Notice au Criton de Platon
Les Belles Lettres (Œuvres complètes de Platon, tome Ip. 209-215).



NOTICE




I

DATE ET OBJET DU DIALOGUE


Le Criton, de même que l’Euthyphron, se relie naturellement à l’Apologie ; mais il s’y relie moins étroitement. L’Euthyphron, suppléant à l’insuffisance des explications fournies par l’Apologie sur la religion de Socrate, touchait à une question capitale, sur laquelle il était urgent que le public fût éclairé. Du moment que Platon entreprenait de faire mieux connaître son maître, c’était par là qu’il devait commencer. Le sujet traité dans le Criton était loin d’avoir la même importance.

Socrate, emprisonné après sa condamnation, en attendant l’exécution de la sentence, avait eu, disait-on, les moyens de s’évader ; il avait refusé de le faire. Pour quelles raisons ? Était-ce découragement, manque d’audace, dégoût de la vie ? ou, au contraire, orgueil philosophique, désir de faire admirer son courage, de se distinguer du commun des hommes par quelque action extraordinaire ? Les deux explications devaient avoir cours dans le public, la seconde de préférence ; toutes deux étaient injurieuses pour le sage, qui avait voulu prendre le devoir comme règle unique de ses actes. Platon se dit qu’il ne devait autoriser ni l’une ni l’autre par son silence. Il lui appartenait, à lui qui pensait avoir connu Socrate mieux que personne, de montrer que son refus de fuir était la conséquence naturelle de ses principes. Étant ce qu’il était, il n’avait pas pu agir autrement. En acceptant de s’évader, il se serait démenti lui-même, il aurait en quelque sorte renié ce qu’il avait toujours affirmé. Telle fut l’idée qui inspira l’auteur du Criton. Et, sans doute, dès qu’il l’eut conçue, il sentit quelle occasion elle lui offrait de révéler le véritable caractère de Socrate dans toute sa beauté, en faisant assister ses lecteurs à une de ces délibérations intimes où cette admirable conscience se jugeait elle-même et se décidait.

Il est important, pour bien apprécier ce dialogue, de ne pas méconnaître ce qu’il y a de particulier et même de personnel dans cette conception. C’est le mal comprendre que d’y voir une sorte de thèse abstraite sur le respect dû à la loi par le citoyen. Sans doute, dans les principes exposés par Socrate, il en est qui ont une portée générale ; mais la plupart des considérations décisives lui sont personnelles ; et les principes généraux eux-mêmes sont rapportés par lui à des affirmations antérieures d’où ils dérivent. Ils s’offrent donc à nous comme les parties d’une doctrine où tout se tenait. Ce qui apparaît au premier plan, c’est la volonté, chez celui qui parle, de rester en accord avec lui-même ; en d’autres termes, de ne pas se laisser mener au hasard par les événements, de demeurer jusqu’à la fin le maître et le directeur de sa conduite. La parfaite unité de la vie de Socrate, sa fidélité héroïque et absolue aux maximes qu’il avait reconnues bonnes et vraies, sa résolution ferme de ne jamais s’en écarter en rien, en un mot l’intransigeance, simple et douce, d’un parfait honnête homme, qui voulait l’être dans toute la force du terme, voilà ce qui ressort de tout le dialogue, ce qui en marque le sens et ce qui en fait la beauté morale.

Il y a là déjà de fortes raisons de croire que le Criton fut écrit et publié postérieurement à l’Apologie et peu après l’Euthyphron[1]. Les caractères de la composition apportent à cette vue une confirmation très forte. C’est encore un dialogue à deux personnages seulement. La structure en est dénuée d’artifice. Quelques brèves indications sur le moment, le lieu, la situation suffisent à en dessiner le cadre. L’entretien suit un cours naturel et comme rectiligne, sans écart, sans incidents notables, sans surprises. Aucune invention qui semble destinée à varier l’intérêt, à renouveler l’aspect des idées ; celles-ci se développent selon la logique du caractère principal ; elles nous mènent sans détour à la conclusion que l’auteur nous a fait pressentir tout d’abord. Tout y est simple et grave. Et si l’éloquence y a pourtant sa place, c’est qu’elle naît spontanément des sentiments qui y sont mis en jeu et du génie de l’écrivain qui les interprète.



II

LE PERSONNAGE DE CRITON. LA RÉALITÉ ET LA FICTION


Criton, qui est dans ce dialogue l’interlocuteur unique de Socrate, nous est connu par une biographie sommaire de Diogène Laerce[2]. Dans l’Apologie, Socrate lui-même le présente à ses juges en ces termes : « Voici d’abord Criton, mon contemporain, du même dème que moi, père de Critobule ici présent[3]. » Un peu plus loin, il est nommé parmi ceux qui s’offraient à payer l’amende qui pourrait être infligée à l’accusé[4]. C’était donc pour Socrate un vieil ami d’enfance, riche et honnête Athénien, qui lui était resté attaché durant toute sa vie, s’était intéressé personnellement à sa philosophie et lui avait amené ses quatre fils, Critobule, Hermogène, Épigène et Ctésippe, pour qu’ils profitassent de ses leçons[5]. Plus que personne, il goûtait sa sagesse, acceptait et approuvait ses principes, prenait volontiers conseil de lui dans ses embarras ou ses peines[6].

