Critiques et historiens modernes de l’Allemagne – Wolf

Critiques et historiens modernes de l’Allemagne – Wolf
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 849-878).

CRITIQUES


ET


HISTORIENS MODERNES


DE L'ALLEMAGNE.




II.
WOLF.




I

Il semble que depuis quelques années l’étude de l’antiquité ait repris un peu de faveur parmi nous. Ce retour de l’esprit public est dû sans doute en partie aux efforts tentés pour donner à la science une forme plus aimable, qui, sans lui rien faire perdre de sa dignité, pût lui gagner plus de sympathies. Le but cependant n’est pas encore atteint ; il n’y a guère eu jusqu’ici que des tentatives isolées, et peut-être, avant de raconter une vie consacrée tout entière à faire revivre un monde oublié ou mal compris, n’est-il pas inutile de prévenir les objections et de mettre quelques personnes en garde contre le discrédit où ont été tenues trop long-temps les études sérieuses. On témoigne aujourd’hui une certaine estime pour les choses d’érudition, on leur fait une place, mais on les tient encore à distance. Cet isolement est également fâcheux pour les savans et pour ceux qui tiennent à ne pas l’être. La science n’est-elle pas le foyer d’où se répand au dehors cette instruction facile et légère, cette vivacité d’impressions et de souvenirs qui est un des attraits de notre société, et ne mérite-t-elle pas à ce titre l’intérêt de tout homme sensible aux jouissances de l’esprit ? Si des agrémens d’une conversation polie on s’élève à la considération des œuvres de l’art, on est amené aussi à reconnaître que l’imitation classique peut porter malheur aux esprits médiocres, mais que les grands esprits ont toujours gagné au commerce de l’antiquité ? Il y a une imitation stérile et une imitation féconde. Ce n’est point par hasard que Dante a choisi Virgile pour guide ; il ne paraît pas cependant que son admiration pour son maître ait coûté beaucoup à son originalité. De nos jours encore, ce haut et délicat sentiment de l’antiquité qui chez nous ne se développe guère hors du cercle de la vie universitaire ou académique, l’Allemagne le mêle à l’étude de la philosophie et de la littérature nationales. Les philologues éminens ne forment pas une société à part, suspecte aux yeux du monde. Ouverte aux idées du dehors, l’école verse à son tour sur tout ce qui l’environne le trésor de science amassé par ses méthodiques labeurs. Quelquefois même on a vu les hommes les plus considérables dans les lettres revenir passagèrement aux études philologiques qui ont formé leur enfance. Lessing, vers la fin du dernier siècle, discute plusieurs questions de littérature grecque ou latine avec une sûreté de critique qui ferait honneur à Bentley ; Wieland commente Horace et Cicéron en érudit consommé ; Goethe imite Properce et traduit Euripide. Plus contestée par la dernière génération, qui a toutes les impatiences et l’ingratitude de la jeunesse, la philologie a cependant encore devant elle un brillant avenir ; de temps à autre se font jour des aperçus nouveaux qui lui donnent une impulsion plus forte. Il y a quelques années, M. G. Welcker, l’un des hommes qui ont le plus heureusement mêlé l’imagination aux recherches érudites, a présenté cette branche de nos connaissances sous un nouvel aspect. Inquiet du progrès un peu exclusif des sciences physiques, il tente par une surprise ingénieuse d’y rattacher l’étude de l’antiquité ; il appelle la grammaire, pour qui on ne peut le soupçonner de partialité, l’histoire naturelle des langues. En partant de cette définition, le philologue, qui ne se borne pas, comme on le croit communément, à l’analyse des mots, mais qui a pour mission de recomposer historiquement les œuvres de l’art et de la science, le philologue, recueillant de toutes parts les élémens d’un monde oublié et embrassant ce vaste ensemble du point de vue élevé des générations modernes, pourrait aussi prétendre à réaliser l’œuvre glorieuse d’un Cosmos antique. C’est ainsi déjà que l’entendait Wolf. L’antiquité pour lui était tout un monde où chaque faculté de l’esprit trouvait son application et son aliment, où l’imagination même pouvait quelquefois s’égarer. Entreprendre de refaire la science de l’antiquité en substituant partout à une tradition mensongère le véritable esprit de l’histoire, rattacher entre elles toutes les parties qui la composent, en agrandir le domaine et en déterminer les limites, défendre les chefs-d’œuvre classiques contre d’injustes attaques ou de banales admirations, puis remonter à l’origine des choses, se retremper à la source de la poésie primitive, surprendre le secret de sa formation mystérieuse, et arriver par l’observation des faits à une de ces lois générales que la philosophie seule se croyait en droit de formuler, telle a été la tâche accomplie par Wolf. Sans cesser d’être de son siècle, il s’est fait le contemporain des vieux âges. Sans dépouiller sa nationalité allemande, il a acquis droit de cité dans toutes les villes de la Grèce et de l’Italie ; il en connaît les mœurs, il en parle la langue ; sous leur costume d’emprunt il reconnaît les étrangers à leur accent ; son oreille est blessée de toutes les fausses notes qui troublent l’harmonie des vers d’Homère.

Wolf fut une de ces intelligences hardies sur la trace desquelles on peut craindre de s’égarer, mais qu’il faut suivre au moins des yeux. De bonne heure on put le pressentir : sa première éducation était venue en aide à ses instincts naturels. Au moment où il naquit (15 février 1759), son père était maître d’école et organiste à Hainrode, petit village situé sur une hauteur près de Nordhausen. Fier de se savoir au-dessus de sa position, il était peu soucieux de l’améliorer. Quand il eut un fils, toute son ambition se reporta sur lui. Il n’avait jamais pu, malgré sa vive curiosité, cultiver la science librement ; il ne négligea rien pour épargner ce regret au jeune Wolf. Long-temps à l’avance il recueillait de côté et d’autre les livres qui pouvaient un jour servir à son instruction. Wolf eut ainsi tous les secours que comportaient l’état de sa famille et les ressources du pays ; mais ces ressources étaient bornées, même à Nordhausen, où l’on était allé s’établir. Ce fut à la fois pour lui un bonheur et un danger. Les efforts personnels qu’il eut à faire irritèrent ses désirs et développèrent jusqu’à l’excès peut-être l’indépendance de son esprit. Sa mère, sans avoir eu, à ce qu’il semble, beaucoup d’influence sur lui, contribua du moins au bonheur de ses jeunes années. Elle adoucissait le caractère inégal de son mari ; dans un état voisin de la pauvreté, elle savait faire régner l’aisance ; tout chez elle respirait cet air de contentement qui prévient les indiscrétions de la pitié. Le tableau de l’intérieur où Wolf passa ses premières années est attachant : la vie prise au sérieux, nul besoin factice, les sentimens naturels conservant toute leur énergie, le calme domestique laissant un libre cours au mouvement des idées, l’espérance qui repose déjà sur une jeune tête, rien ne manque à la poésie de ce foyer modeste.

Dès le jour où il commença à fréquenter les écoles, Wolf jugea sévèrement ses maîtres ; peu à peu il cessa de suivre leurs cours et prit les habitudes de travail solitaire qu’il conserva dans toute sa jeunesse. Il lut les écrivains de l’antiquité un peu au hasard et dans le désordre où ils s’offraient à lui ; il ne resta pas non plus étranger aux langues modernes : il les apprit seul ou avec le secours d’un maître qui lui-même ne les savait guère. L’étude remplissait tous les momens de Wolf sans cependant occuper toutes ses pensées. On retrouve, dans des notes écrites de sa main, le souvenir d’une de ces liaisons qui embellissent la jeunesse et la protègent contre des séductions plus dangereuses : il avait conçu une vive affection pour une femme très jeune encore, quoique déjà veuve, et, malgré une légère différence d’âge, il songeait, de l’aveu de sa famille, à l’épouser un jour, quand elle tomba malade et mourut. Wolf ne trouva de soulagement que dans une application nouvelle au travail. Ainsi il se préparait par une initiation sévère à toutes les épreuves de la vie.

Depuis long-temps Wolf se sentait à l’étroit dans Nordhausen ; toutes les bibliothèques de la ville et des environs étaient épuisées. Il ne pouvait plus s’arranger des entraves qui l’arrêtaient à chaque pas. Il rêvait la vie de l’université et la salutaire atmosphère de la science ; il aspirait à puiser librement dans ce vaste fleuve qui, jusque-là, n’était arrivé à lui qu’à travers mille obstacles et divisé en minces filets d’eau. Son attente pouvait se comparer à celle des savans hommes qui, à la renaissance, retrouvaient un à un les débris de l’antiquité enfouis sous la couche des siècles. Enfin le voyage de Goettingue fut résolu : Wolf partit en 1776, plus séduit encore par les richesses de la bibliothèque que par la grande réputation de Heyne. Il se présenta cependant à lui dès son arrivée. Heyne, après avoir lutté trente ans contre les plus dures nécessités de la vie, avait enfin trouvé un refuge à l’université de Goettingue, et ses travaux sur Pindare, sur Virgile, avaient recommandé son nom dans toute l’Europe savante. Confident du premier ministre du Hanovre, il partageait son temps entre les lettres et les affaires. Dans cette situation inespérée, saurait-il deviner l’avenir réservé à l’ardent et intelligent jeune homme qu’il avait sous les yeux ? Personne mieux que Wolf ne pouvait lui rappeler les épreuves qu’il avait subies autrefois et la conscience intérieure qui l’avait soutenu. Les choses prirent un autre tour : ils se quittèrent mécontens l’un de l’autre, et cette entrevue fut le principe d’un perpétuel malentendu. Peut-être se glissa-t-il entre eux, dès le premier moment, ce malaise qui trop souvent tient éloignés les hommes doués des plus hautes facultés de l’intelligence et ceux qui n’ont qu’infiniment de science et de talent. Wolf, d’ailleurs, croyait trouver dans l’homme en possession de la gloire qu’il rêvait tout l’enthousiasme qu’on sent à vingt ans ; il prit la froideur de Heyne pour de l’égoïsme, les craintes que l’expérience lui suggérait pour une désertion coupable des intérêts de la science. De son côté, Heyne, jaloux de son autorité, sentit qu’il aurait sur Wolf peu de prise et, laissant le jeune étudiant à lui-même, il se contenta de l’observer de loin.

