Critique historique - Les Révolutions d’Italie
C’est peu de raconter les faits, si l’on ne parvient à dissiper les obscurités, à résoudre les contradictions dont l’histoire fourmille. Plus qu’aucun autre, le XIXe siècle a senti l’impérieux besoin de porter la lumière dans ce formidable chaos des annales des peuples. Après les chroniqueurs, qui racontaient sans juger, sont venus les historiens, qui racontent et qui jugent, et nous avons maintenant les philosophes, qui jugent sans raconter. Si grands que soient les dangers de cette dernière méthode, je souhaiterais fort que M. Ferrari s’y fût tenu : la nature ne l’a pas fait narrateur, et je ne crois pas qu’il ait fait lui-même beaucoup d’efforts pour le devenir. Il y a d’ailleurs des tâches impossibles : un seul homme ne saurait, dans un même ouvrage, expliquer avec quelque clarté les lois de l’histoire d’un grand peuple et raconter tous les faits dont il a pu induire ces lois, surtout lorsque ce peuple n’a pas d’histoire générale, et qu’il faut recommencer le récit pour chacune des innombrables villes qui poussent en quelque sorte sur le sol qu’il habite.
En Italie, chaque cité, on pourrait presque dire chaque bourgade, a eu son chroniqueur, quelquefois son historien. M. Ferrari pouvait donc, il devait peut-être renvoyer le lecteur à ces sources locales, sauf à prendre dans les faits racontés par d’autres plusieurs exemples mémorables à l’appui de ses théories. Il a raison de penser que ce qu’il importe de savoir, c’est comment marche l’Italie, âme du monde au moyen âge, comment les autres peuples la suivent, et non pas que Grimoald meurt empoisonné, ou que Théodelinde donne une couronne à Agilulf en le recevant dans son lit. Les Grimoald, les Théodelinde, les Agilulf pullulent dans les villes italiennes, et j’en veux à M. Ferrari, après s’être moqué justement de cette manière d’écrire l’histoire, de nous les montrer tous jusqu’au dernier, ne fût-ce qu’en passant et de profil. Le grand mérite de son ouvrage est dans les clartés nouvelles qu’il projette sur ces mêlées continuelles et mal expliquées des catholiques contre le pape, des impériaux contre l’empereur, des peuples les plus unis en apparence, les plus divisés en réalité, qui veulent des chefs indigènes et ne se lassent point d’appeler l’étranger, qui regardent Rome comme le principe de tous leurs maux, et qui la défendent à outrance contre Luther. Cette philosophie de l’histoire d’Italie est assez nouvelle pour qu’il convienne de la résumer rapidement, malgré les objections que soulèvent les abus de l’esprit de système, et en quelques endroits l’obscurité de l’exposition et de l’expression.
Tout peuple, suivant M. Ferrari, est soumis à une loi unique, invariable, à laquelle il ne peut que par exception se montrer infidèle. Ainsi l’Allemagne a la diète, l’Angleterre le parlement, la France le pouvoir absolu, la Russie le schisme, l’Italie la lutte éternelle du pape et de l’empereur. Je ne veux pas montrer tout ce qu’il y a de contestable dans ces réductions à l’unité ; quelques mois avant l’éclat de Luther, on eût pu dire que le catholicisme était la loi de l’Allemagne. Je rappellerai seulement qu’on ne peut condamner un peuple, comme un homme, à une fixité invariable, sans aboutir au fatalisme. Il y a un moyen sûr de reconnaître si les lois que la philosophie assigne à l’histoire peuvent être vraies, c’est de s’assurer qu’elles ne détruisent pas la liberté. De même que l’homme est susceptible de se modifier sous l’influence des passions ou en profitant des leçons de l’expérience, les peuples ne sont point privés du triste bénéfice de s’instruire par leurs propres malheurs, quoiqu’il soit vrai de dire que l’identité d’un être collectif est moins complète que celle de l’individu, et que, dans une nation, l’expérience des vieillards s’éteint trop souvent avec eux, loin de profiter aux nouveau-venus.
Pour l’Italie en particulier, la loi de M. Ferrari ne se vérifie qu’imparfaitement. Il reconnaît lui-même l’impossibilité de retrouver l’antagonisme du pape et de l’empereur après le règne de Charles-Quint, et plutôt que de renoncer à son système, il préfère sonner le glas funèbre de l’Italie. Que l’Italie cesse, à partir de la réforme, d’être à la tête du monde civilisé, cela n’est pas douteux ; mais elle survit si bien à son hégémonie, que, plus de trois cents ans après le commencement de sa décadence, elle donne des signes d’une vitalité héroïque et occupe l’Europe entière de ses moindres mouvemens. L’antagonisme du pape et de l’empereur n’est donc la loi que d’une période de son histoire. Cela suffit sans doute à démontrer l’insuffisance de cette loi ; mais je me hâte d’ajouter que, si l’on veut se renfermer dans la période où elle se vérifie, on peut suivre avec intérêt et profit les développemens de M. Ferrari.
