Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S2/LXXVI




§. LXXVI.


De la propriété de l’entendement humain par laquelle le concept d’une fin de la nature est possible pour nous.


Nous avons indiqué dans la remarque précédente les propriétés de notre faculté de connaître (supérieure), que nous sommes enclins à transporter aux choses mêmes comme des prédicats objectifs ; mais elles ne concernent que des idées auxquelles on ne peut trouver dans l’expérience d’objets correspondant, et qui ne peuvent servir que de principes régulateurs dans les recherches empiriques. Il en est du concept d’une fin de la nature comme de ce qui concerne la cause de la possibilité de cette sorte de prédicats, laquelle ne peut reposer que dans l’idée ; mais l’effet conforme à cette idée (la production même) est cependant donné dans la nature, et le concept d’une causalité de la nature, considérée comme un être agissant d’après des fins, semble faire de l’idée d’une fin de la nature, un principe constitutif de cette fin ; et par là cette idée se distingue de toutes les autres idées.

Ce caractère distinctif consiste en ce que l’idée conçue n’est pas un principe rationnel pour l’entendement, mais pour le Jugement, et n’est, par conséquent, que l’application d’un entendement en général à des objets empiriques possibles, dans des cas où le Jugement ne peut être déterminant mais simplement réfléchissant, et où, par conséquent, bien que l’objet soit donné dans l’expérience, on ne peut en juger, conformément à l’idée, d’une manière déterminée (encore moins d’une manière parfaitement adéquate à cette idée), mais seulement y réfléchir.

Il s’agit donc d’une propriété de notre (humain) entendement relative à la faculté de juger dans sa réflexion sur les choses de la nature. S’il en est ainsi, nous devons prendre ici pour principe l’idée d’un entendement possible autre que l’entendement humain (de même que, dans la critique de la raison pure, nous dûmes concevoir une autre intuition possible, pour pouvoir regarder la nôtre comme une espèce particulière d’intuition, c’est-à-dire comme une intuition pour laquelle les objets n’ont de valeur qu’en tant que phénomènes), afin de pouvoir dire que, d’après, la nature particulière de notre entendement, nous devons, pour expliquer, la possibilité de certaines productions de la nature, considérer ces productions comme intentionnelles et comme ayant été produites d'après des fins, sans exiger pour cela qu'il y ait une cause particulière, déterminée par la représentation-même d'une fin, et, par conséquent, sans nier qu’un entendement, autre (plus élevé) que l’entendement humain, puisse trouver aussi le principe de la possibilité de ces productions de la nature dans le mécanisme de la nature, c’est-à-dire dans une liaison causale, dont on ne cherche pas exclusivement la cause dans un entendement.

Il ne s’agit donc ici que du rapport de notre entendement avec le Jugement : nous cherchons dans sa nature une certaine contingence que nous puissions considérer comme quelque chose qui lui soit particulier et le distingue des autres entendements possibles.

Cette contingence se trouve tout naturellement dans le particulier que le Jugement doit ramener au général fourni par les concepts de l’entendement ; car par le général de notre (humain) entendement, le particulier n’est pas déterminé. En combien de manières des choses diverses qui pourtant s’accordent en un caractère commun, peuvent-elles se présenter à notre perception ? C’est chose contingente. Notre entendement est une faculté de concepts, c’est-à-dire un entendement discursif pour lequel l'espèce et la différence des éléments particuliers, qu’il trouve dans la nature et qu’il peut ramener à ses concepts, sont contingentes. Mais, comme l’intuition appartient aussi à la connaissance, et qu’une faculté qui consisterait dans une intuition entièrement spontanée [1] serait une faculté de connaître distincte et tout à fait indépendante de la sensibilité, et, par conséquent, un entendement dans le sens le plus général du mot, on peut aussi concevoir (d’une manière négative, c’est-à-dire comme un entendement qui n’est pas discursif), un entendement intuitif, qui n’aille pas du général au particulier et à l’individuel (par des concepts), et pour lequel n’existe plus la contingence de l’accord de la nature avec l’entendement dans les choses qu’elle produit d’après des lois particulières, et dont il est si difficile à notre entendement de ramener la variété à l’unité de la connaissance. Cela n’est possible pour nous qu’au moyen de la concordance des caractères de la nature avec notre faculté des concepts, et cette concordance est contingente, mais un entendement intuitif n’en a pas besoin.

Notre entendement a donc cela de particulier dans son rapport avec le Jugement, que, dans la connaissance qu’il nous fournit, le particulier n’est pas déterminé par le général, et que, par conséquent, le premier. ne peut être dérivé du second, quoiqu’il doive y avoir entre les éléments particuliers, qui composent la variété de la nature, et le général (fourni par des concepts et des lois) une concordance, qui permette de subsumer ceux-là sous celui-ci, et qui, Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/102 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/103 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/104 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/105 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/106 Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/107 nature même, et notre humaine faculté de connaître nous fait une loi nécessaire d’en chercher le suprême principe dans un entendement originaire, conçu comme cause du monde.


Notes de Kant modifier

  1. Ein Vermögen einer volligen Spontanettät


Notes du traducteur modifier