Pendant son séjour à l’université de Goettingue, Wolf ne fit rien pour mieux connaître Heyne et se faire mieux venir de lui. Quelques leçons qu’il entendit sur Homère ne le satisfirent pas. Sans doute de secrets pressentimens le rendaient trop difficile ; il cessa de suivre le cours de Heyne. Il apporta la même irrégularité aux leçons des autres professeurs ; cela devint chez lui une habitude et presque une méthode. Les premiers jours, il recueillait de la bouche du maître les indications qui pouvaient guider ses recherches, puis, s’inquiétant assez peu du jugement des autres quand il avait de quoi former le sien, il achevait le cours à lui seul. Heyne remarqua ces irrégularités et ne dissimula pas son mécontentement. Cela n’empêcha pas cependant qu’il intervînt, d’assez mauvaise grace il est vrai, pour procurer à Wolf une place au collége d’Ilfeld. Une fois établi dans les modestes fonctions de régent, Wolf jugea que le moment était venu de se mettre à l’œuvre, et prépara une édition du Banquet de Platon, qui parut en 1782. Sans faire une recension complète du texte, il proposa un grand nombre de corrections ; presque toutes ont été conservées par les derniers éditeurs. Ce qui recommande surtout ce travail, c’est une analyse développée du Banquet. Pénétré de son modèle, l’écrivain en reproduit souvent l’élévation et la grace. La seule infidélité qu’il se permit fut d’adoucir, sans les dénaturer, les passages dans lesquels, au nom d’un spiritualisme sans mesure, se trouvent consacrées lus tristes aberrations de la sensualité antique.

L’édition du Banquet ne tarda pas à attirer l’attention du ministre de Prusse, M. de Zedlitz, et Wolf fut appelé à l’université de Halle (1783). A vingt-quatre ans, il avait enfin trouvé le théâtre sur lequel devaient se déployer son activité et sa puissance : Hic illius arma, hic currus fuit, dit son biographe, M. Koerte[1]. Il était dans toute la plénitude de sa force. Ses facultés avaient grandi librement ; le développement du corps n’avait pas souffert en lui du travail forcé de l’intelligence. Doué d’un haut sentiment de lui-même, il pouvait déjà prévoir ce que lui réservait l’avenir.

II

Le plus grand titre de Wolf comme critique et comme écrivain, ce sont ses études sur les poèmes d’Homère. Ce fut l’affaire capitale de sa vie, celle qui causa le plus de sensation, on pourrait dire de scandale. Les attaques se reproduisirent sous toutes les formes. Il y en a qui aujourd’hui font sourire. Sainte-Croix insinue quelque part que les doutes de Wolf sur l’existence d’Homère sont un outrage à la mémoire de ce poète[2]. On prononça sérieusement les mots d’ingratitude et de jalousie. La critique, dans ces derniers temps, est devenue moins ombrageuse et moins naïve. Cependant les théories de Wolf sont restées chez nous à l’état de paradoxes. On avait bien, il faut l’avouer, quelques raisons de se tenir en garde. Toujours l’esprit sophistique s’est exercé sans pudeur sur cette vieille poésie d’Homère. Dès le siècle de Périclès, Anaxagore de Clazomène et Métrodore de Lampsaque ne voyaient dans l’Iliade et l’Odyssée que des traités allégoriques sur la justice et la vertu. Plus tard, Dion Chrysostôme cherche à prémunir les habitans d’Ilion contre les mensonges d’Homère, et leur prouve qu’ils sont sortis vainqueurs de leur lutte contre les Grecs. Depuis, on en est venu à douter même de l’existence de Troie, car les modernes ne sont pas demeurés en reste de subtilités ou de rêveries. En 1655, Jacques Hugon reconnaissait dans l’Iliade une prédiction claire de la venue du Messie ; plus tard, Gérard Croës y suivait pas à pas l’histoire des Hébreux ; enfin, presque de nos jours, Joseph Grave, membre du conseil de Flandre, embarrassé sans doute de choisir entre toutes les villes qui se disputent l’honneur d’avoir donné naissance à Homère, le faisait, ainsi qu’Hésiode, originaire de Belgique. Les idées de Wolf ne sont-elles qu’une chimère de plus à ajouter à ces divagations plaisantes ou sérieuses ? N’est-ce qu’un agréable passe-temps, un de ces écarts de l’esprit destinés à relever par un peu de variété la monotonie de la raison et du barn sens ? Est-ce enfin l’occasion de répéter avec Voltaire :

On court, hélas ! après la vérité :
Eh ! croyez-moi, l’erreur a son mérite.

La défense de l’erreur peut être piquante et amuser les loisirs d’un poète qui entre l’erreur et la vérité ne fit jamais un choix définitif. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Le nom de paradoxe, sous lequel on a toujours désigné le système de Wolf, ne saurait trancher la question. Si l’on veut mesurer l’espace qui sépare la vérité et le mensonge, que de place pour les paradoxes ! Voulez-vous, — qu’il s’agisse de sentimens moraux ou seulement de jugemens littéraires, — prendre pour point de départ le terme où s’arrête la foule et aller vous-même à la recherche de vérités nouvelles ? voulez-vous rajeunir en les mélangeant de quelques nuances ces principes bien incontestables et bien généraux qui simplifient si heureusement le travail de l’esprit ? Paradoxes que tout cela, et malheur à qui trouble le calme de ces robustes convictions ! Dans une sphère plus élevée, léguez-vous au monde quelqu’une de ces grandes vérités dont on a peine à concevoir qu’il ait pu se passer si long-temps ? Paradoxe encore et quelquefois sacrilège ! C’est toujours l’histoire de la caverne de Platon. Descartes, Galilée, Rousseau, Voltaire, quels grands esprits paradoxaux ! Il en faut prendre son parti, les idées nouvelles sont mal accueillies à leur naissance, mais la défiance qu’elles ont à vaincre ne doit rien faire préjuger contre leur succès à venir. S’il y a des paradoxes qui resteront comme un témoignage de la témérité ou des bizarreries de l’imagination, il en est d’autres qui, dépouillant peu à peu ce qu’ils pouvaient avoir d’étrange, sont destinés, pour le plus grand bien de l’humanité, à devenir un jour des lieux communs. Sans partager toutes les impatiences des libres penseurs, sans vouloir même leur épargner une épreuve salutaire, nous leur devons au moins de contempler leurs efforts avec intérêt et émotion, soit que, préoccupés de l’avenir des sociétés, ils rêvent pour elles une perfection et un bonheur qu’il sera peut-être un peu long d’attendre, soit qu’ils multiplient nos jouissances en nous découvrant de nouvelles perspectives dans le champ de la poésie et de l’imagination.

Wolf avait depuis plusieurs années conçu des doutes sur l’unité des poèmes d’Homère ; le VIIe et le XXIVe chant de l’Iliade lui paraissaient se rattacher faiblement à l’action générale ; ailleurs, il trouvait des vestiges d’un travail artificiel qui contrastait avec l’ensemble du poème ; enfin, pénétrant plus avant dans l’analyse du texte, il ne craignait pas de relever çà et là des tours et des expressions peu homériques. Avant de quitter Goettingue, Wolf avait donné déjà une expression à ces idées et les avait soumises à Heyne. Il espérait pouvoir échapper, en considération de ce travail, à un examen peu sérieux et très facultatif d’où l’on faisait dépendre sa nomination au collége d’Ilfeld. Après lecture faite, Heyne eut le tort de maintenir la condition de l’examen. Malgré ce mauvais succès, Wolf ne se découragea pas. Pendant quelque temps, il s’éclaira par la conversation de ses amis ; puis, changeant de conduite, il renferma son secret en lui-même, et, dans ses leçons ou dans ses entretiens, ne laissa rien échapper qui démentît l’opinion reçue. Ce n’est pas qu’on ne puisse trouver quelque trace de sa pensée dans une édition de la Théogonie d’Hésiode qu’il publia en 1783, mais ces allusions, qu’il est aisé de deviner après coup, durent passer inaperçues. Wolf destinait uniquement son édition d’Hésiode à servir de texte à ses leçons ; il la fit précipitamment et sans grand appareil scientifique. Cette digression ne l’avait pas éloigné beaucoup de son sujet favori. En 1785, il fit paraître, pour les besoins de l’enseignement, une édition classique de l’Iliade et de l’Odyssée, après quoi il se remit plus activement à l’ouvrage ; sa tâche était double : il voulait à la fois fixer le texte des poèmes homériques et en tracer l’histoire. Comme éditeur, son but n’était pas de proposer des conjectures nouvelles ; il voulait plutôt faire justice des anciennes, et dégager le texte des altérations successives qu’il avait subies. Choqué du vernis de vulgaire élégance sous lequel on avait effacé l’originalité du poète, il protestait contre la fausse science au nom de la vraie. Son ambition n’allait pas cependant jusqu’à rechercher la forme primitive de l’Iliade et de l’Odyssée : il tentait une réhabilitation historique, et ne voulait pas remonter au-delà des données positives de l’histoire. Son seul désir était de retrouver l’Homère des Alexandrins, de le constituer tel qu’il eût obtenu les suffrages de Plutarque, de Longin, de Proclus. Pour cela, il avait commencé à étudier avec un soin minutieux le long commentaire d’Eustathe ; il avait lu les scholiastes, les grammairiens anciens, puis il était revenu aux purs écrivains de l’antiquité tels qu’Hérodote et Platon, pour y trouver quelques vestiges du langage homérique. Il s’arrêta long-temps aux poètes d’Alexandrie, dont la muse savante le rejetait bien loin d’Homère, mais qui lui permettaient, à travers leurs imitations, de reconnaître les leçons qu’ils avaient suivies de préférence. Quelquefois aussi, Wolf, dans ses heures de repos, se laissait aller à des impressions poétiques. Las de réfléchir, il rêvait et semblait se souvenir ; ou bien il chantait, en s’accompagnant à la façon des rapsodes, des fragmens de l’Iliade et de l’Odyssée.