Dès les premiers temps du moyen âge se manifeste en Italie la lutte du pouvoir laïque contre le pouvoir spirituel. Le pape siége à Rome, les Lombards règnent à Pavie. Rome sait qu’elle ne peut rien contre la force brutale de Pavie, mais Pavie sait de son côté « qu’il y a des forces indomptables dans ces fragmens de terre échappés à la domination longobarde. » Il faut que l’une des deux abatte l’autre, et naturellement la victoire reste au plus faible, à celui qu’on ne peut saisir. En 712, le royaume lombard d’arien est devenu catholique, sans que l’inepte Paul Diacre nous apprenne les circonstances de sa conversion. Gênans pour Rome, non plus comme hérétiques, mais comme voisins, les Lombards ne devaient pas tarder à trouver plus catholiques qu’eux. Les Franks barbares de Pépin et de Charlemagne consomment leur ruine avant que le siècle soit écoulé.
Ce triomphe pontifical est, suivant M. Ferrari, celui de la fédération et de la liberté italiennes. Je ne lui demanderai pas où est alors la fédération, où est surtout la liberté. J’aime mieux montrer avec lui l’inanité d’une victoire qui réduit le pape à créer un empereur, à le nommer duc et patrice de Rome, à battre monnaie à son effigie : le dualisme renaît ainsi du fait même qui semblait l’anéantir. L’Italie a deux chefs : l’un, toujours en armes, réside au loin dans le nord ; l’autre, désarmé et présent, n’aura de force qu’autant que l’Italie voudra s’associer à ses projets. C’est l’effrayante unité vers laquelle tend Charlemagne, le chef armé, qui rend la fédération nécessaire, et le pape met au service de la fédération son pouvoir spirituel, essentiellement unitaire. Cette combinaison produit bientôt une puissance de premier ordre, capable d’infliger une pénitence publique à l’empereur Louis et d’excommunier Carloman. D’autres fois ce sont les révolutions intérieures de l’Italie qui mettent le dualisme en danger. Marozia, mère du pape Jean XI, épouse Hugues de Provence, roi d’Italie : voilà Rome et le royaume sous la même main. Un soufflet donné par Hugues à Albéric, son beau-fils, amène la séparation. Le fils d’Albéric ceint la tiare : il a beau ordonner les diacres à l’écurie, chasser, boire, jouer au ballon, courir les femmes galantes jusque dans l’église, être en un mot aussi peu pape que possible dans sa conduite : il l’est autant que possible dans sa politique. Quoi encore ? Les désordres, les violences du temps amènent le triomphe de l’empereur Othon Ier, qui règne par le clergé : aussitôt naissent les communes italiennes, qui vont reprendre la tradition fédérale, abandonnée un moment par le saint-siège : grande révolution, que M. Ferrari montre successivement au sein de toutes les villes italiennes et de tous les états de l’Europe.
Ce récit, dans les longs et nombreux chapitres qu’il remplit, est nécessairement sommaire et par suite obscur : pour tout comprendre, il faudrait savoir autant que l’auteur lui-même. Tous les peuples épousent la querelle du pape ou celle de l’empereur, non point au hasard et par caprice, mais d’après une loi invariable. Il suffit que, docile à ses intérêts ou à ses tendances naturelles, une grande nation (M. Ferrari n’insiste pas assez sur l’épithète) ait pris parti pour celui-ci ou pour celui-là : la politique de toutes les autres est, du même coup, déterminée. Ainsi la France de Charlemagne, ayant créé le pouvoir temporel des papes et détruit le royaume lombard, défend son œuvre, et, quoique unitaire pour elle-même, se prononce pour la fédération italienne et le saint-siége ; l’Allemagne fédérale au contraire soutient nécessairement la cause de l’unité et du pouvoir laïque en Italie, parce qu’il est dans ses destinées d’être en rivalité avec la France, sa voisine. Adoptons les mots consacrés de guelfes et de gibelins, quoiqu’ils ne fassent leur apparition que plus tard : nous aurons l’Angleterre gibeline pour le même motif que l’Allemagne, l’Ecosse guelfe, et par conséquent amie de la France, en haine de l’Angleterre. De même le Portugal s’unit aux ennemis de l’Espagne, la Norvège à ceux de la Suède, et ainsi de tous les autres. Pour compléter la contradiction régulière de ces séries, il faut ajouter que chaque pays contient une opposition aux principes qui y dominent. Ainsi l’opposition est gibeline en France et guelfe en Angleterre, en sorte qu’on trouve une Europe opposante au rebours de l’Europe officielle et gouvernementale.