Nous avons affaire, par conséquent, à un personnage bien réel, que Platon a connu et qu’il a pu interroger. Est-ce à dire que l’entretien mis en scène doive être considéré comme authentique et que l’auteur ait simplement rapporté ce que Criton lui avait raconté ? Rien n’est moins probable. Le caractère fictif de l’Apologie, celui du Phédon, compositions qui sont cependant présentées comme des images fidèles de la réalité, doivent nous mettre en garde contre une hypothèse qui pourrait, au premier abord, sembler naturelle. Non pas que la donnée essentielle puisse être tenue pour une invention. Socrate a été certainement sollicité de fuir ; ses amis lui en ont offert le moyen ; il a refusé[7]. Cela, Platon ne pouvait l’inventer ; il ne lui convenait pas d’imaginer un roman pour faire honneur à son maître. Mais comment douter que ces instances amicales n’aient été faites par plusieurs personnes tour à tour ? qu’elles n’aient été renouvelées à plusieurs reprises et sous plusieurs formes ? Criton, à coup sûr, y a participé ; rien de plus vraisemblable. Ce qui l’est peu, c’est qu’il ait été député à Socrate, au nom de tous, pour une démarche unique, et que toutes les raisons, alléguées de part et d’autre, aient été condensées en un seul entretien. Cette simplification de la réalité est le propre de l’art et elle en manifeste l’intervention. Platon a voulu résumer en une scène idéale ce qui avait été matière de conversations, de discussions, de prières, plus ou moins variées et répétées, selon le caractère de ceux qui avaient essayé de persuader Socrate.

Pour cette discussion ainsi conçue, la forme qu’il choisit fut celle d’une conversation intime entre le condamné et son vieil ami Criton. Cette forme simple convenait à ses propres habitudes. Il ne s’était pas encore essayé à mettre en scène un plus grand nombre de personnages, comme il allait le faire bientôt dans le Charmidès, le Lysis, et les dialogues qui suivirent. D’ailleurs elle s’adaptait bien au sujet et à ses intentions. Socrate, s’entretenant avec le confident de toute sa vie, le témoin de toutes ses pensées, semblerait s’entretenir en quelque sorte avec sa propre conscience. Nul n’était plus autorisé que Criton à lui rappeler ce qu’il devait à ses amis, à sa famille ; nul n’était plus en droit d’insister jusqu’aux limites extrêmes de la discrétion, ni plus capable d’émouvoir son cœur ; mais nul, d’autre part, n’était plus tenu de reconnaître que Socrate, en refusant de se soustraire à la mort, ne faisait que rester fidèle à ses principes, ou, pour mieux dire, à leurs principes communs. Il était le personnage le mieux fait pour donner aux instances des amis de Socrate toute leur force comme aussi pour montrer, par la bonne foi de ses aveux, toute celle des raisons que Socrate leur avait opposées. Ses sentiments naturels, sa nature affectueuse, l’autorité de son caractère offraient d’ailleurs à l’auteur des éléments pathétiques propres à toucher le lecteur, à mêler un intérêt dramatique à l’intérêt philosophique du sujet. Il a su les mettre en œuvre avec un sens délicat de la mesure et de la vérité.



III

LA DOCTRINE DE SOCRATE


Pour décider Socrate, Criton fait valoir d’abord le sentiment public. On ne croira jamais, dit-il, qu’un condamné ait refusé de se dérober à la mort ; tout le monde sera persuadé que ses amis n’ont rien fait pour le sauver ; ceux-ci passeront pour s’être montrés lâches ou indifférents. Puis il insiste sur les devoirs de Socrate envers les siens. Est-il permis à un père d’abandonner ses enfants, lorsqu’il peut se conserver pour eux ?

Ces raisons, Socrate les écarte tout d’abord. Une question préalable s’impose à lui. Est-il jamais permis de manquer à la justice ? Existe-t-il des circonstances qui autorisent un homme à nuire à qui que ce soit ? Question qui ne dépend pas de l’opinion du plus grand nombre. Elle ne relève que de la conscience. Celle de Socrate l’a résolue de tout temps. Non, il n’est jamais permis d’être injuste, personne même n’est en droit de rendre le mal pour le mal. C’est là, pour lui, un principe absolu, contre lequel aucune considération personnelle ne peut prévaloir. Et Criton reconnaît que telle est bien la vérité.

Dès lors, la discussion se restreint. Il ne s’agit plus que de savoir si, en s’évadant, Socrate n’agirait pas injustement, s’il ne ferait pas tort à quelqu’un. Or, il estime qu’il offenserait gravement son pays ; et il entreprend de le démontrer à son ami.