La fortune lui tenait en réserve un secours précieux. L’année 1788 avait été signalée par un événement considérable dans l’histoire de la critique, la publication des scholies de Venise découvertes en 1781 par D’Ansse de Villoison, et depuis impatiemment attendues[3]. Outre un nouvel exemplaire de l’Iliade, le manuscrit contenait un grand nombre de jugemens de Zénodote, d’Aristarque, de Cratès et de beaucoup d’autres. Tous les vers suspects étaient marqués des signes en usage à Alexandrie. Seul, Wolf pouvait comprendre la portée d’un tel document. Villoison lui-même ne l’avait pas soupçonnée : quand il put s’en rendre compte, il déplora sa découverte, il gémissait en songeant que ce qu’il avait cru un nouveau monument à la gloire d’Homère devenait une arme contre lui. Cependant Wolf retrouvait dans les scholies de Venise la confirmation de tous ses doutes. Ce livre, où se résume toute l’expérience de l’école alexandrine, était presque le modèle de celui qu’il avait entrepris seul et sans guide à vingt ans. Ce fut un nouveau champ à défricher. Sept années se passèrent encore à ce travail, interrompu, il est vrai, par plusieurs publications. Enfin Wolf donna sa seconde édition de l’Iliade, et presque aussitôt après parurent les Prolégomènes, Prolegomena ad Homerum (1795). Dans le monde des idées comme dans celui des faits, les grands hommes ne font souvent que résumer le travail de l’humanité ; les découvertes considérables sont l’effet du temps autant que l’œuvre du génie. Avant Wolf, l’origine des poèmes homériques et l’existence même d’Homère avaient été agitées à plusieurs reprises. Sa gloire n’en doit pas souffrir : autre chose est de jeter quelques paroles à l’aventure, autre chose de présenter un système ordonné dans toutes ses parties, de fournir les preuves à l’appui, d’en déduire toutes les conséquences. Dans la préface d’une traduction d’Homère, publiée en 1681, de la Valterie fait allusion à ces débats dont les traces se retrouvent dès le XVIe siècle. On y revint plus tard, lors de la querelle des anciens et des modernes, mais dans quelles vues ! avec quel sentiment ! Perrault et d’Aubignac sont impatientés d’entendre toujours louer Homère et la merveilleuse composition de ses poèmes ; un jour, il leur paraît plaisant de dire qu’Homère pourrait bien n’exister que dans l’imagination de ses admirateurs. Telle est l’histoire de toutes les idées vraies qui se mêlèrent dans cette longue lutte à tant d’hérésies. Ceux même qui ont raison ne savent pas pourquoi ; l’enthousiasme n’est guère mieux justifié que le dénigrement ; c’est toujours une bonne foi aveugle ou le plus frivole abus de l’esprit. Les uns sentent qu’il y a dans ces vieilles poésies d’Homère quelque chose de respectable et de sacré ; mais, quand ils veulent en analyser les mérites, ils y cherchent surtout ce qui n’y est pas. Les autres comprennent que l’esprit moderne ne peut rester toujours enchaîné à la remorque de l’antiquité, mais ils ne savent pas affranchir le présent sans sacrifier le passé ; il faut que de part et d’autre il y ait une contrainte exercée, soit pour remonter à Homère et en faire le type unique de toute perfection, soit pour le ramener forcément à nos usages et à nos mœurs. C’est ainsi que Lamotte à ses attaques contre Homère joignit l’offense plus grave de le traduire en supprimant tous les passages que réprouve le goût académique et qu’Homère assurément n’eût pas écrits au XVIIe siècle. Rousseau parle dans l’Émile des propos qui nous surprennent dans la bouche des enfans, parce que nous y attachons un autre sens que celui qu’ils y mettent et que nous leur prêtons des idées qu’ils n’ont pas. On peut expliquer de la même façon comment le hasard guida une fois l’abbé d’Aubignac vers une pensée féconde. Perrault cependant fait observer que les mémoires de d’Aubignac étaient passés en Allemagne, où l’on travaillait sur la question d’Homère, et quelques critiques, défenseurs courageux de l’érudition française, ont supposé que le système de Wolf n’est que le développement de ces idées ; la vérité est que Wolf n’avait entendu parler de Perrault, ni de d’Aubignac, quand il entreprit de résoudre le problème homérique. Plus tard, il eut connaissance de ces grossières ébauches, et, pour la première fois peut-être, un doute lui traversa l’esprit ; il sentit chanceler sa conviction ; la vérité ainsi travestie lui faisait l’effet du mensonge ; il fut honteux de songer qu’il avait de pareils auxiliaires. Heureusement il pouvait citer d’autres autorités ; il pouvait, sans donner à personne le droit de contester l’originalité de ses découvertes, s’appuyer de quelques mots échappés à J.-C. Scaliger, à Is. Casaubon, à Perizonius, à Bentlev. Vico, s’il l’eût connu, lui eût fourni un témoignage plus imposant. Dans le livre de la Science nouvelle, avant de fixer la loi qui préside à la marche des nations, Vico s’adresse à Homère comme au témoin naïf des vieux âges. Frappé des incertitudes qui entourent son berceau, il prétend que les villes de la Grèce se disputèrent l’honneur de lui avoir donné naissance parce que les peuples de ces villes sont réellement eux-mêmes des Homères et que les opinions varient sur l’époque de sa vie, parce qu’Homère n’a réellement vécu que dans la pensée et dans la langue des Grecs. Les idées de Vico au moment où parurent les Prolégomènes avaient fait peu de sensation hors de l’Italie. Ce ne fut que plus tard que Wolf put lire la Science nouvelle ; il répara son omission dans un court article inséré au Museum der Alterthumswissenschaft. Le tour de son esprit ne le portait pas à goûter beaucoup ce singulier mélange d’ignorance et de génie. S’il en parla froidement, ce ne fut pas par l’effet d’un sentiment jaloux. Quelque étonnement que puissent causer les divinations transcendantes de Vico, il y a loin encore de ces lueurs fugitives à la vive clarté que Wolf jeta sur la poétique enfance du genre humain.

Le premier problème que Wolf tente de résoudre au début des Prolégomènes est la découverte de l’écriture, question ardue comme toutes celles qui tiennent à l’origine des arts. C’est toujours trop tard, et quand il n’est plus possible de la satisfaire, que la curiosité des peuples s’émeut. Peu exigeante encore à ce premier éveil, elle ne se livre pas à un examen bien sévère, et ses explications complaisantes deviennent plus tard, pour la critique, une cause d’obscurité de plus. L’invention de l’écriture n’avait guère plus occupé les modernes que les anciens. Quelques vagues aperçus de la vérité qu’on pourrait retrouver çà et là n’avaient pas empêché un certain Mader de publier vers la fin du XVIIe siècle un traité des Bibliothèques antédiluviennes. À cette époque, en effet, beaucoup de gens admettaient encore que, inventée par Adam, l’écriture avait été propagée par Seth et par Enoch. D’autres, sans remonter si loin, attribuaient la cécité d’Homère à la peine qu’il avait prise d’écrire tout au long les deux poèmes de l’Iliade et de l’Odyssée. Un voyageur anglais, Robert Wood, fut le premier qui s’attaqua à ces naïves croyances ; encore son Essai sur le génie d’Homère renferme-t-il plus d’affirmations que de preuves, plus de conjectures que d’idées arrêtées. Plus tard, Mérian reprit les idées de Wood, et leur donna une forme plus précise ; mais ce travail, lu en 1769 à l’académie de Berlin, ne fut inséré que plusieurs années après dans les Mémoires de cette société ; Wolf eut à peine le temps d’en prendre connaissance et de consigner son approbation dans une note.

Wolf ne conteste pas aux Phéniciens la gloire d’avoir, en vertu de leur droit d’aînesse, enseigné aux Grecs les premiers élémens de l’art d’écrire ; seulement il est peu disposé à rapporter ce bienfait à Cadmus. Qu’après tout les barbares de la Béotie aient appris de Cadmus à tracer péniblement quelques caractères grossiers, là n’est pas la question. Ce qu’il, importe de savoir, c’est par quels lents progrès l’écriture arriva insensiblement à cet usage facile et populaire qui seul rend possible la composition d’un long poème d’après nos procédés modernes. C’est là une distinction qu’on n’avait pas assez faite. Il semblait que l’écriture une fois inventée ne dût plus être un secret pour personne et eût été portée tout d’abord à sa dernière perfection. Les choses ne vont pas si vite. Selon Wolf, il ne fallut pas moins de six siècles pour achever une pareille conquête. On ne sait pas assez en général combien ont dû coûter d’efforts et de patience les découvertes qui sont si bien passées dans nos usages, qu’elles semblent avoir été à toutes les époques une nécessité de la vie. Wolf a soigneusement cherché la trace des premiers tâtonnemens par lesquels les Grecs préludèrent à l’écriture. Tant qu’ils durent se contenter pour tous matériaux de tables de bois, de feuilles de métal ou même plus tard de peaux de chèvres et de moutons, ils purent y tracer péniblement des lois, un traité de paix, l’issue d’un combat heureux, c’était tout ; et d’ailleurs pendant long-temps leur ambition n’alla pas au-delà. Pour stimuler l’industrie, il fallait que les esprits devinssent plus soucieux de l’avenir, plus jaloux de laisser des monumens durables. Les poètes même, dans les âges héroïques, n’aspiraient pas à l’immortalité ; ils étaient plus sensibles aux applaudissemens sympathiques de leur auditoire, à l’émotion contagieuse qui naît de la foule assemblée, qu’au sentiment incertain des générations futures. Ils auraient cru glacer leur inspiration s’ils avaient substitué des caractères muets à la vivacité de la parole et à l’harmonie des chants. Dans les siècles qui suivirent, l’imagination, éclairée par l’expérience, perdit quelque chose de son ardeur : on s’accoutuma à envisager la vie sons des aspects plus sérieux, et de là naquirent des idées nouvelles qui pouvaient se passer du charme des vers et dont la nature répugnait à ce gracieux artifice. La philosophie et la science, sans détrôner la poésie, réclamèrent une part de son empire ; les successeurs d’Homère se partagèrent son héritage. Dès-lors la mémoire ne pouvait plus garder à elle seule le dépôt des connaissances humaines ; il fallut chercher un moyen de la soulager, et cependant tout ce travail des esprits eût pu long-temps encore demeurer stérile sans un de ces hasards qui sont quelquefois l’occasion de graves événemens. Au commencement du VIe siècle et avant notre ère, des communications s’établirent entre l’Égypte et la Grèce, et le papyrus fut importé dans cette contrée. On possédait enfin une substance peu coûteuse, légère et durable. On commença à rompre la mesure des vers ; l’esprit humain, selon l’expression de Plutarque, descendit de son char et marcha à pied. Tel a été l’avènement littéraire de la prose, qui seule pouvait faire sentir la nécessité de l’écriture. Sans doute la prose n’avait pas besoin d’être inventée ; elle existait de tout temps, mais on la parlait sans le savoir, on ne la regardait pas comme une expression assez élevée de la pensée humaine. Les poèmes d’Homère viennent à l’appui de ces conjectures. Nulle part il n’y est question de caractères écrits, et, dans cette vaste encyclopédie, un pareil silence est singulièrement expressif. Supposera-t-on que l’écriture, inconnue aux guerriers de l’Iliade, était cependant familière au poète, et qu’il s’est abstenu d’en parler pour rester fidèle à l’esprit des temps héroïques ? C’est là un soupçon que dément toute la poésie d’Homère. De semblables calculs ne pouvaient venir que plus tard. « Cela est bon, dit Wolf, pour les poètes de nos jours, qui n’ont pas encore renoncé à s’inspirer d’Apollon et des Muses ; ils ne se croient pas faits pour parler ni pour écrire, ils chantent. Ceux même qui ne seront lus que de l’imprimeur semblent encore s’adresser à la foule, qui se presse pour les entendre. » Ailleurs Wolf fait observer que, si Ulysse avait eu la faculté d’écrire à Pénélope, l’Odyssée eût eu sans doute quelques chants de moins. Rousseau était allé jusqu’à dire que ce poème ne serait, dans ce cas, qu’un tissu de bêtises et d’inepties.