Rien n’est plus clair, plus vrai, plus satisfaisant pour l’esprit. Ce qui l’est moins, c’est l’histoire des communes italiennes. Pour se diriger dans ce chaos, M. Ferrari se voit obligé de nier ce qui a été le plus universellement affirmé jusqu’à ce jour ; il nie donc que l’Italie combattît alors pour l’affranchissement du sol et l’expulsion des empereurs. Contre la tyrannie odieuse des rois indigènes, elle appelait en effet le défenseur dont l’éloignement lui rendait la domination plus supportable, ou bien elle aimait dans le pape un chef à qui la conquête était impossible. Les communes combattent tantôt l’un tantôt l’autre, et se tournent contre celui qui semble menacer leurs libertés, dont elles s’occupent infiniment plus que de leur indépendance. Au sein même de la commune, le dualisme, réduit à de moindres proportions, se retrouve dans la lutte constante du comte et de l’évêque ; puis, après la victoire de celui-ci, vers l’an mil, il renaît de la question de savoir qui nommera le chef spirituel de la cité. L’empereur, le pape, les communes mêmes, pour leurs prêtres et leurs chapitres, revendiquent ce droit, et la querelle s’étend d’abord à l’élection des papes, puis à celle des investitures, bien autrement grave, puisque la solution réclamée par les guelfes pouvait donner au saint-siège des occasions presque continuelles d’intervenir dans les affaires de l’Allemagne et de la chrétienté tout entière, d’exercer contre les empereurs son droit d’excommunication, et de leur donner à son gré des successeurs.
C’est pour avoir compris la portée de cette lutte et cherché à en assurer les avantages au trône pontifical que Grégoire VII mérite d’être rangé parmi les plus grands génies du moyen âge. Il n’avait oublié qu’une chose, à savoir que la suprématie des empereurs avait toujours été contre-balancée par l’influence des prêtres, tandis que la suprématie des papes, établie sur les ruines du pouvoir civil, devait se trouver sans contre-poids. Aussi, dès le lendemain du triomphe de Rome, un nombreux parti d’hommes effrayés et clairvoyans se prononçait pour l’empire. Pour rétablir l’équilibre, ils en venaient à nier l’infaillibilité pontificale, et, par suite, à soutenir que le pape, soumis aux conciles, doit être déposé quand il manque à sa mission. On ajoutait que le saint-siége, au temporel, devait tout à des empereurs de fait ou de nom, et que par conséquent l’on ne pouvait refuser aux héritiers de Pépin et de Charlemagne le droit d’investiture. Rome rappelait alors la donation de Constantin ; mais les moines de Farfa, établis à ses portes, répondaient en demandant pourquoi elle n’avait allégué jusque-là que la donation de Pépin, et ils prouvaient en réalité qu’après Constantin, les exarques gouvernaient l’Italie au nom des empereurs de Byzance et que les papes leur étaient soumis. Ainsi les argumens changent, mais c’est toujours la même querelle entre les deux grandes puissances du monde au nom de la liberté. Après quarante-cinq ans de cette guerre impitoyable, l’empereur battu n’a plus d’autre ressource que de se faire, lui étranger, le champion de l’indépendance, de la liberté italienne. L’Italie du nord est pour lui, celle du midi pour le pape, appuyé sur la France. Le mouvement social est toujours grand, dit M. Ferrari, et le mouvement politique toujours misérable.
