par « les Canonistes et les Iurisconsultes, au titre des Nopces ». Les premiers arguments s’adressaient à l’académie, le dernier allait au cardinal. Après les coups d’épingle, le coup de massue. Il fallut un juge pour trancher la question. Chapelain décida. Corneille se vit donc condamné, le lion fut muselé, ou, pour dire comme alors, la corneille fut déplumée. Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c’est après avoir été ainsi rompu dès son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout nourri du moyen-âge et de l’Espagne, forcé de mentir à lui-même et de se jeter dans l’antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime sans contredit, mais où, excepté peut-être dans le Nicoméde si moqué du dernier siècle pour sa fière et naïve couleur, on ne retrouve ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille.

Racine éprouva les mêmes dégoûts, sans faire d’ailleurs la même résistance. Il n’avait, ni dans le génie ni dans le caractère, l’âpreté hautaine de Corneille. Il plia en silence, et abandonna aux dédains de son temps sa ravissante élégie d’Esther, sa magnifique épopée d’Athalie. Aussi on doit croire que, s’il n’eût pas été paralysé comme il l’était par les préjugés de son siècle, s’il eût été moins souvent touché par la torpille classique, il n’eût point manqué de jeter Locuste dans son drame entre Narcisse et Néron, et surtout n’eût pas relégué dans la coulisse cette admirable scène du banquet où l’élève de Sénèque empoisonne Britannicus dans la coupe de la réconciliation. Mais peut-on exiger de l’oiseau qu’il vole sous le récipient pneumatique ? — Que de beautés pourtant nous coûtent les gens de goût, depuis Scudéry jusqu’à La Harpe ! on composerait une bien belle œuvre de tout ce que leur souffle aride a séché dans son germe. Du reste, nos grands poëtes ont encore su faire jaillir leur génie à travers toutes ces gênes. C’est souvent en vain qu’on a voulu les murer dans les dogmes et dans les règles. Comme le géant hébreu, ils ont emporté avec eux sur la montagne les portes de leur prison.

On répète néanmoins, et quelque temps encore sans doute on ira répétant : — Suivez les règles ! Imitez les modèles ! Ce sont les règles qui ont formé les modèles ! — Un moment ! Il y a en ce cas deux espèces de modèles, ceux qui se sont faits d’après les règles, et, avant eux, ceux d’après lesquels on a fait les règles. Or dans laquelle de ces deux catégories le génie doit-il se chercher une place ? Quoiqu’il soit toujours dur d’être en contact avec les pédants, ne vaut-il pas mille fois mieux leur donner des leçons qu’en recevoir d’eux ? Et puis, imiter ? Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l’astre central et générateur ? Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère.

Et voyons : qui imiter ? — Les anciens ? Nous venons de prouver que leur théâtre n’a aucune coïncidence avec le nôtre. D’ailleurs, Voltaire, qui ne veut pas de Shakespeare, ne veut pas des grecs non plus. Il va nous dire pourquoi : « Les grecs ont hasardé des spectacles non moins révoltants pour nous. Hippolyte, brisé par sa chute, vient compter ses blessures et pousser des cris douloureux. Philoctète tombe dans ses accès de souffrance ; un sang noir coule de sa plaie. Œdipe, couvert du sang qui dégoutte encore du reste de ses yeux qu’il vient d’arracher, se plaint des dieux et des hommes. On entend les cris de Clytemnestre que son propre fils égorge, et Électre crie sur le théâtre : « Frappez, ne l’épargnez pas, elle n’a pas épargné notre père. » Prométhée est attaché sur un rocher avec des clous qu’on lui enfonce dans l’estomac et dans les bras. Les Furies répondent à l’ombre sanglante de Clytemnestre par des hurlements sans aucune articulation… L’art était dans son enfance du temps d’Eschyle comme à Londres du temps de Shakespeare. » — Les modernes ? Ah ! imiter des imitations ! Grâce !

, nous objectera-t-on encore, à la manière dont vous concevez l’art, vous paraissez n’attendre que de grands poëtes, toujours compter sur le génie ? — L’art ne compte pas sur la médiocrité. Il ne lui prescrit rien, il ne la connaît point, elle n’existe point pour lui ; l’art donne des ailes et non des béquilles. Hélas ! d’Aubignac a suivi les règles, Campistron a imité les modèles. Que lui importe ! Il ne bâtit point son palais pour les fourmis. Il les laisse faire leur fourmilière, sans savoir si elles viendront appuyer sur sa base cette parodie de son édifice.

Les critiques de l’école scolastique placent leurs poëtes dans une singulière position. D’une part, ils leur crient sans cesse : Imitez les modèles ! De l’autre, ils ont coutume de proclamer que « les modèles sont inimitables » ! Or, si leurs ouvriers, à force de labeur, parviennent à faire passer dans ce défilé quelque pâle contre-épreuve, quelque calque décoloré des maîtres, ces ingrats, à l’examen du refaccimiento nouveau, s’écrient tantôt : « Cela ne ressemble à rien ! » tantôt : « Cela ressemble à tout ! » Et, par une logique faite exprès, chacune de ces deux formules est une critique.

Disons-le donc hardiment. Le temps en est venu, et il serait étrange qu’à cette époque, la liberté, comme la lumière, pénétrât partout, excepté dans ce qu’il y a de plus nativement libre au monde, les choses de la pensée. Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art ! Il n’y a ni règles, ni modèles ; ou plutôt il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet. Les unes sont éternelles, intérieures, et restent ; les autres variables, extérieures, et ne servent qu’une fois. Les premières sont la charpente qui soutient la maison ; les secondes l’échafaudage qui sert à la bâtir et qu’on refait à chaque édifice. Celles-ci enfin sont l’ossement, celles-là le vêtement du drame. Du reste, ces règles-là ne s’écrivent pas dans les poétiques. Richelet ne s’en doute pas. Le génie, qui devine plutôt qu’il n’apprend, extrait, pour chaque ouvrage, les premières de l’ordre général des choses, les secondes de l’ensemble isolé du sujet qu’il traite ; non pas à la façon du chimiste qui allume son fourneau, souffle son feu, chauffe son creuset, analyse et détruit ; mais à la manière de l’abeille, qui vole sur ses ailes d’or, se pose sur chaque fleur, et en tire son miel, sans que le calice perde rien de son éclat, la corolle rien de son parfum.

Le poëte, insistons sur ce point, ne doit donc prendre conseil que de la nature, de la vérité, et de l’inspiration qui est aussi une vérité et une nature. Quando he, dit Lope de Vega,


Quando he de escrivir una comedia,
Encierro los preceptos con seis llaves.


Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n’est pas trop de six clefs. Que le poëte se garde surtout de copier qui que ce soit, pas plus Shakespeare que Molière, pas plus Schiller que Corneille. Si le vrai talent pouvait abdiquer à ce point sa propre nature, et laisser ainsi de côté son originalité personnelle, pour se transformer en autrui, il perdrait tout à jouer ce rôle de Sosie. C’est le dieu qui se fait valet. Il faut puiser aux sources primitives. C’est la même sève, répandue dans le sol, qui produit tous les arbres de la forêt, si divers de port, de fruits, de feuillage. C’est la même nature qui féconde et nourrit les génies les plus différents. Le vrai poëte est un arbre qui peut être battu de tous les vents et abreuvé de toutes les rosées, qui porte ses ouvrages comme ses fruits, comme fablier portait ses fables. À quoi bon s’attacher à un maître ? se greffer sur un modèle ? Il vaut mieux encore être ronce ou chardon, nourri de la même terre que le cèdre et le palmier, que d’être le fungus ou le lichen de ces grands arbres. La ronce vit, le fungus végète. D’ailleurs, quelque grands qu’ils soient, ce cèdre et ce palmier, ce n’est pas avec le suc qu’on en tire qu’on peut devenir grand soi-même. Le parasite d’un géant sera tout au plus un nain. Le chêne, tout colosse qu’il est, ne peut produire et nourrir que le gui.

Qu’on ne s’y méprenne pas, si quelques-uns de nos poëtes ont pu être grands, même en imitant, c’est que, tout en se modelant sur la forme antique, ils ont souvent encore écouté la nature et leur génie, c’est qu’ils ont été eux-mêmes par un côté. Leurs rameaux se cramponnaient à l’arbre voisin, mais leur racine plongeait dans le sol de l’art. Ils étaient le lierre, et non le gui. Puis sont venus les imitateurs en sous-ordre, qui n’ayant ni racine en terre, ni génie dans l’âme, ont dû se borner à l’imitation. Comme dit Charles Nodier, après l’école d’Athènes, l’école d’Alexandrie. Alors la médiocrité a fait déluge ; alors ont pullulé ces poétiques, si gênantes pour le talent, si commodes pour elle. On a dit que tout était fait, on a défendu à Dieu de créer d’autres Molières, d’autres Corneilles. On a mis la mémoire à la place de l’imagination. La chose même a été réglée souverainement : il y a des aphorismes pour cela. « Imaginer, dit La Harpe avec son assurance naïve, ce n’est au fond que se ressouvenir. »

La nature donc ! La nature et la vérité. — Et ici, afin de montrer que, loin de démolir l’art, les idées nouvelles ne veulent que le reconstruire plus solide et mieux fondé, essayons d’indiquer quelle est la limite infranchissable qui, à notre avis, sépare la réalité selon l’art de la réalité selon la nature. Il y a étourderie à les confondre, comme le font quelques partisans peu avancés du romantisme. La vérité de l’art ne saurait jamais être, ainsi que l’ont dit plusieurs, la réalité absolue. L’art ne peut donner la chose même. Supposons en effet un de ces promoteurs irréfléchis de la nature absolue, de la nature vue hors de l’art, à la représentation d’une pièce romantique, du Cid, par exemple. — Qu’est cela ? dira-t-il au premier mot. Le Cid parle en vers ! Il n’est pas naturel de parler en vers. — Comment voulez-vous donc qu’il parle ? — En prose. — Soit. — Un instant après : — Quoi, reprendra-t-il s’il est conséquent, le Cid parle français ! — Eh bien ? — La nature veut qu’il parle sa langue, il ne peut parler qu’espagnol. — Nous n’y comprendrons rien ; mais soit encore. — Vous croyez que c’est tout ? Non pas ; avant la dixième phrase castillane, il doit se lever et demander si ce Cid qui parle est le véritable Cid, en chair et en os ? De quel droit cet acteur, qui s’appelle Pierre ou Jacques, prend-il le nom de Cid ? Cela est faux. — Il n’y a aucune raison pour qu’il n’exige pas ensuite qu’on substitue le soleil à cette rampe, des arbres réels, des maisons réelles à ces menteuses coulisses. Car, une fois dans cette voie, la logique nous tient au collet, on ne peut plus s’arrêter.

On doit donc reconnaître, sous peine de l’absurde, que le domaine de l’art et celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l’art sont deux choses, sans quoi l’une ou l’autre n’existerait pas. L’art, outre sa partie idéale, a une partie terrestre et positive. Quoi qu’il fasse, il est encadré entre la grammaire et la prosodie, entre Vaugelas et Richelet. Il a, pour ses créations les plus capricieuses, des formes, des moyens d’exécution, tout un matériel à remuer. Pour le génie, ce sont des instruments ; pour la médiocrité, des outils.

D’autres, ce nous semble, l’ont déjà dit : le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée ; on sait ce que la couleur et la lumière perdent à la réflexion simple. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. Alors seulement le drame est avoué de l’art.

Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit et peut s’y réfléchir, mais sous la baguette magique de l’art. L’art feuillette les siècles, feuillette la nature, interroge les chroniques, s’étudie à reproduire la réalité des faits, surtout celle des mœurs et des caractères, bien moins léguée au doute et à la contradiction que les faits, restaure ce que les annalistes ont tronqué, harmonise ce qu’ils ont dépouillé, devine leurs omissions et les répare, comble leurs lacunes par des imaginations qui aient la couleur du temps, groupe ce qu’ils ont laissé épars, rétablit le jeu des fils de la providence sous les marionnettes humaines, revêt le tout d’une forme poétique et naturelle à la fois, et lui donne cette vie de vérité et de saillie qui enfante l’illusion, ce prestige de réalité qui passionne le spectateur, et le poëte le premier, car le poëte est de bonne foi. Ainsi le but de l’art est presque divin : ressusciter, s’il fait de l’histoire ; créer, s’il fait de la poésie.

C’est une grande et belle chose que de voir se déployer avec cette largeur un drame où l’art développe puissamment la nature ; un drame où l’action marche à la conclusion d’une allure ferme et facile, sans diffusion et sans étranglement ; un drame enfin où le poëte remplisse pleinement le but multiple de l’art, qui est d’ouvrir au spectateur un double horizon, d’illuminer à la fois l’intérieur et l’extérieur des hommes ; l’extérieur, par leurs discours et leurs actions ; l’intérieur, par les a parte et les monologues ; de croiser, en un mot, dans le même tableau, le drame de la vie et le drame de la conscience.

On conçoit que, pour une œuvre de ce genre, si le poëte doit choisir dans les choses (et il le doit), ce n’est pas le beau, mais le caractéristique. Non qu’il convienne de faire, comme on dit aujourd’hui, de la couleur locale, c’est-à-dire d’ajouter après coup quelques touches criardes çà et là sur un ensemble du reste parfaitement faux et conventionnel. Ce n’est point à la surface du drame que doit être la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l’œuvre, d’où elle se répand au dehors, d’elle-même, naturellement, également, et, pour ainsi parler, dans tous les coins du drame, comme la sève qui monte de la racine à la dernière feuille de l’arbre. Le drame doit être radicalement imprégné de cette couleur des temps ; elle doit en quelque sorte y être dans l’air, de façon qu’on ne s’aperçoive qu’en y entrant et qu’en en sortant qu’on a changé de siècle et d’atmosphère. Il faut quelque étude, quelque labeur pour en venir là ; tant mieux. Il est bon que les avenues de l’art soient obstruées de ces ronces devant lesquelles tout recule, excepté les volontés fortes. C’est d’ailleurs cette étude, soutenue d’une ardente inspiration, qui garantira le drame d’un vice qui le tue, le commun. Le commun est le défaut des poëtes à courte vue et à courte haleine. Il faut qu’à cette optique de la scène, toute figure soit ramenée à son trait le plus saillant, le plus individuel, le plus précis. Le vulgaire et le trivial même doit avoir un accent. Rien ne doit être abandonné. Comme Dieu, le vrai poëte est présent partout à la fois dans son œuvre. Le génie ressemble au balancier qui imprime l’effigie royale aux pièces de cuivre comme aux écus d’or.

Nous n’hésitons pas, et ceci prouverait encore aux hommes de bonne foi combien peu nous cherchons à déformer l’art, nous n’hésitons point à considérer le vers comme un des moyens les plus propres à préserver le drame du fléau que nous venons de signaler, comme une des digues les plus puissantes contre l’irruption du commun, qui, ainsi que la démocratie, coule toujours à pleins bords dans les esprits. Et ici, que la jeune littérature, déjà riche de tant d’hommes et de tant d’ouvrages, nous permette de lui indiquer une erreur où il nous semble qu’elle est tombée, erreur trop justifiée d’ailleurs par les incroyables aberrations de la vieille école. Le nouveau siècle est dans cet âge de croissance où l’on peut aisément se redresser.

Il s’est formé, dans les derniers temps, comme une pénultième ramification du vieux tronc classique, ou mieux comme une de ces excroissances, un de ces polypes que développe la décrépitude et qui sont bien plus un signe de décomposition qu’une preuve de vie, il s’est formé une singulière école de poésie dramatique. Cette école nous semble avoir eu pour maître et pour souche le poëte qui marque la transition du dix-huitième siècle au dix-neuvième, l’homme de la description et de la périphrase, ce Delille qui, dit-on, vers sa fin, se vantait, à la manière des dénombrements d’Homère, d’avoir fait douze chameaux, quatre chiens, trois chevaux, y compris celui de Job, six tigres, deux chats, un jeu d’échecs, un trictrac, un damier, un billard, plusieurs hivers, beaucoup d’étés, force printemps, cinquante couchers de soleil, et tant d’aurores qu’il se perdait à les compter.

Or Delille a passé dans la tragédie. Il est le père (lui, et non Racine, grand Dieu !) d’une prétendue école d’élégance et de bon goût qui a flori récemment. La tragédie n’est pas pour cette école ce qu’elle est pour le bonhomme Gilles Shakespeare, par exemple, une source d’émotions de toute nature ; mais un cadre commode à la solution d’une foule de petits problèmes descriptifs qu’elle se propose chemin faisant. Cette muse, loin de repousser, comme la véritable école classique française, les trivialités et les bassesses de la vie, les recherche au contraire et les ramasse avidement. Le grotesque, évité comme mauvaise compagnie par la tragédie de Louis XIV, ne peut passer tranquille devant celle-ci. Il faut qu’il soit décrit ! c’est-à-dire anobli. Une scène de corps de garde, une révolte de populace, le marché aux poissons, le bagne, le cabaret, la poule au pot de Henri IV, sont une bonne fortune pour elle. Elle s’en saisit, elle débarbouille cette canaille, et coud à ses vilenies son clinquant et ses paillettes ; purpureus assuitur pannus. Son but paraît être de délivrer des lettres de noblesse à toute cette roture du drame ; et chacune de ces lettres du grand scel est une tirade.

Cette muse, on le conçoit, est d’une bégueulerie rare. Accoutumée qu’elle est aux caresses de la périphrase, le mot propre, qui la rudoierait quelquefois, lui fait horreur. Il n’est point de sa dignité de parler naturellement. Elle souligne le vieux Corneille pour ses façons de dire crûment :

… Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes.
… Chimène, qui l’eût cru ? Rodrigue, qui l’eût dit ?
… Quand leur Flaminius marchandait Annibal.
… Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! Etc., etc.


Elle a encore sur le cœur son : Tout beau, monsieur ! Et il a fallu bien des seigneur ! et bien des madame ! pour faire pardonner à notre admirable Racine ses chiens si monosyllabiques, et ce Claude si brutalement mis dans le lit d’Agrippine.

Cette Melpomène, comme elle s’appelle, frémirait de toucher une chronique. Elle laisse au costumier le soin de savoir à quelle époque se passent les drames qu’elle fait. L’histoire à ses yeux est de mauvais ton et de mauvais goût. Comment, par exemple, tolérer des rois et des reines qui jurent ? Il faut les élever de leur dignité royale à la dignité tragique. C’est dans une promotion de ce genre qu’elle a anobli Henri IV. C’est ainsi que le roi du peuple, nettoyé par M. Legouvé, a vu son ventre-saint-gris chassé honteusement de sa bouche par deux sentences, et qu’il a été réduit, comme la jeune fille du fabliau, à ne plus laisser tomber de cette bouche royale que des perles, des rubis et des saphirs ; le tout faux, à la vérité.

En somme, rien n’est si commun que cette élégance et cette noblesse de convention. Rien de trouvé, rien d’imaginé, rien d’inventé dans ce style. Ce qu’on a vu partout, rhétorique, ampoule, lieux communs, fleurs de collège, poésie de vers latins. Des idées d’emprunt vêtues d’images de pacotille. Les poëtes de cette école sont élégants à la manière des princes et princesses de théâtre, toujours sûrs de trouver dans les cases étiquetées du magasin manteaux et couronnes de similor, qui n’ont que le malheur d’avoir servi à tout le monde. Si ces poëtes ne feuillettent pas la Bible, ce n’est pas qu’ils n’aient aussi leur gros livre, le Dictionnaire des rimes. C’est là leur source de poésie, fontes aquarum.

On comprend que dans tout cela la nature et la vérité deviennent ce qu’elles peuvent. Ce serait grand hasard qu’il en surnageât quelque débris dans ce cataclysme de faux art, de faux style, de fausse poésie. Voilà ce qui a causé l’erreur de plusieurs de nos réformateurs distingués. Choqués de la roideur, de l’apparat, du pomposo de cette prétendue poésie dramatique, ils ont cru que les éléments de notre langage poétique étaient incompatibles avec le naturel et le vrai. L’alexandrin les avait tant de fois ennuyés, qu’ils l’ont condamné, en quelque sorte, sans vouloir l’entendre, et ont conclu, un peu précipitamment peut-être, que le drame devait être écrit en prose.

Ils se méprenaient. Si le faux règne en effet dans le style comme dans la conduite de certaines tragédies françaises, ce n’était pas aux vers qu’il fallait s’en prendre, mais aux versificateurs. Il fallait condamner, non la forme employée, mais ceux qui avaient employé cette forme ; les ouvriers, et non l’outil.

Pour se convaincre du peu d’obstacles que la nature de notre poésie oppose à la libre expression de tout ce qui est vrai, ce n’est peut-être pas dans Racine qu’il faut étudier notre vers, mais souvent dans Corneille, toujours dans Molière, Racine, divin poëte, est élégiaque, lyrique, épique ; Molière est dramatique. Il est temps de faire justice des critiques entassées par le mauvais goût du dernier siècle sur ce style admirable, et de dire hautement que Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poëte, mais encore comme écrivain. Palmas vere habet iste duas.

Chez lui, le vers embrasse l’idée, s’y incorpore étroitement, la resserre et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et nous la donne en quelque sorte en élixir. Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique. Fait d’une certaine façon, il communique son relief à des choses qui, sans lui, passeraient insignifiantes et vulgaires. Il rend plus solide et plus fin le tissu du style. C’est le nœud qui arrête le fil. C’est la ceinture qui soutient le vêtement et lui donne tous ses plis. Que pourraient donc perdre à entrer dans le vers la nature et le vrai ? Nous le demandons à nos prosaïstes eux-mêmes, que perdent-ils à la poésie de Molière ? Le vin, qu’on nous permette une trivialité de plus, cesse-t-il d’être du vin pour être en bouteille ?

Que si nous avions le droit de dire quel pourrait être, à notre gré, le style du drame, nous voudrions un vers libre, franc, loyal, osant tout dire sans pruderie, tout exprimer sans recherche ; passant d’une naturelle allure de la comédie à la tragédie, du sublime au grotesque ; tour à tour positif et poétique, tout ensemble artiste et inspiré, profond et soudain, large et vrai ; sachant briser à propos et déplacer la césure pour déguiser sa monotonie d’alexandrin ; plus ami de l’enjambement qui l’allonge que de l’inversion qui l’embrouille ; fidèle à la rime, cette esclave reine, cette suprême grâce de notre poésie, ce générateur de notre mètre ; inépuisable dans la variété de ses tours, insaisissable dans ses secrets d’élégance et de facture ; prenant, comme Protée, mille formes sans changer de type et de caractère, fuyant la tirade ; se jouant dans le dialogue ; se cachant toujours derrière le personnage ; s’occupant avant tout d’être à sa place, et lorsqu’il lui adviendrait d’être beau, n’étant beau en quelque sorte que par hasard, malgré lui et sans le savoir ; lyrique, épique, dramatique, selon le besoin ; pouvant parcourir toute la gamme poétique, aller de haut en bas, des idées les plus élevées aux plus vulgaires, des plus bouffonnes aux plus graves, des plus extérieures aux plus abstraites, sans jamais sortir des limites d’une scène parlée ; en un mot, tel que le ferait l’homme qu’une fée aurait doué de l’âme de Corneille et de la tête de Molière. Il nous semble que ce vers-là serait bien aussi beau que de la prose.

Il n’y aurait aucun rapport entre une poésie de ce genre et celle dont nous faisions tout à l’heure l’autopsie cadavérique. La nuance qui les sépare sera facile à indiquer, si un homme d’esprit, auquel l’auteur de ce livre doit un remerciement personnel, nous permet de lui en emprunter la piquante distinction : l’autre poésie était descriptive, celle-ci serait pittoresque.

Répétons-le surtout, le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence, toute coquetterie. Il n’est là qu’une forme, et une forme qui doit tout admettre, qui n’a rien à imposer au drame, et au contraire doit tout recevoir de lui pour tout transmettre au spectateur : français, latin, textes de lois, jurons royaux, locutions populaires, comédie, tragédie, rire, larmes, prose et poésie. Malheur au poëte si son vers fait la petite bouche ! Mais cette forme est une forme de bronze qui encadre la pensée dans son mètre, sous laquelle le drame est indestructible, qui le grave plus avant dans l’esprit de l’acteur, avertit celui-ci de ce qu’il omet et de ce qu’il ajoute, l’empêche d’altérer son rôle, de se substituer à l’auteur, rend chaque mot sacré, et fait que ce qu’a dit le poëte se retrouve longtemps après encore debout dans la mémoire de l’auditeur. L’idée, trempée dans le vers, prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C’est le fer qui devient acier.

On sent que la prose, nécessairement bien plus timide, obligée de sevrer le drame de toute poésie lyrique ou épique, réduite au dialogue et au positif, est loin d’avoir ces ressources. Elle a les ailes bien moins larges. Elle est ensuite d’un beaucoup plus facile accès ; la médiocrité y est à l’aise ; et, pour quelques ouvrages distingués comme ceux que ces derniers temps ont vus paraître, l’art serait bien vite encombré d’avortons et d’embryons. Une autre fraction de la réforme inclinerait pour le drame écrit en vers et en prose tout à la fois, comme a fait Shakespeare. Cette manière a ses avantages. Il pourrait cependant y avoir disparate dans les transitions d’une forme à l’autre, et quand un tissu est homogène, il est bien plus solide. Au reste, que le drame soit écrit en prose, qu’il soit écrit en vers, qu’il soit écrit en vers et en prose, ce n’est là qu’une question secondaire. Le rang d’un ouvrage doit se fixer non d’après sa forme, mais d’après sa valeur intrinsèque. Dans des questions de ce genre, il n’y a qu’une solution ; il n’y a qu’un poids qui puisse faire pencher la balance de l’art : c’est le génie.

Au demeurant, prosateur ou versificateur, le premier, l’indispensable mérite d’un écrivain dramatique, c’est la correction. Non cette correction toute de surface, qualité ou défaut de l’école descriptive, qui fait de Lhomond et de Restaut les deux ailes de son Pégase ; mais cette correction intime, profonde, raisonnée, qui s’est pénétrée du génie d’un idiome, qui en a sondé les racines, fouillé les étymologies ; toujours libre, parce qu’elle est sûre de son fait, et qu’elle va toujours d’accord avec la logique de la langue. Notre Dame la grammaire mène l’autre aux lisières ; celle-ci tient en laisse la grammaire. Elle peut oser, hasarder, créer, inventer son style : elle en a le droit. Car, bien qu’en aient dit certains hommes qui n’avaient pas songé à ce qu’ils disaient, et parmi lesquels il faut ranger notamment celui qui écrit ces lignes, la langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. L’esprit humain est toujours en marche, ou, si l’on veut, en mouvement, et les langues avec lui. Les choses sont ainsi. Quand le corps change, comment l’habit ne changerait-il pas ? Le français du dix-neuvième siècle ne peut pas plus être le français du dix-huitième, que celui-ci n’est le français du dix-septième, que le français du dix-septième n’est celui du seizième. La langue de Montaigne n’est plus celle de Rabelais, la langue de Pascal n’est plus celle de Montaigne, la langue de Montesquieu n’est plus celle de Pascal. Chacune de ces quatre langues, prise en soi, est admirable, parce qu’elle est originale. Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse. À certains temps, elles quittent un rivage du monde de la pensée et en envahissent un autre. Tout ce que leur flot déserte ainsi sèche et s’efface du sol. C’est de cette façon que des idées s’éteignent, que des mots s’en vont. Il en est des idiomes humains comme de tout. Chaque siècle y apporte et en emporte quelque chose. Qu’y faire ? cela est fatal. C’est donc en vain que l’on voudrait pétrifier la mobile physionomie de notre idiome sous une forme donnée. C’est en vain que nos Josués littéraires crient à la langue de s’arrêter ; les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent. — Voilà pourquoi le français de certaine école contemporaine est une langue morte.

Telles sont, à peu près, et moins les développements approfondis qui en pourraient compléter l’évidence, les idées actuelles de l’auteur de ce livre sur le drame. Il est loin du reste d’avoir la prétention de donner son essai dramatique comme une émanation de ces idées, qui bien au contraire ne sont peut-être elles-mêmes, à parler naïvement, que des révélations de l’exécution. Il lui serait fort commode sans doute et plus adroit d’asseoir son livre sur sa préface et de les défendre l’un par l’autre. Il aime mieux moins d’habileté et plus de franchise. Il veut donc être le premier à montrer la ténuité du nœud qui lie cet avant-propos à ce drame. Son premier projet, bien arrêté d’abord par sa paresse, était de donner l’œuvre toute seule au public ; el demonio sin las cuernas, comme disait Yriarte. C’est après l’avoir dûment close et terminée, qu’à la sollicitation de quelques amis probablement bien aveuglés, il s’est déterminé à compter avec lui-même dans une préface, à tracer, pour ainsi parler, la carte du voyage poétique qu’il venait de faire, à se rendre raison des acquisitions bonnes ou mauvaises qu’il en rapportait, et des nouveaux aspects sous lesquels le domaine de l’art s’était offert à son esprit. On prendra sans doute avantage de cet aveu pour répéter le reproche qu’un critique d’Allemagne lui a déjà adressé, de faire « une poétique pour sa poésie ». Qu’importe ? Il a d’abord eu bien plutôt l’intention de défaire que de faire des poétiques. Ensuite, ne vaudrait-il pas toujours mieux faire des poétiques d’après une poésie, que de la poésie d’après une poétique ? Mais non, encore une fois, il n’a ni le talent de créer, ni la prétention d’établir des systèmes. « Les systèmes, dit spirituellement Voltaire, sont comme des rats qui passent par vingt trous, et en trouvent enfin deux ou trois qui ne peuvent les admettre. » C’eût donc été prendre une peine inutile et au-dessus de ses forces. Ce qu’il a plaidé, au contraire, c’est la liberté de l’art contre le despotisme des systèmes, des codes et des règles. Il a pour habitude de suivre à tout hasard ce qu’il prend pour son inspiration, et de changer de moule autant de fois que de composition. Le dogmatisme, dans les arts, est ce qu’il fuit avant tout. À Dieu ne plaise qu’il aspire à être de ces hommes, romantiques ou classiques, qui font des ouvrages dans leur système, qui se condamnent à n’avoir jamais qu’une forme dans l’esprit, à toujours prouver quelque chose, à suivre d’autres lois que celles de leur organisation et de leur nature. L’œuvre artificielle de ces hommes-là, quelque talent qu’ils aient d’ailleurs, n’existe pas pour l’art. C’est une théorie, non une poésie.

Après avoir, dans tout ce qui précède, essayé d’indiquer quelle a été, selon nous, l’origine du drame, quel est son caractère, quel pourrait être son style, voici le moment de redescendre de ces sommités générales de l’art au cas particulier qui nous y a fait monter. Il nous reste à entretenir le lecteur de notre ouvrage, de ce Crowmell ; et comme ce n’est pas un sujet qui nous plaise, nous en dirons peu de chose en peu de mots.

Olivier Cromwell est du nombre de ces personnages de l’histoire qui sont tout ensemble très célèbres et très peu connus. La plupart de ses biographes, et dans le nombre il en est qui sont historiens, ont laissé incomplète cette grande figure. Il semble qu’ils n’aient pas osé réunir tous les traits de ce bizarre et colossal prototype de la réforme religieuse, de la révolution politique d’Angleterre. Presque tous se sont bornés à reproduire sur des dimensions plus étendues le simple et sinistre profil qu’en a tracé Bossuet, de son point de vue monarchique et catholique, de sa chaire d’évêque appuyée au trône de Louis XIV.

Comme tout le monde, l’auteur de ce livre s’en tenait là. Le nom d’Olivier Cromwell ne réveillait en lui que l’idée sommaire d’un fanatique régicide, grand capitaine. C’est en furetant la chronique, ce qu’il fait avec amour, c’est en fouillant au hasard les mémoires anglais du dix-septième siècle, qu’il fut frappé de voir se dérouler peu à peu devant ses yeux un Cromwell tout nouveau. Ce n’était plus seulement le Cromwell militaire, le Cromwell politique de Bossuet ; c’était un être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de beaucoup de bien, plein de génie et de petitesse ; une sorte de Tibère-Dandin, tyran de l’Europe et jouet de sa famille ; vieux régicide, humiliant les ambassadeurs de tous les rois, torturé par sa jeune fille royaliste ; austère et sombre dans ses mœurs et entretenant quatre fous de cour autour de lui ; faisant de méchants vers ; sobre, simple, frugal, et guindé sur l’étiquette ; soldat grossier et politique délié ; rompu aux arguties théologiques et s’y plaisant ; orateur lourd, diffus, obscur, mais habile à parler le langage de tous ceux qu’il voulait séduire ; hypocrite et fanatique ; visionnaire dominé par des fantômes de son enfance, croyant aux astrologues et les proscrivant ; défiant à l’excès, toujours menaçant, rarement sanguinaire ; rigide observateur des prescriptions puritaines, perdant gravement plusieurs heures par jour à des bouffonneries ; brusque et dédaigneux avec ses familiers, caressant avec les sectaires qu’il redoutait ; trompant ses remords avec des subtilités, rusant avec sa conscience ; intarissable en adresse, en pièges, en ressources ; maîtrisant son imagination par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie.

Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d’une ardente tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects. La matière était riche. À côté de l’homme de guerre et de l’homme d’état, il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poëte, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l’homme-Protée, en un mot le Cromwell double, homo et uir.

Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n’est pas, comme on le croirait au premier coup d’œil, celle du procès de Charles Ier, toute palpitante qu’elle est d’un intérêt sombre et terrible ; c’est le moment où l’ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort. C’est l’instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d’une fortune possible, maître de l’Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l’Écosse dont il fait un pachalik, et de l’Irlande, dont il fait un bagne, maître de l’Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d’accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L’histoire n’a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. Le Protecteur se fait d’abord prier ; l’auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés ; puis c’est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il s’approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est pavoisé, l’estrade est dressée, la couronne est commandée à l’orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénoûment étrange ! C’est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l’aspect de la couronne, demande s’il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignité royale. — Était-ce que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains, qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour ? Était-ce révolution produite en lui par le silence ou les murmures, de ce peuple, déconcerté de voir son régicide aboutir au trône ? Était-ce seulement sagacité du génie, instinct d’une ambition prudente, quoique effrénée, qui sait combien un pas de plus change souvent la position et l’attitude d’un homme, et qui n’ose exposer son édifice plébéien au vent de l’impopularité ? Était-ce tout cela à la fois ? C’est ce que nul document contemporain n’éclaircit souverainement. Tant mieux ; la liberté du poëte en est plus entière, et le drame gagne à ces latitudes que lui laisse l’histoire. On voit ici qu’il est immense et unique ; c’est bien là l’heure décisive, la grande péripétie de la vie de Cromwell. C’est le moment où sa chimère lui échappe, où le présent lui tue l’avenir, où, pour employer une vulgarité énergique, sa destinée rate. Tout Cromwell est en jeu dans cette comédie qui se joue entre l’Angleterre et lui.

Voilà donc l’homme, voilà l’époque qu’on a tenté d’esquisser dans ce livre.

L’auteur s’est laissé entraîner au plaisir d’enfant de faire mouvoir les touches de ce grand clavecin. Certes, de plus habiles en auraient pu tirer une haute et profonde harmonie, non de ces harmonies qui ne flattent que l’oreille, mais de ces harmonies intimes qui remuent tout l’homme, comme si chaque corde du clavier se nouait à une fibre du cœur. Il a cédé, lui, au désir de peindre tous ces fanatismes, toutes ces superstitions, maladies des religions à certaines époques ; à l’envie de jouer de tous ces hommes, comme dit Hamlet ; d’étager au-dessous et autour de Cromwell, centre et pivot de cette cour, de ce peuple, de ce monde, ralliant tout à son unité et imprimant à tout son impulsion, et cette double conspiration tramée par deux factions qui s’abhorrent, se liguent pour jeter bas l’homme qui les gêne, mais s’unissent sans se mêler ; et ce parti puritain, fanatique, divers, sombre, désintéressé, prenant pour chef l’homme le plus petit pour un si grand rôle, l’égoïste et pusillanime Lambert ; et ce parti des cavaliers, étourdi, joyeux, peu scrupuleux, insouciant, dévoué, dirigé par l’homme qui, hormis le dévouement, le représente le moins, le probe et sévère Ormond ; et ces ambassadeurs, si humbles devant le soldat de fortune ; et cette cour étrange toute mêlée d’hommes de hasard et de grands seigneurs disputant de bassesse ; et ces quatre bouffons que le dédaigneux oubli de l’histoire permettait d’imaginer ; et cette famille dont chaque membre est une plaie de Cromwell ; et ce Thurloë, l’Achates du Protecteur ; et ce rabbin juif, cet Israël Ben-Manassé, espion, usurier et astrologue, vil de deux côtés, sublime par le troisième ; et ce Rochester, ce bizarre Rochester, ridicule et spirituel, élégant et crapuleux, jurant sans cesse, toujours amoureux et toujours ivre, ainsi qu’il s’en vantait à l’évêque Burnet, mauvais poëte et bon gentilhomme, vicieux et naïf, jouant sa tête et se souciant peu de gagner la partie pourvu qu’elle l’amuse, capable de tout, en un mot, de ruse et d’étourderie, de folie et de calcul, de turpitude et de générosité ; et ce sauvage Carr, dont l’histoire ne dessine qu’un trait, mais bien caractéristique et bien fécond ; et ces fanatiques de tout ordre et de tout genre, Harrison, fanatique pillard ; Barebone, marchand fanatique ; Syndercomb, tueur ; Augustin Garland, assassin larmoyant et dévot ; le brave colonel Overton, lettré un peu déclamateur ; l’austère et rigide Ludlow, qui alla plus tard laisser sa cendre et son épitaphe à Lausanne ; enfin « Milton et quelques autres qui avaient de l’esprit », comme dit un pamphlet de 1675 (Cromwell politique), qui nous rappelle le Dantem quemdam de la chronique italienne.

Nous n’indiquons pas beaucoup de personnages plus secondaires, dont chacun a cependant sa vie réelle et son individualité marquée, et qui tous contribuaient à la séduction qu’exerçait sur l’imagination de l’auteur cette vaste scène de l’histoire. De cette scène il a fait ce drame. Il l’a jeté en vers, parce que cela lui a plu ainsi. On verra du reste à le lire combien il songeait peu à son ouvrage en écrivant cette préface, avec quel désintéressement, par exemple, il combattait le dogme des unités. Son drame ne sort pas de Londres, il commence le 25 juin 1657 à trois heures du matin et finit le 26 à midi. On voit qu’il entrerait presque dans la prescription classique, telle que les professeurs de poésie la rédigent maintenant. Qu’ils ne lui en sachent du reste aucun gré. Ce n’est pas avec la permission d’Aristote, mais avec celle de l’histoire, que l’auteur a groupé ainsi son drame ; et parce que, à intérêt égal, il aime mieux un sujet concentré qu’un sujet éparpillé.

Il est évident que ce drame, dans ses proportions actuelles, ne pourrait s’encadrer dans nos représentations scéniques. Il est trop long. On reconnaîtra peut-être cependant qu’il a été dans toutes ses parties composé pour la scène. C’est en s’approchant de son sujet pour l’étudier que l’auteur reconnut ou crut reconnaître l’impossibilité d’en faire admettre une reproduction fidèle sur notre théâtre, dans l’état d’exception où il est placé, entre le Charybde académique et le Scylla administratif, entre les jurys littéraires et la censure politique. Il fallait opter : ou la tragédie pateline, sournoise, fausse, et jouée, ou le drame insolemment vrai, et banni. La première chose ne valait pas la peine d’être faite ; il a préfèré tenter la seconde. C’est pourquoi, désespérant d’être jamais mis en scène, il s’est livré libre et docile aux fantaisies de la composition, au plaisir de la dérouler à plus larges plis, aux développements que son sujet comportait, et qui, s’ils achèvent d’éloigner son drame du théâtre, ont du moins l’avantage de le rendre presque complet sous le rapport historique. Du reste, les comités de lecture ne sont qu’un obstacle de second ordre. S’il arrivait que la censure dramatique, comprenant combien cette innocente, exacte et consciencieuse image de Cromwell et de son temps est prise en dehors de notre époque, lui permît l’accès du théâtre, l’auteur, mais dans ce cas seulement, pourrait extraire de ce drame une pièce qui se hasarderait alors sur la scène, et serait sifflée.

Jusque-là il continuera de se tenir éloigné du théâtre. Et il quittera toujours assez tôt, pour les agitations de ce monde nouveau, sa chère et chaste retraite. Fasse Dieu qu’il ne se repente jamais d’avoir exposé la vierge obscurité de son nom et de sa personne aux écueils, aux bourrasques, aux tempêtes du parterre, et surtout (car qu’importe une chute ?) aux tracasseries misérables de la coulisse ; d’être entré dans cette atmosphère variable, brumeuse, orageuse, où dogmatise l’ignorance, où siffle l’envie, où rampent les cabales, où la probité du talent a si souvent été méconnue, où la noble candeur du génie est quelquefois si déplacée, où la médiocrité triomphe de rabaisser à son niveau les supériorités qui l’offusquent, où l’on trouve tant de petits hommes pour un grand, tant de nullités pour un Talma, tant de myrmidons pour un Achille ! Cette esquisse semblera peut-être morose et peu flattée ; mais n’achève-t-elle pas de marquer la différence qui sépare notre théâtre, lieu d’intrigues et de tumultes, de la solennelle sérénité du théâtre antique ?

Quoi qu’il advienne, il croit devoir avertir d’avance le petit nombre de personnes qu’un pareil spectacle tenterait, qu’une pièce extraite de Cromwell n’occuperait toujours pas moins de la durée d’une représentation. Il est difficile qu’un théâtre romantique s’établisse autrement. Certes, si l’on veut autre chose que ces tragédies dans lesquelles un ou deux personnages, types abstraits d’une idée purement métaphysique, se promènent solennellement sur un fond sans profondeur, à peine occupé par quelques têtes de confidents, pâles contre-calques des héros, chargés de remplir les vides d’une action simple, uniforme et monocorde ; si l’on s’ennuie de cela, ce n’est pas trop d’une soirée entière pour dérouler un peu largement tout un homme d’élite, toute une époque de crise ; l’un avec son caractère, son génie qui s’accouple à son caractère, ses croyances qui les dominent tous deux, ses passions qui viennent déranger ses croyances, son caractère et son génie, ses goûts qui déteignent sur ses passions, ses habitudes qui disciplinent ses goûts, musclent ses passions, et ce cortège innombrable d’hommes de tout échantillon que ces divers agents font tourbillonner autour de lui ; l’autre, avec ses mœurs, ses lois, ses modes, son esprit, ses lumières, ses superstitions, ses événements, et son peuple que toutes ces causes premières pétrissent tour à tour comme une cire molle. On conçoit qu’un pareil tableau sera gigantesque. Au lieu d’une individualité, comme celle dont le drame abstrait de la vieille école se contente, on en aura vingt, quarante, cinquante, que sais-je ? de tout relief et de toute proportion. Il y aura foule dans le drame. Ne serait-il pas mesquin de lui mesurer deux heures de durée pour donner le reste de la représentation à l’opéra-comique ou à la farce ? d’étriquer Shakespeare pour Bobèche ? — Et qu’on ne pense pas, si l’action est bien gouvernée, que de la multitude des figures qu’elle met en jeu puisse résulter fatigue pour le spectateur ou papillotage dans le drame. Shakespeare, abondant en petits détails, est en même temps, et à cause de cela même, imposant par un grand ensemble. C’est le chêne qui jette une ombre immense avec des milliers de feuilles exiguës et découpées.

Espérons qu’on ne tardera pas à s’habituer en France à consacrer toute une soirée à une seule pièce. Il y a en Angleterre et en Allemagne des drames qui durent six heures. Les grecs, dont on nous parle tant, les grecs, et à la façon de Scudéry nous invoquons ici le classique Dacier, chapitre VII de sa Poétique, les grecs allaient parfois jusqu’à se faire représenter douze ou seize pièces par jour. Chez un peuple ami des spectacles, l’attention est plus vivace qu’on ne croit. Le Mariage de Figaro, ce nœud de la grande trilogie de Beaumarchais, remplit toute la soirée, et qui a-t-il jamais ennuyé ou fatigué ? Beaumarchais était digne de hasarder le premier pas vers ce but de l’art moderne, auquel il est impossible de faire, avec deux heures, germer ce profond, cet invincible intérêt qui résulte d’une action vaste, vraie et multiforme. Mais, dit-on, ce spectacle, composé d’une seule pièce, serait monotone et paraîtrait long. Erreur ! Il perdrait au contraire sa longueur et sa monotonie actuelles. Que fait-on en effet maintenant ? On divise les jouissances du spectateur en deux parts bien tranchées. On lui donne d’abord deux heures de plaisir sérieux, puis une heure de plaisir folâtre ; avec l’heure d’entr’actes que nous ne comptons pas dans le plaisir, en tout quatre heures. Que ferait le drame romantique ? Il broierait et mêlerait artistement ces deux espèces de plaisir. Il ferait passer à chaque instant l’auditoire du sérieux au rire, des excitations bouffonnes aux émotions déchirantes, du grave au doux, du plaisant au sévère. Car, ainsi que nous l’avons déjà établi, le drame, c’est le grotesque avec le sublime, l’âme sous le corps, c’est une tragédie sous une comédie. Ne voit-on pas que, vous reposant ainsi d’une impression par une autre, aiguisant tour à tour le tragique sur le comique, le gai sur le terrible, s’associant même au besoin les fascinations de l’opéra, ces représentations, tout en n’offrant qu’une pièce, en vaudraient bien d’autres ? La scène romantique ferait un mets piquant, varié, savoureux, de ce qui sur le théâtre classique est une médecine divisée en deux pilules.

Voici que l’auteur de ce livre a bientôt épuisé ce qu’il avait à dire au lecteur. Il ignore comment la critique accueillera et ce drame, et ces idées sommaires, dégarnies de leurs corollaires, appauvries de leurs ramifications, ramassées en courant et dans la hâte d’en finir. Sans doute elles paraîtront aux « disciples de La Harpe » bien effrontées et bien étranges. Mais si, par aventure, toutes nues et tout amoindries qu’elles sont, elles pouvaient contribuer à mettre sur la route du vrai ce public dont l’éducation est déjà si avancée, et que tant de remarquables écrits, de critique ou d’application, livres ou journaux, ont déjà mûri pour l’art, qu’il suive cette impulsion sans s’occuper si elle lui vient d’un homme ignoré, d’une voix sans autorité, d’un ouvrage de peu de valeur. C’est une cloche de cuivre qui appelle les populations au vrai temple et au vrai Dieu.

Il y a aujourd’hui l’ancien régime littéraire comme l’ancien régime politique. Le dernier siècle pèse encore presque de tout point sur le nouveau. Il l’opprime notamment dans la critique. Vous trouvez, par exemple, des hommes vivants qui vous répètent cette définition du goût échappée à Voltaire : « Le goût n’est autre chose pour la poésie que ce qu’il est pour les ajustements des femmes. » Ainsi, le goût, c’est la coquetterie. Paroles remarquables qui peignent à merveille cette poésie fardée, mouchetée, poudrée, du dix-huitième siècle, cette littérature à paniers, à pompons et à falbalas. Elles offrent un admirable résumé d’une époque avec laquelle les plus hauts génies n’ont pu être en contact sans devenir petits, du moins par un côté, d’un temps où Montesquieu a pu et dû faire le Temple de Guide, Voltaire le Temple du Goût, Jean-Jacques le Devin du Village.

Le goût, c’est la raison du génie. Voilà ce qu’établira bientôt une autre critique, une critique forte, franche, savante, une critique du siècle qui commence à pousser des jets vigoureux sous les vieilles branches desséchées de l’ancienne école. Cette jeune critique, aussi grave que l’autre est frivole, aussi érudite que l’autre est ignorante, s’est déjà créé des organes écoutés, et l’on est quelquefois surpris de trouver dans les feuilles les plus légères d’excellents articles émanés d’elle. C’est elle qui, s’unissant à tout ce qu’il y a de supérieur et de courageux dans les lettres, nous délivrera de deux fléaux : le classicisme caduc, et le faux romantisme, qui ose poindre aux pieds du vrai. Car le génie moderne a déjà son ombre, sa contre-épreuve, son parasite, son classique, qui se grime sur lui, se vernit de ses couleurs, prend sa livrée, ramasse ses miettes, et semblable à l’élève du sorcier, met en jeu, avec des mots retenus de mémoire, des éléments d’action dont il n’a pas le secret. Aussi fait-il des sottises que son maître a mainte fois beaucoup de peine à réparer. Mais ce qu’il faut détruire avant tout, c’est le vieux faux goût. Il faut en dérouiller la littérature actuelle. C’est en vain qu’il la ronge et la ternit. Il parle à une génération jeune, sévère, puissante, qui ne le comprend pas. La queue du dix-huitième siècle trame encore dans le dix-neuvième ; mais ce n’est pas nous, jeunes hommes qui avons vu Bonaparte, qui la lui porterons.

Nous touchons donc au moment de voir la critique nouvelle prévaloir, assise, elle aussi, sur une base large, solide et profonde. On comprendra bientôt généralement que les écrivains doivent être jugés, non d’après les règles et les genres, choses qui sont hors de la nature et hors de l’art, mais d’après les principes immuables de cet art et les lois spéciales de leur organisation personnelle. La raison de tous aura honte de cette critique qui a roué vif Pierre Corneille, bâillonné Jean Racine, et qui n’a risiblement réhabilité John Milton qu’en vertu du code épique du père le Bossu. On consentira, pour se rendre compte d’un ouvrage, à se placer au point de vue de l’auteur, à regarder le sujet avec ses yeux. On quittera, et c’est M. de Chateaubriand qui parle ici, la critique mesquine des défauts pour la grande et féconde critique des beautés. Il est temps que tous les bons esprits saisissent le fil qui lie fréquemment ce que, selon notre caprice particulier, nous appelons défaut à ce que nous appelons beauté. Les défauts, du moins ce que nous nommons ainsi, sont souvent la condition native, nécessaire, fatale, des qualités.


Scit genius, natale comes qui temperat astrum.


Où voit-on médaille qui n’ait son revers ? talent qui n’apporte son ombre avec sa lumière, sa fumée avec sa flamme ? Telle tache peut n’être que la conséquence indivisible de telle beauté. Cette touche heurtée, qui me choque de près, complète l’effet et donne la saillie à l’ensemble. Effacez l’une, vous effacez l’autre. L’originalité se compose de tout cela. Le génie est nécessairement inégal. Il n’est pas de hautes montagnes sans profonds précipices. Comblez la vallée avec le mont, vous n’aurez plus qu’un steppe, une lande, la plaine des Sablons au lieu des Alpes, des alouettes et non des aigles.

Il faut aussi faire la part du temps, du climat, des influences locales. La Bible, Homère, nous blessent quelquefois par leurs sublimités mêmes. Qui voudrait y retrancher un mot ? Notre infirmité s’effarouche souvent des hardiesses inspirées du génie, faute de pouvoir s’abattre sur les objets avec une aussi vaste intelligence. Et puis, encore une fois, il y a de ces fautes qui ne prennent racine que dans les chefs-d’œuvre ; il n’est donné qu’à certains génies d’avoir certains défauts. On reproche à Shakespeare l’abus de la métaphysique, l’abus de l’esprit, des scènes parasites, des obscénités, l’emploi des friperies mythologiques de mode dans son temps, de l’extravagance, de l’obscurité, du mauvais goût, de l’enflure, des aspérités de style. Le chêne, cet arbre géant que nous comparions tout à l’heure à Shakespeare et qui a plus d’une analogie avec lui, le chêne a le port bizarre, les rameaux noueux, le feuillage sombre, l’écorce âpre et rude ; mais il est le chêne.

Et c’est à cause de cela qu’il est le chêne. Que si vous voulez une tige lisse, des branches droites, des feuilles de satin, adressez-vous au pâle bouleau, au sureau creux, au saule pleureur ; mais laissez en paix le grand chêne. Ne lapidez pas qui vous ombrage.

L’auteur de ce livre connaît autant que personne les nombreux et grossiers défauts de ses ouvrages. S’il lui arrive trop rarement de les corriger, c’est qu’il répugne à revenir après coup sur une chose faite. Il ignore cet art de souder une beauté à la place d’une tache, et il n’a jamais pu rappeler l’inspiration sur une œuvre refroidie. Qu’a-t-il fait d’ailleurs qui vaille cette peine ? Le travail qu’il perdrait à effacer les imperfections de ses livres, il aime mieux l’employer à dépouiller son esprit de ses défauts. C’est sa méthode de ne corriger un ouvrage que dans un autre ouvrage.

Au demeurant, de quelque façon que son livre soit traité, il prend ici l’engagement de ne le défendre ni en tout ni en partie. Si son drame est mauvais, que sert de le soutenir ? S’il est bon, pourquoi le défendre ? Le temps fera justice du livre, ou la lui rendra. Le succès du moment n’est que l’affaire du libraire. Si donc la colère de la critique s’éveille à la publication de cet essai, il la laissera faire. Que lui répondrait-il ? Il n’est pas de ceux qui parlent, ainsi que le dit le poëte castillan, par la bouche de leur blessure,


Por la boca de su herida.


Un dernier mot. On a pu remarquer que dans cette course un peu longue à travers tant de questions diverses, l’auteur s’est généralement abstenu d’étayer son opinion personnelle sur des textes, des citations, des autorités. Ce n’est pas cependant qu’elles lui eussent fait faute. — « Si le poëte établit des choses impossibles selon les règles de son art, il commet une faute sans contredit ; mais elle cesse d’être faute, lorsque par ce moyen il arrive à la fin qu’il s’est proposée ; car il a trouvé ce qu’il cherchait. » — « Ils prennent pour galimatias tout ce que la faiblesse de leurs lumières ne leur permet pas de comprendre. Ils traitent surtout de ridicules ces endroits merveilleux où le poëte, afin de mieux entrer dans la raison, sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même. Ce précepte effectivement, qui donne pour règle de ne point garder quelquefois de règles, est un mystère de l’art qu’il n’est pas aisé de faire entendre à des hommes sans aucun goût... et qu’une espèce de bizarrerie d’esprit rend insensibles à ce qui frappe ordinairement les hommes. » — Qui dit cela ? c’est Aristote. Qui dit ceci ? c’est Boileau. On voit à ce seul échantillon que l’auteur de ce drame aurait pu comme un autre se cuirasser de noms propres et se réfugier derrière des réputations. Mais il a voulu laisser ce mode d’argumentation à ceux qui le croient invincible, universel et souverain. Quant à lui, il préfère des raisons à des autorités ; il a toujours mieux aimé des armes que des armoiries.


Octobre 1827.
PERSONNAGES.

olivier cromwell, lord Protecteur d’Angleterre.

élisabeth bourchier, Protectrice.

richard cromwell, fils aîné du Protecteur.


mistress fletwood,

lady falconbridge,

lady cleypole,

lady francis,

filles du Protecteur.


fletwood, lieutenant général, gendre du Protecteur.

desborough, major général, beau-frère du Protecteur.

rich, comte de warwick.

le comte de carlisle, capitaine des gardes du Protecteur.

lord broghill, lieutenant général.

whitelocke, lord-commissaire du sceau.

sir charles wolseley.

M. william lenthall.

pierpoint.

stoupe, secrétaire d’État pour les Affaires étrangères.

thurloë, secrétaire du Protecteur.

john milton, secrétaire interprète près le Conseil privé.

Conseil privé.


jacques butler, marquis d’ormond.

wilmot, comte de rochester.

davenant, poëte lauréat.

sedley.

lord drogheda.

lord roseberry.

sir peters downie.

lord clifford.

le docteur jenkins.

sir richard willis.

sir william murray.

Conjurés royalistes.


lambert, lieutenant général.

ludlow, lieutenant général.

harrison, major général.

overton, colonel.

joyce, colonel.

pride, colonel.

wildman, major.

augustin garland, membre du Parlement.

plinlimmon, membre du Parlement.

syndercomb, soldat.

barebone, corroyeur et tapissier du Protecteur.

louez-dieu-pimpleton.

mort-au-péché-palmer.

vis-pour-ressuciter-jéroboam-d’emer.

carr.

Conjurés puritains.


waller, poëte.

le sergent maynard.

le colonel jephson.

le colonel grace.

dame guggligoy, duègne de lady Francis.

manassé-ben-israël, rabbin juif.

le Dr lockyer, chapelain du Protecteur.


don luis de cardenas, ambassadeur d’Espagne ; sa suite.

le duc de créqui, ambassadeur de France ;

mancini, neveu du cardinal Mazarin ; Leur suite.

filippi, envoyé de Christine de Suède ; sa suite.

hannibal sesthead, cousin du roi de Danemarck ; ses deux pages.

Trois Envoyés vaudois.

Six Envoyés des Provinces-Unies.


trick,

giraff,

gramadock,

elespuru,

les quatre fous du Protecteur.


tom.

énoch.

nahum.

Le Chef des ouvriers. — Des Ouvriers.


L'ORATEUR DU PARLEMENT. Le Parlement. Clercs. Massiers. Sergents. LE CLERC DU PARLEMENT.LE LORD MAIRE. Les Aldermen. Les Greffiers de ville. Les Sergents de la cité.LE HAUT SHÉRIFF. Sergents d’armes. Archers de ville. — LE CHEF DE LA DÉPUTATION DES RANTERS. Ranters. — LE CHAMPION D’ANGLETERRE. Quatre Hallebardiers. — LE CRIEUR PUBLIC. Valets de ville. Hallebardiers. Archers.

Cavaliers, Têtes-rondes, Généraux, Colonels, Seigneurs et Courtisans. Pages.

Mousquetaires, Pertuisaniers, Gentilshommes-gardes-du-corps du Protecteur. Huissiers de ville.

Bourgeois. Soldats. Peuple.



CROMWELL




ACTE PREMIER.

les conjurés.




la taverne des trois-grues.
Des tables, des chaises de bois grossier. — Une porte au fond du théâtre donnant sur une place. Intérieur d’une vieille maison du moyen-âge.





Scène première.

LORD ORMOND, déguisé en tête-ronde, cheveux coupés très courts, chapeau à haute forme et à larges bords, habit de drap noir, haut-de-chausses de serge noire, grandes bottes ;

LORD BROGHILL, costume de cavalier élégant et négligé, chapeau à plumes, haut-de-chausses et pourpoint de satin à taillades, bottines.


lord broghill.
Il entre par la porte du fond qui reste entr’ouverte et qui laisse apercevoir la place et les vieilles maisons éclairées par le petit jour. Il tient un billet ouvert à la main et le lit attentivement. Lord Ormond est assis à une table dans un coin obscur.


« Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept,
« Quelqu’un, que lord Broghill autrefois chérissait,
« Attend de grand matin ledit lord aux Trois-Grues,
« Près de la halle au vin, à l’angle des deux rues. »


Il regarde autour de lui.


— Voilà bien la taverne ; — et c’est le même lieu
Que Charle, à Worcester abandonné de Dieu,
Seul, disputant sa tête après son diadème.
Avait, pour fuir Cromwell, choisi dans Londres même.


Il reporte les yeux sur la lettre.


— Mais ce billet qu’hier j’ai reçu, d’où vient-il ?
L’écriture…

LORD ORMOND, se levant.

Que Dieu conserve lord Broghill !


LORD BROGHILL, l’examinant d’un air dédaigneux de la tête aux pieds.

Quoi ! c’est donc toi, l’ami, qui me fais à cette heure
Pour ce bouge enfumé déserter ma demeure !
Dis ton nom. D’où viens-tu ? pourquoi ? de quelle part ?
Que me veux-tu ? — J’ai vu cet homme quelque part.


LORD ORMOND.

Lord Broghill !


LORD BROGHILL.

Réponds donc ! les marauds de ta sorte

Sont faits pour amuser nos gens à notre porte ;
Et c’est là tout l’honneur, pour les traiter fort bien.
Que ceux de notre rang doivent à ceux du tien.
Je te trouve hardi !


LORD ORMOND.

Mylord, sans vous déplaire,

Sont-ce là les discours d’un seigneur populaire ?
D’un ami de Cromwell ?


LORD BROGHILL.

Cromwell, vieux puritain,

Si tu le réveillais par hasard si matin.
Te ferait, pour changer le cours de tes idées,
Pendre à quelque gibet, haut de trente coudées.


LORD ORMOND, à part.

Plutôt que l’éveiller, j’espère l’endormir !


LORD BROGHILL.

Cromwell, qui sur le trône enfin va s’affermir,
Saura bien châtier la canaille insolente…


LORD ORMOND.

Son trône est un billot, et sa pourpre est sanglante.
Transfuge serviteur des Stuarts, je le vois.
Vous l’avez oublié.

LORD BROGHILL.

Ce regard… cette voix…

Mais qui donc êtes-vous ?


LORD ORMOND.

Broghill me le demande !

Rappelez-vous, mylord, les guerres de l’Irlande.
Tous deux ensemble alors nous y servions le roi.


LORD BROGHILL.

C’est le comte d’Ormond ! mon vieil ami, c’est toi !


Il lui prend les mains avec affection.


— Toi dans Londre ! et, grand Dieu ! la veille du jour même
Où Cromwell triomphant s’élève au rang suprême !
Ta tête est mise à prix. Si l’on vient à savoir…
Que fais-tu donc ici, malheureux ?


LORD ORMOND.

Mon devoir.


LORD BROGHILL.

T’ai-je pu méconnaître ? Ah ! — Mais cet air sinistre,
Mylord, — les ans, — surtout cet habit de ministre…
Vous êtes si changé !


LORD ORMOND.

Je le suis moins que vous,

Broghill ! devant Cromwell vous pliez les genoux.
Broghill se courbe aux pieds d’un régicide infâme !
Moi, j’ai changé d’habits, mais toi, de cœur et d’âme !
Te voilà, toi qu’on vit si grand dans nos combats !
Tu ne montais si haut que pour tomber si bas !


LORD BROGHILL, choqué.

Ah ! — vaincu, je vous plains ; proscrit, je vous révère ;
Mais ce langage…

LORD ORMOND.
Est juste autant qu’il est sévère.

Pourtant, écoute-moi, tu peux tout réparer.
Sers-moi…

LORD BROGHILL.