Afin de remettre les esprits en goût de vérité et de naturel, Wolf remonte à un autre temps, où toutes les inventions nécessaires aujourd’hui à notre bien-être étaient inconnues des sages comme des pauvres d’esprit. Il dépeint l’aimable simplicité du monde naissant et cet art voisin de la nature, qui devait donner des jouissances si vives et si vraies. Il décrit la vie errante des aèdes et des rapsodes, non de ceux que Platon et Xénophon ont poursuivis de leur mépris, mais des rapsodes inspirés des Muses, qui mêlaient, comme Phémius et Démodoeus, leurs chants à ceux qu’ils récitaient, et formaient une sorte de descendance aux poètes dont ils avaient adopté la gloire. Ceux qui s’étonneraient que les rapsodes eussent pu retenir toutes les poésies homériques, et sans doute bien d’autres encore, doivent songer que les moyens inventés depuis pour soulager la mémoire ont eu aussi pour effet de l’affaiblir. Et toutefois la mémoire ne pouvait être si sûre, que le dépôt qu’on lui confiait ne s’altérât avec le temps. Le débit animé des rapsodes dut causer plus d’une infidélité ; souvent sans doute l’imagination vint se jeter à la traverse des souvenirs. A quoi donc eût servi cette unité si vantée, dont personne alors ne pouvait sentir le prix ? A quoi bon cette suite de chants non interrompus, que personne n’eût pu ni réciter ni entendre ? Le génie a beau planer au-dessus de la multitude, il n’en prend pas moins son point d’appui sur elle ; il y a entre eux une alliance nécessaire ; les efforts de l’un sont mesurés sur les besoins de l’autre. — Déjà, par ce raisonnement dont nous ne donnons ici que les points essentiels, on peut voir où Wolf en veut venir. L’Iliade et l’Odyssée n’existent, à vrai dire, que du moment où Pisistrate en a recueilli les fragmens épars. Il n’y avait jusque-là que des chants sans suite, et les contradictions que l’on y découvre ne permettent pas de les rapporter à une source unique. Rien n’empêche toutefois d’admettre que parmi ces chanteurs animés d’une inspiration commune il y en eût un qui, supérieur à tous les autres, recueillit leur gloire par une usurpation légitime. Qu’on lui fasse la part aussi belle qu’on le voudra, Wolf y consent. Laissons-le parler lui-même, au moment où il se démasque en s’écriant comme César : Le sort en est jeté, jacta est alea. « Je veux qu’Homère ait eu un génie vraiment divin et capable des plus hautes pensées, qu’il ait épuisé la science dés choses divines et humaines, qu’il soit tel enfin que jamais la splendeur d’une telle lumière ne se lèvera plus sur le monde, à moins que l’on ne voie renaître une seconde Grèce ; qu’à un génie au-dessus de tous les autres il ait joint, contrairement aux lois de la nature, la perfection d’un art infini : encore bien ne peut-on attribuer à un tel homme ce qui dépasse les forces de l’humanité… Homère eût-il eu dix langues, une voix de fer et une poitrine d’airain, il n’eût pu se passer, pour transmettre son œuvre, du secours de l’écriture ; ou, si l’on veut supposer que seul il ait deviné ce secret, ses poèmes, privés de toutes les facilités qui pouvaient leur frayer la route, n’eussent pas mal ressemblé à un navire construit dans l’enfance de l’art, qui serait resté sur le chantier faute d’agrès et d’équipage, et n’eût pu être lancé au milieu des épreuves de l’océan. »

On le voit, la personne et la gloire d’Homère ne sont nullement menacées. On peut encore remonter à lui comme à la plus pure source de la poésie ; il sera jusqu’à la fin le toujours florissant Homère. Les poètes peuvent encore évoquer son image pour l’entendre, comme jadis Ennius, leur dévoiler avec des larmes amères les secrets de la nature :

Inde mihi species semper florentis Homeri
Exoriens visa est lacrymas effundere salsas
Coepisse et rerum naturam expandere dictis,

Sans remonter jusqu’aux temps antiques, tout le monde peut répéter avec J. Chénier :

Trois mille ans ont passé sur la cendre d’Homère,
Et depuis trois mille ans Homère respecté
Est jeune encor de gloire et d’immortalité.


Ce qu’ont cependant reproché à Wolf les savans comme les poètes, c’est d’avoir nié l’existence d’Homère et d’avoir jeté ses cendres aux vents. Il ne vaut guère la peine de parler d’une élégie peu touchante lue à l’Institut dans les cent jours par le prince Lucien Bonaparte, et qui n’a guère de remarquable que le nom de l’auteur et la date de la composition. Un autre poète, M. de Châteaubriand, a déploré éloquemment la curiosité qui poussa Wolf à dévoiler une vérité désolante. Il semble que ce soit pour lui l’image de Saïs. Il ne veut rien perdre des aventures d’Homère. En dépit des anachronismes, il tient que la vie du père des fables a été écrite par Hérodote, père de l’histoire[4]. Choisissez vos croyances avec votre fantaisie, veillez soigneusement sur vos chimères, c’est votre droit de poète ; mais prenez garde que la vérité ne soit ici plus poétique que la fiction. N’est-ce rien en effet, si l’on veut se laisser aller à des impressions poétiques, que, dans la jeunesse du monde, la nation la plus favorisée qui fût jamais ait pris une voix pour raconter elle-même, dans un admirable langage, ses exploits et ses malheurs ? En présence de cette merveilleuse prosopopée, peut-on bien regretter l’œuvre d’un faux Hérodote, assemblage d’anecdotes puériles où tout accuse l’intention de résoudre, en avant l’air de les prévenir, des questions soulevées de tout temps sur la vie d’Homère ? La science semble être allée, cette fois, plus vite et plus loin que l’imagination. Je comprends les doutes, mais je ne puis concevoir les regrets. Il y avait autrefois deux poèmes dont les mérites, exaltés par les uns et rabaissés par les autres, n’étaient en réalité compris par personne. Aujourd’hui, devant l’Iliade et l’Odyssée agrandies, la critique se tait, l’admiration même hésite ; nous sentons qu’il y a là quelque chose placé au-dessus de notre jugement.

Après avoir dévoilé ses hardiesses, Wolf en chercha la justification dans l’histoire des poèmes homériques. Il insista particulièrement sur le travail de Pisistrate, qui, selon le témoignage précis de Pausanias, recueillit pour la première fois les poésies d’Homère éparses çà et là et uniquement confiées à la mémoire. Cicéron, les historiens Josèphe et Élien, le rhéteur Libanius[5], s’expriment dans les mêmes termes, si bien que cette opinion, téméraire aujourd’hui, paraît avoir été dominante dans l’antiquité. Faut-il donc, au mépris de tous ces témoignages, se rendre à l’imposante, mais unique autorité d’Aristote ? On est tenté de croire en vérité que dans cette occasion c’est Aristote qui a été le novateur ?

L’histoire des poèmes homériques ne se termine pas au travail de Pisistrate. Les diaskevastes ou arrangeurs continuèrent son œuvre assez maladroitement, à ce qu’il semble, si l’on en juge par la mauvaise humeur que causent leurs interpolations aux critiques d’Alexandrie ; puis vint l’ère des philosophes et des sophistes. L’ensemble des poèmes homériques, qui nous fait illusion aujourd’hui, était alors définitivement arrêté, et le temps n’était pas arrivé encore des interprétations grammaticales. Les philosophes, témoins de l’admiration superstitieuse de leurs contemporains, en craignirent les effets ; ils tentèrent d’expliquer par des allégories tout ce qui semblait s’écarter d’une morale sévère et pouvait diminuer le respect dû à la divinité. Les combats des héros et des dieux exprimèrent la lutte des passions ou les désordres de la nature physique. Ainsi Homère, de plus en plus épuré, devenait le type de la sagesse antique. C’est dans le même esprit que les critiques de nos jours ont fait de lui le représentant de la science universelle ; quelques-uns même ont voulu démêler dans ses poèmes les élémens de chaque science en particulier. Est-il nécessaire de dire combien c’est là une tentative vaine ? Tout se trouve dans Homère, mais à la condition de l’y laisser. Cette précoce expérience disparaît sous une étude trop attentive, comme les fleurs des champs si délicates qu’elles se flétrissent dès que la main s’approche pour les cueillir.

Un jour, grace à la munificence des Ptolémées, se trouvèrent réunis à Alexandrie tous les manuscrits d’Homère ; ces matériaux servirent de base aux travaux des grammairiens. La langue avait assez vieilli, et surtout les mœurs héroïques étaient assez oubliées pour qu’il fallût aider l’intelligence des lecteurs. Des poètes heureusement doués, Aratus, Apollonius, Philétas, unirent leurs efforts à ceux de Zénodote, de Zoïle, d’Aristarque, de Cratès. C’est surtout pour cette période que Wolf mettait à profit les scholies de Venise ; il y retrouvait tous les doutes qui avaient agité l’antiquité et y reconnaissait ses ancêtres. Wolf descendait de ces chorizontes ou séparateurs, qui déjà refusaient d’attribuer au même poète l’Iliade et l’Odyssée, et dont M. B. Constant s’est fait chez nous l’éloquent interprète. Il caractérisa l’esprit des plus éminens critiques d’Alexandrie ; il blâma les libertés que Zénodote avait prises avec le texte d’Homère, tout en lui sachant gré de s’être reporté en général à une tradition plus ancienne. Aristophane de Byzance paraît avoir été plus réservé. Le nom d’Aristarque est devenu l’expression même du bon goût dans la critique : Wolf cependant ne pouvait être de l’avis de ses contemporains, qui aimaient mieux se tromper avec lui que d’avoir raison avec un autre. Il signala dans Aristarque les traces d’un goût pur, mais affaibli par sa délicatesse même. Wolf devait aller plus loin. Il avait annoncé l’intention de poursuivre jusqu’aux temps modernes l’histoire des poèmes homériques ; il devait aussi soumettre le texte à une analyse minutieuse et en faire ressortir les contradictions. Il est resté à moitié chemin, laissant incomplet son plus beau titre de gloire. Sa renommée n’en a pas souffert ; ce qui existe suffit pour attester la puissance de son esprit et contient d’assez grands résultats. Le style des Prolégomènes est d’accord avec la pensée ; il est énergique et libre comme elle. Wolf n’a pas reculé une fois devant les difficultés de l’expression ni laissé dévier ses idées ; mérite d’autant plus grand que l’antiquité n’offrait aucun modèle en ce genre. Il n’est pas jusqu’aux incorrections mêmes qui, de sa part, ne semblent un nouvel artifice et ne donnent au langage plus de relief et de vie.