Jusqu’à présent les maîtres seuls ont paru dans l’arène ; le peuple y descend à son tour. Ses consuls relèguent les évêques dans leurs églises ; le pape et l’empereur, un moment conjurés, échouent devant la spontanéité et l’unanimité de ce mouvement. Voilà donc les villes maîtresses d’elles-mêmes ; à proprement parler, il n’y a plus d’autre puissance qu’elles en Italie. Pour rétablir l’inévitable dualisme, elles vont s’entre-déchirer. Alors commence ce prodigieux chaos des guerres municipales, compliqué encore par les vols, les extorsions des grandes routes que font ou favorisent les hobereaux maîtres de la campagne. Rien n’a été plus mal expliqué par les historiens. Le grave Muratori se borne à dire qu’il passa par la tête (saltò in capo) au peuple des villes d’élargir ses confins. Sismondi ne voit point d’autre cause que le voisinage, source naturelle de conflits. M. Ferrari, qui donne une foule d’explications, ne s’aperçoit pas qu’elles peuvent être combattues par l’argument qu’il oppose à Sismondi : dans d’autres pays, les mêmes causes n’ont pas produit les mêmes résultats. Mieux vaudrait peut-être s’en tenir à l’opinion commune et dire que l’absence de tout centre prépondérant auquel ils pussent se rattacher prédisposait les Italiens aux passions municipales, et rendait inintelligible pour eux l’idée d’une grande patrie, qui, même aujourd’hui, a tant de peine à entrer dans leur tête. M. Ferrari a donc bien raison de ne pas voir dans cette fameuse ligue lombarde contre Frédéric Barberousse la première manifestation du principe de nationalité. Barberousse, empereur sans soldats, n’a d’armée que celle des villes pour lesquelles il se déclare ; il n’est qu’un partisan de plus, et n’a contre lui que la ligue des cités guelfes. C’est affaire de parti, non de patriotisme.
Cette lutte des villes entre elles n’empêche point la défaite des seigneurs campagnards. Battus dans leurs châteaux, ils sont réduits à se retirer dans les villes qu’ils n’ont pu vaincre, et ils y deviennent, suivant l’expression assez singulière de M. Ferrari, non pas citoyens, mais concitoyens. Ici nous sommes dans la partie vraiment neuve de l’ouvrage : cette période et les suivantes, auparavant si mal comprises, y sont mises en lumière avec un rare bonheur. Ces vaincus de la veille, internés au milieu de leurs vainqueurs, sont encore redoutables ; si on leur a pris leurs armées et leurs châteaux, ne leur a-t-on pas laissé leurs terres, leurs palais et leurs serfs ? Riches entre les riches, aristocrates de naissance, ils raillent sans pitié cette aristocratie de fortune « qui surfait dans ses comptes, vole dans ses boutiques et a des origines héroï-comiques. » Leurs palais à la ville deviennent des forteresses ; ils les flanquent de tours, ils inaugurent une guerre civile sans issue possible, car ici les deux termes sont irréductibles, et s’attachent dans le nord de l’Italie à l’empereur, dans le midi au pape, parce que dans le nord les citoyens sont guelfes et dans le midi gibelins. Encore une forme du dualisme italien !
Il semble que ce devrait être la ruine de l’Italie. Admirez la vitalité de ce peuple. « Chaque tour qui tombe est remplacée par un palais qui surgit ; chaque forteresse que l’on rase laisse plus libre la végétation de la campagne ; les soldats deviennent des laboureurs, les serfs des citoyens ; les masures se transforment en villages, et il n’y a pas de vaincus. Le dur châtelain dont on renverse les donjons voit ses fonds prospérer ; ses repaires disparaissent, ses rentes sont décuplées. Quand le citoyen se rue sur un concitoyen, la victoire lui livre des lois, des douanes, des péages, des routes, des communications qui doublent son commerce. Quand le concitoyen se venge en levant la main sur les consuls, il sème l’or dans la plèbe. Pas une goutte de sang qui ne devienne le germe d’une liberté nouvelle ! »
Ces luttes intestines et de ville à ville, que n’apaise point l’institution du podestat, magistrat étranger, ne tardent pas à rapprocher de l’une à l’autre cité les hommes qui soutiennent la même cause. Apparaît alors pour la première fois ce nom fameux de guelfes et de gibelins qui a eu une si grande fortune dans l’histoire. C’est l’époque où « les rencontres de hasard deviennent des batailles préméditées, où l’on proscrit les hommes, où l’on rase les palais avec une fureur sans pareille, où la question est de savoir si la république sera aristocratique ou démocratique, féodale ou mercantile, où tout sert à la contradiction des partis, depuis la manière de couper l’ail et les pommes jusqu’à celle de porter l’épée. » Le pape est nominalement le chef de la démocratie et des guelfes, l’empereur celui de la féodalité et des gibelins ; mais de sa personne l’empereur est quelquefois guelfe et le pape gibelin. À ces contradictions, qui ne s’arrêtent pas aux têtes couronnées, tout le monde trouve son compte. Le triomphe des guelfes, c’est l’introduction des arts et métiers dans la société officielle ; celui des gibelins, c’est l’élévation de la canaille par les tumultes des ciompi, des piccolini, des senza braghe, ou sans-culottes. La querelle prend alors des formes politiques et précises : les gibelins accusent les guelfes d’être des démagogues ingouvernables, de propager le massacre et l’incendie ; les guelfes attaquent les mystères de la raison d’état, la fausse liberté de la féodalité, une légalité menteuse, le peu de souci qu’ont leurs adversaires du sort du genre humain, cela non-seulement en Italie, mais dans toute l’Europe.