Près de Cromwell ! Oui, je cours l’implorer.

Je puis sauver ta vie : elle est proscrite…


LORD ORMOND.

Arrête !

Demande-moi plutôt de protéger ta tête.
Ton insultant appui, ton protecteur, ton roi,
Ton Cromwell est plus près de sa perte que moi.


LORD BROGHILL.

Qu’entends-je ?


LORD ORMOND.

Écoute donc. Dévoré de tristesse,

Las des titres mesquins de protecteur, d’altesse,
Cromwell veut être enfin, au dais royal porté,
Salué par les rois du nom de majesté.
Cromwell, dans ce butin que chacun se partage,
Prend de Charles premier le sanglant héritage.
Il l’aura tout entier ! son trône et son cercueil.
Le régicide roi saura dans son orgueil
Que la couronne est lourde, et, bien qu’on s’en empare.
Qu’elle écrase parfois les têtes qu’elle pare !


LORD BROGHILL.

Que dis-tu ?


LORD ORMOND.

Que demain, à l’heure où Westminster

S’ouvrira pour ce roi, que va sacrer l’enfer,
Sur les marches du trône un instant usurpées.
On le verra sanglant rouler sous nos épées !


LORD BROGHILL.

Insensé ! son cortège est l’armée, et toujours
Ce mouvant mur de fer enveloppe ses jours.
Sais-tu bien seulement le nombre de ses gardes ?
Comment percerez-vous trois rangs de hallebardes,
Ses pesants fantassins, ses hérauts, ses massiers,
Ses mousquetaires noirs, ses rouges cuirassiers ?

LORD ORMOND.

Ils sont à nous.


LORD BROGHILL.

Quel est l’espoir où tu te fondes,

De voir aux cavaliers s’unir les têtes-rondes !


LORD ORMOND.

Tu verras de tes yeux, ici, dans un moment,
Les gens du roi mêlés à ceux du parlement.
Aux sombres puritains leur fanatisme parle.
Ils ne veulent pas plus d’Olivier que de Charle.
Si Cromwell se fait roi, Cromwell meurt sous leurs coups.
Son rival et leur chef, Lambert se joint à nous ;
À remplacer Cromwell il ose bien prétendre ;
Mais nous verrons plus tard ! L’or d’Espagne et de Flandre
Nous a fait dans ces murs de nombreux affidés.
Bref, la partie est belle, et nous jetons les dés !


LORD BROGHILL.

Cromwell est bien adroit ! vous jouez votre tête.


LORD ORMOND.

Dieu sait pour qui demain doit être un jour de fête.
Notre complot, Broghill, est d’un succès certain.
Rochester doit ici m’amener ce matin
Sedley, Jenkins, Clifford, Davenant le poëte
Qui nous porte du roi la volonté secrète.
Au même rendez-vous viendront Carr, Harrison,
Sir Richard Willis...


LORD BROGHILL.

Mais ceux-là sont en prison.

Ce sont des ennemis que dans la tour de Londre
Cromwell tient enfermés.


LORD ORMOND.

Un mot va te confondre.

Liés au même sort par des nœuds différents.
Pour abattre Olivier, nous comptons dans nos rangs

Le gardien de la tour, Barksthead le régicide,
Que l’espoir du pardon à nous servir décide.
Tu vois avec quel art le complot est formé.
Dans un vaste réseau Cromwell est enfermé.
Il n’échappera pas ! Les partis unanimes
Sous le trône qu’il dresse ont creusé des abîmes.
Voilà pour quel dessein je viens du continent.
Je voudrais te sauver, Broghill ; et maintenant
Je t’interpelle au nom de Charles deux, mon maître.
Veux-tu vivre fidèle, ou veux-tu mourir traître ?


LORD BROGHILL.

Ah ! que dis-tu ?


LORD ORMOND.

Reviens sous le drapeau royal.


LORD BROGHILL.

Hélas ! je fus aussi sujet digne et loyal,
Ormond ; pour notre roi, dans les guerres civiles,
J’ai pris des châteaux-forts, j’ai défendu des villes,
Et je suis devenu, par un destin cruel.
De soldat des Stuarts, courtisan de Cromwell !
Laisse à son triste sort un malheureux transfuge.
Cher Ormond ; à ton tour, écoute, et sois mon juge.
— C’était durant la guerre avec le parlement.
J’étais venu dans Londre armer un régiment ;
Et caché comme toi, ma tête était proscrite.
Un jour, d’un inconnu je reçois la visite ;
C’était Cromwell. — Ma vie était en son pouvoir.
Il me sauva. Pour lui, j’oubliai mon devoir ;
Il s’empara de moi ; bientôt, que te dirai-je ?
Je devins comme lui rebelle et sacrilège,
À ses républicains mon bras servit d’appui.
Et, levé pour mon roi, combattit contre lui.
— Depuis, Cromwell m’a fait membre de sa pairie.
Lieutenant général de son artillerie.
Lord de sa haute cour et du conseil privé.
Ainsi, par ses faveurs dans sa cour élevé,
S’il tombe, auprès de lui je dois tomber victime ;
Et je ne puis, rebelle à mon roi légitime.
Quelque amour qui me lie à sa noble maison,
Dans la fidélité rentrer sans trahison.

LORD ORMOND.

Triste et commun effet des troubles domestiques !
À quoi tiennent, mon Dieu, les vertus politiques ?
Combien doivent leur faute à leur sort rigoureux !
Et combien semblent purs, qui ne furent qu’heureux !
Broghill ! brise avec nous le joug qui nous opprime ;
Prouve ton repentir !


LORD BROGHILL.

Quoi ! par un nouveau crime ?

Non. Je puis être, ami, pour ton fatal secret.
Sinon complice, au moins un confident discret.
Mais c’est là tout. Je dois, neutre dans cette lutte,
Subir votre triomphe, adoucir votre chute,
Quel que soit le vainqueur, toujours fidèle à tous,
Périr avec Cromwell, ou le fléchir pour vous.


LORD ORMOND.

Te taire sans agir ! ainsi donc tu vas être
Perfide envers Cromwell, sans servir ton vrai maître.
Sois donc ami sincère ou sincère ennemi,
Et ne reste pas traître et fidèle à demi !
Dénonce-moi plutôt !


LORD BROGHILL, fièrement.

Cette parole, comte.

Si vous n’étiez proscrit, vous m’en rendriez compte !


LORD ORMOND, lui tendant la main.

Pardonne, cher Broghill ! je suis un vieux soldat.
Vingt ans, fidèle au roi, j’ai rempli mon mandat.
Presque tous mes combats, presque tous mes services
Sont écrits sur mon corps en larges cicatrices ;
J’ai reçu des leçons de plus d’un chef expert.
Du marquis de Montrose et du prince Rupert ;
J’ai commandé sans morgue, obéi sans murmure ;
J’ai blanchi sous le casque et vieilli sous l’armure ;
J’ai vu mourir Strafford ; j’ai vu périr Derby ;
J’ai vu Dunbar, Tredagh, Worcester, Naseby,
Ces luttes des seuls bras qui pouvaient sur la terre
Abattre ou soutenir le trône d’Angleterre ;
J’ai vu tomber ce trône, ébranlé dans les camps ;

Fait la guerre aux ranters, aux saints, aux prédicants ;
Et ma main, aux combats sans relâche occupée,
Sait ce qu’il faut de coups pour émousser l’épée.
Eh bien ! je touche enfin au but de mes travaux,
Cromwell va succomber ! voici des jours nouveaux !
Mais pour ternir ma joie, empoisonner ma gloire.
Faut-il qu’un vieil ami meure de ma victoire ?
Compagnon, souviens-toi que nous avons tous deux
Baigné du même sang nos glaives hasardeux,
Et des mêmes combats respiré la poussière.
Pour la deuxième fois, Broghill, pour la dernière,
Je t’interpelle, au nom du bon plaisir royal,
Veux-tu vivre fidèle ou mourir déloyal ?
Réfléchis. Pour répondre Ormond te laisse une heure.


Il écrit quelques mots sur un papier et le présente à Broghill.


Voici mon nom d’emprunt, ma secrète demeure...


LORD BROGHILL, repoussant le papier.

Ah ! ne me le dis point ! Non. J’en sais trop déjà.
Longtemps la même tente, ami, nous protégea.
Je le sais ; mais il faut que mon sort s’accomplisse.
Adieu. Je ne serai délateur ni complice.
J’oublierai tout ceci. Mais écoute un conseil :
Es-tu sûr du succès dans un complot pareil ?
Rien n’échappe à Cromwell. Il surveille l’Europe,
Son œil partout l’épie, et sa main l’enveloppe.
Et lorsque ton bras cherche où tu le frapperas,
Peut-être il tient le fil qui fait mouvoir ton bras.
Tremble, Ormond !


LORD ORMOND, blessé.

Lord Broghill ! laissez-moi, je vous prie.

Ormond baise les mains de votre seigneurie.


Lord Broghill sort et la porte du fond se referme sur lui.



Scène II.


LORD ORMOND, seul.

N’y pensons plus !


Il s’assied, et paraît méditer profondément. Pendant qu’il rêve, on entend une voix, qui s’approche par degrés, chanter sur un air gai les couplets suivants :

Un soldat au dur visage,
Une nuit, arrête un page,

Un page à l’œil de lutin.
— Beau page ! beau page ! alerte !
Où courez-vous si matin.
Lorsque la rue est déserte,
En justaucorps de satin ?


— Bon soldat, sous ma simarre,
Je porte épée et guitare ;
Et je vais au rendez-vous.
Je fléchis mainte rebelle,
Et je nargue maint jaloux.
Ma guitare est pour la belle,
Ma rapière est pour l’époux.


La voix s’interrompt.


On frappe à la porte du fond. Puis la voix reprend :


Mais la noire sentinelle,
Roulant sa sombre prunelle,
Répond du haut de la tour :
— Beau page, on ne te croit guère.
Qui t’éveille avant le jour ?
C’est un rendez-vous de guerre
Plus qu’un rendez-vous d’amour.


On frappe encore plus fort.


LORD ORMOND, se levant pour ouvrir.

Qui chante ainsi ? c’est quelque fou,

Ou Rochester.


Il ouvre et regarde dans la rue.


Lui-même. — Allons, sur son genou

Le voilà griffonnant.


Lord Rochester entre gaiement, un crayon et un papier à la main.



Scène III.


LORD ORMOND ; LORD ROCHESTER, costume de cavalier très élégant et chargé de bijoux et de rubans, sous un manteau puritain de gros drap gris ; chapeau de tête-ronde à grande forme. Sa calotte noire cache mal des cheveux blonds dont une boucle sort derrière les oreilles, suivant la mode des jeunes cavaliers d’alors.


LORD ROCHESTER, avec une légère salutation.
Pardonnez, mylord comte.

J’écrivais ma chanson. — Il faut que je vous conte...


Il se met à écrire sur son genou.

Dieu garde votre grâce ! — À peine y voit-on clair. —

Vous attendez nos gens ? — Comment trouvez-vous l’air ?

Il chante.

Un soldat au dur visage,
Une nuit, arrête un page…

Pour notre instruction l’exil a bien son prix !
C’est un vieil air français qu’on m’apprit à Paris.


LORD ORMOND, hochant la tête.

Je crains que le soldat n’arrête le beau page
Tout de bon.


LORD ROCHESTER, regardant sa chanson.

Ah ! le reste est au bas de la page.


Il tend la main à lord Ormond.

— Bien, toujours le premier au poste ! — Et nos amis ? —
Auriez-vous mieux aimé, mylord, que j’eusse mis :

Un soldat au dur visage
Arrête sur son passage
Un page à l’œil de lutin…

Au lieu de :

Un soldat au dur visage.
Une nuit, arrête un page,
Un page… et cætera ?

La répétition, un page, a de la grâce,
N’est-ce pas ? Les français…


LORD ORMOND.

Mylord, faites-moi grâce.

Je n’ai point l’esprit fait à juger ce talent.


LORD ROCHESTER.

Vous, mylord ? je vous tiens pour un juge excellent.
Et, pour vous le prouver, à votre seigneurie
Je vais lire un quatrain nouveau.

Il se drape et prend un accent emphatique.
« Belle Egérie !… »
Il s’interrompt.

Devinez, je vous prie, à qui c’est adressé ?

LORD ORMOND.

Mylord, l’instant de rire, il me semble, est passé.

À part.

Charle est fou comme lui, corps Dieu ! de me l’adjoindre !


LORD ROCHESTER.

Mais c’est fort sérieux, et ce n’est pas le moindre
De mes quatrains. D’ailleurs, l’objet est si charmant !
C’est pour Francis Cromwell.


LORD ORMOND.
Francis Cromwell !


LORD ROCHESTER.

Vraiment !

J’en suis fort amoureux.


LORD ORMOND.

De la plus jeune fille

De Cromwell !


LORD ROCHESTER.

De Cromwell ! Elle est, d’honneur, gentille.

Que dis-je ? c’est un ange enfin !


LORD ORMOND.

De par le ciel !

Lord Rochester épris de…


LORD ROCHESTER.

De Francis Cromwell.

À votre étonnement sans peine je devine
Que vous n’avez pas vu cette beauté divine.
Dix-sept ans, cheveux noirs, grand air, blancheur de lys.
Et de si belles mains ! et des yeux si jolis !
Mylord ! une sylphide ! une nymphe ! une fée !
C’est hier que je l’ai vue. Elle était mal coiffée ;
N’importe ! tout est bien, tout lui sied, tout lui va !
On dit que l’autre mois dans Londre elle arriva,

Et que, loin de Cromwell par sa tante élevée,
Elle porte en son cœur la loyauté gravée.
Qu’elle aime fort le roi.


LORD ORMOND.

Pur conte, Rochester !

Mais où l’avez-vous vue ?


LORD ROCHESTER.

Hier même, à Westminster,

À ce banquet royal que la cité de Londre
Donnait au vieux Cromwell. — Dieu veuille le confondre !
J’étais fort curieux de voir le Protecteur.
Mais quand, de son estrade atteignant la hauteur,
J’eus aperçu Francis, si belle et si modeste,
Immobile et charmé, je n’ai plus vu le reste.
Ivre, en vain en tous sens par la foule poussé.
Mon œil au même objet restait toujours fixé ;
Et je n’aurais pu dire, en sortant de la fête.
Si Cromwell en parlant penche ou lève la tête.
S’il a le front trop bas ou bien le nez trop long.
Ni s’il est triste ou gai, laid ou beau, noir ou blond.
Je n’ai dans tout cela rien vu, rien qu’une femme.
Et depuis cette vue, oui, mylord, sur mon âme.
Je suis fou !


LORD ORMOND.

Je vous crois.


LORD ROCHESTER.

Voici mon madrigal.

C’est dans le goût nouveau…


LORD ORMOND.

Cela m’est fort égal.


LORD ROCHESTER.

Égal ! non pas vraiment. Vous savez bien qu’en somme
Shakspeare est un barbare et Wither un grand homme.
Trouve-t-on dans Macbeth un seul rondeau galant ?
Le goût anglais fait place au français ; le talent…

LORD ORMOND, à part.

Peste du goût anglais ! du goût français ! du diable !
Du quatrain ! Sa folie est irrémédiable !

Haut.

Excusez-moi, mylord. À parler nettement,
Vous devriez plutôt, dans un pareil moment,
Me donner quelque avis, me dire où nous en sommes,
Combien au rendez-vous viendront de gentilshommes.
Si l’on peut dans Lambert voir un appui réel.
Que chanter des quatrains aux filles de Cromwell !


LORD ROCHESTER.

Mylord est vif !... Je puis sans trahison, j’espère.
Être épris d’une fille.


LORD ORMOND.

Et l’êtes-vous du père ?


LORD ROCHESTER.

Vous vous fâchez ? vraiment, je ne vois pas pourquoi.
Mon histoire, à coup sûr, amuserait le roi.
Dans sa fille à Cromwell je fais encor la guerre.
Et d’ailleurs avec lui je ne me gêne guère.
Sans nous être jamais rencontrés, que je crois,
Nous avons eu tous deux pour maîtresse à la fois
Cette lady Dysert, qui, cessant le scandale.
Va, dit-on, épouser ce bon lord Lauderdale.


LORD ORMOND.

Je n’aurais jamais cru qu’on pût calomnier
Cromwell ; mais il est chaste ; et pourquoi le nier ?
D’un vrai réformateur il a les mœurs austères.


LORD ROCHESTER, riant.

Lui ! cette austérité cache bien des mystères,
Et le vieil hypocrite a, par plus d’un côté,
Prouvé qu’un puritain touche à l’humanité.
Revenons, s’il vous plaît, au quatrain...

LORD ORMOND, à part.

Par Saint-George !

Il me poursuit encor, le quatrain sur la gorge !

Haut et avec solennité.

Écoutez, lord Wilmot, comte de Rochester,
Vous êtes jeune, et moi, je vieillis, mon très cher.
J’ai les traditions de la chevalerie.
C’est pourquoi j’ose dire à votre seigneurie
Que tous ces madrigaux, sonnets, quatrains, rondeaux,
Chansons, dont à Paris s’amusent les badauds.
Sont bons, comme une chose entre nous dédaignée,
Pour les bourgeois, et gens de petite lignée.
Des avocats en font, mylord ! mais vos égaux
Rougiraient d’aligner quatrains et madrigaux.
Mylord, vous êtes noble, et de noblesse ancienne.
Votre écusson supporte, autant qu’il m’en souvienne,
La couronne de comte et le manteau de pair.
Avec cette légende : Aut numquam aut semper,
Je sais mal le latin, s’il faut que je le dise ;
Mais en anglais, voici le sens de la devise :
Soyez l’appui du roi, de vos droits féodaux,
Et ne composezpas de vers et de rondeaux.
C’est le lot du bas peuple ! — Ainsi, lord d’Angleterre,
Ne faites plus, soigneux du rang héréditaire.
Ce que dédaignerait le moindre baronnet
Ou hobereau, portant gambière et bassinet !
Plus de vers !


LORD ROCHESTER.

De par Dieu ! c’est un arrêt en forme

Que cela ! Je conviens que ma faute est énorme.
Mais entre autres rimeurs, tous gens du plus bas lieu,
J’ai pour complice Armand Duplessis Richelieu,
Le cardinal poëte ; et moi, pourquoi le taire ?
La licorne du roi, le lion d’Angleterre
Serviraient de supports à mes deux écussons,
Que je ferais encor des vers et des chansons !

À part.

Le bon vieux gentilhomme est d’une humeur de dogue.

Il regarde à la porte et s’écrie :

Ha ! venez varier un peu le dialogue,
Davenant !


Entre Davenant. Simple costume noir. Grand manteau et grand chapeau.
SCÈNE IV.
LORD ORMOND, LORD ROCHESTER, DAVENANT.


LORD ROCHESTER, courant à Davenant.

Cher poëte ! on vous attend ici

Pour vous lire un quatrain !


DAVENANT, saluant les deux lords.

C’est un autre souci

Qui m’amène. Que Dieu, mylords, vous accompagne !


LORD ORMOND.

Vous apportez, monsieur, des ordres d’Allemagne ?


DAVENANT.

Oui, je viens de Cologne.


LORD ORMOND.

Avez-vous vu le roi ?

DAVENANT.

Non. Mais sa majesté m’a parlé.


LORD ORMOND.

Sur ma foi,

Je ne vous comprends pas.


DAVENANT.

Voici tout le mystère.

Avant d’autoriser mon départ d’Angleterre,
Cromwell me fit venir. Il exigea de moi
Ma parole d’honneur de ne pas voir le roi.
Je le promis. À peine arrivé dans Cologne,
Je me souvins des tours qu’on m’apprit en Gascogne ;
Et j’écrivis au roi de souffrir que la nuit
Je fusse sans lumière en sa chambre introduit.

LORD ROCHESTER, riant.

Vraiment !


DAVENANT, à lord Ormond.

Sa majesté, qui daigna le permettre,

M’entretint, m’honora d’un ordre à vous remettre ;
C’est ainsi que, fidèle à mon double devoir.
J’ai su parler au roi, sans toutefois le voir.


LORD ROCHESTER, riant plus fort.

Ah ! Davenant ! la ruse est bien des mieux ourdies.
Ce n’est pas la moins drôle entre vos comédies.


LORD ORMOND, bas à Rochester.

Drôle ! je n’entends pas chicaner sur ce point.
Au serment d’un poëte on ne regarde point ;
Mais ces subtilités, que d’autres noms je nomme.
Ne satisferaient pas l’honneur d’un gentilhomme.

À Davenant.

Et l’ordre écrit du roi ?


DAVENANT.

Je le porte toujours

Au fond de mon chapeau, dans un sac de velours.
Là du moins je suis sûr que nul ne l’ira prendre.

tire de son chapeau un sac de velours cramoisi, en extrait un parchemin scellé et le remet à lord Ormond, qui le reçoit à genoux et l’ouvre après l’avoir baisé avec respect.


LORD ROCHESTER, bas à Davenant.

Pendant qu’il lit cela, je veux vous faire entendre
Des vers…


LORD ORMOND, lisant, moitié haut, moitié bas.

« Jacques Butler, notre digne et féal

Comte et marquis d’Ormond, il faut qu’à White-Hall
Jusqu’auprès de Cromwell Rochester s’introduise. »


LORD ROCHESTER.

À merveille ! le roi veut-il que je séduise
Sa fille ?

À Davenant.

Mon quatrain célèbre ses appas.

LORD ORMOND, continuant de lire.

« Qu’on mêle un narcotique au vin de ses repas…
... Endormi, dans son lit il faut qu’on l’investisse...
Nous l’amener vivant… Nous nous ferons justice.
D’ailleurs, en Davenant ayez toujours crédit.
C’est notre bon plaisir. Vous le tiendrez pour dit.
Charles, roi »

Il remet avec le même cérémonial la lettre royale à Davenant, qui la baise, la replace dans le sac de velours, et cache le tout dans son chapeau.

— Mais la chose est plus facile à dire

Qu’à faire, en vérité. Comment diable introduire
Rochester chez Cromwell ? Il faudrait être adroit !...


DAVENANT.

Je connais chez Cromwell un vieux docteur en droit.
Un certain John Milton, secrétaire-interprète.
Aveugle, assez bon clerc, mais fort méchant poëte.


LORD rochester.

Qui ? ce Milton, l’ami des assassins du roi.
Qui fit l’Iconoclaste, et je ne sais plus quoi !
L’antagoniste obscur du célèbre Saumaise !


DAVENANT.

D’être de ses amis aujourd’hui je suis aise.
Il manque au Protecteur un chapelain, je croi.

Montrant Rochester.

Milton peut à mylord faire obtenir l’emploi.


lord ORMOND, riant.

Rochester chapelain ! la mascarade est drôle !


LORD ROCHESTER.

Et pourquoi non, mylord ? je sais jouer un rôle
Dans une comédie, et j’ai fait le larron,
— Vous savez , Davenant ? — dans le Roi bûcheron.
D’un docteur puritain je prends le personnage ;
Il suffit de prêcher jusqu’à se mettre en nage.
Et de toujours parler du dragon, du veau d’or.
Des flûtes de Jezer et des antres d’Endor.
Pour entrer chez Cromwell, d’ailleurs, la voie est sûre.

DAVENANT. Il s’assied à table et écrit un billet.

Avec ce mot de moi, mylord, je vous assure
Qu’au vieux diable Milton vous recommandera,
Et que pour chapelain le diable vous prendra.


LORD ROCHESTER.

Je verrai Francis !

Il avance la main avec empressement pour prendre la lettre de Davenant.


DAVENANT.

Mais souffrez que je la plie.


LORD ROCHESTER.

Francis !


LORD ORMOND, à lord Rochester.

Pour la petite, au moins, pas de folie !


LORD ROCHESTER.

Non, non !

À part.

Si je pouvais lui glisser mon quatrain !

Un quatrain quelquefois met les choses en train.

Haut à Davenant.

Çà ! dans la place admis, que me faudra-t-il faire ?


DAVENANT, lui remettant une fiole.

Voici dans cette fiole un puissant somnifère.
On sert toujours le soir au futur souverain
De l’hypocras, où trempe un brin de romarin.
Mêlez-y cette poudre, et séduisez la garde
De la porte du parc.

S’adressant à Ormond.

Le reste nous regarde.


LORD ORMOND.

Mais pourquoi donc le roi veut-il qu’un coup de main
Enlève cette nuit Cromwell, qui meurt demain ?
Sa mort par les siens même est jurée.

DAVENANT.

Au contraire.

Aux coups des puritains le roi veut le soustraire.
Il veut se passer d’eux. D’ailleurs, il est souvent
Bon d’avoir pour otage un ennemi vivant.


LORD ROCHESTER.

Et de l’argent ?


DAVENANT.

Un brick, mouillé dans la Tamise,

Porte une somme en or qui nous sera transmise ;
Et pour tout cas urgent, Manassé, juif maudit,
Nous ouvre au denier douze un généreux crédit.


LORD ORMOND.

Fort bien.


DAVENANT.

Gardons toujours l’appui des têtes-rondes.

Nous ébranlons un chêne aux racines profondes !
Que leur concours nous reste, et que le vieux renard.
S’il trompe nos filets, tombe sous leur poignard !


LORD ROCHESTER.

Bien dit, cher Davenant ! voilà des mots sonores !
C’est bien en vrai poëte user des métaphores !
Cromwell à la fois chêne et renard ! c’est très beau.
Un renard poignardé ! — Vous êtes le flambeau
Du Pinde anglais ! Aussi je réclame, mon maître.
Votre avis…


LORD ORMOND, à part.

Le quatrain sur l’eau va reparaître.


LORD ROCHESTER.

Sur des vers qu’hier soir…


LORD ORMOND.

Mylord, est-ce l’endroit ?…

LORD ROCHESTER, à part.

Que tous ces grands seigneurs sont d’un génie étroit !
Qu’un lord ait par hasard de l’esprit, il déroge !


DAVENANT, à Rochester.

Mylord, quand Charles deux sera dans Windsor-Loge,
Vous nous direz vos vers, et sur ces mêmes bancs
Nous convierons Wither, Waller et Saint-Albans. —
Vous plairait-il, mylord, qu’à présent je m’abstinsse ?...


LORD ORMOND.

Oui, conspirons en paix !

À Davenant.

— C’est parler comme un prince.

Monsieur ! —

À part.

Wilmot devrait rougir de honte, oui ;

Davenant, le poëte ! est bien moins fou que lui.


LORD ROCHESTER, à Davenant.

Vous ne voulez donc pas écouter ?...


DAVENANT.

Mais je pense

Que mylord Rochester lui-même m’en dispense.
Nous avons plusieurs points à discuter touchant
Notre complot…


LORD ROCHESTER.

Monsieur croit mon quatrain méchant !

Parce qu’on n’a pas fait des tragi-comédies !
Des mascarades... — Soit, monsieur ! —

Bas à lord Ormond.

Des rapsodies !

C’est jalousie, au moins, s’il se récuse !


DAVENANT.

Eh quoi !

Mylord se fâcherait ?

LORD ROCHESTER.

Au diable ! laissez-moi.


DAVENANT.

Ah ! je ne pensais pas vous blesser, sur ma vie !


LORD ORMOND.

Veuillez, mylord…


LORD ROCHESTER, se détournant.

L’orgueil !


DAVENANT.

Mylord, daignez.


LORD ROCHESTER, le repoussant.

L’envie !


LORD ORMOND, vivement.

Saint-George ! à la douceur je ne suis pas enclin.
Pour une goutte d’eau déborde un vase plein.
— Mylord ! le pire fat qui dans Paris s’étale,
Le dernier dameret de la Place-Royale,
Avec tous ses plumets sur son chapeau tombants.
Son rabat de dentelle et ses nœuds de rubans,
Sa perruque à tuyaux, ses bottes évasées,
A l’esprit, moins que vous, plein de billevesées !


LORD ROCHESTER, furieux.

Mylord, vous n’êtes point mon père !... À vos discours
Vos cheveux gris pourraient porter un vain secours.
Votre parole est jeune, et nous fait de même âge.
Vous me rendrez, pardieu, raison de cet outrage !


LORD ORMOND.

De grand cœur ! — Votre épée au vent, beau damoiseau !

Ils tirent tous deux leurs épées.

D’honneur ! je m’en soucie autant que d’un roseau !

Ils croisent leurs épées.
DAVENANT, se jetant entre eux.

Mylords ! y pensez-vous ? — La paix ! la paix sur l’heure !


LORD ROCHESTER, ferraillant.

L’ami ! la paix est bonne, et la guerre est meilleure.


DAVENANT, s’efforçant toujours de les séparer.

Si le crieur de nuit vous entendait ?

On frappe a la porte.

Je croi

Qu’on frappe.

On frappe plus fort.

Au nom de Dieu, mylords !

Les combattants continuent.

Au nom du roi !

Les deux adversaires s’arrêtent et baissent leurs épées. On frappe.

Tout est perdu ! — La garde est peut-être appelée.
Paix !

Les deux lords remettent leurs épées dans le fourreau, leurs grands chapeaux sur leur tête, et s’enveloppent de leurs capes.
On frappe encore. — Davenant va ouvrir.


SCÈNE V.
Les Mêmes, CARR, costume complet de tête-ronde.


Il s’arrête gravement sur le seuil de la porte, et salue les trois cavaliers de la main, sans ôter son chapeau.


CARR.

N’est-ce pas ici, mes frères, l’assemblée

Des saints ?


DAVENANT, lui rendant son salut.

Oui.

Bas à lord Ormond.

— C’est ainsi que se nomment entre eux

Ces damnés puritains. —

Haut à Carr.

Soyez le bienheureux,

Le bienvenu, mon frère, en ce conventicule.

Carr s’approche lentement.
LORD ORMOND, bas à lord Rochester.

Notre accès belliqueux était fort ridicule,
Mylord. Restons-en là. J’avais le premier tort.
Soyons amis.


LORD ROCHESTER, s’inclinant.

Je suis à vos ordres, mylord.


LORD ORMOND.

Comte, ne pensons plus qu’au roi, dont le service
A besoin que ma main à la vôtre s’unisse.


LORD ROCHESTER.

Marquis, c’est un bonheur pour moi, comme un devoir.

Ils se serrent la main.

Eh ! n’est-ce pas assez, juste Dieu, que d’avoir
Sur le corps, par l’effet de nos guerres fatales,
Exil, proscription, sentences capitales,
Sa tête mise à prix, vendue, et cætera,

Il désigne du geste son déguisement.

Et ce chapeau de feutre, et ce manteau de drap ?

CARR.
Il fait lentement quelques pas, joint les mains sur sa poitrine, lève les yeux au ciel, puis les promène tour à tour sur les trois cavaliers.

Frères ! continuez ! — Quand au prêche j’arrive.
Je suis du saint banquet le moins digne convive.
Que nul pour le vieux Carr ne se lève ! Je vois
Que ce bruit, qu’au dehors m’ont apporté vos voix.
Était un doux combat d’armes spirituelles.


LORD ROCHESTER, à part.

Peste !


CARR, poursuivant.

Ces luttes-là me sont habituelles ;

Reprenez ces combats qui nourrissent l’esprit.


LORD ROCHESTER, bas à Davenant.

Ou le font rendre.

DAVENANT, de même.

Paix, mylord !


CARR, continuant.

Il est écrit :

Allez tous par le monde, et prêchez ma parole !


LORD ROCHESTER, bas à Davenant.

Je vais de chapelain étudier mon rôle.

CARR, après une pause.

J’ai du long-parlement mérité le courroux.
Depuis sept ans la Tour me tient sous les verrous,
Pleurant nos libertés, sous Cromwell disparues.
Ce matin, mon geôlier m’ouvre et dit : — Aux Trois-Grues
On t’attend. Israël convoque ses tribus ;
On va détruire enfin Cromwell et les abus.
Va ! — Je vais, et j’arrive à votre porte amie,
Comme autrefois Jacob en Mésopotamie.
Salut ! mon âme attend vos paroles de miel,
Comme la terre sèche attend les eaux du ciel.
La malédiction me souille et m’enveloppe.
Donc, purifiez-moi, frères, avec l’hysope ;
Car si vos yeux vers moi ne tournent leur flambeau,
Je serai comme un mort qui descend au tombeau !


LORD ROCHESTER, bas à Davenant.

Quel terrible jargon !


DAVENANT, bas à lord Rochester.

C’est de l’Apocalypse.


CARR.

Mon âme veut le jour.


LORD ROCHESTER, à part.

Fais donc cesser l’éclipse !


LORD ORMOND, bas à Davenant.

Je démêle, au milieu de ses donc, de ses car,
Qu’il nous vient de la Tour et qu’il s’appelle Carr.

C’est un des conjurés que Barksthead nous envoie.
Ce Carr est un sectaire, un vieil oiseau de proie.
Dans la rébellion, assisté de Strachan,
Du camp parlementaire il sépara son camp.
Le parlement le fit mettre à la tour de Londre.
Mais, monsieur Davenant, ce qui va vous confondre,
C’est qu’il maudit Cromwell d’avoir par trahison
Dissous le parlement, qui le mit en prison.


DAVENANT, bas.

Est-il indépendant de l’espèce ordinaire ?
Ranter ? socinien ?


LORD ORMOND, bas.

Non, il est millénaire.

Il croit que pour mille ans les saints vont être admis
À gouverner tout seuls. — Les saints sont les amis !

CARR, qui a paru absorbé dans une sombre extase.

Frères, j’ai bien souffert ! — On m’oubliait dans l’ombre.
Comme des morts d’un siècle en leur sépulcre sombre.
Le parlement, qu’hélas ! j’ai moi-même offensé,
Par Olivier Cromwell avait été chassé ;
Et, captif, je pleurais sur la vieille Angleterre,
Semblable au Pélican, près du lac solitaire ;
El je pleurais sur moi ! Par le feu du péché
Mon front était flétri, mon bras était séché ;
Je ressemblais, maudit du Dieu que je proclame,
À du bois à demi consumé par la flamme.
Hélas ! j’ai tant pleuré, membres du saint troupeau.
Que mes os sont brûlés et tiennent à ma peau.
Mais enfin le Seigneur me plaint et me relève.
Sur la pierre du temple il aiguise mon glaive.
Il va frapper Cromwell, et chasser de Sion
La désolation de la perdition !


LORD ROCHESTER, bas à Davenant.

Sur mon nom ! la harangue est fort originale !


CARR.
Je reprends parmi vous ma robe virginale.
LORD ROCHESTER, à part.

Tudieu !


CARR.

Guidez mes pas dans le chemin étroit ;

Et glorifiez-vous, vous dont le cœur est droit !
Les mille ans sont venus. Les saints que Dieu seconde
De Gog jusqu’à Magog vont gouverner le monde.
Vous êtes saints !


LORD ROCHESTER, poliment.

Monsieur, vous nous faites honneur...


CARR, avec enthousiasme.

Les pierres de Sion sont chères au Seigneur.


LORD ROCHESTER.

Voilà parler !


CARR.

À moins que mon Dieu ne me touche,

Je suis comme un muet qui n’ouvre point la bouche.
C’est vous que mon oreille écoutera toujours,
Car la manne céleste abonde en vos discours !

Montrant lord Ormond

Dites-moi, vous étiez d’opinions diverses ?
Sur quel texte roulaient vos saintes controverses ?


LORD ROCHESTER.

Tout à l’heure, monsieur ? — C’était sur un verset…

À part.

Pardieu ! si mon quatrain par hasard lui plaisait ?
Il m’écoute déjà d’une ardeur sans pareille !
Quel poëte d’ailleurs pourrait voir une oreille
S’ouvrir si largement, sans y jeter des vers ?
Risquons le madrigal, à tort comme à travers !
D’abord faisons-le boire. On sait qu’au bruit des verres
Se dérident parfois nos puritains sévères. —

Haut.

Monsieur doit avoir soif ?

CARR.

Jamais ! ni soif, ni faim !

Car je mange la cendre, ami, comme du pain.


LORD ROCHESTER, à part.

Il peut bien manger seul, si c’est ainsi qu’il dîne.
N’importe !

Haut.

Hôte ! garçon !

Un garçon de taverne paraît.

Un broc de muscadine,

Du vin, de l’hypocras !

Le garçon garnit une table de brocs et y pose deux gobelets d’étain. Carr et Rochester y prennent place. Carr se verse à boire le premier et en offre au cavalier, qui continue.

Vous demandiez, — merci ! —

Quel texte tout à l’heure on discutait ici.
Monsieur, c’est un quatrain...


CARR.
Un quatrain ?


LORD ROCHESTER.

Oui, sans doute.


CARR.

Quatrain ! qu’est cela ?


LORD ROCHESTER.
C’est... comme un psaume.


CARR.
Ah ! j’écoute.


LORD ROCHESTER.

Vous me direz, monsieur, ce que vous en pensez.
« — Belle Egérie!... » Ah ! — celle à qui sont adressés
Ces vers a nom Francis ; mais ce nom trop vulgaire
Au bout d’un vers galant ne résonnerait guère.
Il fallait le changer ; j’ai longtemps balancé
Entre Griselidis et Parthénolicé.

Puis enfin j’ai choisi le doux nom d’Égérie,
Qui du sage Numa fut la nymphe chérie.
Il fut législateur, je suis du parlement ;
Cela convenait mieux. Ai-je fait sagement ?
Jugez-en. Mais voici l’amoureuse épigramme :

Il prend un air galant et langoureux.

« — Belle Egérie ! hélas ! vous embrasez mon âme !
« Vos yeux, où Cupidon allume un feu vainqueur,
« Sont deux miroirs ardents qui concentrent la flamme
« Dont les rayons brûlent mon cœur ! »
— Qu’en dites-vous ?

Carr, qui a écouté d’abord avec attention, puis avec un sombre mécontentement, se lève furieux et renverse la table.


CARR.

Démons ! damnation ! injure !

Me pardonnent le ciel et les saints, si je jure !
Mais comment de sang-froid entendre à mes côtés
Déborder le torrent des impudicités ?
Fuis ! arrière, édomite  ! arrière, amalécite !
Madianite !


LORD ROCHESTER, riant.

Ah Dieu ! que de rimes en ite !

Un autre original, plus amusant qu’Ormond !


CARR, indigné.

Tu m’as, comme Satan, conduit au haut du mont.
Et ta langue m’a dit : — Tu sors d’un jeûne austère ;
As-tu soif ? à tes pieds je mets toute la terre.


LORD ROCHESTER.

Je vous ai seulement offert un coup de vin.


CARR.

Et moi qui l’écoutais comme un esprit divin !
Moi, dont l’âme s’ouvrait à sa bouche rusée
Comme un lys de Saron aux gouttes de rosée !
Au lieu des purs trésors d’un cœur chaste et serein.
Il me montre une plaie !


LORD ROCHESTER.

Une plaie ! un quatrain ?

CARR, s’animant de plus en plus.

Une plaie effroyable où l’on voit le papisme,
L’amour, l’épiscopat, la volupté, le schisme !
Un incurable ulcère où Moloch-Cupidon
Verse avec Astarté ses souillures !…


LORD ROCHESTER.
Pardon !

Ce n’est pas Astarté, monsieur, c’est Égérie.


CARR.

Ta bouche est un venin dont mon âme est flétrie.
Retirez-vous de moi, vous tous qui commettez
Les fornications et les iniquités !
Vous desséchez mes os jusque dans leur moelle !
Mais les saints prévaudront ! Votre engeance cruelle
Ne les courbera point ainsi que des roseaux ;
Et quand déborderont enfin les grandes eaux.
Elles n’atteindront pas à leurs pieds !


LORD ROCHESTER.

Tu radotes !

À quoi vous serviraient alors vos grandes bottes ?
S’il ne pleut point sur vous, pourquoi ces grands chapeaux ?


CARR, avec amertume.

D’un fils de Zerviah c’est bien là le propos !

En ce moment le manteau de Rochester s’entr’ouvre et laisse apercevoir son riche costume chargé de nœuds, de lacs d’amour et de pierreries. Carr y jette un coup d’œil scandalisé et poursuit :

Eh ! mais oui ! c’est un mage ! un sphinx à face d’homme.
Vêtu, paré, selon la mode de Sodome !
Satan ne porte pas autrement son pourpoint.
Il se pavane aussi, des manchettes au poing.
Couvre son pied fourchu, de peur qu’on ne le voie.
De souliers à rosette et de chausses de soie.
Et met sa jarretière au-dessus du genou !
Ces bijoux, ces anneaux, consacrés à Wishnou,

De l’idole Nebo sont autant d’amulettes ;
Et, pour que l’enfer rie à toutes ces toilettes,
Derrière son oreille il étale au grand jour
L’abomination de la tresse d’amour !


LORD ORMOND.

Fous !


CARR, au comble de l’indignation.

Non, ce ne sont pas des saints !


LORD ROCHESTER, riant.

Tu t’en désistes ?


CARR.

C’est un club de démons, un sabbat de papistes !
Ce sont des cavaliers ! Sortons !


LORD ROCHESTER.

Adieu, mon cher.


CARR, se dirigeant vers la porte.

Mes pieds marchent ici sur des charbons d’enfer !


SCÈNE VI.
Les Mêmes, le colonel JOYCE, le major général HARRISON, le corroyeur BAREBONE, le lieutenant général LUDLOW, le colonel OVERTON, LE colonel PRIDE, le soldat SYNDERCOMB, le major WILDMAN, LES DÉPUTÉS GARLAND, PLINLIMMON, et autres puritains.


Ils entrent comme processionnellement, enveloppés de manteaux. Chapeaux rabattus, grandes bottes, longues épées qui soulèvent le bord postérieur de leurs manteaux.


JOYCE, arrêtant Carr.

Eh bien ! que fais-tu donc ? tu pars quand on arrive ?


CARR.

Joyce, on t’a trompé ! n’entre pas dans Ninive !
Sors de ce lieu maudit ! — Barebone, Harrison !
Ce sont des cavaliers, non des saints ! — Trahison !

JOYCE, bas à Carr.

Mais ces cavaliers-là, mon vieux Carr, sont des nôtres.
Il faut bien employer leurs bras, à défaut d’autres.
Ce sont nos alliés !


CARR.

Mort au parti royal !

Point d’alliance avec les fils de Bélial!


JOYCE, à Overton.

Il est encor bien simple !

À Carr.

Allons, reste ici ! reste !


CARR, se résignant d’un air sombre.

Oui, pour vous préserver de leur contact funeste.

Les trois cavaliers se sont assis à une table à droite du théâtre. Les puritains groupés à gauche paraissent s’entretenir à voix basse, et lancent de temps en temps des regards de haine sur les cavaliers. — On doit supposer, durant toutes les scènes qui suivent, qu’il y a assez d’espace entre les deux groupes de conjurés pour que ce qui se dit dans l’un ne soit pas nécessairement entendu par l’autre. Carr seul paraît observer constamment les cavaliers ; mais il se tient un peu à l’écart des autres têtes-rondes.


LORD ORMOND, bas à Davenant.

Ce poltron de Lambert tarde à venir !… Il faut
Qu’en rêve cette nuit il ait vu l’échafaud.


LORD ROCHESTER, bas aux deux autres.

Nos bons amis les saints ont la mine bien sombre !
Nous ne sommes que trois, et, par saint-Paul ! leur nombre
Devient inquiétant. —

Il regarde à la porte.

Mais voici du renfort,

Sedley, — Roseberry, — lord Drogheda, — Clifford, —


LORD ORMOND, se levant.

Et l’illustre Jenkins, que le tyran écoute,
Tout en persécutant sa vertu qu’il redoute !

SCÈNE VII.
Les Mêmes, SEDLEY, LORD DROGHEDA, LORD ROSEBERRY, SIR PETERS DOWNIE, LORD CLIFFORD, cavaliers couverts de manteaux et de chapeaux à la puritaine ; LE DOCTEUR JENKINS, vieillard vêtu de noir, et autres royalistes.


Les cavaliers entrent pêle-mêle et en tumulte ; le docteur Jenkins a seul une démarche grave et sévère.


LORD ROSEBERRY, gaiement.

Rochester ! lord Ormond ! Davenant ! qu’il fait chaud !


CARR, dans un coin et à part.

Rochester ! lord Ormond !

LORD ORMOND, bas et avec un coup d’œil mécontent, à lord Roseberry.

Dites nos noms moins haut.


LORD ROSEBERRY, bas et regardant de côté les têtes-rondes.

Ah ! je ne voyais pas ces corbeaux.


LORD ORMOND, bas à Roseberry.

D’aventure,

Prenez garde, mylord, d’être un jour leur pâture !

Les cavaliers s’approchent de la table où étaient assis Ormond, Rochester et Davenant. Ils remarquent la table et les pots d’étain que Carr a renversés.


LORD CLIFFORD, gaiement.

Quoi ! les tables déjà par terre, que je crois ?
On a donc commencé ? — Mais deux verres pour trois !
Qui jeûne d’entre vous ? — Réparons ce désordre.

Il relève la table, et appelle un garçon de taverne qui la couvre de nouveaux brocs de bière et de vin. Les jeunes cavaliers s’empressent de s’y asseoir.

J’ai faim et soif.


CARR, à part et avec indignation.

Ils n’ont de bouches que pour mordre.

Ces payens ! Faim et soif ! c’est leur hymne éternel.
Ils sont ensevelis dans l’appétit charnel !

SCÈNE VIII.
Les Mêmes, SIR RICHARD WILLIS, costume des vieux cavaliers, barbe blanche, air souffrant.


LORD ORMOND.

Sir Richard Willis !

Tous les cavaliers se lèvent et vont à sa rencontre. Il paraît marcher avec peine. Roseberry et Rochester lui offrent le bras et l’aident.


SIR RICHARD WILLIS, aux cavaliers qui l’entourent.

Libre un instant de sa chaîne.

Chers amis, jusqu’à vous le vieux Richard se traîne.
Hélas ! vous me voyez faible et souffrant toujours
Des persécutions qui pèsent sur mes jours ;
Mes yeux de la lumière ont perdu l’habitude ;
Tant de me tourmenter Cromwell fait son étude !


LORD ORMOND.

Mon pauvre et vieil ami !


SIR RICHARD WILLIS.

Mais ne me plaignez pas,

Si, presque dans la tombe amené pas à pas,
Mon bras meurtri de fers, qu’un saint zèle ranime.
Concourt à relever le trône légitime ;
Ou si le ciel permet que, confessant ma foi.
Mon reste de vieux sang coule encor pour mon roi !


LORD ORMOND.

Sublime loyauté !


LORD ROCHESTER.

Dévoûment vénérable !


SIR RICHARD WILLIS.

Ah ! je suis d’entre vous le moins considérable.
Je n’ai d’autre bonheur, — oui, — que d’avoir été
Des serviteurs du roi le plus persécuté !

LE DOCTEUR JENKINS.

Qu’en exemples d’honneur vos vertus sont fécondes !


SIR RICHARD WILLIS, après un geste de modestie.

Mais qu’attendons-nous donc ? — Voici nos têtes-rondes.


LORD ORMOND.

Lambert nous manque encor. — Les lâches sont tardifs.


LORD ROCHESTER, buvant, aux lords Roseberry et Clifford.

Qu’avec leurs feutres noirs coupés en forme d’ifs
Nos saints sont précieux !


SIR RICHARD WILLIS, à lord Ormond.

Qui sont tous ces sectaires ?


LORD ORMOND.

Là-bas, c’est Plinlimmon, Ludlow, parlementaires ;
Carr, qui nous suit d’un œil de haine et de frayeur ;
Le damné Barechone, inspiré corroyeur.


SIR RICHARD WILLIS.

Quel est ce Barebone ?


DAVENANT, bas à sir Richard.

Ah ! c’est un homme unique.

Barebone, ennemi du pouvoir tyrannique,
Corroyeur de nos saints, tapissier de Cromwell,
Comme à deux râteliers mange à ce double autel.
Il prépare à la fois le massacre et la fête.
De Cromwell couronné sa voix proscrit la tête,
Et le couronnement se marchande avec lui.
Le brave homme, à deux fins se vouant aujourd’hui.
Travaille, en louant Dieu, pour les pompes du diable.
Marchand officieux et saint impitoyable,
Son fanatisme à Noll, qu’il sert de son crédit,
Vend le plus cher qu’il peut ce trône qu’il maudit.


SIR RICHARD WILLIS.

Son frère fut-il pas orateur de la chambre ?

DAVENANT.

Oui, du feu parlement dont lui-même fut membre.


SIR RICHARD WILLIS, à lord Ormond.

Les autres ?


LORD ORMOND.

Harrison, régicide ; Overton,

Régicide ; Garland , régicide...


LORD CLIFFORD.

Dit-on

Qui des trois est Satan ?


LORD ORMOND.

Paix, mylord ! Là, déclame

Le ravisseur du roi, Joyce.


LORD ROSEBERRY.

Race infâme !


LORD ROGHESTER.

Que j’aurais de plaisir à chamailler un peu
Ces têtes-rondes-là qui vont outrageant Dieu !
Que je voudrais, pour prix de leurs pieuses veilles,
Les arrondir encore, en coupant leurs oreilles !
Et quel doux passe-temps je me serais promis
D’attaquer ces coquins, — s’ils n’étaient nos amis !


SCÈNE IX.

Les Mêmes, le lieutenant général LAMBERT, simple costume

des autres têtes-rondes, longue épée à large garde de cuivre.


À l’arrivée de Lambert, les têtes-rondes s’inclinent avec déférence.


LORD ORMOND.

Enfin, voici Lambert !


CARR, à part.

Quel bizarre mystère !

LAMBERT.

Salut aux vieux amis de la vieille Angleterre !


LORD ORMOND, à ses adhérents.

Le moment va sonner de risquer le grand coup.
Concluons l’alliance et déterminons tout.

Il s’avance vers Lambert qui vient à sa rencontre.

Jésus crucifié…


LAMBERT.
Pour le salut des hommes ! —

Nous sommes prêts.


LORD ORMOND.
Sous moi j’ai trois cents gentilshommes,

Dont voici les chefs. — Quand frappons-nous le maudit ?


LAMBERT.

Quand est-il roi ?


LORD ORMOND.
Demain.


LAMBERT.
Frappons demain.


LORD ORMOND.
C’est dit.


LAMBERT.

C’est dit.


LORD ORMOND.
L’heure ?


LAMBERT.
Midi.


LORD ORMOND.
Le lieu ?


LAMBERT.
Westminster même.
LORD ORMOND.

Alliance !


LAMBERT.
Amitié !
Ils se serrent un moment la main.
À part.
J’aurai le diadème !

Quand tu m’auras servi comme j’aurai voulu,
L’échafaud de Capell n’est pas si vermoulu
Qu’il ne supporte encore un billot pour ta tête !


LORD ORMOND, à part.

Il croit marcher au trône, et son gibet s’apprête !

Une pause.


LAMBERT, à part.

Allons ! c’en est donc fait, me voilà compromis !
Ils m’ont choisi pour chef ! — Pourquoi l’ai-je permis ?
Ah ! n’importe ! avançons. — Ma crainte est ridicule ;
Et sait-on où l’on va, d’ailleurs, quand on recule ?
Parlons !

Il croise les bras sur sa poitrine et lève les yeux au ciel. Les puritains prennent leur attitude d’extase et de prière. Les cavaliers sont assis à table ; les jeunes boivent joyeusement. Ormond, Willis, Davenant et Jenkins paraissent seuls écouter la harangue de Lambert.
Pieux amis ! il nous est parvenu

Que, nonobstant ce peuple et son droit méconnu.
Un homme, qui se dit protecteur d’Angleterre,
Veut s’arroger des rois le titre héréditaire.
C’est pourquoi nous venons à vous, vous demandant
S’il convient de punir cet orgueil impudent ;
Et si vous entendez, vengeant par votre épée
Notre antique franchise abolie, usurpée,
Porter l’arrêt de mort, sans merci ni pardon,
Contre Olivier Cromwell, du comté d’Huntingdon ?


TOUS, excepté Carr et Harrison.

Meure Olivier Cromwell !


LES TÊTES-RONDES.
Exterminons le traître !
LES CAVALIERS.

Frappons l’usurpateur !


OVERTON.
Point de roi !


LAMBERT.
Point de maître !


HARRISON.

Permettez que j’expose un scrupule humblement.
Notre oppresseur du ciel me semble un instrument ;
Quoique tyran, il est indépendant dans l’âme,
Et peut-être est-ce lui que Daniel proclame,
Quand dans sa prophétie il dit : Les saints prendront
Le royaume du monde et le posséderont.


LUDLOW.

Oui, le texte est formel. Mais le même prophète
Rassure, général, votre âme satisfaite.
Car Daniel, ailleurs, dit : Au peuple des saints
Le royaume sera donné pour mes desseins.
Donc, nul ne doit le prendre avant qu’on ne le donne.


JOYCE.

Puis, le peuple des saints, c’est nous !


HARRISON.
Je m’abandonne

À vos sagesses. — Mais, en m’avouant vaincu,
Ludlow, je ne suis point pleinement convaincu
Que les textes cités aient le sens que vous dites ;
Et, sur ces questions, au profane interdites.
Je voudrais avec vous quelque jour conférer.
Nous nous adjoindrions, pour en délibérer.
Plusieurs amis pieux, qui, touchant ces matières,
Pussent de leurs clartés seconder nos lumières.


LUDLOW.

De grand cœur. Ce sera, s’il vous plaît, vendredi.

Harrison s’incline en signe d’adhésion.
LAMBERT, à part, et comme absorbé dans ses réflexions.

Ce que je leur disais, vraiment, est très hardi !


JOYCE, montrant à Lambert un groupe de têtes-rondes qui est jusqu’alors resté isolé au fond.

Trois nouveaux conjurés sont là. — Leur bras s’indigne
De venir un peu tard travailler à la vigne ;
Mais ces saints ouvriers se présentent à vous,
Sachant qu’il est écrit : Même salaire à tous !


LAMBERT, soupirant.

Dites-leur d’approcher. —

Le groupe s’avance vers Lambert.
Quels sont vos noms, mes frères ?


UN DES NOUVEAUX CONJURÉS.

Quoi-que-puissent-tramer-ceux-qui-vous-sont-contraires-
Louez-Dieu-Pimpleton.


UN SECOND.
Mort-au-Péché-Palmer.


UN TROISIÈME.

Vis-pour-ressusciter-Jéroboam-d’Emer.


LORD ROCHESTER, bas à lord Roseberry.

Que disent-ils ?


LORD ROSEBERRY, bas à lord Rochester.
Ils ont l’habitude risible

D’entortiller leur nom d’un verset de la bible.


LAMBERT, tenant une bible ouverte.

Vous jurez ?…


LOUEZ-DIEU-PIMPLETON.
Nous, jurer !


MORT-AU-PÉCHÉ-PALMER.
Loin de nous tout serment !
VIS-POUR-RESSUSCITER-JÉROBOAM-D’EMER.

L’enfer seul les écoute, et le ciel les dément.


LOUEZ-DIEU-PIMPLETON.

Des blasphèmes payens que la foi nous délivre !


LAMBERT.

Eh bien ! vous promettez, — la main sur le saint livre.

Il hésite.

D’immoler Cromwell ?


TOUS TROIS, la main sur la bible.
Oui.


LAMBERT, d’une voix plus forte.
De nous prêter appui.

De vous taire, et d’agir ?


TOUS TROIS.
Nous le promettons, oui.


LAMBERT.

Soyez les bienvenus !

Les trois conjurés prennent place parmi les puritains.


OVERTON, bas à Lambert.
Tout est en bonne route ;

Courage ! tout va bien.


LAMBERT, à part.
Demain, j’aurai sans doute

La couronne de plus, ou la tête de moins !


OVERTON, lui montrant les conjurés.

Regardez, — que d’amis ; mylord !


LAMBERT, à part.
Que de témoins !
SYNDERCOMB, dans le groupe des conjurés.

Meure Olivier Cromwell !


CARR, aux têtes-rondes.
Frères, quand votre glaive

Aura frappé Cromwell, réveillé dans son rêve,
Ce Baal renversé, qu’on adore à genoux.
Que ferez-vous après ?


LUDLOW, pensif.
Au fait, que ferons-nous ?


LORD ORMOND, à part.

Je le sais.


LAMBERT, embarrassé.
Nous créerons un conseil, qui s’arrête

À dix membres au plus…

À part.
— Et qui n’ait qu’une tête.


HARRISON, vivement.

Dix membres ! général Lambert ! Mais c’est trop peu !
Soixante-dix, ainsi qu’au sanhédrin hébreu !
C’est le nombre sacré !


CARR.
Le pouvoir légitime.

C’est le long-parlement, dispersé par un crime.


JOYCE.

Un conseil d officiers !


HARRISON, s’échauffant.
Croyez ce que je dis :

Il faut pour gouverner être soixante-dix !


BAREBONE.

Pour l’Angleterre, amis, point de salut possible.
Tant qu’on ne voudra pas, réglant tout sur la bible,

Imposer aux marchands, pour leurs gains épurés,
Le poids du sanctuaire et les nombres sacrés.
Et, quittant pour Sion l’Égypte et la Chaldée,
Changer le pied en palme et la brasse en coudée.


GARLAND.

C’est parler sensément.


JOYCE.
Barebone est-il fou ?

Taupe, qui ne voit rien au dehors de son trou !
Prendrait-il par hasard son comptoir pour un trône,
Son bonnet pour tiare, et pour sceptre son aune ?


PLINLIMMON, à Joyce en lui montrant Barebone.

Ne raillez pas. — L’esprit souvent l’inspire.

À Barebone.
Ami,

Je t’approuve.


BAREBONE, se rengorgeant.
Il faut, pour ne rien faire à demi,

Prendre en chaque comté les premiers de leur ville…


JOYCE, avec un rire dédaigneux.

Des corroyeurs !


BAREBONE, amèrement, à Joyce.
Merci ! la remarque est civile.

Mais vous-même, avant d’être officier et railleur,
Joyce-le-cornette, étiez-vous pas tailleur ?

Joyce fait un geste de colère. Barebone poursuit.

Moi que la Cité compte au rang de ses notables…

Joyce veut se jeter sur lui en le menaçant du poing.


OVERTON, se plaçant entre eux.

Allons ! allons !


LORD ROSEBERRY, aux puritains.

Il se lève, roule dévotement les yeux, prend un air de componction

et pousse un grand soupir.
Messieurs ! la loi des douze-tables...

Les tables de la loi... —

Les puritains s’interrompent attentifs.
CARR.
Que veut-il dire enfin ?


LORD ROSEBERRY, continuant.

Ne veulent pas qu’on meure et de soif et de faim.
Je vote un bon repas ; nos estomacs sont vides.

Les têtes-rondes se détournent avec indignation. Les servants de taverne garnissent la table des cavaliers.
CARR, en contemplation devant les cavaliers qui mangent.

Que de chair et de vin ces satans sont avides !


BAREBONE.

Payens !


CARR, aux puritains.
Avant d’aller plus loin, écoutez-moi ;

Est-on sûr que Cromwell songe à se faire roi ?


OVERTON.

Trop sûr ! et c’est demain qu’un parlement servile
De ce titre proscrit pare sa tête vile !


TOUS, excepté Carr.

Mort à l’ambitieux !


HARRISON.
Mais je ne conçois pas

Ce qui pousse Cromwell à risquer ce grand pas.
Il faut qu’il soit bien fou de désirer le trône !
Il ne reste plus rien des biens de la couronne.
Hampton-Court est vendue au profit du trésor ;
On a détruit Woodstock, et démeublé Windsor.


LAMBERT, bas à Overton.

Imbécile pillard, qui dans le rang suprême
Ne voit que les rubis scellés au diadème.
Et dans le trône, objet des travaux d’Olivier,
Des aunes de velours, à revendre au fripier !

Dévoré d’une soif de l’or que rien ne sèvre,
Harrison n’apprécie un sceptre qu’en orfèvre,
Et si quelque couronne à ses désirs s’offrait,
Ne l’usurperait pas, non, mais la volerait.


BAREBONE, en extase.

Ah ! pourquoi Dieu fait-il, dans ces jours de misère.
Du lion de Jacob un vil bouc émissaire ?
Olivier, revêtu d’une robe d’honneur.
Semblait toujours marcher à droite du Seigneur ;
Il était dans nos champs comme une gerbe mûre ;
Il portait de Juda l’invulnérable armure,
Et quand il paraissait à leur œil ébloui.
Les philistins fuyaient, en s’écriant : C’est lui !
Il était, Israël, l’oreiller de ta couche !
Mais ce miel en poison se change dans ta bouche ;
Il s’est fait tyrien ; et les enfants d’Edom
Ont, avec des clameurs, ri de ton abandon !
Tous les amorrhéens ont tressailli de joie.
En voyant qu’un démon le poussait dans leur voie ;
Il veut être, échauffé par l’impure Abisag,
Roi comme fut David ; — qu’il le soit comme Agag !


SYNDERCOMB.

Qu’il meure !


LAMBERT.
Il a comblé sa mesure de crimes.


LORD DROGHEDA.

Drogheda fume encor du sang de ses victimes.


VIS-POUR-RESSUSCITER-JÉROBOAM-D’EMER.

Sa cour s’ouvre aux enfants de Gomorrhe et de Tyr.


LORD ORMOND.

Il a trempé ses mains au sang du roi martyr.


HARRISON.

Sans respect pour nos droits, acquis par tant de guerres,
Il fait aux cavaliers restituer leurs terres.

MORT-AU-PÉCHÉ-PALMER.

Hier, à l’impur banquet qu’au nom de la Cité
Lui donnait le lord-maire, on l’a complimenté.
Il a reçu l’épée, et puis il l’a rendue !


LAMBERT.

Ce sont des airs de roi !


JOYCE.
L’Angleterre est perdue !


LE DOCTEUR JENKINS.

Il juge, taxe, absout, condamne, sans appel !


SIR RICHARD WILLIS.

Il fit assassiner Hamilton, lord Capell,
Lord Holland ; — de ce tigre ils ont été la proie.


BAREBONE.

Il porte effrontément des justaucorps de soie.


OVERTON.

Il nous refuse à tous ce qui nous serait dû.
Bradshaw est exilé.


LORD ROCHESTER.
Bradshaw n’est pas pendu !


LOUEZ-DIEU-PIMPLETON.

Il tolère, au mépris de la sainte écriture.
Les rites du papisme et de la prélature.


DAVENANT.

Il a de Westminster profané les tombeaux.