Les Prolégomènes produisirent une vive sensation. Ils ne rencontrèrent pas cependant tout d’abord la faveur ni même l’opposition éclairée sur laquelle Wolf avait compté. Il avait pris trop d’avance sur ses contemporains pour trouver beaucoup d’adversaires sérieux. Les érudits et les poètes étaient les plus intéressés dans la question ; c’est aussi à leur suffrage que Wolf tenait le plus ; il attachait moins de prix à celui des philosophes, et les prétentions que Herder allait apporter dans ce débat devaient accroître encore ses défiances. Ruhnkenius, à qui était dédié le livre, ne put se résoudre à rompre avec les préjugés de toute sa vie. Il n’approuvait guère que les principes de critique qui servent d’introduction ; pour le reste, il écrivait à Wolf : « Tant que je lis, je pense comme vous ; mais, dès que j’ai cessé, mon assentiment s’évanouit. » C’est ainsi que plus tard M. Boissonnade, craignant d’entrer dans une discussion qui eût trop coûté à ses habitudes d’esprit, trahissait ses préventions avec tant de bonne grace que l’on eût pu y voir un aveu involontaire. « Je m’étonne, disait-il, et ne puis consentir. Au milieu de la lecture, le livre m’échappe des mains et je me prends à murmurer comme le vieillard d’Aristophane : « Non, tu ne me persuaderas pas, quand bien même « tu me persuaderais. » Wolf fut dédommagé de la justice imparfaite de Ruhnkenius par les félicitations de M. G. de Humboldt. Sans prendre encore un parti définitif, M. G. de Humboldt sentait toute la portée de ses découvertes et les suivait avec un grand intérêt. Leurs relations dataient de plus loin. Depuis long-temps ils entretenaient un commerce de lettres qui développa entre eux une vive amitié. Aussitôt qu’il se trouva libre, Wolf alla visiter M. G. de Humboldt à Iéna. De là il se rendit à Weimar, où il fit la connaissance de tous les hommes considérables réunis à la cour du grand-duc et put recueillir leurs avis. Wieland n’eût pas été fâché que Wolf eût raison. En qualité de poète épique et de rival éloigné d’Homère, il eût vu volontiers son maître dépouillé de son infaillibilité. Il ne niait pas que les choses eussent pu se passer telles qu’elles étaient présentées dans les Prolégomènes ; il faisait même à ce sujet des confidences intéressantes sur les additions successives dont s’était formé son poème d’Oberon, et toutefois, au dernier moment, il reculait devant la pensée de brûler ce qu’il avait adoré. Goethe ne se laissa pas arrêter par ces scrupules. Wolf avait agrandi et renouvelé ses idées sur l’antiquité ; il lui en témoigna noblement sa reconnaissance. Dans le prologue d’Hermann et Dorothée, après avoir convoqué ses amis à un poétique banquet, il porte à Wolf le premier toast

« Et d’abord à la santé de l’homme qui, le premier, nous délivrant hardiment du nom d’Homère, nous a ouvert un champ sans limites ! car qui eût osé lutter avec les dieux, et surtout avec ce dieu unique ? Maintenant il est beau encore d’être le dernier des homérides. »

La même pensée d’affranchissement se trouve reproduite dans une lettre que Goethe écrivait à Wolf peu de temps après, pour lui annoncer qu’enhardi par ses nouvelles croyances, il s’était décidément mis à l’œuvre et comptait lui envoyer bientôt son poème de l’Achilléide. Il ne faudrait pas croire cependant que les convictions de Goethe fussent aussi fermes qu’il le disait et le pensait alors. Ce n’était guère qu’une impression poétique et passagère dans cette ame ouverte à toutes les impressions ; c’était une perspective nouvelle qui séduisait sa fantaisie et qui flattait ses projets. Quelquefois il allait dans ses doutes plus loin que Wolf lui-même ; puis, effrayé du désert où errait sa pensée, il revenait sur ses pas. Alors il encourageait les efforts de Schubarth et de G. Lange pour défendre l’unité des poèmes homériques et se rapprochait peu à peu du sentiment de Schiller. Schiller, dès le premier moment, s’était élevé contre ce qu’il croyait être une profanation. Il a exprimé ses regrets dans des vers qui font oublier son injustice

« Déchirez toujours la couronne d’Homère et comptez les pères de cette œuvre éternelle ; elle n’a du moins qu’une mère et elle en a gardé tous les traits, tes traits immortels, ô nature ! »

Wolf avait quitté Weimar sans être bien fixé sur les dispositions de Merder ; il les connut par un article qui parut peu de temps après dans le journal les Heures[6]. Herder donnait aux théories de Wolf l’approbation la plus flatteuse ; il les revendiquait comme siennes. Il affirmait que les choses lui avaient de tout temps apparu ainsi ; il avait deviné dès son enfance les doutes des chorizontes ; il avait toujours cru à l’école des homérides ; Homère ne lui avait jamais semblé, non plus que Teuth et Hermès, qu’une grande abstraction mythologique. Wolf, après cela, venait un peu tard. A quoi bon ses patientes recherches, s’il avait suffi de vagues rêveries pour conduire aux mêmes vérités ? Wolf ne put souffrir de voir son œuvre dépouillée de tout caractère scientifique et réduite à n’être plus qu’une brillante hypothèse ; il répliqua vivement dans la Gazette littéraire de Iéna. L’épanchement donné à sa mauvaise humeur ne suffit pas à l’apaiser ; quand plus tard Fichte lui fit savoir qu’il avait été amené par ses études esthétiques à reconnaître la vérité des conclusions posées dans les Prolégomènes, Wolf reçut ses avances avec quelque dédain. Il fallut bien cependant qu’il renonçât à ses préventions, lorsque Fichte eut développé sa pensée dans une lettre écrite avec déférence et franchise, l’un des plus beaux hommages peut-être qui aient été rendus à la science au nom de la philosophie.

Pour réparer le mauvais effet produit par l’article de Herder, Wolf avait fait appel au juge le plus compétent, à Heyne. Il croyait pouvoir compter de sa part sur une appréciation désintéressée ; une surprise pénible l’attendait. Avant que sa lettre fût parvenue à Goettingue, il lut dans le journal de cette ville nue analyse des Prolégomènes, dans laquelle on présentait ses découvertes comme la plus simple chose du monde. La question de l’écriture avait été débattue depuis long-temps, et tout le reste n’en était que la conséquence probable. On ne faisait pas difficulté de reconnaître l’érudition et l’excellente méthode de l’auteur, mais la meilleure, part des éloges devait revenir à Villoisono. L’article était de Heyne. Wolf ne se demanda pas s’il était temps encore de le ramener à un jugement plus équitable ; il écrivit coup sur coup deux lettres de remercîmens ironiques qui consommèrent la rupture. Heyne, sans répondre directement, fit insérer dans la Gazette de Goettingue un nouvel article. Cette fois il allait plus loin : il prétendait avoir deviné lui-même, trente ans à l’avance, le problème homérique, et en avoir indiqué la solution dans ses leçons et dans ses écrits. Wolf était anal préparé à une accusation de plagiat. Sa colère ne connut plus de bornes. Il publia deux lettres nouvelles, où, sans égard pour l’illustration ni pour l’âge de son adversaire, il l’accable de sarcasmes et quelquefois d’invectives. Afin de l’opposer à lui-même, Wolf avait parcouru ses innombrables écrits ; il le fit voir partout fidèle à la tradition de l’école et étranger à toute pensée d’innovation. N’y a-t-il donc aucun moyen de décharger d’un grave reproche la vie restée pure d’ailleurs de Heyne ? Tout le monde a eu de ces idées confuses que l’on croit reconnaître aussitôt qu’un autre les exprime, et peut-être sera-t-on plus disposé à s’expliquer ainsi l’illusion de Heyne, si l’on songe de quel intérêt il y allait pour lui. Depuis vingt ans il faisait des cours sur Homère, et il fallait qu’il reçût à son tour des leçons de cet élève qu’il se rappelait avoir traité un peu légèrement ! Les découvertes de Wolf n’étaient pas seulement un coup sensible pour sa vanité ; c’était en même temps une atteinte portée au privilège de l’université de Goettingue, qui se réservait comme un monopole l’initiative de toutes les grandes pensées.

Les écrits de Wolf ont absorbé jusqu’ici toute notre attention. Le rôle d’écrivain, le seul qui se puisse apprécier à distance, était cependant celui pour lequel il avait le moins de goût. Sa véritable vocation, c’était l’enseignement. Il avait besoin de dominer un nombreux auditoire, de le voir suspendu à sa parole, de sentir pénétrer la foi dans les esprits ; il aimait à se fier aux hasards de l’improvisation, à semer son discours de traits inattendus. Tour à tour bienveillant et railleur, il subjuguait par l’ironie ceux qui échappaient à sa séduction. Ce qui le préoccupait surtout, c’était de remuer des idées, de soulever clés problèmes qu’il dédaignait de résoudre, de faire circuler partout le mouvement et la vie. En toute question, il se plaçait naturellement au point de vue le plus élevé ; mais il savait en descendre sans regret pour se mettre à la portée de tous. Dès les premiers mots, il fournissait un aliment aux esprits sagaces et leur marquait le but auquel ils devaient tendre ; puis il revenait sur ses pas, variant toujours la forme de sa pensée et entraînant après lui les intelligences paresseuses. Wolf, s’il eût vécu en France à la même époque, ne se fût pas borné à ce genre d’action. La politique l’eût envié aux lettres ; il eût quitté la chaire pour la tribune, il eût régné dans nos assemblées populaires par la force de son esprit, par sa parole incisive, par l’assurance du regard et la noblesse du maintien. Sur un plus petit théâtre, il trouvait à Halle quelques-unes de ces émotions ; mais quand, tout agité encore, il rentrait chez lui pour se livrer silencieusement au travail, il se sentait parfois pris de découragement. Ce ne fut jamais sans répugnance qu’il entreprit de faire un livre ; il y fut cependant forcé plusieurs fois dans l’intérêt même de ses leçons. Afin de fournir à ses élèves des textes corrects, il publia successivement quelques Dialogues de Lucien, les Histoires d’Hérodien, les Tusculanes de Cicéron (1791-1792). Dans toutes ces éditions, il applique les mêmes règles de critique en les modifiant toutefois, et c’était encore une nouveauté à cette époque, selon le génie propre de l’écrivain. Sans professer pour l’autorité des manuscrits un respect superstitieux, il est en garde contre les conjectures hasardées. On voit qu’il se propose non de refaire l’antiquité, mais de la retrouver telle qu’elle était, avec ses imperfections et ses défauts. Ces publications avaient été précédées d’une autre plus importante. Wolf, au milieu même de ses travaux sur Homère, s’était mis à étudier les orateurs attiques, c’est-à-dire qu’il avait appris par cœur un grand nombre de leurs discours. Guidé toujours par son grand sens historique, il choisit pour en donner une édition le discours de Démosthène contre Leptime (1789). C’était un moyen de pénétrer dans la vie publique des Athéniens, de jeter quelque jour sur leur législation si changeante, de savoir ce que leur coûtaient annuellement le soin de leur défense et leur amour pour les arts. Wolf compléta en les rectifiant les travaux de Barthélemy et de Toureil, et prépara la voie qu’a suivie depuis M. Boeckh dans son livre sur l’Économie politique des Athéniens.