Que la durée de ces guerres civiles et municipales ait amené la substitution des tyrans aux républiques par la nécessité de donner une tête à l’attaque et à la défense, de mieux concentrer les mouvemens et de mieux diriger les coups, c’est un fait incontestable ; mais il suffisait de le constater, il n’y fallait pas voir un progrès. « Les villes qui n’entrent pas dans l’ère de la tyrannie, dit M. Ferrari, se tordent dans les angoisses de la guerre civile, et sont en retard d’une période sur la marche générale de l’Italie. » Ne dirait-on pas que le sort est plus enviable de celles qui sont soumises à la tyrannie ? Sans doute on y trouve une certaine concentration de forces et une apparente grandeur, mais c’est toujours au profit de la guerre civile. La vraie grandeur est moins dans cette unité factice, qui résulte de l’oppression et qui annule toutes les volontés, que dans l’harmonieux concours, ou même dans la lutte discordante, mais virile, de ces mêmes volontés. M. Ferrari voit dans les tyranneaux de l’Italie les chefs naturels du petit peuple, qui lui communiquent leur puissance. « Ils sont, dit-il, les premiers hommes qui pensent au nom des masses et donnent la vie aux chroniques. L’Italie ne pouvait être sauvée que par des hommes décidés à perdre leur âme. » Que le progrès général de la société européenne ne se soit pas arrêté, parce que des tyrans avaient étouffé des républiques, rien n’est plus probable : pour si peu, l’humanité n’interrompt pas sa marche ; mais la question est de savoir s’il ne se fût pas plus vite et plus réellement accompli sous un régime de liberté. Si la tyrannie est un besoin social pour les villes italiennes, pourquoi tant de villes qui refusent de s’y soumettre ? C’est, dit M. Ferrari, qu’elles sont attardées. Les gibelins triomphent partout, Florence presque seule reste guelfe. Pourquoi ? C’est, dit encore M. Ferrari, qu’il faut un contraste. De telles raisons sont dignes de la cause, et je ne m’étonne pas qu’on n’en trouve point de meilleures ; mais je n’insiste pas, car je ne pourrais que répéter en moins bons termes ce que M. Edgar Quinet a dit ici même, sur la tendance à transformer en progrès tous les faits accomplis, dans d’éloquentes pages que le lecteur n’a pas oubliées, et auxquelles je suis heureux de le renvoyer.
Qu’ils continuent le progrès ou commencent la décadence, les tyrans réussissent : à travers mille péripéties, ils accoutument l’Italie au pouvoir d’un seul. Par eux, les gibelins triomphent, mais dès le lendemain ils se divisent : l’empereur, jaloux des tyrans, descend en Italie, réveille l’esprit guelfe par sa seule présence, et se fait battre par ses amis et par ses ennemis pendant que l’idée monarchique fait son chemin. Saint Thomas d’Aquin demande le pouvoir pour l’église, son disciple Gilles de Rome (communément et à tort appelé Egidius Colonna) pour Philippe le Bel, et le même titre, de regimine principum, suffit aux deux ouvrages où maître et disciple soutiennent les deux thèses opposées. Gilles de Rome est un faible champion de la monarchie laïque ; mais il a Dante derrière lui.
Quand le principe monarchique n’est plus sérieusement contesté, la tyrannie peut s’adoucir, il faut même qu’elle s’adoucisse, car on ne supporterait pas plus longtemps ses violences. Alors s’ouvre l’ère des seigneurs, c’est-à-dire de la ruse hypocrite, de l’impartialité, dit M. Ferrari, ou plutôt de l’indifférence, qui rend impossible le retour des anciennes fureurs. Cette distinction entre les tyrans et les seigneurs est aussi fondée que neuve. Les Visconti à Milan, les Scala à Vérone, les Este à Ferrare, règnent par la paix, s’inquiètent peu du bien et du mal, et laissent aux dupes le respect de la justice et les sentimens de fidélité. Plus de rébellions, un sourd écho seulement des anciennes querelles ; les petites villes gravitent dans l’orbite des grandes et disparaissent, comme Pavie, Ivrée, Plaisance, lorsqu’elles ne peuvent trouver des seigneurs indigènes.