LUDLOW.

Il a fait enterrer Ireton aux flambeaux !

LES CAVALIERS.

Sacrilège !


LES TÊTES-RONDES.
Idolâtre !


JOYCE.
Amis ! non ! point de grâce !


SYNDERCOMB, tirant son poignard.

Qu’il meure !


TOUS, agitant leurs poignards.
Exterminons le tyran et sa race !
En ce moment on frappe violemment à la porte de la taverne. Les conjures s’arrêtent.
Silence de terreur et de surprise. On frappe de nouveau.


LORD ORMOND, s’approchant de la porte.

Qui va là ?


LAMBERT, à part.
Diable !


UNE VOIX, au dehors.
Ami !


LORD ORMOND.
Que veux-tu ?


LA VOIX.
Par le ciel !

Ami, vous dis-je ! ouvrez !


LORD ORMOND.
Ton nom ?


LA VOIX.
Richard Cromwell.


TOUS LES CONJURÉS.

Richard Cromwell !

LORD ORMOND.
Le fils du Protecteur !


LAMBERT.
La trame

Est découverte !


LORD ROSEBERRY.
Il faut ouvrir.
Il ouvre. — Entre Richard Cromwell.
SCÈNE X.

Les Mêmes, RICHARD CROMWELL, costume de cavalier.

À l’entrée de Richard, tous les puritains s’enveloppent de leurs manteaux et rabattent leurs chapeaux.


RICHARD CROMWELL.
Mais, sur mon âme !

Vit-on jamais repaire ainsi barricadé !
Non, jamais château-fort ne fut si bien gardé !
Roseberry, Clifford, sans vos voix charitables.
Qui dominaient le bruit des flacons et des tables.
Votre pauvre Richard se serait rebuté.
Il salue les conjurés autour de lui.

Bonjour, messieurs ! — De qui portiez-vous la santé ?
Aux vœux que vous formiez souffrez que je m’unisse.


LORD CLIFFORD, embarrassé.

Cher Richard... nous disions...


LORD ROCHESTER, riant.
Que le ciel vous bénisse !


RICHARD CROMWELL.

Quoi ! vous parliez de moi ? mais vous êtes trop bons !

BAREBONE, à part.

Que l’enfer dans ta gorge éteigne ses charbons !


RICHARD CROMWELL.

Je ne vous gêne pas ?


LORD ROSEBERRY, balbutiant.
Comment ! vous ?... au contraire !

Trop heureux! — Venez-vous nous voir pour quelque affaire ?


RICHARD CROMWELL.

Hé ! le même motif que vous m’amène ici.


CARR, à part.

Serait-il du complot ?


SIR RICHARD WILLIS, à part.
Richard Cromwell aussi !


RICHARD CROMWELL, élevant la voix.

Ah çà ! messieurs Sedley, Roseberry, Downie,
Clifford, je vous accuse ici de félonie !


LORD ROSEBERRY, effrayé.

Que dit-il ?


LORD CLIFFORD, troublé.
Cher Richard…
À part.
Dieu me damne ! il sait tout.


SEDLEY, avec angoisse.

Je vous jure…


RICHARD CROMWELL.
Veuillez m’entendre jusqu’au bout.

Vous vous justifierez après, s’il est possible.


LORD ROSEBERRY, bas aux autres.

Nous sommes découverts !

DOWNIE.
Oui, la chose est visible !


RICHARD CROMWELL.

Voilà bientôt dix ans que nous sommes amis ;
Bals, chasses, jeux, plaisirs permis et non permis,
Tout nous était commun jusqu’ici : nos détresses,
Nos bonheurs, notre bourse, et jusqu’à nos maîtresses !
Vos chiens étaient à moi ; vous aviez mes faucons ;
Et nous passions les nuits sous les mêmes balcons.
Quoique mon nom m’enrôle en un parti contraire.
Toujours avec vous tous j’ai vécu comme un frère.
Et pourtant vous avez, malgré ce bon accord,
Un secret pour Richard !... Et quel secret encor !


LORD ROSEBERRY.

Tout est perdu. Que dire ?


RICHARD CROMWELL.
Interrogez votre âme !

Devais-je enfin m’attendre à cela ?... C’est infâme !


SEDLEY.

Croyez, mon cher Richard...


RICHARD CROMWELL.
Oui, cherchez des raisons !

Vous ai-je pas toujours servis de cent façons ?
Qui fut votre recours, dans vos terreurs profondes,
Contre les usuriers, pis que les têtes-rondes ?
Pour qui, réponds, Clifford, ai-je hier remboursé
Quatre cents nobles d’or au rabbin Manassé ?


CLIFFORD, confus.

Je ne saurais nier... Le maudit juif...


RICHARD CROMWELL.
Downie !

Quoiqu’un bill ait frappé ta famille bannie,
Qui, lorsqu’on t’arrêta, se fit ta caution ?

DOWNIE, avec embarras.

C’est toi...


RICHARD CROMWELL.
Roseberry ! quelle protection

Fit garder en prison comme auteur d’un libelle,
Pendant certaine nuit, le mari de ta belle ?


LORD ROCHESTER, bas à Davenant.

Il a l’air d’un bon diable.


BAREBONE, bas a Carr.
Ah ! l’Hérode éhonté,

Qui prête l’arbitraire à la lubricité !


LORD ROCHESTER, à Davenant.

J’admire son moyen d’improviser des veuves !


LORD ROSEBERRY, à Richard Cromwell.

Oui, de votre amitié j’eus de touchantes preuves...
Mais…


RICHARD CROMWELL, croisant les bras sur sa poitrine.
Et cette amitié, chez moi hors de saison.

Vous y répondez tous, — par une trahison !


LAMBERT, à part.

Trahison !


LORD CLIFFORD.
Trahison !


SEDLEY.
Dieu !


CARR, étonné.
Que veulent-ils dire ?


RICHARD CROMWELL, vivement.

Oui, vous venez sans moi boire ici !

LORD ROSEBERRY.
Je respire !
Bas, aux autres cavaliers.

Le but du rendez-vous échappe à ses regards.
Il a vu les flacons, et non pas les poignards.

À Richard Cromwell.

Mon cher Richard, croyez…


RICHARD CROMWELL.
Haute trahison, dis-je !

Vraiment de votre part ce procédé m’afflige.
Quoi ! vous vous enivrez, et ne m’en dites rien !
Qu’ai-je fait ? suis-je pas, comme vous, un vaurien ?
Boire sans moi ! c’est mal. D’ailleurs, je sais me taire.
Qu’aux puritains sournois vous en fassiez mystère,
Que vous vous déguisiez sous ces larges chapeaux.
Sous ces manteaux grossiers, je le trouve à propos.
Mais vous cacher de moi, qui, dans ce sanctuaire,
Rirais tout le premier de la loi somptuaire.
Et des sobres Solons dont les bills absolus
Fixent l’écot par tête à trois schellings au plus !
Est-ce là, je vous prie, agir en camarades ?
Reculé-je jamais devant vos algarades ?
M’a-t-on moins vu, malgré les règlements nouveaux,
Dans les combats de coqs, les courses de chevaux ?
Enfin, suivant partout votre audace étourdie,
N’ai-je pas avec vous joué la comédie ?


BAREBONE, indigné, à part.

Saducéen !


RICHARD CROMWELL.
Duels, gais festins, mauvais coups,

Me trouvent toujours prêt : — que me reprochez-vous ?


LORD CLIFFORD.

Vos bonnes qualités, dont le mérite éclate.
Nous sont chères.


RICHARD CROMWELL.
Mais non. Peut-être je me flatte.

Souvent de nos défauts notre œil est écarté.

Et nous ne nous voyons que du meilleur côté.
Ai-je des torts ?


SEDLEY.
Non pas…


RICHARD CROMWELL.
J’aime qu’on m’avertisse.


LORD ROSEBERRY.

Richard !...


RICHARD CROMWELL.
Vous me rendez sans doute la justice

De croire que je hais ces puritains maudits,
Comme vous ?


BAREBONE.
Comme nous !


RICHARD CROMWELL.
C’est ce que je vous dis.

Eh ! comment supporter ces stupides sectaires.
Souillant les livres saints de sanglants commentaires.
Qui, toujours dans le meurtre, et toujours louant Dieu,
Font des sermons sans fin, et puis, trichent au jeu !


CARR, entre ses dents.

Les saints jouer ! tu mens, enfant d’Hérodiade !


RICHARD CROMWELL.

J’allais faire comme eux une jérémiade.
Laissons cela. — Tenez, pour vous prouver, amis.
Combien je crains peu d’être avec vous compromis,
À quel point tous mes vœux aux vôtres se confondent,
Combien j’aime la cause où vos souhaits se fondent, —

Il remplit un verre et le porte à ses lèvres.

Je bois à la santé du roi Charles !


TOUS LES CONJURÉS, surpris.
Du roi !
RICHARD CROMWELL, étonné.

Nous sommes seuls ici. Pourquoi cet air d’effroi ?


CARR, à part.

J’avais bien deviné qu’Israël était dupe.
Au fond, c’est des Stuarts qu’en cet antre on s’occupe.
Nous verrons !


SIR RICHARD WILLIS, à part.
C’est le fils de Cromwell, cependant !

Mais s’il est du complot, il est bien imprudent !

En ce moment, on entend le bruit de la trompe au dehors. Nouveau silence d’étonnement et d’inquiétude.


UNE VOIX FORTE, du dehors.

Au nom du parlement, qu’on ouvre la taverne !

Mouvement de terreur parmi les conjurés.


LORD ROCHESTER, à Davenant.

Pour le coup, nous voilà pris dans notre caverne.
Comme Cacus !


LAMBERT, bas à Joyce.
Cromwell nous envoie arrêter !


JOYCE, bas.

Il sait tout ! cette fois on ne peut en douter.


OVERTON, bas.

Eh bien, il faut s’ouvrir passage à coups d’épée !


LAMBERT, bas.

Que ferions-nous ? La place est sans doute occupée
Par ses gardes.

On entend le bruit de la trompe.


RICHARD CROMWELL, le verre à la main.
Au diable ! en un pareil moment

Venir nous déranger !

LA VOIX DU DEHORS.
Au nom du parlement.

Qu’on ouvre la taverne !


BAREBONE.
Obéissons.
Il va ouvrir.


LAMBERT, à part.
Ma tête

Sur mes épaules tourne, à tomber déjà prête !

Barebone ouvre la porte de la taverne ; les autres conjurés enlèvent les volets, et la toile du fond paraît percée de larges fenêtres grillées, à travers lesquelles on aperçoit le marché au vin couvert de peuple. Au milieu du théâtre est le crieur public à cheval, entouré de quatre valets de ville en livrée, armés de piques, et d’une escorte d’archers et de hallebardiers. Le crieur tient une trompe d’une main et un parchemin déployé de l’autre.
SCÈNE XI.

Les Mêmes, LE CRIEUR PUBLIC, valets de ville, hallebardiers, archers, peuple.

Les conjurés se rangent à droite et à gauche du théâtre.


LE CRIEUR, après avoir sonné de la trompe.

Silence ! — Que ceci de tous soit écouté ! —
Hum ! — « De par son altesse…


HARRISON, bas à Garland.
Et bientôt majesté !


LE CRIEUR.

« Olivier Cromwell, lord Protecteur d’Angleterre,
À tout bourgeois, sujet civil et militaire,
Savoir faisons…


OVERTON, bas à Ludlow.
Le mot sujet est revenu !
LE CRIEUR.

« Qu’afin que du Seigneur le vœu soit bien connu,
Touchant la motion qu’un honorable membre,
L’aldermann chevalier Pack, a faite à la chambre ;
Savoir de nommer roi mondit lord protecteur…


LUDLOW, bas à Overton.

Bien ! à front découvert marche l’usurpateur !


LE CRIEUR.

« Et surtout, pour sauver ce peuple instruit et sage
Des maux que la dernière éclipse lui présage ;
Afin que pour chacun Dieu se fasse clément ;
Les communes, séant à Londre en parlement,
Sur l’avis des docteurs que le peuple vénère,
Votent pour aujourd’hui jeûne extraordinaire ;
Enjoignant aux bourgeois de faire l’examen
De leurs crimes, erreurs, péchés. » — C’est dit !


UN DES VALETS DE VILLE.
Amen !


LE CRIEUR.

Dieu bénisse à jamais le peuple d’Angleterre !


LE CHEF DES ARCHERS.

Sur ce, vu la teneur du bill parlementaire.
Mandons aux vivandiers, buvetiers, taverniers.
Sous peine d’une amende au moins de vingt deniers.
De clore à l’instant même et taverne et boutiques.
Lieux impurs, où du jeûne on romprait les pratiques.


LAMBERT, à part.

Bon ! j’en suis pour la peur quitte encor cette fois !

Bas aux conjurés puritains.

À demain ! — Il est temps de nous quitter, je crois.


GARLAND, bas.
Où nous reverrons-nous ?
BAREBONE, bas.
Eh ! dans la grande salle

De Westminster. Demain, avant l’heure fatale.
Près de son trône impur par mes soins préparé,
Moi, tapissier de Noll, je vous introduirai.

Les conjurés, groupés autour de Barebone, lui serrent la main en signe d’adhésion.

OVERTON.
Fort bien. Séparons-nous sans bruit, mais sans mystère.


LE CRIEUR ET LES VALETS DE VILLE.
Dieu bénisse à jamais le peuple d’Angleterre !


LES CONJURÉS PURITAINS, bas.
Meure Olivier Cromwell !


Ils sortent.

RICHARD CROMWELL, aux cavaliers qui se disposent à partir.
Mais c’est fort ennuyeux
D’être ainsi pourchassé dans un festin joyeux !

On voit bien que mylord mon père n’est plus jeune.
Je ne voudrais pas, moi, d’un trône au prix d’un jeûne !

Il sort avec les cavaliers.

ACTE DEUXIÈME.

LES ESPIONS.


LA SALLE DES BANQUETS, À WHITE-HALL.
Au fond on voit la croisée par laquelle sortit Charles Ier pour aller à l’échafaud. — À droite un grand fauteuil gothique près d’une table à tapis de velours où l’on distingue encore le chiffre C. R. (carolus rex). Le même chiffre, doré sur un fond bleu, couvre encore les murs, quoique à demi effacé. — Au moment où la toile se lève, le théâtre est occupé par des groupes nombreux de courtisans en habits de palais, qui semblent s’entretenir à voix basse. Les ambassadeurs d’Espagne et de France, avec leur suite, sont sur le devant. L’ambassadeur d’Espagne, à gauche, entouré de pages, d’écuyers, d’alcades de cour, d’alguazils, au milieu desquels un héraut du conseil de Castille porte sur un coussin de velours noir le collier de l’ordre de la Toison d’or. L’ambassadeur de France, à droite, environné de ses pages et gentilshommes ; près de lui Mancini ; derrière lui deux gentilshommes portant sur des coussins de velours bleu, l’un une magnifique épée à poignée d’or ciselée, l’autre une lettre à laquelle pend un grand sceau de cire rouge ; quatre pages du cardinal Mazarin soutenant un grand rouleau revêtu de taffetas gommé. L’ambassadeur d’Espagne porte le costume de chevalier de la Toison d’or ; toute sa suite est en noir, satin et velours. L’ambassadeur de France en costume de chevalier du Saint-Esprit. Sa suite étale un grand bariolage de costumes, d’uniformes et de livrées. Derrière ces deux groupes principaux, un groupe d’envoyés suédois, un autre d’envoyés piémontais, un autre d’envoyés hollandais, tous remarquables par leurs divers costumes. — Au fond, un dernier groupe de seigneurs anglais, parmi lesquels on remarque, à son habit de brocart d’or et aux deux pages qui le suivent, Hannibal Sesthead, jeune seigneur danois. — Deux sentinelles puritaines, le mousquet et la hallebarde sur l’épaule, se promènent de long en large devant une grande porte gothique au fond de la salle.

SCÈNE PREMIÈRE.
LE DUC DE CRÉQUI, ambassadeur de France, MANCINI, neveu du cardinal Mazarin, et LEUR SUITE ; DON LUIS DE CARDENAS, ambassadeur d’Espagne, et SA SUITE ; FILIPPI, envoyé de Christine, et SA SUITE ; TROIS DÉPUTÉS VAUDOIS ; SIX ENVOYÉS DE LA RÉPUBLIQUE HOLLANDAISE ; HANNIBAL SESTHEAD, cousin du roi de Danemark, et DEUX PAGES ; SEIGNEURS ET GENTILSHOMMES ANGLAIS ; DEUX SENTINELLES.
DON LUIS DE CARDENAS, à un de ses pages.

Page, quelle heure est-il ?

LE PAGE, regardant à une grosse montre qui pend à sa ceinture.
Midi.

 

DON LUIS DE CARDENAS.
Voilà pourtant,
Par Saint-Jacques-Majeur ! deux heures que j’attend !

Pour grand que soit Cromwell, à sa gloire il importe
Qu’on voie un castillan se morfondre à sa porte,
J’en conviens ! mais il tarde un peu trop cependant.

LE PAGE.
Très excellent seigneur, tandis qu’en attendant

Le seigneur don Cromwell, votre Merci déroge,
On dit qu’il tient conseil pour…
 

DON LUIS DE CARDENAS, sévèrement et avec un coup d’œil oblique sur Créqui.
Qui vous interroge ?


MANCINI, bas au duc de Créqui.
C’est gai, qu’un espagnol, tremblant dans ce palais.

Mendie en s’indignant un regard d’un anglais !
La honte avec l’orgueil lutte sur son visage.

DON LUIS DE CARDENAS, à part.
Comment le Protecteur prendra-t-il mon message ?


LE DUC DE CRÉQUI, à Mancini.
Mancini, quel est donc ce lieu ?


MANCINI.
C’est, monseigneur,
La salle des banquets, qui sert de cour d’honneur.

De Charle assassiné le chiffre oublié reste
Sur ces murs ; — et voici la fenêtre funeste
Par où sortit ce roi, pour marcher au trépas.
Hors du palais natal il n’eut qu’à faire un pas !
Et c’est un régicide, un impie, un sectaire...

La grande porte s’ouvre à deux battants.


UN HUISSIER, d’une voix éclatante.
Son altesse mylord Protecteur d’Angleterre !
Tous les assistants se découvrent et s’inclinent avec respect.
Entre Cromwell, le chapeau sur la tête.
SCENE II.

Les Mêmes ; CROMWELL, habit militaire fort simple, justaucorps de buffle, grand baudrier brodé à ses armes, auquel pend une longue épée. WHITELOCKE, lord commissaire du sceau, longue robe de satin noir bordée d’hermine, grande perruque. LE COMTE DE CARLISLE, capitaine des gardes du Protecteur, vêtu de son uniforme particulier. STOUPE, secrétaire d’état pour les affaires étrangères. — Pendant toute la scène, le comte de Carlisle se tient debout derrière le fauteuil du Protecteur, l’épée hors du fourreau ; Whitelocke debout à droite ; Stoupe debout à gauche, avec un livre ouvert dans la main.


Au moment où Cromwell entre, les assistants se rangent sur deux haies, et restent profondément inclinés jusqu’à ce que le Protecteur soit arrivé à son siège.


CROMWELL, debout devant son fauteuil.
Paix et salut aux cœurs de bonne volonté !

Puisque chacun de vous est vers nous député,
Au nom du peuple anglais on vous donne audience.

Il s’assied, ôte et remet son chapeau.
Duc de Créqui, parlez.
Le duc de Créqui, suivi de Mancini et de son ambassade, s’approche avec les mêmes révérences que pour un roi. Tous les assistants se retirent au fond de la salle, hors de la portée de la voix.


LE DUC DE CRÉQUI.
Monseigneur ! l’alliance

Qui du roi très-chrétien vous assure l’appui
Par des liens nouveaux se resserre aujourd’hui.
Monsieur de Mancini va vous lire la lettre
Que son oncle éminent par lui vous fait remettre.

Mancini s’approche du Protecteur, fléchit un genou, et lui présente sur le coussin la lettre du cardinal. Cromwell en rompt le cachet et la rend à Mancini.

CROMWELL, à Mancini.
Elle est du cardinal Mazarini ? — Lisez.
MANCINI, déploie la lettre et lit.

À son altesse monseigneur le Protecteur de la république d’ Angleterre.

« Monseigneur,

« La part glorieuse que les troupes de votre altesse ont prise à la guerre actuelle de la France contre l’Espagne, l’utile secours qu’elles prêtent aux armes du roi mon maître dans la campagne de Flandre, redoublent la reconnaissance de sa majesté pour un allié aussi considérable que vous l’êtes, et qui l’aide si efficacement à réprimer la superbe de la maison d’Autriche. C’est pourquoi le roi a trouvé bon d’envoyer comme son ambassadeur extraordinaire près votre cour M. le duc de Créqui, chargé par sa majesté de faire savoir à votre altesse que la ville forte de Mardick, récemment prise par nos gens, a été remise à la disposition des généraux de la république d’Angleterre, en attendant que Dunkerque, qui tient encore, puisse leur être livrée conformément aux traités. M. le duc de Créqui a en outre la commission de faire agréer à votre altesse une épée d’or, que le roi de France vous envoie en témoignage de son estime et de son amitié. M. de Mancini, mon neveu, vous fera part du contenu de cette lettre, et déposera aux pieds de votre altesse un petit présent que j’ose joindre en mon nom à celui du roi ; c’est une tapisserie de la nouvelle manufacture royale, dite des Gobelins. Je désire que cette marque de mon dévouement soit agréable à votre altesse. Si je n’étais malade à Calais, je serais passé moi-même en Angleterre, afin de rendre mes respects à l’un des plus grands hommes qui aient jamais existé, à celui que j’eusse le plus ambitionné de servir après mon roi. Privé de cet honneur, j’envoie la personne qui me touche le plus près par les liens du sang, pour exprimer à votre altesse toute la vénération que j’ai pour sa personne, et combien je suis résolu d’entretenir, entre elle et le roi mon maître, une éternelle amitié.

« J’ai la témérité de me dire avec passion,

« De votre altesse,

« Le très obéissant et très respectueux serviteur,

« Giulio Mazarini,
« Cardinal de la sainte église romaine. »
Mancini, après une profonde révérence, remet la lettre à Cromwell, qui la passe à Stoupe. — Sur un signe du duc de Créqui, les pages en livrée royale déposent sur la table de Cromwell le coussin qui porte l’épée d’or ; et, sur l’ordre de Mancini, les pages à livrée de Mazarin déroulent sous les pieds du Protecteur un riche tapis des Gobelins.


CROMWELL, au duc et à Mancini.

De ces riches présents, qui nous sont adressés.
Veuillez remercier, messieurs, son éminence.
L’Angleterre toujours sera sœur de la France.

Bas à Whitelocke.
Ce prêtre, qui me flatte en pliant le genou,

Me dit tout haut : Grand homme ! et tout bas : Heureux fou !

Il se tourne brusquement vers les envoyés vaudois.
Et vous, que voulez-vous ?
Les vaudois s’avancent avec respect.
L’UN DES ENVOYÉS.
Le cœur plein de tristesse,
Nous venons demander secours à votre altesse.
CROMWELL.
Et qui donc êtes-vous ?
L’ENVOYÉ.
Nous sommes des vaudois
Députés vers vous.
CROMWELL, d’un ton de bienveillance.
Ah !

L’ENVOYÉ.
De tyranniques lois
Font peser sur nos jours des entraves bien tristes.

Notre prince est romain, nous sommes calvinistes ;
Et la flamme et le fer dans nos villes ont lui
Afin de nous contraindre à prier comme lui.
Notre pays en deuil à vos pieds nous envoie.

CROMWELL, avec indignation.
Qui vous ose opprimer ? qui ?
L’ENVOYÉ.
Le duc de Savoie.

CROMWELL, au duc de Créqui.
Monsieur l’ambassadeur de France ! entendez-vous ?

Dites au cardinal que, pour l’amour de nous,
Il intervienne aux maux dont ce peuple est victime.
La France a sous la main ce duc sérénissime ;
Qu’il cède ! — Il est contraire au précepte divin
D’opprimer pour la foi. — D’ailleurs j’aime Calvin.

Le duc s’incline.

MANCINI, bas au duc.
Pour mieux tracer ces mots : tolérance publique.

Il a trempé ses mains dans le sang catholique.

CROMWELL, à l’envoyé suédois.
Votre nom ?
Se tournant vers les vaudois qui se retirent au fond de la salle.
En tout temps comptez sur nous, vaudois !

L’ENVOYÉ DE SUÈDE, s’inclinant.
Filippi. Mon pays, Terracine ; et je dois

Mettre au pied d’un héros ce don que lui destine
L’auguste majesté de ma reine Christine.

Il dépose devant Cromwell un petit coffret à cercles d’acier poli, et lui remet une lettre que le Protecteur passe à Stoupe.
Bas à Cromwell.
Sa lettre vous dira par quel ordre et pour qui

Fut dans Fontainebleau tué Monaldeschi.

CROMWELL.
De cet ancien amant elle s’est donc vengée ?
L’ENVOYÉ, toujours à voix basse.
Mazarin a permis que ma reine outragée

Jusqu’au sein de la France enfin l’exterminât.

CROMWELL, bas à Whitelocke.
De l’hospitalité pour un assassinat !
L’ENVOYÉ, poursuivant.
Ma reine, qui du trône elle-même s’exile.

Près du grand Protecteur sollicite un asile.

CROMWELL, surpris et mécontent.
Près de moi ? — Je ne puis répondre sans délais…

Pour une reine ici l’on n’a point de palais.

DON LUIS DE CARDENAS, à part.
On en aura bientôt pour un roi.
CROMWELL, après un moment de silence, à Filippi.
Qu’elle reste
En France. — Aux rois déchus l’air de Londre est funeste.
Bas à Whitelocke.
Sa reine courtisane ! une femme sans mœurs !

Qui s’exposerait nue aux publiques rumeurs !

En se retournant, il voit l’envoyé toujours près de lui dans l’attitude d’un homme qui attend. Il l’apostrophe avec surprise.
Hé bien ?
FILIPPI, s’inclinant et lui montrant le coffret.
Ma mission est encore incomplète.
Plaît-il à votre altesse ouvrir cette cassette ?
CROMWELL.
Qu’enferme-t-elle ?
FILIPPI, toujours incliné.
Ouvrez, seigneur.

CROMWELL.
Vous m’étonnez.
Quel mystère ?...
FILIPPI, lui présentant une clef d’or.
Seigneur, voici la clef.

CROMWELL.
Donnez.
Il prend la clef ; Filippi pose la cassette sur la table, et Cromwell se prépare à l’ouvrir. Whitelocke l’arrête.

WHITELOCKE, bas à Cromwell.
Prenez garde, mylord ! on a vu plus d’un traître,

Pour abattre un grand homme envoyé par son maître.
Lui porter, comme à vous, dans un coffre de fer.
Des poisons d’alchimie ou des foudres d’enfer.
Le piège en éclatant dévorait sa victime. —
On vous en veut. — Cet homme a le regard du crime ;
Craignez-le. Ce coffret, que vous alliez ouvrir.
Contient peut-être un piège à vous faire mourir.

CROMWELL, bas à Whitelocke.
Vous croyez ? — Il se peut. Eh bien, ouvrez vous-même,

Whitelocke.

WHITELOCKE, effrayé et balbutiant.
Pour vous mon dévouement extrême…
À part.
Ah Dieu !
CROMWELL, avec un sourire.
Je le connais, et m’en sers.
À part.
Jugeons-en.
Il lui remet la clef.

WHITELOCKE, à part.
Que de courage il faut pour être courtisan !

Quelle perplexité ! la mort ou la disgrâce. —

Ah ! c’est une autre mort !
Il s’approche de la cassette, et met la clef en tremblant dans la serrure.
Mourons de bonne grâce.
Il ouvre la cassette avec la précaution d’un homme qui s’attend à une explosion subite, puis y jette un regard timide, et s’écrie :
Une couronne !
L’envoyé de Suède prend un air radieux.

CROMWELL, étonné.
Quoi !

WHITELOCKE, tirant du coffre et posant sur la table une couronne royale. À part.
C’est bien un piège encor !

CROMWELL, fronçant le sourcil.
Que veut dire ceci ?
FILIPPI, s’inclinant avec satisfaction.
Sire !

CROMWELL, lui montrant la couronne.
Est-ce de bon or ?

FILIPPI.
Ah ! sire, en doutez-vous ?
CROMWELL, à Whitelocke, haut.
Bon ! — Qu’on le fasse fondre !
Je donne ce métal aux hôpitaux de Londre.
À Filippi stupéfait.
Je ne puis mieux, je pense, employer ces joyaux.

Ces parures de femme et ces hochets royaux.
Je ne saurais qu’en faire.

DON LUIS DE CARDENAS, à part.
Est-ce donc qu’il s’obstine
À rester Protecteur ?
MANCINI, bas au duc de Créqui.
Il pourrait à Christine
Envoyer en échange une tête de roi.
LE DUC DE CRÉQUI, bas à Mancini.
Oui, ce digne présent finirait mieux, je croi.

Le vassal régicide à la reine assassine.

CROMWELL, congédiant Filippi d’un geste mécontent.
Adieu, seigneur suédois, natif de Terracine !
Bas à Whitelocke.
Filippi ! Mancini ! toujours d’étroits liens

Ont marié l’intrigue à des italiens.
Ces bâtards des romains, sans lois, sans caractère,
Héritiers dégradés des maîtres de la terre
Qui levèrent si haut le sceptre des combats.
Gouvernent bien encor le monde, mais d’en bas !
La Rome dont l’Europe aujourd’hui suit la règle
Porte un regard de lynx où planait l’œil de l’aigle.
À la chaîne, imposée à vingt peuples lointains.
Succède un fil caché qui meut de vils pantins.
Ô nains fils des géants ! renards nés de la louve !
Avec vos mots mielleux partout on vous retrouve,
Filippi, Mancini, Torti, Mazarini !

Satan pour intriguer doit prendre un nom en i !
Aux envoyés flamands, après une pause.
Flamands, qu’attendez-vous ? les trêves sont finies.
LE CHEF DES ENVOYÉS HOLLANDAIS.
Les états généraux des Provinces-Unies,

Libres ainsi que vous, comme vous protestants,
Vous demandent la paix.

CROMWELL, rudement.
Messieurs, il n’est plus temps.
D’ailleurs le parlement de cette république

Vous trouve trop mondains dans votre politique,
Et ne veut pas sceller des traités fraternels

Avec des alliés si vains et si charnels !
Il fait un geste, et les flamands se retirent. Alors il paraît apercevoir pour la première fois don Luis de Cardenas, qui jusque-là s’est épuisé en vains efforts pour être remarqué.
Hé, bonjour donc, monsieur l’ambassadeur d’Espagne !

Nous ne vous voyions pas !

DON LUIS DE CARDENAS, cachant son dépit sous une profonde révérence.
Que Dieu vous accompagne,
Altesse ! nous venons, pour un haut intérêt,

Réclamer la faveur d’un entretien secret.
Nous sommes divisés par la guerre de Flandre,
Mais le roi catholique avec vous peut s’entendre.
Et pour montrer l’état qu’il fait de vous encor.

Mon maître à votre altesse offre la Toison d’or.
Les pages porteurs de la Toison d’or s’approchent.

CROMWELL, se levant indigné.
Pour qui me prenez-vous ? Qui ? moi ! le chef austère

Des vieux républicains de la vieille Angleterre,
J’irais, des vanités détestable soutien,
Souiller ce cœur contrit d’un symbole payen !
On verrait, sur le sein du vainqueur de Sodome,
Pendre une idole grecque au rosaire de Rome !
Loin ces tentations, ces pompes, ce collier !
Cromwell à Balthazar ne veut pas s’allier !

DON LUIS DE CARDENAS, à part.
L’hérétique !
Haut.
C’est vous que le roi catholique,
Le premier, reconnut chef de la république!
CROMWELL, l’interrompant.
Croit-il changer, traitant Cromwell en affranchi.

Une tour de Sion en sépulcre blanchi ?
À moi la Toison d’or ! Je laisse aux idolâtres
Leurs prêtres histrions et leurs temples théâtres.
Ils cherchent dans l’enfer leurs dieux et leur trésor ;

Et l’on a la toison, comme on eut le veau d’or ! —
Il s’arrête un moment, promène des regards hautains sur toute l’ambassade espagnole, puis continue avec vivacité.
Mais moi ! — M’outrage-t-on en vain ? À ma colère

L’envoyé portugais a-t-il soustrait son frère ?
Don Luis ! votre maître aurait-il l’impudeur
De m’insulter en face, et par ambassadeur ?
Ce serait une injure un peu trop solennelle !
Mais partez !

DON LUIS DE CARDENAS, furieux.
Adieu donc. Guerre, et guerre éternelle !
Il sort avec toute sa suite.

MANCINI, bas au duc de Créqui.
Le castillan l’a pris par son mauvais côté.
LE DUC DE CRÉQUI, à part et regardant la Toison d’or que les pages emportent.
Cet affront-là, pourtant, je l’ai sollicité !
CROMWELL, bas à Stoupe.
Il importait de rompre, en cette conférence.

Avec l’Espagne, aux yeux des envoyés de France.
Mais suivez Cardenas, tâchez de l’apaiser.
Et sachez, s’il se peut, ce qu’il vient proposer.

Stoupe sort.
En ce moment la grande porte se rouvre à deux battants, et un huissier annonce :
Mylady protectrice !
CROMWELL, à part.
Ah ! mon Dieu ! c’est ma femme !
Il fait un geste pour congédier les assistants.

Adieu, monsieur le duc... messieurs...

Tous sortent par une porte de côté en renouvelant leurs profondes révérences. Le comte de Carlisle et Whitelocke reconduisent en cérémonie l’ambassadeur de France. — Pendant leur sortie, entrent Élisabeth Bourchier, femme de Cromwell ; mistress Fletwood, lady Falconbridge, lady Cleypole, lady Francis, ses filles. Elles font une révérence à leur père.


SCÈNE III.

CROMWELL ; ÉLISABETH BOURCHIER, MISTRESS FLETWOOD,
toutes deux en noir, la dernière surtout affecte la simplicité puritaine ; LADY FALCONBRIDGE, vêtue avec beaucoup de richesse et d’élégance ; LADY CLEYPOLE, enveloppée comme une personne malade, l’air languissant : LADY FRANCIS, toute jeune fille, en blanc, avec un voile.


CROMWELL, à la Protectrice.
Bonjour, madame.
Vous avez l’air souffrant. Auriez-vous mal dormi ?
ÉLISABETH BOURCHIER.
Oui, je n’ai jusqu’au jour fermé l’œil qu’à demi.

Décidément, monsieur, je n’aime pas le faste !
La chambre de la reine, où je couche, est trop vaste.
Ce lit armorié des Stuarts, des Tudor,
Ce dais de drap d’argent, ces quatre piliers d’or.
Ces panaches altiers, la haute balustrade
Qui m’enferme, captive en ma royale estrade.
Ces meubles de velours, ces vases de vermeil,
C’est comme un rêve enfin qui m’ôte le sommeil !
Et puis, de ce palais il faut faire une étude.
De ses mille détours je n’ai pas l’habitude.
Oui, vraiment, je me perds dans ce grand White-Hall ;
Et je suis mal assise en un fauteuil royal !

CROMWELL.
Ainsi vous ne pouvez porter votre fortune !

Tous les jours votre plainte…

ÉLISABETH BOURCHIER.
Elle vous importune,
Je le sens ; mais enfin je préférerais, moi,

Notre hôtel de Cock-Pit à ce palais de roi,

À mistress Fletwood.
Et mille fois surtout, n’est-il pas vrai, ma fille ?

Le manoir d’Huntingdon, la maison de famille !

À Cromwell.
Heureux temps ! Quel plaisir, dès le lever du jour,

D’aller voir le verger, le parc, la basse-cour,
De laisser les enfants jouer dans la prairie,
Et puis de visiter, tous deux, la brasserie !

CROMWELL.
Mylady !…
ÉLISABETH BOURCHIER.
Jours heureux, où Cromwell n’était rien,
Où j’étais si tranquille, où je dormais si bien !
CROMWELL.
Quittez ces goûts bourgeois.
ÉLISABETH BOURCHIER.
Hé pourquoi ? j’y suis née.
Aux grandeurs dès l’enfance étais-je condamnée ?

Ma vie aux airs de cours ne s’accoutume pas ;
Et vos robes à queue embarrassent mes pas.
Au banquet du lord-maire, hier, j’étais hypocondre.
Beau plaisir, de dîner tête à tête avec Londre !
Ah ! — Vous-même aviez l’air de vous bien ennuyer.
Nous soupions si gaîment, jadis, près du foyer!

CROMWELL.
Mon rang nouveau…
ÉLISABETH BOURCHIER.
Songez à votre pauvre mère.
Hélas ! votre grandeur, incertaine, éphémère,

A troublé ses vieux jours ; mille soucis cuisants
L’ont poussée au tombeau plus vite que les ans.
Calculant les périls où vous êtes en butte.
Son œil, quand vous montiez, mesurait votre chute.
Chaque fois qu’abattant tour à tour vos rivaux,

Londres solennisait vos triomphes nouveaux,
Si jusqu’à son oreille engourdie et glacée
Arrivait le bruit sourd de la ville empressée,
Les canons, les beffrois, le pas des légions,
Et le peuple éclatant en acclamations.
Réveillée en sursaut et relevant sa tête,
Cherchant dans ses terreurs un prétexte à la fête,
Tremblante, elle criait : Grand Dieu ! mon fils est mort !

CROMWELL.
Dans le caveau des rois maintenant elle dort.
ÉLISABETH BOURCHIER.
Beau plaisir ! dort-on là plus à l’aise ? et sait-elle

Si vous y rejoindrez sa dépouille mortelle ?
Dieu veuille que ce soit bien tard !

LADY CLEYPOLE, d’une voix languissante.
C’est moi d’abord
Qui vous précéderai dans ce séjour de mort.

Mon père.

CROMWELL.
Eh quoi ! toujours ces lugubres pensées !
Toujours malade !
LADY CLEYPOLE.
Ah oui ! mes forces affaissées
S’en vont ; il me fallait l’air des champs, le soleil.

Pour moi, ce palais sombre au sépulcre est pareil.
Dans ces longs corridors et dans ces vastes salles
Règnent les noirs frissons et les nuits glaciales.
J’y serai bientôt morte !

CROMWELL, la baisant au front.
Allons, ma fille, allons !
Nous irons quelque jour revoir nos beaux vallons.

Encore un peu de temps, ici, m’est nécessaire.

MISTRESS FLETWOOD, aigrement.
Pour vous y faire un trône enfin ? soyez sincère,

Mon père, n’est-ce pas ? vous voulez être roi ?
Mais Fletwood, mon mari, l’empêchera bien !

CROMWELL.
Quoi !
Mon gendre !
MISTRESS FLETWOOD.
Il ne veut point suivre une ligne oblique.
Il ne faut pas de roi dans une république.

Avec lui contre vous je m’unis sur ce point.

CROMWELL.
Et ma fille !
LADY FALCONBRIDGE, à mistress Fletwood.
Vraiment, je ne vous comprends point,
Ma sœur ! mon père est libre ; et son trône est le nôtre.

Pourquoi ne serait-il pas roi, tout comme un autre ?
Pourquoi nous refuser ce plaisir ravissant
D’être altesse royale et princesse du sang ?

MISTRESS FLETWOOD.
Ma sœur, des vanités je suis fort peu touchée.

À l’œuvre du salut mon âme est attachée.

LADY FALCONBRIDGE.
Moi, j’aime fort la cour, et ne vois point pourquoi,

Quand mon époux est lord, mon père n’est pas roi.

MISTRESS FLETWOOD.
L’orgueil d’Ève, ma sœur, perdit le premier homme !
LADY FALCONBRIDGE, se détournant avec dédain.
On voit qu’elle n’est pas femme d’un gentilhomme !
CROMWELL, impatienté.
Taisez-vous toutes deux! — De votre jeune sœur
Imitez le maintien, le calme et la douceur.
À Francis qui rêve l’œil fixé sur la croisée de Charles Ier.
— À quoi pensez-vous donc, Francis ?
LADY FRANCIS.
Hélas ! mon père,
De ces lieux vénérés l’aspect me désespère.

Votre sœur, près de qui j’ai passé tous mes jours,
M’apprit à révérer ceux qu’on bannit toujours.
Et depuis peu de temps conduite en ces murs sombres,
Je crois sans cesse y voir errer de tristes ombres.

CROMWELL.
Qui ?
LADY FRANCIS.
Nos Stuarts.

CROMWELL, à part.
Ce nom vient toujours retentir
Jusqu’à moi !
LADY FRANCIS.
C’est ici que mourut le martyr !

CROMWELL.
Ma fille !
LADY FRANCIS, montrant la croisée du fond.
Est-ce pas là, mon père, la fenêtre
Par où Charles premier, qu’on osait méconnaître.

Pour la dernière fois sortit de White-Hall ?

CROMWELL, à part.
Innocente Francis, que tu me fais de mal !
Entre Thurloë.
Ah ! voici Thurloë !
SCÈNE IV.
Les Mêmes,THURLOË, portant un portefeuille aux armes du Protecteur ; costume puritain.
THURLOË, s’inclinant.
C’est un travail qui presse,
Mylord.
CROMWELL, à sa femme.
Excusez-moi, mylady… votre altesse…
Je voudrais être seul.
ÉLISABETH BOURCHIER.
À qui parlez-vous donc ?

CROMWELL.
À votre altesse.
ÉLISABETH BOURCHIER.
À moi, monsieur Cromwell ! pardon !
Dans toutes mes grandeurs moi-même je m’oublie,

Je m’y perds ! mon esprit jamais ne concilie
Mes titres empruntés avec mon nom réel,

Mylady protectrice et madame Cromwell.
Elle sort avec ses filles.
Cromwell fait signe aux deux mousquetaires en faction de se retirer.
SCÈNE V.
CROMWELL, THURLOË.
Pendant que Thurloë étale ses papiers sur la table, Cromwell paraît profondément absorbé dans une triste rêverie. Enfin il rompt le silence avec effort.

CROMWELL.
Je ne suis pas heureux, Thurloë !
THURLOË.
Mais ces dames
Adorent votre altesse…
CROMWELL.
Ah ! cinq femmes ! cinq femmes !
J’aimerais mieux régir, par décrets absolus,

Cinq villes, cinq comtés, cinq royaumes de plus !

THURLOË.
Quoi ! vous qui gouvernez l’Europe et l’Angleterre !…
CROMWELL.
Marie une bourgeoise au maître de la terre !

Je suis esclave, ami !

THURLOË.
Mylord, vous auriez pu...


CROMWELL.
Non. De tout mon destin l’équilibre est rompu.

L’Europe est d’un côté ; mais ma femme est de l’autre !

THURLOË.
Si je pouvais changer ma place avec la vôtre,

Une femme…

CROMWELL, avec sévérité.
Monsieur, vous êtes bien hardi
De supposer cela !

 

THURLOË, intimidé.
Mylord... ce que j’en di...


CROMWELL.
C’est fort bien ! brisons là ! — Qu’avez-vous à m’apprendre ?
Il s’assied dans le grand fauteuil.


THURLOË, prenant un de ses papiers.
Écosse. — Le marquis grand prévôt veut se rendre.

Tout le nord se soumet au Protecteur.

CROMWELL.
Après ?


THURLOË.
Flandre. — À capituler les espagnols sont prêts.

Dunkerque au Protecteur sera bientôt remise.

CROMWELL.
Après ?


THURLOË.
Londres. — Il vient d’entrer dans la Tamise
Douze grands bateaux plats, chargés des millions

Que Blake aux portugais prit sur trois galions.

CROMWELL.
Après ?
THURLOË.
Le duc d’Holstein au Protecteur envoie

Huit chevaux gris frisons.

CROMWELL.
Après ?

THURLOË.
Afin qu’on voie
Que s’il reçut Rupert, il en est désolé,

Le grand-duc de Toscane, à qui Blake a parlé.
Vous donne en sequins d’or la charge de vingt mules.

CROMWELL.
Après ?
THURLOË, passant à un autre parchemin auquel pend un sceau attaché à une tresse de soie verte.
Les clercs d’Oxford, qui furent vos émules.
Vous nomment chancelier de l’université.
Présentant le parchemin au protecteur.
C’est le diplôme.
CROMWELL.
Après ?

THURLOË, cherchant dans les papiers.
Ah ! — Sa sérénité
Le tzar de Moscovie implore par supplique

De votre bienveillance une marque publique.

CROMWELL.
Après ?
THURLOË, tenant un billet, et avec un accent d’inquiétude.
Mylord ! mylord ! on m’avertit sous main
Qu’on doit assassiner votre altesse demain.
CROMWELL.
Après ?
THURLOË.
Tout est tramé par les chefs militaires
Unis aux cavaliers…
CROMWELL, l’interrompant avec impatience.
Après !

THURLOË.
Sur ces mystères
Ne voulez-vous donc pas, mylord, plus de détail ?
CROMWELL.
C’est quelque fable encor ! — Terminons ce travail.

— Après ?

THURLOË, continuant.
Le maréchal des diètes de Pologne…

CROMWELL, l’interrompant de nouveau.

N’est-il donc pas venu des lettres de Cologne ?

THURLOË, cherchant dans les dépêches.
Si vraiment ! mais rien qu’une.
CROMWELL.
Et de qui ?

THURLOË.
De Manning,
Votre agent près de Charle.
CROMWELL.
Hé, donne !
Il prend la lettre et rompt précipitamment le cachet.
Elle est du cinq.
Que tous ces messagers sont lents ! vingt jours de date !
Il lit la lettre et s’écrie en lisant :
Ah ! monsieur Davenant ! — la ruse est délicate !... —

La nuit... — on éteignit tous les flambeaux... — Comment
Capitulerait-on mieux avec un serment ?
Il faut être papiste ! — Ah ! le royal message
Caché dans son chapeau... — Précaution fort sage !
Mais je suis curieux. — Thurloë, fais savoir
À monsieur Davenant que je voudrais le voir.

Il loge à la Sirène, auprès du pont de Londre. —
Thurloë sort pour exécuter cet ordre.
Voyons qui de nous deux sa ruse va confondre.

Malveillants ! mais dans l’ombre où se cachent vos pas,

J’ai toujours un flambeau, traîtres, qu’on n’éteint pas !
Rentre Thurloë.
À Thurloë.
Continuons. A-t-on vu l’envoyé d’Espagne ?
THURLOË.
Il vous offre Calais si, dans cette campagne.

Vous voulez secourir Dunkerque sans délais.

CROMWELL, réfléchissant.
La France offre Dunkerque et l’Espagne Calais.

Mais, ce qui gâte un peu leur commune assurance,
Dunkerque est à l’Espagne et Calais à la France.
Chacun de ces deux rois me présente à dessein
Des villes à choisir, dans celles du voisin ;
Et, pour qu’en ce débat ma faveur le préfère,
Me donne en hypothèque une conquête à faire. —
Avec le roi de France il faut rester d’accord.
À quoi bon le trahir ? L’autre offre moins encor.

THURLOË, continuant son rapport.
Ainsi que les vaudois, les protestants de Nîme,

Réclament, opprimés, votre appui magnanime.

CROMWELL.
Au cardinal-ministre on écrira pour eux.

Mais quand donc sera-t-il tolérant ?

THURLOË, poursuivant.
Devereux
Vient d’emporter d’assaut Armagh-la-Catholique,

En Irlande, et voici la lettre évangélique
Du chapelain Peters sur cet événement :
« Aux armes d’Israël Dieu s’est montré clément.
Armagh est prise enfin ! Par le fer, dans les flammes,
Nous avons extirpé vieillards, enfants et femmes ;
Deux mille au moins sont morts ; le sang coule en tout lieu ;
Et je viens de l’église y rendre grâce à Dieu ! »

CROMWELL, avec enthousiasme.
Peters est un grand saint !
THURLOË.
Faut-il de cette race
Épargner ce qui reste ?
CROMWELL.
Et pourquoi ? Point de grâce
Aux papistes ! Soyons dans ce peuple troublé

Comme une torche ardente au sein d’un champ de blé !

THURLOË, s’inclinant.
C’est dit.
CROMWELL.
Dans cette Armagh une chaire est vacante.
Nous y nommons Peters ; sa lettre est éloquente.

Thurloë s’incline de nouveau.

THURLOË, reprenant son rapport.
L’empereur veut savoir pourquoi vous tenez prêts

Des armements nouveaux, équipés à grands frais.

CROMWELL, vivement.
Qu’il nous laisse la guerre et qu’il garde les fêtes !

Avec sa chambre aulique et son aigle à deux têtes,
Que me veut l’empereur ? — M’effrayer ? — Bon germain !
Parce que, les grands jours, il porte dans sa main
Un globe de bois peint qu’il appelle le monde !

Bah ! — Foudre qui jamais ne frappe, et toujours gronde !
Il fait signe à Thurloë de continuer.

THURLOË.
Le colonel Titus, pour libelle arrêté...
CROMWELL.
Un drôle ! que veut-il ?
THURLOË.
Mylord, sa liberté.
Voilà neuf mois qu’il gît dans un cachot horrible,

Sur la paille oublié.

CROMWELL.
Neuf mois ! c’est impossible.

THURLOË.
On l’y mit en octobre, et nous sommes en juin.

Comptez, mylord.

CROMWELL, comptant sur ses doigts.

C’est juste.

THURLOË.
Et, mourant de besoin.
Le pauvre homme est resté, durant ce long espace.

Seul, nu, glacé.

CROMWELL.
Neuf mois ! Dieu ! comme le temps passe.
Une pause.
— Et maintenant que fait le secret comité

Du parlement, touchant le projet présenté ?

THURLOË.

Contre vous ont parlé Purefoy, Goffe, Pride,
Nicholas, et surtout Garland.

CROMWELL, avec colère.
Le régicide !

THURLOË.
Mais ils auront en vain lutté contre le vent.

La majorité vote avec nous ; et suivant
Lord Pembroke, ancien pair qui dans tous temps surnage,
La couronne est à vous de droit.

CROMWELL, avec mépris.
Plat personnage !

THURLOË.
Seul, quoiqu’il penche aussi pour la majorité,

Par quelque vain scrupule à la bible emprunté.
Le colonel John Birch tient la chambre indécise.

CROMWELL.
On lui doit quelque chose au bureau de l’excise.

Pour lever son scrupule un prompt paiement suffit.
Pourvu que le caissier se trompe à son profit.
Quant à vous, Thurloë, veuillez, s’il est possible.
Avec plus de respect nommer la sainte bible.

THURLOË, après s’être humblement incliné.
Par votre ambition Fagg se dit excité

Contre vous.

CROMWELL.
Je le fais sergent de la Cité.

THURLOË.
Trenchard aussi paraît mécontent et morose.
CROMWELL.
Une dîme à Trenchard sur les biens des Montrose !
THURLOË.
Sir Gilbert Pickering, ce juge qui reçoit

De toutes mains, devient récalcitrant.

CROMWELL.
Qu’il soit
Baron de l’échiquier !
THURLOË.
Le reste est mon affaire.
Que mylord seulement daigne se laisser faire.

Vous serez aujourd’hui prié très humblement
D’accepter la couronne, au nom du parlement !

CROMWELL.
Ah ! je le tiens enfin, ce sceptre insaisissable !

Mes pieds ont donc atteint le haut du mont de sable!

THURLOË.
Mais dès longtemps, mylord, vous régnez.
CROMWELL.
Non, non , non !
J’ai bien l’autorité, mais je n’ai pas le nom !

Tu souris, Thurloë. Tu ne sais pas quel vide
Creuse au fond de nos cœurs l’ambition avide !
Comme elle fait braver douleur, travail, péril.
Tout enfin, pour un but qui semble puéril !
Qu’il est dur de porter sa fortune incomplète !
Puis, je ne sais quel lustre, où le ciel se reflète.
Environne les rois, depuis les temps anciens.
Ces noms, roi, majesté, sont des magiciens !
D’ailleurs, sans être roi, du monde être l’arbitre !
La chose sans le mot ! le pouvoir sans le titre !
Pauvretés ! Va, l’empire et le rang ne font qu’un.
Tu ne sais pas, ami, comme il est importun.
Quand on sort de la foule et qu’on touche le faîte.
De sentir quelque chose au-dessus de sa tête !

Ne serait-ce qu’un mot, ce mot alors est tout.
Ici Cromwell, qui s’est abandonné jusqu’à poser familièrement son coude sur l’épaule de Thurloë, se détourne comme réveillé en sursaut, et regarde s’ouvrir lentement une porte basse masquée sous une tapisserie. Manassé-Ben-Israël paraît et s’arrête sur le seuil, en jetant autour de lui un coup d’œil scrutateur suivi d’un profond salut.
SCÈNE VI.
CROMWELL, THURLOË, MANASSÉ-BEN-ISRAËL, vieux rabbin juif, robe grise, en haillons, dos voûté, œil perçant sous de gros sourcils blancs, grand front chauve et ridé, barbe torte.

MANASSÉ, incliné.
Que Dieu, mon doux seigneur, vous guide jusqu’au bout !
CROMWELL.
C’est le juif Manassé. —
À Thurloë.
Terminez vos dépêches.
Thurloë. —
Thurloë s’assied à la grande table. Cromwell s’approche du rabbin.
À voix basse.
Que veux-tu ?

MANASSÉ, bas.
J’ai des nouvelles fraîches.
Un bâtiment suédois, chargé de carolus

Qu’il apporte aux amis des anciens rois exclus.
Seigneur, est à présent mouillé dans la Tamise.

CROMWELL.

Le pavillon est neutre ! — Ah ! par ton entremise.
Si je puis confisquer le tout adroitement,
La moitié du butin t’appartiendra.

MANASSÉ.
Vraiment ?
Le navire est à vous, seigneur ! — Faites en sorte

Seulement, qu’au besoin l’on me prête main-forte.

CROMWELL écrit quelques mots sur un papier qu’il lui remet.
Voici, mon vieux sorcier, un talisman parfait.

Cours, et reviens bientôt m’en apprendre l’effet.

MANASSÉ.
Encore un mot. Seigneur !
CROMWELL.
Hé bien !

MANASSÉ.
Je dois vous dire

Qu’avec les cavaliers votre Richard conspire.

CROMWELL.
Comment ?
MANASSÉ.
Il m’a payé les dettes de Clifford.
C’est tout dire.
CROMWELL, riant.
Tu vois tout dans ton coffre-fort !
Mon fils n’est que léger ; ses liaisons sont folles ;

Mais rien de plus.

MANASSÉ.
Payer sans compter les pistoles !
C’est quelque chose !
CROMWELL, haussant les épaules.
Allons, va !

MANASSÉ.
De grâce, seigneur,
Puisque de vous servir parfois j’ai le bonheur.

Pour me récompenser rouvrez nos synagogues.
Et révoquez la loi contre les astrologues.

CROMWELL, le congédiant du geste.
On verra.
MANASSÉ, s’inclinant jusqu’à terre.

Nous baisons vos pieds.
À part.
Ces vils chrétiens !

CROMWELL.
Vis en paix.
À part.
Juif immonde, à pendre entre deux chiens !
Manassé sort par la petite porte qui se referme sur lui.
SCÈNE VII.
CROMWELL, THURLOË.
THURLOË.
Mylord ! — Et maintenant daignerez-vous m’entendre ?

Ce navire étranger, l’argent qu’il vient répandre
Parmi les malveillants, l’avis du juif maudit,
Tout n’est-il pas d’accord avec ce que j’ai dit ?
Ouvrez les yeux.

CROMWELL.
Sur quoi ?

THURLOË.

Sur ces complots infâmes
Dont un fidèle avis me dénonce les trames.

Du peu que nous savons déjà je frémis.

CROMWELL.
Bah !
Chaque fois qu’en mes mains un tel rapport tomba.

Si j’avais à le croire occupé ma pensée.
Et mon temps à chercher la trame dénoncée,
Mes jours, mes nuits, ma vie aurait-elle suffi ?

THURLOË.
Le cas présent, mylord, me semble alarmant.
CROMWELL.
Fi !
Thurloë ! rougis donc de cette peur panique.

Je sais que pour plusieurs mon joug est tyrannique.
Que certains généraux ne voudraient pas, mon cher,
Voir leur roi de demain dans leur égal d’hier.
Mais l’armée est pour moi. — Quant à l’argent dont parle
Ce juif, c’est un cadeau que me fait le bon Charle,
Et qui vient à propos, surtout dans ce moment.
Pour acquitter les frais de mon couronnement.
Va ! sois tranquille, ami ! — Songe aux fausses nouvelles
Dont on a tant de fois tourmenté nos cervelles.

Ces complots sont un jeu des malveillants jaloux,

Réduits, par impuissance, à s’amuser de nous.
On entend un bruit de pas ; Cromwell regarde dans une galerie latérale.
Voici des courtisans avec leurs airs de fête.
Je vais prendre un peu l’air, Thurloë. Tiens-leur tête.
Il sort par la petite porte.
SCÈNE VIII.
THURLOË ; WHITELOCKE ; WALLER, poëte du temps ; le sergent MAYNARD, en robe ; LE COLONEL JEPHSON, en uniforme ; LE COLONEL GRACE,en uniforme ; SIR WILLIAM MURRAY, ancien habit de cour ; M. WILLIAM LENTHALL, précédemment orateur du parlement ; LORD BROGHILL, en habit de cour ; CARR.
Carr arrive le dernier et s’arrête au fond, jetant autour de lui un regard scandalisé, tandis que les autres parlent sans l’apercevoir.

WHITELOCKE, à Thurloë.
Son altesse est absente ?
THURLOË.
Oui, mylord.

M. WILLIAM LENTHALL, à Thurloë.
Je voulais
Lui rappeler mes droits.
LE SERGENT MAYNARD, à Thurloë.
Je venais au palais
Pour une chose urgente.
LE COLONEL JEPHSON, à Thurloë.
Une importante affaire
M’amenait.
SIR WILLIAM MURRAY, à Thurloë.
Ce placet qu’à mylord je défère
Dans sa future cour sollicite un emploi.
WALLER, à Thurloë.
Ne point importuner son altesse est ma loi.
Cependant…
Ils parlent avec une volubilité extrême et presque tous ensemble. Thurloë paraît faire des efforts inutiles pour se faire entendre et se délivrer de leur importunité.

CARR, d’une voix éclatante et les yeux fixés à la voûte.
Voilà donc la nouvelle Sodome !
Tous se retournent avec surprise, et attachent leurs regards sur Carr, qui demeure immobile, les bras croisés sur sa poitrine.

SIR WILLIAM MURRAY.
Mais quel est cet étrange animal ?
CARR, avec gravité.
C’est un homme.
Je conçois qu’il apporte un visage inconnu

Dans cet antre, où Baal montre sa face à nu,
Où l’on ne voit que loups, histrions, faux prophètes.
Ivrognes, éperviers, dragons à mille têtes.
Serpents ailés, vautours, jureurs du nom de Dieu,
Et basilics portant pour queue un dard de feu !

WALLER, riant.
Si ce sont nos portraits, grand merci, monsieur l’homme !
CARR, s’animant.
Convives de Satan ! la cendre est dans la pomme ;

Mangez ! — Le peuple est mort, vampires d’Israël ;
Mangez sa chair, la chair des saints élus du ciel,
La chair des forts, la chair des officiers de guerre,
La chair des chevaux !

WALLER, riant plus fort.
Bon ! le mets n’est pas vulgaire.
Ainsi nous avons tous cet honneur sans rival
D’être des basilics qui mangent du cheval !
Rire général parmi les courtisans.
CARR, furieux.
Riez, bouches d’enfer !
WALLER, ironiquement.
J’aime la politesse.

TOUS.
Mettons-le hors !
M. WILLIAM LENTHALL.
Il s’approche de Carr, et cherche à le faire sortir.
Bonhomme, allons, si son altesse
Entrait…
Ils veulent l’entraîner ; Carr leur résiste.

CARR.
Ce n’est pas moi qui sortirais, c’est vous.

WHITELOCKE.
C’est un saint.
WALLER.
C’est un fou.

CARR.
Vous êtes ivres tous !
Ivres d’orgueil, d’erreur, de vin troublé de lie ;

Et c’est vous qui nommez ma sagesse folie !

LORD BROGHILL.
Mais son altesse, ami, va venir...
CARR.
Je l’attend.

LORD BROGHILL.
Pourquoi , de grâce ?
CARR.
Il faut que ma bouche à l’instant
Parle à cet Ichabod que vous nommez altesse.
LORD BROGHILL.
Monsieur, confiez-moi ce qui vous intéresse.

Je le dirai pour vous, et le crédit que j’ai...
— Je suis lord Broghill.

CARR, amèrement.
Ah ! qu’Olivier est changé !
Un vieux républicain fait tache en son cortège !

Broghill, — un cavalier, — chez Cromwell me protège !

THURLOË, qui jusqu’alors a paru considérer Carr avec attention.
À part.
Cet homme m’est connu. Ce qu’il dit n’est pas clair ;

Mais, quelque fou qu’il soit, le drôle m’a bien l’air
De manquer à Bedlam moins qu’à la tour de Londre.

Allons chercher mylord.
Il sort.
SCÈNE IX.
Les Mêmes, excepté THURLOË.
LORD BROGHILL, d’un air de protection, à Carr.
Oui, l’on pourrait répondre
Pour vous, l’ami ! mais...
CARR, avec un sourire triste.
Bien ! c’est ainsi qu’à Sion
Le diable au fils de l’homme offrit sa caution.
WHITELOCKE.
Intraitable !
WALLER.
Incurable !

TOUS.
Hé, qu’à cela ne tienne !
Chassons-le !
Ils s’avancent de nouveau vers Carr qui les regarde fixement.
CARR.
Arrière tous ! il faut que j’entretienne
Cet homme qui devint, aux yeux de nos soldats,

De Judas Macchabée, Ischariot Judas !

LORD BROGHILL.
Fou !
WALLER.
Pour dire Cromwell la bonne périphrase !

CARR.
Avant qu’au feu du ciel Sodome ne s’embrase,

Je suis l’ange envoyé pour avertir Loth.

WALLER, riant.
Quoi !
Les anges du Seigneur sont tondus comme toi !
LE COLONEL JEPHSON, riant.
Je vois avec plaisir que tu montes en grade.