Cette démonstration, telle que Platon l’a faite, est fort belle. Socrate imagine qu’au moment de franchir le seuil de sa prison, il verrait se dresser devant lui les Lois personnifiées, et il se représente le langage qu’elles lui tiendraient. Dans cette prosopopée saisissante, elles lui rappellent tout ce qu’elles ont fait pour lui, tout ce qu’il leur doit, sa naissance même, son éducation, la liberté dont il a joui ; elles insistent sur la facilité qu’il avait de quitter Athènes, si sa législation ne lui plaisait pas. Loin d’en profiter, il y est demeuré plus attaché que personne. Il ne s’est pas même dérobé au jugement, comme il aurait pu le faire ; et, par là, il a témoigné qu’il acceptait leur juridiction. A-t-il maintenant le droit de la récuser ? et, parce qu’il estime qu’il est condamné injustement, est-il autorisé à se révolter contre elles ? En agissant ainsi, ne se conduirait-il pas comme un fils ingrat et rebelle ? Ne commettrait-il pas une action impie ?

Si éloquent que soit ce discours, il faut reconnaître qu’il laisse des doutes dans l’esprit du lecteur moderne. Certes, nous comprenons que Socrate ait refusé de sauver sa vie en s’évadant. Mais les raisons qui nous paraissent décisives à cet égard sont d’un autre ordre. Ce sont celles qu’il alléguait dans l’Apologie, lorsqu’il refusait d’accepter à titre d’accommodement une sentence d’exil, raisons qui d’ailleurs sont indiquées accessoirement dans le Criton aussi. Réfugié en pays étranger, il y aurait été suspect, il n’y aurait pu vivre en sûreté qu’en s’astreignant au silence, en renonçant à ce qu’il considérait comme sa mission divine. On s’explique aisément qu’étant donné son caractère, une telle condition d’existence lui ait paru intolérable. Ce que l’on comprend moins, c’est qu’il ait pu penser qu’en prenant ce parti, il aurait fait tort à son pays.

Mais, pour apprécier exactement ce sentiment, il faut se représenter ce qui se passait alors en Grèce communément. Dans toutes les cités où deux partis contraires étaient en lutte — et c’était alors le grand nombre — l’exil volontaire ou le bannissement était le lot des vaincus. Les oligarques fuyant la démocratie victorieuse, se réfugiaient dans les états oligarchiques ; les démocrates, quand ils avaient le dessous, cherchaient un asile dans les états démocratiques. Le « fugitif », comme on l’appelait, était par définition un mécontent, un révolté vaincu, en somme un ennemi de son pays, qui conspirait contre lui. Socrate, évadé de la prison, condamné comme novateur en matière religieuse et comme suspect en matière politique, n’aurait guère pu trouver bon accueil ni dans une cité d’esprit conservateur ni dans une république sagement démocratique qui auraient été en bonnes relations avec les Athéniens. Seuls, peut-être, les ennemis d’Athènes lui auraient volontiers ouvert leurs portes, mais à la condition qu’il consentît à faire chez eux figure de détracteur des lois athéniennes. Son arrivée chez eux aurait ainsi pris la signification d’une protestation contre ces lois, qu’il le voulût ou non. Il était donc vrai qu’en s’évadant il aurait causé à son pays un dommage moral. Et ce dommage eût été d’autant plus grave que sa réputation personnelle était plus grande. Socrate fuyant Athènes, c’eût été, pour toute la Grèce, Socrate en révolte contre Athènes, Socrate appelant sur Athènes la réprobation universelle. Voilà ce que sa haute et délicate conscience avait senti clairement et ce que Platon, fidèle à sa pensée, a voulu exprimer dans le Criton. Si nous sommes obligés aujourd’hui de commenter son langage, c’est que nous vivons dans un milieu très différent du sien.

Répétons donc ce qui a été dit plus haut. Les idées exposées dans le Criton ne constituent pas une doctrine valable en tout temps ni qui puisse être appliquée sans réserve à tout condamné. C’est l’explication de la conduite tenue par Socrate ; cette explication était juste en son temps et pour celui qui en était l’objet.





  1. Allusions à l’Apologie, p. 45 b, p. 52 c.
  2. Diog. La., II, 12.
  3. Apologie, p. 33 d.
  4. Apologie, p. 38 d.
  5. Xén., Mém., I, c. 2, § 48, Σωκράτους ἦν ὁμιλητής. Cf. Criton, p. 49 a. Sur sa fortune, cf. Mém., II, c. 99 ; Criton, p. 45 a. Sur ses fils, Diog. La., pass. cité. Voyez, dans Xén., Mém., I, c. 3, § 8, la leçon de morale donnée par Socrate à Critobule en présence de Xénophon lui-même, et aussi, II, 6, leur entretien sur le choix des amis. Dans l’Économique du même auteur, Critobule est encore l’interlocuteur de Socrate. Criton, lui-même, d’après Diogène Laerce, aurait composé onze dialogues philosophiques, qui furent réunis en un volume. On peut se demander si ces dialogues étaient vraiment de lui. Il serait surprenant qu’il les eût écrits du vivant de Socrate ; et, si l’on songe qu’il était du même âge que lui, il ne le serait pas moins qu’il les eût composés après sa mort. Remarquons que Xénophon n’en dit rien.
  6. Xén., Mémor., II, c. 9.
  7. C’est ce qu’atteste aussi Xénophon, Apol., 23.