Sous cette apparence de calme et de bonheur, que M. Ferrari vante outre mesure, le pêle-mêle est à son comble. Les seigneurs sont guelfes ou gibelins suivant l’occasion ; la papauté les combat, soutenue par les dernières républiques et les derniers tyrans, à défaut des Valois, ses alliés naturels, trop faibles pour se mêler aux agitations extérieures. Les vieux partis continuent de remuer dans l’ombre, et à la réaction pontificale vient s’ajouter la réaction impériale, incarnée dans louis de Bavière. C’est le commencement de la fin. L’empire, avili sous Charles IV, devient presque exclusivement allemand ; la papauté, ravivée un instant par le génie du légat Albornoz, renonce définitivement à l’unité rêvée par Grégoire VII, et dans cette merveilleuse Italie du moyen âge il ne reste plus debout que trois villes : Milan, qui veut régner sur toutes les autres ; Florence, qui s’y oppose et qui groupe les mécontens autour d’elle ; Venise, qui grandit isolée dans ses lagunes.
Cette période offre des difficultés qui ont dû fort embarrasser M. Ferrari. Comment se fait-il que la plus glorieuse cité d’Italie, l’immortelle Florence, échappe constamment aux lois qu’il croit avoir découvertes ? Ses seigneurs, s’ils ont une signification, marquent l’avènement de l’esprit moderne, qui répugne à la force. Que signifie donc cette ère brutale des condotiieri qui les efface, et où les armes reprennent leur empire ? Voilà le moyen âge qui recommence : il n’est plus question que de villes saccagées, de rébellions, de trahisons, de massacres. Les vieilles plaies de l’Italie se rouvrent, la civilisation s’arrête, la littérature disparaît. Est-ce bien le moyen âge ? Non, car désormais la victoire n’est pas au plus fort, mais au plus offrant ; c’est le progrès de la misère. « Jamais, dit l’auteur, on ne vit affluer sur le marché un plus grand nombre d’hommes prêts à se casser le cou à des prix plus modérés. » Ce sont les progrès de l’esprit de paix qui ressuscitent la guerre : les Italiens, fatigués de porter les armes, sont bien aises de trouver à peu de frais qui les porte à leur place. Rien de plus semblable au recul, et pourtant il y a un progrès réel dans l’intervention des idées commerciales d’offre, de demande, de crédit. Si l’héroïsme s’en va, personne ne le regrette : ne coûte-t-il pas aux hommes leur sang, aux peuples leur indépendance ? Pendant qu’on se bat pour eux, ou qu’on feint de se battre, car les mercenaires se ménagent d’un camp à l’autre, les Italiens s’essaient à une vie nouvelle, où « les lois du crédit, l’inviolabilité du créancier, le besoin impérieux de protéger l’industrie, de stimuler le commerce, d’exciter les échanges, d’encourager la spéculation, remplacent les anciennes garanties politiques par des garanties toutes sociales. La rente, cette lèpre bienfaisante, s’attache pour la première fois aux gouvernemens, comme une maladie incurable et progressive destinée à les faire pencher sans cesse vers les multitudes et à réaliser une loi agraire dont personne ne peut encore aujourd’hui prévoir les innombrables révolutions. »
Remarquable coïncidence que celle de l’avènement du crédit, c’est-à-dire de la richesse, avec la plus effroyable misère qui fut jamais ! C’est le mal qui engendre le remède. La misère, en devenant générale, rend les peuples indifférens au bien de l’indépendance : ils font bon marché d’un isolement qui est leur ruine par la multitude de douaniers, d’employés, d’ambassadeurs, de courtisans qu’ils se voient forcés d’entretenir. Ainsi naît le désir des rapprochemens, et, comme on dit aujourd’hui, des fusions. Républiques et seigneuries disparaissent en foule, absorbées par les plus puissantes d’entre elles, sous cette loi de la faim, supérieure à l’ambition des républiques et des monarchies. Cette révolution n’a pas lieu sans secousses, sans réactions, sans retours, mais elle a lieu, et, à tout prendre, elle est salutaire, puisqu’elle diminue le morcellement de l’Italie.