L’émotion causée par les Prolégomènes commençait à s’apaiser. Wolf, las du repos, jeta bientôt un nouveau défi à l’opinion publique. Dans l’intervalle, son assurance avait encore grandi : ses affirmations sont plus absolues, ses paradoxes plus hautains. Il ne fit cependant pour commencer que reprendre une thèse soutenue déjà par un critique éminent. Vers la fin du XVIIe siècle, Bentley avait mis le scepticisme à la mode par ses argumens sans réplique contre les prétendues lettres de Phalaris, de Thémistocle, de Socrate, d’Euripide. On eut l’idée de soumettre à la même épreuve les correspondances des Latins, et, à l’occasion d’une querelle qui s’était élevée entre deux savans anglais sur la valeur historique des lettres de Cicéron et de Brutus, Markland déclara également apocryphes les quatre discours que l’orateur romain prononça à son retour de l’exil. Gesner avait repoussé les attaques de Markland, et avait eu le dernier mot. Wolf crut, dans ces discours, démêler les signes d’une falsification manifeste ; il en publia le texte en joignant de nouveaux argumens à ceux de Markland, qu’il réimprima ainsi que l’apologie de Gesner. Nous n’essaierons pas de résoudre la question ; mais, sans exiger des anciens non plus que des modernes qu’ils soient toujours égaux à eux-mêmes, on peut bien dire qu’on enlèverait peu de chose à Cicéron en retranchant de ses œuvres ces quatre discours, dont le second n’est qu’un écho affaibli du premier, dont le troisième surtout est fort indigne de la prédilection que Cicéron témoigne dans une lettre à Atticus. Cette considération pouvait être décisive si Wolf s’en fût tenu là, s’il n’eût suscité une nuée d’imitateurs qui prirent un plaisir puéril à retourner la critique contre tous les écrivains de l’antiquité. Wolf montra bientôt lui-même combien la pente est glissante en publiant dans les mêmes vues le Discours pour Marcellus. Le Discours pour Marcellus avait tenu jusque-là dans les œuvres de Cicéron la place qu’on pourrait assigner parmi les oraisons funèbres de Bossuet à l’éloge du grand Condé. Dès-lors, il fallait renoncer à toute certitude ; tout était frappé de suspicion ; il fallait se garder d’admirer les chefs-d’œuvre les mieux consacrés, sous peine d’être le lendemain embarrassé de son admiration. Heureusement ce pyrrhonisme littéraire se discréditait par ses excès mêmes. Peu de temps après le dernier manifeste de Wolf, Weiske, faisant une application ironique de ses principes, démontrait que les attaques contre Cicéron, fort indignes de M. Wolf, étaient l’œuvre d’un faussaire qui s’était caché sous son nom. Il s’est fait depuis une réaction plus sérieuse. La correspondance de Cicéron et de Brutus, qui avait été la première sacrifiée, a trouvé un ardent défenseur dans M. C. F. Hermann. Il y a lieu de croire que cette révision d’un procès qui semblait décidément jugé marquera un point d’arrêt dans les progrès du scepticisme, et qu’on reviendra ainsi à travers le doute à une foi plus éclairée.

Ces dernières années, bien qu’assez orageuses pour Wolf, avaient été du moins à l’abri des troubles politiques. Tant que le contre-coup de la révolution française ne se fit sentir à Halle que comme un écho lointain, l’émotion qu’elle causa fut plus favorable que nuisible aux travaux de l’intelligence. On trompait le besoin d’agir que chacun éprouvait vaguement en apportant dans les spéculations plus d’indépendance et d’ardeur. Peu à peu cependant, le bruit se rapprocha. En 1806, la Prusse rompit brusquement sa neutralité ; un mois après, les Français triomphaient dans les plaines d’Iéna de toute la monarchie prussienne, et le lendemain Bernadotte taillait en pièces à Halle la réserve commandée par le prince de Wurtemberg, tandis que le gros de l’armée devançait à Berlin le bruit de ses victoires. Wolf fut peu surpris de ces événemens. Il ne s’était pas associé aux espérances imprudentes qui avaient enivré la nation ; il ne partagea pas davantage la consternation générale. Cette conduite le rendit suspect aux patriotes. Afin d’appeler l’intérêt de Bernadotte sur l’université, il avait cru pouvoir lui offrir un exemplaire d’une édition de l’Iliade qu’il venait de publier avec un grand luxe. On l’accusa d’avoir enlevé la page qui contenait une dédicace au roi Frédéric. Wolf nia le fait ; rien ne l’eût empêché de l’avouer, car ce pouvait être un ménagement pour le nom même du roi. Nous ne mentionnerions pas ce détail insignifiant, s’il ne fût devenu pour Wolf l’occasion d’une nouvelle polémique. Un professeur qui le premier avait tenu ce propos, mis au défi de soutenir son dire, publia une brochure ; Wolf y répondit aussitôt, et, par la rigueur de son enquête, par ses détours captieux, par un mélange habilement calculé de colère et de raillerie, dans une affaire digne de la petite Ville de Picard, il sut s’élever au ton des mémoires de Beaumarchais.

Wolf était resté à Halle tant que le sort de cette ville fut incertain ; il la quitta au moment où elle allait être incorporée au royaume de Westphalie. Nous le retrouverons à Berlin.


III

Est-il donc si difficile de vieillir ! Wolf, lorsqu’il se rendit à Berlin (1807), était dans la force de l’âge et dans tout l’éclat de sa renommée ; les générations qu’il avait élevées s’étaient répandues en Allemagne et en Suisse, et avaient porté partout ses idées et le respect de son nom. Ses travaux sur Homère gagnaient chaque jour en autorité. Il avait reçu l’adhésion d’IIgen, de Schneider, d’Hermann, des deux frères Schlegel ; Niebuhr allait bientôt lui offrir un secours puissant en luttant de hardiesse avec lui. Les hommes les plus considérables recherchaient son amitié ou ses entretiens. Goethe, invisible et présent, avait écouté ses leçons caché derrière une tapisserie, et disait qu’une heure de conversation avec lui valait toute une année d’études. Wolf fut infidèle à sa gloire quand il n’avait plus qu’à en jouir. Ce n’est pas que nous voulions nous faire l’écho de toutes les attaques qui furent dirigées contre lui : la passion y eut autant de part que la justice. Ses adversaires cédèrent à une jalousie trop commune ; contraints d’admirer son esprit, ils se plurent à rabaisser son caractère. En voyant cependant ses loisirs se consumer inutilement, tant d’entreprises rester inachevées, la vanité prendre en lui la place d’une juste ambition, des liaisons précieuses se relâcher ou se rompre, il faut bien reconnaître que cette dernière partie de sa vie ressemble mal à la première. Wolf ne sut pas résister à l’enivrement des hommages qu’on lui prodigua. Jeté dans le mouvement d’une grande ville, recherché dans une société brillante, il se dédommagea trop bien des privations de sa jeunesse, et ne sut pas mieux régler ses passions que ses facultés. Ses papiers avaient été dispersés dans le tumulte de l’invasion. Cette perte augmenta encore son éloignement pour les longs travaux. Quand le calme fut rétabli, il fut chargé de fonctions administratives qui lui suggérèrent la pensée de devenir conseiller d’état, ministre, que sais-je ? M. G. de Humboldt fut forcé de le rappeler à la dignité de l’enseignement et des lettres. Wolf céda, non sans regret. Quand l’université de Berlin fut constituée, il recommença sa vie de professeur ; ses leçons eurent un grand succès. Les hommes les plus importans dans la politique ou dans les lettres venaient l’entendre ; mais rien ne remplaçait pour lui l’auditoire assidu et docile auquel il était habitué à Halle ; il se découragea bientôt. Tout en se réservant le droit de donner des cours, il ne voulut pas accepter de position régulière. Sa situation n’était pas mieux fixée à l’académie, dont il refusait de suivre les statuts ; il ne vivait guère à Berlin que d’une pension due à la générosité du roi. En 1807, il avait publié, de concert avec Ph. Buttmann, un recueil périodique sous le titre de Museum der Alterthumswissenschaft. Cette publication fut bientôt interrompue, ainsi qu’une autre, Museum antiquitatis studiorum. Wolf n’avait pas l’esprit assez conciliant pour que ces associations pussent durer : il ne savait pas rendre sa supériorité légère. Il était trop porté à ne voir dans ses collaborateurs que des instrumens, à les considérer comme des points perdus sur la circonférence dont il était le centre. Ses exigences rebutèrent ceux même de ses élèves qui lui étaient le plus attachés. On avait agité à plusieurs reprises le projet d’une édition de Platon, qui devait être publiée, sous sa direction, par Heindorf, MM. Boeckh et Emm. Bekker. Schleiermacher avait aussi promis de prendre part à ce travail. Le plus impatient était Heindorf. Jusque-là dévoué à Wolf sans réserve, il finit par se lasser de ses hésitations, et, après s’être assuré du concours de Buttmann, il annonça lui-même une édition de Platon. Comme il arrive aux personnes faibles qui s’arment une fois d’énergie, Heindorf apporta sans doute trop peu de ménagemens dans sa résolution. Wolf s’offensa de sa révolte, et, ayant eu à quelques années de là l’occasion de s’expliquer sur son compte, il le fit en termes sévères, dont l’effet fut d’autant plus fâcheux, qu’Heindorf à ce moment venait de mourir. Sous prétexte de venger sa mémoire, Buttmann et Schleiermacher publièrent contre Wolf une violente diatribe à laquelle adhérèrent Niebuhr, M. Boeckh, M. de Savigny[7]. Les choses furent poussées à l’extrême ; Buttmann prononça les mots de banqueroute littéraire. Entre beaucoup de témoignages contradictoires, il est difficile de démêler la vérité. On peut dire toutefois, sans crainte de se tromper, que c’est là une de ces affaires dans lesquelles tout le monde s’arrange de manière à avoir tort. Wolf, qui ne faisait rien pour prévenir ces éclats, en souffrait du moins vivement. Il s’en plaignait à ses amis restés fidèles. M. Varnhagen d’Ense a conservé de touchans souvenirs de ces épanchemens.