Tu t’es transformé d’homme en ange.

SIR WILLIAM MURRAY, à Carr en le poussant.
Camarade !
Allez-vous ennuyer mylord de visions ?
Aux autres.
C’est qu’il le distrairait de nos pétitions !
Rudement à Carr.
Dehors !
LE COLONEL JEPHSON.
Dehors !

LE SERGENT MAYNARD.
Dehors !

TOUS.
Allons, vite ! qu’il sorte !
CARR , gravement.
Cessez, je vous le dis, de parler de la sorte.
LE SERGENT MAYNARD.
Mylord, s’il te voyait, t’enverrait à la Tour.
Carr le regarde en haussant les épaules.

SIR WILLIAM MURRAY, désignant la toilette puritaine de Carr.
D’ailleurs, est-ce un costume à paraître à la cour ?
M. WILLIAM LENTHALL.
Il faudrait que mylord ne se respectât guère

Pour te parler.

TOUS.
Dehors !
Ils se jettent sur Carr et veulent l’entraîner.

CARR, se débattant, avec une voix lamentable.
Dieu des hommes de guerre !
Ô Sabaoth ! sur moi jette un coup d’œil !
TOUS, le poussant.
Va-t’en.

CARR, poursuivant son invocation, et levant les yeux au ciel.
Je lutte pour ta cause avec Léviathan !
Entre Cromwell accompagné de Thurloë. Tous s’arrêtent, se découvrent et s’inclinent jusqu’à terre. Carr remet sur sa tête son chapeau qui était tombé dans la bagarre, et reprend son attitude austère et extatique.

CROMWELL, considérant Carr avec surprise.

C’est Carr l’indépendant !
Aux autres avec un geste dédaigneux.
Sortez !
À part.
Mystère étrange !
Tous, frappés d’étonnement, sortent avec une révérence profonde.
Carr demeure impassible.

WALLER, bas à M. William Lenthall, et en lui montrant Carr.
Il nous l’avait prédit. — Laissons Loth avec l’ange.
SCÈNE X.
CARR, CROMWELL.
Cromwell, resté seul avec Carr, le regarde quelque temps en silence d’un air sévère et presque menaçant. Carr, calme et grave, les bras croisés sur sa poitrine, fixe ses yeux sur les yeux du Protecteur sans les baisser un seul moment. Enfin Cromwell prend la parole avec hauteur.
CROMWELL.
Carr, le long parlement vous fit mettre en prison.

Qui donc vous en a fait sortir ?

CARR, tranquillement.
La trahison.

CROMWELL, étonné et alarmé.
Que dites-vous ?
À part.
A-t-il la cervelle troublée ?

CARR, rêveur.
Oui, j’offensai des saints la suprême assemblée.

Nous sommes tous proscrits maintenant sous ta loi ;
Moi, coupable, par eux ; eux innocents, par toi !

CROMWELL.
Puisque vous approuvez l’arrêt qui vous afflige.

Qui donc brise vos fers ?

CARR, haussant les épaules.
La trahison, te dis-je !
Car, vers un nouveau crime, aveugle, on m’entraînait ;

J’ai vu le piège à temps.

CROMWELL.
Quoi donc ?

CARR.
Baal renaît !
CROMWELL.
Expliquez-vous.
CARR.

Il s’assied dans le grand fauteuil.
Écoute : un noir complot s’apprête… —
À Cromwell, qui est resté debout et découvert, en lui montrant la sellette de Thurloë.
Assieds-toi, Cromwell. Mets ton chapeau sur ta tête.
Cromwell hésite un moment avec dépit, puis se couvre et s’assied sur l’escabelle.
Surtout, n’interromps pas !
CROMWELL, à part.
Tous ces airs-là, mon cher,
Dans tout autre moment, tu me les paîrais cher!
CARR, avec une douceur grave.

Quoiqu’Olivier Cromwell ne compte point ses crimes ;
Qu’il n’ait pas un remords, certes, par cent victimes ;
Que sans cesse il enchaîne, en ses jours pleins d’horreurs,
L’hypocrisie au schisme, et la ruse aux fureurs...

CROMWELL, se levant indigné.
Monsieur !...
CARR.
Tu m’interromps ! —
Cromwell se rassied d’un air de résignation forcée. Carr poursuit.
Quoiqu’Olivier habite
Dans la terre d’Égypte avec le moabite.

Le babylonien, le payen, l’arien ;
Qu’il fasse pour soi tout, et pour Israël rien ;
Qu’il repousse les saints, se livrant sans limite
Au peuple amalécite, ammonite, édomite ;
Qu’il adore Dagon, Astaroth, Élimi ;
Et que l’ancien serpent soit son meilleur ami ;
Quoiqu’enfin, du Seigneur méritant la colère,
Il ait brisé du pied le vieux droit populaire.
Chassé le parlement que Sion convoqua,
Et qu’aux frères du Christ sa bouche ait dit Raca !
Malgré tant de forfaits, pourtant je ne puis croire
Qu’il ait le cœur si dur, qu’il ait l’âme si noire.

Non ! qu’à ce point tu sois abandonné du ciel,
De ne pas confesser, en face d’Israël,
Que pour ce peuple anglais, sanglant, plein de misères,
Sur le fumier de Job étalant ses ulcères,
Entre tous les bienfaits qu’il peut devoir au sort.
Le plus grand des bonheurs, Cromwell, serait ta mort.

CROMWELL, reculant sur son tabouret.
Ma mort, dis-tu ?
CARR, avec mansuétude.
Cromwell ! tu m’interromps sans cesse !

Là, sois de bonne foi! l’encens de la bassesse
T’enivre ; cesse un peu d’être ton partisan ;
Parlons sans nous fâcher. Oui, ta mort, conviens-en,
Serait un grand bonheur ! ah ! bien grand !

CROMWELL, dont la colère augmente.
Téméraire !
CARR, toujours imperturbable.

Pour moi, j’en suis vraiment si convaincu, mon frère.
Oui, que, dans ce seul but, toujours, sous mon manteau.
En attendant ton jour, je garde ce couteau.

Il tire de son sein un long poignard et le présente au protecteur.
CROMWELL.
Il fait un saut d’épouvante en arrière.
Un poignard ! L’assassin ! — Holà, quelqu’un !
À Carr.
De grâce,
Mon cher Carr !...
À part.
Par bonheur je porte une cuirasse !
CARR, remettant son poignard dans sa poitrine.
Ne tremble pas, Cromwell, n’appelle pas !
CROMWELL, effrayé.
Enfer !
CARR.
Quand on tue un tyran, lui fait-on voir le fer ?

Sois tranquille, ton heure encor n’est pas sonnée. —
Je viens même ravir ta tête condamnée

Aux coups d’un fer vengeur moins pur que celui-ci.
Il désigne le poignard caché dans sa poitrine.

CROMWELL, à part.
Où veut-il en venir ?
CARR.
Viens te rasseoir ici.

Ta vie en ce moment est pour moi plus sacrée
Que la chair du pourceau pour la biche altérée.
Ou les os de Jonas pour le poisson géant
Qui le sauva des flots dans son gosier béant.

Cromwell revient s’asseoir, et jette sur Carr un regard curieux et défiant.

CROMWELL, à part.
Il faut patiemment le laisser dire.
CARR.
Écoute.
Un complot te menace, et tu comprends sans doute

Que, s’il ne menaçait que toi, je n’irais pas
Perdre à t’en informer mes discours et mes pas.
Tu me rends bien plutôt la justice de croire
Que de s’y joindre aux saints Carr se serait fait gloire !
Mais il s’agit ici de sauver Israël.
Je te sauve en passant ; tant pis !

CROMWELL.
Est-il réel,
Ce complot ? Savez-vous où la bande s’assemble ?
CARR.
J’en sors.
CROMWELL.
Vraiment ! qui donc vous ouvrit la Tour ?

 

CARR.
Tremble !

— Barksthead !

CROMWELL.

Il me trahit ! Il a pourtant signé

L’arrêt du roi.

CARR.
L’espoir du pardon l’a gagné.

CROMWELL.

C’est donc pour rétablir Stuart ?

CARR.
Écoute encore.

Lorsqu’à ce rendez-vous j’arrivai dès l’aurore,
J’espérais bonnement qu’il s’agissait d’abord
De délivrer le peuple en te donnant la mort…

CROMWELL.
Merci !
CARR.
Puis qu’on rendrait au parlement unique
Son pouvoir, que brisa ton despotisme inique.

Mais à peine introduit, je vis un philistin
En pourpoint de velours tailladé de satin.
Ils étaient trois. Le chef des conciliabules
Vint me chanter des brefs, des quatrains et des bulles.

CROMWELL.
Des quatrains ?
CARR.
C’est le nom de leurs psaumes payens.
Bientôt vinrent des saints, de pieux citoyens ;

Mais leurs yeux, fascinés par des charmes étranges.
Souriaient aux démons qui se mêlaient aux anges.
Les démons criaient : Mort à Cromwell ! Et tout bas,
Ils disaient : — Profitons de leurs sanglants débats ;
Nous ferons succéder Babylone à Gomorrhe,
Les toits de bois de cèdre aux toits de sycomore,

La pierre aux briques, Dor à Tyr, le joug au frein,
Et le sceptre de fer à la verge d’airain ! —

CROMWELL.
Charles deux à Cromwell, n’est-ce pas ?
CARR.
C’est leur rêve.
Mais Jacob ne veut pas qu’avec son propre glaive

On immole son bœuf sans lui donner sa part ;
Qu’on abatte Cromwell au profit de Stuart.
Car, entre deux malheurs, il faut craindre le pire.
Si méchant que tu sois, j’aime mieux ton empire
Qu’un Stuart, un Hérode, un royal débauché,
Qui parasite, enfin du vieux chêne arraché ! —
Confonds donc ces complots que ma voix te révèle !

CROMWELL, lui frappant sur l’épaule.
Je suis reconnaissant, ami, de la nouvelle.
À part.
Coup du ciel ! Thurloë n’avait pas tort, vraiment !
À Carr, d’un air caressant.
Donc les partis rivaux du roi, du parlement.

Sont ligués contre moi ? — Du côté royaliste
Quels sont les chefs ?

CARR.
Crois-tu qu’on m’en ait fait la liste ?
Je me soucie, ami, de ces maudits satans

Autant que de la paille où j’ai dormi sept ans !
Pourtant, s’il m’en souvient, ils nommaient à voix haute
Rochester… lord Ormond…

CROMWELL, saisissant un papier et une plume avec précipitation.
En es-tu sûr, mon hôte ?
Eux à Londres !
Il écrit leurs noms sur le papier qu’il tient.
À Carr.
Voyons ; fais encore un effort.
Il se place en face de Carr, et l’interroge du geste et du regard.
CARR, lentement et recueillant ses souvenirs.
Sedley… —
CROMWELL, écrivant.
Bon !

CARR.
Drogheda, — Roseberry, — Clifford... —

CROMWELL, continuant d’écrire.
Libertins !
Il s’approche de Carr avec un redoublement de douceur et de séduction.
— Et les chefs populaires ?

CARR, reculant indigné.
Arrête !
Moi, te livrer nos saints, les yeux de notre tête !

Non, quand tu m’offrirais dix mille sicles d’or,
Comme le roi Saül à la femme d’Endor ;
Non, quand tu donnerais cet ordre à quelque eunuque
D’essayer le tranchant d’un sabre sur ma nuque ;
Non, quand tu m’enverrais, pour mes rébellions.
Ainsi que Daniel, dans la fosse aux lions ;
Non, quand tu ferais luire un brasier de bitume,
Horrible, et sept fois plus ardent que de coutume ;
Qu’après Ananias je verrais à mon tour
La flamme autour de moi grandir comme une tour.
Et, dorant les maisons d’un vil peuple inondées.
Dépasser le bûcher de trente-neuf coudées !

CROMWELL.
Calme-toi.
CARR.
Non, jamais ! quand tu me donnerais
Les champs qui sont dans Thèbe et ceux qui sont auprès.

Le Tigre et le Liban, Tyr aux portes dorées,
Ecbatane, bâtie en pierres bien carrées,
Mille bœufs, le limon du Nil égyptien.
Quelque trône, et tout l’art de ce magicien
Qui faisait en chantant sortir le feu de l’onde.
Et d’un coup de sifflet venir des bouts du monde.

À travers les grands cieux et leurs plaines d’azur,
La mouche de l’Égypte et l’abeille d’Assur !
Non ! quand tu me ferais colonel dans l’armée !

CROMWELL, à part.

On ouvre mal de force une bouche fermée.

Ne l’essayons pas !
À Carr en lui tendant la main.
Carr ! nous sommes vieux amis.
Comme deux bornes, Dieu dans son champ nous a mis...
CARR.
Cromwell pour une borne a fait du chemin !
CROMWELL.
Frère,
À d’imminents dangers tu viens de me soustraire.

Je ne l’oublierai point. Le sauveur de Cromwell...

CARR, brusquement.
Ah ! pas d’injures ! — Carr n’a sauvé qu’Israël.
CROMWELL, à part.
Ah ! sectaire arrogant, qu’il faut que je ménage !
Caresser qui me blesse ! à mon rang, à mon âge !
À Carr humblement.
Que suis-je ? un ver de terre.
CARR.
Oui, d’accord sur cela !
Tu n’es pour l’Éternel qu’un ver, comme Attila ;

Mais pour nous, un serpent ! — Veux-tu pas la couronne ?

CROMWELL, les larmes aux yeux.
Que tu me connais mal ! La pourpre m’environne.

Mais j’ai l’ulcère au cœur. Plains-moi !

CARR, avec un rire amer.
Dieu de Jacob !
Entends-tu ce Nemrod qui prend des airs de Job ?
CROMWELL, d’un accent lamentable.
Je le sens j’ai des saints mérité les reproches.
CARR.
Va, va, le Seigneur Dieu te punit par tes proches !
CROMWELL, surpris.
Comment ! que veux-tu dire ?
CARR, avec triomphe.
Il est encore un nom
Que tu peux ajouter à ta liste… — Mais non.
Pourquoi parler ? le crime est puni par le vice.
Cromwell, dont cette réticence éveille les soupçons, s’approche vivement de Carr.

CROMWELL.
Quel nom ? Dis-moi ce nom ! pour un pareil service

Tu peux tout demander, tout exiger...

CARR, comme frappé d’une idée subite.
Vraiment ?
Tiendras-tu ta promesse ?
CROMWELL.
Elle vaut un serment.

CARR.

Je puis à certain prix te dévoiler ta plaie.

CROMWELL, avec une satisfaction dédaigneuse, à part.
Qu’ils soient à qui les flatte ou bien à qui les paie.

Tous ces républicains sont les mêmes au fond ;

Et leur vertu de cire à mon soleil se fond.
Haut.
Qu’exiges-tu, mon frère ? Est-ce un titre héraldique ?

Un grade ? un domaine ?

CARR.
Hein ?
CROMWELL.
Que veux-tu ? parle.

CARR.
Abdique.

CROMWELL, à part.
Il est incorrigible !
Haut, après un moment de réflexion.
Ami, pour abdiquer,
Suis-je roi ?
CARR.
Subterfuge ! eh quoi, déjà manquer
À ta promesse ?
CROMWELL, interdit.
Hé non !

CARR.
Je le vois, tu balances.

CROMWELL, soupirant.
Hélas ! je me suis fait cent fois des violences

Pour garder le pouvoir. Le pouvoir est ma croix.

CARR, hochant la tête.
Tu ne t’amendes point, Cromwell. Il est, je crois,

Plus aisé qu’un chameau passe au trou d’une aiguille,
Ou le Léviathan au gosier de l’anguille,
Qu’un riche et qu’un puissant par la porte des cieux !

CROMWELL, à part.
Fanatique !
CARR, à part.
Hypocrite ! —
À Cromwell.
En discours captieux
Tu t’épuises en vain.
CROMWELL, d’un air contrit.
Daigne m’entendre, frère.
J’en conviens, ma puissance est injuste, arbitraire ;

Mais il n’est dans Juda, dans Gad, dans Issachar,
Personne qu’elle accable autant que moi, cher Carr.
Je hais ces vanités, à fuir aux catacombes.
Mots rendant un son creux comme le mur des tombes,
Trône, sceptre, honneurs vains que Charles nous légua,
Faux dieux, qui ne sont point l’alpha ni l’oméga !
Pourtant je ne dois pas sur ce peuple que j’aime
Rejeter brusquement l’autorité suprême.
Avant l’heure où viendront régner dans nos hameaux
Les vingt-quatre vieillards et les quatre animaux.
Va donc trouver Saint-John, Selden, jurisconsultes.
Juges en fait de lois, docteurs en fait de cultes.
Dis-leur de faire un plan pour le gouvernement.
Qui me permette enfin d’en sortir promptement. —
Es-tu content ?

CARR, hochant la tête.
Pas trop. Ces docteurs qu’on invoque
Ne rendent bien souvent qu’un oracle équivoque.

Mais je ne veux pas, moi, te laisser à demi
Satisfait.

CROMWELL, avec avidité.
Dis-moi donc quel est l’autre ennemi.
Quel est son nom ?
CARR.
Richard Cromwell.

CROMWELL, douloureusement.
Mon fils !

CARR, imperturbable.
Lui-même.
Es-tu content, Cromwell ?
CROMWELL, absorbé dans une stupeur profonde.
Le vice et le blasphème
L’ont jusqu’au parricide amené lentement. —

Le juif avait raison ! — Céleste châtiment !
J’assassinai mon roi ; mon fils tuera son père !

CARR.
Que veux-tu ? la vipère engendre la vipère.

Il est dur, j’en conviens, de voir son fils félon,
Et, sans être un David, d’avoir un Absalon.
Quant à la mort de Charle, où tu crois voir ton crime,
C’est le seul acte saint, vertueux, légitime,
Par qui de tes forfaits le poids soit racheté.
Et de ta vie encor c’est le meilleur côté.

CROMWELL, sans l’entendre.
Richard ! que je croyais insouciant, frivole,

Léger, comme l’oiseau qui chante et qui s’envole,

Vouloir ma mort ! —
Avec instance à Carr en lui prenant la main.
Mais, dis, frère, es-tu bien certain ?
Mon fils ?…
CARR.
Au rendez-vous il était ce matin.

CROMWELL.
Où donc ce rendez-vous ?
CARR.
Taverne des Trois-Grues.

CROMWELL.
Que disait-il ?
CARR.
Beaucoup de choses disparues
De mon esprit. Il a chanté, puis ri très fort,

Jurant avoir payé les dettes de Clifford…

CROMWELL, à part.
Le juif me l’a bien dit !
CARR.
Mais, voudras-tu me croire ?
À la santé d’Hérode enfin je l’ai vu boire !
CROMWELL.
D’Hérode ! quel Hérode ?
CARR.
Hé oui, de Balthazar !

CROMWELL.

Comment ?

CARR.
De Pharaon !

CROMWELL.
Voudrais-tu par hasard
Parler ?…
CARR.
De l’antechrist ! qu’on nommait roi d’Écosse,

Ou Charles deux !

CROMWELL, pensif.
Mon fils ! libertinage atroce !
Boire à cette santé, c’était boire à ma mort !

Des rires, un festin, des chants, — pas un remord !
Parricide folâtre ! un jour, sur ton front pâle,
Écrira-t-on Caïn, ou bien Sardanapale ?

CARR.
L’un et l’autre.
Entre Thurloë. Il s’approche avec un air de mystère de Cromwell.

THURLOË, bas à Cromwell.
Mylord, Richard Willis est là.
Au moment où il aperçoit Thurloë, Cromwell reprend une apparente sérénité.

CROMWELL.
Richard Willis ! —
À part.
Il va m’éclaircir tout cela.
À Thurloë.
J’y vais.
THURLOË, lui désignant la grande porte par laquelle sont sortis les courtisans.
Ces gentlemen, groupés à votre porte,
Peuvent-ils entrer ?
CROMWELL.
Oui, puisqu’il faut que je sorte.
À part.
Remettons-nous ; il sied d’être toujours serein.
Si mon cœur est de chair, que mon front soit d’airain.
Rentrent les courtisans conduits par Thurloë. Ils saluent Cromwell, qui leur fait signe de la main et s’adresse à Carr.

CROMWELL, prenant la main de Carr.
Merci, mais sans adieu, frère ! soyez des nôtres.

Cromwell mettra toujours Carr avant tous les autres.

Mon pouvoir pour vos vœux ne sera pas borné.
Il sort avec Thurloë. Tous s’inclinent, excepté Carr.

CARR, restant seul sur le devant.
C’est ainsi qu’il abdique ! usurpateur damné !
SCÈNE XI.
CARR, WHITELOCKE, WALLER, le sergent MAYNARD, le colonel JEPHSON, LE colonel GRACE, SIR WILLIAM MURRAY, M. WILLIAM LENTHALL, LORD BROGHILL.
Tous les courtisans regardent sortir Cromwell d’un œil désappointé et considèrent Carr avec surprise et envie.
SIR WILLIAM MURRAY, aux autres courtisans dans le fond.
Voyez comme à cet homme a parlé son altesse !

Pour lui que de bonté !

CARR, toujours seul sur le devant du théâtre.
Que de scélératesse !

M. WILLIAM LENTHALL.
Il daignait lui sourire !
CARR.
Il ose m’outrager !

LE COLONEL JEPHSON.
Quel honneur !
CARR.
Quel affront ! et comment me venger ?

WALLER.
C’est quelque favori.
CARR.
Je suis donc sa victime !
Il n’est pas jusqu’à moi que le tyran n’opprime.
SIR WILLIAM MURRAY.
Tout est pour lui !
CARR.
Cromwell me prendrait mon trésor,
Ma vertu ! moi servir Nabuchodonosor !

Moi, dans sa cour ! j’irais, quand Sion me contemple,
Comme un lin jadis blanc que les vendeurs du temple
Ont souillé de safran, de pourpre ou d’indigo.
Changer mon nom de Carr au nom d’Abdenago !

SIR WILLIAM MURRAY, examinant Carr.
Certain air de noblesse en son maintien me frappe.

Nous l’avions mal jugé d’abord.

CARR.
Suis-je un satrape ?
Pour qui me prend Cromwell ?
M. WILLIAM LENTHALL, à sir William Murray.
C’est un homme en crédit.

SIR WILLIAM MURRAY, à M. William Lenthall.

Quelqu’un de qualité, monsieur, sans contredit.
Son costume n’est pas rigoureusement…

CARR, toujours dans son coin.
Traître !
M. WILLIAM LENTHALL, à part.
L’amitié que pour lui mylord a fait paraître

Doit être utile à ceux dont, par occasion,
Il daigne apostiller quelque pétition.

S’il voulait me servir ?... Du maître il a l’oreille.
Il s’approche de Carr avec force révérences.
Mylord, — daigneriez-vous, par grâce sans pareille.

Dire à qui vous savez, pour moi, bon citoyen,
Mylord, un de ces mots que vous dites si bien ?
J’ai droit d’être fait lord : je suis maître des rôles,
Et...

CARR, ouvrant des yeux étonnés.
J’ai pendu ma harpe à la branche des saules,
Et je ne chante pas les chants de mon pays
Aux babyloniens qui nous ont envahis.
En voyant la démarche de Lenthall, tous s’approchent précipitamment
et environnent Carr.

LE SERGENT MAYNARD, à Carr.
À nos pétitions…
M. WILLIAM LENTHALL, découragé, à Maynard.
Il nous garde rancune !

SIR WILLIAM MURRAY, perçant le groupe.
Hé ! sa grâce ne veut en apostiller qu’une.

Protégez-moi, mylord ! — Puisqu’on va faire un roi,
Je puis à son altesse être utile, je croi.
Je suis noble écossais. De faveurs sans égales
J’ai joui, tout enfant, près du prince de Galles.
Chaque fois que cédant à quelque esprit mauvais
Son altesse royale avait failli, j’avais
Le privilège unique, et qui n’était pas mince.
De recevoir le fouet que méritait le prince.

CARR, avec une indignation concentrée.
Plat sycophante ! ainsi, doublement criminel,

Il fut vil chez Stuart, il est vil chez Cromwell.
Comme Miphiboseth, il boite des deux jambes.

WALLER, à Carr en lui présentant un papier.
Mylord, je suis Waller. J’ai fait des dithyrambes

Sur les galions pris au marquis espagnol.

CARR, entre ses dents.
L’or t’inspire et te paye, adorateur de Noll !
LE COLONEL JEPHSON, à Carr.
Monsieur, dites mon nom, de grâce, à son altesse.

Le colonel Jephson. — Ma mère était comtesse.
Je voudrais être admis à la chambre des pairs.

LE SERGENT MAYNARD, à Carr.
Dites au Protecteur ce que pour lui je perds.

George Cony, frappé d’une taxe illégale.
M’a pris pour avocat. Ma table est bien frugale.
J’ai pourtant refusé !

CARR, à part.
Je vois dans leur jargon
Le venin de l’aspic et le fiel du dragon.
SIR WILLIAM MURRAY, à Carr.
De grâce, une apostille au bas de mon mémoire ?
CARR, rudement.
Va dire à Belzébuth de signer ton grimoire !
SIR WILLIAM MURRAY.
Mylord se fâche !
Aux autres.
— Aussi vous l’étourdissez tous !

WALLER, à Carr.
Je demande une place…
CARR.
À l’hôpital des fous ?
LE COLONEL GRACE, riant.
C’est bon pour un poëte !
À Carr.
— Appuyez ma démarche.

CARR.
Non, Noé n’avait pas plus d’animaux dans l’arche !
LE COLONEL JEPHSON.
Monsieur, j’ai le premier offert au parlement

De faire Olivier roi...

SIR WILLIAM MURRAY.
Quatre mots seulement,
Mylord !…
CARR, furieux.
Mylord ! monsieur ! confusion des langues !
Le bruit des fers est doux auprès de ces harangues.

Je préfère un geôlier à ces prêtres de Bel,
Certe, et la tour de Londre à la tour de Babel.

Rentrons en prison. — Puisse Israël les confondre !
Il se fait jour à travers les courtisans et sort.
SCÈNE XII.
Les Mêmes, excepté CARR ; ensuite THURLOË.

 

SIR WILLIAM MURRAY.
Que parle-t-il de tours de Babel et de Londre ?
LE SERGENT MAYNARD.
Cet ami de mylord dit qu’il rentre en prison !
WALLER.
Ce n’est décidément qu’un fou !
M. WILLIAM LENTHALL.
Quelle raison
Rend son altesse affable à cet énergumène ?
Entre Thurloë.

THURLOË, saluant.
De mylord Protecteur l’ordre exprès me ramène.

Son altesse ne peut recevoir aujourd’hui.

LE COLONEL JEPHSON, avec humeur.
Cromwell reçoit ce drôle et ne reçoit que lui !
Ils sortent d’un air mécontent. — Au moment où tous quittent la salle, on voit s’ouvrir la porte masquée. — Elle donne passage à Cromwell qui regarde avec précaution autour de lui.
SCÈNE XIII.
CROMWELL, SIR RICHARD WILLIS.
CROMWELL, se retournant vers la porte entr’ouverte.
Ils sont partis. — Venez, et, comme il vous importe
De ne pas être vu, sortez par cette porte.
Sir Richard Willis paraît. Il est enveloppé d’un manteau et couvert d’un chapeau qui cache ses traits ; il n’y a plus rien de souffrant ni de cassé dans sa démarche et dans sa voix. Cromwell et lui font quelques pas pour traverser le théâtre.Cromwell s’arrête brusquement.
Joignant les mains.
Je n’en puis donc douter ! mon fils aîné ! Richard...
SIR RICHARD WILLIS.
A porté la santé du roi Charles Stuart ;

Et tous les conjurés, dont il se disait frère.
Vos ennemis mortels, l’ont trouvé téméraire.

CROMWELL.
Fils ingrat ! quand j’élève au trône ses destins !

— Répétez-moi, Willis, les noms des puritains.

SIR RICHARD WILLIS.
Lambert d’abord.
CROMWELL, avec un rire dédaigneux.
Lambert ! c’est là ce qui me fâche,
Qu’un si hardi complot se donne un chef si lâche !

L’empire est au génie encor moins qu’au hasard.
Que de Vitellius, grand Dieu, pour un César !
La foule met toujours, de ses mains dégradées.
Quelque chose de vil sur les grandes idées,

Rome eut pour étendard une botte de foin.
À Willis.
— Suivons.
SIR RICHARD WILLIS.
Ludlow.

CROMWELL.
Bonhomme ! et qui n’ira pas loin.
Brute, et non pas Brutus.
SIR RICHARD WILLIS.
Syndercomb, — Barebone.
À mesure que Willis parle, Cromwell le suit sur une liste qu’il tient déployée.

CROMWELL.
Mon propre tapissier, si ma mémoire est bonne.

— Niais !

SIR RICHARD WILLIS.
— Joyce.

CROMWELL.
Rustre !

SIR RICHARD WILLIS.
— Overton.

CROMWELL.
Bel esprit !
SIR RICHARD WILLIS.
— Harrison.
CROMWELL.
Voleur !

SIR RICHARD WILLIS.
— Puis Wildman.

CROMWELL.
Fou ! — qu’on surprit
Dictant à son valet des phrases arrondies

Contre moi... — Mais ce sont vraiment des comédies !

SIR RICHARD WILLIS.
— Un certain Carr.
CROMWELL.
Je sais.

SIR RICHARD WILLIS.
— Garland, — Plinlimmon.

CROMWELL.
Quoi !
Plinlimmon ?
SIR RICHARD WILLIS.
Et Barksthead, un des bourreaux du roi !

CROMWELL, comme réveillé en sursaut.
À qui parlez-vous ?
SIR RICHARD WILLIS, s’inclinant avec confusion.
Ah ! sire, pardon ! de grâce !
Vieille habitude, acquise en servant l’autre race.

Ce mot ne peut atteindre à votre majesté.

CROMWELL, à part.
Sa flatterie ajoute au coup qu’il m’a porté.
Maladroit !
Haut.
— Il suffit.
Montrant la liste.
Sont-ce toutes les têtes
Des puritains ?
SIR RICHARD WILLIS.
Oui, sire.

CROMWELL, à part.
Ordonnons les enquêtes.
À Willis.
— Les chefs des cavaliers ?
SIR RICHARD WILLIS.
Vos bontés m’ont permis
De vous taire leurs noms. Ce sont d’anciens amis,

Que j’aurais peine à perdre ; et puis je les surveille ;
Ils n’échapperont point en tout cas.

CROMWELL.
À merveille !

À part.
Tout lâche a son scrupule.
Haut.
— Oui, de vos compagnons
Respectez le secret.
À part.
— D’ailleurs, je sais leurs noms.
Quels hommes différents m’ont dicté ces deux listes,

Willis les puritains, et Carr les royalistes !

SIR RICHARD WILLIS.
Sire, vous leur ferez grâce aussi de la mort !

Sans cela, sur l’honneur, j’aurais trop de remord.

CROMWELL, à part.
Sur l’honneur !
SIR RICHARD WILLIS.
Je leur rends, certe, un service immense ;
D’avance ainsi pour eux j’éveille la clémence ;

J’évente leur complot : c’est qu’il me fait pitié ;
Et si je les trahis, c’est bien — pure amitié !

CROMWELL.
Vos appointements sont portés à deux cents livres.
Entre ses dents.
C’est là le prix du sang des tiens que tu me livres !

— Chat-tigre ! qui déchire après avoir flatté,
Et sait vendre une tête avec humanité !

SIR RICHARD WILLIS, qui n’entend que le dernier mot.
Ah ! oui, l’humanité !...
CROMWELL, ouvrant son portefeuille et lui remettant un papier qu’il en tire.
Tenez, voici la traite.

SIR RICHARD WILLIS, s’inclinant pour la recevoir.
Toujours payable, sire, à la caisse secrète ?
CROMWELL, après un signe affirmatif.
À propos ! — n’avez-vous pas vu ce Davenant,

Lauréat sous Stuart ? — Il vient du continent.

SIR RICHARD WILLIS.
Davenant ? — Non, mon prince.
CROMWELL.
Il apporte une lettre —
De quelqu’un, — pour Ormond,
SIR RICHARD WILLIS.
Je n’ai rien vu remettre
Au marquis ; et pourtant j’étais bien à l’affût.

Parmi les conjurés je ne crois pas qu’il fût.

CROMWELL, à part.
Inutile instrument ! — Mais je verrai moi-même
Davenant.
Rochester, en costume de ministre puritain, paraît au fond.
SCÈNE XIV.
CROMWELL, SIR RICHARD WILLIS, LORD ROCHESTER.
LORD ROCHESTER au fond de la salle.
M’y voici ! — Répétons bien mon thème.
Il faut d’un puritain prendre deux fois le ton,

Quand on parle à Cromwell de la part de Milton.
Davenant m’a servi. — Grâce à Milton qu’il leurre,
Je serai chapelain de Noll avant une heure.
Si le diable aujourd’hui m’emporte, — par le ciel !
Il ne m’emportera qu’aumônier de Cromwell. —
Çà, commence, Wilmot, la tragi-comédie ! —
Dans la gueule du loup mets ta tête hardie.
Et porte pour ton roi, sans plainte, ce chapeau.
Et ces chausses de drap qui t’écorchent la peau.

Tu vas revoir Francis !
Il aperçoit Cromwell et Willis qui, pendant qu’il parle, paraissent absorbés dans un entretien secret.
Mais qui sont ces deux hommes ?

SIR RICHARD WILLIS, à Cromwell.
C’est par un brick suédois qu’on fait passer les sommes ;

Et le chancelier Hyde en sa lettre me dit
Qu’un juif pour l’entreprise offre aussi son crédit.

LORD ROCHESTER, au fond.
Quoi donc ? avec lord Hyde ils disent correspondre !

Serait-ce ?…

CROMWELL, à Richard Willis.
Retournez vite à la Tour de Londre,
De peur des soupçons.
LORD ROCHESTER, toujours au fond de la salle.
Mais tout cela me confond !

SIR RICHARD WILLIS, à Cromwell.
Sa majesté connaît mon dévoûment profond.
LORD ROCHESTER, toujours sans être vu.
Majesté, — dévoûment ! — Mais ce sont des fidèles,

Des cavaliers !

CROMWELL, à Richard Willis en se dirigeant vers la porte.
Prenons bien garde aux sentinelles !
Si quelqu’un nous voyait, tout serait compromis.
Ils sortent.

LORD ROCHESTER, seul.
Il s’avance sur le devant.
Je le crois ! — Le roi Charle a d’imprudents amis !

Venir se dire ici nos affaires ! Que diable !
Conspirer chez Cromwell ! l’audace est incroyable. —

Si quelque autre que moi les avait vus pourtant ! —
Regardant dans la galerie.
Quoi ! l’un des deux revient. Mais il est important

De l’effrayer ; qu’il sente à quel point il s’expose.

Cachons-nous.
Il va se cacher derrière un des piliers de la salle. — Entre Cromwell.
SCÈNE XV.
LORD ROCHESTER, CROMWELL.
CROMWELL, sans voir Rochester.
L’homme, hélas ! propose, et Dieu dispose.
Je me croyais au port, calme, à l’abri des flots,

Et me voilà sondant une mer de complots !
Me voilà de nouveau jouant aux dés ma tête !
Mais, courage ! affrontons la dernière tempête.
Frappons un dernier coup qui les glace d’effroi.
Brisons ce qui résiste ! il faut au peuple un roi.

LORD ROCHESTER, derrière son pilier.
Voilà, sur ma parole, un ardent royaliste !
CROMWELL.
Couvrons-les d’un filet ; suivons-les à la piste ;

D’une chaîne invisible environnons leurs pas.
Aveuglons-les : veillons ; — ils n’échapperont pas !

LORD ROCHESTER.
Il proscrit à la fois Cromwell et sa famille.
CROMWELL.
Qu’ils meurent tous !
LORD ROCHESTER.
Quoi tous ? Ah ! grâce pour sa fille !

CROMWELL, dans une sombre rêverie.
Que veux-tu donc, Cromwell ? Dis ? un trône ! À quoi bon ?

Te nommes-tu Stuart ? Plantagenet ? Bourbon ?
Es-tu de ces mortels qui, grâce à leurs ancêtres,
Tout enfants, pour la terre ont eu des yeux de maîtres ?
Quel sceptre, heureux soldat, sous ton poids ne se rompt ?
Quelle couronne est faite à l’ampleur de ton front ?
Toi, roi, fils du hasard ! chez les races futures
Ton règne compterait parmi tes aventures ! —
Ta maison, — dynastie !

LORD ROCHESTER.
Il est décidément
Pour le droit des Stuarts !
CROMWELL, poursuivant.
Un roi de parlement !
Pour degrés sous tes pas les corps de tes victimes !

Est-ce ainsi que l’on monte aux trônes légitimes ? —
Quoi ! n’es-tu donc point las pour avoir tant marché,
Cromwell ? le sceptre a t-il quelque charme caché ?
Vois. — L’univers entier sous ton pouvoir repose ;
Tu le tiens dans ta main, et c’est bien peu de chose.
Le char de ta fortune, où tu fondes tes droits.
Roule, et d’un sang royal éclabousse les rois !
Quoi ! puissant dans la paix, triomphant dans la guerre,
Tout n’est rien sans le trône ! — Ambition vulgaire !

LORD ROCHESTER.
Comme il traite Cromwell !
CROMWELL.
Eh bien, quand tu l’aurais,
Ce trône d’Angleterre, et dix autres ! — Après ? —

Qu’en feras-tu ? — Sur quoi tombera ton envie ?
Ne faut-il pas un but à l’homme dans la vie ?
Coupable fou !

LORD ROCHESTER.
Cromwell ! ah ! si tu l’entendais !

CROMWELL.
Qu’est-ce, un trône, d’ailleurs ? un tréteau sous un dais,

Quelques planches, où l’œil de la foule s’attache.
Changeant de nom, selon l’étoffe qui les cache.
Du velours, c’est le trône ; un drap noir, — l’échafaud !

LORD ROCHESTER.
Un savant !
CROMWELL.
Est-ce là, Cromwell, ce qu’il te faut ?
L’échafaud ! — Oui, d’horreur ce seul mot me pénètre.
J’ai la tête brûlante. — Ouvrons cette fenêtre.
Il s’approche de la croisée de Charles Ier.
L’air libre, le soleil chasseront mon ennui.
LORD ROCHESTER.
Il ne se gêne pas ! on le dirait chez lui.
Cromwell cherche à ouvrir la croisée ; elle résiste.
CROMWELL, redoublant d’efforts.
On l’ouvre rarement. — La serrure est rouillée…
Reculant tout à coup d’un air d’horreur.
C’est du sang de Stuart la fenêtre souillée !
Oui, c’est de là qu’il prit son essor vers les cieux ! —
Il revient pensif sur le devant.
Si j’étais roi, peut-être elle s’ouvrirait mieux !
LORD ROCHESTER.
Pas dégoûté !
CROMWELL.
S’il faut que tout crime s’expie,
Tremble, Cromwell ! — Ce fut un attentat impie.

Jamais plus noble front n’orna le dais royal ;
Charles premier fut juste et bon.

LORD ROCHESTER.
Sujet loyal !

CROMWELL.
Pouvais-je empêcher, moi, ces fureurs meurtrières ?

Mortifications, veilles, jeûnes, prières,
Pour sauver la victime ai-je rien épargné ?
Mais son arrêt de mort au ciel était signé.

LORD ROCHESTER.
Et par Cromwell aussi, qui, faussant la balance.

Pendant que tu priais, agissait en silence,
Homme candide et pur !

CROMWELL, dans un profond accablement.
Que de fois ce palais
M’a vu pleurer le sort du meilleur des anglais !
LORD ROCHESTER, essuyant une larme.
Brave homme ! il m’attendrit !
CROMWELL.
Que cette tête auguste
M’a causé de remords !
LORD ROCHESTER.
Ah ! ne sois pas injuste
Pour toi ! des regrets, oui ; mais pourquoi des remords ?
CROMWELL, les yeux fixés à terre.
Que pensent-ils de nous, les hommes qui sont morts ?
LORD ROCHESTER.
Pauvre ami ! sa douleur lui trouble la cervelle !
CROMWELL.
Que de maux inconnus un crime nous révèle !

Pour te rendre la vie, ô Charles, que de fois
J’aurais donné mon sang !

LORD ROCHESTER.
Il lève trop la voix.
Il se ferait surprendre, et ce serait dommage !

À ses bons sentiments je rends tout bas hommage,
Mais pour les exprimer l’endroit est mal choisi.

Faisons-lui peur. —
Il sort de sa cachette et s’avance brusquement vers Cromwell.
L’ami ! que faites-vous ici ?

CROMWELL, étonné, le toisant de bas en haut.
À qui parle ce drôle ?
LORD ROCHESTER.
À vous.
À part.
Que dit-il ? drôle ?
J’ai donc bien l’air d’un saint ! — Tant mieux ! — Jouons mon rôle.
Haut et d’un air capable.
Savez-vous bien, bonhomme, où vous êtes ?
CROMWELL.
Et toi,
Sais-tu, maraud, à qui tu parles ?
LORD ROCHESTER.
Sur ma foi !…
À part.
Mortdieu ! ne jurons point !
Haut.
Je sais à qui je parle.
CROMWELL, à part.
Serait-ce un assassin aux gages du roi Charle ?
Il tire de sa poitrine un pistolet qu’il dirige sur Rochester.
Haut.
Coquin, n’approche pas !
LORD ROCHESTER, à part.
Diable ! soyons prudents.
Tous ces conspirateurs sont armés jusqu’aux dents !
N’allons pas pour Cromwell me battre avec un frère.
Haut.
Monsieur, je ne veux point vous perdre.
CROMWELL, surpris, dédaigneusement.
Hein ?

LORD ROCHESTER.
Au contraire.
Je venais vous donner un conseil. — Dans ces lieux.

Vous teniez des discours par trop séditieux !

CROMWELL.
Moi ?
LORD ROCHESTER.
Vous. — Sortez, monsieur, ou j’appelle main-forte.

CROMWELL, à part.
C’est un fou.
Haut.
Qu’es-tu donc pour parler de la sorte ?

LORD ROCHESTER.
Vous êtes, songez-y, chez mylord Protecteur.
CROMWELL.
Qui donc es-tu ?
LORD ROCHESTER.
Je suis son moindre serviteur.
Son chapelain.
CROMWELL, vivement.
Tu mens d’une impudence étrange !
Toi, mon chapelain ?
LORD ROCHESTER, effrayé.
À part.
Dieu ! Dieu ! c’est Cromwell ! qu’entends-je ?
C’est Cromwell ! — Nous avons un traître parmi nous !
CROMWELL.
Tu devrais devant moi te traîner à genoux !

Imposteur éhonté !

LORD ROCHESTER.
Mylord, faites-moi grâce…
Altesse !...
À part.
Lui dit-on altesse ou votre grâce ?
Haut.
Excusez-moi. L’erreur où je me suis commis

Vient d’un zèle trop chaud contre vos ennemis.
Des mots mal entendus...

CROMWELL.
Mais pourquoi ce mensonge ?

LORD ROCHESTER.
Mon dévoûment pour vous réalisait un songe.

J’ose en votre maison solliciter l’emploi
De chapelain.

CROMWELL.
Es-tu docteur de bon aloi ?
Quel est ton nom ?
LORD ROCHESTER, à part.
Mortdieu ! ma maudite mémoire !
Quel est mon nom de saint, déjà ?
Haut.
Je suis sans gloire…
CROMWELL.
Ton nom ? — La source peut jaillir du fond du puits.
Rochester, embarrassé, semble se rappeler tout à coup quelque chose d’important. Il fouille précipitamment dans sa poche, en tire une lettre, et la présente à Cromwell avec un profond salut.

LORD ROCHESTER.
Cette lettre, mylord, vous dira qui je suis.
CROMWELL, prenant la lettre.
De qui ?
LORD ROCHESTER.
De monsieur John Milton.

CROMWELL, ouvrant la lettre.
Un très digne homme !
Aveugle, et c’est dommage.
Il lit quelques lignes.
Ainsi donc on te nomme

Obededom ?

LORD ROCHESTER, s’inclinant.
À part.
Tudieu, quel nom !
Haut.
Mylord l’a dit.
À part.
Obed... Obededom ! — Ah ! Davenant maudit

De me donner un nom à faire fuir le diable !
Qu’on ne peut prononcer sans grimace effroyable !

CROMWELL, repliant la lettre.
Vous portez un beau nom ! Obededom de Geth

Reçut dans sa maison l’arche qui voyageait.
Rendez-vous digne, ami, de ce nom mémorable.

LORD ROCHESTER, à part.
Va pour Obededom !
CROMWELL.
Un saint considérable,
Milton, clerc du conseil, se fait votre garant.
À part.
Au fait, son dévoûment pour moi me paraît grand ;
Son emportement même en était une preuve.
Haut.
Mais je dois et je veux vous soumettre à l’épreuve,

Vous faire sur la foi subir un examen.
Avant de vous nommer mon chapelain.

LORD ROCHESTER, s’inclinant.
Amen !
À part.
C’est le moment critique !
CROMWELL.
Écoutez. Par exemple,
Dans quel mois Salomon commença-t-il son temple ?
LORD ROCHESTER.
Dans le mois de zio, second de l’an sacré.
CROMWELL.
Et quand l’acheva-t-il ?
LORD ROCHESTER.
Au mois de bul.

CROMWELL.
Tharé
N’eut-il pas trois enfants ? Où ?
LORD ROCHESTER.
Dans Ur, en Chaldée.

CROMWELL.
Qui viendra rajeunir la terre dégradée ?
LORD ROCHESTER.
Les saints, qui régneront les mille ans accomplis.
CROMWELL.
Par qui les saints devoirs sont-ils le mieux remplis ?
LORD ROCHESTER.
Tout croyant porte en lui la grâce suffisante.

Il suffit pour prêcher qu’en chaire il se présente,
Et qu’il sache, abreuvé des sources du Carmel,
Au lieu d’A, B, C, dire : Aleph, Beth et Ghimel.

CROMWELL.
Bien dit. Continuez. Voguez à pleine voile !
LORD ROCHESTER, avec enthousiasme.
Le Seigneur à chacun en esprit se dévoile.

On peut, sans être prêtre, ou ministre, ou docteur,

Avoir reçu d’en haut le rayon créateur…
À part.
Quelque coup de soleil. —
Haut.
Sans la foi l’homme rampe.
Mais veillez, éclairez votre âme avec la lampe.

L’âme est un sanctuaire, et tout homme est un clerc.
Dans le foyer commun apportez votre éclair ;
Les prophètes prêchaient sur les places publiques.

Et le saint temple avait des fenêtres obliques !
À part.
Je consens qu’on te pende, Obededom Wilmot,

Si dans ce que je dis je comprends un seul mot !

CROMWELL, à part.
C’est un anabaptiste. — Il est fort en logique.

Mais sa doctrine au fond est très démagogique.

LORD ROCHESTER, continuant avec chaleur.
Le don des langues vient à qui parle souvent.

Et beaucoup…

À part.
J’en suis bien une preuve !
Haut.
En rêvant,
En priant, en veillant, on devient un lévite.

On peut atteindre alors, bien qu’il marche très vite,
Satan, qui, dans un jour, nonobstant son pied-bot,

Va de Beth-Lebaoth jusqu’à Beth-Marchaboth.
À part.
Corps-Dieu ! cela va bien. Poussons jusqu’à l’extase !
CROMWELL, l’arrêtant.
Il suffit. — Vous fondez sur une fausse base

Votre édifice. Mais nous en reparlerons. —
Quels sont les animaux impurs ?

LORD ROCHESTER.
Tous les hérons,
L’autruche, le larus, l’ibis exclu de l’arche.
Le butor,
À part.
le Cromwell… —
Haut.
tout ce qui vole et marche.

CROMWELL.
Quels sont ceux dont on peut manger ?
LORD ROCHESTER.
C’est l’attacus,
Mylord, et le bruchus, et l’ophiomachus.
CROMWELL.
Vous oubliez, ami, la sauterelle.
LORD ROCHESTER, à part.
Ah ! diantre !
Mais qui s’irait loger ces bêtes dans le ventre ?
CROMWELL.
Et vous ne dites pas ce qu’il sied de savoir :

« Qui touche à des corps morts reste impur jusqu’au soir ! »

À part.
N’importe ! il est très docte ! on peut sur ces matières
N’avoir point comme moi des notions entières.
Haut.
Un dernier mot. — Est-il conforme aux saints discours

De porter les cheveux courts ou longs ?

LORD ROCHESTER, avec assurance.
Courts, très courts !
À part.
Tête-ronde, jouis !
CROMWELL.
Qui vous porte à conclure ?

LORD ROCHESTER, vivement.
C’est une vanité que notre chevelure !

Par ses beaux cheveux longs Absalon fut perdu !

CROMWELL.
Oui, mais Samson fut mort, quand Samson fut tondu.
LORD ROCHESTER, à part et se mordant les lèvres.
Diable !
CROMWELL.
Pour éclaircir autant qu’il est possible
Un si grave sujet, je vais chercher ma bible.
Il sort.
SCÈNE XVI.
LORD ROCHESTER, seul.

Allons ! je n’ai point mal soutenu cet assaut.
Tout puritain qu’il est, le drôle n’est pas sot !
Je crains même… — Saint Paul ! quel est donc ce perfide,
Confident de Cromwell et du chancelier Hyde ? —
Traître ! — Mais j’ai pourtant dupé le vieux démon !
Comme il vous interroge en phrases de sermon !

Avec son œil cafard comme il vous examine !
Se regardant de la tête aux pieds.
Heureusement pour moi, j’ai bien mauvaise mine !

J’ai l’air d’un franc coquin, d’un vrai tueur de rois !

Il m’avait pris d’abord pour un larron, je crois ?
Il rit.
— Ce prédicant soldat, ce brigand patriarche,

Pour n’être jamais pris en défaut, toujours marche
Armé jusques aux dents, en son propre palais.
De dilemmes pieux et de bons pistolets.

Toujours de deux façons il peut vous faire face.
Entre Richard Cromwell.
SCÈNE XVII.
LORD ROCHESTER, RICHARD CROMWELL.
LORD ROCHESTER, apercevant Richard qui vient à lui.
Mais quoi ! Richard Cromwell ! — Il faut que je m’efface !

S’il me reconnaît, gare ou la corde ou le feu !
Le docte Obededom y perdrait son hébreu !

RICHARD CROMWELL, examinant Rochester.
Il me semble avoir vu quelque part ce visage.
LORD ROCHESTER, à part, et contrefaisant la gravité puritaine.
L’ours flaire le faux mort.
RICHARD CROMWELL.
C’est sûr.

LORD ROCHESTER, à part.
Mauvais présage !

RICHARD CROMWELL, examinant toujours Rochester.
Cet homme n’est rien moins qu’un docteur puritain.

Parmi nos cavaliers il buvait ce matin.
Je devine qui c’est. Ah ! le félon !

LORD ROCHESTER, à part.
Malpeste !
Non ! je n’ai jamais eu rencontre plus funeste,

Depuis le tête-à-tête où je parlai d’amour
Aux cinquante printemps de mylady Seymour !

RICHARD CROMWELL, à part.
Comment, quand on s’assied pour boire au même verre,

Se défier d’un homme ?

LORD ROCHESTER, à part.
Ah ! quel regard sévère !

RICHARD CROMWELL, à part.
De mon père à coup sûr c’est quelque surveillant.

Qui va contre moi faire un rapport malveillant.
Il dira que j’ai bu dans la même taverne
Avec des ennemis du pouvoir qui gouverne.
C’est pour mon père un crime à punir de prison.
C’est lèse-majesté ! c’est haute trahison !

Tâchons de le gagner. Prévenons la tempête.
Il fouille dans la poche de sa veste.
J’ai quelques nobles d’or dans ma bourse...
LORD ROCHESTER, remarquant son geste, à part.
Il s’apprête
À m’attaquer. — A-t-il aussi des pistolets ?
Il recule avec inquiétude.

RICHARD CROMWELL, à part.
Pourvu qu’ils soient payés, qu’importe à ces valets ?
Il s’approche de Rochester d’un air riant et dégagé.
Bonjour, monsieur.
LORD ROCHESTER, troublé.
Mylord, le ciel vous tienne en joie !
À part.
Quel sourire infernal il attache à sa proie !
Haut.
Je suis un membre obscur du clergé militant.

Je prierai Dieu pour vous,

RICHARD CROMWELL.
Je vous ai vu pourtant
Ailleurs, non prier, mais jurer à pleine gorge.
LORD ROCHESTER, vivement.
Vous vous trompez, mylord ! moi jurer !
RICHARD CROMWELL.
Par saint-George !
Par saint-Paul !
LORD ROCHESTER.
Moi !

RICHARD CROMWELL, riant.
Jurez que vous ne juriez point.

LORD ROCHESTER.
Moi !
RICHARD CROMWELL.
Tenez, révérend, soyons franc sur ce point.

LORD ROCHESTER, à part.
Diable !
RICHARD CROMWELL.
Vous n’êtes pas ce que vous semblez être.
Sous le masque d’un saint vous cachez l’œil d’un traître.
LORD ROCHESTER, consterné, à part.
Je suis perdu.
Haut.
Mylord !…

RICHARD CROMWELL.
Est-ce vrai ?

LORD ROCHESTER, à part.
Mauvais pas !
RICHARD CROMWELL.
Je sais tout ! — Mais tenez, ne me dénoncez pas.
LORD ROCHESTER, surpris, à part.
Comment ! — J’allais lui faire une même prière.

Que dit-il ?

RICHARD CROMWELL.
Je suis né d’humeur aventurière.
J’ai des amis partout ; et j’ai bu ce matin

Avec des cavaliers, comme vous, puritain !
À quoi vous servira d’aller dire à mon père
Que son fils avec eux trinquait dans ce repaire,
Et pour un peu de vin, que même j’ai mal bu.
Me faire comme un bouc chasser de la tribu ?

LORD ROCHESTER, à part.
Je suis sauvé !
RICHARD CROMWELL.
Je sais, l’ami, qu’en toute affaire
Mon père aime à savoir ce qu’on peut dire et faire.

Mais est-ce de complots que nous nous occupions ? —
Car vous êtes, mon cher, un de ses espions !
Ah ! je devine tout !

LORD ROCHESTER, à part.
Oui vraiment ! il devine !
Qu’en ce rôle de saint mon adresse est divine !

On me prend, tant j’en ai bien saisi la couleur.

L’un, pour un espion ; l’autre, pour un voleur !
Haut à Richard en s’inclinant.
Mylord, c’est trop d’honneur que me fait votre grâce !
RICHARD CROMWELL.
De mon père quinteux sauvez-moi la disgrâce.

Promettez-moi, — je suis de nobles d’or pourvu, —
De taire au Protecteur ce que vous avez vu
Ce matin.

LORD ROCHESTER.
De grand cœur.
RICHARD CROMWELL, lui présentant une grande bourse brodée à ses armes.
Tenez, voici ma bourse.
Je ne suis point ingrat.
LORD ROCHESTER, la prenant après un moment d’hésitation.
À part.
Bah ! c’est une ressource !
Quand on conspire, il faut être riche, vraiment.
L’avarice est d’ailleurs dans mon déguisement.
Haut.
Mylord est généreux…
RICHARD CROMWELL.
Bon, bon, prends et va boire !

LORD ROCHESTER, à part.
Ceci, d’honneur ! finit mieux que je n’osais croire.
RICHARD CROMWELL.
L’ami ! combien peux-tu gagner dans ton métier, —

Sans compter la potence ?

LORD ROCHESTER.
Un docteur de quartier...

RICHARD CROMWELL.
Comme espion ?
LORD ROCHESTER.
D’un nom mylord me gratifie !…

RICHARD CROMWELL.
Il faut dans ton état de la philosophie.

Pourquoi rougir ?

LORD ROCHESTER.
Mylord !
SCÈNE XVIII.
Les Mêmes, CROMWELL.
CROMWELL, une bible armoriée à la main.
Çà, maître Obededom,
Écoutez ce verset sur Dabir, roi d’Édom !...
Apercevant son fils.
Ah ! —
À Rochester.
Sortez.

LORD ROCHESTER, à part.
Qu’a-t-il donc ? comme il prend son air rogue !
Et comme le tyran succède au pédagogue !
Il sort.
SCÈNE XIX.
RICHARD CROMWELL, CROMWELL.
Cromwell s’approche de son fils, croise les bras et le regarde fixement.

RICHARD CROMWELL, s’inclinant profondément.
Mon père... — Mais d’où vient ce trouble inattendu ?

Quel est sur votre front ce nuage épandu,
Mylord ? où doit tomber la foudre qu’il recèle.
Et dont l’éclair sinistre en vos yeux étincelle ?...
Qu’avez-vous ? Qu’a-t-on fait ? Parlez : que craignez-vous ?
Qui peut vous attrister dans le bonheur de tous ?
Demain, des anciens rois rejoignant les fantômes,
La république meurt, vous léguant trois royaumes ;
Demain votre grandeur sur le trône s’accroît ;
Demain, dans Westminster proclamant votre droit,
Jetant à vos rivaux son gant héréditaire.
Le champion armé de la vieille Angleterre,
Aux salves des canons, au branle du beffroi,
Doit défier le monde au nom d’Olivier roi.
Qui vous manque ? l’Europe, et l’Angleterre, et Londre,
Votre famille, tout semble à vos vœux répondre.

Si j’osais me nommer, mon père et mon seigneur.
Je n’ai, moi, de souci que pour votre bonheur,
Vos jours, votre santé...

CROMWELL, qui n’a pas cessé de le regarder fixement.
Mon fils, comment se porte
Le roi Charles Stuart ?
RICHARD CROMWELL, atterré.
Mylord !...

CROMWELL.
Faites en sorte

Une autre fois, de mieux choisir vos commensaux,
Monsieur !

RICHARD CROMWELL.
Mylord, dût-on me couper en morceaux.
Je veux être plus vil que le pavé des rues.

Si...

CROMWELL, l’interrompant.
Boit-on de bon vin, taverne des Trois-Grues ?

RICHARD CROMWELL, à part.
Ah ! l’espion damné d’avance avait tout dit !
Haut.
Je vous jure, mylord...
CROMWELL.
Vous semblez interdit.
Est-ce un mal qu’assembler, étant d’humeur badine.

Quelques amis autour d’un broc de muscadine ?
Vous le buviez, mon fils, sans doute à ma santé ?

RICHARD CROMWELL, à part.
C’est cela ! toast maudit qu’à Charles j’ai porté !
Haut.
Mylord, ce rendez-vous, sur mon nom, sur mon âme.

Était fort innocent...

CROMWELL, d’une voix de tonnerre.
Vous êtes un infâme !
Avec des cavaliers mon fils a, ce matin,

Bu sa part de mon sang dans un hideux festin !

RICHARD CROMWELL.
Mon père !
CROMWELL.
Boire avec des payens que j’abhorre !
À la santé de Charle ! — Un jour de jeûne, encore !
RICHARD CROMWELL.
Je vous jure, mylord, que je n’en savais rien.
CROMWELL.
Garde tes jurements pour ton roi tyrien !

Ne viens pas étaler, traître, sous mes yeux mêmes,
Ton parricide, encore aggravé de blasphèmes !
Va, c’est un vin fatal qui troubla ta raison !
À la santé du roi tu buvais du poison.
Ma vengeance veillait, muette, sur ton crime.
Quoique tu sois mon fils, tu seras ma victime :

L’arbre s’embrasera pour dévorer son fruit.
Il sort.
SCÈNE XX.
RICHARD CROMWELL, seul.

Pour un verre de vin voilà beaucoup de bruit.
Mais boire un jour de jeûne ! — on devient sacrilège,
Traître, blasphémateur, parricide, que sais-je ?
Il vaut mieux, sur ma foi, bien qu’un banquet soit doux.
Jeûner avec des saints que boire avec des fous !
C’est une vérité qu’avant cette journée
Ma pénétration n’aurait pas soupçonnée.

Mon père est hors de lui.
Entre lord Rochester.
SCÈNE XXI.
RICHARD CROMWELL, LORD ROCHESTER.

 

LORD ROCHESTER, à part.
Richard paraît troublé.

RICHARD CROMWELL, apercevant Rochester qui passe au fond du théâtre.
Ah ! c’est mon espion ! — L’infâme avait parlé.
Comme un renard d’Écosse, il faut que je le traque.
Il s’avance vers Rochester d’un air menaçant.
Je te retrouve, traître !
LORD ROCHESTER, à part.
Allons ! nouvelle attaque !
Nous avions fait pourtant la paix.
Haut.
Qu’ai-je donc fait
À mylord ?
RICHARD CROMWELL.
Mais je crois qu’il me raille en effet !
Penses-tu me cacher encor ta perfidie ?
J’ai vu mon père, drôle ! il sait tout !
Voyant que Rochester reste interdit et immobile.
Étudie
Ce que tu vas répondre.
LORD ROCHESTER, à part.
Ah ! peste ! il est réel,
Oui, — qu’un des nôtres sert d’espion à Cromwell.

Saurait-on qui je suis ?

RICHARD CROMWELL.
Je crois qu’il rit sous cape !

LORD ROCHESTER.
Ah ! mylord !…
RICHARD CROMWELL.
Crois-tu donc que deux fois on m’échappe ?
Toute ta trahison est enfin mise à nu.

Mon père est furieux.

LORD ROCHESTER, à part.
Oui, je suis reconnu,
Décidément. Allons, faisons tête à l’orage.
RICHARD CROMWELL.
Lâche !
LORD ROCHESTER, à part.
Quittons la ruse et prenons le courage.
Haut.
Puisqu’enfin vous savez, monsieur Richard Cromwell,

Qui je suis, — vous pouvez m’honorer d’un duel.
Nous avons tous les deux des raisons à nous faire.
Fixez l’heure, le lieu, l’arme ; à vous j’en défère.
Je suis pour vous, je pense, un digne champion.

RICHARD CROMWELL.
Richard Cromwell se battre avec un espion !
LORD ROCHESTER, à part.
Il en est encor là ! l’affront me tranquillise.
RICHARD CROMWELL.
Sous ta peau de serpent, sous ta robe d’église,

Tu parles de duel ! Te crois-tu donc moins vil
Qu’un juif ? Rends-toi justice, infâme !