Ainsi peu à peu la misère est chassée des seigneuries ; elle passe alors aux condottieri : double bénéfice pour l’Italie, double progrès. Débarrassés des révolutions, les seigneurs développent ou plutôt laissent se développer chez eux ce que nous appelons maintenant la prospérité matérielle. Ils apprennent à frapper qui les gêne et les trahit, à isoler les condottieri et leurs troupes, à négocier pour avoir la paix, en s’abstenant de victoires qui auraient doublé l’ascendant et les exigences des capitaines. On subdivise les commandemens, on soudoie des rivaux, on neutralise tous leurs efforts pour en revenir à la bienheureuse époque des rébellions, des séditions, de l’anarchie, et, ne faisant plus leurs frais, mercenaires et condottieri finissent par disparaître.
À la force militaire qui s’en va succède alors pour les derniers jours d’hégémonie celle qui résulte de l’union, de la fédération. Milan, Venise, Rome, Florence et Naples en deviennent les centres, Nicolas V prêche une croisade contre les Turcs, maîtres de Constantinople. La croisade manque, mais le rapprochement des villes amène le premier traité de paix générale qui ait été conclu en Italie. Par là se trouve supprimée à jamais, M. Ferrari le confesse, la lutte des guelfes et des gibelins. Les réactions qui s’essaient encore échouent misérablement. C’est une époque intermédiaire entre le moyen âge, dont aucun principe n’était péremptoirement nié, et le monde moderne, dont aucun principe n’était encore catégoriquement affirmé.
J’insiste sur cette fin des guelfes et des gibelins, car après eux le système de M. Ferrari ne trouve plus son application. Désormais on ne voit plus ces évolutions si régulières de l’action et de la réaction dans les villes italiennes, que se disputent la papauté, l’empire, l’Europe entière. Après vingt siècles d’un éclat incomparable, après avoir mené si longtemps le monde par les armes, la religion et les idées, voilà ce grand peuple qui s’arrête ! Le mouvement est ailleurs. En religion, ce n’est pas de son sein que naissent les Gerson et les Torquemada. S’agit-il de conquêtes lointaines ? l’Espagne et le Portugal sont au premier rang ; du mouvement des idées ? il est avec Wiclef et Jean Hus ; de la gloire des armes ? nous avons la France et la Suisse ; de l’unité et de la fédération ? l’Espagne est le modèle de l’une, et l’Allemagne de l’autre. Désormais l’histoire est au rebours : il faut observer en France et ailleurs les progrès de la force et les développemens de la pensée ; l’Italie n’a plus que des contre-coups. La décadence politique est incontestable à partir des invasions de Charles VIII et de Louis XII, quoiqu’elle soit encore masquée, aux yeux émerveillés de la postérité, par les splendeurs du siècle de Léon X. Après les inepties et les défaites de l’invasion française, l’Espagne s’impose à l’Italie et règne sur elle. Ne faut-il pas résister à la réforme, qui est la négation de tout ce qu’ont cru et aimé les Italiens ? L’Espagne est acceptée, parce que, au rebours des papes et des empereurs, elle admet le travail des révolutions passées, et ne cherche ni à réveiller les vieilles inimitiés, ni à en susciter de nouvelles.
Essayons de résumer, d’après M. Ferrari, cette histoire si complexe et si difficile. Pendant les siècles où l’Italie a marché vers l’accomplissement de ses orageuses, mais grandes destinées, il y aurait eu neuf époques après celle du royaume longobard : — les comtes, — les évêques, — les consuls, — les podestats, — les deux sectes, — les tyrans, — les seigneurs, — les condottieri, — le protectorat espagnol. Chacune de ces révolutions se subdivise en plusieurs phases, chaque phase engendre son gouvernement, chaque gouvernement essuie le feu d’une réaction impériale et pontificale, et chaque réaction celui d’une nouvelle insurrection qui rétablit son gouvernement toujours plus victorieux. En outre, chaque époque particulière à sa loi. Prenons par exemple celle des évêques : le comte est chassé par le chef spirituel de la cité, puis imposé par la réaction, puis chassé de nouveau, puis remplacé par un évêque librement élu, lequel succombe à son tour à une nouvelle réaction, dont, par un sixième mouvement, il sort victorieux. Six révolutions dans une époque, voilà le compte, d’après M. Ferrari ; encore avoue-t-il qu’il y en a quelquefois davantage, onze à Milan, et trente à Rome. Quelques exceptions de plus comme celle-là, et la règle court grand danger de n’exister que dans le cerveau du philosophe.