Il ne faut pas croire, malgré tout, que cette partie de la vie de Wolf ait été complètement perdue pour les lettres. Il avait toujours pris un grand intérêt aux progrès de la langue allemande ; il ne voulait pas s’avouer que les études philologiques eussent pu en arrêter le développement, et ne concevait pas que des hommes qui devaient être familiers avec toutes les ressources du style fussent si peu exigeans pour le langage dont ils se servaient. Afin de montrer comment le travail des traductions pouvait tourner au profit de la littérature nationale, il traduisit en vers les Nuées d’Aristophane, et du premier coup il surpassa Voss et rivalisa avec G. de Schlegel. Un peu plus tard il publia le recueil des Litterarische Analekten (1817), et écrivit en tête une biographie fort intéressante de Bentley. Il y avait entre Bentley et lui plus d’un rapport qui avait dû déterminer son choix. Le biographe, en retraçant les principes de critique qu’avait suivis son devancier, eut souvent l’occasion d’exposer ses vues personnelles. La même prédilection le porta à donner une notice sur Jer. Markland. Wolf enrichit aussi les Litterarische Analekten de dissertations ingénieuses sur quelques passages contestés d’Horace. Ce ne sont là cependant que des productions secondaires. Il en est une plus importante, et qui, bien qu’antérieure de quelques années, semble être le couronnement de ses travaux. Wolf avait souvent dans ses leçons essayé de constituer la science de l’antiquité, d’en faire voir la portée et les applications diverses. Il voulut donner à ses idées une forme définitive, et publia une sorte d’Organum. Il ne borne pas la philologie à l’étude des langues ni surtout à l’étude du grec et du latin. Tout ce qui peut jeter quelque jour sur la civilisation des anciens peuples, sur leurs mœurs, leur religion, leur caractère national et leur constitution politique, rentre dans la sphère du philologue. Aussi la philologie n’est-elle pas seulement une science auxiliaire destinée à hâter les progrès de la philosophie ou de l’histoire : elle a une existence propre ; c’est bien le moins qu’on lui laisse une place à elle sur le sol qu’elle a déblayé. Des connaissances aussi complexes appellent le concours de toutes les intelligences ; chaque chose y trouve sa place, depuis les efforts assidus du compilateur jusqu’aux divinations les plus hardies. Wolf voulut aussi rétablir la certitude de la critique. La critique, selon lui, ne procède pas par tâtonnemens ; elle repose sur dés principes arrêtés ; ses hésitations tiennent à l’insuffisance des matériaux et non à sa propre impuissance. Il poursuit en indiquant la filiation des diverses parties de la science. Sur ce point, on peut lui reprocher d’avoir trop multiplié les divisions ; on peut même contester l’importance relative qu’il accorde à quelqu’une des branches accessoires, et M. Boeckh a eu le droit de réclamer en tête du Corpus des inscriptions grecques contre la part trop restreinte qu’il a faite aux études épigraphiques. Il n’est pas moins vrai de dire que, depuis Wolf, il n’y a guère d’année où, dans chaque université, quelque professeur ne traite le même sujet, et son essai est le texte sur lequel s’agitent encore les controverses.

Le philologue de Wolf ne serait guère moins introuvable que l’orateur de Cicéron. Wolf, sans prétendre à réaliser son idéal, ne resta cependant complètement étranger à aucune des connaissances qu’il passa en revue. L’historien Nicolas Damascène compare l’étude de la littérature à un long voyage : on se met en route et l’on parcourt de vastes pays ; dans quelques endroits on ne fait que passer, on séjourne plus long-temps dans d’autres, et l’on arrive enfin à un lieu de refuge où s’écoule le reste de la vie. Ainsi Wolf avait choisi pour s’y établir une certaine contrée ; mais, sans être toujours sur les chemins comme Heyne, il fit au dehors de nombreuses excursions. Ceux qui lui ont contesté le sentiment des arts plastiques oubliaient trop que Goethe le jugea digne d’être son collaborateur dans le monument qu’il éleva à la gloire de Winckelmann. Les termes avec lesquels Wolf parla des études mythologiques et quelques pages sur les sacrifices, insérées dans ses Mélanges, témoignent qu’il sentit toute la portée de cette science si vieille par son objet, et qui pourtant ne date guère que de Heyne. On peut regretter néanmoins que Wolf n’ait pas pénétré plus avant dans ces mystères ; ses travaux sur Homère eussent pu y gagner encore, ainsi qu’à une connaissance plus approfondie des rares fragmens qui nous restent du cycle épique. Pour voir reprise la tâche de Heyne, il fallait attendre M. Creuzer, ou mieux encore le traducteur de la Symbolique, M. Guigniaut et M. G. Welcker.

Nous arrivons à la fin de cette vie si pleine et si agitée. Depuis plusieurs années, la santé de Wolf s’était altérée ; il se décida à chercher un remède dans les voyages. En 1816, il alla visiter le pays où il était né ; il fut vivement ému à l’aspect des lieux qu’il n’avait pas revus depuis cinquante ans. A peine de retour, il se remit en route (1818) et traversa toute l’Allemagne pour aller gagner la Suisse. Partout il retrouvait ses anciens élèves devenus maîtres, et recueillait de touchans témoignages de leur attachement. Lorsqu’il revint à Berlin après cette longue tournée, sa santé s’était de plus en plus affaiblie ; il sentit le besoin d’un climat plus chaud et partit pour l’Italie. Ce fut son dernier voyage ; il n’eut pas même le temps d’arriver à Nice. Le mal, accru par le régime qu’il s’obstinait à suivre, le força de s’arrêter à Marseille, où il mourut après quinze jours de souffrances, le 8 août 1824 : il avait soixante-cinq ans. L’Allemagne, jalouse de ses grands hommes, se plaint d’être privée de ses restes. Wolf du moins repose dans l’antique cité des Phocéens, dans une des villes où le culte d’Homère fut jadis le plus en honneur. Plus favorisé encore, Ottfried Müller, emporté au milieu de sa gloire, a trouvé un tombeau sous les ruines du Parthénon !

On a beau devancer ses contemporains, la postérité vous rattrape et vous dépasse. Depuis Wolf, on a imaginé contre la théorie des poèmes homériques des objections qu’il n’avait pas prévues ; on a découvert, en faveur de ses idées, des argumens auxquels il n’avait pu songer. Tels sont les exemples empruntés à la poésie populaire que chaque nation retrouve à son berceau, sur le plus triste sol, dans des contrées qui semblaient déshéritées de toute poésie. Wolf se plaisait cependant à rapprocher les diverses périodes de l’humanité. Il cita les chants écossais que Macpherson venait de remettre en honneur par sa restauration infidèle. Il compara les homérides aux prophètes hébreux, aux bardes et aux druides ; mais il ne pouvait deviner les grands poèmes de l’Inde. Nos romans de chevalerie, les Romances espagnoles, l’Edda scandinave, les Niebelungen même, n’étaient pas encore sortis de l’oubli ou de l’indifférence. L’Allemagne n’était pas assez assurée dans les voies de l’avenir pour se retourner vers le passé. Personne ne soupçonnait alors cette nombreuse famille de poèmes sans nom, conservés dans la mémoire des chanteurs, et qui offrent à la fois avec les poèmes homériques tant de dissemblances et tant d’analogies. C’est là pourtant, je ne dirai pas un argument, mais une puissante raison de croire. De pareilles vérités ne sont pas, en effet, susceptibles d’une démonstration rigoureuse, et ce travail mystérieux de la poésie populaire, sans cesse renaissant à des périodes correspondantes de la civilisation, est assurément le spectacle le plus propre à nous pénétrer de la grace efficace qui doit ici venir en aide à la raison.

Malgré ce secours inespéré, les théories de Wolf, telles qu’elles sont exposées dans les Prolégomènes, dans les lettres à Heyne et dans les diverses préfaces qu’il publia en tête de ses éditions d’Homère, ont dû subir et subiront encore des modifications avant de s’établir d’une manière définitive. C’est toujours au prix de quelques concessions que les paradoxes deviennent des vérités. Les esprits penchent en général vers la conciliation ; mais quelle est la juste mesure dans laquelle on doit un jour s’accorder ? C’est là ce qu’il est encore difficile de prévoir. M. C. Lachmann, qui, avant de remonter aux poèmes d’Homère, avait fait une étude approfondie de la grande épopée germanique, est de tous les esprits indépendans celui qui est resté le plus fidèle aux idées de Wolf[8] ; il ne se sépare de lui que pour aller plus loin. M. Lachmann ne distingue pas moins de dix-huit poèmes dans l’Iliade. M. Boeckh, bien qu’il ait levé une grave difficulté en démontrant sans réplique la fausseté des inscriptions de Fourmont, fait remonter plus loin que Wolf l’usage de l’écriture. C’est aussile sentiment d’un juge bien compétent, de M. J. Franz, sur lequel pèse aujourd’hui toute la responsabilité du Corpus inscriptionum grocarum. M. Bceckh suppose que dès le IXe siècle avant notre ère les poèmes homériques purent être écrits par fragmens détachés pour l’usage privé des rapsodes. Il reconnaît d’ailleurs l’origine multiple de ces poèmes, et croit rendre raison de l’inspiration commune qui respire partout, en n’admettant à cette œuvre collective que les homérides de Chio, association civile intermédiaire entre la famille et la tribu, et chargée de conserver le culte d’Homère comme les Eumolpides celui d’Eumolpus et les Lycomides celui d’Orphée. Grammairien avant tout, c’est toujours avec un peu de peine que M. G. Hermann touche aux problèmes historiques. Il est cependant revenu plusieurs fois sur la question d’Homère[9]. Après quelques variations, il semble s’être arrêté à ce sentiment qu’à une époque très éloignée et bien long-temps avant Hésiode il exista un Homère qui composa deux poèmes de peu d’étendue, qu’à ces poèmes s’ajoutèrent des chants nouveaux dont les auteurs restèrent inconnus. Selon M. Hermann, Homère serait le premier chanteur qui se serait élevé aux accens de la poésie épique. Jusque-là les poètes s’étaient bornés à donner des préceptes sur la conduite de la vie. La nouveauté de cette tentative expliquerait le prestige qui s’attacha au nom d’Homère et la fidélité avec laquelle ses successeurs se bornèrent longtemps aux sujets qu’il avait choisis. La trace des idées de Wolf se retrouve chez ses adversaires aussi bien que chez ses partisans, sans même en excepter M. Grote, dont M. Mérimée a récemment exposé l’hypothèse dans cette Revue[10]. M. Welcker, dans le livre où il évoque toute cette famille de poètes homériques trop éclipsés peut-être par leur chef[11], fait l’écriture presque contemporaine d’Homère. Il ne voudrait en aucune façon sacrifier l’unité de l’Iliade ni celle de l’Odyssée ; même il n’admet les interpolations qu’avec une grande répugnance ; mais il distingue du moins les auteurs de ces deux poèmes, et, s’il tient à défendre l’œuvre d’Homère, il fait bon marché de sa personne. Homère lui apparaît confusément comme une ombre à travers le mirage des temps. Reprenant une conjecture d’IIgen, il ne voit dans ce nom (arranger) qu’une appellation commune à tous les poètes qui se sont donné la tâche de rassembler et de fondre harmonieusement les chants épars de leurs devanciers. Ainsi Homère ne représenterait que le second âge de la poésie héroïque, et les idées de Wolf devraient subir une sorte de transposition, sans pour cela cesser d’être vraies. Seul, peut-être, M. Nitzsch s’est tenu en dehors de tout accommodement ; aussi a-t-il fait peu de disciples. La vie de M. Nitzsch a été remplie jusqu’ici par ses travaux sur Homère, et ses efforts n’ont eu d’autre résultat que d’obscurcir une question difficile sans doute à résoudre, mais susceptible au moins d’être nettement posée. Ses compatriotes même commencent à se lasser de la barbarie de son langage et du désordre de ses pensées. On peut aller chercher dans ses livres des argumens et des faits, mais personne n’est tenté d’en adopter les conclusions. M. Nitzsch se tient pour assuré qu’Homère a écrit l’Iliade et l’Odyssée ; il ne parle de rien moins, pour expliquer l’invention des arts, que de nous ramener aux fables d’Orphée et de Linus[12].