LORD ROCHESTER, à part.
Il est civil !

RICHARD CROMWELL.
Moi qui t’avais payé, me trahir en cachette !

Recevoir des deux mains, et vendre qui t’achète !

LORD ROCHESTER, à part.
Que veut-il dire ?
RICHARD CROMWELL.
Au moins rends l’argent !

LORD ROCHESTER, à part.
Ah ! démon !
J’ai déjà dépêché la bourse à lord Ormond !
RICHARD CROMWELL.
Eh bien ! me rendras-tu mon argent, misérable ?
LORD ROCHESTER, à part.
Comment faire ?
Haut.
La somme est peu considérable...

RICHARD CROMWELL.
Vraiment ? C’était trop peu ! — Sur tes os, sur ta chair.
Va, cette somme-là, tu me la paîras cher !
Il tire son épée.
Si je n’ai mon argent, grâce à ma bonne lame,
J’aurai ce que Satan t’a donné pour une âme !
Il fond sur Rochester l’épée haute.
Allons ! ma bourse !
LORD ROCHESTER, reculant.
Il va me tuer, par le ciel !
Ah ! bourse de malheur !
SCÈNE XXII.
Les Mêmes, le comte DE CARLISLE,accompagné de quatre hallebardiers.
Richard Cromwell s’arrête.
Le comte de Carlisle lui fait un profond salut.

LE COMTE DE CARLISLE.
Mylord Richard Cromwell,
Au nom du Protecteur, rendez-moi votre épée.
RICHARD CROMWELL, remettant son épée au comte.
À châtier un traître elle était occupée.

Vous venez un instant trop tôt.

LORD ROCHESTER, d’une voix éclatante et d’un air inspiré.
Heureux hasard !
Des mains d’Antiochus Dieu sauve Éléazar !
LE COMTE DE CARLISLE, à Richard Cromwell.
Qu’en son appartement votre honneur se transporte.

J’ai l’ordre de placer deux archers à la porte.

RICHARD CROMWELL, à lord Rochester.
C’est toi qui me conduis là par ta trahison !
LORD ROCHESTER, à part.
Je m’y perds. Quoi, c’est moi qui fais mettre en prison

Le fils du Protecteur ! et, menacé du glaive,
Au courroux de son fils c’est Cromwell qui m’enlève !
Pourtant, je nuis au père et n’ai rien fait au fils !

RICHARD CROMWELL.
Viendras-tu m’insulter encor de tes défis.
Lâche ?
À lord Carlisle.
Méfiez-vous, cet homme a deux visages.
Je ne m’en plaindrais pas si de ses vils messages

J’avais pu le payer comme je le voulais.

Pour une double face il faut quatre soufflets.
Richard Cromwell sort entouré des hallebardiers.

LORD ROCHESTER, à part.
Ce que c’est que porter masque de tête-ronde !
SCÈNE XXIII.
Le comte de CARLISLE, LORD ROCHESTER, THURLOË
THURLOË, à lord Rochester.
Mylord, appréciant votre docte faconde.

Vous nomme chapelain, monsieur, dans sa maison

Du matin et du soir vous direz l’oraison ;
Vous prêcherez un texte aux gardes de sa porte ;
Vous bénirez les mets qu’à sa table on apporte,
Et l’hypocras que boit son altesse le soir.

LORD ROCHESTER, s’inclinant, à part.
Bon ! c’est là notre but.
THURLOË.
Voilà votre devoir.

LORD ROCHESTER, à part.
Rochester pour Cromwell priant ! c’est impayable !

Un jeune diablotin bénissant un vieux diable !

THURLOË, à lord Carlisle en lui remettant un parchemin.
Comte, un complot demain éclate à Westminster.
LORD ROCHESTER, à part.
Ils ne savent pas tout ! —
THURLOË, toujours à Carlisle.
Arrêtez Rochester.

LORD ROCHESTER, à part.
Cherchez !
THURLOË, continuant.
Ormond.

LORD ROCHESTER, à part.
Par moi prévenu tout à l’heure,
Ormond a dû changer de nom et de demeure.
THURLOË.
Quant aux autres, il faut les surveiller de près.
D’eux-mêmes ils viendront se jeter dans nos rets.
Ils sortent.
SCÈNE XXIV.
LORD ROCHESTER, seul.

Leur plan sera trompé par notre stratagème.
Cromwell sera par nous surpris cette nuit même.
Tout va bien. Poursuivons, quoique à moitié trahis.
Bravons pour nos Stuarts et pour notre pays
Dans ce rôle, à la fois périlleux et risible,
Pistolets, coups d’épée, et débats sur la bible.
De la peau du renard chez les loups revêtu,
Soyons saint de hasard, chapelain impromptu,
Prêt à tout examen comme à toute escarmouche.

Tantôt Ézéchiel et tantôt Scaramouche !
Il sort.

ACTE TROISIÈME.

les fous.

LA CHAMBRE PEINTE, À WHITE-HALL.
À droite un grand fauteuil doré, exhaussé sur quelques marches couvertes de la tapisserie des Gobelins envoyée par Mazarin. Un demi-cercle de tabourets en regard du fauteuil. Auprès, une grande table à tapis de velours et un pliant.

SCÈNE PREMIÈRE.
LES QUATRE FOUS DE CROMWELL.
TRICK, PREMIER FOU, vêtu d’un bariolage jaune et noir, bonnet pareil, pointu, à sonnettes d’or, les armes du Protecteur brodées en or sur la poitrine. — GIRAFF, SECOND FOU, bariolage jaune et rouge, calotte pareille, bordée de grelots d’argent, les armes du Protecteur en argent sur la poitrine. — GRAMADOCH, TROISIÈME FOU ET PORTE-QUEUE DE S. A., bariolage rouge et noir, bonnet carré pareil, à grelots d’or, les armes du Protecteur en or sur la poitrine. — ELESPURU (on prononce Elespourou), QUATRIÈME FOU, costume absolument noir, chapeau à trois cornes noir, avec une sonnette d’argent à chaque corne, les armes du Protecteur en argent. Tous quatre portent de côté une petite épée à grande poignée et à lame de bois ; Trick a en outre une marotte à la main.
Ils arrivent en gambadant sur la scène.


ELESPURU.
Il chante.
Oyez ceci, bonnes âmes !

J’ai voyagé dans l’enfer.
Moloch, Sadoch, Lucifer
Allaient me jeter aux flammes
Avec leurs fourches de fer.
Déjà prenait feu mon linge ;
Mon pourpoint était roussi ;
Mais par bonheur, Dieu merci,
Satan me prit pour un singe,

Et me lâcha : — Me voici !
Il fredonne.
Satan me prit pour un singe…
GIRAFF, gravement.
Tu crois qu’il t’a lâché ? Pour qui prends-tu Cromwell,

Notre roi temporel et chef spirituel ?

GRAMADOCH, à Giraff.
Est-ce, pour être diable, assez d’avoir des cornes ?

À ce compte, Giraff, l’enfer serait sans bornes.

ELESPURU.
Sur dame Élisabeth Cromwell, un tel soupçon !
GRAMADOCH.
Écoutez. Les français ont fait cette chanson :
Il chante.
Par deux portes, on peut m’en croire,

Les songes viennent à Paris,
Aux amants par celle d’ivoire,

Par celle de corne aux maris.

Cromwell me fait porter sa queue ; eh bien ! sa femme
Lui fait porter, à lui, ses cornes.

TRICK.
C’est infâme,
Messires ! vos propos méritent le gibet.

Je suis le chevalier de dame Élisabeth.
Pour l’honneur de Cromwell et pour le sien je plaide.
Je m’en fais le garant sans crainte ; elle est si laide !

GRAMADOCH.
C’est juste. Je mentais, je ne puis le celer.

Quand on n’a rien à dire, on parle pour parler.
Pour moi, je crains l’ennui qui me rendrait malade.

Et je vais à l’écho chanter une ballade.
Il chante.
Pourquoi fais-tu tant de vacarme,

Carme ?
Rose t’aurait-elle trahi ?

— Hi !
Pourquoi fais-tu tant de tapage,

Page ?
Es-tu l’amant de Rose aussi ?
— Si !
Qui te donne cet air morose,
Rose ?
— L’époux dont nul ne se souvient,
Vient.
Du lit où l’amour t’a tenue
Nue,
Tu le vois qui revient, hélas !
Las.
Ton oreille qui le redoute,
Doute,
Et de sa mule entend le trot.
Trop.
Il va punir ta vie infâme,
Femme !
Ah ! tremble ! c’est lui ; le voilà,
Là !
En vain le page et le lévite.
Vite,
Cherchent à s’enfuir du manoir,
Noir.
Il les saisit sous la muraille.
Raille,
Et les remet à ses varlets,
Laids.
Sa voix, comme un éclair d’automne,
Tonne :
— Exposez-les tous aux vautours.
Tours !
Que des tours leur corps dans la tombe
Tombe !
Qu’ils ne soient que pour les corbeaux
Beaux ! —
Entr’ouvre-toi sous l’adultère.
Terre !
Démon ennemi des maris.
Ris !
Quand il s’éloigna, bien fidèle.
D’elle,
Invoquant, en son triste adieu.

Dieu ;
Nul amant, nul de ces Clitandres,

Tendres,
Qui font avec leur air trompeur
Peur,
N’osait parler à la rebelle
Belle.
Elle en avait, quand il revint,

Vingt.

TRICK, à Gramadoch.
Écoute ma légende à ton tour. —
Il chante.
Siècle bizarre !

Job et Lazare
D’or sont cousus.
Lacédémone
Y fait l’aumône
Au roi Crésus.
Époque étrange !
Rare mélange !
Le diable et l’ange ;
Le noir, le blanc ;
Des damoiselles
Qui sont pucelles.
Ou font semblant.
Beautés faciles,
Maris dociles,
Sots mannequins.
Dont leurs Lucrèces,
Fort peu tigresses.
Font des Vulcains.
Des Démocrites
Bien hypocrites ;
Des rois plaisants ;
Des Héraclites
Hétéroclites ;
Des fous pensants ;
Des pertuisanes
Pour arguments ;
Tendres amants
Prenant tisanes ;
Des loups, des ânes,
Des vers luisants ;
Des courtisanes,
Des courtisans.
Femmes aimées ;
Bourreaux bénins ;
Douces nonnains
Mal enfermées ;

Chefs sans armées ;
Clercs mécréants ;

Titans pygmées,
Et nains géants !
Voilà mon âge.
Rien ne surnage
Dans ce chaos
Que les fléaux.
De mal en pire
Va notre empire.
Nos grands Césars
Sont des lézards ;
Nos bons cyclopes
Sont tous myopes ;
Nos fiers Brutus
Sont des Plutus ;
Tous nos Orphées
Sont des Morphées ;
Notre Jupin
Est un Scapin.
Temps ridicules,
Risibles jours,
Dont les Hercules
Filent toujours !
Ici l’un grimpe,
L’autre s’abat.
Et notre olympe

N’est qu’un sabbat !

GRAMADOCH.
Ta chanson
Est mauvaise, et la rime y gêne la raison.
ELESPURU.
Il chante.

Vous à qui l’enfer en masse
Fait chaque nuit la grimace.
Sorciers d’Angus et d’Errol ;
Vous qui savez le grimoire.
Et n’avez dans l’ombre noire
Qu’un hibou pour rossignol ;
Ondins qui, sous vos cascades.
Vous passez de parasol ;
Sylphes dont les cavalcades,
Bravant monts et barricades.
En deux sauts vont des Orcades
À la flèche de Saint-Paul ;
Chasseurs damnés du Tyrol,
Dont la meute aventurière
Bat sans cesse la clairière ;

Clercs d’Argant ; archers de Roll ;
Pendus séchés au licol

Qui ranimez vos poussières
Sous les baisers des sorcières ;
Caliban, Macduff, Pistol ;
Zingaris, troupe effroyable
Que suit le meurtre et le vol ;
Dites, — quel est le plus diable,
Du vieux Nick ou du vieux Noll ? —
Sait-on qui Satan préfère
Des serpents dont il est père ?
C’est l’aspic à la vipère,
Le basilic à l’aspic,
Le vieux Nick au basilic.
Et le vieux Noll au vieux Nick.
Le vieux Nick est son œil gauche,
Le vieux Noll est son œil droit ;
Le vieux Nick est bien adroit.
Mais le vieux Noll n’est pas gauche ;
Et Belzébuth dans son vol
Va du vieux Nick au vieux Noll.
Quand le noir couple chevauche,
À leur suite la Mort fauche.
L’enfer fournit le relai ;
Et chacun d’eux sans délai
À sa monture s’attache,
Nick sur un manche à balai,
Noll sur le bois d’une hache.
Pour finir ce virelai.
Avant qu’il se fasse ermite,
Puissé-je, pour son mérite.
Voir emporter en public
Le vieux Noll par le vieux Nick !
Ou voir entrer au plus vite,
Pour lui tordre enfin le col,

Le vieux Nick chez le vieux Noll !
Les bouffons applaudissent avec des éclats de rire, et répètent en chœur.
Puissions-nous voir entrer vite,

Pour lui bien tordre le col

Le vieux Nick chez le vieux Noll !

TRICK.
Çà, pour fournir des textes à nos gloses,
Savez-vous qu’il se passe ici d’étranges choses ?
GIRAFF.
Oui. Cromwell se fait roi. Satan veut être Dieu.
GRAMADOCH.
On dit que deux complots ont embrouillé son jeu.
ELESPURU.
L’armée est mécontente et le peuple murmure.
TRICK.
Pour la robe de roi s’il quitte son armure,

Malheur à l’apostat ! son cœur décuirassé
Ouvre aux poignards vengeurs un chemin plus aisé.

GIRAFF.
Quant à moi, je jouis au milieu du désordre.

J’exciterai les chiens et les loups à se mordre.
Je voudrais voir Satan, sur un gril élargi.
Mettre aux mains de Cromwell un sceptre au feu rougi.
Faire des cavaliers ses montures immondes.
Et jouer à la boule avec les têtes-rondes !

TRICK.
Frères, que dites-vous du nouveau chapelain

Qui vient de nous bénir d’un regard si malin ?

ELESPURU.
Hum !
GIRAFF.
Peste !

GRAMADOCH.
Diable !

TRICK.
Oui ! — Je vois que sur son compte
Nous pensons tous de même.
GRAMADOCH.
Amis, que je vous conte.
Tous font groupe autour de Gramadoch.
Ce cher Obededom ! tout en tirant de l’arc,

Je l’ai vu qui rôdait près la porte du parc,
Qui parlait aux soldats de garde, sous prétexte
De les édifier en leur prêchant un texte.
Puis il les a fait boire, et puis leur a donné

De l’argent, puis enfin, de tous environné,
Il a dit : — À ce soir ! Pour entrer dans la place,
Cologne et White-Hall — sera le mot de passe.

GIRAFF, battant des mains avec joie.
C’est quelque agent de Charle !
ELESPURU.
Ou plutôt de Cromwell !
Si j’en juge aux propos qu’en son dépit cruel

Vomissait contre lui le fils de notre maître,
Richard, emprisonné sur des rapports du traître.

GIRAFF, riant.
C’est vrai ! Richard, qu’on va condamner à présent,

Voulait tuer son père ! — Ah ! c’est très amusant !

TRICK.
Et moi, j’ai quelque chose encor de plus risible

Que tout cela.

GRAMADOCH.
Vraiment ?

GIRAFF.
Sire Trick, pas possible !

TRICK, montrant un rouleau de parchemin noué d’un ruban rose.
Voyez ceci.
ELESPURU.
Cela ! qu’est-ce ?

TRICK.
Ce parchemin,
Des poches du docteur est tombé dans ma main.
GRAMADOCH.
Bon ! c’est quelque sermon, bien noir, bien effroyable,

Commençant par enfer et finissant par diable.

Donne ! — Instruisons-nous vite. Il faut que tout bouffon

Du jargon puritain fasse une étude à fond.
Dénouant le rouleau que lui a remis Trick.
Est-il moins fou que nous, ce chapelain morose ?
Il attache son foudre avec un ruban rose !
Il jette un coup d’œil sur le parchemin déployé et part d’un grand éclat de rire ; Giraff prend le parchemin et rit plus fort ; Elespuru, auquel il le passe, se met à rire également ; et Trick les regarde tous trois rire, en riant plus qu’eux.

ELESPURU, riant.
Par un diable joli ce sermon fut dicté !
TRICK, riant.
Qu’en dites-vous ?
ELESPURU, lisant.
« Quatrain à ma divinité.
« Belle Égérie, hélas ! vous embrasez mon âme...
GIRAFF, lui arrachant le parchemin et lisant.
« Vos yeux où Cupidon allume un feu vainqueur…
GRAMADOCH, enlevant à son tour le parchemin.
« Sont deux miroirs ardents…
TRICK, le reprenant à Gramadoch.
Qui concentrent la flamme

« Dont les rayons brûlent mon cœur ! »
Tous redoublent leurs éclats de rire.

ELESPURU.
Quoi ! ces vers sont tombés de poche puritaine !
GIRAFF.
Le luron !
GRAMADOCH, comme frappé d’une idée.
C’est cela ! — Oui, — la chose est certaine ! —
Appelant les autres bouffons.
Frères, vous connaissez tous dame Guggligoy,

La duègne de lady Francis ?

TRICK.
Certe ! Eh bien ? quoi ?

GRAMADOCH.
J’ai vu le chapelain lui parler à l’oreille,

Lui remettre une bourse.

TRICK.
Et que disait la vieille ?

GRAMADOCH.
Elle disait : — Ce soir, vous serez, beau garçon.
Seul avec elle... — Et moi, j’ai chanté la chanson :
Il chante.

La sorcière dit au pirate :
— Beau capitaine, en vérité,
Non, je ne serai pas ingrate.
Et vous aurez votre beauté !
Mais d’abord, dans votre équipage,
Choisissez-moi quelque beau page.
Qui me tienne, malgré mon âge,
Parfois des propos obligeants.
Je veux en outre, pour ma peine.
Quatre moutons avec leur laine.
Une mâchoire de baleine.
Deux caméléons bien changeants.
Quelque idole ou quelque amulette.
Six aspics, trois peaux de belette.
Et le plus maigre de vos gens

Pour que je m’en fasse un squelette ! —
Certe, à meilleur marché la Guggligoy se vend.

Elle a dans elle-même un squelette vivant.
D’ailleurs ; mais je conclus, moi, qu’à telles enseignes,
Ce suborneur tondu de soldats et de duègnes
Est ici, non pour Charle ou Noll, mais pour Francis.

ELESPURU.
Ma foi, plus que jamais j’ai l’esprit indécis.

Qu’est-ce que tout cela ?

GIRAFF.
Je ne sais ; mais c’est drôle !
GRAMADOCH.
Le Cromwell, qui croit tout soumettre à son contrôle,

Ferait bien d’emprunter l’œil de ses quatre fous.
Si nous l’avertissions ?

GIRAFF.
Quoi donc ! l’avertir ? nous ?

Es-tu fou, Gramadoch ? Est-ce là notre affaire ?
Que sommes-nous pour Noll ? Restons dans notre sphère.
Il nous prend, et pourrait même nous mieux payer,
Non pour garder ses jours, mais pour les égayer.
Qu’on enlève sa fille et qu’on force sa porte,
Qu’on le tonde ou l’étrangle, au fait, que nous importe ?

GRAMADOCH.
Il a raison.
ELESPURU.
Sans doute.

TRICK.
Hé ! chacun nos métiers.
Il règne : nous rions. — Qu’on le coupe en quartiers.

Qu’on le brûle ou l’écorche, il n’a rien à nous dire
Pourvu que nous ayons toujours le mot pour rire.

ELESPURU.
Comme nos ris vengeurs puniront ses dédains !

Comme du roi manqué riront les baladins !

GRAMMADOCH.
Puis, ce faux chapelain dans le fond nous ressemble.

Les fous, les amoureux vont toujours bien ensemble.
Son nom d’Obededom semble être fait ad hoc.
Pour Trick, Elespuru, Giraff et Gramadoch !

TRICK.
Mais s’il conspire, ami ! c’est nous qu’il faut défendre.

Si le Stuart rentrait, il nous ferait tous pendre.

ELESPURU.
Pendre de pauvres fous pour quelque quolibet !
TRICK.
Ne fût-ce que pour voir leur grimace au gibet !

Tu sais, nous aurions beau crier : Miséricorde !
On veut voir des pantins pendre au bout d’une corde.

GIRAFF.
Nous pendus ! innocents ! — Soyez tranquilles tous.

Que Charles deux revienne, il lui faudra des fous.
Nous sommes là. — Peut-il trouver fous dans le monde
Ayant fait de leur art étude plus profonde ?
Tels sont fous par instinct, nous par principes ! — Va,
Toujours de tout désastre un bouffon se sauva.
Pour vieillir sur la terre, où tout est de passage,
Il faut se faire fou : c’est encor le plus sage.

TRICK.
Au fait, Cromwell m’ennuie ! On dit Charles plus gai.
ELESPURU.
L’œil d’aigle du tyran est-il donc fatigué ?

Quoi ! c’est nous qui savons ce que lui-même ignore,
Et nous tenons le fil qu’il ne voit pas encore !
Nous, les fous de Cromwell !

GRAMADOCH.
Mal dit, Elespuru.
Nous sommes ses bouffons ; mais il est notre fou.

Il nous croit ses jouets ; pauvre homme ! il est le nôtre.
Nous dupe-t-il jamais par quelque patenôtre ?
Nous épouvante-t-il par ces éclats de voix.
Ou ces clins d’yeux dévots, qui font trembler des rois ?
Quand il vient de prier, de prêcher, de proscrire,
L’hypocrite peut-il nous regarder sans rire ?
Sa sourde politique et ses desseins profonds
Trompent le monde entier, hormis quatre bouffons.
Son règne, si funeste aux peuples qu’il secoue.
Est, vu de notre place, un sot drame qu’il joue.
Regardons. Nous allons voir passer sous nos yeux
Vingt acteurs, tour à tour calmes, tristes, joyeux ;
Nous, dans l’ombre, muets, spectateurs philosophes.
Applaudissons les coups, rions aux catastrophes.

Laissons Charle et Cromwell combattre aveuglément,
Et s’entre-déchirer pour notre amusement !
Seuls, nous avons la clef de cette énigme étrange.
N’en disons rien au maître.

ELESPURU.
Oui, ma foi, qu’il s’arrange !

GIRAFF.
Taisons-nous, et rions !
TRICK.
Partout nous triomphons.
Satan fait les tyrans au plaisir des bouffons.

Pendant que l’univers tremble sous le despote.
Du sceptre de Cromwell faisons notre marotte !

SCÈNE II.
Les Mêmes, CROMWELL ; JOHN MILTON, habit noir, cheveux blancs assez longs, calotte noire, la chaîne de secrétaire du conseil au cou ; soutenu par un jeune page à la livrée du Protecteur ; WHITELOCKE ; PIERPOINT ; THURLOË ; LORD ROCHESTER ; HANNIBAL SESTHEAD.
À l’arrivée de Cromwell les bouffons se prosternent en silence.


CROMWELL.
Voici mes quatre fous. — Ma foi, c’est le moment
De nous distraire un peu.
Entre Thurloë.

THURLOË, à Cromwell.
Mylord, le parlement
Dans la salle du trône attend…
CROMWELL, avec impatience.
Hé ! qu’il attende !

THURLOË, bas au Protecteur.
Il porte l’Humble Adresse où le peuple demande

Que le Protecteur daigne être roi.

CROMWELL, rayonnant.
C’est donc fait !
À part.
Qu’ils sont plats !
À Thurloë.
Je pourrai les entendre en effet.
Mais après mon conseil ; puis il faut que je voie

Les chevaux gris frisons que le Holstein m’envoie.
Amuse-les, mon cher, nourris leur zèle ardent.
Dis-leur de discuter un texte en m’attendant.

GRAMADOCH, bas à Trick.
Dans le livre des Rois, par exemple !
Thurloë sort.

LORD ROCHESTER, à part.
Qu’entends-je ?
Ô Charle ! ô roi-martyr ! comme Olivier te venge !

Quel fouet honteux succède à ton sceptre éclatant !

CROMWELL, montrant ses bouffons à lord Rochester.
Puisque nous voilà seuls, je veux rire un instant.
Docteur, ce sont mes fous, et je vous les présente.
Lord Rochester et les bouffons s’inclinent.
Quand nous sommes en joie, ils sont d’humeur plaisante.
Nous faisons tous des vers. — Il n’est pas même ici
Il montre Milton.
Jusqu’à mon vieux Milton qui ne s’en mêle aussi.
MILTON, avec dépit.
Vieux Milton, dites-vous ! Mylord, ne vous déplaise.

J’ai bien neuf ans de moins que vous-même.

CROMWELL.
À votre aise !

MILTON.
Oui. Vous êtes, mylord, de quatrevingt-dix-neuf.

Moi, de seize cent huit.

CROMWELL.
Le souvenir est neuf.
MILTON, avec vivacité.
Vous pourriez me traiter de façon plus civile !

Je suis fils d’un notaire, alderman de sa ville.

CROMWELL.
Là, ne vous fâchez pas. Je sais aussi fort bien

Que vous êtes, Milton, grand théologien.
Et même, mais le ciel compte ce qu’il nous donne,
Bon poëte, — au-dessous de Wither et de Donne !

MILTON, comme se parlant à lui-même.
Au-dessous ! que ce mot est dur ! — Mais attendons.

On verra si le ciel m’a refusé ses dons !
L’avenir est mon juge. — Il comprendra mon Ève,
Dans la nuit de l’enfer tombant comme un doux rêve,
Adam coupable et bon, et l’archange indompté
Fier de régner aussi sur une éternité,
Grand dans son désespoir, profond dans sa démence.
Sortant du lac de feu que bat son aile immense ! —
Car un génie ardent travaille dans mon sein.
Je médite en silence un étrange dessein.
J’habite en ma pensée, et Milton s’y console. —
Oui, je veux à mon tour créer par ma parole.
Du créateur suprême émule audacieux.
Un monde, entre l’enfer, et la terre, et les cieux.

LORD ROCHESTER, à part.
Que diable dit-il là ?
HANNIBAL SESTHEAD, aux bouffons.
Risible enthousiaste !

CROMWELL.
Il regarde Milton en haussant les épaules.
C’est un fort bon écrit que votre Iconoclaste.
Quant à votre grand diable, autre Léviathan,
Il rit.
C’est mauvais.
MILTON, indigné, entre ses dents.
C’est Cromwell qui rit de mon Satan !
LORD ROCHESTER, s’approchant de Milton.
Monsieur Milton !
MILTON, sans l’entendre, et tourné vers Cromwell.
Il parle ainsi par jalousie !

LORD ROCHESTER, à Milton, qui l’écoute d’un air distrait.
Vous ne comprenez pas, d’honneur, la poésie.

Vous avez de l’esprit, il vous manque du goût.
Écoutez : — les français sont nos maîtres en tout.
Étudiez Racan. Lisez ses Bergeries.
Qu’Aminte avec Tircis erre dans vos prairies.
Qu’elle y mène un mouton au bout d’un ruban bleu.
Mais Ève ! mais Adam ! l’enfer ! un lac de feu !
C’est hideux ! Satan nu sous ses ailes roussies !... —
Passe au moins s’il cachait ses formes adoucies
Sous quelque habit galant, et s’il portait encor
Sur une ample perruque un casque à pointes d’or.
Une jaquette aurore, un manteau de Florence ;
Ainsi qu’il me souvient, dans l’Opéra de France,
Dont naguère à Paris la cour nous régala.
Avoir vu le soleil, en habit de gala !

MILTON, étonné.
Qu’est-ce que ce jargon de faconde mondaine

Dans la bouche d’un saint ?

LORD ROCHESTER, à part et se mordant les lèvres.
Encore une fredaine !
Il a mal écouté par bonheur ; mais toujours
Au grave Obededom Rochester fait des tours.
Haut à Milton.
Monsieur, je plaisantais.
MILTON.
Sotte est la raillerie !
À part et toujours tourné vers Cromwell.

Comme Olivier me traite ! — Hé ! qu’est-ce, je vous prie,
Que gouverner l’Europe, au fait ? — Jeux enfantins !

Je voudrais bien le voir faire des vers latins
Comme moi !

Pendant ce colloque, Cromwell s’entretient avec Whitelocke et Pierpoint ;
Hannibal Sesthead avec les bouffons.
CROMWELL, brusquement.
Çà, messieurs. Voyons ! il faut qu’on rie.
Bouffons ! trouvez-moi donc quelque plaisanterie.

— Sir Hannibal Sesthead !…

HANNIBAL SESTHEAD, d’un air piqué.
Seigneur, excusez-moi.

Je ne suis point bouffon, je suis cousin d’un roi.
D’un roi de race antique, et qui, sans vous déplaire,
Régit le Danemark par un droit séculaire !

CROMWELL, se mordant les lèvres, à part.

Je comprends ! Il m’outrage ! Ah ! pourquoi mon courroux
Ne saurait-il l’atteindre ?

Rudement aux bouffons.
Allons ! riez donc, vous !
LES BOUFFONS, riant.
Ha ! ha ! ha !
CROMWELL, à part.
Mais leur rire est, je crois, sardonique.
Haut avec colère aux bouffons.
Taisez-vous !
Les bouffons se taisent. Cromwell poursuit avec humeur.
C’est Milton, ce chantre satanique,
Qui nous trouble la tête avec ses visions.
Milton se retourne fièrement vers Cromwell, qui reprend.
À part.
Contenons-nous.
Haut.
Hé bien, qu’est-ce que nous disions ?
Trick, fais-nous apporter de la bière, une pipe.
TRICK.
Ah ! mylord veut fumer.
Il sort et rentre un moment après, suivi de deux valets portant une table chargée de pipes et de brocs.
CROMWELL.
J’entends qu’on me dissipe,
Je veux être un peu gai ! —
À part.
Quoi ! trahi par mon fils !
Une pause. — Cromwell paraît livré à de douloureuses pensées. Les assistants se tiennent en silence, les yeux baissés. Rochester et les fous semblent seuls observer le visage sinistre du Protecteur. Tout à coup Cromwell, comme s’il s’apercevait du maintien embarrassé de ses familiers, sort de sa rêverie et s’adresse aux bouffons.
A-t-on fait quelques vers depuis ceux que je fis

En réponse au sonnet du colonel Lilburne ?

TRICK.
L’Hippocrène est pour nous avare de son urne.
Voici pourtant…
Il présente au Protecteur le parchemin roulé.

CROMWELL.
Lis.

TRICK, déployant le parchemin.
Hum ! — « Quatrain… » — Les vers sont plats !
« À ma divinité. — Belle Égérie, hélas !… »
LORD ROCHESTER, à part.
Dieu, mon quatrain !
Il se précipite sur Trick, et lui arrache le parchemin.
Démons ! damnation ! injure !
Me pardonnent le ciel…
Il s’incline vers Cromwell.
Et mylord, si je jure !
Mais comment de sang-froid entendre à mes côtés
Déborder le torrent des impudicités ?
À Trick qui rit de toutes ses forces.
Fuis, va-t’en, édomite, impur madianite !…
À part.
Je ne me souviens plus de l’autre rime en ite !

Mon quatrain ! ces démons dans ma poche l’ont pris !

CROMWELL, à lord Rochester.
Je conçois que ces vers soulèvent vos mépris…
LORD ROCHESTER, à part.
Non pas !
CROMWELL.
Mais on n’est point ici dans une église ;
Et je veux lire, ami, ce qui vous scandalise.

Donnez.

LORD ROCHESTER.
Quoi ! des chansons d’enfer !

CROMWELL, avec impatience.
Donne, ou je vais...

LORD ROCHESTER.
Mais, mylord…
CROMWELL, impérieusement.
Obéis.

Lord Rochester s’incline, et remet le parchemin à Cromwell qui y jette les yeux, et dit en le lui rendant :

Ces vers sont bien mauvais !

LORD ROCHESTER, à part.
Mes vers mauvais ! tu mens. Voyez ce régicide ! —

Cromwell, juger des vers !

CROMWELL.
Ce quatrain est stupide.

LORD ROCHESTER, jetant un coup d’œil sur le parchemin.
Mylord, de tels écrits les auteurs sont damnés ;

Mais les vers en eux-même ont l’air fort bien tournés.

TRICK, bas aux autres fous.

Il est l’auteur, c’est sûr !
Haut.
Moi, qui croisai ces rimes,

Je conviens qu’Apollon m’en ferait quatre crimes,
Tant ces vers sont méchants !

LORD ROCHESTER, regardant de travers les bouffons, à part.
Raillez à votre tour,
Singes du léopard ! perroquets du vautour !
CROMWELL.
Çà, docte Obededom, ce n’est point votre affaire

De juger ce quatrain, galamment somnifère.

LORD ROCHESTER, mettant le quatrain dans sa poche. À part.
Francis le trouvera meilleur assurément !
TRICK, saluant ironiquement Rochester.
Oui, messire est trop bon pour moi !...
LORD ROCHESTER.
Pour toi ! comment ?
Je voudrais, te fouettant pendant que Dieu te damne.

Te promener dans Londre à rebours sur un âne !

TRICK.
Vous puniriez ainsi l’auteur du quatrain ?
LORD ROCHESTER, troublé.
Non...
Je ne dis pas…
TRICK.
Suis-je homme à vous cacher son nom ?

LORD ROCHESTER, dont l’anxiété redouble.
C’est bon !
TRICK.
Je n’entends point solliciter sa grâce.
Il mérite le fouet !
LORD ROCHESTER, à part.
Drôle !
TRICK, riant, bas aux autres fous.
Je l’embarrasse.
Entre le comte de Carlisle.
Au diable lord Carlisle ! il vient nous déranger.
LORD ROCHESTER, respirant.
Ah !
Cromwell entraîne précipitamment lord Carlisle dans un coin du théâtre. Tous s’éloignent, mais sans quitter Cromwell et Carlisle des yeux.

CROMWELL, bas à lord Carlisle qui s’incline.
Lord Ormond ?

LORD CARLISLE.
Mylord, il vient de déloger.

CROMWELL.
Rochester ?
LORD CARLISLE.
On n’a pu le trouver. Il se cache.

CROMWELL.
Richard ?
LORD CARLISLE.
À tout nier sans pudeur il s’attache.
La question pourrait obtenir quelque aveu...
CROMWELL, sévèrement.
Votre tête répond de son dernier cheveu !

Carlisle, vous savez mon horreur des supplices.
La torture à mon fils ! c’est bon pour ses complices.
— Lambert ?

LORD CARLISLE.
Il se retranche à sa maison des champs.
Bien gardé, s’occupant de ses fleurs.
CROMWELL, avec amertume.
Soins touchants !
Tout m’échappe. — Du moins je tiens bien la couronne !
LORD CARLISLE.
Autour de Westminster que la foule environne,

Le peuple et les soldats maudissent hautement
Le nom de roi voté pour vous en parlement.

CROMWELL.
Pesez vos mots, mylord !
LORD CARLISLE.
Votre altesse m’excuse !

CROMWELL, à part.
Tout va mal.
Haut avec humeur.
Ai-je pas, messieurs, dit qu’on s’amuse ?
À quoi songez-vous donc ?
À part.
Ils m’écoutent ! valets !
Bas à Carlisle.
Mylord, doublez la garde autour de ce palais.
Carlisle sort.
Haut.
Hé bien ! et ce quatrain ?
À part.
J’étouffe de colère !
Rentre Thurloë.

THURLOË, à Cromwell.
La secte des ranters, que l’esprit saint éclaire.

Veut consulter mylord touchant un point de foi.
Ils sont là.

CROMWELL.
Fais entrer.
Thurloë sort.
À part.
Ah ! si j’étais né roi,
Je chasserais cela ! — Mais un chef populaire
Doit pour mener la foule, hélas ! savoir lui plaire.
Thurloë rentre conduisant les ranters, vêtus de noir, avec des bas bleus, de larges souliers gris, et de grands chapeaux gris sur lesquels on distingue une petite croix blanche, et qu’ils gardent sur leur tête.
LE CHEF DE LA DÉPUTATION, avec solennité.
Olivier, capitaine et juge dans Sion !

Les saints, siégeant à Londre en congrégation.
Sachant que ta science est un vase à répandre.
Te demandent par nous s’il faut brûler ou pendre
Ceux qui ne parlent pas comme saint Jean parlait,
Et disent Siboleth au lieu de Schiboleth ?

CROMWELL, méditant.
La question est grave et veut être mûrie.

Prononcer Siboleth, c’est une idolâtrie.
Crime digne de mort, dont sourit Belzébuth.
Mais tout supplice doit avoir un double but,
Que pour le patient l’humanité réclame ;
En châtiant son corps, il faut sauver son âme.
Or quel est le meilleur de la corde ou du feu
Pour réconcilier un pécheur avec Dieu ?
Le feu le purifie…

LORD ROCHESTER, à part.
Et la corde l’étrangle.

CROMWELL.
Daniel s’épura dans le brûlant triangle.

Mais la potence a bien son avantage aussi ;
La croix fut un gibet.

LORD ROCHESTER, part.
J’admire en tout ceci
De quelle allure aimable, ainsi qu’en son domaine.

De supplice en supplice Olivier se promène,
Quitte l’un, reprend l’autre, et va sans trébucher
Du fagot au licol, du gibet au bûcher !
Comme il en fait jaillir mille grâces cachées !

CROMWELL, toujours réfléchissant.
Que les vérités sont à grand’peine cherchées !

La matière est ardue, et je range ce cas

Entre les plus subtils et les plus délicats.
Après un moment de silence, il s’adresse brusquement à Rochester.
Clerc ! prononcez pour nous.
LORD ROCHESTER, à part.
Il fait comme Pilate.

CROMWELL, montrant Rochester aux ranters.
C’est un autre Cromwell !
LORD ROCHESTER, s’inclinant.
Votre altesse me flatte !

LE CHEF DES RANTERS, à Rochester.
Dans ces énormités, donc, si quelqu’un tombait,

Encourrait-il la corde ou le feu ?

LORD ROCHESTER, avec autorité.
Le gibet.
Et meurent avec lui, sous une même haine.

Son père amorrhéen, sa mère céthéenne !

LE CHEF DES RANTERS, gravement.
Pourquoi le gibet ?
LORD ROCHESTER, embarrassé.
Ah !… le gibet ?... C’est cela… —
On y monte au moyen d’une échelle... Voilà !

Et… Dieu fit voir en rêve à son berger fidèle

Qu’on monte au ciel de même au moyen d’une échelle.
À part.
J’ai peine à ne pas rire au nez de ces lurons.
CROMWELL, regardant Rochester avec satisfaction.
Il est docte vraiment !
LE CHEF DES RANTERS, remerciant Rochester de la main.
Fort bien, nous les pendrons.
Ils sortent.

LORD ROCHESTER, à part.
Voilà de pauvres gens bien jugés, sur ma tête !
CROMWELL, à Rochester.
Je suis content de vous.
LORD ROCHESTER, avec une révérence.
Mylord est trop honnête !

GIRAFF, aux autres bouffons.
Frères, aucun de nous n’aurait mieux prononcé.
Rentre Thurloë.

THURLOË, à Cromwell.
Le conseil privé.
CROMWELL.
Bon.

THURLOË.
C’est pour l’objet…

CROMWELL, vivement.
Je sai.

Qu’il entre.

TRICK, bas aux bouffons.
Baladins ! cédons la place aux mages.
À un geste de Cromwell, sortent les bouffons, lord Rochester, Hannibal Sesthead ; et deux valets emportent la table chargée de brocs de bière et de pipes. Thurloë introduit le conseil privé, qui s’avance sur deux files, et dont chaque membre se place debout devant un tabouret en fer à cheval, tandis que Cromwell monte à son grand fauteuil, et que Milton, toujours conduit par son page, s’approche du pliant et de la table. Whitelocke, Stoupe et lord Carlisle prennent leurs places respectives autour du Protecteur, sur les marches de son estrade.
SCÈNE III.
CROMWELL ; LE COMTE DE WARWICK ; le lieutenant général FLETWOOD, gendre de Cromwell ; LE COMTE DE CARLISLE ; LORD BROGHILL ; le major général DESBOROUGH, beau-frère de Cromwell ; WHITELOCKE ; SIR CHARLES WOLSELEY ; M. WILLIAM LENTHALL ; PIERPOINT ; THURLOË ; STOUPE ; MILTON. Chacun de ces personnages revêtu du costume particulier de sa charge ou de sa commission.
Cromwell s’assied, se couvre. Tous s’asseyent, mais restent découverts.


CROMWELL, à part.
Ah ! de tous ces oiseaux subissons les ramages.
Haut.
Messieurs les conseillers de mon gouvernement,
Prenez séance tous, et prions un moment.
Il s’agenouille, tous les conseillers en font autant. Après quelques instants de méditation, le Protecteur se relève et s’assied ; tous suivent son exemple. Il continue avec un profond soupir.
Messieurs, — pour gouverner j’ai bien peu de mérite !

Mais le Seigneur, qu’enfin ma résistance irrite,
Inspire au parlement d’agrandir mon devoir,
En m’accablant encor d’un surcroît de pouvoir.
C’est pourquoi j’ai donné l’ordre qu’on vous assemble
Afin de conférer et de parler ensemble.
Sied-il d’élire un roi, d’abord ? — Dois-je être élu ? —
Donnez sur ces deux points votre avis absolu.
Que chacun à son rang expose son système.
Je parle franchement, expliquez-vous de même.
Le comte de Warwick est le plus éminent
D’entre vous. Qu’il commence. — Écoutez maintenant,
Monsieur Milton.

LE COMTE DE WARWICK, se levant.
Mylord, rien n’égale sur terre
Votre foi, votre esprit, votre haut caractère.

Et, pour accroître encor votre éclat personnel,
Vous tenez des Warwick du côté maternel.
Votre noble écusson porte le même heaume.
Or, comme il faut toujours un roi dans un royaume,
Votre altesse vaut mieux qu’un maître de hasard.

Certe, un Rich peut régner aussi bien qu’un Stuart.
Il se rassied.

CROMWELL, à part.
Il n’est que d’être heureux pour grossir sa famille !

Cromwell obscur n’est rien : — que sur le trône il brille.
Les Rich sont ses aïeux, ses cousins, ses parents.

Oui, ce sont mes aïeux, — depuis bientôt quatre ans.
Haut.
À votre tour, Fletwood.
LE LIEUTENANT GÉNÉRAL FLETWOOD, se levant.
Mylord, la république ! —
Mon beau-père, avec vous, nettement je m’explique.

Pour elle de Stuart on dressa l’échafaud,
Nous avons combattu pour elle. — Il nous la faut.
Laissons Dieu seul porter le seul vrai diadème.
Pas d’Olivier premier, ni de Charles deuxième !

Jamais de roi !
Il se rassied.

CROMWELL.
Fletwood, vous êtes un enfant !
— Vous, Carlisle !
LE COMTE DE CARLISLE, se levant.
Mylord, votre front triomphant
Est fait pour la couronne.
Il se rassied.

CROMWELL.
À Broghill !

LORD BROGHILL, se levant.
Mylord, j’ose
Réclamer le secret pour ce que je propose.
À part.
De ce complot d’Ormond je suis tout étourdi.

Que mon rôle est timide en ce drame hardi !
Conseiller de Cromwell et confident de Charle !
Traître si je me tais, et traître si je parle !

CROMWELL.
Pour quel motif ?
LORD BROGHILL, s’inclinant.
Mylord, une raison d’état...
Cromwell lui fait signe d’approcher. Stoupe, Thurloë, Whitelocke et Carlisle s’éloignent du Protecteur.

LORD BROGHILL, bas à Cromwell.
Ne se pourrait-il point qu’avec Charle on traitât ?

Si vous lui proposiez la main de votre fille ?

CROMWELL, étonné.
Au... jeune homme ?
LORD BROGHILL.
Oui, lady Francis.

CROMWELL.
Et sa famille ?

LORD BROGHILL.
Vous vous faites sacrer sous le nom d’Olivier.

Vous êtes rois tous deux.

CROMWELL.
Et le trente janvier ?

LORD BROGHILL.
Vous lui donnez un père.
CROMWELL.
On peut donner. Mais rendre ?

LORD BROGHILL.
Il oublierait…
CROMWELL, avec un rire de dédain.
Mon crime! il ne le peut comprendre.
Son œil ne saurait voir le but que j’ai cherché,

Et pour me pardonner, il est trop débauché !

C’est fou, Broghill !
Lord Broghill retourne à sa place. Les grands officiers reprennent les leurs.
— Parlez, Desborough.

LE MAJOR GÉNÉRAL DESBOROUGH, se levant.
Mon beau-frère,
Vous méditez dans l’ombre un dessein téméraire.

Nous, de la royauté subir encor l’affront !
Point de roi, quel qu’il soit ! Les soldats salueront
Cromwell de cris d’amour, Olivier d’anathèmes.
Meurent les courtisans, les docteurs, les systèmes !

CROMWELL.
Desborough, vous luttez contre un mot, contre un nom.

Si ce peuple innocent veut un roi, pourquoi non ? —

Ce nom de roi, proscrit par votre orgueil fantasque.

Qu’est-ce pour un soldat ? — Un panache à son casque.
Il fait signe à Whitelocke de parler. Whitelocke se lève, et Desborough se rassied.

WHITELOCKE, à part, regardant Desborough.
Ce valet de charrue avant moi se lever !
Haut.
Mylord, — je serai vrai, quoi qu’il puisse arriver.

Point de peuple sans loi, point de loi sans monarque. —

Écoutez ; l’argument vaut bien qu’on le remarque...
À part.
Avant moi ! Desborough! homuncio ! butor !
Haut.
Le roi fut de tout temps nommé legislator,

Lator, porteur, legis, de loi ; d’où je relève
Qu’un prince est à la loi ce qu’Adam est pour Ève.
Donc, si le roi des lois est le père et le chef,
Point de peuple sans roi, je le dis derechef ;
Voyez, pour confirmer ma doctrine certaine.
Moïse, Aaron, Saint-John, Glynn, Cicéron, Fountaine,
Et Selden, livre trois, chapitre des Abus :
Quid de his censetur modo codicibus, —

Mylord, il faut régner ! — Dixi.
Il se rassied.

CROMWELL, félicitant Whitelocke du geste et du regard.
Comme il raisonne !
Qu’un discours à propos de latin s’assaisonne ! —

Écoutons Wolseley.

SIR CHARLES WOLSELEY, se levant.
Mylord, — sans nul détour
J’oserai détromper votre altesse à mon tour.

Le chef d’un peuple libre est, suivant le prophète,
Tanquam in medio positus, non au faîte.
Ce chef, sur quelque siège enfin qu’il soit assis.
Est major singulis, — minor universis
Donc le titre de roi rompt notre privilège,

Rex violat legem.
Il se rassied.
CROMWELL.
Arguments de collège !
Avec vos mots latins je suis peu familier.
Mauvaises raisons !
À Pierpoint.
Vous !

PIERPOINT, se levant.
Mylord, puissant pilier
D’Israël, qui par vous domine sur la terre,

Voici ce que je dis : — Ce peuple d’Angleterre,
Dont le haut parlement se nomme impérial,
A le droit glorieux, saint, immémorial,
D’avoir pour chef un roi ; sa dignité l’exige.
Que votre altesse accepte un titre qui l’afflige.
Vous le devez au peuple ! oui, mylord, c’est, je croi,

Lui manquer, que régner sur lui sans être roi.
Il se rassied.

CROMWELL.
Monsieur Lenthall ?
M. WILLIAM LENTHALL, se levant.
Mylord, — le parlement préside
La nation, en qui la royauté réside.

Il commande aux petits comme aux plus élevés.
Si donc le parlement vous fait roi, vous devez,
Selon le droit romain, suivant le décalogue,
Obéir et régner.

CROMWELL, à part.
Courtisan démagogue !

M. WILLIAM LENTHALL, à part.
Il se laissera faire, et j’espère qu’alors

Il ne m’oubliera point pour la chambre des lords.

THURLOË, bas à Cromwell.
Mylord, le parlement attend toujours...
CROMWELL, bas, avec impatience.
Silence !
THURLOË, toujours de même.

Mais…

CROMWELL, bas à Thurloë.
Avant d’accepter il sied que je balance.

FLETWOOD, se levant.
Ah ! mylord, refusez ! — Pour vous, pour votre honneur,

J’ose...

CROMWELL, les congédiant tous de la main.
Allez tous prier, et chercher le Seigneur !
Tous sortent lentement et comme en procession. Milton, qui marche le dernier, s’arrête sur le seuil de la porte, les laisse partir, et ramène son guide vers Cromwell, qui, descendu de son fauteuil, s’est placé sur le devant du théâtre.
SCÈNE IV.
CROMWELL, MILTON.
MILTON, à part.
Non ! je n’y puis tenir, — Il faut ouvrir mon âme.
Il marche droit à Cromwell.
Regarde-moi, Cromwell !
Il croise les bras. Cromwell se retourne, et fixe sur lui un regard surpris et hautain.
Déjà ton œil s’enflamme
Sans doute, et tu diras de quel front j’ose ici

Te parler, sans avoir obtenu ta merci ? —
Car ma place est étrange en ton conseil de sages.
Si quelqu’un me cherchait parmi tous ces visages :
— Voyez ces orateurs choisis, lui dira-t-on.
C’est Warwick, c’est Pierpoint. Ce muet, — c’est Milton. —
On a Milton ; qu’en faire ? Un muet ; c’est son rôle. —
Ainsi moi, dont le monde entendra la parole.
Au conseil de Cromwell, seul, je n’ai pas de voix ! —
Mais, aveugle et muet, c’est trop pour cette fois.
On te perd à l’appât d’un fatal diadème,
Frère, et je viens plaider pour toi, contre toi-même.
Tu veux donc être roi, Cromwell ? et dans ton cœur,
Tu t’es dit : — C’est pour moi que le peuple est vainqueur.

Le but de ses combats, le but de ses prières.
De ses pieux travaux, de ses veilles guerrières.
De son sang répandu, de tant de pleurs versée.
De tous ses maux, c’est moi ! — Je règne, c’est assez.
Il doit se croire heureux, puisqu’après tant de peines,
Il a changé de roi, — renouvelé ses chaînes. —
Rien qu’à ce seul penser mon front chauve rougit.
— Écoute-moi, Cromwell ! c’est de toi qu’il s’agit. —
Donc, tous les grands moteurs de nos guerres civiles,
Vane, Pym, qui d’un mot faisait marcher des villes.
Ton gendre Ireton, oui, ce martyr de nos droits.
Que ton orgueil exile au sépulcre des rois,
Sidney, Hollis, Martyn, Bradshaw, ce juge austère
Qui lut l’arrêt de mort à Charles d’Angleterre,
Et ce Hampden, si jeune au tombeau descendu.
Travaillaient pour Cromwell, dans leur foule perdu!
C’est toi qui des deux camps règles les funérailles.
Et dépouilles les morts sur le champ de batailles !
Ainsi, depuis quinze ans, pour toi seul révolté,
Le peuple à ton profit joue à la liberté !
Dans ses grands intérêts tu n’as vu qu’une affaire,
Et dans la mort du roi qu’un héritage à faire ! —
Ce n’est pas que je veuille ici te rabaisser.
Non. — Nul autre que toi n’aurait pu t’éclipser.
Puissant par la pensée et puissant par le glaive,
Tu fus si grand, qu’en toi j’ai cru trouver mon rêve.
Mon héros ! Je t’aimais entre tout Israël,
Et nul ne te plaçait plus avant dans le ciel ! —
Et pour un titre, un mot vide autant que sonore.
L’apôtre, le héros, le saint se déshonore !
Dans ses desseins profonds voilà ce qu’il cherchait,
La pourpre, haillon vil ! le sceptre, vain hochet !
Au sommet de l’état jeté par la tempête,
Ivre de ton destin, tu veux parer ta tête
De cet éclat des rois, pour nous évanoui ?
Tremble : on est aveuglé, quand on est ébloui.
Olivier, de Cromwell je te demande compte,
Et de ta gloire, enfin, qui devient notre honte ! —
Ô vieillard, qu’as-tu fait de ta jeune vertu ?
Tu te dis : Il est doux, quand on a combattu.
De s’endormir au trône, environné d’hommages ;
D’être roi ; de peupler cent lieux de ses images.
On a son grand lever ; on va dans un beau char
Trôner à Westminster, prier à Temple-Bar ;

On traverse en cortège une foule servile ;
On se fait haranguer par des greffiers de ville ;
On porte des fleurons autour de son cimier… —
Est-ce là tout, Cromwell ? Songe à Charles premier.
Oses-tu, dans son sang ramassant la couronne,
Avec son échafaud te rebâtir un trône ?
Quoi ! tu veux être roi, Cromwell ! — Y penses-tu ?
Ne crains-tu pas qu’un jour, d’un crêpe revêtu,
Ce même White-Hall, où ta grandeur s’étale.
N’ouvre encore une fois sa fenêtre fatale ? —
Tu ris ! mais dans ton astre as-tu donc tant de foi ?
Songe à Charles Stuart ! Souviens-toi ! souviens-toi !
Quand ce roi dut mourir, quand la hache fut prête,
C’est un bourreau voilé qui fit tomber sa tête.
Roi, devant tout son peuple il périt sans secours.
Sans savoir seulement qui dénouait ses jours.
Par le même chemin tu marches à ta perte,
Cromwell, d’un voile aussi ta fortune est couverte.
Crains qu’elle ne ressemble à ce spectre masqué,
Qui sur un échafaud paraît au jour marqué !
Des rêves de l’orgueil dénoûment formidable ! —
Cromwell ! d’un seul côté le trône est abordable.
On y monte ; et de l’autre on descend au tombeau.
Crains de voir, si tu prends cette pourpre en lambeau,
S’assembler quelque jour, dans cette même chambre.
Une cour, dont alors tu ne serais plus membre.
Car il se peut, crois-moi, qu’à la fin alarmé.
Contre un sceptre nouveau de ton vieux glaive armé.
Ce peuple, que toujours ton exemple décide.
Pense à ta royauté moins qu’à ton régicide. —
Ne recules-tu pas ?... Ah ! jette loin de toi
Ce sceptre d’histrion et ce masque de roi !
Reste Cromwell. Maintiens le monde en équilibre ;
Fais sur les nations régner un peuple libre :
Ne règne pas sur lui. Sauve sa liberté.
Oh ! combien a rougi ce peuple en sa fierté,
Quand dans ce parlement il a vu ton génie
Mendier à prix d’or un peu de tyrannie !
Démens tes vils flatteurs, montre-toi noble et grand.
Juge, législateur, apôtre, conquérant.
Sois plus que roi. Remonte à ta hauteur première.
Il n’a fallu qu’un mot pour créer la lumière :

Toi, redeviens Cromwell à la voix de Milton !
Il se jette aux pieds de Cromwell.
CROMWELL, le relevant avec un geste dédaigneux.
Le bonhomme le prend sur un singulier ton !

— Çà, maître John Milton, secrétaire interprète
Près le conseil d’état, vous êtes trop poëte.
Vous avez, dans l’ardeur d’un lyrique transport.
Oublié qu’on me dit votre altesse et mylord.
Mon humilité souffre à ce titre frivole :
Mais le peuple qui règne, et pour qui je m’immole,
À mon bien grand regret veut qu’il en soit ainsi.

Je me suis résigné : — résignez-vous aussi !
Milton se lève fièrement et sort.

CROMWELL, seul.
Au fond, il a raison. — Oui, mais il m’importune.

Charles premier ?... — Mais non, tu vois mal ma fortune,
Les rois comme Olivier n’ont point de tels trépas,
Milton ; on les poignarde, on ne les juge pas. —
J’y songerai pourtant. — Sinistre alternative !

SCÈNE V.
CROMWELL, LADY FRANCIS.
CROMWELL, apercevant lady Francis qui entre.
Ah ! Francis ! — On dirait qu’à mes maux attentive.

Rayonnante, elle vient charmer mes noirs ennuis,
Comme un jeune astre, éclos dans les profondes nuits.
Viens, ma fille ! — Toujours, ange à figure humaine.
Près de moi quand je souffre un instinct te ramène.
Je suis toujours heureux lorsque je te revois.
Ton œil vif et brillant, ta pure et douce voix,
Ont un charme pour moi, qui me rend ma jeunesse.
Viens, enfant ! que ton père à tes côtés renaisse !
Toi seule ici, du monde ignores les noirceurs.
Embrasse-moi. — Je t’aime avant toutes tes sœurs.

LADY FRANCIS, l’embrassant d’un air de joie.
De grâce, dites-moi, serait-il vrai, mon père ?

Vous relevez le trône ?

CROMWELL.
On le dit.
LADY FRANCIS.
Jour prospère !
L’Angleterre, mylord, vous devra son bonheur.
CROMWELL.
Ce fut toujours mon but.
LADY FRANCIS.
Ah ! mon père et seigneur !
Que votre bonne sœur, mylord, sera contente !

Nous allons donc revoir, après huit ans d’attente.
Notre Charles Stuart !

CROMWELL, étonné.
Quoi !

LADY FRANCIS.
Que vous êtes bon !

CROMWELL.
Ce n’est pas un Stuart.
LADY FRANCIS, surprise.
Quoi donc ? Est-ce un Bourbon ?
Mais ils n’ont pas de droits au trône d’Angleterre.
CROMWELL.
Je le pense de même.
LADY FRANCIS.
Au sceptre héréditaire
Qui donc ose toucher ?
CROMWELL, à part.
Que répondre en effet ?
Mon nom me pèse à dire, et me semble un forfait.
Haut.
Ma Francis, d’autres temps veulent une autre race.

N’auriez-vous pu penser, pour remplir cette place ?...

LADY FRANCIS.
À qui donc ?
CROMWELL, avec douceur.
Par exemple, — à ton père ? à Cromwell ?

LADY FRANCIS, vivement.
Si je l’avais pensé, me punisse le ciel !
CROMWELL, à part.
Hélas !
LADY FRANCIS.
Mon père ! moi, vous faire cette injure !
Vous croire usurpateur, sacrilège, parjure !
CROMWELL.
Ma fille !... vous jugez trop bien de ma vertu.
LADY FRANCIS.
D’un pouvoir passager vous êtes revêtu ;

C’est un malheur des temps, dont vous souffrez vous-même.
Mais vous, du roi-martyr prendre le diadème !
Vous joindre à ses bourreaux ! régner par son trépas !
Ah !... —

CROMWELL.
Sais-tu qui causa sa mort ?

LADY FRANCIS.
Je ne sais pas.
Toute jeune, élevée en une solitude.

J’ai souffert de nos maux, sans en faire une étude.

CROMWELL.
On ne te lut jamais, dans le procès du roi,

La liste de la cour,… des juges,… de ceux ?…

LADY FRANCIS.
Quoi !
Des régicides ?
CROMWELL.
Oui, Francis… des régicides ?

LADY FRANCIS.
Personne ne m’a dit quels étaient ces perfides.

Je maudissais leur crime et j’ignorais leurs noms.
On ne parlait point d’eux aux lieux d’où nous venons.

CROMWELL.
Ma sœur ne vous parlait jamais de moi ?
LADY FRANCIS.
Mon père !
Qui dit cela ? J’appris à vous aimer…
CROMWELL.
J’espère…
Oui. — Mais tu hais donc bien ces sujets si hardis

Qui condamnèrent Charle ?

LADY FRANCIS.
Ah ! qu’ils soient tous maudits !

CROMWELL.
Tous ?
LADY FRANCIS.
Oui, tous !

CROMWELL, à part.
Quoi ! frappé dans ma propre famille !
Quoi ! trahi par mon fils et maudit par ma fille !
LADY FRANCIS.
Que chacun d’eux ressemble à Caïn, le banni !
CROMWELL, à part.
Implacable innocence ! — On me croit impuni !

Ma fille la plus chère et la dernière née
Semble une conscience à mes pas acharnée.

La candeur d’une enfant, son œil naïf, sa voix.
Font trembler ce Cromwell, l’épouvante des rois !
Devant sa pureté toute ma force expire.
Dois-je persévérer ? Dois-je saisir l’empire ?
Prosterné sous le trône où je serais assis,
Le monde se tairait : — mais que dirait Francis ?
Que dirait son regard, doux comme sa parole,
Et qui m’enchante encore alors qu’il me désole ?
Chère enfant ! que son cœur saurait avec effroi
Que je suis régicide, et que j’ose être roi !
Dans sa province obscure il faut qu’on la renvoie.
Au but de mon destin sacrifions ma joie.
Privons mes derniers ans de ses soins que j’aimais.
N’attristons pas surtout, ne détrompons jamais
Le seul être qui m’aime encor, sans ma puissance.
Et dans le monde entier croie à mon innocence !
Ange heureux ! que mon sort ne touche pas au sien !

Il le faut : soyons roi, sans qu’elle en sache rien.
Haut à Francis.
Conserve ce cœur pur, je t’aime ainsi, ma fille !
Il sort.

LADY FRANCIS, le suivant du regard.
Qu’a-t-il ? C’est dans ses yeux une larme qui brille !
Bon père ! il m’aime tant !
Entrent dame Guggligoy et Rochester.
SCÈNE VI.
LADY FRANCIS, LORD ROCHESTER, DAME GUGGLIGOY.
DAME GUGGLIGOY, à Rochester, au fond du théâtre.
Elle est seule, venez !

LORD ROCHESTER, à part.
Que d’attributs le diable aux doublons a donnés !

J’ai, grâce à leur pouvoir, su rendre moins austères
Une duègne damnée et de saints mousquetaires.
La duègne a cédé vite ; et je croyais d’abord
Moins tendres ces soldats, piliers du Mont-Thabor.

Bah ! dès qu’un peu d’or touche à ces dragons-apôtres,
Ces têtes-rondes-là tournent mieux que les autres !
— Ils sont las de Cromwell qui les tient asservis. —
J’ai déjà vers Ormond dépêché cet avis
Que la porte du parc ce soir sera livrée.
Maintenant, — à Francis ! J’en ai l’âme enivrée.
Mais j’ai pour réussir des secrets souverains.
Je puis semer à flots doublons d’or et quatrains !

Tentons l’occasion !
Il s’avance vers lady Francis, qui ne le voit pas, et semble concentrée dans une profonde rêverie.