En faisant un travail analogue sur chaque époque, on arrive à quarante-deux mutations par ville, et en multipliant ce nombre par celui des centres politiques, on obtient approximativement sept mille deux cent vingt-quatre mutations d’Othon Ier à Charles-Quint. Que serait-ce si M. Ferrari n’y mettait pas de modération ? Il néglige tous les mouvemens avortés et ne calcule que sur cent soixante-douze états, quoiqu’il déclare qu’au début il y avait plus de deux mille centres en Italie ! J’avoue que je ne vois pas sans effroi l’histoire, même la philosophie de l’histoire, s’engager dans une pareille voie, car de l’arithmétique à l’algèbre il n’y a pas loin, et bientôt l’on en vient à dire « que les hommes sont des signes algébriques, des êtres abstraits, que le génie de l’un est compensé par l’ineptie de l’autre, qu’il s’agit de deviner l’énigme et non d’admonester les gens, que les hasards sont des détails cédant à la loi qui les régit. » Ce serait à faire maudire Herder et Vico, si l’on ne tenait compte de l’exagération naturelle aux meilleurs disciples, et si on ne leur savait gré de s’être inspirés de cette vérité, que, « hors du mouvement des idées, il n’y a de salut ni pour la philosophie, ni pour l’érudition. »
Il y a toutefois un grand argument contre les idées de M. Ferrari, c’est que, pour les admettre, il faut croire qu’à partir du jour où le système n’est plus applicable, l’Italie a cessé d’exister, ou marche du moins d’un pas rapide vers la mort qui l’attend. Il faut être bien sûr de posséder la vérité, et par surcroît, bien impitoyable, pour ne pas craindre d’annoncer l’arrêt fatal à un peuple qui se débat héroïquement contre des difficultés extrêmes et donne chaque jour des preuves nouvelles de vitalité. Or l’Italie n’a-t-elle pas semblé plusieurs fois sur le point de finir, et ne s’est-elle pas relevée avec un étonnant ressort que personne n’aurait cru trouver en elle ? Quoi ! après ce XVIIe siècle italien, si terne et si pâle, où l’esprit et le corps étaient également abaissés, n’est-ce donc rien que cette double renaissance littéraire et politique du XVIIIe siècle et du XIXe ? Alfieri, créateur d’un genre ; Manzoni, régénérateur de la poésie ; Leopardi, le plus grand des Italiens après Dante, sont-ils des poètes de la décadence ? Ces peuples toujours vaincus et toujours prêts à remonter sur la brèche, ne fût-ce que pour jeter en mourant à l’ennemi commun leur dernière malédiction, sont-ils des fils dégénérés ? Non, c’est le découragement, un découragement prématuré, qui trouble la vue à M. Ferrari, et qui lui inspire un système remarquable par d’excellentes parties, par de profondes observations, et fondé sur une érudition de bénédictin, mais dont le terme final était arrêté dans son esprit avant le commencement et le milieu. Il voulait écrire à la dernière page de son livre ce triste mot, emprunté aux annales d’un peuple éteint : Finis Italix, et ne cherchait qu’à mettre l’histoire d’accord avec ses sinistres convictions. Par désespoir patriotique, il est arrivé aux dernières limites du pessimisme, et je ne puis mieux le réfuter qu’en citant ces lignes, que je voudrais pouvoir effacer de son livre : « L’histoire n’est-elle pas la mise en jeu des passions les plus effrénées, des perfidies les plus raffinées, des ambitions les plus gigantesques ? n’est-elle pas une série de scandales ? Ses époques les plus splendides ne sont-elles pas les plus criminelles ? Ne doit-elle pas créer des monstres quand elle s’efforce de créer des géans ? Que si notre morale moderne, si hypocritement difficile, accuse les contemporains de Léon X, il ne faut pas oublier non plus qu’ils ont le droit d’être jugés d’après leur loi, de ne pas être soumis aux codes de Luther ou de Calvin, et surtout le droit d’être soustraits aux tribunaux des nations unitaires et des gouvernemens absolus ?… Tout homme était libre, comme un roi à l’état de nature, et bien des trahisons n’étaient que des actes naturels, tandis que bien des crimes se réduisaient aux proportions de simples coups d’état. » Je ne puis vraiment croire à ce pessimisme, ni le prendre au sérieux. La parole de M. Ferrari est constamment empreinte de cette ironie âpre, mordante, amère, dont on sent la trace dans cette page comme dans bien d’autres. Non, je ne croirai pas « qu’il soit aussi insensé d’attaquer le pape que de le défendre, ni de se faire éclopper par tel roi que de prendre des rhumatismes en faveur de telle république. » Ce sont là des paroles injustes qui trahissent les déceptions d’une âme ulcérée. L’historien des révolutions d’Italie est merveilleusement ingénieux à trouver dans les plus atroces époques du passé la marque du progrès : ne saurait-il donc la trouver encore dans les maux plus tolérables du présent ?