Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S1/LXII


§. LXII.


De la finalité de la nature qui n’est que relative, à la différence de celle qui est intérieure.


L’expérience conduit notre faculté de juger au concept d’une finalité objective et matérielle, c’est-à-dire au concept d’une fin de la nature, alors seulement que nous avons à juger un rapport de cause à effet (1)[1], que nous ne sommes pas capables de comprendre sans supposer, dans la causalité de la cause même, l’idée de l’effet comme la condition Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/28 pour les hommes, car on ne peut parler de l’avantage qui en résulte pour la végétation-même, puisque ce que celle-ci gagne, les créatures marines le perdent.

Ou bien, pour donner un exemple de la convenance de certaines choses de la nature pour d’autres créatures, par rapport auxquelles elles peuvent être considérées comme des moyens, il n’y a pas de meilleur terrain pour les pins qu’un terrain sablonneux. Or la haute mer, avant de se retirer de la terre, a laissé tant de couches de sable dans nos contrées du nord que de vastes forêts de pins ont pu s’élever sur ce sol, d’ailleurs si impropre à toute culture, et nous accusons souvent nos ancêtres de les avoir détruites sans raison. On peut demander si cet ancien dépôt de couches de sable était une fin de la nature, travaillant en faveur des forêts de pins qui pourraient plus tard s’y développer. Ce qu’il y a de certain, c’est que, s’il faut voir là une fin de la nature, il faut regarder aussi ce sable comme une fin, mais seulement comme une fin relative, qui à son tour avait pour moyens l’ancien rivage et la retraite de la mer ; car dans la série des membres d’une liaison finale subordonnés entre eux, chaque membre intermédiaire doit être considéré comme une fin (mais non comme une fin dernière) dont la cause la plus prochaine est le moyen. Ainsi encore, s’il devait y avoir dans le monde des bœufs, Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/30 plantes pour se farder), mais quelquefois aussi raisonnables, comme quand il se sert du cheval pour voyager, du bœuf et même de l’âne et du cochon (ainsi qu’on fait dans l’île Minorque) pour labourer, on ne peut pas même admettre ici une fin relative de la nature (pour cet usage). Car sa raison sait faire concourir les choses à des fantaisies auxquelles il n’était pas lui-même prédestiné par sa nature. Seulement si on admet qu’il doit y avoir des hommes sur la terre, les moyens au moins sans lesquels les hommes ne pourraient exister, en tant qu’animaux, et même en tant qu’êtres raisonnables (à quelque faible degré que ce soit), ne peuvent manquer ; mais.alors les choses de la nature, qui sont indispensables pour cet usage, doivent être considérées aussi comme des fins de la nature.

On voit aisément par là que la finalité extérieure (l’utilité d’une chose pour d’autres) ne peut être considérée comme une fin extérieure de la nature qu’à la condition que l’existence de la chose à laquelle elle se rapporte de près ou de loin soit par elle-même une fin de la nature. Mais comme cela ne peut jamais être démontré par la simple considération de la nature, il suit que la finalité relative, quoiqu’elle nous fasse hypothétiquement songer à des fins de la nature, ne peut cependant donner légitimement lieu à aucun jugement téléologique absolu. Page:Kant - Critique du jugement, trad. Barni, tome second.djvu/32 la nature n’existeraient pas, nous ne serions pas fondés à trouver les causes de la nature insuffisantes pour notre utilité, et il nous semblerait au contraire téméraire et inconsidéré de demander à la nature une disposition de ce genre et de lui attribuer une semblable fin (attendu que la discorde a pu seule pousser les hommes jusque dans des contrées si inhospitalières).


Notes de Kant modifier

  1. (1) Comme, dans les mathématiques pures, il ne s’agit pas de l’existence, mais seulement de la possibilité des choses, c’est-à-dire d’une intuition correspondant à leur concept, et qu’il n’y peut être question de cause et d’effet, il suit que toute la finalité qu’on y remarqué ne peut être considérée que comme formelle et non comme une fin de la nature.


Notes du traducteur modifier