Dès que les idées de Wolf furent examinées en France sans prévention, après le rapport lucide qu’en fit M. Dugas-Montbel dans son Histoire des poèmes homériques, elles furent accueillies avec la mesure naturelle à l’esprit français. M. Guigniaut et M. A. Viguier furent des premiers à leur donner une adhésion discrète. Un peu plus tard, M. Fauriel les exposa avec plus de développemens à la faculté des lettres. Habitué à se retourner complaisamment vers le berceau des peuples et des littératures, M. Fauriel avait surtout formé son opinion par la comparaison de toutes les poésies populaires. Les principes de Wolf une fois posés, il en démontra la justesse par l’analyse de l’Iliade et de l’Odyssée c’est ce que Wolf avait omis de faire. Plus récemment, dans la chaire de littérature grecque, M. Egger a repris la même tâche avec un égal succès, et peut-être s’est-il placé dans de meilleures conditions d’impartialité en n’apportant avec lui aucun parti pris, et s’en remettant à l’examen des faits qui déterminaient ses convictions en même temps que celles de ses auditeurs[13]. À ces noms nous sommes en droit d’ajouter celui de M. Letronne, et peut-être celui de M. Villemain, autant que l’on en peut juger par quelques paroles soigneusement recueillies. Que n’y pouvons-nous joindre M. Sainte-Beuve[14] ! Une seule protestation sérieuse s’est élevée en France dans ces derniers temps, c’est une thèse de M. E. Havet, bien spirituellement écrite et pensée. On peut regretter seulement que l’auteur ait volontairement borné son point de vue, et, en défiance des paradoxes, se soit trop encouragé dans la sévérité de sa raison. Cette sévérité est agréablement tempérée par les formes épigrammatiques de son style, mais il y a des adversaires contre lesquels les traits s’émoussent ; il faut souvent se défier de l’esprit et quelquefois même du bon sens[15].

S’exerçant à la fois par les livres et par l’enseignement, l’influence de Wolf a été immense. Chez quelques-uns de ses élèves, elle est restée dominante. A leur tête est M. Boeckh, représentant un peu exclusif, comme son maître, de l’école historique. Cette influence se retrouve peut-être avec une plus juste mesure dans les travaux d’Ottfried Müller et de M. Welcker, qui, disciples à la fois de Heyne, de Winckelmann et de Wolf, ont su concilier les droits de l’histoire, de l’art et de la poésie. Dans cette association, la part de Wolf n’est pas la moins belle : il a éclairé ceux qu’il n’a pu convaincre, ceux même qui l’ont combattu ont dû s’inspirer de son esprit ; ce n’est qu’en appliquant ses principes qu’on a pu contester ses résultats. Voici cependant une voix qui s’élève contre cette longue autorité. Un archéologue éminent, mais beaucoup moins réservé dans ses conjectures que ne le feraient croire ses professions de foi, M. Ross, aujourd’hui professeur à l’université de Halle, veut absolument rompre avec la tradition des cinquante dernières années. Le manifeste qu’il a publié en tête de ses Hellenica est un véritable appel à l’insurrection. Il enveloppe Wolf et Niebuhr dans le même anathème. Ce sont, selon lui, deux révolutionnaires, qui, ne pouvant donner carrière, dans la société où ils vivaient, à leurs instincts destructeurs, se sont rejetés sur le monde de la pensée. M. L. Ross compare sérieusement les réformes apportées dans la critique et dans l’histoire aux actes les plus violens de la révolution française. Wolf et Niebuhr ont jeté aux vents les cendres d’Homère et brisé la chaise d’ivoire de Romulus, comme en France on avait renversé le trône et violé les tombeaux de nos rois. L’auteur continue sur ce ton : jamais on n’avait prêché la modération avec des allures plus guerrières. L’Allemagne cependant paraît peu disposée à rejeter à la voix de M. Ross ses glorieux souvenirs ; pas plus que la France, elle n’a envie d’une contre-révolution[16].

En laissant M. Nitzsch et M. Ross dans la solitude où ils se complaisent, on peut reconnaître un fonds commun à toutes les opinions que nous avons analysées : c’est le désir de concilier l’origine multiple des poèmes homériques avec l’ensemble harmonieux auquel il en coûte trop de renoncer. Plusieurs pas ont été faits dans cette voie. En reculant au-delà de l’époque indiquée par Wolf l’usage de l’écriture, on a diminué l’importance du travail de Pisistrate. Plus la réunion des fragmens de l’Iliade et (le l’Odyssée se trouvera voisine du temps où furent composés ces poèmes, plus il sera facile de rendre compte de leur apparente unité poétique. Un fait du moins est acquis, c’est qu’il ne peut plus aujourd’hui venir à la pensée de personne de comparer l’Iliade à l’Énéide ou à tel autre poème composé savamment d’après nos procédés littéraires. Il en est de même de toutes les questions auxquelles Wolf a touché : il a pu dépasser la vérité, mais il a toujours été sur le chemin qui y mène ; il a tracé la méthode qu’il convient d’appliquer à l’étude de l’antiquité, et en France il est moins nécessaire qu’en aucun autre pays de faire sentir la valeur d’un pareil service. On sait assez depuis Descartes quels sont les avantages d’une méthode légitime, alors même qu’il reste à en régler les écarts. Ce n’est pas par hasard que j’ai prononcé le nom de Descartes. Wolf a fait passer à travers l’antiquité le souffle de l’esprit moderne ; il a opéré dans l’histoire des lettres une révolution analogue à celle qui au XVIe siècle régénéra la philosophie. Il a rompu avec toutes les opinions prises à crédit, comme dit Montaigne, et est parti du doute pour faire appel à cette critique indépendante qui est la raison appliquée aux faits du passé. Avant Wolf on jugeait les anciens d’après quelques principes préconçus, en rapportant tout à un type imaginaire, sans se rendre compte des circonstances au milieu desquelles s’était développé le génie de l’écrivain. A l’idée conventionnelle du beau, Wolf substitua celle de la vérité ; il chercha surtout dans les écrits un tableau fidèle de la société qui les avait inspirés. Qu’il y ait eu excès dans cette tendance, cela est possible : il ne faut pas oublier que les restes de l’antiquité sont à la fois des monumens et des modèles ; mais faire comprendre le génie antique était surtout alors le meilleur moyen de le faire aimer. On était las d’être en quête de beautés abstraites. Les esprits dégagés de toute prévention furent plus sensibles aux jouissances littéraires quand ils ne se fatiguèrent plus à les chercher. C’est là l’impression que nous cause aujourd’hui la lecture des poèmes homériques. Homère a peu perdu à être ramené aux conditions de l’humanité, à n’avoir pas fait ce qu’il était impossible de faire. Nous sommes plus sûrs ainsi qu’il est un de nous, nous nous reposons en lui avec plus de confiance. En nous révélant le vrai sens de l’œuvre dans laquelle Homère eut la meilleure part, Wolf lui a plus rendu qu’il ne lui avait enlevé. Homère, sans doute, ne se plaindrait pas d’être sacrifié de cette manière. En dépit de vaines déclamations, Wolf a ajouté quelque chose au prince des poètes, comme Phidias au maître des dieux.


C. GALUSKY.

  1. Voyez Leben und Studien F. Aug. Wolf’s, par M. Koerte. Essen, 1833. Outre cette biographie beaucoup trop diffuse, on peut lire avec intérêt : Erinnerungen an F. A. Wolf, par M. Hanhart. Bâle, 1825.
  2. Voyez Réfutation d’un paradoxe de W. Wolf. Paris, 1798.
  3. Homeri Ilias ad veteris codicis fidem recensita. Scholia in eam antiquissima ex eodem codice aliisque, cum asteriscis, obeliscis aliisque signis criticis… Venetiis, 1785.
  4. Voyez Essai sur la littérature anglaise, t. I, p. 290.
  5. Voyez Cicéron, de Oratore, liv. III, chap. XXXIV ; Pausanias, liv. VII, ch. XXVI ; Josèphe, Traité contre Apion, liv. I, ch. II ; Élien, Variœ historioe, liv. XIII, ch. XIV ; Libanius, Panegyricus in Julianum, tom. 1, p. 170, édit. de Reiske.
  6. Au mois de septembre de l’année 1795. L’article parut sous ce titre : Homer ein Günstling der Zeit.
  7. Buttmann und Schleiermacher über Heindorf und Wolf. Berlin, 1816.
  8. Voyez deux dissertations insérées dans les Mémoires de l’académie de Berlin, et réimprimées tout récemment sous ce titre : Betrachtungen ueber Homer’s Ilias, Berlin, 1817.
  9. Voyez de Interpolationibus Homeri. Lipsiae, 1832 ; de Iteratis apud Homerum. Lipsix, 1810, et la préface de son édition des Hymnes d’Homère. Lipsiae, 1836.
  10. Voyez la livraison du 1er avril 1847.
  11. Das epische Cycles oder die homerischen Dichter. Bonn, 1835.
  12. Voyez de Historia Homeri, Hanovre, 1837, et Erklaerende Anmerkungen zu Homers Odysse, 1826-1840.
  13. M. Egger a résumé ses idées sur Homère dans une brochure intitulée : Aperçu sur les origines de la littérature grecque, Paris, 1845.
  14. Voyez un jugement rapide sur Homère dans les Portraits contemporains, t. III.
  15. De Homericorum poematum origine et unitate. Paris, 1843.
  16. Une réponse a déjà été faite à M. Ross par M. Bernhardy, l’un des disciples de Wolf qui ont le mieux gardé sa mémoire, et collègue de M. Ross à l’université de Halle, dans un discours académique sous le titre de Epicrisis disputationis Volfianœ. Halle, 1846.