DAME GUGGLIGOY, regardant une bourse qu’elle cache dans sa main.
Assez ronde est la somme !
À part, regardant Rochester.
Il est vraiment joli, ce jeune gentilhomme !

Se déguiser ainsi, tout braver, par amour !
À cet âge ils sont fous. Hélas ! chacun son tour !
Oui, c’est ainsi qu’eût fait sire Amadis de Gaule.
— Pourtant, dois-je permettre ?… Est-ce bien là mon rôle ?
Et puis, ce chevalier n’a pas un mot pour moi ;

De l’argent, voilà tout. —
Elle arrête Rochester, qui semble sur le point d’aborder Francis.
Bas.
Monsieur, un instant !

LORD ROCHESTER, se détournant.
Quoi ?

DAME GUGGLIGOY, l’entraînant à l’autre coin du théâtre.

Un instant !

LORD ROCHESTER.
Quoi ?

DAME GUGGLIGOY, lui souriant.
N’a-t-on rien de plus à me dire ?

LORD ROCHESTER, à part.
Eh ! la bourse était lourde et doit pourtant suffire.
DAME GUGGLIGOY, à part.
Pourvu qu’il n’aille pas m’humilier encor

Avec ses doublons…

LORD ROCHESTER, mettant la main sur ses poches vides, à part.
Diable ! — allons, je n’ai plus d’or,
Plus le sou ! — Prenons-la par le faible des vieilles,
Et de quelques douceurs chatouillons ses oreilles.
Haut.
Hé ! qui pourrait tarir à parler avec vous ?

Ah ! sans le soin pressant qui m’amène...

DAME GUGGLIGOY, reculant.
Tout doux !
Vous me flattez…
LORD ROCHESTER.
Non pas. Mais, hélas ! le temps presse.
Il fait un pas vers Francis ; elle le retient.

DAME GUGGLIGOY.
Je le vois, vous n’avez d’yeux que pour ma maîtresse.
LORD ROCHESTER.
Ah ! vous êtes charmante, et s’il fallait choisir...
À part.
Va-t-elle à ses côtés me faire ici moisir ?
DAME GUGGLIGOY, à part.
Il a bon goût. Je vaux d’être encor regardée

Quand je me suis un peu d’avance accommodée.
Au fait, je ne suis pas si digne de dédain,
Quand j’ai ma jupe rose et mon vertugadin.
Mes lacs d’amour, mes bras garnis de belles manches,

Et mes deux tonnelets ajustés sur les hanches !
Haut.
Vous trouvez ?…
LORD ROCHESTER, se tournant vers Francis.
Mais souffrez…

DAME GUGGLIGOY, le retenant.
Monsieur, j’ai du remord.
Ma charge est de garder la fille de mylord.
LORD ROCHESTER.
Vos yeux auraient rendu, madame, en leur bel âge,

Galaor infidèle, Esplandian volage.

DAME GUGGLIGOY, le retenant toujours.
Je suis coupable. On peut vous surprendre d’ailleurs.
LORD ROCHESTER.
Sir Pandarus de Troie eût porté vos couleurs.
DAME GUGGLIGOY, à part.
Il parle dans le grand !
LORD ROCHESTER, à part.
Sommes-nous ridicules
Tous les deux !
DAME GUGGLIGOY.
Je vous jure, il me vient des scrupules,
Et j’ai mille frissons dont je me sens glacer.
Elle prend les mains de Rochester.

LORD ROCHESTER.
Vos mains sont un velours.
À part.
Ah ! faut-il dépenser
Pour cette vieille folle, aux griffes desséchées.

Tout ce qu’ont les amours de choses recherchées !
Que me restera-t-il pour Francis ?

DAME GUGGLIGOY.
Laissez-moi.
LORD ROCHESTER.
Mars eût quitté Vénus, s’il eût vu Guggligoy.
DAME GUGGLIGOY, à part.
C’est suffocant. Vraiment, dirait-on pas qu’il m’aime ?
Haut.
Je ne veux qu’un mari qui me parle de même.
LORD ROCHESTER, à part.
Elle veut un mari ! je plaindrai celui-là !

Mais pour être flattée elle va rester là !
Ô la vieille têtue, et qui n’aurait d’émules
Qu’en Espagne, pays des duègnes et des mules !

DAME GUGGLIGOY.
Monsieur, vous qui semblez être un homme de goût,

Dites-moi franchement…

LORD ROCHESTER, à part.
Encor ! le sang me bout.

DAME GUGGLIGOY, lui montrant Francis.
Qu’ont donc pour vous charmer ces jeunes éventées ?
LORD ROCHESTER.
Mais…
DAME GUGGLIGOY.
En quoi vos ardeurs en sont-elles tentées ?
Quel attrait voyez-vous à l’air de ces minois ?
LORD ROCHESTER, à part.
Vraiment ! avec son teint de mandarin chinois !
DAME GUGGLIGOY.
Elles ont la jeunesse, oui ; c’est n’avoir au reste

Que la beauté du diable.

LORD ROCHESTER, à part.
Et toi sa laideur. — Peste !
Quel moyen prendre, ô ciel, pour m’en débarrasser ?
Haut.
Laissez-moi deux instants avec Francis causer.

Après cet entretien, mon cher bouton-de-rose.
Ma foi de chevalier vous promet quelque chose.

Oui, quelque chose... dont vous ne vous doutez pas.
À part.
Une entrée à Bedlam.
DAME GUGGLIGOY.
Soit. Je reste à deux pas.

LORD ROCHESTER, respirant.
Enfin !
DAME GUGGLIGOY.
Soyez discret. — Surtout, quoi qu’il arrive.
Ne me nommez jamais : on me brûlerait vive.
LORD ROCHESTER.
Soyez tranquille. — Allez vous promener un peu...
À part, et la regardant sortir.
Certe, elle a les os secs à faire un très bon feu !
SCÈNE VII.
LADY FRANCIS, LORD ROCHESTER.
LORD ROCHESTER, à part.
M’en voilà délivré. — Hasardons l’aventure !
L’œil fixé sur Francis, toujours immobile et pensive.
Que de grâce et d’attraits ! divine créature !

D’abord tournons la place, avant de l’attaquer.
Une fille est un fort, j’ai pu le remarquer.
Les clins d’yeux qu’on lui fait, la mise recherchée.
Les petits soins, les mots galants, sont la tranchée

Qui s’avance en zigzag ; la déclaration.
C’est l’assaut ; le quatrain, — capitulation !
Je ne puis suivre ici les règles ordinaires.

Ainsi brusquons un peu tous les préliminaires.
Il s’avance vers Francis.
Haut en s’inclinant.
Miss… mylady !…
LADY FRANCIS, se retournant d’un air étonné.
Monsieur ?

LORD ROCHESTER, à part.
Son regard m’interdit.

LADY FRANCIS, avec un sourire.
Ah ! c’est le chapelain !
LORD ROCHESTER, à part.
Accoutrement maudit !
J’ai beau prendre les airs les plus coquets du monde.

Elle ne voit en moi qu’un pédant tête-ronde !

LADY FRANCIS.
Saint homme, donnez-moi la bénédiction.

Quel texte m’allez-vous prêcher ?

LORD ROCHESTER.
La passion.

LADY FRANCIS.
J’ai le cœur bien touché du zèle qui vous presse.

Vous voyez devant vous une humble pécheresse,
Mon père.

LORD ROCHESTER, à part.
Son père ! ah ! n’ai-je rien de suspect ?
Haut.
Ma fille !… écoutez-moi.
LADY FRANCIS.
J’écoute avec respect.
LORD ROCHESTER, à part.
Suis-je assez malheureux d’avoir l’air respectable ?
Haut.
Ma fille !… écoutez-moi. — Ce n’est pas charitable

D’épandre autour de vous des ravages affreux !

LADY FRANCIS, étonnée.
Moi ?
LORD ROCHESTER, poursuivant.
L’un de vos regards, seul, fait cent malheureux.

LADY FRANCIS.
Vous vous trompez !
LORD ROCHESTER.
Oh non !

LADY FRANCIS.
Mais quels sont donc mes crimes ?

LORD ROCHESTER.
Vous avez sous les yeux une de vos victimes.
LADY FRANCIS.
Vous ? que vous ai-je fait ? Si j’ai vers vous des torts.

Je cours prier mon père...

LORD ROCHESTER, l’arrêtant.
Ah ! soyez sans remords.
Des maux que vous causez vous êtes innocente.
LADY FRANCIS.
Je ne vous comprends pas.
LORD ROCHESTER.
Candeur intéressante !
LADY FRANCIS.
Mais, si je vous ai fait du mal sans le savoir,

Je veux le réparer.

LORD ROCHESTER, mettant la main sur son cœur.
Ah !

LADY FRANCIS.
C’est même un devoir.

LORD ROCHESTER.
Qu’entends-je ? À mes désirs seriez-vous exorable ?
Vous me comblez de joie, ô princesse adorable !
Il cherche à presser la main de Francis qui recule.

LADY FRANCIS.
Je ne suis point princesse... On n’adore que Dieu... —
Vous m’effrayez !
Elle veut se retirer.

LORD ROCHESTER, la retenant par la robe.
Francis, ne me dis pas adieu !

LADY FRANCIS.
Il me tutoie !
S’approchant de Rochester d’un air de compassion.
A-t-il la tête un peu malade ?

LORD ROCHESTER.
Non, mais le cœur.
LADY FRANCIS.
Pauvre homme !

LORD ROCHESTER, à part.
Essayons l’escalade.
Elle a l’air de me plaindre, et l’amour n’est pas loin.
Haut.
Ha ! rendez-moi la vie !
LADY FRANCIS.
Oui, vous auriez besoin
D’un médecin. Vraiment, il a la fièvre chaude !
LORD ROCHESTER.
Voilà quatre ans bientôt qu’autour de vous je rôde...
À part.
Mentons, cela fait bien !
LADY FRANCIS.
Que voulez-vous ?

LORD ROCHESTER.
Mourir !
Vos yeux qui m’ont blessé me pourraient seuls guérir.
LADY FRANCIS, reculant toujours.
Il me fait vraiment peur !
LORD ROCHESTER, à part.
C’est flatteur !
Haut et joignant les mains d’un air suppliant.
Ô ma reine !
Mon tout ! ma déité ! ma nymphe ! ma sirène !
LADY FRANCIS, effrayée.
Qu’est-ce que tous ces noms ? je m’appelle Francis.
LORD ROCHESTER.
Ah ! princesse ! pour vous je brûle et je transis !

Sous ce déguisement l’amour vers vous me guide ;
Je suis un chevalier, et non pas un druide.
Que n’ai-je à vous offrir le sceptre des indous !
Serez-vous aussi dure, avec des yeux si doux.
Pour un amour si tendre et qui de douze ans date.
Que la prêtresse Ophis le fut pour Tiridate ?
J’eusse franchi l’Asie au bruit de vos appas.
Cruelle ! vous fuyez, vous ne répondez pas.
Je vais aller mourir de l’amour qui m’oppresse.

Mais non, dites un mot, ma charmante tigresse,
Un mot, et vous serez, pour votre heureux sujet,
Du plus constant amour le plus céleste objet !

LADY FRANCIS, ouvrant de grands yeux étonnés.
Que dit-il donc ?
LORD ROCHESTER, à part.
Fort bien. Elle reste en extase.
Je le crois ! Ma harangue est presque phrase à phrase

Prise dans Ibrahim ou l’illustre Bassa,
Comme le turc Lysandre à Zulmis l’adressa.

C’est du Scudéry pur ! — Continuons.
Haut.
Ingrate !
Retenant Francis qui paraît encore vouloir se retirer.
Ah ! restez, ou je vais me noyer dans l’Euphrate !
LADY FRANCIS, riant.
Dans l’Euphrate !
LORD ROCHESTER.
Ou plutôt, suivez votre dessein.
Oui, prenez cette épée, et percez-m’en le sein !
Il porte la main à son côté comme pour y chercher son épée.
À part.
Point d’épée ! — Ah ! comment faire avec ce costume

Semblant de se tuer, comme c’est la coutume ?
Le moyen de poursuivre un entretien galant ? —
Mais à défaut du fer, le quatrain ? Excellent !

Si je ne la fléchis, je veux que Dieu me damne !
Haut.
Écoutez votre esclave, ô divine Mandane !
Lui présentant un parchemin roulé, noué d’un ruban rose.
Ce papier de mon cœur vous fera le tableau.

Il eût été détruit par la flamme ou par l’eau,
Si mon feu n’eût séché mes pleurs, et si, madame.
Mes larmes à leur tour n’eussent éteint ma flamme !

Prenez, lisez, jugez de mon amour ardent !
Il se précipite aux genoux de lady Francis.

 

LADY FRANCIS, jetant à terre le parchemin et reculant avec dignité.
Je vous comprends, monsieur. Vous êtes impudent !

Vous osez chez mon père ainsi vous introduire !

LORD ROCHESTER, à part.
La petite n’est pas très facile à séduire.
LADY FRANCIS.
Levez-vous, ou j’appelle !
LORD ROCHESTER, toujours à genoux.
Ah ! je reste à vos pieds !

LADY FRANCIS.
Vos insolents propos seraient trop expiés,

Si...

SCÈNE VIII.
Les Mêmes, CROMWELL.
CROMWELL, apercevant Rochester aux genoux de Francis.
Par quel hasard, maître, aux genoux de ma fille ?

LORD ROCHESTER, atterré et sans changer de posture.
À part.
Dieu ! Cromwell ! Je suis mort ! Pour une peccadille

C’est dur d’être pendu ! Pris en délit flagrant !
Il n’aura pas pour moi de châtiment trop grand !

CROMWELL.
Fort bien, mon chapelain !
LADY FRANCIS, à part.
Il faut de l’indulgence.
C’est un fou !
CROMWELL, à Rochester consterné.
Vous avez compté sans ma vengeance !
LADY FRANCIS, à part.
Mon père le tuerait, le pauvre malheureux !
CROMWELL.
Ce drôle ! de ma fille il ose être amoureux !

Et mon Ève écoutait sa langue de vipère !
Quoi ! Francis ! vous souffrez ?...

LADY FRANCIS, avec embarras.
Pardonnez-moi, mon père.
Mylord, ce n’est pas moi dont monsieur me parlait.
CROMWELL.
De qui vous parlait-il à genoux, s’il vous plaît ?
LADY FRANCIS.
Monsieur, qui m’implorait de couronner ses flammes,

Me demandait la main de l’une de mes femmes.

LORD ROCHESTER, à part, se relevant étonné.
Que dit-elle ?
CROMWELL.
Et de qui ?

LADY FRANCIS, souriant.
De dame Guggligoy.

LORD ROCHESTER, à part.
Ah ! la traîtresse !
CROMWELL, radouci.
Alors, c’est autre chose.

LORD ROCHESTER, à part.
Quoi !
La duègne ou la potence ! en cette crise extrême.

Que ne me laissait-elle au moins choisir moi-même !

CROMWELL, à Rochester.
Pourquoi ne point parler tout de suite, mon cher ?

Puisqu’il vous reste encor des penchants pour la chair…

LORD ROCHESTER, à part.
Chair ! une peau collée à des os faits en duègne !
CROMWELL.
On vous satisfera. Je hais que l’on me craigne.

Je suis content de vous, je pourrai vous donner
Votre belle.

LORD ROCHESTER, à part.
Ma belle ! un vieux spectre à damner !
Un corps à rebuter les bêtes carnassières !

Une figure à faire avorter des sorcières !

CROMWELL, à part.
Je lui croyais d’abord meilleur goût.
Haut.
Oui, je veux
Vous marier.
LORD ROCHESTER, s’inclinant.
Mylord est trop bon !

CROMWELL.
Tous vos vœux
Seront comblés.
Entre dame Guggligoy.
SCENE IX.
Les Mêmes, DAME GUGGLIGOY.


DAME GUGGLIGOY, effrayée, à part.
Le père et nos amants ensemble !
Tout est perdu.
CROMWELL, apercevant dame Guggligoy.
C’est vous, bonne dame !

DAME GUGGLIGOY, à part.
Je tremble.

CROMWELL.
On vous réclame ici.
DAME GUGGLIGOY, interdite.
Moi, mylord ?...

CROMWELL.
Vous saviez
L’amour du chapelain ?
DAME GUGGLIGOY, à part.
Grand Dieu !

CROMWELL.
Vous l’approuviez ?

DAME GUGGLIGOY.
Je savais ?... J’approuvais ?... moi, mylord ? Je vous jure...
À part.
Mais il m’a donc trahie ! Ah ! le petit parjure !

Il est aisé de voir, à son air consterné,
Qu’un malheur…

CROMWELL.
Je sais tout.

DAME GUGGLIGOY, à part.
Je l’avais deviné.
Une pause. — Dame Guggligoy paraît pétrifiée. Francis considère en souriant Rochester qui promène des yeux désappointés de la jeune fille à la duègne.

LORD ROCHESTER, à part.
Ah ! la transition est imprévue et rude !
DAME GUGGLIGOY, se jetant aux pieds de Cromwell.
Grâce pour moi, mylord ! grâce !
CROMWELL, se détournant.
Elle fait la prude !
Il lui fait signe de se relever.
— Çà, maître Obededom est de nos bons amis,

Et n’a rien dans le cœur qui ne soit très permis.

DAME GUGGLIGOY.
Peut-il donc aspirer à la beauté qu’il aime ?
CROMWELL.
Qu’aime t-il de si haut déjà ? Vous !
DAME GUGGLIGOY.
Moi !

CROMWELL.
Vous-même.
Demandez-lui plutôt.
À Rochester.
N’est-il pas vrai ? Parlez.

LORD ROCHESTER, embarrassé.
Je conviens…
DAME GUGGLIGOY.
C’est pour moi, vraiment, que vous brûlez ?

LORD ROCHESTER, à part.
Oui, si j’étais l’enfer ! —
Haut.
Madame…

CROMWELL.
Allons, mon maître !
Laissez dans tout son feu votre amour apparaître.

Je le permets. Contez à dame Guggligoy
Qu’à ma fille à genoux vous la demandiez…

DAME GUGGLIGOY.
Moi !
À Rochester ébahi.
C’est donc pour cela ?... Mais c’est chose abominable !

Sans mon aveu !

LORD ROCHESTER, jetant un coup d’œil de reproche sur Francis qui rit.
Je suis sans doute impardonnable !
À dame Guggligoy.
Madame !
DAME GUGGLIGOY.
Audacieux ! redoutez mon courroux !

LORD ROCHESTER, à part.
Avec ses cheveux gris qui jadis étaient roux !
DAME GUGGLIGOY, à part.
Mais c’est qu’il est charmant !
Haut.
Donc, petit téméraire,
Vous m’aimez ?
LORD ROCHESTER.
Je ne puis vous dire le contraire.
À part.
Ô Wilmot, que ta mine amusera le roi

Entre lady Seymour et dame Guggligoy !

DAME GUGGLIGOY.
Vous m’aimez ?
LORD ROCHESTER, à part.
Si Cromwell ne pouvait nous entendre !
Mais sous peine de mort, il faut que je sois tendre.
Haut.
Je vous aime.
DAME GUGGLIGOY, minaudant.
C’est fort !
LORD ROCHESTER.
J’en conviens.

DAME GUGGLIGOY.
Vous cherchez
À m’épouser ?
LORD ROCHESTER, se mordant les lèvres, à part.
Voilà !
Haut avec embarras.
Je ne dis pas…

DAME GUGGLIGOY, indignée de son hésitation.
Sachez
Que l’honneur... Quel affront ! Concupiscence infâme !
Elle pleure.

CROMWELL, à Rochester.
Mais apaisez-la donc. Vous la vouliez pour femme !
LORD ROCHESTER, à part.
Ah !
Haut à dame Guggligoy.
Consentez...
À part.
Vieux cuir, dans les sabbats roussi !

DAME GUGGLIGOY, soupirant et baissant les yeux.
Je m’exécute.
Elle lui tend une main noire qu’il prend avec dégoût.

LORD ROCHESTER, à part.
Et moi, je m’exécute aussi !

DAME GUGGLIGOY.
Je suis bonne, et consens que l’insolent m’embrasse.
LORD ROCHESTER, à part.
Une faveur! Je veux la potence et ma grâce !
Dame Guggligoy lui présente une joue sur laquelle il se résigne à déposer une grimace et un baiser.
DAME GUGGLIGOY.
Je vous permets encor l’autre joue.
LORD ROCHESTER.
Ah ! merci !

DAME GUGGLIGOY.
Vous me boudez ?
LORD ROCHESTER.
Eh non !

CROMWELL.
Point de scandale ici.
Il faut vous marier. — Çà, terminons l’affaire,

Votre bonheur n’est pas de ceux que l’on diffère ;
Je vais vous contenter tous les deux sur-le-champ.

LORD ROCHESTER.
Mais...
CROMWELL.
L’amour est pressé, je le sais. C’est touchant !
Hé ! quelqu’un !
Entrent trois mousquetaires.

LORD ROCHESTER, à part.
Qui croirait que je suis à la noce ?

CROMWELL, au chef des mousquetaires.
Dis à Cham Biblechan, l’un des voyants d’Écosse,

Qu’il marie à l’instant, sur le livre de foi,

Messire Obededom et dame Guggligoy.
À Rochester et à dame Guggligoy.
Suivez-les.
À Rochester.
Comme vous Cham est anabaptiste.

LORD ROCHESTER, s’inclinant avec dépit, à part.
Charmante attention !
CROMWELL.
Je vous sais dogmatiste.

LADY FRANCIS, souriant et regardant de côté Rochester qui la salue.
Comme il est attrapé !
LORD ROCHESTER, à part.
Quel tour m’a joué là
Cette Francis ! — Je l’aime encor comme cela

De ruse et de candeur j’adore ce mélange,
Sa malice d’enfant, jointe à sa bonté d’ange.
M’arracher à son père ! à sa duègne m’unir !
Trouver, en me sauvant, moyen de me punir !

DAME GUGGLIGOY, à Rochester.
Venez donc, mon amour. Vous restez immobile.
LORD ROCHESTER, soupirant, à part.
Dans l’enfer de l’hymen suivons cette sybille !
Il sort avec dame Guggligoy et les mousquetaires.

CROMWELL, à lady Francis.
Je vous laisse. Je vais écouter un sermon
De Lockyer, sur Rome et les prêtres d’Ammon.
Il sort.
SCÈNE X.
LADY FRANCIS, seule.
LADY FRANCIS, seule.
Mon pauvre chevalier faisait triste figure.

Oui. — La punition est peut-être un peu dure.
Se marier ainsi, sans trop savoir pourquoi.
Et tourner ses yeux doux sur dame Guggligoy !
C’est mal, je me repens. — Mais pouvais-je mieux faire ?
Certes, mon père encore eût été plus sévère.

Apercevant le parchemin roulé qui est resté à terre.
Mais voilà son billet... — Que m’écrivait-il donc ? —
Je ne le lirai point. —
Elle regarde le parchemin d’un œil d’envie et de curiosité.
Mais quoi, pas de pardon ?
Pas de pitié ? — Voyons, je le lirais ? qu’importe !

Sauf à le replacer ensuite de la sorte… —

Je lui dois de le lire : il est assez puni !
Elle se précipite sur le parchemin, le dénoue et le déroule.
S’arrêtant.
Lirai-je ? Est-ce mal faire ? — Eh non ! tout est fini
D’ailleurs. — Lisons.
Elle lit.
« Mylord... » Mylord ! quel homme étrange !
Il m’appelait princesse, objet, nymphe, reine, ange ;
Il m’appelle à présent mylord ! — Fou !
Continuant de lire.
— « Tout va bien ! ... »
— Il écrit comme il parle, à n’y comprendre rien.
Tout va bien. — Quoi ? — Suivons :
Lisant.
« Ce soir, à minuit même,
« À la porte du parc présentez-vous. » Il m’aime ;
Voulait-il m’enlever ? —
Lisant.
« Tout le poste est séduit… » —
C’est cela. — L’insolent doutait d’être éconduit ! —
Lisant.
« Le mot d’ordre est donné. Succès sûr. » — Trop modeste !
Continuant.
«... Vous leur direz cologne ; ils répondront le reste... »
— Moins clair. —
Lisant.
« Vous pourrez, grâce à leur concours ami,
Ici sa voix prend un accent de terreur.
« Saisir enfin Cromwell, par mes soins endormi !

« le chapelain du diable. Ah ! que viens-je de lire ?
Sur mes yeux effrayés quel bandeau se déchire !

C’est à mon père seul qu’en veut ce scélérat !
Examinant le papier avec attention.
Voici l’adresse : « À Bloum, au Strand, hôtel du Rat. »

Le traître m’a remis ce billet par méprise.
Avertissons mon père. Infernale entreprise ! —

On vient. Hâtons-nous. C’est peut-être l’assassin.
Entre Davenant.
Elle s’enfuit précipitamment, emportant le parchemin.
SCÈNE XI.
DAVENANT, puis LORD ROCHESTER.
DAVENANT, seul.
Le Protecteur me fait venir ; — pour quel dessein ?
Bah ! rien d’inquiétant ! curiosité pure !
Entre Rochester.

DAVENANT, apercevant Rochester.
Mais quel est ce cafard ? — Dieu ! la bonne figure !

Un saint ? quelque hurleur puritain.

LORD ROCHESTER, à part et sans voir Davenant.
Maintenant,
C’est donc fait ! me voilà marié !
Il s’avance sur le devant du théâtre et reconnaît Davenant.
Davenant !

DAVENANT, à part.
Il sait mon nom !
Haut.
Monsieur… — Mais… je crois reconnaître.
Mylord Rochester !
LORD ROCHESTER.
Chut !
Ils se serrent la main.

DAVENANT.
Vous vous masquez en maître.
Fussiez-vous marié, votre femme, vraiment,

Ne vous connaîtrait pas sous ce déguisement !

LORD ROCHESTER, soupirant, à part.
Plût au ciel ! —
Haut.
Davenant, pas de plaisanterie.

DAVENANT.
C’est la première fois que votre seigneurie

Pour rire des maris se veut faire prier.

LORD ROCHESTER, à part.
Eh ! peut-on à la fois rire et se marier ?
Je l’y voudrais voir, lui !
Haut.
Brisons -là. — Cher poëte,
Par quel hasard chez nous ? Votre aspect m’inquiète.
DAVENANT, riant.
Chez nous ! Mais c’est parler en toute liberté !

Mylord dans cet enfer s’est vite acclimaté.
Rassurez-vous d’ailleurs. Cromwell a cet usage
De me mander toujours au retour d’un voyage.
Comment vous trouvez-vous avec lui ?

LORD ROCHESTER.
Moi ? très bien.
Protégé par Milton, Cromwell me veut du bien.
Et de mille faveurs me comble à sa manière.
À part.
Je l’aurais dispensé même de la dernière.
Haut.
Au reste, vous savez, je suis à temps venu.

Un traître, dans nos rangs espion inconnu,
Lui disait tout ; mais, grâce à mon adresse extrême,
Ormond se cache au Strand, et moi, chez Cromwell même.

DAVENANT.
Lâche espion ! Willis eût voulu l’écorcher !

C’est lui que nous avons chargé de le chercher.

LORD ROCHESTER.
Par bonheur, nous tenions prête la contre-mine.
Montrant sa veste.
J’ai votre fiole ici. — Ce soir tout se termine.
DAVENANT.
Cromwell ne sait donc rien de ce complot hardi ?
LORD ROCHESTER.
Non. Nous n’étions que trois quand nous l’avons ourdi.
DAVENANT.
La garde est subornée ?
LORD ROCHESTER.
Oui.

DAVENANT.
C’était difficile.

LORD ROCHESTER.
L’esprit puritain meurt : l’or rend un saint docile.
DAVENANT.
Noll n’a pas de soupçons sur moi ? vous croyez ?
LORD ROCHESTER.
Non.
Vous seriez arrêté, s’il avait votre nom.
SCÈNE XII.
DAVENANT, LORD ROCHESTER, DAME GUGGLIGOY.
DAME GUGGLIGOY, à Rochester.

Eh bien, monsieur ? Déjà fuyez-vous votre amante ?

DAVENANT, reculant.
À qui donc en veut-elle ?
DAME GUGGLIGOY, à Rochester.
Hélas ! je me lamente,
J’appelle, je languis, je pleure, je me meurs.

Je pousse à fendre un roc de dolentes clameurs.
Et vous ne venez pas ! Ah ! pauvre délaissée !
Quoi, déjà votre ardeur est-elle donc passée ?
Voyez mes pleurs ! voyez ! mon cœur en eau se fond.

LORD ROCHESTER, détournant les yeux, à part.
Ah ! l’horrible grimace ! — Est-ce triste ou bouffon ?
Bas à Davenant en lui montrant la Guggligoy.
Qu’en dites-vous ?
DAVENANT, de même.
Quel est ce spectre ?

LORD ROCHESTER, toujours bas.
C’est ma femme.

DAVENANT, riant.
Votre femme ?
LORD ROCHESTER.
Oui, d’honneur ! Vite un épithalame.

Mon poëte !

DAVENANT.
Mylord veut rire ?

LORD ROCHESTER.
Non, pardieu !
Rien n’est moins drôle.
DAME GUGGLIGOY.
Traître ! et vos serments de feu ?
DAVENANT, bas à lord Rochester.
La maîtresse en son genre est vraiment peu commune.

Je vous fais compliment de la bonne fortune.

LORD ROCHESTER, bas à Davenant.
Bonne fortune ! c’est ma femme, et rien de plus !

Vous me faites affront !

DAME GUGGLIGOY.
Mes pleurs sont superflus.
Il ne m’écoute pas !
DAVENANT, bas à lord Rochester.
Tandis qu’elle radote,
Expliquez-moi…
LORD ROCHESTER, bas à Davenant.
Cromwell me la donne, et la dote ;
Le tout par bonté.
DAME GUGGLIGOY, le tirant par la manche.
Quoi ! mon cher mari !

DAVENANT, bas à lord Rochester qui cherche à repousser dame Guggligoy.
Comment ?

LORD ROCHESTER, bas à Davenant.
Je vous dirai cela. Sachez pour le moment

Qu’à bon droit de ce nom la sibylle m’appelle.
C’est fait. Un corps de garde a servi de chapelle ;
Un tambour d’un sermon nous a gratifiés ;
Et c’est un caporal qui nous a mariés.
Je tremblais à la fin que la loi martiale
Ne fît du lit de camp la couche nuptiale.
Heureusement !...

DAVENANT, riant.
J’aurais voulu voir pour ma part
La duègne et l’aumônier conjoints par un soudard !
LORD ROCHESTER, bas.
C’est ainsi que chez nous la chose se pratique.
DAVENANT.
Hé mais ! pour dénouer une œuvre dramatique,

Ces mariages-là sont commodes, vraiment.
Un caporal unit la belle avec l’amant ;
Tout est dit.

DAME GUGGLIGOY, aigrement.
De qui donc parlez-vous à voix basse ?
— Il me fuit ! Fallait-il qu’à ce point je tombasse,

Moi qui ne suis point mal, et garde en très bon or
Deux cents vieux jacobus, qui sont tout neufs encor !

DAVENANT, à Rochester.
Peste ! mais ce parti vaut bien des héritières !

Deux cents vieux jacobus, et trois dents presque entières !

DAME GUGGLIGOY, à Rochester.
Vous qui me prodiguiez tant de charmants propos...
LORD ROCHESTER, à Davenant.
Elle a rêvé cela. —
À dame Guggligoy.
Laissez-nous en repos.
Dieu vous damne !
Il la repousse.

DAME GUGGLIGOY.
Ils sont tous les mêmes, ces infâmes !
Tendres pour leur amante, et durs avec leurs femmes.
Des chats avant la noce, et des tigres après !
À Rochester.
Quoi ! barbare ! changer nos myrtes en cyprès !

Laisser ta jeune épouse !

LORD ROCHESTER.
Ah ! vieille aventurière !
Si le diable était mort, tu serais sa douairière.
DAME GUGGLIGOY.
Pour un saint, quel langage !
LORD ROCHESTER, à part.
À propos, j’oubliais !...
Haut.
Ô femme, j’ai fait vœu...
À part.
Prenons notre air niais.
Haut.
De chasteté.
DAME GUGGLIGOY.
Comment ?

LORD ROCHESTER, baissant les yeux.
Vainement vous me dites :
— Dormez avec moi !... — Point de voluptés maudites !
DAME GUGGLIGOY.
Me chasser sans pitié hors du lit conjugal !
LORD ROCHESTER.
Madame, restez-y, cela m’est fort égal.

C’est moi seul que j’en veux chasser.

DAME GUGGLIGOY, furieuse.
Ah ! quel outrage !
Serpent ! monstre ! perfide ! aspic ! tiens, crains ma rage !
LORD ROCHESTER, reculant.
Gare à mes yeux ! la fée a les ongles crochus !
DAME GUGGLIGOY, pleurant.
Puisque les droits d’époux enfin te sont échus...
LORD ROCHESTER.
Ah ! mon Dieu !
DAME GUGGLIGOY.
Quelle glace à tes flammes succède ?
Pourquoi me fuir ? Quel est le démon qui t’obsède ?
LORD ROCHESTER.
Vous me le demandez !
DAME GUGGLIGOY.
Près de moi viens t’asseoir.
Je m’attache à toi !
LORD ROCHESTER, s’enfuyant.
Ciel ! que ferai-je ce soir ?
Il sort.
DAME GUGGLIGOY, le poursuivant.
Ingrat !
Elle sort.

DAVENANT, seul.

Il hausse les épaules.
Wilmot est fou. Quelle est cette algarade ?
Avec la tragédie unir la mascarade !
Il s’avance au fond du théâtre en les suivant des yeux.
Entre Cromwell.
SCÈNE XIII.
DAVENANT, CROMWELL.
CROMWELL, le parchemin de Rochester à la main, sans voir Davenant et sans en être vu.
Encore un nouveau piège... — où j’ai failli tomber !

Dans mon propre palais ils m’allaient dérober.
À force de folie, ils triomphaient peut-être.
Sans ma fille, — une enfant ! — les rois perdaient leur maître.
Insolents ! sans combattre à la face du ciel,
Venir, dans Londres même, escamoter Cromwell !
Comment prévoir ce coup d’audace et de délire,
À moins d’être insensé comme eux ? — J’ai beau relire
Ce billet, je n’y vois qu’un avis imparfait. —
Heureusement pour moi qu’ils sont fous tout à fait.

Là, courtiser la fille en détrônant le père !
Tendre un piège au lion jusque dans son repaire.
Et jouer sous sa griffe avec ses lionceaux !
S’ils n’étaient pas si fous, on les croirait plus sots.
« — Le Chapelain du Diable !… » — Ah ! tête à double face !
Donc cet Obededom n’est un saint qu’en grimace !
Quel est-il ? c’est un chef des maudits cavaliers.
Qui ? — Wilmot Rochester ou Buckingham Williers ?
Galant avec Francis, près de moi bon apôtre ;
Ce doit être Wilmot ou Williers, l’un ou l’autre. —
Mes soldats sont séduits ! je ne suis plus aimé. —
Nous verrons. — J’ai déjà mon projet tout formé.
Seulement, à l’appât pour mieux les faire mordre.
J’ai regret de n’avoir que moitié du mot d’ordre.

Enfin ! — J’attends Ormond et les épiscopaux !
Davenant revient sur le devant de la scène, et aperçoit Cromwell.

DAVENANT, à part.
C’est Cromwell !
Haut en s’inclinant.
Mylord !

CROMWELL, avec un air de surprise agréable.
Bon ! vous venez à propos.
Monsieur Davenant !
DAVENANT, s’inclinant de nouveau.
Prêt à servir son altesse.

CROMWELL, avec un sourire.
Logez-vous pas toujours chez votre même hôtesse ?

À la Sirène ?

DAVENANT.
Oui, mylord.

CROMWELL.
C’est un bon lieu.
Comment vous portez-vous, avec l’aide de Dieu ?
DAVENANT, s’inclinant.
Fort bien.
CROMWELL.
Vous avez fait sans doute un bon voyage ?
En êtes-vous content ?
DAVENANT.
Oui, mylord !
À part.
Verbiage !

CROMWELL.
Vous aviez quelque but, pour vous être absenté ?

D’affaires ? — de plaisir ?

DAVENANT.
De santé.

CROMWELL.
De santé ?
À part.
Je doute qu’elle soit par ces courses meilleure.
Haut.
C’est très bien fait parfois de quitter sa demeure,

Et de prendre un peu l’air. — Qu’avez-vous visité ?

DAVENANT, avec embarras.
Mais... le nord de la France...
CROMWELL.
Ah ! c’est bien limité !
On dit les bords du Rhin fort beaux. Toute ma vie,

J’ai de les parcourir conservé quelque envie.
Les avez-vous vus ?

DAVENANT, dont le trouble augmente.
Oui.

CROMWELL.
Je vous approuve fort.
Et sans doute aussi Trêve ? et Mayence ? et Francfort ?

— Cologne ?…

DAVENANT, à part.
Avec son air affable, il m’épouvante.
Haut.
Oui, mylord.
CROMWELL.
Ah ! Cologne ! une ville savante !
Pays de saint Bruno, de Corneille Agrippa.

 

DAVENANT, inquiet, à part.
Passons vite.
Haut.
J’ai vu Brème, visité Spa...

CROMWELL.
Ah ! restons à Cologne ! —
À part.
Il voudrait être à Brème.
Haut.
L’université ? c’est du siècle ?...
DAVENANT.
Quatorzième.

CROMWELL.
Pour un esprit lettré séjour intéressant,

N’est-ce pas ? Vous aurez été voir en passant ?...

DAVENANT, à part.
Dieu ! saurait-il ?...
Haut.
Moi, rien! quoi voir ?

CROMWELL, tranquillement.
La cathédrale.
On admire surtout la porte latérale.

L’avez-vous vue ?

DAVENANT, à part.
Il n’est instruit de rien du tout.
Haut.
Oui, mylord ; — mais l’ensemble est d’assez mauvais goût.
CROMWELL.
Mauvais goût ! mauvais goût ! c’est bien facile à dire.

C’est un bel édifice, et qui vaut qu’on l’admire.
Rien ne déparerait ce temple, quoique ancien,

S’il n’était pas souillé du culte égyptien. —
Après une pause.
Et vous n’avez rien vu de plus dans cette ville ?
DAVENANT.
Non, mylord.
CROMWELL, souriant.
Pas rendu de visite civile,
Par exemple, à certain Stuart ?
DAVENANT, atterré, à part.
Coup imprévu !
Haut.
Je vous jure, mylord, que je ne l’ai point vu.
CROMWELL.
Je sais à leurs serments les papistes fidèles ! —

Mais, dites-moi, — qui donc éteignit les chandelles ? —
N’est-ce pas lord Mulgrave ?

DAVENANT, à part.
Il sait tout !

CROMWELL.
Je vous croi,
Je sais que vous n’avez, d’honneur, pas vu le roi. —

Vous avez un chapeau de forme singulière.
Excusez ma façon peut-être familière ;
Vous plairait-il, monsieur, le changer pour le mien ?

DAVENANT, à part.
Je suis trahi ! —
Haut.
Mylord…
CROMWELL, lui arrachant son chapeau.
Donnez ! merci. —
Il fouille précipitamment dans le chapeau, et en tire la dépêche royale qu’il déploie et lit avec avidité. — Il entrecoupe sa lecture d’exclamations de triomphe.
Fort bien !
Le Chapelain du Diable est Rochester ! — La chose

Est fort bien arrangée. À merveille ! — On suppose
Qu’il n’est point malaisé de me fermer les yeux.

On me trompe, on m’endort, on me prend : — c’est au mieux.
À Davenant.
Rien ne doit égaler vos tragi-comédies.
Si vos pièces, monsieur, valent vos perfidies.
À Thurloë qui entre.
Thurloë, que monsieur soit conduit à la Tour.
Thurloë sort et revient accompagné de six mousquetaires puritains, au milieu desquels Davenant consterné se place sans résistance. Cromwell le congédie avec un rire amer et ironique.
Charles vous a coiffé, je vous loge à mon tour.

Le ciel vous tienne en joie !

DAVENANT, à part.
Ô dénoûment sinistre !
Il sort avec les gardes.
THURLOË, à Cromwell.
Mylord, le parlement, auquel un saint ministre

A fait, selon notre ordre, une exhortation,
Apporte divers bills à votre sanction.
Notamment l’humble adresse ou loi, qui vous confère
La couronne.

CROMWELL.
Qu’il entre.
Thurloë sort.
Seul.

Ah ! ténébreuse affaire ! —
Par leur propre artifice il faut qu’ils soient perdus.
Je veux les prendre eux-même aux rets qu’ils m’ont tendus.
Il regarde tour à tour le parchemin de Rochester
et le message de Davenant.
Maintenant je tiens tout dans ma main. —
Faisant le geste de fermer violemment ses deux mains.
Il ne reste
Qu’à tout écraser ! — Dieu pour moi se manifeste. —
Ah ! c’est le parlement.
Le parlement, conduit par Thurloë, entre en habit de cérémonie. À la tête des membres marche l’orateur, en robe, suivi des clercs du parlement, précédé des sergents de la chambre, des massiers portant leurs masses, et de l’huissier à la verge noire. — Cromwell monte à son fauteuil protectoral, et le parlement s’arrête gravement à quelques pas de lui en dehors de la limite des tabourets.
SCÈNE XIV.
CROMWELL, LE PARLEMENT, LE COMTE DE CARLISLE, WHITELOCKE, STOUPE, THURLOË.
Sur un signe de Cromwell, Carlisle et Thurloë s’approchent du Protecteur.
CROMWELL, bas au comte de Carlisle.
Lord Carlisle ! arrêtez
À l’instant les soldats pour cette nuit postés
À la porte du parc.
Lord Carlisle s’incline et sort.
Bas à Thurloë en lui remettant le parchemin de Rochester.
Porte ceci sur l’heure
À Bloum, au Strand.
Désignant la suscription de la lettre.
Ici tu verras sa demeure.
Ou, pour que mes desseins soient encor mieux remplis,

Pour messager plutôt prends sir Richard Willis.

Va ! —
THURLOË prend le parchemin en s’inclinant.
Mylord, il suffit !
Il sort.

CROMWELL, à part.
Ce nom de Bloum me voile
Le vieil Ormond, que va me livrer mon étoile.
Il s’assied et se couvre.
Ah !
Whitelocke et Stoupe se placent à ses côtés.
Haut.
Nous vous écoutons, messieurs, présentement.
L’ORATEUR DU PARLEMENT, découvert et debout,
ainsi que tous les assistants.
Mylord ! nous vous portons les bills du parlement.

Votre altesse verra, dans ce qu’il lui propose,
À quel point nous aimons la bonne vieille cause.
Daignez sanctionner nos lois.

CROMWELL.
Nous allons voir.

L’ORATEUR, se tournant vers le clerc.
Çà, clerc du parlement, faites votre devoir.
LE CLERC DU PARLEMENT, d’une voix haute et tenant ouvert
le registre des délibérations.
Le vingt-cinquième jour de juin, neuvième année

De cette liberté, que Dieu nous a donnée.
Voici les derniers bills, votés en parlement.
Primo. Considérant qu’on peut imprudemment
Pécher, comme Noé, par le fruit de la vigne,
Et jurer de saints noms sans volonté maligne.
Le parlement susdit veut, dans l’intention
D’adoucir sur ce point la législation,
Qu’on se borne à punir, avec miséricorde.
Les ivrognes du fouet, les jureurs de la corde.

CROMWELL.
C’est bien peu. — Qui blasphème un Dieu que nous prions

Vaut bien les assassins, même les histrions !
Pourquoi le moins punir ? — Ces lois sont transitoires...

Ainsi, nous consentons.
L’orateur et les membres du parlement s’inclinent.

LE CLERC, continuant de lire.
Secundo. Les victoires
Que vient de remporter Robert Blake, amiral,

Recevront les honneurs d’un jeûne général.
La chambre, ayant longtemps consulté les saints-livres,
Lui donne un diamant du prix de cinq cents livres ;
En outre, elle prescrit que des exploits si beaux
Soient immortalisés dans ses procès-verbaux.

CROMWELL.
Nous consentons.
Les assistants s’inclinent. — Rentre Thurloë qui vient reprendre sa place près du Protecteur.

THURLOË, bas à Cromwell.
C’est fait.

LE CLERC, poursuivant.
Tertio. Les tumultes
Qu’excitent dans York des malveillants occultes,

Ayant d’un saint effroi glacé les cœurs anglais,
Le parlement susdit, pour mettre sans délais
Les rebelles d’York hors de la loi civile,
Lance un quo warranto sur leurs chartes de ville.

CROMWELL, bas à Thurloë.
Vingt soldats vaudraient mieux que cent quo warranto.
J’arrangerai cela.
Haut.
Nous consentons.
Tous s’inclinent encore.

LE CLERC, reprenant.
Quarto.
La chambre, afin d’emplir les caisses épuisées.

Entend que chaque anglais, dans ses fautes passées,
Cherchant à racheter quelque énorme attentat.
Jeûne un jour par semaine au profit de l’état.
Moyen rare, et conforme aux saintes ordonnances,
De faire son salut en aidant les finances.

CROMWELL.
Nous consentons.
Tous s’inclinent de nouveau.

LE CLERC continuant d’une voix plus éclatante.
Quinto. L’humble pétition
Ou suppliante adresse au héros de Sion !
Tous les membres du parlement font un profond salut à Cromwell qui leur répond d’un signe de tête.

Ayant considéré qu’il est d’usage antique
De clore par un roi tout débat domestique.
Que Dieu même, à son peuple ayant donné ses lois,
Changea la chaire en trône et les Juges en Rois ; —
Ouï les orateurs présentés pour et contre ; —
À mylord Protecteur le parlement remontre
Qu’il faut pour chef au peuple un seul individu,
À qui des anciens rois le titre soit rendu.
Et supplie Olivier, Protecteur d’Angleterre,
D’accepter la couronne, à titre héréditaire. —

L’ORATEUR DU PARLEMENT, à Cromwell.
Je demande, mylord, la parole.
CROMWELL.
Parlez.

L’ORATEUR.
Mylord ! — dans tous les temps, récents ou reculés,

Des rois ont gouverné les nations du monde.
Le livre primitif, où la sagesse abonde.
Partout en mots exprès dit : Reges gentium.
On voit, en méditant Gabaon, Actium,
Que, lorsqu’au sein d’un peuple une lutte s’élève.
C’est un nœud gordien que toujours tranche un glaive.
Ce glaive devient sceptre, et démontre à la foi
Que toute question se résout par un roi.
Je sais que de grands clercs adoptent pour système
Qu’assisté de ses saints, Christ peut régner lui-même ;
Mais le régulateur des destins éternels
N’est pas un roi visible à des peuples charnels ;
Il faut des rois de chair aux terrestres royaumes ;
Rex substantialis, disent les axiomes.
Voilà des arguments qu’on ne saurait nier. —
L’état de république est de tous le dernier.
Il faut que sur un roi le peuple se repose ;
Car le peuple est pareil, mylord, quoi qu’on suppose,
Au héron qui ne peut dormir que sur un pied.
Or le héron qui dort, est-il estropié ?
Le peuple est ce héron. Venge-t-il ses querelles,
Il a pour bec l’armée, et les chambres pour ailes.
Mais quand la barque enfin se rattache à l’anneau.
Qu’il dorme sur un pied ! Stans pede in uno.

L’argument est trop clair pour qu’on le développe.
Que votre altesse donc, étendant sur l’Europe
Le glaive de Judas, et la verge d’Aaron,
Soit le roi d’Angleterre et le pied du héron !
Nous invoquons des lois au monde entier communes.

Dixi quid dicendum, parlant pour les communes.
L’orateur se tait, s’incline, et Cromwell, absorbé dans ses pensées, garde quelque temps un silence de recueillement ; enfin, il lève les yeux au ciel, croise les bras sur sa poitrine et soupire profondément.

CROMWELL.
Nous examinerons.
Étonnement général.

L’ORATEUR DU PARLEMENT, à part.
Qu’entends-je ?

WHITELOCKE, bas a Thurloë.
Que dit-il ?
Il refuse ?
THURLOË.
Il hésite. Il craint quelque péril.

CROMWELL, bas à Thurloë.
Il le faut ! — Différons. — Aux cavaliers en butte.

Rendons les puritains neutres dans cette lutte ;
Et ne nous mettons point, dans ce double embarras.
Deux épines au pied, deux fardeaux sur les bras.
Trompons d’abord les rets dont Ormond m’environne.
J’aurai toujours le temps de saisir la couronne.

Calmons les puritains en fuyant cet honneur.
Haut aux assistants.
Allez en paix ! — Cherchons la grâce du Seigneur !
Tous, excepté Thurloë, sortent avec de profondes révérences et des signes d’étonnement.
SCÈNE XV.
CROMWELL, THURLOË.
THURLOË, à part.
Quelque chose est ici changé depuis une heure
CROMWELL, à part.
C’est bon ! jusqu’à demain que ce refus les leurre.
Tous deux restent un moment immobiles et silencieux. Cromwell, appuyé sur les bras de son fauteuil, semble méditer profondément. Enfin, Thurloë s’avance vers lui et s’incline.

THURLOË.
Mylord, il est tard.
CROMWELL, brusquement.
Fais sonner le couvre-feu.

THURLOË.
N’avez-vous pas besoin de reposer un peu ?
CROMWELL.
Oui. — De dormir pourtant je n’ai pas grande envie.
THURLOË.
Où mylord couche-t-il cette nuit ?
CROMWELL, à part.
Quelle vie !
Me cacher tous les soirs comme un voleur qui fuit !

Régnez donc, pour changer de couche chaque nuit !

Partout, autour de nous, en nous, toujours la crainte !
Haut à Thurloë.
Qu’on mette ici mon lit.
THURLOË.
Quoi, dans la chambre peinte ?
Les juges de Charle…
CROMWELL, à part.
Ah ! toujours ce souvenir !

THURLOË.
Mais c’est ici, mylord, qu’on vit se réunir…
CROMWELL, à part.
Ce Charles !… —
Haut.
Vous avez, monsieur, trop de mémoire !
Obéissez.
Thurloë baisse la tête, sort, et revient suivi de valets, qui dressent un lit et apportent deux flambeaux. Cromwell, qui est resté silencieux, se rapproche de Thurloë immobile, quand les valets sont sortis.
D’ailleurs, quand la nuit sera noire,
Si ces lieux ont un spectre, il ne m’y verra pas.
Serrant la main de Thurloë, et lui montrant le lit préparé.
Ce lit n’est pas pour moi.
THURLOË, surpris.
Qui donc ?

CROMWELL, à demi-voix.
Parle plus bas.
Il ne craint point, celui pour qui ce lit s’apprête.

Les fantômes de rois et les spectres sans tête.

THURLOË.
Mais quel secret ?
CROMWELL.
Tais-toi. — Faites ce qu’on vous dit,
Vous saurez tout plus tard.
THURLOË, à part.
Je demeure interdit.
C’est ainsi qu’il se sert de nous. Toujours nous taire !

Exécuter ses plans, sans savoir le mystère ;
Tantôt être muet, sourd, aveugle ; et tantôt

Avoir cent yeux, cent voix, et cent bras, s’il le faut !
Haut à Cromwell.
Mylord, pardon, si j’ose... Un péril vous menace,
Quel est-il ?
Montrant le lit.
Et qui doit prendre ici votre place ?
CROMWELL.
Tais-toi ! — Mon chapelain tarde bien à venir.
À part et se promenant à grands pas sur le devant du théâtre.
Comme ils sont tous contents ! ils pensent me tenir.

Ormond rit d’un côté, Rochester rit de l’autre.
Bon ! — leur génie en vient aux mains avec le nôtre.

À leur mesure étroite ils creusent mon tombeau !
Il s’arrête devant la table sur laquelle brûlent les deux bougies, et, comme offusqué de leur éclat, s’adresse rudement à Thurloë.

Pourquoi tant de lumière ? — Il suffit d’un flambeau ;
Qu’on mette en ma dépense un peu d’économie.
Il souffle lui-même une des deux bougies.
C’est ainsi qu’on éteint une vie ennemie.

Un souffle ! et tout est dit, — Hé bien ! mon chapelain ?
Entre Rochester, accompagné d’un page portant sur un plat d’or un gobelet d’or où l’on voit tremper un rameau de romarin.

THURLOË.
Le voici justement.
CROMWELL.
Enfin !
Il se frotte les mains avec joie.
SCÈNE XVI.
Les Mêmes, LORD ROCHESTER.
LORD ROCHESTER, à part.
Le vase est plein.
Il faut que Noll le boive. Il va faire un fier somme !

J’ai mis toute la fiole. — Eh ! je sers le pauvre homme,
Je l’arrache aux remords ; grâce à mes soins d’ami,

Il n’aura de longtemps, d’honneur, si bien dormi.
Il prend le plat des mains du page, qui se retire, et il le présente à Cromwell en s’inclinant.
Haut.
Mylord…
À part.
Il faut encor de la cérémonie.
Haut.
Buvez cette liqueur que mes mains ont bénie.
CROMWELL, ricanant.
Ah ! vous l’avez bénie ?
LORD ROCHESTER.
Oui.
À part.
Quel regard !

CROMWELL.
Fort bien.
Ce breuvage, est-ce pas, me doit faire du bien ?
LORD ROCHESTER.
Oui, l’hypocras contient une vertu suprême

Pour bien dormir, mylord.

CROMWELL.
Alors, buvez vous-même !
Il prend le gobelet sur le plat et le lui présente brusquement.

LORD ROCHESTER, épouvanté et reculant.
Mylord !…
À part.
Quel coup de foudre !

CROMWELL, avec un sourire équivoque.
Eh bien, vous hésitez ?
Accoutumez-vous donc, jeune homme, à nos bontés.

Vous n’êtes pas au bout encor. — Prenez, mon maître !
Surmontez le respect, qui vous trouble peut-être,

Buvez. —
Il force Rochester confondu à prendre le gobelet.
Saviez-vous pas que nous vous chérissions ?
Que retombent sur vous vos bénédictions !
LORD ROCHESTER, à part.
Je suis écrasé !
Haut.
Mais, mylord…
CROMWELL.
Buvez, vous dis-je !

LORD ROCHESTER, à part.
Il s’est depuis tantôt passé quelque prodige.
Haut.
Je vous jure…
CROMWELL.
Buvez : vous jurerez après.

LORD ROCHESTER, à part.
Et notre grand complot ? et nos savants apprêts ?
CROMWELL.
Buvez donc !
LORD ROCHESTER, à part.
Noll encor nous surpasse en malice.

CROMWELL.
Vous vous faites prier ?
LORD ROCHESTER, à part.
Buvons donc ce calice !
Il boit.

CROMWELL, avec un rire sardonique.
Comment le trouvez-vous ?
LORD ROCHESTER, remettant le gobelet sur la table.
Que Dieu sauve le roi !
À part.
Pour moi, je suis sauvé de dame Guggligoy.

Noll peut faire de moi ce qu’il voudra. Qu’importe ?
Ma nouvelle moitié m’attendait à la porte.
Je tombe, et mon naufrage en est bien moins cruel.
De Charybde en Scylla, de ma femme à Cromwell !
L’un vous force à dormir, l’autre, à livrer bataille.
J’ai changé de démon, voilà tout. — Mais je bâille…

Déjà ?
Il s’assied sur un des pliants à dossier.
THURLOË, à Cromwell.
C’est du poison qu’il a bu ?

LORD ROCHESTER, bâillant.
Sur ma foi,
Ce qu’il dit est flatteur pour Cromwell et pour moi !
CROMWELL, bas à Thurloë.
Nous verrons.
THURLOË, à part, regardant Rochester.
Pauvre homme !

LORD ROCHESTER, bâillant.
Ah !… j’ai la tête étourdie.
Bâillant encore.
Quand tout le jour on a joué la comédie,

Jeûné, — prié, — beaucoup prêché, juré fort peu, —
Porté masque de saint, pris même un nom hébreu, —
Du vieux Noll, — sur la bible, — essuyé l’apostrophe… —

C’est dur...
Il bâille.
De s’endormir, juste, à la catastrophe ! —
Il bâille encore.
Puissé-je encor ne pas me réveiller pendu !

Avec moi seulement Ormond sera perdu ; —

C’est là tout mon regret. — Chassons ce triste rêve. —
Il bâille.
Fiole d’enfer ! — ma tête à peine se soulève.
Bonsoir, monsieur Cromwell. — Que Dieu sauve le roi !
Sa tête retombe sur son épaule et il s’endort.

CROMWELL, l’œil fixé sur Rochester endormi.
Quel dévoûment ! — Qui donc ferait cela pour moi ?
À Thurloë.
Portons-le sur ce lit.
Tous deux portent Rochester sur le lit placé dans un coin du théâtre, et l’y déposent sans qu’il se réveille. — En ce moment, on entend frapper à une porte basse donnant sur un des couloirs latéraux de la chambre peinte.
THURLOË, avec inquiétude à Cromwell.
On frappe à cette porte.

CROMWELL.
Ouvre ; je sais qui c’est.
THURLOË, ouvrant la porte.
Le rabbin !
SCÈNE XVII.
CROMWELL, THURLOË, MANASSÉ-BEN-ISRAËL, LORD ROCHESTER, endormi.
CROMWELL, à Manassé qui se prosterne en entrant sur le seuil.
Que m’apporte
Le juif ?
Manassé se relève et s’approche de Cromwell d’un air mystérieux.

MANASSÉ, bas à Cromwell.
De l’argent.
Il entr’ouvre sa robe, et montre au Protecteur un gros sac qu’il porte avec peine.

CROMWELL, à Thurloë.
Sors.
Bas.
Sans t’éloigner pourtant.
Thurloë s’incline et sort.

MANASSÉ, à Cromwell.
Le brick suédois est pris. — et j’accours à l’instant

Porter à monseigneur sa part.

CROMWELL, examinant le sac.
Comment ! quel conte !
Cela ma part !
MANASSÉ, se mordant les lèvres.
Seigneur, — c’est-à-dire, un à-compte.
CROMWELL.
Bien !
Il prend le sac et le dépose sur la table près de lui.

MANASSÉ, à part.
À cet œil de lynx rien ne peut échapper
Les cavaliers au moins sont aisés à tromper ;

Je leur prends leur navire et leur ouvre ma banque.
Ainsi, grâce à mes soins, leur ressource leur manque ;
Et puis au denier douze, ainsi qu’il est réglé,
Je leur revends l’argent que je leur ai volé ;
Car voler des chrétiens, c’est chose méritoire.

CROMWELL.
Que sais-tu de nouveau, face de purgatoire ?
MANASSÉ.
Rien : — sinon que le bruit s’est dans Londre épandu

Qu’un astrologue à Douvre avait été pendu.

CROMWELL.
C’est bien fait. — Mais toi-même, es-tu pas astrologue ?
MANASSÉ, après un moment d’hésitation.
Point de faux témoignage, a dit le décalogue.

Oui, je comprends ce livre, obscur pour le démon,
Qu’épelait Zoroastre, où lisait Salomon.
Oui, je sais lire au ciel vos bonheurs, vos désastres.

CROMWELL, à part, l’œil fixé sur le juif.
Sort bizarre ! épier les hommes et les astres !

Astrologue là-haut, ici-bas espion !

MANASSÉ, s’approchant avec vivacité d’une fenêtre ouverte au fond de la salle.et à travers laquelle on entrevoit un ciel étoilé.
Tenez ! précisément, là, près du Scorpion, —

En ce moment, seigneur, je vois... —

CROMWELL.
Quoi ?
MANASSÉ, sans quitter le ciel des yeux.
Votre étoile.
Se retournant vers Cromwell avec solennité.
Votre avenir pour moi peut déchirer son voile.
CROMWELL, tressaillant.
Vraiment ? il se pourrait ?... — Mais non, tu mens, vieillard !

Crains-tu pas d’essayer la pointe d’un poignard ?

MANASSÉ, gravement.
Si je mens, que la mort, dont les coups nous confondent,

Ferme ces yeux à qui les étoiles répondent !

CROMWELL, pensif, à part.
Se pourrait-il ? — Lever le rideau du destin ;

Lire au loin dans le ciel un avenir lointain ;
Déchiffrer chaque vie et chaque caractère ;
Voir la clef de l’énigme et le mot du mystère.
Ce mot qu’un doigt suprême, invisible à nos yeux,
Trace avec des soleils sur le livre des cieux !
Quel pouvoir ! c’est de Dieu partager la couronne. —
Moi, qui me contentais de je ne sais quel trône !
Fier de briller au faîte où quelques rois ont lui,
Je méprisais ce juif — Que suis-je près de lui ?
Qu’est-ce que ma puissance auprès de son empire ?
Près du but qu’il atteint qu’est le but où j’aspire ?
Son royaume est le monde, et n’a pas d’horizon. —
Mais non, il ne se peut. La raison… — La raison !
Gouffre où l’on jette tout et qui ne peut rien rendre !
Doute aveugle qui nie à défaut de comprendre !
L’imbécile l’invoque, et rit. C’est plus tôt fait. —
Pourtant, — d’où viendrait-il, ce pouvoir, en effet ?
Dieu marque un but unique à chaque créature.
Les êtres, dont la chaîne embrasse la nature.
Restent tous dans leur sphère, à leur centre, en leur lieu.
La bête ignore l’homme, et l’homme ignore Dieu.
Les cieux ont leur secret, et nous avons le nôtre.
L’âme peut-elle voir d’un monde dans un autre,
Des morts chez les vivants apporter le flambeau ?
Reste-t-elle toujours d’un côté du tombeau ?
Peut-elle après la mort sortir des catacombes.

Ou pénétrer, d’ici, l’intérieur des tombes ?
Qui sait ? — Faut-il nier tout ce qu’on ne voit pas ?
Tout lien est-il donc rompu par le trépas ?
N’a-t-on pas vu d’ailleurs des choses effrayantes ? —
Mais l’homme, ouvrir du ciel les pages flamboyantes !
Qui sait ce que Dieu met dans l’âme en la créant ? —
Mais quoi ! cet homme impur, ce juif, ce mécréant.
Dans son sens symbolique interpréter le monde !
Fouiller le saint des saints de son regard immonde ! —
Pourquoi pas ? Que sait-on ? Tout est mystérieux.
Raison de plus, peut-être ! — À mon œil curieux
S’il pouvait de mon astre expliquer le langage ?
Me dire où finira la lutte que j’engage ?

Allons ! nous sommes seuls, sans témoins. — Essayons.
Haut à Manassé.
Juif !
MANASSÉ, qui n’a cessé d’attacher les yeux au ciel, se retourne et s’incline.
Seigneur ?

CROMWELL.
S’il est vrai que ces divins rayons
Illuminent ton âme à leur clarté mystique,
Et prêtent à tes yeux un éclair prophétique…
Il s’arrête et paraît hésiter un moment.

MANASSÉ, se prosternant.
Que demandez-vous, maître, à votre serviteur ?
CROMWELL, baissant la voix.
L’avenir.
MANASSÉ, se relevant et se redressant.
Quoi ? comment ? jusqu’à cette hauteur
Tu lèves tes regards, incirconcis ! Ton âme

Verrait à nu, malgré les barrières de flamme,
Ces astres, sable d’or, poudre de diamants,
Qu’en leur gouffre sans fond roulent les firmaments !
Tu voudrais pénétrer ce ciel, palais de gloire,
Ténébreux sanctuaire, ardent laboratoire,
Où veille Jéhovah, qui ne dessaisit pas
L’immuable pivot et l’éternel compas !
Percer les trois milieux, la flamme, l’éther, l’onde.

Triple voile des deux, triple paroi du monde !
Et savoir quels soleils sont les lettres de feu
Dont brille au front des nuits la tiare de Dieu !
Toi, lire l’avenir ! Et pourrais-tu, profane,
Supporter sans mourir l’aspect du grand arcane !
Toi, qu’un terrestre soin préoccupe toujours,
Qu’as-tu fait pour cela de tes nuits, de tes jours ?
Quel mystère entrevu ? quelle épreuve subie ?
Vois mon front blême et nu ; j’ai l’âge de Tobie.
J’ai passé dans ce monde étroit, fallacieux,
Sans quitter un instant l’autre monde des yeux.
Songe ! en un siècle entier, pas un jour, pas une heure. —
Que de fois j’ai, la nuit, déserté ma demeure
Pour aller écouter aux portes des tombeaux.
Pour déranger un ver rongeant d’impurs lambeaux !
Combien j’étais heureux, roi du sombre royaume,
Quand j’avais pu changer un cadavre en fantôme,
Et forcer quelque mort, détaché du gibet,
À bégayer un mot du céleste alphabet !
Les morts m’ont révélé le problème des mondes ;
Et j’ai presque entrevu l’être aux splendeurs profondes
Qui, sur l’orbe du ciel comme aux plis du linceul.
Inscrit son nom fatal et connu de lui seul.
Mais toi ! — pour ton regard, mort dans sa nuit première.
Les constellations sont un feu sans lumière !
As-tu, dans le grand œuvre ardent à t’absorber.
Vu ta barbe blanchir, vu tes cheveux tomber ?
As-tu, bien qu’égalant les mages vénérables,
Traîné des jours proscrits, méprisés, misérables ?...

CROMWELL, l’interrompant avec impatience.
Il suffit. Je te paye ici pour me servir.
MANASSÉ.
Tu confonds. L’homme peut à l’homme s’asservir.

Oui, tandis que je vis d’une vie incomplète,
Puisqu’enfin cette chair couvre encor mon squelette,
Mon œil sert ici-bas tes plans ambitieux ;
Mais quand t’ai-je promis d’espionner les cieux ?

CROMWELL, à part.
Non, ce n’est point ainsi que parle un hypocrite.

Il croit à sa science, il la vante proscrite !

Haut à Manassé avec violence.
Dis-moi si ma planète est propice à mes vœux,

Obéis.

MANASSÉ.
Je ne puis.

CROMWELL.
Je le veux.

MANASSÉ.
Tu le veux !

CROMWELL, mettant la main sur son poignard.
S’il ne te fait parler, ce fer te fera taire.
MANASSÉ, après une hésitation.
Ne pâliras-tu point si, durant le mystère,

Je mêle au ciel l’enfer, le talmud au coran ?

CROMWELL.
Non.
MANASSÉ.
L’esprit cède au glaive, et le mage au tyran.
— Parle, mon fils.
CROMWELL.
Révèle à mon âme étonnée
Le secret de ma vie et de ma destinée.

Écoute. — Étant enfant, j’eus une vision.
J’avais été chassé, pour basse extraction,
De ces nobles gazons que tout Oxford renomme,
Et qu’on ne peut fouler sans être gentilhomme.
Rentré dans ma cellule, en mon cœur indigné,
Je pleurais, maudissant le rang où j’étais né.
La nuit vint ; je veillais assis près de ma couche.
Soudain ma chair se glace au souffle d’une bouche,
Et j’entends près de moi, dans un trouble mortel,
Une voix qui disait : Honneur au roi Cromwell !
Elle avait à la fois, cette voix presque éteinte,
L’accent de la menace et l’accent de la plainte.
Dans les ténèbres, pâle, et de terreur saisi,
Je me lève, cherchant qui me parlait ainsi.

Je regarde : — c’était une tête coupée ! —
De blafardes lueurs dans l’ombre enveloppée,
Livide, elle portait sur son front pâlissant
Une auréole... — oui, de la couleur du sang.
Il s’y mêlait encore un reste de couronne.
Immobile, — vieillard, regarde, j’en frissonne ! —
Elle me contemplait avec un ris cruel,
Et murmurait tout bas : Honneur au roi Cromwell !
Je fais un pas. Tout fait ! — sans laisser de vestige
Que mon cœur, à jamais glacé par ce prodige !
Honneur au roi Cromwell ! — Manassé, tu comprends ?
Qu’en dis-tu ? — Cette nuit, ces feux dans l’ombre errants,
Une tête hideuse, un lambeau de fantôme,
Dans un rire sanglant promettant un royaume…
Ah ! c’est vraiment horrible ! est-ce pas, Manassé ?
Cette tête !... — Depuis, un jour terne et glacé,
Un jour d’hiver, au sein d’une foule inquiète.
Je l’ai revue encor, — mais elle était muette.
Écoute, — elle pendait à la main du bourreau !

MANASSÉ, rêveur.
Vraiment ? — Ézéchiel, le gendre de Jéthro,

Eurent des visions, mon fils, moins redoutables.
Celle de Balthazar, dans l’ivresse des tables,
Ne l’égale pas même ; et le Toldos Jeschut
N’en dit pas qui ressemble à celle qui t’échut.
D’un roi vivant encor voir la tête apparaître ;
C’est étrange !

CROMWELL.
Il n’est rien de plus affreux !

MANASSÉ, réfléchissant.
Peut-être…
— Non. Les spectres dont j’ai gardé le souvenir

Se vengeaient du passé ; le tien de l’avenir. —
Tu ne dormais point ?

CROMWELL.
Non.

MANASSÉ.
Vision sans pareille !
Car, si tu ne l’avais eue en état de veille,
Ce ne serait qu’un songe, et j’en sais de plus beaux.
Il retombe dans ses méditations.
Seul spectre qui ne soit pas sorti des tombeaux !
Je n’ai rien vu de tel durant ma longue vie.
Il se retourne vers Cromwell.
De quelle odeur sa fuite a-t-elle été suivie ?
CROMWELL, brusquement.
Que m’importe ! — Que veut dire ma vision ?

Parle. Est-ce vérité ? n’est-ce qu’illusion ?
Honneur au roi Cromwell ! — Dois-je être roi ? — Dévoile
Mon destin à mes yeux.

MANASSÉ, l’œil fixé sur le ciel.
Oui, voilà bien l’étoile !
Je la reconnaîtrais du zénith au nadir ;

Fixe, en la contemplant on croit la voir grandir,
Brillante, mais portant à son centre une tache.

CROMWELL, impatienté.
Depuis assez de temps ton œil là-haut s’attache.

Serai-je roi ?

MANASSÉ.
Mon fils, je voudrais vainement
Te flatter ; on ne peut mentir au firmament !

Je ne puis te cacher qu’en sa marche elliptique
Ton astre ne fait pas le triangle mystique
Avec l’étoile Jod et l’étoile Zaïn.

CROMWELL.
Que me fait ton triangle ? Allons, fils de Caïn,

De la tête coupée explique-moi l’oracle !
Dois-je être un jour roi ? dis !

MANASSÉ.
Non, à moins d’un miracle.

CROMWELL, mécontent et brusque.
Qu’entends-tu par miracle ?
MANASSÉ.
Un miracle…

CROMWELL.
Hé bien, quoi ?

MANASSÉ.
Un miracle.
CROMWELL.
Voyons : suis-je un miracle, moi ?

MANASSÉ, pensif.
Peut-être.
CROMWELL.
C’est le trône alors que tu m’annonces.

MANASSÉ.
Non. Je ne puis du ciel te changer les réponses.
CROMWELL.
Non ! — Qu’est-ce donc alors que cette vision ?

Était-ce de la mort une dérision ?
Mais vous autres plutôt, je crois bien que vous n’êtes
Qu’imposteurs, sur la terre exploitant les planètes.

MANASSÉ, gravement.
Mon fils, donne ta main, et ne blasphème pas.
Cromwell, comme subjugué par l’autorité de l’astrologue, lui présente sa main. Manassé la saisit, l’examine et chante à demi-voix sans la quitter des yeux.
Loin d’ici les mauvais génies,

Et les sorcières rajeunies
Par un philtre aux sucs vénéneux.
Les dragons, les esprits lunaires.
Et les fileuses centenaires
Qui soufflent en faisant des nœuds !

Loin tout fantôme en blanche robe.
L’aspic, la goule qui dérobe
Leur fétide proie aux corbeaux.
Les démons qui chassent aux âmes,
Les nains monstrueux, et les flammes

Qui voltigent sur les tombeaux !
Mets la robe patriarcale,

La ceinture zodiacale,
Des anneaux d’or à tous tes doigts,
L’aumusse, la mitre conique,
L’éphod de pourpre, et la tunique

D’écarlate teinte deux fois ! —
Haut à Cromwell après un instant de silence.
Un danger te menace.
CROMWELL.
Et lequel ?

MANASSÉ.
Le trépas.
Si tu veux être roi, mon fils, ta mort est sûre.
CROMWELL.
Sûre ! ma mort ?
MANASSÉ, désignant du doigt le cœur de Cromwell.
C’est là que sera la blessure.

CROMWELL, mettant la main sur son cœur.
Ici ?
MANASSÉ, avec un signe affirmatif.
Là.

CROMWELL.
Quand ?

MANASSÉ.
Demain.

CROMWELL.
Mens-tu pas ?

MANASSÉ.
Fils d’Ammon !

Mentir ! Veux-tu qu’ici j’évoque ton démon ?
Mais il faut avec moi dire, pour le soumettre.

Huit versets commençant tous par la même lettre.
Cromwell paraît hésiter à cette proposition. — En ce moment, Rochester se détourne en dormant et pousse un soupir.
MANASSÉ, troublé.
Mais... quelqu’un nous écoute... —
Il s’approche du lit et aperçoit Rochester endormi.
Oui ! le charme est rompu.
Il a tout entendu !
CROMWELL.
Tu le crois ! il a pu

Nous entendre ?

MANASSÉ.
Sans doute.

CROMWELL.
Eh bien ! il faut qu’il meure.
Cromwell tire son poignard et s’approche de Rochester toujours endormi.

MANASSÉ.
Frappe ! — tu ne peux faire une action meilleure.
À part.
Par une main chrétienne immolons un chrétien.
CROMWELL.
De Cromwell et du juif il saurait l’entretien !
Qu’il meure !
Il lève son poignard sur Rochester et s’arrête.
Il dort pourtant.

MANASSÉ, poussant son bras.
Hé bien !

CROMWELL, toujours en suspens.
Il est si jeune !

MANASSÉ.
C’est le jour du sabbat ! Frappe !
CROMWELL, tressaillant.
C’est jour de jeûne !
Que fais-je ? un jour de veille et de repos divin,
J’allais commettre un meurtre, et j’écoute un devin !
Il jette le poignard.
À Manassé.
Va-t’en, juif. —
Appelant.
Thurloë !

THURLOË, accourant.
Mylord…

MANASSÉ, étonné.
Seigneur !

CROMWELL, à Manassé.
Sors, dis-je.

MANASSÉ, à part.
A-t-il l’esprit troublé par un soudain vertige ?
CROMWELL.
Il s’approche du juif. À voix basse.
Va ! — Ton arrêt de mort est déjà prononcé
Si tu dis un seul mot de ce qui s’est passé.
Le juif se prosterne et sort.
À Thurloë.
Sauve-moi de ce juif ! sauve-moi de moi-même,

Thurloë !

THURLOË, avec inquiétude.
Qu’avez-vous, mylord ?

CROMWELL, composant son visage.
Moi ? rien. Je t’aime,

Thurloë.

THURLOË.
Vous disiez… vous aviez l’air troublé ?

CROMWELL.
Ai-je dit quelque chose ?
THURLOË.
Oui, vous avez parlé...
CROMWELL, brusquement.
De rien ! tais-toi : suis-moi.
THURLOË.
Dieu ! que vous êtes pâle !
Dieu !
CROMWELL, souriant amèrement.
C’est de ce flambeau la lueur sépulcrale.
Viens, j’ai besoin de toi.
Thurloë suit Cromwell, et s’arrête en passant près du lit de Rochester.

THURLOË.
Voyez donc comme il dort !

CROMWELL.
Oui, d’un sommeil profond, — et voisin de la mort.
Ils sortent.

ACTE QUATRIÈME.

la sentinelle.

LA POTERNE DU PARC DE WHITE-HALL.
À droite, des massifs d’arbres ; au fond, des massifs d’arbres, au-dessus desquels se découpent en noir, sur le ciel sombre, les faîtes gothiques du palais. À gauche, la poterne du parc, petite porte en ogive très ornée de sculptures. — Il est nuit close.

SCÈNE PREMIÈRE.
CROMWELLdéguisé en soldat, un lourd mousquet sur l’épaule, une cuirasse de buffle, un chapeau à larges bords et à haute forme conique, grandes bottes.
Il se promène de long en large devant la poterne, dans l’attitude d’un soldat de garde. Quelques moments après que la toile est levée, on entend le cri d’une sentinelle éloignée.


Tout va bien ! veillez-vous ?

CROMWELL.
Il pose son mousquet à terre et répète.
Tout va bien ! veillez-vous ?
Une troisième sentinelle répond dans l’éloignement.
Tout va bien ! veillez-vous ?
CROMWELL, après un moment de silence.
Oui, je veille, — et pour tous !
Cromwell, qu’à cette place un soin prudent transporte,
Veut à ses assassins lui-même ouvrir sa porte.
On entend un bruit de pas et de voix dans l’éloignement.
Déjà ? — Mais non, minuit n’a point encor sonné.
C’est un passant.
On distingue comme un chant inarticulé.
Des chants ! le drôle a mal jeûné !
La voix s’approche, et on l’entend chanter sur un air monotone les paroles suivantes :

Au soleil couchant,

Toi qui vas cherchant
Fortune,
Prends garde de choir ;
La terre, le soir.
Est brune.

L’océan trompeur
Couvre de vapeur
La dune.
Vois ; à l’horizon
Aucune maison,
Aucune !

Maint voleur te suit ;
La chose est, la nuit.
Commune.
Les dames des bois
Nous gardent parfois
Rancune.

Elles vont errer.
Crains d’en rencontrer
Quelqu’une.
Les lutins de l’air
Vont danser au clair

De lune.
La voix s’approche de plus en plus et se tait.

CROMWELL.
Bon ! c’est un de mes fous qui chante ; — Elespuru,

Je crois.

SCÈNE II.

 

CROMWELL, TRICK, GIRAFF, ELESPURU, GRAMADOCH.


Les bouffons conduits par Gramadoch entrent avec précaution et à tâtons.

ELESPURU, fredonnant.
Les lutins de l’air

Vont danser au clair

De lune.
GIRAFF, bas à Elespuru.
Elespuru, tais-toi donc. — Es-tu fou ?

GRAMADOCH, aux autres, en leur désignant un banc de gazon derrière une charmille.
Cachons-nous là tous.
CROMWELL, sans les voir.
Oui, c’est mon bouffon qui rentre.
Les quatre bouffons se blottissent sur le banc de gazon.

GRAMADOCH, bas à ses camarades.
Du drame sur ce point l’action se concentre.

D’ici nous verrons tout.

TRICK, bas.
Il faudrait l’œil d’un clerc.
Voir ? — dans le four du diable il fait vraiment plus clair !
ELESPURU, bas.
Les acteurs, quels qu’ils soient, s’ils trouvaient là nos faces

Nous feraient un peu cher payer le prix des places.

GRAMADOCH, bas.
Nous arrivons à temps. On n’a pas commencé.
GIRAFF, bas.
Or çà, vous tairez-vous ?
Tous se taisent et demeurent immobiles.

CROMWELL.
Le bouffon est passé.
Sans savoir que ces lieux, où chantait son délire,

Vont voir se décider le destin d’un empire.
Qu’il est heureux, ce fou ! — Jusque dans White-Hall,
Il crée autour de lui tout un monde idéal.
Il n’a point de sujets, point de trône ; il est libre.
Il n’a pas dans le cœur de douloureuse fibre.
Il ne porte jamais sur ce cœur innocent
De cuirasse d’acier : — qui voudrait de son sang ?

Qu’a-t-il besoin de cour ? de cortège ? de garde ?
Il chante, il rit, il passe, et nul ne le regarde.
Que lui fait l’avenir ? il aura bien toujours,
L’hiver, pour se vêtir, un lambeau de velours.
Un gîte, un peu de pain mendié par des rires.
Sans disputer sa vie aux embûches des sbires,
Il dort toutes ses nuits, n’a point de songe affreux.
Se réveille et ne pense à rien. — Qu’il est heureux !
Sa parole est du bruit ; son existence un rêve.
Et quand il atteindra le terme où tout s’achève.
Cette faulx de la mort, dont nul ne se défend.
Ne sera qu’un hochet pour ce vieillard enfant !
En attendant, sa voix, s’il faut pleurer ou rire,
Donne le son qu’on veut, fait le cri qu’on désire,
Discourt à tout hasard, et chante à tout propos.
Son agitation couvre un profond repos.
Vivant jouet d’autrui, tête creuse et sonore.
Parlant, ainsi que l’eau murmure et s’évapore,
Il vibre au moindre choc, à s’émouvoir plus prompt
Que ces grelots d’argent qui tremblent sur son front.
Jamais ce fou ne prit cette peine insensée
D’enfermer, comme moi, le monde en sa pensée ;
Jamais des mots profonds, des soupirs éloquents
Ne sortent de son cœur, comme un feu des volcans.
Son âme, — a-t-il une âme ? — incessamment sommeille.
Il ne sait point le jour ce qu’il a fait la veille.
Il n’a point de mémoire ; hélas, qu’il est heureux !
Jamais, troublé la nuit de pensers ténébreux.
Il n’a, pressant le pas sous quelque voûte sombre.
Craint de tourner la tête et d’entrevoir une ombre.
Il ne souhaite pas qu’on puisse l’oublier,
Et que l’an n’eût jamais eu de trente janvier !
Ah ! malheureux Cromwell ! ton fou te fait envie.

Te voilà tout-puissant ; — qu’as-tu fait de ta vie ?
Une pause.
Tu règnes, tu prévaus sur le monde effrayé.

Que tout ce grand éclat est chèrement payé !
Les partis t’ont laissé ; le peuple te renie ;
Ta famille toujours lutte avec ton génie,
Et, de ses volontés te faisant une loi.
Te tiraille en tout sens par ton manteau de roi !
Ton fils lui-même... Ah ! Dieu! tout me hait, tout m’accable.
J’ai des ennemis, pleins d’une haine implacable.
Partout sur cette terre, — et même encore ailleurs.

— Jusqu’au fond du sépulcre ! — Allons ! des jours meilleurs
Peut-être reviendront. — Des jours meilleurs ! que dis-je ?
Mon sort depuis quinze ans marche comme un prodige.
Quel souhait ai-je fait qui ne soit accompli ?
Les peuples sous mon joug enfin ont pris leur pli.
Pour être roi demain je n’ai qu’un mot à dire. —
Qu’avais-je donc rêvé de plus dans mon délire ?
Juge, réformateur, conquérant, potentat,
N’ai-je pas mon bonheur ? — Oui, le beau résultat,
De faire ici l’archer qui veille et que l’on paie ! —

Quelle pompe au dehors ! au dedans quelle plaie !
Nouvelle pause.
Cette nuit est glacée ! — Il est bientôt minuit ;

L’heure où de son cercueil chaque spectre s’enfuit,
Montrant au meurtrier sa main de sang rougie,
Sa blessure incurable, et toujours élargie.
Et quelque tache horrible empreinte à son linceul.
— Mais que vais-je rêver ? Ce que c’est qu’être seul !
Suis-je donc un enfant ? — Oh ! que je voudrais l’être !
— Avec ces visions qu’il a fait reparaître,
Ce juif damné me laisse un souvenir d’effroi.
Il m’a bouleversé, je tremble... — Il fait si froid ! —
Si, pour neutraliser ses discours sacrilèges,

Je disais le verset contre les sortilèges ?
Le beffroi commence à sonner lentement minuit.
Tressaillant
Mais quel bruit ?... Le beffroi ! c’est l’instant attendu !
Il écoute.
— Jamais je ne l’avais à cette heure entendu.
C’est comme un glas de mort ! comme une voix qui pleure !
Il s’arrête et écoute encore.
C’est lui qui d’un martyr sonna la dernière heure !
Après les derniers coups de l’horloge.
Minuit ! — et je suis seul ! — Si j’invoquais les saints ?…
Un bruit de pas derrière les arbres.
Ah ! je suis rassuré ! voici mes assassins.
SCÈNE III.

 

Les Mêmes, LORD ORMOND, LORD DROGHEDA, LORD ROSEBERRY, LORD CLIFFORD, le docteur JENKINS, SEDLEY, SIR PETERS DOWNIE, SIR WILLIAM MURRAY.

 

Les cavaliers entrent à pas de loup, lord Ormond et lord Roseberry en tête. — Grands chapeaux rabattus, amples manteaux noirs soulevés par de longues épées. — Ils se parlent à voix basse. — Cromwell remet son mousquet sur son épaule et se place sous l’ogive de la poterne.


LORD ROSEBERRY, aux autres.
C’est ici.
LORD ORMOND.
C’est bien là. Je reconnais la place.
Montrant la poterne dont l’ombre leur cache Cromwell,
C’est par là que du roi jadis rentrait la chasse.
CROMWELL, le mousquet sur l’épaule, à part.
Ce sont bien eux. — Je sais à qui parler enfin !
SIR PETERS DOWNIE, à lord Ormond.
Wilmot devrait ici nous attendre.
CROMWELL, à part, haussant les épaules.
Il est fin.

LORD DROGHEDA, à Downie.
Le peut-il ? N’a-t-il pas les devoirs de sa charge ?

Crois-tu qu’il ait le cou dans un collier bien large ?

CROMWELL, à part.
Assassins ! vous aurez tous le même bientôt ;

Et le gibet d’Aman pour vous n’est pas trop haut.

LORD ORMOND, aux cavaliers.
Puis il eût du complot gâté la réussite ;

Et puisqu’on le retient, moi, je m’en félicite.

CROMWELL, à part.
Moi de même,
LORD ORMOND.
Toujours je tremble avec Wilmot,
Mais nous allons finir.
CROMWELL, à part.
Finir ! c’est bien le mot.

LORD ORMOND, aux cavaliers.
Voyez de Rochester jusqu’où va la folie.

Le vieux Noll a, dit-on, une fille jolie ;
Wilmot s’en est épris, ce qui m’est fort égal.

CROMWELL, à part.
Insolent !
LORD ORMOND, continuant.
Il a fait pour elle un madrigal. —
Un Wilmot, de rimeur prendre le personnage ! —

Mais, bien plus : oubliant ce qu’on doit à mon âge
À mon rang, m’a-t-il pas voulu lire cela ?
J’ai reçu cet affront comme il faut ! mais voilà
Que tantôt, de sa part, quand j’étais dans l’attente,
Une lettre m’advient, qu’on me dit importante.
Impatient, je l’ouvre, et trouve sous le scel
Le quatrain, célébrant la petite Cromwell !

CROMWELL, à part.
Ma Francis ! — en parler devant moi de la sorte !
LORD ROSEBERRY, riant, à lord Ormond.
La persécution, mylord, me paraît forte !
SIR PETERS DOWNIE, riant.
Faire lire ses vers, presque de par le roi !

C’est être bien poëte !

LORD ORMOND.
Hé bien, écoutez-moi.
Après ces vers, scellés avec un soin si sage.

Je reçois de Wilmot un deuxième message.
C’est l’avis qui nous mène ici dans ce moment.
Or, messieurs, cette fois ce n’était simplement
Qu’un parchemin roulé, noué d’un ruban rose.

TOUS LES CAVALIERS.
Vraiment !
LORD ORMOND.
Voyez combien ce fou-là nous expose.

LORD CLIFFORD.
Mais c’est affreux ! s’il croit de pareils tours jolis !
LORD ORMOND.
Le message, il est vrai, fut commis à Willis.

Mais il pouvait tomber en des mains infidèles,
Enfin !

LORD ROSEBERRY.
Nous n’aurions eu qu’à fuir à tire-d’ailes.

LE DOCTEUR JENKINS.
Sur quels frêles appuis quelquefois on s’endort !

Je frémis en songeant que de choses le sort
Sur la tête d’un fou peut mettre en équilibre !
Au moindre vent qui change, au moindre bruit qui vibre.
L’édifice effrayant s’écroule, et, dans la nuit.
Un trône, un peuple, un monde ainsi s’évanouit !

SEDLEY.
Mais il me semble aussi que Davenant nous manque ?
LORD ORMOND.
Davenant ! un poëte, un cuistre, un saltimbanque !

Il se cache. — Comptez sur de tels malotrus !

SIR PETERS DOWNIE.
À propos, notre ami Richard, fils de l’intrus,

Est en prison. Messieurs, vous savez ? un perfide...

LORD DROGHEDA.
Oui, ce pauvre Richard !
CROMWELL, à part.
Ce pauvre parricide !

LORD ROSEBERRY.
C’est un si bon vivant !
CROMWELL, à part.
Oui ?

SEDLEY, à Roseberry.
Son père a, je croi,
Su qu’il a ce matin bu la santé du roi ?
Roseberry lui répond par un signe affirmatif.

CROMWELL, à part.
Le traître !
LORD ORMOND, aux cavaliers.
Çà, le temps en paroles s’écoule. —
Commençons.
CROMWELL, à part.
Sous mes yeux leur complot se déroule.
À tous ces rats d’Égypte, à ce parti royal,

Comme une souricière ouvrons ce White-Hall.
Rochester est l’appât, et Cromwell est la trappe
Qui brusquement se ferme, afin que rien n’échappe !

LORD ORMOND, bas aux cavaliers.
Accostons le soldat.
Haut, en s’approchant de Cromwell.
Hum !

CROMWELL, lui présentant son mousquet.
Qui va là ?
LORD ORMOND, bas à Cromwell.
Mon frère

Cologne !

CROMWELL, à part.
Ah ! je n’ai pas le mot d’ordre ! que faire ?

LORD ORMOND.
Cologne !
CROMWELL, à part.
Que répondre ?
Lord Ormond, étonné du silence de la sentinelle, recule d’un air de défiance.

LORD ROSEBERRY, à lord Ormond.
Eh bien, qu’est-ce ?

LORD ORMOND, lui montrant Cromwell.
Il se tait.

LORD ROSEBERRY.
Si Cromwell par hasard du complot se doutait ?

S’il avait du palais renouvelé la garde ?

LORD ORMOND.
Les cavaliers inquiets se groupent autour de lui.
En de pareils projets sitôt qu’on se hasarde,
Reculer, c’est tout perdre ! — Il le faut, avançons.
Il marche de nouveau vers Cromwell.

CROMWELL, à part.
Trop de facilité donnerait des soupçons.
À Ormond qui s’avance.
Qui va là ?
LORD ORMOND.
Cologne !

CROMWELL, à part.
Ah ! comment les tromperai-je ?
Sans ce mot d’ordre enfin comment les prendre au piège ?
LORD ORMOND, bas aux cavaliers qui se sont retirés à droite dans le coin du théâtre.
Toujours même silence !
LORD CLIFFORD, bas et vivement.
Eh bien ! tuons un peu
La sentinelle !
JENKINS, bas à Clifford.
Eh quoi ! jeter une âme à Dieu,
Sans qu’elle ait seulement pu dire une prière !
LORD CLIFFORD, bas à Jenkins.
Qu’importe ?
LORD ORMOND, bas à Clifford.
Mais frapper un homme par derrière !

LORD CLIFFORD, bas à Ormond.
Il faut passer, mylord. Pour lui j’en suis fâché.
TOUS, bas à Ormond.
Oui, tuons le soldat !
JENKINS, bas aux cavaliers.
Tout souillé de péché,
L’envoyer à son juge !
TOUS, bas à Jenkins.
Il le faut ! oui, qu’il meure !

CROMWELL, à part.
Que disent-ils là ?
Les cavaliers tirent leurs poignards et s’avancent vers Cromwell.
Sir William Murray les arrête.

SIR WILLIAM MURRAY.
Sauf opinion meilleure,
Vous avez tort. Cet homme est à nous, j’en suis sûr.

Autrement, nous voyant groupés devant ce mur,
Il eût depuis longtemps déjà donné l’alarme.

Nul doute qu’un peu d’or, messieurs, ne le désarme.
Il n’est à craindre ici que pour nos carolus ;
Il se tait, — c’est qu’il veut quelques doublons de plus.
S’il fait la sourde oreille à votre mot de passe.
C’est que des puritains il a l’humeur rapace.
Or il vaut mieux payer un nouveau sauf-conduit
Que de le poignarder, — ce qui ferait du bruit.

LORD ROSEBERRY.
Sir William a raison. Le malappris, en somme,

Ne se gênerait pas pour crier qu’on l’assomme.

LORD CLIFFORD, soupirant.
Eh bien ! laissons-nous donc rançonner !
SIR PETERS DOWNIE.
Par malheur,
Nous sommes mal en fonds.
SEDLEY.
Ce Cromwell est voleur !
Confisquer notre brick, comme une contrebande !

Et sur le trône anglais siège ce chef de bande !

LORD ORMOND.
Le vieux rogneur d’écus, le rabbin Manassé

M’a prêté quelque argent ; mais il est dépensé. —

Attendez ! j’ai reçu de Wilmot une bourse…
Il fouille dans son justaucorps.
La voici justement.
Il tire de sa poche une bourse qu’il montre aux cavaliers.

LORD ROSEBERRY.
Excellente ressource !

LORD CLIFFORD, montrant Cromwell.
Payer en bons écus un compte à ce cafard,

Qu’on solderait si bien d’un bon coup de poignard !
C’est dur !

LORD ORMOND, remettant la bourse à sir William Murray.
William Murray, chargez-vous de conclure.
De ces saints, mieux que nous, vous connaissez l’allure.
SIR WILLIAM MURRAY, prenant la bourse.
Soyez tranquille.
CROMWELL, voyant sir William s’avancer lentement vers lui ; à part.
Allons, ils ont tenu conseil.
Pour un rien, pour un mot, embarras sans pareil !

Ils veulent entrer ; moi, je veux les introduire.
On devrait cependant s’entendre.

SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Il faut conduire
La chose adroitement.
CROMWELL, à sir William qui s’approche de lui.
Qui va là ?

SIR WILLIAM MURRAY.
Frère, un saint.

CROMWELL, à part.
L’hypocrite !
SIR WILLIAM MURRAY.
Béni soit le fer qui vous ceint !

CROMWELL, à part.
C’est plaisir d’être ainsi béni des royalistes !
SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Il faut parler leur langue à ces évangélistes.
Haut à Cromwell.
Frère ! Sion avait des archers sur sa tour

Qui veillaient, s’appelant et la nuit et le jour.
Vous leur êtes pareil.

CROMWELL.
Merci.

SIR WILLIAM MURRAY.
La nuit est fraîche.

CROMWELL.
Oui.
SIR WILLIAM MURRAY.
L’oiseau dort au nid et le bœuf dans la crèche,
Tout dort : seul vous veillez.
CROMWELL.
Mon destin s’accomplit.

SIR WILLIAM MURRAY.
Il vaudrait mieux pour vous dormir dans un bon lit.
CROMWELL, à part.
Pour toi, plutôt.
SIR WILLIAM MURRAY.
Debout sur la dalle glacée.
Seul, et l’épaule encor d’un lourd mousquet froissée,

Vous veillez ; et celui dont vous portez la croix,
Votre chef, Cromwell dort profondément !

CROMWELL.
Tu crois ? —
Il ne se peut ; Cromwell ne dort pas quand je veille.
SIR WILLIAM MURRAY.
De quels discours menteurs il flatte votre oreille !
CROMWELL.
Tu penses donc qu’il dort ?
SIR WILLIAM MURRAY.
J’en suis sûr. — C’est à vous

Qu’il doit ce calme heureux et ce sommeil si doux.
Il prend tout le plaisir, et vous laisse la peine.

CROMWELL.
Au fait, c’est mal agir.
SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Notre affaire est certaine !
Il est mécontent, bon ! —
Haut.
Pour tant de dévoûment,
Ce grand Cromwell sait-il votre nom seulement ?
CROMWELL.
Je le pense.
SIR WILLIAM MURRAY, haussant les épaules.
Allons donc ! que vous êtes candide !
Simple !
CROMWELL, à part.
Il est rusé, lui !

SIR WILLIAM MURRAY.
De son trône splendide,
Qu’Olivier jusqu’à vous abaisse un regard ? — Non.

Mon cher, il ne connaît pas même votre nom.
Sûr !

CROMWELL, à part.
Sûr de tout, hormis d’avoir demain sa tête !
On dirait qu’il m’a fait.
SIR WILLIAM MURRAY.
Vous m’avez l’air honnête ;
Mais vous voulez savoir ces choses mieux que moi.
CROMWELL.
J’ai tort.
SIR WILLIAM MURRAY.
On a vieilli dans la cour du feu roi.
CROMWELL, à part.
L’imbécile ! il s’oublie. À son rôle infidèle,

Au puritain déjà le cavalier se mêle !

SIR WILLIAM MURRAY.
Mon cher, toutes les cours sont les mêmes au fond.

Vous ignorez cela, je gage ?

CROMWELL, à part.
Il est profond !

SIR WILLIAM MURRAY.
Vous consacrez vos jours à ce Cromwell ?
CROMWELL.
Sans doute.

SIR WILLIAM MURRAY.
Hé bien ! versez pour lui votre sang goutte à goutte,

Il s’en souciera moins, et je vous en réponds.
Que de l’eau, claire ou pas, qui coule sous les ponts !

CROMWELL.
Ah ! je crois qu’il prendrait plus à cœur mon affaire.
SIR WILLIAM MURRAY, riant.
Oh ! que vous êtes bon ! que lui fait dans sa sphère

Que vous soyez vivant ou que vous soyez mort ?

CROMWELL.
Qu’en sais-tu ?
SIR WILLIAM MURRAY.
Bah ! vos jours touchent-ils à son sort ?
En quoi ?
CROMWELL, à part.
Pour ton malheur, oui, plus que tu ne penses !
SIR WILLIAM MURRAY.
N’en attendez-vous point aussi des récompenses ?

Ne serait-il pas temps qu’il vous en accordât ?
Car n’est-ce pas criant ? vous n’êtes que soldat ;
Et pourtant, j’en suis sûr, vous ne le quittez guères ?

CROMWELL.
Jamais.
SIR WILLIAM MURRAY.
Vous avez pris part à toutes ses guerres ?

CROMWELL.
Oui.
SIR WILLIAM MURRAY.
Combien sont sergents qui ne vous valent pas !

CROMWELL, à part.
Pour captiver mon cœur voilà, certe, un grand pas.
Haut.
Flatteur !
SIR WILLIAM MURRAY.
Non ! — Vous traiter de façon si hautaine !
Est-il déjà lui-même un si grand capitaine ?
CROMWELL, à part.
Impertinent !
SIR WILLIAM MURRAY.
Voyons, — pour avoir des palais,
Des voitures de cour, des gardes, des valets.

Qu’est-ce que ce Cromwell dont on fait quelque chose ?
Un soldat, comme vous.

CROMWELL.
Rien de plus.

SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Notre cause
Est gagnée !
Haut.
Il n’est rien, vraiment, de plus que vous.
CROMWELL.
C’est juste !
SIR WILLIAM MURRAY.
Alors pourquoi le servir à genoux ?

CROMWELL.
Je ne le sers pas.
SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Bien, dans mes nœuds il s’enlace.
Haut.
Pourquoi n’auriez-vous pas comme lui cette place ?
CROMWELL.
On n’apercevrait point, au fait, de changement.
SIR WILLIAM MURRAY.
Pas le moindre ! un soldat pour un soldat ! Comment

Pouvez-vous donc remplir ce devoir qui m’effraye ?
Pour un métier si dur quelle est donc votre paye ?

CROMWELL.
Je ne suis pas payé.
SIR WILLIAM MURRAY.
Pas payé ! — Voyez donc !
Laisser de vieux soldats dans un tel abandon !

Je vous plains.

CROMWELL, à part
Il me plaint !

SIR WILLIAM MURRAY.
Le garder, sans salaire !

Cromwell est un tyran !

CROMWELL, à part.
L’y voilà.
SIR WILLIAM MURRAY.
La colère
M’étouffe !
CROMWELL, à part.
Il est touchant !

SIR WILLIAM MURRAY, lui prenant la main.
Je veux vous soulager.
Et même, écoutez-moi, vous venger.
CROMWELL.
Me venger !

SIR WILLIAM MURRAY.
Sur Cromwell.
CROMWELL.
Sur Cromwell !

SIR WILLIAM MURRAY, se penchant à son oreille.
Ouvrez-nous la poterne.
Laissez enfin frapper Judith par Holopherne !
CROMWELL.
C’est-à-dire Holopherne, est-ce pas ? par Judith.

Vous citez de travers la bible.

SIR WILLIAM MURRAY.
C’est bien dit.

CROMWELL.
Mais pour une Judith, votre barbe est bien noire ?
SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Pourquoi diable ai-je été rappeler cette histoire ?
Judith est une femme, au fait. — Qu’importe ?
Haut.
Ami,

Laisse-nous arriver à Cromwell endormi,
Tu t’en trouveras bien.

CROMWELL.
Le crois-tu ?

SIR WILLIAM MURRAY.
Que t’importe
Que cinq ou six vivants passent par cette porte ?

La fortune, mon cher, dans cet heureux moment,
Te vient pour ainsi dire en dormant.

CROMWELL.
En dormant !

SIR WILLIAM MURRAY, lui présentant une bourse.
Prends cet à-compte ! — Ici tu n’as d’autre besogne

Que dire White-Hall quand on dira Cologne.

CROMWELL, à part.
Le mot est White-Hall.
SIR WILLIAM MURRAY.
Prends donc cet argent-ci.
Nous autres, nous payons.
CROMWELL, à part.
Et moi, je paye aussi !
Haut à Murray en prenant la bourse.
Merci, c’est une dette, ami, que je contracte.
SIR WILLIAM MURRAY.
Tu veilleras ici pour nous pendant l’entr’acte.
CROMWELL.
Je veillerai.
SIR WILLIAM MURRAY.
Fort bien.
Lui présentant la main.
Touche là. — Par le ciel !
C’est un brave.
CROMWELL.
À propos, quand vous aurez Cromwell,
Dis-moi, qu’en ferez-vous ?
SIR WILLIAM MURRAY.
Mais d’abord, — je suppose, —
Oui, — que nous le tuerons. Voilà tout.
CROMWELL.
Peu de chose.

SIR WILLIAM MURRAY.
Nous nous contenterons d’un prompt et doux trépas.

Nul de nous n’est cruel.

CROMWELL, à part.
Je ne le serai pas
plus que vous.
SIR WILLIAM MURRAY.
C’est conclu ?

CROMWELL.
Tu le dis.

SIR WILLIAM MURRAY, aux cavaliers qui l’attendent dans un coin du théâtre.
Venez vite.
On entre au sanctuaire en payant le lévite ;

J’en étais sûr.

LORD ORMOND, à sir William Murray.
C’est fait ?

SIR WILLIAM MURRAY.
Oui.

LORD ORMOND, aux cavaliers.
Marchons.
Les cavaliers se placent deux à deux, et s’avancent vers Cromwell qui présente son mousquet.
CROMWELL.
Qui va là ?

LORD ORMOND.
Cologne.
CROMWELL.
White-Hall. Passez.

LORD ORMOND, à part.
Bon !

CROMWELL, regardant les cavaliers qui entrent sous la poterne.
C’est cela.

LORD ORMOND, bas à sir William Murray.
Murray, restez ici pour surveiller cet homme.
À Cromwell.
Frère, où trouver Cromwell ?
CROMWELL.
Dans la salle qu’on nomme
Chambre-Peinte.
LORD ORMOND, à Cromwell.
Nos pas sont par la nuit voilés ;
Mais veillez bien pourtant.
CROMWELL.
Soyez tranquille ! — Allez.

LORD ORMOND, avec joie.
Enfin ! — Je touche au but ; et mes vieilles années

D’un triomphe complet sont du moins couronnées.
Je tiens Cromwell ! je vais le saisir sous le dais.
Voici l’occasion qu’au ciel je demandais.
Cromwell dort dans ma main ! le ciel me l’abandonne

CROMWELL, à part et le suivant des yeux.
Ce qu’on demande au ciel, l’enfer parfois le donne !
Ormond se précipite sous la poterne où tous les cavaliers sont déjà entrés, excepté sir William Murray.
SCÈNE IV.
CROMWELL, SIR WILLIAM MURRAY ;
LES QUATRE FOUS, toujours dans leur cachette.
CROMWELL, l’œil fixé sur la poterne par où les cavaliers sont entrés.
Ils y sont !
SIR WILLIAM MURRAY, se frottant les mains.
Par ma barbe, enfin nous y voilà ! —
Ce grand Cromwell que rien au monde n’égala,

Ce fameux général, ce profond politique,
À qui l’Europe chante un éternel cantique,
Ce maître, ce héros, pour qui le monde croit
Le sceptre trop léger, le trône trop étroit,
Se laisse prendre enfin, comme un oiseau sans ailes,
Par huit fous, qui n’ont pas entre eux tous deux cervelles !
Car je suis seul ici dont le cerveau soit bon.
Sans moi, rien n’était fait. — Cromwell ! un vagabond,
Un mince aventurier, à peine gentilhomme.
Là ! régner sur des rois comme un César de Rome !
Quelle leçon pourtant nous faisons à ces rois !
Celui dont la puissance humiliait leurs droits,
Surpris dans son palais ! par nous ! — ignominie ! —

Voilà quinze ans qu’on donne à cela du génie !
Se tournant vers Cromwell qui l’écoute avec sang-froid.
Concevez-vous, mon cher ? — Parce qu’il a gagné

Je ne sais quels combats…

CROMWELL, à part.
Où tu n’as pas donné !

SIR WILLIAM MURRAY, continuant.
Parce qu’avec des mots, des sermons, des grimaces,

Il sait plaire à la foule et remuer les masses.
Le monde se prosterne, au lieu de le huer ! —
Un rustre, qui ne sait pas même saluer !

CROMWELL, à part.
Il ne le sait pas, soit ; mais il l’apprend aux autres.
SIR WILLIAM MURRAY.
C’est exact. Ses façons — ressemblent presque aux vôtres !
CROMWELL.
Presque ?
SIR WILLIAM MURRAY.
Pour un soldat vous avez l’air qu’il faut ;
Mais vous ne portez pas enfin vos yeux plus haut !

Vous avez de la grâce autant qu’un reître suisse,
Pour bien pousser la charge et faire l’exercice.

CROMWELL.
C’est trop de bonté.
SIR WILLIAM MURRAY.
Non ; chaque homme à son métier.
Vous ne voudriez pas, aux yeux d’un peuple entier,

Prendre des airs de cour et vous guinder au trône ;
L’étoffe de Cromwell se mesure à votre aune.
Jugez si Noll était ridicule d’oser
Sur l’estrade royale au grand jour s’exposer.
Sa fortune est du sort une étrange débauche.
Hier, à son audience, il avait l’air si gauche !

CROMWELL.
Tu t’y présentais donc ?
SIR WILLIAM MURRAY.
Ne me tutoyez pas,
L’ami ! nous ne pouvons marcher du même pas.

Je suis, voyez-vous bien, un grand seigneur d’Écosse.
Un homme comme vous court devant mon carrosse.
Savez-vous que je porte un loup sur mon cimier ?
J’avais de plus, mon cher, sous feu Jacques premier,
L’honneur d’être fouetté pour le prince de Galles.

CROMWELL.
Oui, nos conditions, monsieur, sont inégales.
SIR WILLIAM MURRAY.
C’est heureux !
CROMWELL.
Revenons à ce que nous disions.
Chez ce Cromwell, l’objet de vos dérisions,

Vous alliez donc parfois ?

SIR WILLIAM MURRAY.
Pour faire quelque chose.
On ne peut pas toujours lutter comme Montrose.
CROMWELL.
Oui, monsieur au tyran demandait un emploi,

En attendant qu’il pût le trahir pour le roi.

SIR WILLIAM MURRAY.
Comme tu dis cela crûment !
CROMWELL.
Le beau langage
M’est inconnu.
SIR WILLIAM MURRAY, à part.
Croquant !

CROMWELL.
Cromwell vous a, je gage,

Mal reçu ? refusé ?

SIR WILLIAM MURRAY.
Lui ! non pas.

CROMWELL, à part.
Comme il ment !

SIR WILLIAM MURRAY.
Au contraire, pour moi l’ours a fait le charmant

Il a senti l’honneur que je daignais lui faire,
Et m’a laissé le choix des grâces qu’il confère.

CROMWELL, à part.
Le choix de la fenêtre ou de la porte, oui.
Haut.
Mais pourquoi donc alors vous tourner contre lui ?
SIR WILLIAM MURRAY.
J’ai réfléchi. Comment servir un rustre insigne,

Régnant en caporal qui donne une consigne.
Lourdaud qui veut sourire et vous montre les dents.
Et vous rend un salut, les genoux en dedans !

CROMWELL.
Je conçois.
SIR WILLIAM MURRAY.
Puis j’appris que sa chute était prête.

CROMWELL.
Et le droit des Stuarts vous revint dans la tête ?
SIR WILLIAM MURRAY.
Oui, le droit des Stuarts, et la rusticité

De Cromwell, mes amis me poussant d’un côté,
Le succès étant sûr contre un si triste hère.
J’entrai dans ce complot.

CROMWELL.
À vos raisons j’adhère.

SIR WILLIAM MURRAY.
Vous comprenez, mon cher ? Les principes sont là.

Guillaume le Normand jadis les viola ;
Mais il répara tout par un hymen précoce
D’Henri premier, son fils, avec Maude d’Écosse.
Les Stuarts sont issus des Atheling et d’eux ;
D’où, voyez la lignée, il suit que Charles deux,
Né de la double race, unit dans sa personne
Les droits de la normande et ceux de la saxonne.

CROMWELL.
C’est clair.
À part.
Je comprends mal ce beau raisonnement.
SIR WILLIAM MURRAY.
C’est vous que j’en fais juge.
CROMWELL, à part.
Il choisit bien, vraiment.

SIR WILLIAM MURRAY.
De notre jeune roi le droit est manifeste.
CROMWELL.
Sans doute.
SIR WILLIAM MURRAY.
Et c’est pourtant ce qu’un Cromwell conteste !
N’est-il pas inouï que ce dindon-vautour

Pour l’aire de l’aiglon quitte sa basse-cour ?
S’il avait des talents, bon ! — Mais, je le répète.
C’est une Jéricho qui croule sans trompette !

CROMWELL, à part.
Bien trouvé !
SIR WILLIAM MURRAY.
Son destin en roi semble marcher ;
C’est un fantôme vain qui tombe à le toucher.
CROMWELL, ironiquement.
Idole à tête d’or dont les pieds sont de cire !
SIR WILLIAM MURRAY.
Je l’ai toujours pensé, ce n’est qu’un pauvre sire.

Les réputations ne me trompent pas, moi.
J’avais jugé Cromwell. Cela veut être roi !
Dans quel temps vivons-nous ? Cela ne sait pas même
Déjouer un complot, prévoir un stratagème !
Vous avez, vous, l’esprit cent fois plus pénétrant
Que le sot qu’à cette heure en son lit on surprend !

CROMWELL, à part.
S’il savait à quel point il dit vrai, l’imbécile !
SIR WILLIAM MURRAY.
S’imagine-t-il donc que régner est facile ?

Lui roi ! je n’en ferais pas même un courtisan.

CROMWELL.
Vous auriez bien raison !
SIR WILLIAM MURRAY.
Il a, convenons-en,
Peut-être du talent pour bien brasser la bière.

A-t-il droit de porter bassinet et gambière.
Seulement ? Tout au plus. Noblesse de canton.
Son nom même vaut-il le nom de son Milton ?

CROMWELL, à part.
Insolent !
SIR WILLIAM MURRAY.
Au lieu d’être un brasseur qu’on renomme,
Cela va s’aviser de faire le grand homme,

De trancher du tyran, de singer les héros !
Sont-ils pas amusants, ces petits hobereaux ?
Il apprit à brider le peuple, à dompter l’hydre,
À gouverner le monde, — en distillant du cidre !

CROMWELL, à part.
Drôle !
SIR WILLIAM MURRAY.
Et, parce qu’il fut servi par le hasard,
Il se croit un Capet, un Moïse, un César !

Ce qui me confond, moi, c’est qu’un Warwick descende
À traiter de cousin ce roi de contrebande !

CROMWELL, à part.
Caméléon ! rampant hier encor devant moi !
SIR WILLIAM MURRAY, comme frappé d’une idée subite.
Ah çà, je suis moi-même un peu bien simple !
CROMWELL.
Quoi ?
SIR WILLIAM MURRAY.
Tandis que nos faucons prennent là-haut leur proie,

Ils me laissent ici, pour que, si l’on octroie
Des récompenses, — comme il est probable enfin, —
On n’en ait que pour eux !

CROMWELL, à part.
Misérable aigrefin !

SIR WILLIAM MURRAY.
Me réserveraient-ils la portion congrue ?

Ouais ! moi, vieil épervier, faire le pied de grue !
Non ! je veux mériter aussi les dons du roi.

CROMWELL.
Mais vous ne serez pas oublié, croyez-moi.
SIR WILLIAM MURRAY.
Je veux mettre, comme eux, la main sur le vieux diable.
CROMWELL, à part.
Vas-y donc !
SIR WILLIAM MURRAY, lui serrant la main.
Tu nous rends un service impayable.
Mais quand s’acquittera le compte général,
Je ne t’oublierai point ; tu seras caporal !
Il sort.

CROMWELL, seul, haussant les épaules.
Va, cherche ! — Un nain de cour me toiser à sa règle !
L’oison qui fait la roue, huer le vol de l’aigle !
Entre Manassé, marchant avec précaution, une lanterne sourde à la main.
SCÈNE V.
CROMWELL, MANASSÉ.
MANASSÉ, sans voir Cromwell.
Puritains, cavaliers, le Cromwell, Charles deux,

Chrétiens que tout cela !

CROMWELL, apercevant Manassé, sur lequel tombe un rayon de sa lanterne.
Dieu ! c’est le juif hideux !
Que vient-il faire ici ? sort-il de quelque tombe ?
MANASSÉ, sans voir Cromwell qui l’écoute.
Des deux partis rivaux qu’importe qui succombe ?

Il coulera toujours du sang chrétien à flots ;
Je l’espère du moins ! c’est le bon des complots.
Qu’Ormond tue Olivier, qu’Olivier le déjoue,
C’est ici qu’à tous deux leur destin se dénoue.
Je veux voir cela, moi ! Tout menace Cromwell...

CROMWELL, à part.
Traître !
MANASSÉ, continuant et levant les yeux au ciel.
Tout, excepté les étoiles du ciel.
Il touche à son trépas, ce semble, et sa planète

Cependant au zénith brille encor pure et nette ;
Et j’ai beau combiner les lignes de sa main,
Je n’y vois de danger réel, — que pour demain.

CROMWELL, à part.
Pour demain ! Que dit-il ? Ces damnés astrologues

Sont-ils donc charlatans jusqu’en leurs monologues ?

MANASSÉ, continuant.
Qu’importe ? Il faut qu’Ormond ou Cromwell soit détruit.
Ils vont s’entr’égorger.
Regardant le ciel étoilé.
— Qu’il fait beau, cette nuit !

CROMWELL, à part.
Après ce courtisan bavard, ce juif impie !

C’est l’immonde corbeau qui remplace la pie.
Il accourt sans pitié, sans dégoût, sans remords
Demander au combat sa pâture de morts.

MANASSÉ, braquant sa lunette vers le ciel.
En attendant qu’ici nos conjurés arrivent.
Étudions un peu les courbes que décrivent

Les satellites d’ dans l’orbite de Thau.

Frappons au seuil du temple avec le saint marteau. —
Il met l’œil à la lunette, puis s’interrompt.
Prêter au denier douze ! En cet instant de trouble,

J’aurais pu, sur Ormond, certes, gagner le double.

CROMWELL, à part.
Espion de Cromwell ! banquier des cavaliers !
MANASSÉ, l’œil à la lunette.
La ligne se recourbe en corne de béliers… —

Mais j’ai ces carolus, envoyés de Cologne ;
Et de bons carolus, même quand on les rogne,
Gagnent… — Vraiment, l’éclipse aurait lieu dans ce cas…
— Onze sur les dollars, et neuf sur les ducats.

— Oui, Cromwell, Ormond, tous à la fois je les trompe.
En ce moment on entend le cri périodique de la sentinelle éloignée
Tout va bien ! veillez-vous ?
CROMWELL, avec impatience, à part.
Faut-il qu’on m’interrompe
En ce moment ! leur cri ne fait peur qu’aux hiboux.
Répétons-le pourtant.
Haut.
Tout va bien ! veillez-vous ?
À cet éclat de voix, le juif se retourne comme en sursaut.

MANASSÉ, à part.
Jacob ! je n’avais point vu là de sentinelle !
De quel voile épais l’âge a couvert ma prunelle !
La voix d’une autre sentinelle éloignée répète encore :
Tout va bien ! veillez-vous ?
MANASSÉ, s’approchant de Cromwell avec respect.
Bonsoir, seigneur soldat.

CROMWELL, à part.
Fallait-il que soudain ce cri l’intimidât ?
Comme il se dévoilait !
Haut.
Bonne nuit, juif !
MANASSÉ, avec un nouveau salut.
Vous êtes
Aposté là par lord Ormond ?
CROMWELL.
Fils des prophètes,
Comment as-tu besoin qu’on te réponde : oui ?
MANASSÉ.
De vous voir triompher je suis tout réjoui.

Le Cromwell tombe enfin ; je vous en félicite.

CROMWELL.
Merci.
MANASSÉ, saluant.
Des anciens rois le pouvoir ressucite,
Quel bonheur pour vous !
CROMWELL.
Ah !…

MANASSÉ.
Je vous fais compliment.
Vous espérez sans doute un bon avancement ?
CROMWELL.
Oui. L’on veut me nommer caporal.
MANASSÉ.
Un beau grade !
Vous serez caporal, c’est très beau, camarade !

Un caporal commande à quatre hommes, vraiment !
C’est superbe ! et porter des galons !

CROMWELL.
C’est charmant !

MANASSÉ.
Je suis ravi qu’avec l’allégresse commune

La chute de Cromwell fasse votre fortune.
Seigneur soldat !

CROMWELL, à part
Perfide !

MANASSÉ.
Enfin, Cromwell maudit,
Tu vas contre les juifs expier ton édit !
Fanatique ! hypocrite ! avare !
S’adressant à Cromwell.
Quelle honte !
Ce Protecteur, ce roi vérifiait un compte !

Ah ! ne me parlez point des bourgeois couronnés !
Dans un cercle si bas leurs esprits sont bornés !
Pas de festins brillants, pas de jeux, pas de fêtes,
Jamais d’emprunts ! — Aussi quel commerce vous faites !
Que si vous saisissez pour eux un brick suédois,
Ils scrutent votre poche, ils regardent vos doigts,
Et, pour tous les périls qu’entraînait l’entreprise.
Vous laissent tout au plus les trois quarts de la prise.

CROMWELL.
Mais c’est vous écorcher !
MANASSÉ.
C’est le mot. Rois mesquins !
Ils savent distinguer les besans des sequins !
CROMWELL.
C’est affreux !
MANASSÉ.
Ce Cromwell ! là, je vous le demande,
M’a-t-il pas une fois osé mettre à l’amende

Pour avoir, en prêtant à je ne sais quel taux,
Honnêtement doublé mes pauvres capitaux !

CROMWELL.
C’est grand’pitié.
MANASSÉ.
Seigneur, c’est tuer l’industrie !
De quoi se mêlait-il, ce tyran, je vous prie ?

De quel droit fermait-il, pour plaire à ses dévots,
Théâtres, jeux, concerts, bals, courses de chevaux,

Où, livrés au plaisir qui dans ces lieux fourmille,
Se ruinaient gaîment les aînés de famille ?
Les priver de ce droit, n’est-ce pas illégal ?
Sournois, haineux, féroce, économe, frugal.
C’est un monstre ! Par vous l’Angleterre respire.
Votre bras généreux la délivre du pire
Des tyrans que l’enfer jamais puisse enfanter ! —
Ce que je vous en dis n’est pas pour vous flatter !

CROMWELL.
J’en suis bien convaincu.
MANASSÉ, haussant les épaules et regardant Cromwell en dessous,
à part.
Ces machines de guerre !
L’encens le plus grossier ravit ce cœur vulgaire !
CROMWELL, à part.
Que de masques cachaient ce visage odieux !
Faisons-les tous tomber tour à tour sous mes yeux.
Haut.
À propos, dis-moi donc, juif, ma bonne aventure.
MANASSÉ, s’inclinant.
Que je vous montre ici votre grandeur future !
Mais, seigneur caporal, c’est pour moi trop d’honneur.
À part.
Un maraud de soldat !
Vous marchez au bonheur.
À part.
C’est voir une chandelle avec un télescope !
Haut.
Allons, soit, doux seigneur ; tirons votre horoscope.

C’est ce que nous nommons, dans un latin poli,

Faire une expérience in anima vili.
À part.

On peut rire en latin au nez de cet ignare.
Haut.
Livrez-moi votre main. — Il faut que je vous narre…
Cet infâme Cromwell… —
Examinant avec sa lanterne la main que Cromwell lui présente.
Quelle main ! — Je suis mort.
Il tombe prosterné aux pieds de Cromwell.

CROMWELL, souriant.
Hé ! juif, que fais-tu donc ? Çà, quel diable te mord ?
MANASSÉ, frappant la terre de son front.
Je suis mort.
CROMWELL.
Tu sais donc qui je suis, juif immonde ?

MANASSÉ, d’une voix éteinte.
Ah ! c’est bien cette main, large à porter le monde !

Je les reconnais trop, ces lignes où le ciel
N’inscrivit d’autre nom que le nom de Cromwell.
Votre astre n’avait point menti.

CROMWELL.
Vieillard, écoute.
Tu n’es qu’un misérable ; et je pourrais sans doute
À mon tour, essayant sur toi ce fer poli,
Il lui présente son poignard.
Faire une expérience in anima vili. —

Mais je n’écrase pas moi-même un ver de terre.

Lève-toi !
Manassé se lève. Cromwell lui montre un banc de pierre près de la porte.
Sieds-toi là.
Le juif s’assied comme atterré dans le coin obscur du banc.
Surtout songe à te taire.
Un seul mot, et ton âme ira loin de ton corps
Compléter à loisir ton alphabet des morts !
Le juif laisse tomber sa tête sur sa poitrine. Cromwell revient sur le devant du théâtre
et continue en le regardant de travers.
Ce juif, servir Ormond ! Le sort qui me l’envoie
Mêle un oiseau de nuit à ces oiseaux de proie !
Il se promène, laissant échapper de temps en temps quelques paroles.
Mes seuls crimes sont donc, à les en écouter,

De saluer trop mal et de trop bien compter.

Mais de Charles premier ou de la charte anglaise,

Pas un mot ! —
Mettant la main sur la poche de son justaucorps.
Qu’ai-je là qui me gêne et me pèse ?
Il tire de sa poche la bourse que lui a remise Murray.
Ah ! c’est le prix du sang ! — Oui. J’avais oublié

Que pour m’assassiner ces messieurs m’ont payé.
Voyons s’ils ont des droits à ma reconnaissance ;
Comptons ; jugeons un peu de leur munificence.
La tête de Cromwell, combien cela vaut-il ?

S’ils m’avaient mal payé, ce serait incivil.
Il prend la lanterne des mains de Manassé et en dirige la lumière sur la bourse.
Il recule avec horreur, après y avoir jeté un regard.
Dieu ! le nom de mon fils brodé sur cette bourse !
De cet or parricide il était donc la source !
L’examinant de nouveau avec attention.
Je ne me trompe pas, voilà son écusson !

Quelle preuve à présent manque à sa trahison ?
Ah ! misérable enfant ! ah ! misérable père !
Quoi ! non content d’avoir, en leur impur repaire.
Sa part dans leurs complots, sa part dans leurs repas,
D’encourager leurs coups, de boire à mon trépas,
Mon fils faisait les frais de la funèbre fête !
Il leur donnait son or pour acheter ma tête !
Et, de tous leurs plaisirs complice sans remord,

Enfin, comme un banquet, il leur payait ma mort !
Il jette la bourse à terre avec dégoût.
Ses prodigalités vont jusqu’au parricide !
Entre Richard Cromwell qui paraît chercher son chemin dans la nuit.
J’entends venir quelqu’un.
SCÈNE VI.
Les Mêmes, RICHARD CROMWELL.
RICHARD CROMWELL.
Il s’avance lentement vers l’avant-scène.
La nuit n’est pas lucide.
CROMWELL, sans être vu.
Se pourrait-il ? mon fils !
RICHARD CROMWELL.
Me voilà délivré !

CROMWELL, à part.
Par les brigands sans doute auxquels tu m’as livré.

À leurs sanglantes mains joins ta main fraternelle !

RICHARD CROMWELL, toujours sans voir son père.
Ce que c’est qu’avoir bien payé la sentinelle !
CROMWELL, à part.
Il le dit.
RICHARD CROMWELL.
Je suis libre !

CROMWELL, à part.
À quel prix, scélérat ?

RICHARD CROMWELL.
Cela me coûte cher ! mais je hais d’être ingrat.
CROMWELL, à part.
Ah ! tu hais d’être ingrat envers le vil sicaire

Qui te laisse à ton aise assassiner ton père !

RICHARD CROMWELL.
Encore une fredaine !
CROMWELL, à part.
Avec quel ton léger

Ce Joas dissolu parle de m’égorger !

RICHARD CROMWELL.
Mon père dort pourtant !
CROMWELL, à part.
Il dort !
RICHARD CROMWELL.
Il ne se doute

De rien !

CROMWELL, à part.
C’est lui qui veille, et c’est lui qui t’écoute !

RICHARD CROMWELL, riant.
Je vais bien l’attraper.
CROMWELL, à part.
Quel rire et quel forfait !
L’infâme vient ici demander : Est-ce fait ?

Si je le châtiais moi-même ?

RICHARD CROMWELL, riant.
Allons, courage !
Quand ils ne verront plus leur oiseau dans sa cage,

Demain, comme les saints vont être déconfits !

CROMWELL, à part.
Si je le poignardais de ma main ? —
Il tire son poignard, et fait un pas vers Richard Cromwell qui se promène sur le devant du théâtre et derrière lequel il se trouve. Il lève le poignard, puis s’arrête.
C’est mon fils !

RICHARD CROMWELL.
Comme nos cavaliers riront de l’algarade !
CROMWELL, à part.
Mais de mon propre sang il fait ici parade !
Il fait un pas.
Frappons !
RICHARD CROMWELL.
Ce dénoûment est heureux sur ma foi.

CROMWELL, à part.
Oui ?
RICHARD CROMWELL.
Mon père ne m’eût point pardonné, je croi.
Mais de cette façon à son courroux j’échappe.
CROMWELL, à part.
Tu n’échapperas point, traître ! — Il faut que je frappe.
Point de pitié ! c’est dit.
Il s’avance encore vers Richard, puis hésite.
Mais quoi ! mon premier-né !
Dans un jour de bonheur Dieu me l’avait donné.

C’est mon sang que ce fer va trouver dans ses veines !
Enfant, qu’il m’a donné de maux, de soins, de peines.
Hélas ! et de bonheur ! — Chaque fois qu’à ses yeux
Je paraissais, — soudain, rayonnant et joyeux,
Tendant ses petits bras à mes mains paternelles,
Tout son corps tressaillait, comme s’il eût des ailes.
Il me semblait qu’un astre à mes yeux avait lui,
Quand il me souriait !

RICHARD CROMWELL.
Ma foi, tant pis pour lui.
Mon père est un tyran !
CROMWELL, à part.
Ah ! ce mot me décide.
On cesse d’être fils quand on est parricide.
Il s’avance par derrière son fils le poignard levé.
Meurs, traître ! —
Un bruit de pas sous la poterne. — Cromwell s’arrête et se retourne.
Mais quel bruit dans ces noirs escaliers ?
C’est Ormond qui revient avec ses cavaliers.

De mon fils dans leurs rangs suivons la perfidie ;

Nous dénouerons après toute la tragédie !
Il remet son poignard dans le fourreau. — Entrent les cavaliers, leurs épées à la main, portant au milieu d’eux lord Rochester endormi et bâillonné avec un mouchoir qui lui cache le visage.
SCÈNE VII.


Les Mêmes, LORD ORMOND, LORD CLIFFORD, LORD DROGHEDA,
LORD ROSEBERRY, SIR PETERS DOWNIE, SIR WILLIAM MURRAY, SEDLEY, le docteur JENKINS, LORD ROCHESTER.

À l’entrée des cavaliers, Cromwell reprend sa place, et Richard se retourne avec étonnement.

RICHARD CROMWELL, sans être vu des cavaliers.
Ces gens m’ont l’air suspect. Mettons-nous à l’écart.
Il se retire à gauche du théâtre parmi les massifs de verdure.

SIR WILLIAM MURRAY, a Cromwell, d’un air triomphant.
Ce Protecteur n’a pas même un lit de brocart !

Sur sa table mourait une pauvre bougie ;
On ne s’y voyait pas. Grâce à sa léthargie,
Il n’a point remué quand nous l’avons saisi ;
Nous l’avons bâillonné sans bruit, et le voici.

CROMWELL.
Ah ! c’est lui ?
RICHARD CROMWELL, à part.
Qu’est cela ?

LORD CLIFFORD.
Nous le tenons. Victoire !

RICHARD CROMWELL, à part.
Que dit-il ?
SIR PETERS DOWNIE.
Le plus fort est fait ! — La nuit est noire ;
Allons ! ne perdons point de temps. Marchons ! —
À Drogheda, Roseberry, Sedley et Clifford,
qui portent le prisonnier endormi et se sont arrêtés.
Eh bien ?

LORD ROSEBERRY, à Downie.
C’est fort commode à dire à qui ne porte rien.
SEDLEY, à Downie.
Comme, pour arriver au but qu’on se propose,

On n’a point de relais, il faut qu’on se repose.

RICHARD CROMWELL, à part.
Je reconnais ces voix.
LORD ORMOND, l’œil fixé sur le fardeau
que les cavaliers ont déposé à terre.
Voilà donc ce Cromwell !
De son crime inouï châtiment solennel !

Le voilà dans nos mains, ce colosse de gloire
En qui, plus qu’en un Dieu, le monde semblait croire !
C’est lui-même. — À nos pieds quelle place tient-il?
Il n’est rien d’assez fort, ni rien d’assez subtil,
Pour ravir désormais ce coupable à son juge.
Tout fuyait devant lui ; — le voilà sans refuge. —
Ah ! malheureux soldat ! à quoi donc t’a servi
D’avoir tenu quinze ans tout un peuple asservi,
D’avoir tant combattu, tant faussé de cuirasses.
Substitué ton nom au nom des vieilles races,
Et régné par la haine, et l’erreur, et l’effroi,
Et fait de White-Hall le calvaire d’un roi ?
Combien tous ces forfaits, scellés du diadème,
Sont un fardeau terrible à cette heure suprême !
Cromwell ! quel compte à rendre, et comment feras-tu ?
Je t’abhorrais puissant, je te plains abattu.
Que ne t’ai-je au combat terrassé ! — Quelle chute !
Te prendre sans te vaincre ! un triomphe sans lutte !
Résignons-nous. L’épée a fait place aux poignards.
Pour la faire pencher du côté des Stuarts,
Quelle tête le sort jette dans la balance !

RIC1LRD CROMWELL, à part.
Qu’entrevois-je ? Écoutons, et gardons le silence.
CROMWELL, à part.
J’estime cet Ormond. Il parle noblement.

Le cœur d’un vrai soldat jamais ne se dément.

SIR WILLIAM MURRAY, à lord Ormond en lui désignant le prisonnier.
Que d’honneur au maraud fait ici votre grâce !
CROMWELL, à part.
Vil courtisan !
DOWNIE, à ceux qui portent le prisonnier.
Marchons ! diable !

LORD DROGHEDA.
Un instant, de grâce !
C’est qu’il est déjà lourd comme s’il était mort.
SEDLEY.
Il est fort malaisé de conduire à bon port

Cette cargaison-là. Délibérons. Qu’en faire ?

LORD CLIFFORD.
Tuons ici notre homme, et terminons l’affaire !
LORD DROGHEDA.
C’est cela ! tuons.
SEDLEY.
Oui ; c’est plus expéditif.

RICHARD CROMWELL, à part.
Quel conseil de démons ! Qui donc est le captif ?
CROMWELL, à part.
Le harpon a bien pris ; laissons filer le câble.
MANASSÉ, qui jusqu’alors a tout observé dans un profond silence,
soulevant sa tête, à part.
Ce spectacle adoucit le malheur qui m’accable.

Ils vont s’entre-tuer ; c’est consolant, au moins !

LORD CLIFFORD, brandissant son épée sur Rochester, aux cavaliers.
Est-ce dit ?
LE DOCTEUR JENKINS, arrêtant Clifford.
Quoi ! messieurs, sans juges, sans témoins,
Sans verdict du jury, sans loi, sans procédure ?

C’est un assassinat ! L’expression est dure ;
Mais enfin êtes-vous, par mandat spécial,
Une cour de justice, un conseil martial ?
Où sont, pour que les lois ne soient point violées,
Vos lettres d’assesseurs, du sceau royal scellées ?
Lequel est attorney ? lequel est président ?
Je ne vois point ici deux avocats plaidant.
L’un pour cet accusé, l’autre pour la couronne.
Quel appareil légal enfin vous environne ?
Savez-vous seulement le latin pour juger ?
Confronter les témoins et les interroger ?
Sur des textes formels bien asseoir la sentence
Qui condamne à la claie ou bien à la potence ?
À quel jour êtes-vous de votre session ?
Comment dater l’arrêt de condamnation ?
Quel est le corps du crime ? où sont tous les complices ?
Sur quels chefs de délit basez-vous les supplices ?
Ce sont les lois qu’ici je défends ; non Cromwell. —
Lui, quoique non jugé, je le crois criminel ;
Il a du roi son maître oublié l’allégeance ;
Cas prévu par la loi qui frappe en sa vengeance,
Qui lædit in rege majestatem Dei.
Bref, aux lois d’Angleterre il a désobéi.
Que, pour faire éclater leur majesté sacrée,
La tête du félon du tronc soit séparée.
C’est fort bien ; mais il faut quelques formes aussi
Messieurs, vous ne pouvez le condamner ainsi.
Vous prenez qualités que jamais on n’assemble.
Se faire accusateur et témoin, tout ensemble,
Être juge et bourreau, c’est absurde ! et ma voix
Contre cet attentat proteste au nom des lois.

CROMWELL, à part.
Je reconnais Jenkins, le magistrat intègre !
LORD CLIFFORD, aux cavaliers en haussant les épaules.
Que diable nous vient-il dire avec sa voix aigre ?
LORD DROGHEDA, d’un air blessé, à Jenkins.
Docteur ! vous nous prenez pour des robins, je croi ?
SIR PETERS DOWNIE.
Pensez-vous présider la cour du banc du roi ?
SEDLEY, riant.
Depuis quand le hibou dit-il à son compère
L’autour : —
Il contrefait la voix et le geste de Jenkins.
« Prenons séance, et jugeons la vipère ! »

LORD ROSEBERRY, riant.
Il nous parle latin !
SIR WILLIAM MURRAY.
Peste des sots discours !

LORD CLIFFORD.
C’est ma dague qui juge, et juge sans recours !

Frappons !

CROMWELL, à part.
Laissons frapper.
TOUS LES CAVALIERS.
Finissons.
Lord Clifford s’avance l’épée haute vers le prisonnier toujours voilé.

JENKINS, gravement.
Je proteste.

RICHARD CROMWELL, à part.
Dieu ! quelle scène horrible ! est-ce un rêve funeste ?
LORD CLIFFORD, repoussant Jenkins.
Protestez à votre aise !
LORD ORMOND, arrêtant Clifford.
Un moment, lord Clifford !
Le docteur a raison ; je l’approuve très fort.

L’ordre précis du roi m’enjoint de lui remettre
Notre captif vivant : — veuillez vous y soumettre.

LORD CLIFFORD, à lord Ormond.
Mais il faudra demain soutenir cent combats

Pour l’enlever.

SIR PETERS DOWNIE.
Et puis, quand il sera là-bas,
Vivant, le roi veut-il le mettre, je vous prie,

Avec une étiquette en sa ménagerie ?

LORD DROGHEDA.
Eh ! nous lui donnerons l’animal empaillé.
LORD CLIFFORD, à lord Ormond.
Mylord, hors du fourreau quand le glaive a brillé,

Il faut frapper. À nous nous n’avons que cette heure ;
Profitons-en. Cromwell est dans nos mains, qu’il meure !

TOUS LES CAVALIERS, excepté Ormond et Jenkins.
Oui !
Ils se précipitent à la fois, leurs épées à la main, sur le prisonnier toujours sans mouvement.

JENKINS, avec solennité.
Je proteste !

RICHARD CROMWELL, à part et hors de lui.
Ils vont tuer mon père, ô ciel !
Il se jette au milieu des cavaliers.
Arrêtez, assassins !
TOUS LES CAVALIERS.
Grand Dieu ! Richard Cromwell !

CROMWELL, à part.
Que fait il ?
RICHARD CROMWELL, aux cavaliers.
Arrêtez ! — Ah ! par pitié, par grâce !
Si notre amitié laisse en vos cœurs quelque trace,

Roseberry, Sedley, Downie, écoutez-moi !

SIR WILLIAM MURRAY, avec impatience.
Diable !
RICHARD CROMWELL.
Épargnez mon père !

SEDLEY.
Épargna-t-il son roi ?

RICHARD CROMWELL.
Ah ! que me dites-vous ? ce fut sans doute un crime ;

Mais en suis-je coupable ? en dois-je être victime ?
Amis, en le frappant, vous me frappez aussi !

CROMWELL, à part.
Est-ce là ce Richard, parricide endurci ?

Je n’y comprends plus rien.

LORD ROSEBERRY, à Richard Cromwell.
Nous vous aimons en frère,
Richard ; mais au devoir on ne peut se soustraire.
RICHARD CROMWELL.
Non, vous ne tuerez pas mon père !
CROMWELL, à part.
Il me défend !
Ah ! quel bonheur ! j’avais mal jugé mon enfant.
RICHARD CROMWELL, aux cavaliers.
Est-ce pour en venir à ce but détestable

Que vous faisiez asseoir Richard à votre table ?
Que nous partagions tout, jeux, débauches, plaisirs ?
Que ma bourse toujours s’ouvrait à vos désirs ?

Comparez maintenant, mes compagnons de fêtes.
Ce que j’ai fait pour vous à ce que vous me faites !

LORD ROSEBERRY, bas aux cavaliers.
A-t-il tort ?
JENKINS, à Richard.
Bien, jeune homme ! allons, ce n’est point mal !
Mais faites donc valoir le vice radical

De l’affaire. — Ils n’ont pas le droit. — Plaidez la cause.
Plaidez ! plaidez !

RICHARD CROMWELL, à Jenkins.
Monsieur !

JENKINS.
Avec vous je m’oppose…

RICHARD CROMWELL, joignant les mains, aux cavaliers.
Mes amis !
CROMWELL, à part.
Je vois tout d’un plus juste regard.
Mon fils ! combien j’étais injuste à son égard !

Certe, il ne connaissait d’une trame si noire
Que la part du complot qui consistait à boire.

LORD ORMOND, à Richard.
Votre père avec nous, monsieur, tenait gros jeu ;

Chacun jouait sa tête. Il a perdu.

RICHARD CROMWELL.
Grand Dieu !
Aux yeux mêmes du fils assassiner le père !
Il crie avec force.
Au meurtre !
Aux cavaliers.

Ce n’est plus qu’en moi seul que j’espère.
Il crie encore.
Au meurtre ! à moi, soldats !
SIR WILLIAM MURRAY, l’interrompant.
Les soldats sont à nous.
RICHARD CROMWELL.
Hé bien donc ! seul encor je vous fais face à tous !
Il porte la main à son côté pour y chercher son épée.
Mais quoi ! le fer vengeur manque à ma main trompée !

— Pourquoi m’as-tu, mon père, enlevé mon épée ?

CROMWELL, à part.
Pauvre Richard !
LORD ORMOND, à Richard.
Monsieur, je vous plains. Croyez-moi,
Retirez-vous. Laissez faire les gens du roi.
RICHARD CROMWELL.
Vous laisser faire, ô ciel ! Je ne veux point de grâce.

Avec lui tuez-moi sur son corps que j’embrasse !
Il se précipite sur lord Rochester endormi, et le serre étroitement dans ses bras.

CROMWELL, à part.
Mon fils ! il va trop loin ; il serait trop cruel

Qu’il se fît poignarder avec un faux Cromwell.

LORD ROSEBERRY, essayant de calmer Richard.
Richard !
RICHARD CROMWELL, toujours attaché à Rochester.
Non ! frappez-moi d’un fer impitoyable,
Ou je veux le sauver !
Les cavaliers cherchent à arracher Richard du corps de Rochester ; il lutte avec eux, et s’y cramponne avec plus de violence. — Pendant ce débat, Cromwell semble épier tous les mouvements des cavaliers et se tenir prêt à porter secours
à son fils. Manassé relève la tête, et observe attentivement sans proférer une parole.

LORD ROCHESTER, se réveillant en sursaut et se débattant à son tour.
Vous m’étranglez ! au diable !
Tous s’arrêtent comme pétrifiés.

LORD ORMOND.
Dieu ! quelle est cette voix ?
Lord Rochester arrache le mouchoir qui lui couvre le visage, et Cromwell dirige en même temps sur sa figure la clarté de la lanterne sourde.
RICHARD CROMWELL, reculant.
L’espion !

TOUS LES CAVALIERS.
Rochester !

LORD ROCHESTER, à Richard Cromwell.
Vous êtes le bourreau ? — Vous m’étranglez, mon cher.

Oui, comme si j’avais eu deux âmes à rendre !
Ne peut-on donc, l’ami, plus doucement s’y prendre,
Avec le patient agir de bon accord,
Et pendre un homme enfin, sans le serrer si fort ?

LORD ORMOND, consterné.
Rochester !
LORD ROCHESTER, à demi éveillé et touchant le mouchoir qui entoure son cou.
À mon cou la corde est bien passée ;
Mais quoi ! je ne vois point de potence dressée.

À quelque clou rouillé me pendaient-ils ici,
Comme un chat-huant ?

LORD ORMOND.
Où donc est Cromwell ?

CROMWELL, se redressant et d’une voix de tonnerre.
Le voici !
Hors des tentes, Jacob ! Israël, hors des tentes !
À ce cri de Cromwell, les cavaliers étonnés se retournent, et voient le fond du théâtre occupé par une multitude de soldats portant des torches, sortis de tous les points du jardin et de toutes les portes du palais. On distingue au milieu d’eux Thurloë et lord Carlisle. Toutes les fenêtres de White-Hall s’illuminent subitement, et montrent partout des soldats armés de toutes pièces. Cromwell, l’épée à la main, se dessine sur ce fond étincelant.
SCÈNE VIII.
Les Mêmes ; LE COMTE DE CARLISLE, THURLOË, mousquetaires, PERTUISANIERS, GENTILSHOMMES, GARDES DU CORPS DE CROMWELL.
SIR WILLIAM MURRAY, épouvanté.
Cromwell ! Que de soldats ! que d’armes éclatantes !

Je suis mort !

LES CAVALIERS.
Trahison !

LORD ORMOND, portant alternativement les yeux sur lord Rochester et le Protecteur.
Cromwell ! — et Rochester !

LORD ROCHESTER, se frottant les yeux.
Suis-je déjà pendu ? Serais-je dans l’enfer ?

Ce palais flamboyant, ces spectres, ces armées
De démons secouant des torches enflammées ;

C’est l’enfer ! car Wilmot comptait peu sur le ciel.
Regardant le Protecteur.
Oui, voilà bien Satan ; il ressemble à Cromwell !
CROMWELL, montrant les cavaliers à Thurloë et au comte de Carlisle.
Arrêtez ces messieurs !
Une foule de soldats puritains se précipitent sur les cavaliers, les saisissent, et s’emparent de leurs épées avant qu’ils aient eu le temps de résister.

LORD ORMOND, brisant son épée sur son genou.
Nul n’aura mon épée.

RICHARD CROMWELL, à part.
Qu’est-ce que tout cela ? Ma nouvelle équipée

Me vaudra de mon père un nouveau châtiment.
J’ai rompu mes arrêts ; je suis perdu.

LORD ROCHESTER, promenant autour de lui des yeux ébahis.
Comment !
Mais voici Drogheda, Roseberry, Downie !

Je rôtirai du moins en bonne compagnie. —
Tiens ! le juif Manassé, qui rançonnait Cliffort !
Sans doute on le fera cuire en son coffre-fort.

Çà, nous sommes tous morts et damnés, il me semble !
Aux cavaliers.
Bonsoir, amis ! — Narguons Satan qui nous rassemble ;

Donnons l’enfer au diable, et rions à son nez !

LORD ORMOND.
Dans quel piège fatal nous sommes entraînés !
LORD ROCHESTER, aux cavaliers.
Nos bons projets ont eu mauvaise réussite ;
Cromwell dans notre vin met de l’eau du Cocyte.
Cromwell jusqu’ici est resté silencieux dans son triomphe, les bras croisés sur sa poitrine, et promenant des yeux hautains sur les cavaliers confus et désespérés.

CROMWELL, à part et regardant Ormond.
Je ne connaissais point Ormond. — À son aspect,

J’éprouve malgré moi je ne sais quel respect.

LORD ORMOND, l’œil fixé sur Cromwell.
Comme il nous a trompés ! Que de ruse et d’audace !
CROMWELL, à part.
Ormond seul ose encor me regarder en face.

C’est un noble adversaire ! il avait un mandat,

Il le voulait remplir. — Parlons à ce soldat.
Il s’approche d’Ormond qui le regarde fièrement.
Haut.
Ton nom ?
LORD ORMOND.
Bloum. —
À part.
En mourant, je ne veux pas qu’il sache
Qu’il fut maître d’Ormond.
CROMWELL, à part.
Par orgueil il se cache.

Haut.
Qu’es-tu ?
LORD ORMOND.
Rien, qu’un sujet contre toi révolté
Pour la vieille Angleterre et pour sa Majesté.
CROMWELL.
Que penses-tu de moi ?
LORD ORMOND.
De toi, Cromwell ?…

CROMWELL.
Achève.

LORD ORMOND.
Des choses qu’on n’écrit qu’à la pointe du glaive.
CROMWELL.
Argument péremptoire ! et qui n’a qu’un défaut.

C’est qu’au poignard parfois réplique l’échafaud.

LORD ORMOND.
Que m’importe ?
CROMWELL, croisant les bras.
Ici donc la soif du sang te guide ?

LORD ORMOND.
J’y venais par le fer punir le régicide.
CROMWELL.
Punir ! quel est ton droit ?
LORD ORMOND.
Le droit du talion.

CROMWELL.
Osais-tu pénétrer dans l’antre du lion ?
LORD ORMOND.
Tu veux dire du tigre.
CROMWELL.
Aux lieux même où réside
Le Protecteur ?…
LORD ORMOND.
Cromwell, dis donc le régicide.

CROMWELL.
Régicide ! — toujours. C’est leur mot ! leur raison,

Jetée à tout propos, mise en toute saison !
L’ai-je donc mérité, ce nom de régicide ?
Ces peuples repoussaient un illégal subside ;
Je fus sévère et pur, Charles fut imprudent.
Sa chute fut un bien, sa mort un accident.
Il avait des vertus, je les vénère. En somme,
J’ai dû frapper le roi, tout en priant pour l’homme.

LORD ORMOND.
Hypocrite ! va-t’en. Tu ne me trompes point.
CROMWELL.
Nous différons d’avis, je le vois, sur ce point.
LORD ORMOND.
Auprès de Ravaillac ta place est réservée !
CROMWELL.
Ton âme par la haine est trop loin enlevée,

Vieillard ! tes cheveux gris devraient mieux t’inspirer.
Cromwell un Ravaillac ! Peux-tu bien comparer
La main qui meut le monde à cette main vulgaire.
Et la hache d’un peuple au couteau d’un sicaire ?
On vient au même point de l’enfer et du ciel ;
Le sang souillait Caïn et parait Samuel.

LORD ORMOND.
Hé bien ! ce Ravaillac, d’exécrable mémoire,

N’a-t-il pas ce qu’il faut pour partager ta gloire ?
Comme toi, d’un roi juste il causa le trépas ;
Que lui manque-t-il donc ?

CROMWELL.
Il a frappé trop bas.
On ne frappe les rois qu’à la tête.
LORD ORMOND.
Ô mon maître !
Ô Charle ! en tout son jour il vient de m’apparaître !
À Cromwell en le repoussant.
Je vous le dis encore, éloignez-vous de moi,

Vous dont la main toucha la majesté d’un roi !

CROMWELL.
Va, le sang tantôt souille et tantôt purifie.
À part.
Mais quoi donc ? il m’accuse, et je me justifie !

Je le laisse étaler, sans fléchir le genou.
Sa vertu d’imbécile et son honneur de fou !
Sa conscience ignore où, dans sa tyrannie.
Parfois la destinée emporte le génie. —

Laissons cet incurable !
Il tourne le dos à Ormond et s’approche de Jenkins.
Eh ! quoi ! docteur Jenkins,
Montrant Ormond et Murray.
Parmi ces insensés !
Montrant Sedley, Clifford et Rochester.

Et parmi ces coquins !
Vous, le sage et le juste !
LE DOCTEUR JENKINS, gravement.
Oui, vous êtes le maître
De parler de la sorte, et pis encor peut-être.
CROMWELL.
Vous avez préféré, Jenkins, à mes faveurs.

L’honneur de partager avec quelques rêveurs
Une punition, qui doit être exemplaire.

LE DOCTEUR JENKINS.
Ah ! distinguons, monsieur Cromwell, sans vous déplaire !

Vous pouvez vous venger, mais non pas nous punir.

Les mots sont importants en tout à définir.
Tyrannus non judex, le tyran n’est point juge.
Si, grâce à quelque traître, à l’aide d’un transfuge,
Vous avez dans la lutte été le plus adroit,
Si vous avez la force, il nous reste le droit.
Violemment aux lois vous pouvez nous soustraire,
Qu’importe ? nous mourrons, mais de mort arbitraire,
Et seulement de fait ! — Consultez sur ce point
Vos propres avocats, Whitelocke, Pierpoint,
Maynard. — Je m’en rapporte à vos conseillers même.
Quoique le Whitelocke ait un très faux système.
Et que souvent Pierpoint et le sergent Maynard
Contre le poulailler plaident pour le renard.

CROMWELL.
Eh bien donc ! vous aurez le gibet en partage.
LE DOCTEUR JENKINS.
Soit. Mais voyez sur vous quel est notre avantage.

Nous irons au gibet d’un despote irrité,

Mais vous, au pilori de la postérité !
Cromwell hausse les épaules.

LORD ROCHESTER, toujours a demi éveillé.
Où donc ai-je l’esprit ? — Si je ne dors pas, certe,

Je suis mort. — Ce Cromwell pourtant me déconcerte.

Ici... déjà ! — Je l’ai laissé là-haut hier.
S’adressant aux soldats qui l’environnent.
Ne pourrait-on changer de rêve ou bien d’enfer ?

Délivrez-moi de Noll ! vous m’avez l’air bons diables.

CROMWELL.
Après un moment de méditation, il croise ses bras et s’adresse en souriant aux cavaliers.
Or çà, vous méditiez des projets incroyables.

Prendre Olivier Cromwell à des pièges d’enfants !
L’égorger ! — Car, messieurs, vos poignards triomphants
Ne m’auraient point traité, devant cette poterne,
Comme David traita Saül dans la caverne ;
Nul de vous n’eût borné l’emploi de son couteau
À couper doucement le bord de mon manteau ;

Je le sais. C’est tout simple ! et je vous en approuve.
Tout en vous approuvant, à dire vrai, je trouve
Que votre plan pouvait être un peu mieux conçu.
Et qu’enfin votre trame est d’un frêle tissu.
Par malheur, je n’ai point su la chose à temps, frères,
Pour vous communiquer sur ce point mes lumières ;
Ne m’en veuillez donc pas, — Vous avez bien sué
Pour inventer cela ! — Moi, comme Josué,
Que de vingt rois unis le choc ne troublait guère.
J’ai coupé les jarrets à vos chevaux de guerre.
Nous avons tous agi comme nous avons dû ;
Vous avez attaqué, je me suis défendu.
Quant à votre projet en lui-même, j’avoue
Que j’aime ces élans du cœur qui se dévoue ;
Le courage me rit et l’audace me plaît.
Quoique votre succès n’ait pas été complet,
Je ne vous place pas moins haut dans mon idée.
Par un sentiment fort votre âme est possédée ;
Vous marchez hardiment, d’un pas ferme et réglé ;
Vous n’avez point fléchi, point pâli, point tremblé ;
Vous m’êtes, — agréez mes compliments sincères, —
Des ennemis de choix, de dignes adversaires ;
Je ne vois rien en vous qui soit à dédaigner,
Et vous estime enfin trop — pour vous épargner.
Cette estime pour vous en public veut s’épandre.
Et je vous la témoigne en vous faisant tous pendre. —
Point de remercîments ! — Excusez-moi plutôt

De confondre avec vous sur le même échafaud
Montrant sir William Murray consterné.
Ce fanfaron pleureur, ce lâche qui m’écoute ;

Quoiqu’il ne vaille pas la corde qu’il me coûte.
Il doit vous rendre grâce ; oui, certes ! car sans vous

Il n’eût point eu l’honneur d’éveiller mon courroux.
Montrant Manassé toujours immobile.
Souffrez que je vous joigne encor ce juif fétide.

C’est dur ; à des chrétiens mêler un déicide !
Avec les bons larrons confondre un Barabbas ! —
J’arrangerai la chose. — On le pendra plus bas. —
Çà, que chacun de vous maintenant me pardonne
De le payer si mal ; ce que j’ai, je le donne.
— Ce que je fais pour vous, je le sens, est bien peu ! —
Allez ; préparez-vous à rendre compte à Dieu ;
Nous sommes tous pécheurs, frères ! — Dans quelques heures.

Quand le jour renaissant blanchira ces demeures,

Vous serez tous pendus ! — Allez. — Priez pour moi.
Les gardes, et lord Carlisle à leur tête, entraînent les prisonniers qui tous, à l’exception de Murray et du juif, conservent une attitude fière et méprisante. Cromwell reste quelques instants rêveur, puis se tourne vivement vers Thurloë.
Fais sur l’heure apprêter Westminster ! Je suis roi.
Il rentre à White-Hall par la poterne, et Thurloë,
après un profond salut, sort par le parc.
SCÈNE IX.
LES QUATRE BOUFFONS,
Au moment où Cromwell et Thurloë sortent, Gramadoch avance la tête hors de la cachette des fous, puis sort avec précaution, examinant autour de lui si le théâtre est bien désert, puis fait signe aux autres fous de le suivre ; et les quatre fous, réunis sur la scène, se regardent les uns les autres en poussant des éclats de rire immodérés.
GRAMADOCH, à ses camarades.
Hé bien ! qu’en dites-vous ?
GIRAFF, riant.
De plus en plus risible.

ELESPURU.
Scène de l’autre monde en celui-ci visible.
TRICK.
Quelque chose de fou, de bouffon, d’inconnu.
GIRAFF.
Un spectacle étonnant, gai. — Voir Cromwell à nu !

Voir le feu sans fumée et Belzébuth sans masque !

GRAMADOCH.
Entre tous les acteurs de ce drame fantasque,

Lequel est le plus fou ? Voyons, donnons le prix.

TRICK.
C’est Murray qui, chargeant Cromwell de son mépris,

Tourne de Noll à Charle en une pirouette,
Et qui pour un drapeau prend une girouette.

GIRAFF.
La palme est à Richard, ce fils du Bélial,

Mourant pour Rochester par amour filial.

TRICK.
Si Cromwell eût tué Richard dans sa manie,

C’eût été bon.

GIRAFF.
Oui ; mais la pièce était finie.

TRICK.
Grand dommage !
GRAMADOCH.
Ainsi donc vous donnez à Richard
La marotte d’honneur, la palme de notre art ?
ELESPURU.
J’aime mieux de Jenkins la candeur doctorale.
TRICK.
Et d’Ormond à Cromwell faisant de la morale !

N’est-il pas amusant ? Je préférerais, moi,
Enseigner la justice à quelque homme de loi,
Peigner un ours du pôle ou traire une panthère,
Ou du Vésuve ardent ramoner le cratère.

GIRAFF.
Et ce juif, qui n’est pas le moindre du roman !

Ce rabbin espion, usurier nécroman,
Qui, tout en méditant sur la beauté des piastres,
Vient avec sa lanterne examiner les astres !

ELESPURU.
Animal amphibie, aux deux camps étranger,

Ce juif venait ici comme on voit voltiger
Une chauve-souris dans la nuit d’une tombe.

GIRAFF.
D’autant plus justement la comparaison tombe,

Que Noll sur quelque croix, devant quelque portail
Va le faire clouer comme un épouvantail.

TRICK.
Cromwell des cavaliers punit donc la jactance !

Il a plus d’une corde, amis, à sa potence.

GRAMADOCH.
Et pourtant, quoiqu’il porte un monde sur son cou,

De ceux dont nous parlons Cromwell est le plus fou.

Il veut être encor roi : la mort est à sa porte.
Ces paroles fixent l’attention des fous ; ils se rapprochent vivement
de Gramadoch.

GIRAFF, à Gramadoch.
Quoi donc ?
GRAMADOCH.
Vous verrez.

TRICK, à Gramadoch.
Mais dis…

GRAMADOCH.
Plus tard.

ELESPURU, à Gramadoch.
Que t’importe ?

GRAMADOCH, secouant la tête.
Le mystère est un œuf, — écoutez, s’il vous plaît, —

Qu’il ne faut pas casser si l’on veut un poulet.
Attendez. — Ce Cromwell, à qui tout est propice.
S’il fait ce dernier pas, se jette au précipice.
La mort l’attend. — Soyez à son couronnement,
Vous verrez ! vous rirez ! Cromwell est sûrement
Bien plus fou que ces nains qu’il écrase au passage.
D’autant plus fou cent fois qu’il se croit le plus sage.

TRICK.
Pour clore le concours, dans ceci, les plus fous,

Même en comptant Cromwell, messieurs, c’est encor nous.
Sommes-nous bien sensés de perdre à cette affaire
Un temps que nous pourrions employer à rien faire,
À dormir, à chanter à l’écho nos ennuis.

Ou bien à regarder la lune au fond d’un puits ?
Ils sortent.

ACTE CINQUIÈME.

les ouvriers.

la grande salle de westminster.
À gauche, vers le fond, la grande porte de la salle vue obliquement. — Au fond, des gradins demi-circulaires s’élevant à une assez grande hauteur. De riches tentures de tapisserie réunissent les intervalles des piliers gothiques tout autour de la salle, et n’en laissent apercevoir que les chapiteaux et les corniches. — À droite, une charpente revêtue de planches figurant les degrés de l’estrade d’un trône. Plusieurs ouvriers sont occupés à y travailler au moment où la toile se lève ; les uns achèvent de clouer les planches des degrés, tandis que les autres les recouvrent d’un riche tapis de velours écarlate à franges d’or, ou s’occupent à hisser au-dessus de l’estrade un dais de même étoffe et de même couleur, sous le ciel duquel sont brodées en or les armes du Protecteur. — Divers ustensiles de charpentier et de tapissier sont épars à terre, et des échelles adossées aux piliers annoncent qu’on vient à peine d’en terminer la tenture. — Vis-à-vis le trône, une chaire. — Tout autour de la salle, des tribunes et des travées richement drapées. — Il est trois heures du matin le jour commence à poindre, et projette, à travers les vitraux et la porte entr’ouverte, des rayons horizontaux qui font pâlir la lumière de plusieurs lampes de cuivre à cinq becs, posées ou suspendues, pour le travail nocturne des ouvriers, dans plusieurs endroits de la salle.

SCÈNE PREMIÈRE.
DES OUVRIERS.
LE CHEF DES OUVRIERS.
Il encourage du geste les manœuvres qui ajustent le dais.
L’ouvrage avance. Allons ! — Ce dais est assez ample. —
À un autre ouvrier qui se tient debout, une bible à la main.
Frère, édifiez-nous ! lisez.
L’OUVRIER, lisant.
« Or, le saint temple
Eut un lambris de cèdre, un plancher de sapin... »
LE CHEF, aux ouvriers.
Frères, nourrissons-nous de ce céleste pain.
LE LECTEUR, continuant.
« Salomon l’étaya, d’espaces en espaces,

De poteaux à cinq pans, de pieux à quatre faces,
Couvrit de lames d’or son ouvrage immortel,
Et plaça dans l’oracle, à côté de l’autel,
Deux chérubins debout, les ailes déployées. »

UN OUVRIER, jetant un coup d’œil sur les préparatifs.
Nos mains ont, cette nuit, été bien employées.

Salomon, pour laisser des travaux plus complets,
Mit sept ans à son temple et quinze à son palais.
Nous, pour tous ces apprêts, nous n’avons pris qu’une heure.

LE CHEF.
Bien dit, Enoch. —
Aux ouvriers qui disposent le dais.
Tenez, cette échelle est meilleure. —
À Enoch.
Peut-on se trop hâter...
Aux ouvriers qui attachent les rideaux du dais.
— Bon, à cette hauteur ! —
À Enoch.
Quand on élève un trône à mylord Protecteur ?
UN SECOND OUVRIER.
C’est donc pour aujourd’hui, cette cérémonie ?
LE CHEF.
Oui. — Par bonheur l’estrade est à peu près finie.
À Enoch.
Ah ! nous n’avons jamais... —
Aux ouvriers qui clouent les planches.
Or çà ! vous, moins de bruit !
À Enoch.
Rien fait de si pressé, sinon cette autre nuit...
ENOCH.
Quelle nuit ?
LE CHEF.
Vous n’avez point gardé la mémoire, —
Voilà huit ans passés, — d’une nuit froide et noire,

De la nuit du vingt-neuf au trente de janvier ?
Nous travaillions encor pour mylord Olivier.

LE SECOND DES OUVRIERS.
Ne construisions-nous pas l’échafaud du roi Charle,

Cette nuit-là ?

LE CHEF.
Oui, Tom. — Mais est-ce ainsi qu’on parle
Du Barabbas royal, du Pharaon anglais ?
ENOCH, comme recueillant ses souvenirs.
J’y suis. — On appuya l’échafaud au palais.

Ah ! ce n’était point là des charpentes grossières
À pendre des rabbins, à brûler des sorcières ;
Mais un échafaud noir, bien bâti, comme il sied.
Avec une fenêtre il était de plain-pied.
Pas d’échelle à descendre. Oh ! c’était fort commode !

LE CHEF.
Et solide, à porter tous les enfants d’Hérode !

Robin n’eût point trouvé de madriers meilleurs.
On y pouvait mourir, sans rien craindre d’ailleurs.

TOM, sur l’estrade.
Ce trône est moins solide ; en y montant, il tremble.
ENOCH.
L’échafaud fut construit moins vite, ce me semble.
L’OUVRIER, qui tient la bible, hochant la tête.
Dans cette nuit-là, frère, il ne fut pas fini.
ENOCH.
Quoi donc ?
L’OUVRIER, montrant le trône.
À l’échafaud, ce théâtre est uni.
C’est un degré de plus d’où Cromwell nous domine.

L’œuvre alors commencée aujourd’hui se termine ;
Ce trône de Stuart complète l’échafaud.

TOM.
Ah ! Nahum-l’Inspiré voit les choses de haut.
NAHUM, l’œil fixé sur le trône.
Oui, tréteau pour tréteau, j’aimais encor mieux l’autre.

C’était le tour de Charle ; aujourd’hui c’est le nôtre.
Cromwell sur le drap noir n’immolait que le roi ;
Sur cette pourpre, il va tuer le peuple !

LE CHEF, à Nahum.
Quoi ?
Oser parler ainsi ! — quelqu’un peut vous entendre.
NAHUM.
Que m’importe ? Je suis vêtu du sac de cendre.

Je voudrais pour Cromwell, d’ailleurs, qu’il m’entendît.
S’il veut s’élire roi, qu’il tombe ! il est maudit.
Je lui prédis sa mort, moi, pauvre et misérable.
Qui vaux mieux que cet homme, en sa gloire exécrable ;
Car le Seigneur à Tyr préfère le désert,
La grappe d’Éphraïm au cep d’Abiézer !

LE CHEF, regardant Nahum qui demeure en extase.
Imprudent ! —
À Enoch.
Il nous reste à placer sur l’estrade
Le grand fauteuil royal. — Aidez-moi, camarade !
Tous deux montent les degrés, portant un grand fauteuil très chargé de dorures, recouvert de velours écarlate, étalant sur son dossier les armes du Protecteur brodées en or et relevées en bosse. Ils placent le fauteuil au milieu de l’estrade.

TOM, regardant le siège royal.
Beau fauteuil ! — là-dedans il sera comme un roi.
ENOCH, achevant d’arranger le fauteuil, au chef d’atelier.
La nuit dont vous parliez, c’est moi-même, je croi,

Qui disposai pour Charle un beau billot de chêne,
Muni de ses crampons et de sa double chaîne,
Tout neuf, et qui n’avait servi qu’à lord Strafford.

UN TROISIÈME OUVRIER.
Qui donc vint nous prier de marteler moins fort ?
LE CHEF.
Hé ! ce fut Thomlinson, colonel de service.

Il nous dit de ne point commencer le supplice,
Et que de nos marteaux le bruit désordonné
De son dernier sommeil privait le condamné.

NAHUM.
Il dormait ! c’est étrange.
UN QUATRIÈME OUVRIER.
À ces heures funèbres,
Si quelqu’un nous eût vus, cachés dans les ténèbres,

Construire un échafaud aux lueurs des flambeaux,
Comme des fossoyeurs qui creusent des tombeaux,
Ou comme ces démons qui, par leurs maléfices,
Dressent dans une nuit d’infernaux édifices, —
Ce témoin eût sans doute été bien effrayé !

ENOCH.
J’aime fort ces travaux de nuit ; — c’est bien payé.

Avec mes dix enfants, créatures humaines,
Sur cet échafaud-là j’ai vécu deux semaines.

UN CINQUIÈME OUVRIER.
Nous verrons si Cromwell agira comme il faut,

Et s’il paiera le trône au prix de l’échafaud.

TOM.
C’est pour le tapissier, pour maître Barebone,

Pour lui seul, non pour nous, que cette affaire est bonne.
Il fournit ces rideaux, ces sièges, ces brocarts,
Et de notre salaire il prendra les trois quarts.

NAHUM.
C’est un vendeur du temple !
LE CINQUIÈME OUVRIER.
Un mède !
LE QUATRIÈME OUVRIER.
Un vrai fils d’Ève,
Qui marche aveuglément sur le tranchant du glaive !
NAHUM, reprenant.
Et qui, pilier de l’arche, arc-boutant de Babel,

Pose un pied dans l’enfer et l’autre dans le ciel !

TOM.
Chut ! il nous chasserait, s’il venait à connaître

Que nous le traitons, lui, comme il traite son maître.

Le voici ; taisons-nous.
Entre Barebone. Tous les ouvriers se remettent silencieusement à l’ouvrage. Le seul Nahum reste immobile, les jeux attachés sur la vieille bible usée qu’il tient ouverte.
SCÈNE II.
Les Mêmes, BAREBONE.
BAREBONE, jetant un coup d’œil sur les travaux de ses ouvriers.
Mais voilà qui va bien. —
Aux ouvriers.
Je suis content de vous. Il ne reste plus rien
À faire, en vérité !
À part.
Je suis au fond de l’âme
Ravi qu’ils aient sitôt fini cette œuvre infâme.

Nos conjurés, qui vont venir, pourront du moins
Tenir conseil ici sans gêne et sans témoins,
Reconnaître les lieux, et voir par quelle voie
On peut d’un coup plus sûr frapper Noll dans sa joie.
Quel bonheur, pour entrer chez le tyran proscrit.
Que je sois tapissier de ce même antechrist ! —

Congédions-les tous, vite. —
Haut aux ouvriers.
Allez, mes chers frères ;
À l’esprit tentateur soyez toujours contraires.

Aimez votre prochain, et même le méchant.

Au chef d’atelier.
Monsieur Néhémias ! —
Le chef d’atelier s’approche de Barebone pendant que les ouvriers ramassent leurs outils et se chargent des lampes et des échelles.
Il faudrait sur-le-champ
Pour mylord Protecteur, à qui Dieu soit en aide,
Finir cette cuirasse en buffle de Tolède.
Bas et se penchant à l’oreille du chef d’atelier.
Du cuir qui restera, loin de tous les regards,
Vous ferez pour nos saints des gaines de poignards.
Le chef d’atelier incline la tête en signe d’adhésion, et sort accompagné de tous les ouvriers.
SCÈNE III.
BAREBONE, seul.
Il se place comme en contemplation devant le trône.
Le voilà donc, ce trône ! — exécrable édifice,

Où Cromwell à Nesroch nous offre en sacrifice,
Où se transforme en roi ce chef longtemps béni,
Où va changer de peau le serpent rajeuni !
C’est là qu’il compte enfin appuyer son empire.
Ce faux Zorobabel en qui Nemrod respire ;
Ce prêtre de l’enfer ; ce vil empoisonneur,
Qui, se prostituant l’église du Seigneur,
Veut, dans les noirs projets que son orgueil combine,
De l’épouse des saints faire sa concubine ;
Cet oppresseur du Dieu que son âme a trahi ;
Cet homme, pire enfin que Stharnabuzaï !
Voilà son trône impur que l’anathème charge !
C’est bien cela : — six pieds de haut sur neuf de large.
Et le tout recouvert de velours cramoisi. —
Il en faut dix ballots pour le draper ainsi. —
Donc il ne suffit pas à ce fils du blasphème
D’exercer un pouvoir usurpé sur Dieu même ;
De fouler Israël comme un roseau séché ;
D’avoir, géant glouton, sur l’Europe couché,
Plus qu’Adonibezec puissant et redoutable,
Soixante rois mangeant ses restes sous sa table !
Non, il lui faut un trône. Et quel trône ! un amas
De franges, de plumets, de satin, de damas,

Où, comme il est écrit du sacré lampadaire,
L’art du sculpteur s’unit à l’art du lapidaire !
Cromwell de ce clinquant veut s’entourer encor.
— Quand je dis ce clinquant, c’est bien de très bon or !
— Or vierge de Hongrie, — et ces glands magnifiques
Pourraient faire les frais de quatre républiques !
C’est moi qui les fournis ; et, s’ils étaient moins lourds,
Leur mesquine splendeur souillerait ce velours. —
Velours d’Espagne ! — Allons, qu’il règne, mais qu’il meure !
Que la couronne ici pare sa dernière heure !

Essayons sur son front le clou de Sisara. —
Il regarde les coussins du trône.
Velours que j’ai payé cinq piastres la vara ! —

Je le revendrai dix, suivant la mode antique. —
Cet Aod est pourtant une bonne pratique !
Oui ; mais son avarice !... — Il touche à son trépas.
Ces royaux échelons vont rompre sous ses pas.
Sous ce dais triomphal, sous ces tentures même
Où son blason bourgeois usurpe un diadème.

Que cette place est bonne à le bien poignarder !
Il se promène de long en large devant le trône, et son visage passe de la fureur à l’admiration pour la richesse des ornements qui le décorent.
Mais c’est qu’il est capable encor de marchander !

De faire par Maynard mutiler mon mémoire !
Rogner les brocarts d’or ! déprécier la moire !
Puis, si j’ose me plaindre, alors sa bonne foi
Prête ses gens de guerre à ses hommes de loi.
Servez ces pharaons ! toujours l’ingratitude
Est de leurs cœurs glacés la première habitude.
Il devrait cependant être content de moi !
Pour bien parodier la majesté d’un roi,
Rien ne manque à ce trône abominable au monde,
À ce hideux théâtre, à cet autel immonde.
C’est magnifique ! — Enfin, je n’ai rien épargné.
À décorer Moloch je me suis résigné,
Et j’expose aux périls qui suivent l’anathème
Mes tapis de Turquie et mon cuir de Bohême. —

Jébuséen ! qu’il meure !
Comme frappé d’une idée soudaine.
— Oui, mais qui me paiera
Quand il n’y sera plus ? — L’auguste Débora

Ne laissa point son clou dans le front de l’impie ;
Samson ne risquait rien, quand sa force assoupie

Fit choir pour son réveil tout un temple ennemi ;
Judith, qui triompha d’Holopherne endormi,
Fuyant, parée encor, de la sanglante fête,
Sans perdre un seul joyau sut emporter sa tête.
Mais moi ! qui m’indemnise ? et quel profit réel
Me dédommagera de la mort de Cromwell ?
Ne faut-il pas laisser quelque chose à ma veuve ? —
La question ainsi me semble toute neuve.

Songeons-y ! — Mais voici nos bons amis les saints.
Entrent les puritains conjurés, Lambert à leur tête. Tous, enveloppés dans de larges manteaux, portent de grands chapeaux coniques dont les bords très larges se rabattent sur leurs visages sombres et sinistres. Ils marchent à pas lents, comme absorbés dans des contemplations profondes. Plusieurs semblent murmurer des prières. On voit luire des poignées de dagues sous leurs manteaux entr’ouverts.
SCÈNE IV.
BAREBONE, LAMBERT, JOYCE, OVERTON, PLINLIMMON, HARRISON, WILDMAN, LUDLOW, SYNDERCOMB, PIMPLETON, PALMER, GARLAND, PRIDE, JEROBOAM D’EMER, ET AUTRES CONJURÉS TÊTES-RONDES.
LAMBERT, à Barebone.
Hé bien ?
Barebone, pour toute réponse, lui montre de la main le trône et les décorations royales sur lesquelles les conjurés jettent des regards indignés. Lambert se retourne vers l’assemblée, et poursuit gravement.
— Vous le voyez. Fidèle à ses desseins,
Frères, Cromwell poursuit son œuvre réprouvée.

Westminster est tout prêt ; l’estrade est élevée ;
Et voici les gradins où ce vil parlement
Aux pieds d’un Olivier va tramer son serment.
Profitons pour agir du moment qui nous reste ;
Jugeons cet autre roi. Son crime est manifeste :
Voilà son trône !

OVERTON.
Non. Voilà son échafaud !
Il y sera monté pour tomber de plus haut.

Sa dernière heure, amis, par lui-même est marquée.
Que du tombeau des rois cette pompe évoquée
Soit sa pompe funèbre, et que notre poignard

Jette aujourd’hui son ombre à l’ombre de Stuart !
Ah ! nous y voilà donc ! ce despote hypocrite
Exhume à son profit la royauté proscrite ;
Et, pour reprendre à Charle un sceptre ensanglanté,
Fouille dans le sépulcre où nos mains l’ont jeté.
Cromwell ose ravir la couronne à la tombe :
Qu’en entraînant Cromwell la couronne y retombe !
Et si plus tard quelque autre ose encor régner seul.
Que la robe de roi soit toujours un linceul !

LAMBERT, à part.
Il va trop loin.
OVERTON, poursuivant.
Qu’il soit anathème !

TOUS.
Anathème !

OVERTON, continuant.
Tout conspire avec nous, tout, et Cromwell lui-même.

Oui, messieurs, sa fortune aveugle ce Cromwell,
Qui semble un Attila fait par Machiavel.
S’il ne nous aidait point, notre vaine colère
S’userait à miner son pouvoir populaire ;
C’est lui seul qui se perd, en ne comprenant pas
Qu’il change le terrain où s’appuyaient ses pas ;
Qu’il sort du sol natal pour mourir, et qu’en somme,
En devenant un roi, Cromwell n’est plus qu’un homme.
Sous ce titre de mort, il s’offre à tous les coups.
La foule, son appui, le quitte et passe à nous ;
Lui seul, entre elle et lui, signe un fatal divorce.
En nous donnant le peuple, il nous donne sa force.
On veut être opprimé, foulé, suivant la loi.
Par un lord-Protecteur, mais jamais par un roi.
D’un tyran plébéien le peuple s’accommode.
Olivier, Protecteur, fut-il pire qu’Hérode,
Lui semble encor le seul dont le front sans bandeau
Peut porter de l’état le vacillant fardeau.
Mais que ce même front ceigne le diadème,
Tout change ; et ce n’est plus, pour ce peuple qui l’aime,
Qu’une tête de roi, bonne pour le bourreau !

TOUS, excepté Lambert, et Barebone qui depuis l’arrivée des conjurés semble absorbé dans de profondes réflexions.
C’est bien dit !
JOYCE.
Notre épée a quitté le fourreau ;
Qu’elle y rentre fumante, et jusqu’à la poignée

Pour la seconde fois du sang d’un roi baignée !

PRIDE.
Cromwell vient donc chercher sa tombe à Westminster !

De sa secte infidèle et promise à l’enfer
Il était le grand prêtre ; il veut être l’idole.
Que sur son propre autel pour sa fête on l’immole !

LUDLOW.
Wolsey, Goffe, Skippon, s’il couronne son front,

Propres chefs de sa garde, avec nous frapperont.
À nos couteaux vengeurs rien ne peut le soustraire.
Fletwood, son gendre, enfin, Desborough, son beau-frère,
Le laisseront tomber ; car, fermes dans la foi,
Leurs cœurs républicains l’aiment mieux mort que roi.

HARRISON.
Honneur donc à Fletwood, à Desborough ! — leurs âmes

N’ont point de peurs d’enfants et de pitiés de femmes !

GARLAND, qui jusque-là est resté silencieux, l’œil fixé
sur les premiers rayons du soleil levant.
Jamais si beau soleil à mes yeux n’avait lui.

Frères, quelle victime à frapper aujourd’hui !
Jamais je n’avais eu tant d’orgueil ni de joie
À sentir que je marche où le Seigneur m’envoie ;
Ni quand Strafford posa sa tête à notre gré
Entre le glaive saint et le billot sacré ;
Ni quand mourut ce Laud, plus exécrable encore,
De la chambre étoilée infernal météore,
Prélat qui, de son temple où renaissait Béthel
Tournait vers l’orient le sacrilège autel,
Et, de notre sabbat moqueur incendiaire,
Prostituait aux jeux le jour de la prière ;

Ni même quand Stuart qui, fier de ses vieux droits,
Pour des rayons de Dieu prit les fleurons des rois,
Avec sa royauté superbe et séculaire,
S’agenouilla devant la hache populaire !
À chacun d’eux j’avais, selon qu’il est écrit,
Cru sous sa forme humaine immoler l’Antechrist ;
Mais je vois aujourd’hui que Sion triomphante
Frappe enfin dans Cromwell ce fatal sycophante,
Et, des marches du trône encor mal affermi,
Le replonge au Tophet d’où Satan l’a vomi !
Quel jour ! — Quel Goliath, l’effroi de l’Angleterre,
À jeter de son haut la face contre terre !

SYNDERCOMB.
Quel beau coup de poignard à donner !
PRIDE.
Quel honneur
Pour ceux qui combattront les combats du Seigneur !
JOYCE, montrant le trône.
Que son sang, sur la pourpre où l’attend notre piège.
Va couler à grands flots !
À ces paroles de Joyce, Barebone, qui jusqu’alors a tout écouté en silence, tressaille, comme agité d’une inquiétude subite.

BAREBONE, se frappant le front, à part.
Au fait, à quoi pensais-je ?
C’est qu’ils vont me tacher mon trône avec leur sang !
Qu’en faire après ? — L’étoffe y perdra vingt pour cent.
Haut, après un instant de recueillement.
Vos discours pour mon âme ont la douceur de l’ambre.

De la communauté je suis le dernier membre,
Frères ; mais écoutez. — Aux saints textes soumis,
Vous voulez poignarder Cromwell. — Est-ce permis ?
Rappelez-vous Malchus, dont l’oreille coupée
De Pierre par Jésus fit maudire l’épée.
N’est-il pas interdit, au nom du Tout-Puissant,
De frapper par le fer et de verser le sang ?
Sur ce point dans vos cœurs s’il reste quelques ombres.
Ouvrez, chapitre neuf, la Genèse ; et les Nombres,

Chapitre trente-cinq.
Explosion de surprise et d’indignation parmi les têtes-rondes.
JOYCE.
Comment ! qui parle ainsi ?

LUDLOW.
Qui vous a, Barebone, à ce point radouci ?
GARLAND.
Vous voulez épargner l’antechrist ?
BAREBONE, balbutiant.
Au contraire…
Je ne dis pas cela…
SYNDERCOMB.
Seriez-vous un faux frère ?

HARRISON.
Sommes-nous des brigands qu’on doive condamner ?

Des assassins ?

OVERTON.
Tuer n’est pas assassiner.
Devant l’autel où brille une flamme épurée,

Le bouc impur se change en victime sacrée,
Et le boucher devient un sacrificateur.
Samuel tue Agag, et nous le Protecteur.
Du peuple et du Très-Haut nous sommes les ministres.

JOYCE, à Barebone.
Monsieur, je n’attendais de vos regards sinistres

Rien de bon — Vous vouliez sauver Cromwell. — Voilà !

BAREBONE.
Barebone, grand Dieu, protéger Attila !
SYNDERCOMB, jetant un regard indigné sur Barebone.
C’est un phérézéen, ou pour le moins un guèbre !
GARLAND.
D’où lui vient pour Cromwell cette pitié funèbre ?
BAREBONE.
Mais répandre son sang, c’est violer la loi !
SYNDERCOMB, lui frappant sur l’épaule.
Faut-il pas teindre enfin la pourpre de ce roi ?
PRIDE.
Barebone est fou !
WILDMAN.
Frère, est-ce que tu recules ?

LUDLOW, hochant la tête.
Il est des trahisons qu’on habille en scrupules !
BAREBONE, effrayé.
Vous penseriez ?…
SYNDERCOMB, furieux, à Barebone.
Silence !

GARLAND, à Barebone.
As-tu bu par hasard
De l’eau de la mer morte ?
HARRISON.
Il soutient Balthazar !

OVERTON.
Seriez-vous un Achan venu dans nos vallées

Pour troubler le repos des tribus désolées ?

PRIDE.
Je ne reconnais plus Barebone ! — Un démon

Aurait-il pris ses traits pour secourir Ammon ?

GARLAND.
C’est cela ! — Cette nuit j’ai fait un mauvais rêve.
SYNDERCOMB, tirant sa dague.
Soumettons sa magie à l’épreuve du glaive.
En voyant briller le fer, Barebone, qui n’a pu jusque-là se faire entendre, crie avec un nouvel effort.

BAREBONE.
Mais écoutez-moi !
LAMBERT.
Parle.

BAREBONE, effrayé.
Amis, je ne veux pas
Sauver l’Aod anglais d’un trop juste trépas ;

Mais on peut le tuer, sans faire un sacrilège,
L’assommer, l’étrangler, l’empoisonner, — que sais-je ?

SYNDERCOMB, remettant son poignard dans le fourreau.
À la bonne heure !
GARLAND, serrant la main de Barebone.
Allons, j’avais mal entendu.

WILDMAN, à Barebone.
À de bons sentiments j’aime à te voir rendu,
OVERTON, à Barebone.
Quoique le sang versé soit une faute énorme,

Nous n’avons pas le temps de le tuer en forme.

BAREBONE, cédant de mauvaise grâce.
Soit ! comme il vous plaira, poignardez le maudit.
À part.
C’est terrible pourtant !
GARLAND.
Le sabre de Judith
Est frère des couteaux qui vont frapper sa tête.

Dans l’arsenal du ciel leur place est déjà prête.

HARRISON.
Mes frères, rendons grâce au Seigneur Dieu ! — C’est lui

Qui des vils cavaliers nous épargne l’appui.
Leur aide eût souillé l’œuvre et flétri notre gloire.
Mais Dieu, qui pour nous seuls réserve la victoire,
D’Ormond et d’Olivier confondant les desseins.
Jette Ormond à Cromwell, donne Cromwell aux saints !

TOUS, agitant leurs poignards.
Le Seigneur soit béni !
LAMBERT.
Messieurs, l’heure s’écoule.
Le peuple à Westminster va se porter en foule.

Si l’on nous surprenait ?

OVERTON, bas à Joyce.
Lambert a toujours peur !

LAMBERT.
Ne nous endormons pas dans un espoir trompeur.

Qu’arrêtons-nous, messieurs ? Hâtons-nous de conclure.

SYNDERCOMB.
Il faut frapper Cromwell au défaut de l’armure ;

Voilà tout.

LAMBERT.
Mais où ? — quand ? — et comment ?

OVERTON.
Écoutez.
Au rang des spectateurs ou des acteurs postés.

Soyons tous attentifs à la cérémonie.
Et sans cesse à nos mains tenons la dague unie.
D’abord nous entendrons parler force rhéteurs,
Harangues d’aldermen et de prédicateurs ;
Puis Cromwell recevra, sur son trône éphémère,
La pourpre, de Warwick, le glaive, du lord-maire,
Les sceaux, de Whitelocke, et, pour l’enfreindre encor.
De Thomas Widdrington, la bible aux fermoirs d’or ;

Enfin, c’est de Lambert qu’il prendra la couronne.
C’est l’instant décisif. Qu’alors on l’environne,
Et, dès que sur son front luira l’impur cimier.
Frappons !

TOUS.
Amen !

LAMBERT.
Mais qui frappera le premier ?

SYNDERCOMB.
Moi !
PRIDE.
Moi !

WILDMAN.
Moi !

OVERTON.
Cet honneur m’est dû.

GARLAND.
Je le réclame.
Pour ne pas manquer Noll, j’ai béni cette lame.
HARRISON.
J’entamerai ! — Ma dague au vieil empoisonneur

Doit un coup pour chacun des cent noms du Seigneur ;
Et, depuis quinze jours, mon bras, je puis le dire,
S’exerce à bien frapper sur un Cromwell de cire.

LUDLOW.
La gloire d’un tel coup est grande ; et je conçoi

Que chacun d’entre nous la veuille ici pour soi.
Moi-même, si jamais ma prière constante
Sollicita du ciel quelque grâce éclatante,
C’est l’honneur d’immoler Cromwell à moi tout seul.
Je voulais que mes fils dissent de leur aïeul :
— Des Stuarts, de Cromwell il vainquit le génie ;
Et Ludlow a deux fois tué la tyrannie ! —
Mais ce même Ludlow, dévoué citoyen,
Fait passer le bonheur du peuple avant le sien.
Lambert est parmi nous le plus haut par le grade.
Porteur de la couronne, il sera sur l’estrade
Le mieux placé de tous pour frapper sûrement.